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l'être aussi (v. 1393, 1420, 1428), et le juge se fie sur l'avocat, sans plus. Le juge n'aide pas le drapier, pourtant non représenté, à raconter son histoire, et se montre somme toute très impatient45. Il conduit le procès d'une ma- nière éhontée au point du vue du droit, et finit par renvoyer le fou pour de bon. Le plan de Pathelin a fonctionné: le berger l'a bien suivi, le drapier, sans le savoir, y a rajouté du piquant, et Pathelin, en bon plaideur, a con- duit le juge à la décision qu'il voulait obtenir.

-=.. L'adresse de Pathelin est donc cpnsatrée. Quelles étaient les inten-

tions de l'auteur lorsqu'il a imaginé ces aventures juridiques? Ne perdons pas de vue qu'il était juriste, et qu'il s'adressait peut-être à des confrères.

! Cette farce se devait donc de mettre en scène des situations juridiques co- miques destinées aux spécialistes du domaine. Un de ses mérites est d'avoir su plaire à la fois à des initiés et des non-initiés.

45. Il annonce d'ailleurs ses couleurs d'emblée. À peine arrivé sur scène, il indique aux parties: «S'il y a riens, qu'on se delivreltantost, affin que Ije] me lieve!» (v. 122 1- 1222).

1 P V l KGINIE MINET

Allégories de la destinée humaine. Esquisse d'un sentiment tragique chez Charles d'Orléans et Pierre

1; Michault

Dans l'univers médiéval théocentrique, la sphère divine semble offrir constamment une finalité à la condition humaine .. . l Dès lors, interroger Ics productions artistiques sur la question du tragique peut paraître peu pertinent. En réalité, les questionnements ontologiques et existentiels, l'amour, la destinée, la mort hantent l'imagination des poètes et engendrent tine littérature très riche. Aussi, à travers l'étude de quelques aspects de cleux auteurs du xve siècle, Charles d'Orléans et Pierre Michault, vou- drions-nous dégager une esquisse du sentiment tragique chez ceux-ci.

Nous examinons en premier lieu la structuration de l'univers méta- physique selon la pensée du rhétoriqueur bourguignon, en établissant un parallèle entre l'éthique de celui-ci et l'esthétique médiévale. A partir de là, il est possible de définir la fonctionnalité de l'imaginaire de la danse et des motifs adjacents en rapport avec la question existentielle et avec le tragi- que. Dans cette orientation, l'analyse d'un rondeau de Charles d'Orléans permet d'affiner les arguments avancés pour l'œuvre de Pierre Michault. En outre, la comparaison entre les deux auteurs offre l'occasion de saisir les traits particuliers à chacun dans leur relation au tragique et, concernant le duc, de réfléchir sur l'acte même d'écriture ...

1. «Si vraiment, dit-elle, on définit le hasard comme un événement produit par un mouvement accidentel, et non par un enchaînement de causes, j'affirme que le hasard n'est rien du tout et je décrète que le mot est absolument vide de sens, abstraction faite de la si- gnification de la réalité à laquelle il se réfère. En effet, si Dieu contraint toute chose à se plier à son ordre, où y aurait-il place pour un hasard aveugle?» BOECE, La Consolation de Philosophie, trad. par Colette LAZAM, Paris, Rivages, 1989, p. 190 (Rivages Poche, 58).

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Raison. Aussi, chaque être reçoit-il une intégrité et une finalité au sein de cette œuvre organisée. D'autre part, le «Tempteur» fomente contre l'Ordre et l'Harmonie divine au moyen de l'action de Cupidon et de Fortune dont l'aveuklement et la déraison perturbent le Cosmos en y introduisant le jeu du hasard et du non-sens. L'homme enclin par naturelle ordonnance à sui- vre la voie de la Raison, à cause de son libre-arbitre, peut se laisser dénatu- rer, «desvoyer», c'est-à-dire en terme métaphorique: danser ... l4

«La littérature médiévale ne pratique p a c a r t pour l'art»15. Dès lors, il nous semble qu'un choix esthétique ne se tait pas à la légère; en l'occur- rence ici, le lexique, les jeux d'opposition, de parallélisme et surtout les motifs allégoriques doivent être motivés par le message philosophique et moral sous-jacent au prosimètre16.

Or, le témoignage de saint Thomas d'Aquin, figure de proue de la pen- sée médiévale, nous apprend quels liens étroits la sphère du Beau entre- tient avec celle du Bien. Ces deux ~transcendantaux~17 représentent en fin de compte deux points de vue différents sur un même objet:

«Le beau est identique au bien; leur seule différence procède d'une vue de la raison. Le bien étant ce que toute chose désire, il lui appartient d'apaiser le désir, tandis que le beau est de nature à apaiser le désir qu'on a de voir OU de connaître.»lx

Deux courants esthétiques traversent la culture médiévale: la «conception mathématique» basée sur l'idéëd'une harmonie entre les parties de l'être, et la lumière comme critère du beau. Chez Thomas, le Beau, reflet de la

14. Le cas de la danse menée par Mort est relativement complexe. L'homme ne peut pas choisir de danser ou de ne pas danser. Mais, il peut «bien danser», c'est-à-dire: bien vi- vre pour bien mourir ou encore, danser par «compas)) ...

15. Jacques RIBARD. «Pour une lecture allégorique et religieuse des œuvres littérai- res médiévales», Littr'rature et religion au Moyen Age et à la Retlaissance, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997> pp. 15-26.

16. Dans une publication récente, Nathalie Dauvois souligne la vocation didactique, philosophique et morale du pro.>imetrum depuis les Sutires Ménippies de Varron, héritiè- res du dialogue socratique. Nathalie DAUVOIS, De la Satirru à la Bergerie. Leprosimètrepustoral en Frur~ce à la Re- rinissatzl-,e et ses modèles, Paris, Champion, 1998 (Etudes et Essais sur la Renaissance, XXII).

17. Nous utilisons les guillemets par précaution. En effet, tous les commentateurs ne s'accordent pas au sujet de la valeur transcendantale du Beau chez Thomas.

18. Sancti Thomae AQUINATIS, Opera orntzia, Leonis XII P.M., t.7, Prima Secun- dae Summae Theologiae, Quaestio 27, articulus 1. «Pulchrum est idem bono, soln rutione differer~s. Cunl enim bonlrln si quod in eo quietetur up~~etitus: sed ad rutioneln plllchri pertinet qitod in eius uspectu seu cognitione quietetirr appet i t l~s .~

ALLÉGORIES DE LA DESTINÉE HUMAINE 43

iiature de Dieu dans sa création, dérive de l'intégrité (ou perfection), de l'harmonie (rapport mélodieux des parties), et de l'éclat'g.

L'écho de cette double philosophie retentit dans La Danse aux aveu- ,gles. L'univers divin incarne la Beauté par excellence: il rayonne de lu- inière20, d'ordre et de stabilité éternelle sur sa création. Le minage de cette perfection, dont dépend la finalité de l'existence, va de pair avec la néga- lion des critères esthétiques. L'aveuglement d'Amour, de Fortune et de Mort a une portée tragique très nette et oppose par ailleurs les puissances

1; terrestres à l'Intelligence lumineuse de Dieu. Dans chaque description pré- cédant les prosopopées, on insiste sur la non-voyance.

