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    Jean-Michel Maulpoix

    Les abeillesde l'invisible

    Champ Vallon

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    Notre tche est de nous empreindre siprofondment, si douloureusement et sipassionnment de cette terre provisoireet fragile, que son essence ressusciteinvisiblement en nous. Nous sommesles abeilles de l'invisible. Rainer Maria Rilke.

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    La langue coupe

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    I

    L'on me demande souvent quel moment j'aicommenc d'crire. C'est l une question rituelle. De celles qu'on pose dans un lyce debanlieue, ou la Fte du Livre d'un gros bourg, qui vient lire des vers. Lorsque la bibliothcaireblonde, l'adolescente, ou son professeur, lve ledoigt avec timidit pour interroger le poteparisien dans le rfectoire aux trois-quarts dsert,je suis chaque fois tent de rpondre : aprsm'tre coup la langue ! Ce n'est pas unmensonge, plutt une exagration, telle qu'ensouhaite cette lgende que deviendrait volon-tiers, si 1on y prenait garde, toute biographied'crivain, dont il faut reconnatre qu'elle estcelle de quiconque ...

    Je devais avoir quatre ou cinq ans, frquentais

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    1 cole maternelle, et commenais tracer dessortes de signes sur le papier, avec une applica-tion et un plaisir extrmes qui me faisaient tout la fois coincer la langue entre les dents et mebalancer sur ma chaise ... Il s'ensuivit l'invita-ble : un jour, je basculai ; un rflexe me refermala mchoire ; ma langue fut profondment entail-le ; il fallut la recoudre ; et de cette douleur, dece brutal renversement de l'enfance, naquit mavocation. C'est ce qu'il me plat de laisser croireaujourd'hui.

    Quatre annes s'coulrent entre cet accidentet mes premiers pomes dont je garde en m-moire ces deux vers clatants o d'emble s'im-pose le gnie de l'uvre future :

    (( Sur l'tabli du menuisierBrillent dans le soleil d't........................... ))Quels clous ? cisailles ? marteaux ou scies ? Jene sais. Si drisoires soient ces deux vers, il meplat d'avoir pris pour la premire fois la plume

    pour dire la brillance du soleil. Plus tard vint lamlancolie.L'instituteur de la ville comparait aimablementma prcocit celle de Minou Drouet dont lesprouesses potiques dfrayaient alors la chroni-que. Cela ne flattait gure mon orgueil : dj je

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    me dsirais incomparable. A l'ge de quinze ans,je rdigeai mes Mmoires : trois cahiers d'colier,mlant les rimes, la prose, et des dessins malhabiles de toutes sortes divers papiers colls :billets de fte foraine, tickets d'entre dans lesMuses, cartes de premire communion, difiantes et ddicaces. Ces prcieux volumes sontquelque part dans le grenier o je les redcouvrede temps en temps.

    Depuis le dbut de mon adolescence, je n'aijamais quitt la plume. J'cris depuis toujours.N'est-ce pas l'aveu que l'on attend ? N uncrayon entre les dents, je composais des strophes la gloire du placenta et des cieux ultramarinsdans le ventre maternel.

    Il y a cependant peu de temps que je songeai expliquer ma vocation par un accidentlointain de l'enfance. Sans doute fallait-il, pourque me vnt cette ide singulire, que j'eusse prisconcience de la vanit de l'criture, de ses phrasestrop bien tournes, ses prcieux imparfaits dusubjonctif et son commerce d'images. Ou, l'inverse, que je me fusse pris au jeu de sesmirages, soucieux de me doter mon tour d'unefigure qui me consacrt... Il fallait avoir noircimaintes liasses et compos nombre de livres,pour se sentir l'troit dans cette espce decorps complexe, douloureux et vaguement votque l'on appelle un crivain.

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    J'cris parce que je me suis coup la langue.Faute de pouvoir vous dire en face que je vousaime. Puisque vous ne m'entendez pas, c'estdsormais en elle, prs du cur de la langue,que je murmure des mots d'amour.J'cris parce que je suis coup de la langue,comme d'un bien propre ou d'un abri. Orpheessaie de rejoindre Eurydice, et le mme gesteimpossible recommence sur la page : l'amantpose la main sur l'paule de l'aime vers laquelleil s'est retourn trop tt et qui disparat jamais.Geste tragique et pur que Rilke considra lon-guement, Naples, sur un bas-relief, et chantadans sa deuxime Elgie.Telle est la lgende.

