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RÉFLEXIONS SUR LES RELATIONS FRANCO - MAROCAINES A l'occasion de la crise marocaine du mois de février 1951, la presse française a manifesté dans l'ensemble une informa- tion et une compréhension assez exactes de la situation. Nous ne citerons pour mémoire qu'un article paru dans Le Monde du 14 février, dont la précision et la justesse d'appréciation sont particu- lièrement à louer. Parla suite, l'opinion a pu paraître plus divisée, et des critiques parfois violentes se sont exprimées contre l'action attri- buée à la Résidence. Mais cette violence même témoignait chez ses auteurs de plus de passion partisane que d'étude sérieuse des éléments du problème posé. Des spécialistes des questions marocaines ou musulmanes, dont les noms font autorité, se sont alors efforcés d'exposer les raisons de cette crise politique, la reliant aux précé- dentes de 1944 (troubles de Fès) et de 1947 (discours du Sultan à Tanger), rappelant l'opposition traditionnelle des Berbères et des Arabes, des Nomades et des Sédentaires, envisageant les écueils inhérents à la juxtaposition des deux sociétés européenne et musulmane. Si pertinents fussent-ils, ces commentaires ne nous paraissent pas avoir mis en lumière avec une force suffisante le fait fondamental que le milieu humain en présence duquel on se trouve au Maroc diffère du nôtre non seulement par ses traditions, son comportement, ses aspirations, mais par la structure mentale même des individus, pour lesquels les mots essentiels comme ceux de religion, droit, gouvernement, amour, etc., ne recouvrent pas la même signifi-

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RÉFLEXIONS

SUR LES RELATIONS

FRANCO - MAROCAINES

A l'occasion de la crise marocaine du mois de février 1951, la presse française a manifesté dans l'ensemble une informa­tion et une compréhension assez exactes de la situation. Nous

ne citerons pour mémoire qu'un article paru dans Le Monde du 14 février, dont la précision et la justesse d'appréciation sont particu­lièrement à louer. Parla suite, l'opinion a pu paraître plus divisée, et des critiques parfois violentes se sont exprimées contre l'action attri­buée à la Résidence. Mais cette violence même témoignait chez ses auteurs de plus de passion partisane que d'étude sérieuse des éléments du problème posé. Des spécialistes des questions marocaines ou musulmanes, dont les noms font autorité, se sont alors efforcés d'exposer les raisons de cette crise politique, la reliant aux précé­dentes de 1944 (troubles de Fès) et de 1947 (discours du Sultan à Tanger), rappelant l'opposition traditionnelle des Berbères et des Arabes, des Nomades et des Sédentaires, envisageant les écueils inhérents à la juxtaposition des deux sociétés européenne et musulmane.

Si pertinents fussent-ils, ces commentaires ne nous paraissent pas avoir mis en lumière avec une force suffisante le fait fondamental que le milieu humain en présence duquel on se trouve au Maroc diffère du nôtre non seulement par ses traditions, son comportement, ses aspirations, mais par la structure mentale même des individus, pour lesquels les mots essentiels comme ceux de religion, droit, gouvernement, amour, e tc . , ne recouvrent pas la même signifi-

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cation que pour nous. Qui plus est, le milieu français lui-même est loin d'avoir au Maroc une mentalité identique à celle de France.

Il en résulte qu'il n'est pas possible de traiter avec compétence des questions marocaines sans avoir suffisamment vécu dans ce pays pour connaître les réflexes des hommes et le déroulement réel de la vie publique. Encore est-il que cette connaissance profonde ne devrait pas se résoudre, comme il arrive souvent, en une accou­tumance de l'esprit à ce qui frappe et choque le visiteur.

Cet effort continu des cadres locaux responsables de la politique du Protectorat est indispensable pour mener à bien la tâche d'autant plus passionnante qu'elle est plus complexe, qui consiste à créer l'ambiance et à aménager les institutions, grâce auxquelles la société marocaine peut évoluer progressivement et dans une cer­taine mesure s'harmoniser avec là société française établie sur place depuis le Protectorat.

Ce qu'il importe de comprendre avant tout, à notre sens, c'est à quel point au Maroc le problème politique est lié au problème psychologique, lui-même lié au problème religieux ou plutôt spirituel. Aussi, procédant en quelque sorte de l'intérieur vers l'extérieur, notre effort de réflexion portera-t-il successivement sur chacun de ces aspects des relations franco-marocaines, à propos desquels nous voudrions essayer de déterminer le sens dans lequel il convient de travailler pour améliorer la situation actuelle.

I. — LE FOSSÉ MORAL

Dans le Paradis terrestre, il y avait, nous raconte la Bible, deux arbres particulièrement remarquables : l'arbre de la connais­sance du bien et dù mal, et l'arbre de la vie éternelle.

Le Français représente au Maroc l'homme dont la vie se passe à manger de l'arbre de la connaissance, dans le. sens matériel et moral du mot, comme s'il ne pouvait s'en empêcher depuis qu'il en a goûté les fruits qui repoussent toujours. Ainsi rassasié, il n'a plus guère de goût pour l'arbre de vie, dont sa religion l'invite pourtant à se nourrir de préférence depuis que le Christ lui en a révélé le mystère pour équilibrer les dégâts occasionnés dans la nature humaine par l'arbre de la connaissance.

Le Marocain au contraire, et c'est en quoi i l appartient à l'Orient, se présente comme un homme qui, fidèle en quelque sorte à la consigne donnée, aurait renoncé à s'approcher de l'arbre de la

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connaissance et qui, hypnotisé par l'arbre de vie, se serait endormi sous ses ombrage^ après en avoir mangé quelques fruits, persuadé que ce léger repas suffit à lui assurer les délices de la vie future.

Quiconque a cette image dans l'esprit possède l'une des clefs de l'attitude foncièrement différente en face de la vie des Français et des Marocains. Par sa formation occidentale, le Français se sent obligé de faire avancer le Monde comme s'il participait à sa création continue : sans cesse i l s'efforce de perfectionner ses méthodes industrielles, agricoles, médicales, scientifiques. Le Marocain n'a cure de cette quête perpétuelle ; i l s'en remet à Dieu, jugeant impie l'intrusion de l'homme dans des domaines qu'il estime lui être interdits, par exemple faire éclater un nuage pour provoquer de la pluie, et à fortiori dissocier la matière.

