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Marronnage, oralité et écriture dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau Author(s): Cheikh M. Ndiaye Source: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 2 (Automne 2007), pp. 112-121 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25702073 . Accessed: 16/06/2014 17:12 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Études Francophones. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.223 on Mon, 16 Jun 2014 17:12:31 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Marronnage, oralité et écriture dansSolibo Magnifiquede Patrick Chamoiseau

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Marronnage, oralité et écriture dans Solibo Magnifique de Patrick ChamoiseauAuthor(s): Cheikh M. NdiayeSource: Nouvelles Études Francophones, Vol. 22, No. 2 (Automne 2007), pp. 112-121Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/25702073 .

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Nouvelles Etudes Francophones, Vol. 22, No. 2, Automne 2007

Marronnage, oralite et ecriture dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau

Cheikh M. Ndiaye

LEXPRESSION

"ESCLAVE MARRON," SELON LE GRAND DICTIONNAIRE Hachette, renvoie a Fesclave des colonies d'Amerique qui s est enfui

pour se refugier dans une zone peu accessible. Si la "zone peu accessible" fait allusion aux mornes, collines rondes et isolees, ou encore aux forets

sauvages, Invocation de "colonies d Amerique" sert de localisation a la fois

historique et geographique au monde antillais. Le marronnage, concept derive de Fesclavage et de la culture des plantations, nous informe sur la

dialectique de la relation historique entre maitres et esclaves. Neologisme ou pas, ce concept est devenu un mot savant qui capte 1 essence du voyage physique et spirituel de Fesclave fugitif, des plantations de son maitre au no mans land que representaient les mornes. Rappelons en passant que le

marronnage permettait au fugitif de renouer avec sa " liberte" physique et

spirituelle, ce dont Fedit du Roi le privait depuis 1685.

La recurrence de ce concept dans la litterature antillaise contemporaine d expression franchise peut paraitre, de prime abord, paradoxale ou tout au moins anachronique. Ce serait perdre de vue le soubassement de sa reac

tualisation, qui traduit le point de vue dune conscience marquee a la fois

par des empreintes du passe et par une realite singuliere du present. Certes, les annees qui ont suivi Fabolition de Fesclavage ont engendre avec elles de nouveaux espaces d'integration; il n en demeure pas moins que le debat sur le statut politique et sur F identite culturelle et linguistique dans les depar tements fran^ais de la Caraibe est encore d'actualite. Au-dela de Fimage du morne dantan quil fait ressurgir, le marronnage sert de parodie a la conscience plurielle qui marque les Antilles.

Dans son roman Solibo Magnifique, Chamoiseau recree cette complexite de Fimaginaire antillais que lui, Jean Bernabe et Raphael Confiant definis sent, dans Eloge de la creolite, comme un lieu d,uagregat interactionnel ou transactional" d'elements culturels (26). Cet article a pour but de montrer

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la transcendance du marronnage dans le temps et dans lespace, son appro -

che dans la dynamique de Pecriture et de Poralite, et son fa^onnement par rapport au "maelstrom de signifies" antillais ou le conteur occupe une place preponderante.

Publie chez Gallimard en 1988, Solibo Magnifique est un conte qui peint Pimaginaire de la Martinique a travers ses composantes linguisti ques, raciales et socio-culturelles, fortement marquees par Phistoire de la traite negriere et par le statut geopolitique de ce departement. Solibo, dans sa fonction de conteur, evolue de fa^on anachronique dans ce monde qui s'identifie difficilement a lui et pour qui, de fa$on ironique, il represente la memoire de survie. Cette apparence anachronique est analogue a Pop position masquee que Chamoiseau etablira plus tard, dans son troisieme roman Texaco, entre ce qu'il appelle P"ordre" et le "desordre"1 pour signifier la relation qu 'entretiennent L'En-ville et le quartier peripherique, Texaco, a

Fort-de-France. L'En-ville s'identifie difficilement a Texaco et a son insalu

brite, qui lui servent aussi et non sans ironie de memoire de survie.

