˝ME ANDA BUSCANDO ESE NOMBRE L - · PDF filetinations de la mémoire. MILONGA DE JACINTO CHICLANA Me acuerdo. Fue en Balvanera, En una noche lejana Que alguien dejó caer el nombre

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  • ME ANDA BUSCANDO ESE NOMBRE LE NOM PROPRE ET LES OBSTINATIONS DE LA MMOIRE

    w

    Ivan Almeida

    L

    e but de cet essai1 est de parcourir certaines voies thoriques autour du fonctionnement du nom propre en littrature, partir des perspectives ouvertes par un pome de Borges:

    Milonga de Jacinto Chiclana. Ces approches thoriques sont, cer-tes, bien connues, mais narrivent gure percer dans le monde de la philosophie du langage, qui semble vouloir toujours privilgier la considration de la fonction vocative du nom propre, au prjudice de son pouvoir dvocation.

    La thorie de lvocation est le pendant cognitif de la thorie lin-guistique de la connotation. Elle rend compte dun fait aussi singu-lier que banal, que la connaissance est une forme du fonctionnement de la mmoire, cette facult du souvenir, mais aussi de loubli.

    Tout comme le cur a ses raisons, la mmoire, elle, a ses passions, ses refus, ses obstinations. crire un rcit, par exemple, cest accor-der la mmoire le droit de crer un souvenir apocryphe. La m-

    1 Texte prsent au cours du colloque Signes particuliers. Limage du visage, limaginaire du nom propre, dirig par P. Ricci et E. Bonelli, au Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, Urbino, Juillet 2004.

    Variaciones Borges 18 (2004)

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    moire a galement ses refus. Le plus clbre incipit de la narrative espagnole nous en livre lexemple le plus loquent: En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero acordarme. Loubli du nom est ici assimil une volontaire obstination de la mmoire, qui ne veut pas se souvenir. Taire un nom ce nest pas simplement nier une identification, cest fermer la digue de tous les rcits, vrais ou faux, quil pourrait dclencher, cest mettre un monde sous scell. Linterdiction de nommer la divinit est probablement une sage sauvegarde contre linvasion subite du langage par tout lunivers.

    Il est connu que les noms propres et les visages constituent le lieu privilgi des obstinations de la mmoire. Dans lincipit cervantin, si la mmoire refuse le nom, elle se montre, en revanche, gnreuse dans le souvenir du visage: il tait de complexion robuste, de chair assche, de visage creus2 . Chez Borges, en revanche, les rapports sinversent: cest le nom propre le grand fcondateur de la mmoire, tandis que le visage tend souvent sestomper, comme si la ccit atteignait galement la mmoire. Le final de son pome Elega se fait un cho doublement invers de la phrase de Cervants. Ici loubli est celui du visage, pas du nom, et ce nest pas la mmoire qui refuse le visage, mais le visage qui refuse la mmoire:

    y no haber visto nada o casi nada sino el rostro de una muchacha de Buenos Aires, un rostro que no quiere que lo recuerde. (El otro, el mismo. OC 3: 81)3

    Dans le pome dont il sera ici question, Milonga de Jacinto Chi-clana, le visage se soustrait (no veo los rasgos) pour ne laisser quun nom. Cest un nom apparemment anodin quun inconnu a gliss (dej caer) un soir dj lointain, et qui, depuis lors cherche sans cesse (me anda buscando) le pote. Les onze strophes se prsen-tent comme une tentative pour construire le souvenir impossible de cet homme, partir de ce qui se scelle dans le nom (lo que se cifra en el nombre). Cest, me semble-t-il, un terrain idal pour explorer le

    2 era de complexin recia, seco de carnes, enjuto de rostro 3 et navoir rien vu, ou presque rien, si ce nest le visage dune jeune fille de Buenos

    Aires, un visage qui ne veut pas que je men souvienne

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    fonctionnement du nom propre en relation avec les refus et les obs-tinations de la mmoire.