A l'origine de cette divergence d'attitude, i l convient de recon­naître une divergence de spiritualité. L'Occidental est ou bien un chrétien qui croit participer à la vie divine depuis que Dieu s'est fait homme, ou bien un athée qui croit que la raison d'être de l'honime est sa domination sur les forces cosmiques. Dans les deux cas, c'est un progressiste. L'Oriental, hindouiste ou musulman, n'imagine aucun lien possible entre le Créateur et ses créatures et n'admet d'autre attitude valable pour celles-ci que de reconnaître leur néant, et de se transmettre de génération en génération les principes sacrés d'une Sagesse qui maintient l'homme dans sa Voie. C'est un traditionnaliste : le musulman en particulier perpétue dans les temps modernes la position religieuse du juif de l'Ancien Testament, à cette différence près que son Dieu est encore plus inaccessible, et qu'il n'attend pas de Messie.

Sur le plan de l'observation religieuse proprement dite, et par conséquent de la conscience morale, le chrétien a une religion du cœur, religion difficile parce qu'elle l'engage tout entier ; de ce fait i l ne la respecte pas toujours. L'équilibre moral des chrétiens pose du reste un problème bien plus ardu en Afrique que dans la métro­pole. A u lieu de vivre dans son milieu naturel et d'y être soutenu par la société dont i l fait partie, i l subit dans un climat déprimant l'influence d'une ambiance où la morale est beaucoup plus accom­modante, et le refoulement des instincts assez peu pratiqué. D'autre part, même s'il respecte sans faiblir les exigences morales de sa foi, le chrétien au Maroc fait peu rayonner celle-ci en milieu marocain, parce qu'il hésite à considérer « l'indigène » comme son « prochain » au sens évangélique du mot, contradiction fondamentale qui est

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souvent à l'origine de la médiocrité des résultats obtenus par le Protectorat sur le plan humain.

Est-ce par réelle indifférence, ou plutôt par une sorte de pudeur provenant de la crainte d'être soupçonné de prosélytisme et de choquer leur interlocuteur, rares sont les Français chrétiens qui osent aborder avec un Marocain les sujets d'ordre religieux. Ce sont pourtant les seuls sur lesquels deux esprits peuvent se rencon­trer en profondeur et acquérir un respect mutuel d'une certaine qualité. Aussi ceux qui osent franchir avec tact ce «tabou » sont-ils surpris, de l'intérêt et de la gravité avec lesquels ils sont écoutés. Nous savons un contrôleur civil qui, le travail de la journée achevé, discutait avec un jeune caïd berbère des études spirituelles du Père Teilhard du Chardin et qui trouvait en son âme plus de résonance à ces études que dans celle de bien de ses compatriotes.

On peut sentir sur ce point que les choses sont plutôt en voie d'amélioration sous une double influence : l'arrivée depuis 1940 de jeunes Français soucieux de leur responsabilité morale et sociale, comme ceux que groupent les centres d'instruction agricole nord-africains, filiales de l'école d'agriculture d'Angers, qui imposent à leurs stagiaires une connaissance approfondie de la langue arabe pour faciliter leurs relations avec le milieu marocain ; et l'effort de certains prêtres réguliers ou séculiers, dont la valeur et le dyna­misme épaulent efficacement le traditionnel clergé franciscain pour l'enseignement et l'éducation de la jeunesse française élevée sur place, quoique l'on doive reconnaître que, dans ce domaine, rien ne vaut la France. Peut-on espérer que pour compléter cet effort, du reste sympathiquement suivi dans les milieux officiels marocains non sans noblesse de leur part, viennent s'accrocher aux flancs de la montagne berbère quelques refuges spirituels, quelques obser­vatoires, qui permettent de temps à autre aux hommes de bonne volonté de retremper leurs âmes ?

Sur le plan religieux, le Marocain a de son côté une bonne conscience, parce qu'il observe à peu près les obligations rituelles qui constituent l'essentiel <de sa religion : ablutions, prières, jeûne. L'homme se purifie de toute impureté par une ablution complète. Dans ces conditions, i l n'y a pour ainsi dire pas de problème moral, et cela contribue sans doute au charme du Marocain qui semble avoir été débarrassé par le Coran du poids que fait peser sur l'homme le péché d'Adam.

I l faut reconnaître toutefois que le jeune Marocain épris d'idéal

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ne trouve pas le plus souvent à qui s'adresser dans son milieu, surtout depuis le déclin des Confréries, qui apportaient jadis un peu plus de chaleur à cette religion si totalement dépouillée. Ces Confréries n'ont pas su se dégager des rites trop primitifs au moment où ceux-ci étaient attaqués au nom de l'orthodoxie, ni se réformer comme jadis les ordres religieux de la chrétienté, et imposer à leurs adeptes des obligations morales, comme celles de pauvreté, de pureté, de charité, ce qui aurait contribué à résoudre le vrai pro­blème du monde musulman. Ce déclin est d'autant plus inquiétant que rien dans la communauté musulmane actuelle ne constitue, comme le clergé dans l'église chrétienne, un appui solide aux bonnes volontés d'ordre spirituel. Il est vrai que cette communauté est si dense qu'elle se suffit en quelque sorte à elle-même, et l'homme ne se sentant jamais seul peut éloigner de soi l'inquiétude, ferment inséparable de l'âme authentiquement chrétienne. S'il subsiste épars quelques éléments d'un mysticisme musulman qui atteignit de véritables sommets à certaines époques, on ne voit poindre à l'horizon de l'Islam contemporain, en dépit de l'effort mené en Egypte par l'Université d 'El Azhar, aucun mouvement profond qui manifeste la vitalité interne d'une religion dont la vitalité externe est restée intacte grâce au poids d'une extraordinaire contrainte sociale, que l'on voit intervenir par exemple lors du jeûne du Rama­dan, qu'aucun musulman n'oserait enfreindre en public au Maroc, malgré ce qu'il a de pénible.