Amour «avoit a ses deux costés deux elles a maniere d'ung ange, les yeulx bendez, en sa main ung arc tendu et une grosse trousse de menu iraict ... »21. Plus loin, la cécité est décrite comme une infirmité qui cor- rompt l'âme et détourne de la droite voie:

«Pour ce qu'il souffit que le chief soit aveugle, malade, ou ait quelque in- convenient a ce que le tout soit gasté et destruit ... Pource que tous les membres au surplus sont facilement passionnez et enclins a desvoier par le mal du chief ... »22.

Chez Fortune, l'aveuglement est clairement associé à l'absence de discer- iiement, à l'incapacité de faire la part des choses entre le bien et le mal, iilors qu'au Jugement Dernier, Dieu pèse les âmes selon leurs mérites2?

19. En filigrane, on retrouve la conception du Beau comme éclat lumineux chez Guil- laume de Machaut. Dans le Dit de la Harpe, la dame est comparée à l'instrument dont cha- cune des vingt-cinq cordes correspond à une vertu. En parallèle de I'harmonie comme allé- gorie de la beauté de la dame, Machaut exploite également le registre de la lumière. Vers 3 13 et sq: «Noble maintieng et tres douce maniere / luisent en elle aussi corn la lu- iniere / qui resplendist, esclaire et enlumine / Et resioïst tout cueur de franche orine ... » Karl YOUNG, «The Dit de la Harpe de Guillaume de Machaut» Essays itl hotlor of Albert I.èuillerat, edited by Henri M. PEYRE, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 1-20.

20. «Unumquodque quantum habet de luce, tanturn retinet esse divine». Ces mots de saint Bonaventure montrent que la luminosité d'une «chose» est proportionnelle à la divi- nité qui siège en elle. Edgar DE BRUYNE, Etudes d'esthétique rnr'diévale~, t.3, Brugge, De Tempe], 1946, p. 21.

21. Cité d'après l'édition de Barbara Folkart, p. 86. 22. Cité d'après l'édition de Barbara Folkart, p. 87. 23. ~Dancez. doncques, vivans, a I'instrument / et avisez comme vous ferez. / après

(lancier venrés au jugement, / ouquel estroit examinez serés; / et la tout prest le juge trouve- rez / qui de voz faiz vous rendra le salaire: / qui bien aura dancié pour lui complaire / aura ung pris riche et inestimable, / le mal dançant aura pour satisfaire/ feu eternel, puant, abo- ininable.)) Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, p. 120. L'extrait est tiré de la prosopo- pée de Mort et trahit, selon nous l'ambiguïté de cette personnification, plus «clairvoyante» que les deux autres.

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«Et quand on avoit dancé une piece, et, mainteffois, avant que l'on dan- çast, venoit une moult belle damoiselle, servante de ladicte dame, qui li- vroit les pris et dons aux dançans: et ce faisoit elle a I'appetit de sa mais- tresse, sanz aucunesfois aviser merites, vertus, qualitez ne vices, ne sans regart a bien ou a mal dancer ... »24.

L'Acteur en vient à constater le tragique de la situation: les hommes, me- nés par des guides sans lumière de la raison, s'en vont droit à la perdition de leur âme. --

«Helaz! ceulx qui ont beaulx yeulx et clers ont maintesfois besoing de lu- miere qui les precede, car les passaiges obscurs et les dangiers nocturnes font souvent tresbuchier, voire cheoir, les passans. Et comme peulz tu evi- ter ces dangereux perilz, estant en la conduyte et subjection de ces aveu- gles, qui tous tendent a la finale perdicion? Certes, je crains moult que en ce passant I'estroite plance du mortel ouffre de pechiez tu ne renverses ou

k's au moins chancelles en confusion.» .

L'idéologie médiévale investit la cécité de connotations très négatives: le paganisme, la tricherie, la fausseté. La littérature de l'époque offre des exemples à foison d'aveugles pervers (Le Garçon et Ifaveugle)26. La cécité peut même être l'incarnation physique d'un fourvoiement spirituel27. Ainsi, Pierre Michault reprend une imagerie déjà répandue d'Amour, de Fortune et de Mort comme aveugles, mais la dichotomie qu'il établit entre deux mondes: le divin et le «malin», souligne avec insistance le tragique du second ordre où le règne de l'obscurité exprime le non-sens et la «non- finalité» d'un tel destin. L'aveugkment est bien plus encore que le signe de l'arbitraire, il frappe les réalités qui s'écartent de la Raison lumineuse et rayonnante du divin, dans un univers où le Sens se définit par rapport à Dieu ...

24. Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, p. 98. 25. Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, p. 107. 26. Jean DUFOURNET, Le Garçon et l'aveugle, Paris, Champion, 1982 (Traductions

des Classiques français du Moyen Age, XXXI). Le Chapitre III est consacré au problème de l'aveugle au Moyen Age, pp. 49-84.

27. Jean-Charles, PAYEN, «Charles d'Orléans ou la poétique de l'essentiel», Mélan- ges oflerts Ù Alice Planche, Paris, Nizet, 1984, pp. 363-370. Payen montre en quoi la cécité est signe d'égarement spirituel chez Charles d'Orléans, notamment dans la ballade 63 «En la forest d'Ennuyeuse Tristessen: L'envoi: «Aveugle suy, ne sçay ou aler doye. 1 De mon baston, affin que ne forvoye, 1 Je vois tastant mon chemin ça et la; 1 C'est grant pitié qu'il convient que je soyel L'omme es- garé qui ne scet ou il va.» Paul Zumthor signale également le lien, dans la pensée médiévale, entre la cécité et la folie (il évoque notamment l'exemple du roi Llyr fou et aveugle). Il intègre sa réflexion dans la «mystique» de la lumière et de l'harmonie. Paul ZUMTHOR, La Mesure du riîondr, Paris, Seuil, 1993 (Poétique), chapitre 19, «Lthar- monie et la lumière».

ALLÉGORIES DE LA DESTINÉE HUMAINE 45

En définitive, dans l'œuvre de Pierre Michault, la danse désordonnée ct la cécité symbolisent le règne de la contingence contre la nécessité et le ininage de l'Ordre universel, principe même de la finalité de la destinée. Elles deviennent le motif de l'insécurité métaphysique, du péril existentiel cn accord total avec l'esthétique de l'époque, théorisée depuis les Pères sur la base de l'héritage platonicien et aristotélicien.

L'allégorie de la danse donne lieu chez Charles d'Orléans à l'élabora-

.I ; lion d'un poème où la résonance symbolique joue à plein dans le sens d'une lecture «tragique» du motif, et ouvre des perspectives de comparai- son très enrichissantes pour la lecture de Pierre Michault.

Dedens la maison de Doleur, Ou estoit trespiteuse dance, Soussy, Viellesse et Desplaisance Je vis dancer comme par cueur.

Le tabourin nommé Maleur Ne jouoit point par ordonnance

Dedens ...

Puis chantoient chançons de pleur, Sans musicque ne accordance; D'ennuy, comme ravy en trance, M'andormy lors pour le meilleur

Dedens ... 28

La lexicologie témoigne des valeurs néfastes attachées à l'image en question29. Une «folle action» devient dans le langage imagé de la locu- tion, «une folle dance»; un «massacre», une «mortelle dance»; et surtout, une «situation pénible», une «dure dance» ou «la/en piteuse dance»! Ainsi, chez Charles d'Orléans, on assiste à un phénomène de «remotiva- lion» lexicale par le biais de l'allégorie.