Ce qui sert de point de depart a Solibo Magnifique est une "situation de

manque," selon P expression de Vladimir Propp (46), dans laquelle se trouve le personnage central. Son pere Amide "fut creve au Morne Pichevin" (72) et sa mere Florise "avait bascule" (73) suite a une misere indescriptible. L'er rance dans laquelle sont plonges le pere et la mere est assez symbolique de Phistoire de la condition des esclaves fugitifs. Le denouement tragique qui sanctionne la vie des deux figures sert d'ailleurs de declic a une autre fonc tion narrative, le depart du futur heros, en Poccurrence le fils d'Amide et de Florise: "Le gar^on, lui, disparut de la circulation. On dit qu il roda dans les hauteurs de Fort-de-France [...]. II hantait les rives de la riviere Madame [. . .]. II mangeait des corossols, des mangots, parfois meme du manger coulis, et buvait Peau des cascades" (73). Ce procede narratif donne au recit Pallure d un conte. L'absence du pere et de la mere precipite Porphelin dans une sorte d'aventure. II se livre ainsi a un "marronnage" (73), errant "en per dition" (73) jusqu'a la "chute" (72) qui sera Pessence meme de son surnom, Solibo. A Pimage du heros de VEsclave vieil homme et le molosse, livre a son

Maitre et a son chien qui le poursuivent, Solibo est seul, livre au destin. A noter que VEsclave vieil homme et le molosse est une quasi reconstruction de l'Histoire en tant qu'archetype du Negre marron qui, coupe de ses raci nes et de la plantation, erre a la recherche d'une "patrie" qu'il ne retrouve

1. Chamoiseau redefinit le rapport entre ces deux concepts, un rapport non pas chaotique mais poetique a la dimension de celui entre 1'ecrit et loral. L'ordre dont il parle s'associe au centre, le desordre a la peripheric "Au Coeur ancien: un ordre clair, regente, normalise.

Autour, une couronne bouillante, indechiffrable, impossible, masquee par la misere et les

charges obscurcies de FHistoire. Si la ville Creole ne disposait que de l'ordre de son centre, elle serait morte. II lui faut le chaos de ses franges. Cest la beaute riche de l'horreur, l'ordre nanti du desordre. Cest la beaute palpitant dans l'horreur et l'ordre secret en plein coeur du desordre. Texaco est le desordre de Fort-de-France; pense: la poesie de son Ordre"

(Texaco 203-04).

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quail bout des collines. Quant a Solibo Magnifique qui a pourtant ete publie anterieurement, il semble etre plus d'actualite meme si Chamoiseau s'est en

partie inspire du mythe du Negre marron pour son ecriture. II y a tout de meme des ecarts entre cet archetype et son personnage: le Negre marron est un esclave fugitif a la recherche d un espace qui puisse le reconcilier avec

lui-meme, tandis que Solibo, lui, est "libre" au depart, bien quil soit a la

recherche dune identite.

Par une caricature rocambolesque et dramatique, le lecteur est averti

du destin exceptionnel du personnage. Cest dans la situation de manque

que Solibo rencontre des "vieilles qui lui offrent des paroles" (74). L'objet de cette mediation, en Foccurrence les paroles, germent en lui et se deploient "avec plus de splendeur qu'un flamboyant de mai"(74), jusqu'a ce qu'un vieux conteur qui Fentend un jour narrer des contes colle Tadjectif "Magni

fique" a son surnom. On voit ainsi un personnage jusque la sans nom et

"sans adresse" (165) se faire doter d'une identite - Solibo Magnifique -

qui est non seulement une marque de reconnaissance mais aussi une forme de

consecration. La rencontre avec les vieilles et la mediation de celles-ci sont

loin d'etre arbitraires; elles rendent compte de l'importance de l'age et de

l'ordre gerontocratique qui prevaut dans les societes a traditions orales. Ce

scenario qui est recurrent dans la litterature antillaise et typique pour les

societes a traditions orales, nous rappelle un trait culturel africain ou l'age, entre autres, determine le role et la place de l'individu dans la societe. Dans son roman La Rue case-negres, Joseph Zobel illustre bien ce trait en faisant du vieux Medouze Fincarnation de la sagesse africaine et en lui attribuant une fonction didactique que le lecteur decouvre aisement a travers les fre