    La littrature entire est le chant d'une languecoupe, patiemment recousue. Les pages les plusbelles reconstituent sous nos yeux les fibresd'une chair dchire dont il semble que le musclejoue pour la premire fois. Mais l'crivainconnat les artifices de son travail ; il voit lacouture du fil noir et les trous qu'il a faits dansla matire vivante pour en rparer la blessure. Ilsait que le tissu de la langue ne retrouvera jamaissa dsirable souplesse, et que les fleurs de rhto-rique resteront inodores. Enclin cependant confondre la langue et le monde, il se dsole den'treindre jamais que des fantmes.

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    La langue se martyrise sur les pages que jerature. Elle articule sa fable grand-peine,comme se tordent les traits d'une vieille follederrire le grillage d'une maladrerie ou d'unegele. L'criture est la grimace du silence.Elle seule pourtant me donne accs la mer-veille. Elle seule me connat assez pour me dire,me raconter : je l'coute parler d'autres de mavie que je connais mal. Tantt ses lvres, enmoi, sont une bouche de femme violemmentmaquille, tantt une lgre coupure, juste l'endroit du cur qui ne cicatrise pas, entaillcomme nagure la langue du petit enfant quiapprenait crire.A chacun sa blessure lyrique, ses inconsolables stigmates .

    En souvenir de ce gamin bless, je disposeaujourd'hui des feuilles blanches en bouquets. Ilme plat de runir des proses brves, plutt quede noircir consciencieusement le papier. La langue de dvotion est fragmentaire.Chaque fois que je prends la plume, je rptel'accident ancien qui me retira momentanmentla parole pour me faire don de l'criture. Jedchire et suture. Le mtal griffe et la mains'attarde, comme sur un visage. Je touche lesjoues de mon enfance o roulent des larmes enretard.

    Les mots ne savent dire que l'amour. Synco-

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    pes, rougeurs, pleurs subites, parole prise etperdue, la passion les anime et les immobilise.Du cur silencieux, ils sont l'claboussure. Ilme suffit de griffonner quelques phrases poursecouer la neige qui me glace les paules etrecommencer aimer. Je prends soin de l'illusoi-re.La langue blesse ne saigne pas ; elle chante lapassion d'amour qui est son bien, comme la ttecoupe d'Orphe continue de crier le nom d'Eu-rydice dans les tourbillons noirs de l'Hbre.

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    II

    Je me dirige, jour aprs jour, du ct qui estmien. La mort est le sens unique de ma vie,comme de la vtre, mes trs chers, qm savezque l'on ne rebrousse pas chemin ..Couvercle de bois clair, trou noir, paquet dechair ou tranquille tas de cendres aprs la crma-tion, je m'puise imaginer ce rien, pour fairediversion au non-sens qui me laisse stupide ettransi.

    Comme un fleuve coule tout entier de sasource vers son embouchure, la vie se rpandvers la mort en fertilisant le monde .. L'image,n'est-ce pas, est rassurante. Nous savons cethumus par cur. Nous y sommes rsigns,comme la succession des nuits ou des saisons.Or, il nous faut le retourner et le ptrir, yplonger les bras et les mains. A cause du sortilge

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    qui veut que l'embouchure soit aussi la source :cette mort vers quoi nous nous prcipitons estgalement notre naissance. Elle met au mondenotre me d'abeille studieuse et vhmente. Lescroyants disent que la vraie vie >> commenceaprs la mort : ils ne se trompent pas ; toutdcoule de l. Aspir par le vide, l'hommechappe l'tat d'animal, de plante ou de caillou.Dispos pour survivre donner du sens ce qui,hors de lui, n'en a pas, il butine le miel duvisible. Et le voici encore qui taille des pierres,lve des troupeaux de chvres, sme des hari-cots, ouvre des routes, btit des glises et seroule dans la poussire. Il fait la guerre sessemblables, ou leur crit des lettres d'amour. Ilchante, il respire. Son dlire crot. Chacun,selon son rythme, est une merveilleuse catastro-phe.

    J'ai pris le parti d'crire, afin de me dirigervers ma propre fin en emportant dans mesbagages le plus de mondes possible. Le plus devivants en sursis. Des visages surtout, en grandnombre : leur nudit m'est familire. Rien de cequi prit ne me laisse indiffrent. J'aime aussique les mots courent leur perte sur la page :ils ne contrarient pas le mourir, ils l'pousent.Ils emportent et sont emports, ils abandonnentet sont abandonns ... Dans la chambre o l'onvient au monde, l'amour et l'criture accoutu-ment un peu disparatre. Ils construisent l'glisesans dieu qui nous convient.