Ayant ainsi remplacé le sentiment individuel du bien et du mal par la notion quasi-mondaine des convenances, le Marocain musul­man est insouciant et heureux dans sa conception d'un monde dont i l est persuadé posséder la vraie explication, où tout est écrit et décidé d'avance par Dieu, et où par conséquentreffortdel'homme, même sur le plan spirituel, n'est pas requis. Promenez-vous dans les ruelles d'une médina, vous y verrez des hommes « misérables », parce que vêtus de haillons, mais non pas des hommes « malheu­reux », car la misère est du corps, mais le malheur est de l'âme. C'est ce qui explique l'extrême rareté du suicide, pour ainsi dire inconnu en pays musulman.

Mais cette légèreté a pour contrepartie une amoralité qui est la tare de l'Islam : le fonctionnaire intègre est l'exception, car l'habi­tude est de monnayer sans pudeur la moindre parcelle de pouvoir ou de compétence ; le Marocain de la rue est unanime à reconnaître au contraire la droiture du Français, en qui i l place infiniment

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plus de confiance que dans ses coreligionnaires, pour qui vérité et honnêteté semblent avoir en général un sens singulièrement élargi. Ces graves défauts nous choquent profondément et constituent pour les Français la partie essentielle de la « barrière de l'Islam ». Il y a là une question d'éducation, elle-même liée à l'application de la religion. Certes, la femme marocaine est encore trop ignorante en général pour pouvoir s'occuper avec efficacité de l'éducation de ses enfants, mais le père lui-même ne songe guère à inculquer à ses fils que de strictes règles de politesse. Et aucune école marocaine, publique ou privée, n'est en mesure, comme nos collèges libres dirigés par des religieux, de remédier à cette situation.

En résumé, sur le plan de la foi et des dogmes (âme immortelle, jugement dernier, ciel et enfer, résurrection des corps) musulmans et chrétiens diffèrent peu. Sur le plan de la morale, ils sont séparés par le fameux fossé de l'Islam, et le musulman a meilleure conscience que le chrétien, grâce à la légèreté de ses obligations. Cette meilleure conscience contribue à ce curieux complexe de supériorité affiché par les musulmans sur les chrétiens, qui est très important dans ses répercussions politiques.

S'il convient de faire une si grande part à l'analyse des senti­ments religieux du musulman en face du chrétien, et réciproquement, pour comprendre la manière dont s'établissent leurs relations, c'est qu'en pays d'Islam la religion commande tout le comporte­ment humain, interne ou psychologique, et externe ou social. Autrement dit, la religion engendre la morale, qui est le ressort de la vie sociale. Il en est de même au fond en pays chrétien, mais d'une manière moins apparente, parce que la religion, passée dans les lois civiles, est discutée ou reniée en tant que religion par d'impor­tantes fractions des populations ; mais celles-ci n'en continuent pas moins à vivre selon la morale chrétienne ; c'est à ce titre que tout Français vivant au Maroc est chrétien, qu'il soit ou non croyant. D'une manière générale deux hommes ayant une foi différente, mais une même morale, peuvent aisément vivre en société. E n revanche, deux hommes ayant une même foi, mais une morale différente, sont séparés dans la vie par un fossé. Ce fossé s'atténue dans la mesure où les musulmans, au contact de la vie européenne, faiblissent dans l'observation de leurs obligations, en se mettant par exemple à boire ouvertement de l'alcool, chose fréquente aujourd'hui au Maroc, et qui est aux yeux du musulman le critère de l'homme sans foi. Quant à ceux qui vivent hors du Maroc,

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privés de la contrainte sociale et des rites accoutumés, i l semble que dans bien des cas leur religion meure au profit d'un agnosti­cisme qui peut ouvrir la voie aux doctrines révolutionnaires, en particulier marxistes.

Il serait préférable que le fossé se comble « par en haut », c'est-à-dire que les musulmans approfondissent les obligations morales contenues dans le Coran, et que les chrétiens expriment une charité plus totale. C'est dans ce sens qu'il convient de souligner et d'approu­ver le passage suivant de la proclamation du Sultan, qui a marqué la crise de février 1951 : « L'Islam est et ne cesse d'être hostile à l'animosité et à la violence. Il prêche les bonnes relations, et recom­mande l'esprit de conciliation. C'est une religion de haute morale, de civilité et de tolérance. » Puissent ces paroles, que ne renierait pas le plus authentique chrétien, pénétrer l'esprit et le cœur de tous.

II . — LA RARETÉ DES CONTACTS

Comme i l ne se rend pas compte de ce fait fondamental, le Français fraîchement débarqué de France au Maroc, est frappé de l'absence de relations personnelles entre la plupart des Français et les Marocains. Ce silence ne manque pas en effet de peser aux hommes de cœur, c'est-à-dire à ceux que les relations humaines intéressent plus dans la vie que l'argent ou les honneurs. La glace, dont les « vieux Marocains » racontent comment elle fut jadis rompue par la haute valeur des équipes de Lyautey, s'est reformée, vers 1932-33 semble-t-il, au moment où d'une part ces équipes étaient remplacées par d'autres à formation plus administrative et moins humaine, où, d'autre part, arrivait à l'âge d'adolescent la première génération marocaine née sous le Protectorat, qui cher­chait une voie nouvelle.

Problème essentiel pour l'avenir, préoccupation dominante de ce grand psychologue qu'était Lyautey, la formation de l'élite de cette première génération semble n'avoir pas tenu la même place de choix dans l'esprit de ses successeurs. Certes l'organisation de l'enseignement mis en place par Lyautey à l'usage des Marocains fonctionne d'une manière satisfaisante : écoles des fils de notables pour les études primaires, collèges franco-musulmans pour les études secondaires, et lycées européens où les Marocains ont libre accès. De plus, une récente école d'administration commence à former des agents marocains qui se mélangeront peu à peu aux

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fonctionnaires français. Mais déjà les jeunes Marocains qui ont fait des études supérieures à Paris dédaignent cette école marocaine d'administration au profit de la parisienne, dont ils pensent, s'ils y étaient admis, qu'elle leur assurerait, par la valeur de son titre, des fonctions plus honorifiques.