L'expression, dont on ignore l'origine exacte, retrouve son sens pre- mier, jouit pleinement de ses potentialités «plastiques». La «littera» ex- ploite «l'iconographie» liée au verbe et déroule une métaphore filée em- preinte de pathétisme et d'accents tragiques que l'on retrouve chez Pierre Michault.

28. Rondeau CCCCXXII, édition de Pierre Champion. Rondeau 335 dans I'édition de Jean-Claude Mühlethaler, Charles d'ORLEANS. Ballades et rondeaux, Paris, Librairie Gé- nérale française, 1992 (Livre de Poche, Lettres gothiques, 4531).

29. Article «Danse», Giuseppe Dl STEFANO, Dictionnaire des locutions en moyen ,/'ra~zçais, Montréal, Ceres, 199 1, pp. 227-228.

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En contrepoint de la danse, la musique fait figure de moteur d'un cer- tain type d'atmosphère tragique.

En effet, deux éléments carytérisent principalement celle-ci chez Charles d'Orléans et chez Pierre Michault: d'une part, l'effet soporifique, l'envoûtement fatal qui rappelle le chant des sirène@, mais également cer- tains textes religieux; et d'autrepart la dissonance qui provoque ou symbo- lise le malaise. On retrouve à la fois l'idée du «desvoiement» de Raison et un manque d'harmonie qui sous-tendent la trame tragique. Or, cette esthé- tique rejoint une fois de plus la conception du Beau dans la pensée médié- vale.

Quoi qu'en dise Barbara Folkart3I, la danse ne revêt pas de connota- tions fondamentalement négatives dans la tradition théologique. Certes, elle est parfois considérée comme une activité d'hérétiques (chez les Thé- rapeutes, les Milétiens, les Danseurs, ... ) et certains décrets réglementent sa pratique dans les lieux de culte. Cependant, la danse peut également in- carner l'allégresse de l'ascension mystique32. Dans certains textes, le Christ apparaît même sous les traits d'un chorège qui mène la danse sacrée33.

30. Guillaume de LORRIS comjare déjà le chant des oiseaux du jardin de Déduit à un chant de «serainne de mer» (vers 672, Guillaume de LORRIS et Jean de MEUN, Le Ro- man de la Rose, éd. par Daniel POIRION, Paris, Garnier-Flammarion, 1974) et décrit une «carole» dans laquelle sont entraînés les personnages. Guillaume de Machaut développe la métaphore du chant envoûtant chez Fortune. Vers 8347-8354 du Voir Dit: «Plus douce que vois de seraine, 1 De toute melodie plaine 1 Est sa voie; car quant elle chante 1 Mon cueur endort, mon corps enchante, 1 Ainsi com Fortune enchantoit 1 Ses subgiez quant elle chan- toit, 1 Et les decevoit au fausset. 1 Pour ce que mauvaise et fausse est.» Cité dans Isabelle BETEMPS. L'imaginaire dans irwuvre de Guillaume de Machaut, Paris, Champion, 1998, pp. 101- 102 (Bibliothèque du xve siècle, LIV). Dans le Purgatoire d'Amours, dont la récente édition de Sandrine Thonon penche pour I'at- tribution à Pierre Michault, le chant du Dieu d'Amours est investi d'effets soporifiques: le «doulx bruit» (vers 29) du «verger melodieux» (vers!) plonge l'Acteur dans le sommeil. En outre, l'Amant évoque, dans sa requête à «Cupide» la «douceur venimeuse* de son chant. L 100 et sq: «abreuvé de sa doulce amertume, repeu du tresaigre miel et saoulé de souef ve- nin de votre eschansonnerie, deceu et abusé par les importunes suaisions, et endormy au son de voz doubteux enho rt... », p. 55. Le Purgatoire d'Amours, édition critique par Sandrine THONON, Louvain-La-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 1998 -Travaux de la Faculté de Philosophie et Lettres, XLI -Section Philologie romane, XV).

31. Barbara FOLKART, Op. cit., p. 74: «La notion de danse est investie, en vertu d'une tradition déjà florissante chez les Pères de 1'Eglise et qui trouvera bientôt une expres- sion virulente chez Calvin, d'une foule de connotations négatives.»

32. Article de Emile BERTAUD, «danse», Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, vol. 111, Paris, Beauchesne, pp. 22-38.

33. Pierre MIQUEL, Petit Traité de thr'ologie symbolique, Paris, Cerf, 1987 (Foi vi- vante, 219), p. 70.

ALLEGORIES DE LA DESTINÉE HUMAINE 47

Aussi, l'absence d'Harmonie, de Stabilité et d'Ordre constitue-t- c . 1 lc le facteur tragique centra13"5.

Héritiers du pythagorisme et du platonisme, les médiévaux érigent la iii~isique36 au niveau d'une science où l'ordre, la raison et le nombre jouent 1111 rôle fondamental37. Dans son De Musica. saint Augustin parle de -.vc.irncia bene modulandi» et plus tard, saint Bonaventure évoque la iiiSme idée dans son expression «Aequaliras nu mer osa^^^. Le Cosmos re- i , i i t i t de la «musique des sphères»39, et l'homme vibre de la musique in-

.x-% iciiie à son âme. Le plaisir esthétique survient lorsque le macrocosme et le iiiicrocosme sont au diapason40. Cette sensation rationnelle, puisque basée s ~ i i des rapports mathématiques et sur l'ordre dû au Créateur, élève l'âme à

34. Chez Pierre Michault, on trouve I'idée qu'il est possible de «bien danser». Dans le tlchnt qui suit la vision des trois parcs, l'Acteur et Entendement discutent des remèdes pour i.vitci de «danser» (ce passage sur les remèdes rappelle la littérature des «états du monde),). ( )r. la danse de Mort paraît bien inévitable, contrairement à celles d'Amour et de Fortune. ( 'cpendant, la solution qu'Entendement suggère pour ne pas sombrer dans une situation tra- ~:ique, est de «bien danser»: «Bien dancer est le souverain 1 remede qui soit en ce cas, 1 en ;i\\cant et pié et main 1 a marchier par juste compas, 1 car aux dances on ne peut pas 1 ac- clilcri meritoire pris 1 Et estre de dancier repris.» p. 136. «Qui veult doncques dancier a tli-oit, 1 a droit fault semblablement vivre, 1 et par ainsy le pris perdroit 1 qui a dancier se iiicttroit yvre ... » p. 137. I .c discours d'Entendement associe l'idée de la juste mesure, de l'équilibre de la danse et de I ; i honne conduite qui permet d'éviter une fin absurde.

35. Le rapprochement avec l'esthétique médiévale peut paraître relativement arbi- ii.;iire. Cependant, des témoins littéraires français de l'époque envisagée ici (le xve siècle) \iipposent la même conception du Beau comme harmonie. Nathalie Dauvois interprète tl;iiis ce sens le rôle de la poésie dans le Chappelet des Dames, prosimètre de Molinet. «Il ii'cii ira pas de même dans le Chappelet des Dames où la valeur harmonique de la poésie y confirme beaucoup plus clairement sa valeur démonique.~ Molinet semble tributaire de la coiiception de la poésie de Boèce, représentant fameux du prosimètre. Ntithalie DAUVOIS, Op. cit., p. 76.