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    III

    En viendrait-on, en crivant, prendre l'habitudede mourir ? Parmi toutes mes occupations, celle-ciaurait ma prfrence. Je m'y livre seul, dans lachambre, le soir ou le dimanche, quand la viedes autres me laisse dsesprment tranquille. Jetisse dans la langue des suaires, je tresse descouronnes et prononce de touchants discours aubord de l'ide de ma propre tombe ... Je me prpareainsi de belles crmonies. La longue table troitesur laquelle je travaille est de merisier. Il mesemble parfois crire mme le couvercle demon cercueil. Je ne relis pas pour moi-mme, voix haute, les phrases que je viens de composer,mais pour celui que je serai bientt, sous leplateau de bois clair, et qui seul sait les entendre ..

    Cornplaisante et drisoire imagerie macabre !

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    Ma voix de papier se froisse dans des mots tropgrands pour elle. Elle flotte dans la langue. Ellefrissonne et s'effraie. La nuit de l'encre estsourde. J'y pousse en rampant des wagonnetsqui grincent.

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    IV

    Aucun personnage ne prend corps sous maplume. J'en souffre. Sans doute me sentirais-jemoins seul, moins absent dans la langue, siquelqu'un d'autre s'y aventurait mes cts, ou ma place, ft-ce pour y mourir, au gr depripties et en des lieux que j'aurais moi-mmeimagins. Sans doute mon propre cur m'encombrerait-il moins, si je pouvais transfuser ensonge quelques litres de mon sang dans lacarcasse d'encre d'un compagnon imaginaire.Mes gestes mmes seraient plus libres. Je saurais teril ps raffermir ma voix.Mais comment ptrir la chair vivante avec desmots ? Comment souffler sur l'ombre de labouche d'encre afin qu'elle se mette parler ? Jene conois que de vagues fantmes usageinterne auxquels je ne laisse aucune chance d'aller

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    librement leur chemin. A peine en ai-je bauchles traits qu'il me faut secouer leur treinte. Jetranche impatiemment les rares fils par lesquelstiennent ensemble les morceaux d'me de ceschimres auxquelles je suis incapable de donnerun nom qui ne me paraisse point stupide.Les pages que j'cris se dtachent de moi lesunes aprs les autres, comme tombent les feuillets d'une phmride o de grosses dates rougesou noires sont imprimes, avec des prnomscurieux, des morceaux de lune, des dictonsoublis, des recettes de cuisine et des conseilspour ne pas mounr.

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    Imparfaites en cela que plusieurs ...

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    IGense

    Avant le premier bruit, le premier geste, lapremire intention, avant qu'il y et place surterre pour la douleur, quand au jardin tout taitcalme, sous les broussailles et les brouillards dujour tout neuf, quand le monde sentait la peintu-re, le pltre, les planches coupes et qu'il n'yavait pa:s encore de fissures dans le ciel, quandla mer pelait ses vagues et classait ses poissonsdans l'ordre alphabtique sous le prau sonoredes falaises au premier jour de l'quinoxe, tandisque les oiseaux jaseurs visitaient les arbres etchoisissaient pour s'tablir les plus belles bran-ches, quand ne battaient pas les horloges dansles salons et les cuisines qui ne sentaient ni letabac ni la soupe, quand les diables restaient

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    dans leurs botes et lc;s dieux prs de la fontainemarivaudaient, quand l'homme faisait la siestesans rver prs de la femme panouie, djsecrte, quand il n'y avait ni cendre, ni poussire,ni souvenir, parce qu'aucun temps n'tait passet que personne n'tait mort, quand il taitpossible de croire que cela, ainsi, durerait tou-jours, les mots dj faisaient le guet, prts sautersur l'occasion d'offrir leurs loyaux services ceux qui devaient disparatre et ne le savaientpas.

    Ils ont pench leur ombre au-dessus de l'hom-me, l'ont veill en soufflant sur sa bouche etlui ont dit :- Nous sommes les crateurs de ce monde.

    Nous savons tout de toi. Si tu nous honores,comme cela est crit, nous t'offrirons la connaissance et la beaut. Les choses que tu vois teseront soumises, ainsi que celles que tu ne voispas, pourvu que tu les nommes avec exactitudeet que tu nous rendes grce.