quentes rencontres entre le jeune Jose et son pere spirituel. Le marronnage de Solibo, l'orphelin, a une signification polyvalente. En plus du motif de

survie qu'il represente pour le heros, il est aussi synonyme de quete et

d'initiation pour ce dernier. Le heros se confronte a une serie d'obstacles

physiques et moraux qu'il doit surmonter pour devenir, ulterieurement, un

Maitre de la parole. Le statut social du Maitre de la parole et ses fonctions sont assez analo

gues a ceux du griot ou du conteur africain. Dans "L'Epopee orale sereer: La

Geste de San Moon Fay,"2 je note "que dans Fancien royaume du mandin

gue, chaque roi, chaque chef de province, avait une famille de Diely (griot) attachee a sa cour et dont la fonction essentielle etait de dire Fhistoire et

de chanter les hauts faits d'armes du prince" (114). II etait legitime que

2. Ce manuscrit est un memoire de maitrise inedit qui traite d'une figure royale histori

que et legendaire d'un des anciens royaumes en Afrique de l'ouest, le royaume du Sine.

Le poeme epique est un document litteraire et historique sur lentite sereer depuis son

mythe fondateur jusqu'a l'epoque contemporaine au regne dudit heros. Le memoire a ete

redige sous la direction du professeur de lettres Bassirou Dieng, de l'universite de Dakar.

Une partie du corpus a ete publiee sous le titre "L'Epopee de San Mone Faye: Version de

C. Mbacke Ndiaye, Dakar, 1993, memoire inedit," dans l'anthologie Les Epopees d'Afrique (Paris: Editions Karthala, 1997, p. 280-300), par Lylian Kesteloot et Bassirou Dieng.

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s'organise dans les families regnantes le cadre dune conservation et dune

transmission plus systematique de l'histoire. Le griot etait le depositaire des

traditions et sa memoire mnemonique ainsi que son verbe faisaient de lui

le chantre de la litterature orale. On retrouve la variante de cette fonction

socio-culturelle dans ce que Chamoiseau appelle une "pre-litterature" aux

Antilles enpartie nourrie "de proprieties [...] d'analyseurs, de donneurs de

lemons [. . .]" (Solibo Magnifique 62). Solibo joue, a l'image du griot, le role

dun historien et dun eveilleur de conscience. Il "captivait les compagnies au rythme de ses gestes, baillant la parole non plus dans l'assemblage eva

noui des veillees traditionnelles, mais dans les refuges des negres d'antan, des nouveaux negres-marrons, des negres perdus, des negres abandonnes, a

mauvais genre et en rupture de ban" (41). Ailleurs dans le texte, on nous dit

que le conteur "lui-meme etait un charbon dans notre vie: le charbon cest

le bois, c est le tronc, c est les branches et les feuilles, c est la racine" (170-71). A ces fonctions utiles, s'ajoute la fonction divertissante: "les mardis et les

dimanches, Solibo me faisait rire, rire, rire, pas le petit rire du cinema mais celui ou tu exposes toutes tes dents au soleil" (68). Le contexte de produc tion orale dans lequel s'accomplit Solibo rappelle aussi celui de l'Afrique. C est au cours de soirees en plein air que les performances de Solibo ont

lieu, a l'image des veillees africaines ou les contes ne sont dits ou racontes

que la nuit. Il en est de meme des indices de production narratifs dans les

performances orales; nous pensons ici a la formule d'introduction au conte

"e-kri E kraa!" dont la fonction est d engager l'auditoire a participer active ment a l'histoire qui est racontee. L'histoire de Solibo nous est aussi contee sans reference a une date precise car, nous dit Chamoiseau, "ici le temps ne

signe aucun calendrier" (25). On n'a guere recours au calendrier gregorien; le temps est plutot mesure a l'aide d'images et de figures locales, un pro cede narratif qu'on retrouve de fa^on permanente dans beaucoup de recits ecrits d'origine africaine et d'inspiration orale. Solibo, tout comme le griot africain, fascine plus d'un auditeur. Oiseau de Cham, qui n'est autre que Chamoiseau, rend compte de cette fascination en jouant le role de "mar