36. Pour la théorie esthétique médiévale. nous nous référons à Enrico FUBINI, Les 1~liilo.rophes et la musique, Paris, Champion, 1983, et surtout à Edgar DE BRUYNE, Etu- i /~ , .v d'esthétique médiévale, 3 tomes, Brugge, De Tempel, 1946.

37. La musique est un des sept Arts Libéraux classé avec l'arithmétique et I'astrono- iiiic dans le Trivium.

38. Edgar DE BRUYNE, Etudes d'esthétique médiévale, t. 3, Brugge, De Tempel, 1046, pp. 199.206.

39. Cette cosmographie n'est pas propre aux «philosophes». Jean de Meun, certes i.r~idit, mais proche de la sensibilité «populaire» (parce qu'il écrit en français!) véhicule cette pensée dans le Roman de la Rose. Vers 16944 et sq.: «S'el (la nuit) n'avoit la clarté ,joicuse 1 Des cors du ciel reflamboians, Parmi l'air oscur et raians, 1 Qui tornoient en lor es- I'cics, 1 Si cum I'establi Diex li Peres. / La font entr'eus lor armonies, 1 Qui sont cause des iiiclodies 1 Et des diversités de tons / Que par acordance metons 1 En toutes manieres de chunt ... » (iuillaume de LORRIS et Jean de MEUN, Le Ronlan de la Rose, éd. par Daniel POIRION, 11 :II . is, . Garnier-Flammarion, 1974, p. 455.

40. Idem, Op. cit., pp. 145-146.

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48 VIRGINIE MINET

la contemplation du divin qui lui-même est harmonie, mélodie, chant mys-

«Que l'âme s'efforce de comprendre la musique universelle: qu'elle ap- prenne à contempler dans le monde, le reflet de l'Esprit, architecte et mu- sicien: l'univers n'est-il pas un immense concert d'une douceur incompara- ble à cause de la mélodie divine qui s'y développe? Si les hommes ne s'élèvent pas à la louange de Dieu, c'est qu'ils ne comprennent pas ou

, même ne perçoivent pas la musique du monde.»41

Cette théorie esthétique ne reste pas confinée dans la sphère philosophique et théologique. On en trouve des échos chez les poètes en langue vulgaire. Afin que Guillaume de Machaut forme «nouviaus dis amoureus plais ans^^^, Nature lui envoie trois de ses enfants: Scens, Retorique et Mu- sique, qui lui enseigneront la pratique de la poésie. Dans le Dit de la Harpe, &cens», «Raison» et «Mesure» gouvernent l'instrument: «Apres, la harpe est sus Raison fondée ... »43. L'Art de Dictier paraît inspiré par une instance divine.

Chez Eustache Deschamps, la poésie est une musique naturelle, «pour ce qu'elle ne peut estre aprinse a nul, se son propre couraige naturelment ne s'i applique ... »44. Deschamps insiste sur les valeurs harmoniques et métriques d'une «science»45 qui pourrait bien refléter l'organisation cos- mique du Créateur. Les propos de Jean Lemaire de Belges, peut-être tein- tés de néoplatonisme renaissgnt46, restent héritiers de la tradition médié- vale:

Puis d'Ockeghem I'armonie tres fine Des termes doulx de Loyx compere Font melodie aux cieulx mesmes cousine.

41. Thomas d'York, Sapientale (XIIIe siècle), cité dans DE BRUYNE, Op. Cit., p. 231.

42. Prologue, vers 5. Guillaume de MACHAUT. Euvres. t. 1. éd. Dar Ernest HOEPFFNER. Paris. Firmin-Didot.

, , L

1908, pp. 1-2 (SATF). 43. Karl YOUNG, «The Dit de la Harpe de Guillaume de Machaut», Essays in hoilor

ofAlbert Feuillerat, edited by Henri M. PEYRE, New Haven, Yale University Press, 1943, vers 263. Dans une étude récente sur Guillaume de Machaut, Isabelle Bétemps analyse la fonction de «Raison» et «de Scensn dans l'œuvre de celui-ci. Isabelle BETEMPS, Op. cit., pp. 42-43.

44. Eustache DESCHAMPS, Euvres cornplères, t.7, éd. par Gaston RAYNAUD, Pa- ris, Firmin-Didot, 1901, p. 270 (SATF).

45. Suite à la tradition boécienne, Eustache Deschamps parle de la musique en terme de science, Op. cit., p. 269.

46. Jean LEMAIRE de BELGES, La Corîcorde des deux langages, éd. par Jean FRAPPIER. Paris, Droz. 1947, pp. XLI-XLII (TLF, 9). L'influence de Marcile Ficin est suggérée par Frappier.

ALLÉGORIES DE LA DESTINÉE HUMAINE

Les neuf beaux cieulx que Dieu tourne et tempere Rendent tel bruit en leurs sphères diffuses Que le son vient jusqu'en nostre hemesphere. Et de là sont toutes graces infuses Aux clers engins, et le don celestin De la liqueur et fontaine des Muses4'

I<ciournons aux textes de Charles d'Orléans et de Pierre Michault. Chez le secrétaire du futur Charles le Téméraire, le moteur principal

(lc l'entrée dans les danses est le jeu diabolique des «menestreux» qui en- * (loi-ment la raison naturelle et entraînent les hommes dans la voie de la per-

(liiion". La musique n'est pas forcément cacophonique49, cependant, elle v;i toujours à l'encontre de l'Ordre et de l'Harmonie universelle puisqu'elle 1)rovoque un engourdissement des facultés de l'esprit humain, régi naturel- Icinent par la raison50. On sent affleurer le modèle mythique d'Ulysse et (les sirènes au chant envoûtant et périlleux51. Mais d'autres occurrences l'ont état explicitement du désaccord musical. «Maleur» joue de la trom- pette de bois. Le musicien de Fortune ne doit point jouer «par ordon- ilunce», comme le tambourin dans la «maison de Douleur»52.

Dans une envolée lyrique, l'Acteur se lamente devant la vision en songe des «parcs» infernaux:

47. Jean LEMAIRE de BELGES, Op. cir., p. 18, vers 259-267 48. «Visons hault et bas/ a fuyr telx notes,/car a telx sabbasl dancent sotz et sotes! ...

Deux menestreux tenans deux instrumens et souvent sonnant d'iceulx melodieusement ... 'Tous dançoient aux sons des instruments.)) p.86. «Les menestreux, qui, par leurs naturelles condicions, endorment ainsy gens ... Raison naturelle est par eulx tant offusquee ... Toute droiture d'avis et sain jugement est par eulx mise a non chaloir et a mespris.)) p. 87. «Ces deux menestreux, aux sons de leurs trompes, assembloyent et faisoient dancer en la pre- sence de leur dame autant ou plus de gens que j'en avoyent veu ou parc de Cupid0.n p. 98. «Car ces deux sont cause et moyen de faire venir toute chose vivant a ceste dance.» p. 1 12 etc.

49. «Mes menestreux tant bons, /par leurs doulx jeu et nouvelles chançons, /qui a cuer gay sont trop meIodieuses.» p. 89. Cet exemple est tiré de la prosopopée d'Amours! Il faut donc être attentif au problème de la «voix narrative)). Ce qui est mélodie dans la bouche du dieu Amour est probablement poison dans celle de l'Acteur ...