    Tu exerceras sur le monde un simulacred'empire, tu y btiras des coles et des bibliothques, tu baptiseras tes enfants et tu leur appren-dras lire et crire. Tu choisiras les meilleursdes tiens parmi ceux qui tiennent les discours lesplus inspirs. Tu n'auras ni douleur ni joie quetu ne nous confies. Tu criras des lettres lafemme que tu aimes, et quand tu seras nu,auprs d'elle, dans la chambre, sur le point de

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    crier et de dfaillir, tu lui diras des mots d'amour.Jusqu' l'heure de ta mort, tu nous garderas dansta bouche et tes penses. Tes semblables, aubord de la tombe, rpteront ceux qui restentnotre gloire perptuelle.

    Quand l'homme docile eut pris la plume et lepapier, quand il eut commenc de tracer dessignes avec application, toutes les horloges dumonde, ensemble, se mirent en route. Les oi-seaux se turent dans les arbres dont tournoyaientdj les feuilles.

    L'homme prta l'oreille au tic-tac du silence,le jugea incomprhensible, puis il s'enferma dansla chambre pour plus de solitude et de silence.Il leva des chants d'amour la beaut desfemmes qu'il ne pouvait aimer, au parfum desfleurs qu'il ne pouvait respirer, aux mers qu'iln'osait traverser, l'enfant gai qu'il n'tait plus.Considrant toutes choses sous l'angle de leur

    mort, il mit partout de l'infini afin de se consolerde ne plus tre rien.

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    Travaux

    Imparfaites en cela que plusieurs ))Il n'existe pas de langue parfaite. Dpendante

    d'une collectivit, d'une histoire, chacune pos-sde sa grammaire propre, significative du rap-port au monde de ceux qui la parlent. Or, ilsemble que l'crivain ne puisse se reconnatrecomme tel qu'en feignant d'oublier cette relati-vit et cette imperfection. Il parlera volontiersde la langue et du sentiment qu'il en a, ensongeant bien sr celle qu'il crit, celle qui l'avu natre, et en qui il continue de voir le jour,page aprs page, celle qu'il illustre et qu'ildfend, comme nagure les potes de la Pliadeont illustr et dfendu la jeune langue franaise

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    afin de la hisser la hauteur du grec et du latin.La valeur qu'il lui confre est proportion del'identit qu'il en espre recevoir et du dfautd'tre qu'elle a charge de rmunrer.

    Parlant ainsi de la langue, plutt que de salangue, l'crivain s'installe par effraction dans unsimulacre d'ternit. Il proteste contre la prcarit de sa propre condition. Il rve d'un ordreet d'une substance, d'une stabilit et d'un paysage. Il nomme ensemble l'horizon et l'englobantde son criture, sa matire et son territoire. Ildit, ou il sous-entend, le tout de son travail. Etil enfouit dans cette totalit l'ide mme de sonappartenance une histoire et une culture. Ceque l'idiome dans lequel il crit a de diffrentdes autres n'est plus senti comme le signe de soninsuffisance, mais comme les traits rassurantsd'une physionomie la fois familire et lointaine.La langue est son gnie tutlaire : il la rvre oula dsire. Ce rapport signe son identit. Lalangue quoi il se mesure lui permettra dedonner sa mesure en prouvant la dmesured'un corps moins prissable que le sien.

    *ApprentissagesPour chacun, la langue est au commencement

    objet d'apprentissage. Bijou, caillou, chou,

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    genou .. , on s'assemble autour d'elle l'cole.On l'corche, on la corrige. On instruit le grandprocs du savoir.Elle est l'habitation commune un ensembledfini d'individus qui, sans se connatre, parlentde concert. Celui qui prononce les mots le .pain, le vin , fait tout de suite surgir l'esprit un certain type de relations essentielles entre lestres (Y.Bonnefoy). Il donne penser lacommunion, sans mme avoir prononc ce mot.C'est l une manire de dire que dans la langueil y a de l'tre. Les mots ont une valeur collec-tive, ou une teinture individuelle, dont le dic-tionnaire ne suffit pas rendre compte. MichelLeiris a dtaill avec un soin minutieux, dans Largle du jeu, le sens singulier qu'avaient pris pourlui, durant son enfance, certains mots, entendusou appris de travers, en liaison troite avec telou tel objet ou circonstance qui dterminal'image qu'il s'en fit. L'observation de quelques phnomnes de langage est le soubassementde son entreprise autobiographique.

    *Le milieu de l'treImpossible de rduire la langue un rpertoirede mots connus ou inconnus. Personne ne lapossde jamais toute. Chacun se constitue et se

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    dplace en elle, avec elle. Elle est le milieu de1homme : sa pense, sa sensibilit, sa finitude respirent l o il est en contact avec plusvaste que soi. Par la langue, l'homme accde l'tre ; il se pose la question de l'tre, sur fondde finitude. A son tour, l'crivain se tient l'intrieur de la langue pour en faire une exprience singulire : il s'arc-boute contre elle pourdployer sa propre stature. C'est l ce qu'onappelle crire.