queur" de paroles. Dans son portrait du conteur, il revele que Solibo etait devenu un "Maitre de la parole incontestable [...] par son gout du mot [...] il parlait a chaque pas, il parlait a chacun, a chaque panier et sur chaque poisson" (26). Marie-Agnes Sourieau note avec justesse ces fonctions dans sa description du conteur: "The teller of the tales inscribes himself in the order of the world, and his verbal energy is of divine and of cosmic origin" (133).3 D'ailleurs le marqueur de paroles le distingue d'un "evade d'hopi tal psychiatrique" (27) comme pour avertir le lecteur de la valeur du statut social de Solibo. Ailleurs dans le recit, il est note que "toute parole du vieux conteur, rare ces temps-ci, etait bonne a entendre" (28). L'on comprend

3. "Le conteur s'inscrit dans l'ordre du monde, et son energie verbale a une origine divine et cosmique" (notre traduction).

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mieux cet avertissement au lecteur des lors que Chamoiseau met en exergue le role et la place du conteur dans la memoire collective martiniquaise.

Dans son article "La Parole pensee, imperatifs et contraintes dans la lit terature orale," Pape M. Sene note qu'"il existe des textes oraux acceptes et reconnus par le corps social comme litteraires parce que difFerents de la banalite du discours quotidien" (5). Cette grille de lecture pour les textes oraux sapplique au recit de Chamoiseau ou le conteur, comme nous Favons

montre, est decrit comme un Maitre de la parole. Quand Solibo parlait, "un silence accueillait Fouverture de sa bouche" (27) et le recit nous apprend que "sa parole enveloppait les cadavres veilles, terrassant Fangoisse des nuits mortuaires" (41). Ces textes oraux ou "parole pensee," dont parle Sene et que Fauteur martiniquais illustre a travers son personnage, obeissent a des criteres ethico-esthetiques identifiables, cest a dire qu'ils sont a la fois riches de sens (fonctions didactique et historique) et agreables a entendre

(fonctions esthetique et divertissante).

Si l'ecriture repose sur des signes conventionnels, chez Chamoiseau, elle

s'inspire beaucoup de Foralite dans ce texte. Solibo Magnifique s'elabore sur de longues tirades, des mots Creoles sans glossaire, des onomatopees, et toutes sortes d'images et de figures locales. On y remarque et de fac^on recur rente des redondances telles que "le cadavre est mort" (79) et "le mort est bien mort" (82), un style emphatique propre aux textes d'inspiration orale. L'ecriture de la creolite chez Chamoiseau restitue ainsi un "divers" oil le registre oral occupe une place preponderante. C est a ce titre que la mort de Solibo parait ironique au-dela du fait quelle cache beaucoup d'enigmes comme nous aurons a le demontrer.

La mort telle que ce conte la represente, est a priori physique, mais elle se traduit aussi par des metaphores, allant du silence fatal du conteur a la

rupture avec une verite de culture jusqu'a l'oubli de cette verite. Le conteur meurt en pleine performance, devant son auditoire. II est "mort d'une

egorgette de la parole" (41), nous dit le vieux Congo, Fun des temoins, le seul d'ailleurs a comprendre le vrai motif de cette mort. Le vieux Congo s'identifie beaucoup au personnage du conteur, il est presque son double. Le narrateur le decrit a l'image d'un "vieillard" vicieux a "l'accent de negre ori

ginel" (40). Cette caricature qui vient renforcer le nom originel du person nage associe ce dernier a un monde mythique, celui de l'Afrique. Ailleurs, le

brigadier-chef charge de Fenquete de la mort du conteur ne peut coincer ou

traquer le "vieillard" (Congo) que par le fran<;ais car "le fran^ais engourdit sa tete" (98). Le vieux Congo, tout comme le defunt conteur, se situe ainsi dans la problematique du retour. Mieux, leur relegation aux oubliettes est une mise a mort de FOrigine, et le vide que cela engendre se fait remplir par un nouvel Ordre, celui que le brigadier-chef incarne de fac;on symbolique. La caricature du vieux Congo et la mort de Solibo mettent en exergue Fin communicabilite qui prevaut entre le monde quasi-revolu qu'ils incarnent et celui dans lequel ils evoluent. Delphine Perret souligne bien ce fait en

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ecrivant que Solibo porte en lui "la fin d un monde auquel il ne pouvait survivre" (825).