50. Le leut (luth) instrument à corde a, dans la tradition biblique, une influence sur le psychisme, il peut «jouer le rôle d'une drogue pour créer des états de conscience modifiés),. Maurice COCAGNAC. Les symbole.~ bibliqiles, Paris, Cerf, 1993: p. 348.

51. Le péril de la séduction et de l'attraction irrésistible, en relation avec le motif de la danse. resurgit chez Charles d'Orléans: rondeau 256, édition Mühlethaler: «Qui est celluy qui d'amer se tendroit, / Quant Beaulté fait de morisque I'entree, / D e Plaisance si richement paree / Qu'a l'amender jamès nul n'avendroit?))

52. Face à la trompette de bois, l'instrument d'Eur, la trompette d'argent aurait, dans le Livre des Nombres et dans l'Antiquité, le pouvoir d'incantation des dieux et de répulsion des démons. Maurice COCAGNAC, Op. cit., p. 349.

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VIRGINIE MINET

O dances desordonnees, Doulcement empoisonnees,

'* Adonnees A perdition entiere, Voz notes passionnees Font œuvres mal maçonnees. Fourcennees, Dont vient mortelle litiere.S3

Le vocabulaire htilisé évoque très bien l'idée d'un manque d'harmonie. La passion au sens premier est la souffrance, «passionner» signifie en moyen français, «tourmenter de souffrances physiques ou faire souffrir morale- ment»S4 et «passionné», «tourmenté, agité, hors de raison, furieux». L'ad- jectif évoque la distorsion physique mais également morale, puisque es- thétique et éthique sont étroitement liées. «Fourcennees» renchérit sur ce type de connotation; «forsener», c'est se mettre hors de soi, perdre la rai- son, la mesure ... C'est n'avoir plus d'ordre ni d'harmonie en matière d'œuvres musicales. L'expression «mal maçonneen cristallise, de manière encore plus imagée, l'idée d'un manque de composition, d'absence de toute beauté dont se rendent témoins les créatures divines, reflet de la Beauté ontologique ...

Soulignons également: «mai2 les hurs et lez divers sons/ leur font plu- seurs assaulx noyseux ... >> p. 127. La connotation de diversité inhérente à l'adjectif «divers» indique sa valeur fondamentalement négative dans l'idéologie médiévale et particulièrement dans l'esthétique mathématique. Le Nombre constitue en effet un facteur d'unité, de rassemblement qui doit régir, transcender les parties. «L'harmonie n'est pas autre chose que cette réconciliation du même opérée par ltunité.»ss La diversité des sons met donc à mal le principe d'unité nécessaire pour l'harmonies6. Le qualificatif «noyseux» évoque également l'idée d'une cacophonie. Son étymologie supposée renforce l'impression de chaos véhiculée par ce terme. Certains

53. Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, pp. 109-1 10, passage IX. 54. Frédéric GODEFROY, Dictionnaire de I'ancienr~e langue française, t.6, Nen-

deln, Kraus Reprint. 1969, (1 889'), pp. 29-30. 55. Roger DRAGONETTI, «La poésie, ceste musique naturele. Essai d'exégèse d'un

passage de l'Art de dictier d'Eustache Deschamps.», La Musique et les Lettres. Etudes de littérature nzécliévale. Genève, Droz, 1986, p. 60.

56. Entendement parle également de la danse de Fortune en évoquant sa diversité: «Mai2 je te vueil montrer la dance du second parcquet, ou tu verras diverse morisque, car chacun y dance differement.)) Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, p. 95. En raison de la diversité des danses, i l règne dans le parc de Fortune une anarchie ...

[ Iiiiguistes s'accordent sur l'étymon nausaa: <<mal de m e r d 7 Le vocahii- F Iiiire guerrier ne laisse en tout cas aucun doute quant à la disharmonic tlc i \Ol lh . 1 I Enfin, le bruit émis par Accident provoque la terreur et la mort suhiic:

-l'uis Accident, a son cornet de vache, /qui a ung cry trop hydeux e l 4oiih- tliiin, / murtrit plus gens qu'a espee n'a hache ... nS8. Le cornet participe h Iii

i iiiCine symbolique que le shofar, corne de bélier dans la Bible dont Ic \on ,iiitionce une catastropheS9.

Envisageons désormais le rondeau du duc d'Orléans. Le tragiqiic doiii i l cst question chez lui relève de la sphère personnelle et intime; on sciiiii icnté de parler de tragique «existentiel» dans la mesure où il touchc iiii

vEcu du moi, face à la perspective plus morale de Pierre Michault, piiiscliic tliiiis ce cas, l'Acteur assiste à la vision d'un drame extérieur à lui ci coiii- 1111111 à chacun. L'atmosphère intimiste de Charles ressort à travers la inéIii- phore de l'espace clos, allégorie de l'âme du poète au même titre qiic Iii

({illaison de Pensée», la «chambre de la Penséen, «l'ostellerie de Penskc,). ({l'ermitage de Pensée». L'espace clos symbolise un mouvement de repli siir soi du poète face aux assauts de Fortune6O. Chez Charles d'OrlCiiiis, celle-ci n'incarne pas seulement le rôle de la déesse changeante qui rcliivc ou abaisse, comble ou déçoit les ambitions mondaines. Fortune dcviciil iine instance active au sein de la psychologie du poète: elle dispense dcs dons négatifs particuliers, des sentiments néfastes6':

Rondeau CCLXIII:

Plus de desplaisir que de joye. Assez d'ennuy, souvent a tort, Beaucoup de soucy sans confort, Oultraige de peine, ou que soit! ... Telz beaulx dons Fortune m'envoye ...

57. Walther VON WARTBURG, Frnn:ijsi.r.ches Etynzologisches Worterbuc./i. 1.7. Basel. Zbinden Dmck und Verlag, 198 1, pp. 56-57. Alain REY (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, t.2. Paris. Ize Robert, 1992. Dans cet ouvrage l'hypothèse de nausea est avancée avec réservc: cllc suppose en effet une évolution sémantique importante.

58. Cité d'après I'édition de Barbara Folkart, p. 115. 59. Maurice COCAGNAC, Les Symboles bibliques, Paris. Cerf, 1993. p. 340. 60. Rondeau 179, vers 5: «Fortune tousjours me groingne, 1 Et ne fait riens que iaii-

ser; ... n, vers 9: «Car mon temps fait despenser /Trop en ennuyeux penser ... ». Ballade 43: ((Mon cueur est devenu hermite /En l'ermitage de Pensee: /Car Fortune la tresdespite, /Qui l'a hay mainte journee, / S'est nouvellement aliee / Contre lui avecques Tristesse ... N (Ctl. Mühlethaler).

61. Les extraits suivants sont tirés de I'édition de Pierre Champion.

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Ballade LXXXI, p. 131:

Cueur, trop es plain de folie, Cuides tu de t'esloignier, Hors de nostre compaignie, Et en repos te logier? Ton propos ferons changier. Soing et Ennuy nous nommons Avecques toy demourrons Car c'est le commandement De Fortune, qui en serre T'a tenu moult longuement Ou royaume d'Angleterre.