Tout aussi importante pour l'avenir du Protectorat que cette organisation des débouchés administratifs nous paraît être l'acti­vité du modeste Service de la Jeunesse et des Sports, tardivement né de la dernière guerre, et dont la chance est d'être un peu en marge de l'Administration par son organisation et le fréquent recrutement contractuel de ses cadres. Outre le remarquable équipement sportif dont i l a doté le Maroc, son soutien a permis le départ ces dernières années de deux associations répondant à un besoin certain, et dont l'effet éducatif peut être excellent : « Le cinéma pour la jeunesse », qui sélectionne pour les faire passer devant les collégiens français et marocains (musulmans et israélites), les meilleurs films depuis l'origine du cinéma ; et « Jeunesse et voyage Maroc » qui organise des voyages et séjours en France de jeunes Français du Maroc et de Marocains, individuellement ou par groupes.

Le scoutisme, partagé en fédérations selon la religion professée, risque d'être une occasion de division autant que de rapproche­ment, à moins d'être remarquablement dirigé sur place et atten­tivement surveillé par les chefs français lors des camps de cadres en France. Ceux-ci prêts à recevoir les jeunes Marocains, de préfé­rence sous l'égide de la Fédération catholique des « Scouts de France », la plus proche par sa spiritualité de l'esprit musulman, pourraient sans doute faire un excellent travail éducatif dans une atmosphère qui ne pourra jamais être créée au Maroc même. On constate en effet que le passage en France contribue au rappro­chement, dans la mesure où i l élimine le fanatisme religieux et où i l crée des liens au moins culturels.

Quoi qu'il en soit des difficultés de réalisation, la prudence dont on a hésité si longtemps à se départir dans ce domaine devrait pouvoir s'atténuer si l'on veut avec honnêteté faire un pas en avant dans la voie d'une meilleure compréhension mutuelle. Peut-être ainsi sera-t-il possible un jour de réaliser dans le cadre de la si charmante médersa Seffarine de Fès un festival de jeunesse franco-marocaine où les étudiants parisiens joueraient quelque fabliau du Moyen âge, et des étudiants fassis quelque mime tiré du folklore

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classique, le tout mêlé de vieux chœurs français et de musique arabe.

Mais comment ne pas déplorer l'absence à peu près complète de toute recherche intellectuelle ou esthétique dans la classe bour­geoise marocaine ? Peu ou pas d'auditeurs marocains aux confé­rences littéraires, concerts, pièces de théâtre, expositions, qui se donnent au long de l'année dans les villes du Maroc. Un désintéres­sement, qui nous étonne et nous attriste, au regard de travaux historiques, sociologiques ou archéologiques. Les « Amis de Fès », ou les « Amis de Salé », qui s'intéressent sous forme de promenades et de causeries aux arts et aux monuments de ces deux villes restées intactes depuis des siècles, groupent plus de Français que de Marocains. Ceux-ci semblent parfois même honteux des manifes­tations ou des descriptions du folklore local dont les Européens sont si curieux. Il faut reconnaître du reste que, soit par mimétisme inconscient, soit du fait du climat, soit en conséquence indirecte de la vie plus facile, les jeunes Français élevés au Maroc sont eux-mêmes dépourvus en général de curiosité intellectuelle, ce qui désole leurs parents.

La vie sportive est au contraire tout à l'honneur. Chez les Marocains, le football est roi, et on constate une tendance à la constitution d'équipes purement marocaines, vite teintées de xénophobie, comme en témoigne en particulier l'exaltation qui accompagne les succès du W. A. C. (Widad Athlétic Club, composé exclusivement de Marocains, et connu pour ses attaches nationa­listes) dans ses rencontres avec des équipes européennes. Pour éviter cette agressivité, les Européens se mettent à préférer le rugby au football, ce qui risque de rendre plus difficile la constitution d'équipes mixtes, qui, là où elles fonctionnent, témoignent cependant d'un excellent esprit.

Pour les classes bourgeoises, le tennis, le cheval, le ski, offri­raient d'excellentes occasions de rencontre avec les milieux français. Il faut croire que les jeunes bourgeois marocains sont peu sportifs, puisque bien rares sont ceux qui cherchent à pratiquer ces sports. Espérons qu'ils s'y mettront dans un proche avenir, et que les Français leur feront bon accueil partout où ils se présenteront.

Sur le plan qu'il est convenu d'appeler mondain, la régression des rapports entre Français et Marocains, depuis le début du Protectorat, est évidente dans la mesure où dans ce domaine ne pas progresser est en réalité régresser. Après la période de curiosité

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et de sympathie de ce que l'on pourrait appeler la « renaissance marocaine », rappelant le succès psychologique de la campagne d'Egypte, où la barrière de l'Islam avait été comme franchie dans la foulée, les rapports franco-marocains se sont refroidis, sous une couche de cendres conformiste et administrative. A la grande époque, Lyautey se transportait chez tel ou tel notable de Rabat-Salé, ou Fès, pour y travailler à la rédaction d'un dahir important, et s'assurer ainsi la collaboration intime des milieux marocains. De nos jours, ces méthodes directes paraissent impen­sables, quelle que soit la valeur et la personnalité du Résident général.

Lorsque se fut retiré le chef d'orchestre qui animait tout de son génie, c'est-à-dire de sa vitalité, de sa poésie, de son don de rayonnement, qui repensait chaque jour les problèmes et obligeait ses collaborateurs à les repenser avec lui, qui tissait dans ses sorties et ses réceptions les liens personnels d'amitié par lesquels i l désirait créer petit à petit une solide charnière aux deux sociétés française et marocaine, il s'est fait comme un grand vide, et chacun rentra chez soi, se remit à travailler pour soi.

Les Marocains, un moment éblouis par le charme personnel de quelques Français qui appartenaient à la lignée des vrais chefs, mais attachés par mille liens à des habitudes de vie directement engendrées par la nature formaliste de la religion musulmane, acceptèrent comme naturelle l'indifférence qui suivit, baptisée avec tact « respect des coutume et de la religion ». Ils se replièrent derrière les remparts de leurs médinas et les murs sans fenêtres de leurs habitations, imitant l'exemple de leur capitale Fès, qui telle une huître cachant jalousement sa perle, n'a pas cessé de dérober ses mystères à la vue de ceux qui n'ont pas voulu s'intégrer à son harmonie moyenâgeuse.