La mort de Solibo est sans aucun doute une mort symbolique, un signe de depassement qui exprime le besoin d'inventer ce que Mircea Eliade

appelle une "histoire sans regulation archetypale" (9) dans Le Mythe de

Veternel retour et que les co-auteurs cYEloge de la creolite traduisent par "notre histoire" (20).4 Le combat anticolonialiste dans lequel s'etaient illus tres les auteurs de la Negritude, y compris Aime Cesaire, et qui reposait, entre autres, sur le besoin de faire revivre au monde noir les valeurs preco loniales africaines pour l'arracher de son alienation coloniale - culturelle et linguistique -, change de tournure dans les Antilles avec la generation creoliste. Solibo, le chantre des traditions orales, s'identifie parfaitement a

l'esprit de la Negritude. Sa mort est metaphorique en ce sens quelle exprime l'anachronisme et la nature obsolete de ce mouvement litteraire par rapport au nouveau concept de la Creolite tel que con^u dans Eloge de la creolite. La fin du conteur et le dialogue sterile entre Congo, son double, et le brigadier chef illustrent bien l'idee qu'un retour au "pays natal," trop pousse, equivaut a un afro-centrisme et risque d'etre une impasse

- pour ne pas dire un dan

ger -

pour la creolite. Dans cette logique, le langage dans lequel s'exprime le vieux Congo et que Chamoiseau reproduit dans son texte sans glossaire, est obsolete et releve de l'opacite5 aux yeux de l'enqueteur de la police. Cette

enquete sur la mort du conteur, qui donne au roman Failure d'un polar, sert surtout d'antidote a l'argument oral. Le Creole releve de la memoire popu late tandis que le francais lui, semble etre un medium d'elite: il represente la langue favorite du brigadier-chef. L'enqueteur est caricature a l'image d'une figure autoritaire qui veille au bon usage du francais. II represente une certaine categorie sociale qui s'identifie davantage a la langue et a la

4. "L'Antillanite ne nous est pas accessible sans vision interieure. Et la vision interieure n'est rien sans la totale acceptation de notre creolite. Nous nous declarons Creoles. Nous declarons que la Creolite est le ciment de notre culture et quelle doit regir les fonde ments de notre antillanite. La Creolite est l'agregat interactionnel ou transactionnel, des elements culturels caraibes, europeens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l'Histoire a reunis sur le meme sol" (Eloge de la creolite 26). 5. Cette notion d'"opacite" est largement discutee dans "Lectrice dans la salle: Entretien avec Patrick Chamoiseau," realise par Rose-Myriam Rejouis et publie pour la premiere fois en francais sur le site lie en He. L'entretien, initialement realise en anglais le 11 juin 1996 a Fort-de-France, a ete publie sous le titre "A Reader in the Room: Rose-Myriam Rejouis

Meets Patrick Chamoiseau" (Callaloo 22.2 [1999]: 346-50). Dans une de ses questions, Rejouis cite Chamoiseau: "Popacite est cette dimension irreductible de chaque presence au monde. La transparence a fonde Pacte colonial et infecte la notion d'universalite," fai sant reference a un autre entretien, avec Charles Rowell, publie dans Antilla 546 (23 juil. 1994). Chamoiseau revient ainsi sur la question et soutient en substance que P'opacite" et la "verite" sont toutes deux indissociables et inherentes a toute societe, que l'existence de zones opaques, illisibles et intraduisibles dans ses textes aux yeux de certains lecteurs n'est que le reflet d'une realite, la realite de sa culture. La definition et le sens qu'il donne a ce mot illustre parfaitement la sterilite du dialogue entre le brigadier-chef et le vieux

Congo dans son conte, le premier reduisant le langage que parle le second a Popacite.