Ballade CXVIII, p. 179- 180:

L'autre jour tenoit son conseil, En la chambre de ma pensee, Mon cueur qui faisoit appareil De deffence contre I'armee De Fortune, mal advisee, ...

Grâce à ces quelques éléments d'analyse, on peut assez objectivement pro- poser de voir Fortune orchestrer la «trespiteuse dance». L'hypothèse est d'autant moins saugrenue que Maleur, complice de la déesse du destin chez Pierre Michault et chez Charles d'Orléans, apparaît bien quant à lui dans le texte.

- La fausse musique resurgit de manière plus affirmée62 que dans La

Dance aux aveugles: «le tabourin nommé Maleur1 Ne jouoit point par or- donnance et Puis chantoient chançons de pleurs, / Sans rnusicque ne accor- dance ... ».

Le tambourin63 reparaît dans l'iconographie macabre de Guyot Mar- chant (1466); quatre squelettes portent des instruments: la cornemuse, la harpe, le flageolet et le «tabor». L'image serait inspirée par la méfiance de 1'Eglise à l'égard des instruments p0pulaires6~. En outre, dans Is., 10, 5 , le

62. Cette caractéristique tient à la forme poétique utilisée par Charles d'Orléans, le rondeau, espace très exigu sur lequel le poète n'a le loisir de dérouler qu'une seule méta- phore filée, contrairement h Pierre Michault, chez qui l'image de la musique peut paraître plus diffuse.

63. Il s'agit également de l'instrument d'Eage chez Pierre Michault, p. 1 1 2, édition Folkart.

64. Dujka SMOJE, «La mort et l'au-delà dans la musique médiévale.)), .Le Setltimerzr la mort au Moyeti Age, sous la dir. de Claude SUTTO, Montréal, Univers, 1979.

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tambourin accompagne les instruments à corde et la flûte et provoqiic III transe des prophètes65.

Négation de l'idéal de Beauté, la musique de l'âme de Charles s'iinno. cie également à l'idée d'un automatisme aliénant. C'est dans ce sens iiiia 0n

évidence par Jacques Horrent66 que nous lisons l'expression «cominc piir tueur». La proposition adverbiale ne se rapporterait pas à «je vis» sclon l'interprétation de Champion («comme dans l'imagination»), mais à «d&in= cer»: les allégories agissent comme des marionnettes sans âme sur un théâtre de tragédie ... L'action des personnifications provoque égalenient -i% +$ l'endormissement de la conscience du poète qui choit dans un état second, - ; =

«ravy en transe», privé de sa raison. q7. Le texte de Charles d'Orléans donne l'impression d'une «danse mystb &@

que inversée». Si la jouissance de l'élévation vers le divin entraîne l'être manifeçter par le chant et la danse sa joie intérieureb7, la cacophonie de l'âme du poète, image de son malaise, n'entre pas en accord avec la musi- que des sphères. L'homme semble rejeté du monde, tous les critères du Beau sont niés; l'harmonie, reflet de la perfection du Créateur, se dissout dans un tableau allégorique «trespiteux» ... N'est-ce pas signifier la quête de réconfort sans cesse réduite à néant par le jeu de Fortune'! La négation de la musique ne symbolise-t-elle pas la crise spirituelle du poète due à l'action néfaste de Fortune?

Cette question nous amène donc, de proche en proche, à envisager le rôle de Fortune chez notre poète.

A l'arrière plan des motifs allégoriques récurrents se profile, chez Charles d'Orléans, l'ombre de la déesse du destin: celle-ci provoque l'exil dans la forêt, synonyme métaphorique du fourvoiement et de l'égarement

65. COCAGNAC, Op. cit., p. 355. 66. Jacques HORRENT, «Un rondeau de Charles d'Orléans, Dederis la niaison tlt4

I)oleur», Cahiet-s d'atialyse textuelle, t. 9, 1967, Liège, pp. 88-97. 67. Le chant peut meme avoir des vertus curatives. Dans la Corzsolation cie Phi1o.i.o-

phie, Philosophie élève l'âme du cije>, en proie au désespoir, non seulement par la dialccli- que basée sur une prose discursive très rationalisante, mais également par ses chants hiii.- monieux qui ravissent l'âme de l'Acteur. I ivre III: «Ium caritum ilIa finiverut. cum vile uudiendi uvidrtm stuperitem arrrc'tis <c<lhrw nuribrti carmirzis mulcedo def.rerat.» BOECE, Philnsophiae consolatio, Corpus Christianorum series latina XCIV, éd. L. Hill- LER, Turnhout, Brepols, 1984, III. 1, 1 p.37. «A peine avait-elle fini de chanter que je brûlais de l'entendre à nouveau: je rrslnis illucl d'admiration, les oreilles grandes ouvertes, sous le charme de son chant.» BOECE. Ln Consolation de ia Philo.~ophir, trad. de Colette LAZAM, Paris, Riv:ipcs.

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spiritueF8; s'incarnepans l'eau périlleuse de la navigation, image du che- minement de l'âme en quête de réconfort divin69; assiège constamment le repaire de la pensée. Elle véhicule le sentiment de l'absurde et du non-sens qui pose les bases du tragique. Chez les deux poètes, sa frivolité, son aveu- glement, son arbitraire minent l'univers de la Raison. Mais la lutte est beaucoup plus intériorisée chez le duc. Si les trois divinités menacent la stabilité de la Création dans La Danse aux aveugles, dans l'univers allégo- rique aurélien, c'est la raison du moi et sa pensée qui sont mis en péril. For- tune perturbe tout mouvement intellectuel du poète et, a fortiori, toute quête spirituelle menée par la méditation au sein de «ltostellerie de Pen- sée*. De même, la souffrance purificatrice, qui devrait conduire l'être à se connaître lui-même, condition nécessaire pour élever son âme vers la con- templation du divin, échoue: le «moulin de Pensee», réminiscence laïcisée du «moulin mystique» représenté notamment sur un chapiteau de Sainte- Madeleine à Vézelay, ne produira pas le bénéfice spirituel attendu. Ma- leur, meunier de Fortune, dérobe la bonne farine, symbole de récompense mystique70.

Enfin, Fortune provoque l'aliénation mentale: le poète ne parvient à se décrire qu'au moyen de formules oxymoriques: «c'est de mon fait une chose faiee, 1 En bien et mal par Fortune menee.»7' Le sens de sa destinée -

68. Ballade 63: <<En la forest d'ennuyeuse tristesse, / Un jour m'avint qu'a par moy cheminoye, / Si rencontray l'amoureuse deesse / Qui m'appella, demandant ou j'aloye. / Je respondy que par Fortune estoye 1 Mis en exil en ce bois, long temps a, 1 Et qu'a bon droit appeler me povoye / L'omme esgaré qui ne scet ou il va». Dans le rondeau 194, le «vent de Fortune Dolente» a brouillé les pistes pour traverser «la forest de Longue Attente» (éd. Mühlethaler).