Lorsqu'en 1936 le général Noguès essayait de recréer l'atmo­sphère de cordialité à laquelle l'avait accoutumé la période vécue avec Lyautey, et organisait à Fès un congrès de musique andalouse, il trouvait encore les concours dont i l avait besoin. Mais au lende­main de la guerre, et malgré les nouveaux liené nés du sang versé en commun, l'influence proprement française dans les milieux citadins faiblit au profit d'influences venues de tous les points du inonde nouveau qui s'organisait, et où l'Islam, de l'Egypte au Pakistan, en passant par la Syrie et le Liban, faisait entendre le concert de ses récriminations anti-colon ialistés. Et ce concert,

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malheureusement écouté au Maroc avec une sympathie grandis­sante par le Sultan et son entourage, n'alla pas sans créer de ce fait un malaise également grandissant dans les relations franco-marocaines.

Faut-il s'étonner qu'une présence aussi riche sur le plan indi­viduel que la présence française, et aussi manifeste dans toutes les activités d'un pays dont elle a transformé la physionomie et assuré la prospérité, n'ait créé dans le domaine des sentiments, à part quelques exceptions presque toujours critiquées, qu'un demi-silence prudemment gardé ?

C'est ici qu'interviennent les « complexes », dont nous nous sommes efforcés de chercher l'origine. De plus le milieu marocain, dans sa jeunesse bourgeoise, est souvent décevant, ne renfermant qu'un nombre limité d'individus fins, cultivés, ouverts. Même ceux qui ont fait ou poursuivi leurs études en France restent dans une réserve marquée, et préfèrent souvent se détendre entre eux, ou en compagnie de milieux français fort ordinaires socialement, sans doute pour s'y trouver plus à l'aise.

D'autre part, la société française craint, en s'ouvrant davantage aux Marocains, de ne s'ouvrir également à l'éventualité de mariages mixtes. Les seuls qui existent jusqu'à présent résultent du passage dans les garnisons de France de quelques officiers marocains, ce qui peut faire du reste de bons mariages si la femme accepte de ne pas soulever la question religieuse, en ce qui concerne en parti­culier l'éducation des enfants. Mais alors n'est-ce pas la femme qui finit nécessairement par être absorbée par le milieu dans lequel elle est entrée parfois imprudemment ? Sinon, la contrainte sociale, dont la force en milieu musulman a déjà été signalée, interviendrait pour empêcher au mari toute concession.

Ce n'est pas en effet sous l'angle religieux mais sous l'angle social qu'est généralement envisagée cette question. Or les préjugés sociaux évoluent dans le temps et dans l'espace, mais i l n'est pas possible de les discuter, car, issus d'un simple réflexe individuel, généralement de sauvegarde, ils échappent à tout raisonnement. Quant à une union durable d'un Français avec une Marocaine, le problème est encore loin de se poser pratiquement, tant les femmes marocaines sont peu évoluées dans les classes populaires et étroite­ment claustrées lorsqu'elles appartiennent à la bonne société.

Le remède à cette ségrégation excessive ne peut venir que de l'influence progressive sur le milieu social du plus grand nombre

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possible d'attitudes individuelles mettant sur le même plan de l'amitié Marocains et Français de même valeur. On peut y être encouragé par la facilité avec laquelle s'établissent des relations cordiales et confiantes avec le petit peuple marocain lorsque l'on adopte avec lui une attitude amicale. On sent alors sa disponi­bilité qui est une des qualités les plus attachantes de l'homme, qui fait dire par le goumier à l'officier qui a su le prendre : « Partout où tu iras, je te suivrai, parce que tu es comme mon père ». Cette disponibilité, qui est aussi de la sensibilité, n'existe plus guère chez les Européens de notre époque, si ce n'est chez les artistes. Et ceux-ci, précisément, qui ressentent avec plus de force l'harmonie de la vie locale, sont en sympathie naturelle avec le milieu marocain. Ainsi Lyautey. Peut-être constate-t-on également une plus grande affinité dés Berbères que des Arabes pour les conceptions françaises de la vie, soit parce que leur race, non sémite, est plus proche de la nôtre, soit surtout parce que ce sont des paysans, comme nous, et que des paysans se comprennent toujours entre eux, liés qu'ils sont aux mêmes cycles de travaux, et aux mêmes soucis de vie.

III. — LE TOURNANT POLITIQUE

Cette différenciation du Berbère et de l'Arabe justifie-t-elle les conséquences que l'on a voulu lui donner sur le plan politique ? C'est une question très controversée ; chacun prétendant s'inspirer de la pensée de Lyautey à travers des citations plus ou moins tronquées, les uns veulent le maintien intégral du particularisme berbère, et les autres soutiennent la progression d'une politique « maghzen », c'est-à-dire d'unification.

On sait que le nationalisme marocain est très sensible à cette question, du fait que le particularisme berbère s'exprime par le refus d'adopter le droit coranique à la place des coutumes tribales ancestrales, ce qui lui donne une incidence religieuse. Cette sensibilité est telle que c'est précisément le fameux « dahir berbère » de 1930, donnant un statut juridique aux tribunaux coutumiers, qui provoqua la naissance officielle du nationalisme marocain.

La crise de février 1951 a permis de faire le point sur la réalité et l'importance politique du bloc berbère. Celui-ci se décompose en deux groupes principaux : les Chleuhs du Haut-Atlas et les Imaziren du Moyen-Atlas qui diffèrent entre eux par le dialecte

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(tachelhit et tamazirt), par le genre de vie (les premiers étant sédentaires et les seconds nomades), et par l'histoire. La plus grande partie des Chleuhs (bloc glaoua) était historiquement sous l'obédience du Sultan, dont la dynastie actuelle est originaire du Tafilalet et dont Marrakech a toujours été une importante capitale. Les Imaziren du Moyen-Atlas au contraire (bloc Zaïan en parti­culier) n'avaient pratiquement jamais été soumis au Maghzen avant la pacification française.

Or, on a pu constater au cours de cette crise, que la plupart des tribus arabes se sont désolidarisées du Sultan au même titre que les tribus berbères, et que la région de Marrakech lui était particu­lièrement hostile, alors que la position des Zaïan dans cette même affaire était plus confuse qu'on n'aurait pu le penser, en raison sur­tout de leur désir de ne pas se ranger derrière la personne, étrangère pour eux, du Glaoui.