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culture dominantes, comme en temoigne le dialogue sterile entre lui et le vieux temoin:

- Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler en francais pour moi. Je dois marquer ce que tu vas me dire, nous sommes entres dans une enquete criminelle, done pas de charabia de negre noir mais du francais mathematique [...] Comment on t'appelle, han? -

Onho. -

Ca, cest ton nom des mornes. Je te demande ton nom de la mairie, de la Securite sociale. - Bateau Francais, articula Congo comme s'il machait un Iambi chaud. - Raconte-moi en francais ce qui est arrive a Solibo la.... - Han pa jan hale fwanse. - Tu ne sais pas parler francais? Tu n'es jamais alle a Fecole? Done tu ne sais meme pas si Henri IV a dit "Poule au pot" ou "Viande-cochon-riz-pois rouge"? (98-99)

Le langage que parle le vieux Congo est code, a la limite obscur. S'il n est

pas un lieu d'emprunt de mots ou d'expressions locales que Chamoiseau insere dans le texte avec fidelite, cest un francais hermetique aux yeux des detectives. Le proces verbal policier et Fautopsie du corps relevent de l'or dre scientifique et rejoignent ainsi l'esprit cartesien du marqueur de paroles quant a 1 explication des choses:

Se figurant un crime, la police Fa ramasse comme s'il s'agissait d'une ordure de la vie, et la medecine legale Fa autopsie en petits morceaux. On a coupe Fos de sa tete pour briguer le mystere de sa mort dans sa creme de cervelle. On a

decoupe sa poitrine, on a decoupe ses poumons et son coeur. Son sang a ete

coule dans des tubes de verre. (25)

Si l'enquete de la police s'avere sterile, la procedure hyperbolique de la medecine legale, elle, releve presque du ridicule. Ironiquement, la police et la medecine legale s'elevent au meme rang que Solibo. Le conteur, le vieux

temoin, Fautopsie et l'enquete sont des acteurs ou des performances alienes

par leur propre monde. Solibo meurt en s'accrochant a sa "memoire de sur

vie" (un monde revolu), la police et la medecine legale echouent dans leur mission en voulant tout reduire a la logique et a leur propre vision.

Comme le souligne Marie-Agnes Sourieau, Chamoiseau sacrifie a la fois

FOrigine et le nouvel Ordre; il erige une nouvelle loi, la loi de la "Totalite" nourrie par ce qu'Alexie Tcheuyap appelle "what is, what exists" [ce qui est, ce qui existe] (58) et qui se trouve ailleurs que dans l'uniformisation. Le

rejet de l'uniformisation explique d'ailleurs l'incommunicabilite entre le conteur et l'ecrivain. Tandis qu'Oiseau de Cham, le "marqueur de paroles," joue le role de Fintellectuel qui se sert du cartesianisme pour expliquer les

choses, le conteur, lui, s'erige en homme traditionnel investi de l'irrationnel

qui ne croit qua la magie du verbe. "[. . .] Oiseau de Cham, tu ecris. Bon.

Moi, Solibo, je parle" (50). Le conteur fait ainsi allusion a la distance qui existe entre l'oralite et l'ecriture. Cest ici que le lecteur decouvre Fidentite de Oiseau de Cham: il s'agit de Patrick Chamoiseau qui porte d'ailleurs d'autres surnoms tels que Chamzibie et Ti-Cham. Notons aussi que le mar

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queur de paroles fait partie de la liste des temoins que la police inscrit dans son proces-verbal sur Penquete preliminaire relative a la mort de Solibo.

L'ecrivain et le conteur sont si conscients de cette "distance" que leur

entretien autour de la question releve presque dun dialogue de sourds. Cer tes la parole, si vivante soit-elle, s'envole et disparait avec le temps, mais tenter de la fixer par Pecriture, c est assurer sa denaturation, car comme le

souligne Solibo: "On n'ecrit jamais la parole, mais des mots" (51). Le roman

choisit d'etre a cheval entre les deux registres ou plutot il est le lieu d'une

interpenetration entre l'oral et l'ecrit. Chamoiseau en temoigne lui-meme dans Pepigraphe a son conte: "Je suis d'un pays ou se fait le passage d'une litterature orale traditionnelle contrainte, a une litterature ecrite, non tra

ditionnelle, aussi contrainte. Mon langage tente de se construire a la limite de l'ecrire et du parler." Ceci indique que la frontiere entre l'"ecrire" et le

"parler" est plus virtuelle que reelle.