69. Ballade 28: «mer de Fortunen; ballade 121: «eau de Fortune» (éd. Mühlethaler). Conformément à une tradition issue de l'exégèse biblique, Charles d'Orléans utilise le mo- tif de la navigation maritime dans le sens d'un cheminement spirituel, sens qui se surim- pose souvent à des préoccupations apparemment plus courtoises. Daniel POIRION, «La nef d'Esperance: symbole et allégorie chez Charles d'Orléans.», Ecriture poétique et compositiori romanesque, Orléans, Paradigme, 1994 (19701), pp. 339-357. & &

Or, dans la tradition théologique, l'eau sur laquelle navigue l'âme en route vers le Paradis céleste est investie de connotations négatives. Chez le duc, on retrouve des traces de ceci: rondeau 267, vers 5: «Me couvient il(z)toujours ou plus parfont I de Dueil nager, sans venir a bon port!» et rondeau 178: ((Rescouez ces povres yeulx / Qui tant ont nagé en Plaisance / Qu'ilz se nayent sans recouvrance ... Vidés les tost, se vous ait Dieu1x.I En la sentine d'Ale- gence ... » (éd. Mühlethaler).

70. Voir notre article «Du moulin mystique au moulin de Pensée: lecture d'un ron- deau de Charles d'Orléans à la lumière de l'allégorie religieuse ... », à paraître dans Les Let- tres Romanes. II s'agit de l'analyse du rondeau 279, éd. Mühlethaler: «L'eaue de pleur, de joye ou de douleur/ Qui fait mouldre le molin de Pensée ... »

71. Ballade 75, éd. Mühlethaler, «Je meurs de soif en couste la fontaine».

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+ib pcrd dans l'écheveau des paradoxes causés par la déesse: «C'est de mon I ;iii ilne chose meslee, 1 Ni bien ni mal, d'aventure m e n e e . ~ ~ ~ La «poétique tlcv contradictions» traduit la division tragique du sujet auquel toute iden- i iii. cchappe73. Le Je est à la fois le (<plus» et le «moins», une tension, une tlcchirure. Or, l'expression antithétique connaît un succès important à tra- vers le Moyen Age et tout particulièrement dans l'environnement des trois c.iiiités74 mises en scènes chez Pierre Michault. Une fois de plus, la rhétori- (lue, par l'usage de l'oxymore, joue sur la négation de l'esthétique harmoni- cltic où, rappelons-le, l'unité constitue un critère fondamental, et rend +c.iisible le sentiment tragique.

On comprend dès lors que la nature de Fortune au sein de l'imaginaire tli i duc n'est pas sans rapport avec les considérations esthétiques émises tl;ins la première partie de l'exposé. Fortune, l'ennemie de la Raison, empê- 1.11~ la musique de l'âme de résonner avec harmonie et provoque des agita- lions frénétiques dans la «maison de Douleur». La musique de l'âme chez 1111 poète n'est-ce pas, par excellence, sa poésie75'? Atteinte à l'idéal de

72. Ballade 94, éd. Mühlethaler, «Je n'ay plus soif, tairie est la fontaine*. 73. En terme de psychologie clinique, la «dysharmonie» désigne une forme de schi-

lophrénie ... 74. Dans le Roman de lu Rose, Jean de Meun décrit Amour au moyen d'oxymores.

V . 4293 et sq: «Amors, ce est paiz haineuse, / Amors est haine amoreuse; / C'est loiauté la ilcsloiaus, / C'est desloiauté loiaus; ... C'est la soif qui tous jors est yvre, / Ivrece qui soëf ciiyvre... » Le Romurz de la Rose, éd. par Daniel POIRION, Paris, Garnier-Flammarion. 1073. C'hez Olivier de la Marche, dans le Débat de Cuidier et de Fortune, le monde terrestre est tlkcrit en termes contradictoires, afin d'en souligner la vanité: «En ce monde a doloureuse Icesse, /Honteux honneur et plaisir angoisseux, / Joye dolant, souffraiteuse richesse, / Bien incertain et doubteuse promesse, / Seurté tremblant et chemein penlleux. / Je trouvay tant tlc couroux et de jeux/ Ou souvenir qui vint en ma inemeoire, / Qii'on en feroit Lin petit pur- gatoire.» Klaus HEITMANN, «Olivier de la Marche Le Dr'bnt de Cuidier et de Forturie», Archiv für Kiilturgeschichte, t. XLVII-1, 1965. pp. 266-305, strophe 3. Pierre Michault, dans la Danse aux aveugles exploite aussi les ressources de «la poétique des contradictions*: ((Je fais chanter tel qui n'a point de joye, / et faiz celer a doulant son iiiesaise. / Tel rit a cop qui en l'eure larrnoye, / tel entreprent de poursuyr sa proye / qui la laira, voire, plaise ou non plaise; / tel veult parler et je faiz qu'il se taise' / tel meurt de froit cn l'ardente fornayse, 1 tel a grant mal qui cele ses clamours / e t tout ce vient des miracles d'amours)), cité d'apès l'édition de Barbara Folkart, p. 91. La description de Fortune au vi- sage mi-blanc, mi-noir (p. 98) dérive du même registre d'expression.

75. Dans son Art de dictier. Eustache Deschamps définit la poésie comme une musi- quenaturelle, face à la musique instrumentale qui n'est qu'artificielle.

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Beauté, l'harmonie, Fortune ne pet-elle pas à mal l'acte d'écriture76? Si Charles d'Orléans en vient à l'écriture parce que Fortune l'a tenu prisonnier en Angleterre, ne risque-t-il pas, par elle-même, l'objectif ultime de son activité d'écriture: la quête du divin?

Le rondeau CCCXXV corrobore notre hypothèse:

Ou puis parfont de ma merencolie L'eaue d'espoir, que ne cesse tirer, Soif de confort la me fait desirer, Quoy que souvent je la treuve tarie.

Necte la voy ung temps et esclercie, Et puis après troubler et empirer

Ou puis ...

D'elle trempe mon encre d'estudie, Quant j'en escrips, mais pour mon cuer irer Fortune vient mon pappier dessirer, Et tout gecte par sa grant felonnie

Ou puis ...

Le poème évoque l'activité d'écriture, tirée d'une souffrance morale et d'une recherche de réconfort, malgré la mélancolie. La déesse du destin vient matériellement, dans la fiction allégorique, perturber l'écrivain, dé- chirer son papier! -

L'idée d'une crise spirituelle associée au motif de la cacophonie repa- raît dans un rondeau très proche de celui qui était envisagé initialement, «Dedens la maison de Douleur».

Rondeau CCCCIV:

Chiere contrefaicte de cueur, De vert perdu et tanné painte, Musique notee par fainte, Avec faulx bourdon de Maleur.

Qui est ce nouveau chanteur Qui si mal vient a son actainte

Chiere ... '?

76. Wolfzettel voit dans Fortune «une instance de l'acte poétique», instance destruc- trice avec laquelle le poète doit combattre pour écrire. Friederich WOLFZETTEL, «La Fortune, le Moi, et l'œuvre: remarques sur la Fonction poétologique de Fortune au Moyen Age.», The Medieval Opus; Imitation, Rewriting, and Transmission in the french Trtzdirior~, ed. by Douglas KELLY, Amsterdam, Rodopi, 1996 ( Faux Titres: études de langue et littérature française, 116).

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Je ne tiens contre ne teneur, Enroué. faisant faulte mainte, Et mal entonné par contraincte: C'est la chappelle de Douleur ...