Sans pouvoir entrer dans le détail de réactions plus ou moins complexes que seuls connaissent quelques initiés, i l semble que l'on puisse conclure qu'il n'y a pas eu en cette circonstance sur le plan politique de « mouvement berbère », mais plutôt des luttes d'influences, et une réminiscence de l'opposition traditionnelle des campagnes et des villes.

Les événements de février 1951 furent déclenchés en appa­rences par les remontrances qu'osa faire au Sultan le pacha de Marrakech au sujet de l'appui donné par le souverain aux leaders du parti nationaliste de l'Istiqlal qui avaient violemment mis en cause le régime du protectorat lors des débats du Conseil de gouvernement. En réalité, ces événements étaient en germe à partir du voyage à Paris du Sultan, au cours duquel celui-ci avait revendiqué du gouvernement français des pouvoirs plus effectifs dans la nomina­tion et la révocation des hauts fonctionnaires marocains. Les intéressés, caïds en tête, qui savent ce qu'il leur en coûterait au sens littéral de l'expression, étaient restés inquiets à ce sujet ; en se dirigeant avec leurs cavaliers vers les portes de Fès ou de Rabat, ils ont voulu manifester au Sultan leur hostilité à la politique person­nelle suivie par lui depuis plusieurs années sous l'influence de l'Istiqlal. Dans un sens identique, sur le plan local, certaines tribus profitaient de l'occasion pour protester contre l'autorité trop arbitraire et vénale de leurs propres caïds. En même temps, le petit peuple et les anciens militaires déclaraient ouvertement leur attachement aux Français, qui leur assurent du travail dans

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les villes, et partout une certaine sécurité et une certaine justice qu'ils savent n'exister que par leur autorité.

Ainsi, sans la présence française, le despotisme et l'anarchie se livreraient au Maroc un combat immédiat et sanglant, ce dont certains doutaient encore jusque là.

En cette occasion le peuple marocain a montré sa vitalité, et l'intérêt qu'il prend à l'aménagement du pouvoir politique. Il est par­faitement conscient de ce que sa chance d'une certaine émancipa­tion hors de la contrainte et de l'insécurité traditionnelles est du côté des Français. Ces sentiments sont ceux sur lesquels i l convient de s'appuyer si l'on veut tirer avec fruit la leçon de ces événements, qui marqueront sans doute une étape décisive dans l'évolution du Maroc moderne.

Cette évolution ne peut se faire que par le jeu d'institutions dont la mise au point sera une œuvre de longue haleine, puisqu'il va s'agir d'une complète éducation politique du peuple marocain. Quelles seront ces institutions ? Comment s'intégreront-elles à la monarchie absolue de droit divin et au régime féodal, dont i l convient de conserver les fondements, mais d'adapter les expres­sions ? Le Sultan pourra-t-il céder peu à peu ses attributions gouver­nementales pour conserver surtout son rôle religieux d'imam, évolution qui semble dans la nature des choses et ne ferait que refléter celle des autres pays arabes plus avancés dans la voie de la modernisation ? Pour répondre à cette question, i l n'est pas sans intérêt d'analyser de près ce qu'il est convenu d'appeler « régime féodal ».

Ce régime peut se définir sur trois plans. Sur le plan politique, i l exprime la puissance et l'indépendance accordées par le pouvoir central aux chefs de ville (pachas) ou de tribus (caïds), en principe nommés à vie, et souvent héréditaires. Sur le plan juridique, i l se caractérise par la concentration entre les mains de ces chefs locaux de pouvoirs considérables, puisqu'à la fois réglementaires, exécutifs, et surtout judiciaires. Sur le plan social enfin, i l est marqué par le contraste entre une poignée de notables très riches, et une abondante population urbaine ou rurale qui vit au jour le jour.

Le régime féodal est un régime naturel dans une société encore peu évoluée. A notre époque devenue si inhumaine (pensons aux livres de Kafka et au procès du cardinal Mindszenty) il a des côtés éminemment sympathiques : n'est-il pas admirable ce geste de ce vieux caïd qui, venant de condamner un de ses sujets à

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1.000 francs d'amende, et constatant l'insolvabilité du condamné, tire son propre porte-monnaie et verse les 1.000 francs à sa place ! Et le tableau d'un défilé de cavaliers à l'occasion d'une fête locale : chaque tribu est alors rassemblée autour de son caïd comme une grande famille, et la nation apparaît comme le faisceau de ces grandes familles dont les chefs se connaissent entre eux, ce qui donne au Maroc le caractère d'un pays « à l'échelle humaine », rappelant cette Grèce antique dont bien des modernes, embarqués malgré eux dans le chaos mondial, ont la nostalgie.

A la tête, le sultan, chef religieux de cette société théocratique, non pas héréditaire comme on le croit souvent, ni personnage sacré et intouchable comme certains articles tendancieux l'ont présenté, mais choisi par les « oulema » ou « docteurs de la loi » parmi les membres d'une des familles chérifiennes, c'est-à-dire descendant du Prophète, en accord avec le sentiment populaire, détient la totalité des pouvoirs législatifs et exécutifs pour l'ensemble du pays, judiciaires en appel des décisions locales, selon l'antique coutume des monarchies orientales, dites aussi despotiques. De tels pouvoirs sont une source de tentations matérielles auxquelles i l est rare que leur détenteur résiste.

Ce régime de notables serait sans doute du goût du comte de Keyserling, s'il venait continuer en Afrique son Analyse spectrale de VEurope, comme de nature à favoriser chez les Grands, qui seuls l'intéressent, les qualités de commandement et d'indépendance. On prétend souvent qu'il plaisait au maréchal Lyautey en raison de ses goûts monarchistes et aristocratiques. Il est vrai que la personnalité de Lyautey a contribué à créer dans la haute adminis­tration du Protectorat une ambiance où la bonne tenue, pour ne pas dire l'élégance, est une tradition qui se révèle durable. Mais i l ne faut pas oublier qu'en véritable aristocrate Lyautey a toujours été l'ami des plus petits autant que des plus grands, tradition qui s'est révélée moins durable, et que le sens du « social » qui était le trait dominant de son caractère l'aurait sans aucun doute porté à rappeler avec vigueur aux grands caïds, qui lui devaient souvent leur ascension, les obligations morales et sociales de leurs charges, et aux fameuses puissances d'argent qui ne sont pas une vaine expression, les règles d'une saine évolution.