    *La main de l'auteurL'criture est un art, une manire de faire. Le

    temps et l'espace d'un travail, elle mne au jourun texte. Rien ne figure mieux son effort qu'unepage de manuscrit. On y voit la main de l'auteur,la gesticulation de son dsir, de son imaginationet de ses penses. On l'y peroit physiquement.On y accde ses repentirs et ses hsitations.On y peut tudier les strates, tantt rduites presque rien, tantt accumules, de l'objet potique... Le mot criture dsigne la part inquite et musculaire de la littrature. Son tymologie le rappelle. La racine indo-europenne sker(gratter, inciser), le latin scribere, scriptus (tracerdes caractres), l'ide de trace, d'entaille, descarification et d'inscription, disent la fixation

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    d'une douleur, la marque d'un souci... L'critu-re, je l'entends grincer. Il y a en elle de laviolence : faite la langue, soi-mme ou aumonde. Les phrases qui s'alignent sur la pages'arrachent la quitude de l'informul. Celuiqui prend la plume se pose et se dispose entravaillant la langue, en lui imprimant sa flexion.Il convertit en vocables les tremblements de sapropre chair.

    *Alatoire et prcaritLe pluriel majuscule des Ecritures renvoie laTable des Lois qui fondent la croyance ; laminuscule singulire de l'criture met en lumireson caractre alatoire. On la reconnat vritable-

    ment comme telle lorsqu'elle n'est au serviced'aucune idologie, morale ou pense qui luiprexiste, lorsqu'elle affirme sa nature aventureuse, propre remettre en question cela prci-sment que fondaient la religion, la morale oul'idologie. Mot d'aprs Dieu, l'criture renvoie l'crivain sa prcarit hasardeuse. Mais ilnomme aussi bien les stigmates du spirituel quile brlent. L'criture tend vers la parole.

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    L'absente de tout bouquetLa parole d'un pome est proprement ce qu'il

    donne entendre, son dire, ce qu'il apporte deneuf et d'inou. Elle distribue des rythmes, desimages, quantit de figures qui remettent lemonde en jeu ; elle impose ou propose unenouvelle donne. Elle salue surtout l'avnement de la notion pute , telle cette ide de fleur queproclame le mot

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    Les mots de posieLa qualit potique d'une phrase est peu de

    chose prs proportionnelle la marge de libertqu'elle consent ses lecteurs et la quantitd'chos qu'elle veille en eux. Quoique solidement arrims les uns aux autres par leurs correspondances et leurs rythmes, les mots de posiesont peu srs. Mots-lisires, pas tout fait sortisde leur gangue de silence, ils sont encore natre, vous se laisser porter et mrir enchacun. Propres dsigner ce qui se connat peine , ils s'entrebillent dans la conscience dulecteur et ils s'clairent de ses pnombres.

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    IIIArt potique

    Seul celui que possde le gnie de la languesait peindre toutes choses en leur clat et lesdisposer en leur ordre.La langue est l'astre et la mesure de ce quiexiste sur la terre : elle seule en connat le nom.Tout ce que l'homme ignore ou sait mdiocre-

    ment attend d'tre dit pour paratre et se perp-tuer.Les mots filtrent le jour et l'eau, le jour quibaigne encore les paupires closes des morts,l'eau qui s'infiltre entre leurs os... Les mots

    baignent la cendre humaine ; ils la mlangentavec la terre.Les mots distribuent des prires l'entre del'cole o nul ne peut apprendre mourir.

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    Je continuerai de chercher, je continuerai decogner la porte. Nous avons quelque chose faire, peut-tre mme croire, ou bien inventer, dans la lumire de ce qui souffre dj. Il nefaut pas que tous ces mots partent en poussire :le monde s'en irait avec eux. J'essaierai de parlerd'une voix juste qui retiendra la forme de lalumire.

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    L'homme qui existe avec maladresse ... 9La condition d'abeille 15Le petit chat est mort 25Conversations avec les anges 33Le sentiment de la merveille 43La langue coupe 51Imparfaites en cela que plusieurs ... 65De l'inspiration potique 81Eloge de la ponctuation 93La naissance des souffles 101Dsir de la musique 111Clbration des trains de nuit 119Aliquid inconcussum 129Il faut tre absolument moderne 139Dictionnaire abrg de l'infini 151