Parce que le "reel" antillais est complexe, sa peinture s'inscrit dans une

logique qui se demarque de toute uniformisation. L'ecrit et l'oral cement le

"langage" et cet "entre-deux" est clairement un lieu de tension et de "vio lence" au-dela du lieu de creativite litteraire qu'il represente pour ce meme

"langage." II est logique que Solibo et le vieux Congo perdent leurs reperes dans la dynamique de cet "entre-deux"; et parce qu'ils ne s'y retrouvent pas, ils basculent dans l'evasion imaginaire dans le temps. Une evasion qu'un autre chantre de la creolite, en Poccurrence Raphael Confiant, presente a la limite comme un cri de retour a l'origine: "Lafrique-Guinee ronchon nait: ce pays Martinique n'est pas fait pour nous, il ne Pa jamais ete. II ne le sera jamais. Que l'on nous ramene la-meme dans la terre de nos ancetres"

(Nuee ardente 14). Ce cri de retour est un autre indice de la problematique du mythe originel, quoique son contexte historique remonte beaucoup plus loin dans le temps. Le mythe originel du vieil homme dans la litterature Creole est d'autant plus paradoxal qu'il fonctionne comme un spectre. Son absence et sa presence a la fois font echo a la mort dans Pimaginaire africain ou, selon Birago Diop, "les morts ne sont pas morts" (cite par Chevrier 60). Meme mort, le conteur antillais, en Poccurrence Solibo, apparait comme une figure spectrale, c'est-a-dire la hantise d'un non-dit culturel.

En definitive, Chamoiseau reactualise le concept de marronnage a tra vers une ecriture fugitive qui refute tout ordre preetabli. Son ecriture se veut une traduction d'une verite, celle de sa culture, qui s'inscrit dans les

rapports a la fois historiques et complexes entre les differents acteurs qui Paniment. S'il est redondant de dire que la Martinique est un lieu de metis

sage, force est de reconnaitre la nature a la fois intime et douloureuse de ses imbrications culturelles et linguistiques. Cest dans ce sens, a notre avis,

que la mort de Solibo apparait plus comme le signe illusoire d'un certain romantisme que comme le symbole d'un monde finissant. Glissant Pa bien

montre dans sa Poetique de la relation, "l'identite nest plus toute dans la racine, mais aussi dans la relation" (39). Il ne s'agit plus de la dialectique classique adoptee jadis par la Negritude mais plutot d'un nouveau rapport

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120 Marronnage, oralite et ecriture dans Solibo Magnifique

oil le "}e est un autre," pour reprendre les mots de Rimbaud que Glissant cite dans son texte. Cette "racine" dont parle Glissant, Chamoiseau, non sans merite, la ranimee en erigeant son opacite en verite culturelle. Et quil s'agisse de survivance culturelle ou de pure intertextualite, la maniere dont Fauteur aborde cette opacite (conte, themes, procedes narratifs) ramene son texte a plusieurs egards a TOrigine. Lauteur qui a considere cette opacite comme une actrice parmi les acteurs de son univers, lui a restitue toute sa

place legitime dans la "relation." A travers toute son oeuvre, Chamoiseau defend cette realite "plurielle" quil peint tantot avec lyrisme dans le cas de Solibo Magnifique et de Texaco, tantot avec cartesianisme, comme latteste le manifeste Eloge de la creolite, auquel il a collabore. Dans la representation de ce "reel," son ecriture et son espace narratif, loin de se refermer, sbuvrent a tout ce qui anime l'imaginaire de son monde, T"ordre," le "desordre," le

"rationnel," r"irrationnel," la "vie," la "mort," Tbral," P"ecrit," etc. Solibo

Magnifique illustre particulierement une verite culturelle, le fait que les tra ditions orales (gestes et paroles du conteur Creole) restent encore gravees dans cette memoire collective. En restituant cette memoire par le biais du

conteur, Chamoiseau fait ressurgir la "racine" ou tout au moins son spectre. Tout le charme de son recit repose sur l'ecriture spectrale de cette racine, lieu meme de sa creativite poetique.

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