Or, dans la pratique, aux yeux des Français si habitués depuis quelques années surtout à la « justice sociale », c'est-à-dire à l'accession des classes populaires à un minimum de bien-être

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matériel, indispensable du r,este aux besoins de l'âme autant que du corps, le régime féodal, s'il fonctionnait librement au Maroc, ne garantirait ni justice sociale, ni justice tout court. Quand en effet un régime d'autorité quasi-illimitée n'est pas tempéré dans son fonctionnement par une grande conscience morale de ceux qui disposent de cette autorité, i l aboutit à l'exploitation des masses populaires, surtout rurales, par les chefs politiques. Dans les condi­tions actuelles, la première victime d'un relâchement du contrôle français serait le peuple marocain lui-même qui défde toute la journée dans les bureaux des contrôleurs civils ou des officiers des Affaires indigènes, pour obtenir justice et aide à sa vie matérielle. Et lorsqu'on reproche parfois à ceux-ci de faire de l'administration directe, on ignore ou on oublie sans doute que c'est la carence des caïds qui les y contraint. Il n'y a qu'à voir l'assaut donné par les riches propriétaires fonciers contre la seule loi sociale d'importance qui ait été prise en faveur de la paysannerie, celle qui institue un bien de famille inaliénable de quelques hectares, parce que cette loi gêne leur rapacité. Si celle-ci avait le champ libre, en quelques années la prolétarisation complète des masses rurales serait accom­plie, par les tracteurs qui permettent aux riches de prendre posses­sion des terres en les défrichant, et par la consolidation juridique de cette prise de possession au moyen de l'immatriculation.

Un effort considérable a été fait au lendemain de la guerre pour faciliter l'évolution de la vie rurale, ce sont les Secteurs de Moder­nisation du Paysanat. Ceux qui ont lancé cette formule avaient voulu qu'elle engendrât des villages-pilotes avec station de trac­teurs, infirmerie, école, habitat marocain amélioré, etc.. C'est ainsi que les S. M . P. travaillent « à façon » chez les particuliers ou les collectivités, défrichant et montrant l'exemple du meilleur mode de culture dans une région donnée, puis laissent la terre à ses proprié­taires pour qu'ils continuent en suivant cet exemple. D'ores et déjà, ils forment l'ossature d'une modernisation rurale qui, ainsi déclenchée, ne saurait s'arrêter. Il reste à compléter cette évolution technique par une évolution politique qui permette aux groupes naturels de s'exprimer par l'intermédiaire de conseils de gestion, ou « jmaas » en arabe, sous la tutelle administrative des autorités traditionnelles.

Ainsi pourra-t-on lutter contre ce mouvement moderne commun à tous les pays du monde qu'est la dépopulation des campagnes au profit des villes, et la formation autour de celles-ci d'un proie-

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tariat en demi-chômage qui est un facteur de décomposition sociale. L'existence de ce prolétariat, dans les centres industriels qui ont poussé ces dernières années comme des champignons, à Casablanca, à Fédala, à Port-Lyautey, notamment, pose des problèmes sociaux (salaires, rendement, régularité, habitat) absolu­ment neufs qu'il faudrait, malgré certaines considérations interna­tionales, essayer de résoudre par des méthodes également neuves. Au lieu de se cantonner dans la formule des syndicats qui ne manque jamais de diviser irrémédiablement employeurs et salariés, pourquoi n'utiliserait-on pas, au fur et à mesure de la croissance industrielle, des spécialistes de la psychologie marocaine, individuelle et sociale, analogues à ces « conseillers de relations », nés des leçons de Carrel, qui ont transformé ces dernières années le climat social et par voie de conséquence la productivité industrielle aux Etats-Unis, exemple repris tout récemment par certaines entreprises françaises (1). De tels hommes, en petit nombre, mais éminents par leurs dons et leur expérience marocaine pourraient aider les autorités à dominer le problème social dès son départ en le réglant d'une manière humaine parce que la plus individuelle possible. Sur le plan institu­tionnel, on voit très bien d'autre part s'organiser au Maroc, où la population respecte traditionnellement l'autorité, le principe de l'arbitrage obligatoire pour les conflits plus amples.

Là où les institutions sont les plus délicates à adapter, c'est sur le plan gouvernemental. Le vieux Maghzen, où les vizirs n'ont guère changé leurs antiques méthodes de travail, se complète t

depuis le Protectorat par l'ensemble des directions, équivalentes de nos ministères, à personnel purement français. Récemment les directeurs français se sont vus adjoindre des délégués marocains qui peuvent leur être d'utiles conseillers en raison de leur parfaite connaissance du milieu marocain. Mais ce rôle de conseiller, sur le plan psychologique et politique, était déjà dévolu à une direction spéciale, dite des « Affaires chérifîennes » qui, par sa compétence éprouvée, rend de trop constants services pour qu'on puisse songer à restreindre son activité. Il y a donc là en germe un problème pour le proche avenir.

Un nouvel élément a été introduit dans la vie politique, par les réunions périodiques à l'automne et au printemps du Conseil du gouvernement, dont les sections française et marocaine siègent

(1) Cf. Revue du droit social, septembre-octobre 1950.

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séparément. C'est une sorte de grande commission consultative, dont les membres sont élus selon un suffrage restreint et corporatif. Les débats restent malheureusement d'un niveau assez peu» élevé. Et les membres qui interviennent constamment sont en général les plus violents, surtout à la section marocaine, ce qui fausse l'intérêt de leurs interventions ; celles-ci n'expriment que les désirs d'une faible minorité, qui cherche à prendre avantage de cette tribune pour peser sur l'opinion. Il ne pourra du reste en être un jour autrement que si les élites marocaines consentent par une éducation appropriée à éliminer l'atavisme d'anarchie et de despo­tisme qui, lié à la théocratie, caractérise la vie politique des peuples orientaux. Dans son remarquable Discours d'ouverture au Collège de France, Renan attribuait ces constantes politiques à la race sémitique. Son analyse, pour pénétrante qu'elle fût, n'était pas, à notre sens, complète. Ce n'est pas la race qui peut expliquer l'inca­pacité des peuples musulmans à accéder aux formes modernes de l'organisation politique, mais le fait que leur société repose sur le respect de rites religieux, et non sur le respect d'une morale qui incite à la recherche désintéressée du bien public.