( 'l~iudio Galderisi réduit la vaIeur du mot «chappelle» lorsqu'il le traduit 1);ii.: «l'ensemble des musiciens»77. A l'origine, le terme désigne un lieu de ~.iilte, puis, les clercs associés aux offices de ce lieu78. La chorale dont il (#s i question semble donc réaliser une fonction liturgique et non pas cour- ioise. Ainsi, la discordance du chant et de la musique résonne de manière 4yinbolique par rapport aux discours religieux et théologiques qui, à tra- vers la tradition, insistent sur les vertus mystifiantes d'une modulation har- ilionique des chants.

Si vero moderationis formula linzit~it~tirr (nzodli1~itioni.s fuci1itu.s et suri- vis). unirnurn a curis redirnunt,, exterminant tempor~zlium sollicitudinem, et qiirrtlrirn participatione laetitiue et quietis et arnica exultationein Deum nzrtires l~irrntzr~czs traiiciunt ud societntem angelorirm. Sed io7dr hunc mo- derationis formulam tenes? Ex.sultubunt, irzquit, curn cuntuvrro tihi, Itibici mea. Si ergo ex abunduntiu cordis os tuurn luudern (lotnini motliilrtiir. si spiritu psallis et mente, psallis denique sapienter, etiarn cirru urti(.ultittir v0ci.r it~telligentiam, rectissimam modestiae regulam tene.r, er non trrrn vocis qiiarn mentis iubilo aures nulc ces.^^

Au terme de ce parcours, où peut-on situer un dépassement du tragique et son expression esthétique?

77. Claudio GALDERISI, Le Lexique de Cl7czrlr.s tl'Orlétrrz~ dans les «rondeuux», Genève, Droz, 1993, p. 164 (Publications romanes françaises. 106).

78. Paul IMBS, (publié sous la direction de ). Trksorde lu Langue Frurlçuise, t.5, Pa- iris, CNRS, 1977, pp. 523-524. Alain REY, Dictionnaire historique de la langue frunçaise, vol. 1, Paris, Le Robert, 1992, 11. 389. Daniel Poirion, dans Le Poète et le Prince. évoque une double tendance musicale dans les cours princières: l'une plus ««jongleresque». d'esprit profane; l'autre, celle des chapelles, <<plus savante et d'inspiration sacrée». II insiste également sur le fait que les clercs étaient Cgalement susceptibles de composer la musique des pièces lyriques des poètes courtois. Daniel POIRION, Le Poète rt le Prince. L'ivolution du lyrisrne courtois de Charles d'Or- 1r;urz.s à Giiilla~ir~~r dr Mtzc,l7arit, Genève, Slatkine, 1978 (réimpression de l'édition de Paris, P.U.F, 1965), p. 166.

79. Jetin de SALISBURY. Polycraticus, 1, 6, P.-L., 199, 402 sq. «Si (la facilité et la douceur de la modulation) sont limitées par la règle et la modération. elles délivrent l'esprit des soucis, mettent un terme aux sollicitudes temporelles, et, par une certaine participation à l'allégresse et au repos, par une exultation amicale qui bondit en Dieu, elles transportent les esprits humains dans la société des anges. Mais d'où tenez-vous cette formule de modération? Mes lèvres, dit le texte sacré, exulteront quand je chanterai pour toi. Si donc c'est en puisant dans l'abondance du cceur que ta bouche module la louange du Seigneur, si c'est selon l'esprit et l'intelligence que tu psalmodies, si enfin tu psalmodies en sage, même en deçà du sens intelligible de la parole articulée. tu tiens la rè- gle la plus droite de la mesure et c'est moins par la jubilation de la voix que de I'intelli- gence que tu caresses les oreilles ... »

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Le message moralisateur de la Danse aux aveugles se traduit sur le plan rhétorique par une certaine économie du prosimètre et des formes poétiques. Jusqu'à la dernière section du texte, Entendement s'exprime toujours en prose tandis que l'Acteur se lamente en vers80 et que les trois aveugles prononcent leur prosopopée sur le mode poétique. La tension en- tre une prose rationalisante, porteuse de sagesse, et une poésie, écho du dé- sespoir de l'Acteur et de la folie démesurée des trois divinités terrestres, domine jusqu'à la fin du texte qui complexifie cette vision dichotomique. Le rhétoriqueur bourguignon élit la poésie comme mode d'expression des remèdes contre la manipulation tragique d'Amour, de Fortune et de Mort. Or, son choix se porte précisément sur le débat où Entendement et l'Acteur prennent alternativement la parole sur l'espace du septainsl. Ainsi, le vers, après avoir exprimé l'égarement, le désespoir et la déraison, chante enfin un équilibre retrouvé et le travail de conversion intellectuelle de l'Acteur par Entendements*. Mais, Pierre Michault, contrairement à ce qui se prati- que dans le débat traditionnel, ne conçoit pas l'échange entre les deux per- sonnages sur le mode du conflit d'opinion sur une question particulière, conflit qui peut parfois déboucher sur un jugementS3, mais dans une pers- pective dialectique assez proche du dialogue socratique84. En effet, Enten- dement fait évoluer la pensée de l'Acteur vers l'acceptation de vérités exis- tentielles. Les deux parties en prësence ne «disputent» pas autour d'un pro- blème, mais, l'une guide l'autre sur le chemin de la Raison. En ouvrant ainsi une dimension «philosophique», celle du dialogue à la manière de Platon, dans la forme du débat strophique, Pierre Michault réconcilie l'es- thétique de la «musique naturelle» et l'équilibre du Cosmos.

80. Il arrive à l'Acteur de se lamenter dans les passages en prose. Mais, dans ce cas, la prose ressemble très fort à des vers: «O povre debilité, O debile povreté! O vainne monda- nité, O mondaine vanité! O peril dangereux, O dangier perilleux! O misere grevable, O gre- vance miserable! Helaz! instabilité muable et mutabilité instable! Povre chetive humanité, or es tu mise en ruineux peril, ... », p. 106. On retrouve des rimes, un rythme poétique et une structure en chiasme qui permettraient presque de noter le passage en vers!

8 1. Pierre Michault choisit la versification ababbcc, celle qu'utilise notamment Mi- chault Taillevent dans le Passe Temps, texte également à visée morale.

82. Le prosimètre de Pierre Michault rejoint le message de consolation philosophique de Boèce; Entendement joue vis-à-vis de l'Acteur le même rôle que Philosophie à l'égard du «je» de la Consolation.

83. C'est cette situation qu'illustre le débat entre Faulx Parler et Vray Rapport devant l'arbitre Raison dans le Procès d'Honneur Femenin. Pierre MICHAULT. Euvres poéri- ques, éd. Barbara FOLKART, Pans, Union Générale d'Edition, 1980 ( 10 118, 1386).

84. Nous nous référons à la théorie de Pierre-Yves Badel sur le «Débat», in Daniel POIRION, Lu littérature française aux XIV' et xV' siècles, GRMLA, vol. 8, t. 1, Heidelberg, Carl Winter, 1988, pp. 95- 1 10.

Chez Charles d'Orléans, il n'y a pas «d'endiguement moral» du tragi- que. La conduite vertueuse de l'homme et sa quête du divin ne semblent pas lui éviter l'absurde danse du destin. L'ombre destructrice de Fortune s'acharne dans les moindres recoins de la méditation spirituelle.

Mais, Charles d'Orléans ne prend-il pas une revanche contre «l'en- nemi de la Pensée» à travers ballades et rondeaux sans disharmonie au- cune?

Intitulons l'œuvre de Charles la «Consolation de Poésie» ...