Dans une phrase célèbre, Péguy, qui, hélas ! prêchait dans le désert comme tous les grands prophètes, affirmait : « La révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas. » Par sincère amitié pour les jeunes Marocains qui cherchent actuellement leur voie dans les impasses politiques, nous leur conseillons de méditer cette pensée, s'ils veulent vraiment le bien de leur pays. Puissent-ils même alors, avec l'aide de Français de qualité, faire mieux au Maroc, terre de spiritualité, que nous n'avons su faire en France. C'était le rêve de Lyautey.

Pour n'avoir voulu résoudre que sur le plan strictement poli­tique les problèmes posés par les relations d'une société chrétienne avec une société musulmane, l'Angleterre a dû se retirer des pays du Proche et Moyen-Orient dont elle avait jadis assumé la charge. Toute une partie de l'opinion française est en train de pousser aux mêmes solutions en Afrique du Nord, faute d'être suffisamment consciente de ce que pareil abandon serait une démission dans l'ordre spirituel. Pourtant l'histoire du Maroc jusqu'en 1912 et les expériences actuelles du Proche-Orient sont là pour témoigner que la renaissance des pays musulmans est liée non à leur indépendance politique, mais à l'éducation morale et civique de leurs populations.

C'est pourquoi les collusions entre certains milieux français ou

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étrangers à tendance démocratique et chrétienne, et le parti natio­naliste marocain qui prétend exiger l'indépendance avant toute réforme, reposent-elles à notre sens sur une méconnaissance des réalités. Ces milieux, bien intentionnés, mais mal informés, prennent à tort la mentalité marocaine pour une mentalité occidentale, et l'opinion de quelques intellectuels pour celle du peuple marocain. Il en résulte souvent une divergence de vues politiques sur laquelle jouent ces intellectuels qui déclarent pouvoir s'entendre avec les Français de France et non avec les Français du Maroc. Cette distinc­tion n'est pas choquante sur le plan culturel par le fait d'une instruction et d'une éducation souvent plus raffinées des premiers, mais i l est regrettable qu'elle s'insère sur le plan politique, en faisant croire que la continuité de l'action résidentielle peut être remise en question à tous moments.

En réalité, l'influence de Paris, finalement décisive, ne semble pouvoir être bienfaisante que par le choix des personnalités diri­geantes du Protectorat, et non par des interventions qui contre­carrent l'action de ces personnalités, et créent alors un malaise que nul ne peut dissiper.

Quoi qu'il en soit des institutions actuelles et futures du Maroc, les réactions des masses marocaines rurales ou ouvrières vis-à-vis de lTstiqlal ont été très nettes et infiniment réconfortantes pour l'oeuvre française. Elle est admirable de bon sens cette réflexion unanime des travailleurs marocains à la période aiguë de la crise de février 1951 : « LTstiqlal, c'est bon pour les riches. Mais nous, que deviendrions-nous sans les Français : ce ne sont pas les Marocains riches qui pourraient les remplacer, car eux ne savent faire ni des usines, ni des chantiers de routes ou de barrages, mais dorment sur leurs richesses en nous exploitant en outre quand ils le peuvent. Nos ennemis ne sont pas les Français mais les riches Marocains. »

Cette phrase que nous avons entendu dire avec tant de convic­tion résonne encore à nos oreilles et nous donne une complète assurance pour affirmer que l'évolution du Maroc ne se fera pas du tout nécessairement dans le sens nationaliste, comme on le croit trop souvent. Les données du problème sont plus complexes, et le poids des influences personnelles reste prépondérant. Le réflexe

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nationaliste est beaucoup plus intellectuel que racial. Or, le Maro­cain est un affectif, non un intellectuel, et ses réactions résultent du comportement des hommes à son égard.

Nous pensons que la première arche de compréhension réci­proque doit être posée sur le plan spirituel entre le Coran et l 'Evan­gile ; la deuxième arche sur le plan social entre le régime féodal et le régime démocratique. Ce n'est que lorsque ces deux arches auront été bâties assez solidement dans le comportement des hommes que l'on pourra les couronner d'une troisième, spécifi­quement politique, celle d'un nouveau statut gouvernemental. C'est folie, à notre sens, de vouloir édifier celle-ci avant que les deux autres ne soient bien en place, car ses matériaux et sa forme en dépendent.

Mais i l importe de faire vite, car le Maroc évolue à un rythme infiniment plus rapide que ne veulent l'admettre certains Français installés depuis le début du Protectorat, parce que l'accélération de l'histoire est un phénomène qu'il est très difficile au cerveau humain de suivre, et que le ferment européen ne cesse au Maroc d'intensifier ce phénomène.

L'homme capable de repenser les problèmes tous les quatre ou cinq ans, comme André Siegfried s'obligeant après chaque guerre à faire le tour du monde pour mieux percevoir les changements survenus, est exceptionnel. Cette qualité est cependant la principale chez les hommes d'Etat, et doit être d'autant plus aiguë chez ceux •*• qui dirigent l'évolution des jeunes pays d'outre-mer. E n France, en effet, le pouvoir politique est si dilué, i l y a tant d'hommes qui commandent un peu et si peu qui commandent beaucoup, que les textes qui limitent et précisent les pouvoirs de chacun ont presque autant d'importance que la valeur de ceux qui les appliquent. A u Maroc, toute l'autorité est détenue par quelques chefs et les autres obéissent un peu comme le centurion de l'Evangile ; ce qui importe, ce ne sont pas les textes qui ne sauraient empêcher les abus, mais la valeur humaine de ces chefs, et l'avenir des relations franco-marocaines ne dépend pas tant du sceau du Sultan que du cœur des hommes.

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