    MILONGA DE JACINTO CHICLANA

    Me acuerdo. Fue en Balvanera, En una noche lejana Que alguien dej caer el nombre De un tal Jacinto Chiclana.

    Algo se dijo tambin De una esquina y de un cuchillo; Los aos nos dejan ver El entrevero y el brillo.

    Quin sabe por qu razn Me anda buscando ese nombre; Me gustara saber Cmo habr sido aquel hombre.

    Alto lo veo y cabal, Con el alma comedida, Capaz de no alzar la voz Y de jugarse la vida.

    Nadie con paso ms firme Habr pisado la tierra; Nadie habr habido como l En el amor y en la guerra.

    Sobre la huerta y el patio Las torres de Balvanera Y aquella muerte casual En una esquina cualquiera.

    No veo los rasgos. Veo, Bajo el farol amarillo, El choque de hombres o sombras Y esa vbora, el cuchillo.

    Acaso en aquel momento En que le entraba la herida,

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    Pens que a un varn le cuadra No demorar la partida.

    Slo Dios puede saber La laya fiel de aquel hombre; Seores, yo estoy cantando Lo que se cifra en el nombre.

    Entre las cosas hay una De la que no se arrepiente Nadie en la tierra. Esa cosa Es haber sido valiente.

    Siempre el coraje es mejor, La esperanza nunca es vana; Vaya pues esta milonga Para Jacinto Chiclana. 4

    Le pome est compos des typiques quatrains octosyllabes qui permettent au texte dtre chant suivant le rythme de la milon-

    4 Je me souviens. Ce fut Balvanera, / Un soir, dj lointain, /que quelquun glissa le

    nom /Dun certain Jacinto Chiclana. Quelque chose on dit aussi / Dun coin de rue et dun couteau:/ Les annes passes

    nous laissent voir / Le corps corps, lclat de fer. Je ne sais pour quelle raison / Ce nom me cherche sans cesse, / Il me plairait de sa-

    voir /Comment aura t cet homme-l. Je limagine grand, loyal, / Dun caractre prvenant, / Capable de ne pas hausser sa

    voix, / Et de jouer sa vie. Personne dun si ferme pas / Naura foul cette terre ; / Personne naura tant brill /

    Dans lamour et dans la guerre. Sur le jardin et le patio, / Sur les tours de Balvanera, / Et cette mort accidentelle / A

    un coin de rue quelconque. Je ne vois pas les traits. Je vois / Sous le feu jaune du fanal / Le choc des hommes ou

    des ombres / Et ce serpent, le couteau. Peut-tre quen ce moment / O la blessure le pntrait, / II se dit quil sied un

    mle / De ne pas retarder le dpart. Il ny a que Dieu pour savoir / La droiture de cet homme. / Messieurs, je ne fais que

    chanter / Ce qui se scelle dans le nom. Parmi les choses il y en a une /Dont personne sur la terre /ne se repent. Cette chose,

    /Cest davoir t vaillant. Toujours le courage vaut mieux, / Lesprance nest jamais vaine ; /Que soit ddie

    cette milonga / ce Jacinto Chiclana

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    ga.5 Anctre et parent pauvre du tango(on dit quelle est au tango ce que le blues est au jazz) la milonga es le type de tango que Borges privilgiait. Il en a crit une bonne poigne, et les commente ainsi:

    Dans le modeste cas de mes milongas, le lecteur devra suppler la musique absente par limage dun homme qui chantonne, au vesti-bule de sa maison ou prs dun comptoir, saccompagnant de la gui-tare. La main sattarde sur les cordes et les paroles comptent moins que les accords.6

    Le tango est dans le temps, dans les ddains et les contrarits du temps; lapparent fouettement de la milonga appartient dj lternit. La milonga est lune des grandes conversations de Buenos Aires.7

    Ds son titre le pome propose donc, un nom propre Jacinto Chi-clana et une forme musicale: la milonga. Le nom propre est celui

    5 En fait, la milonga traditionnelle se chantait en dizains (dcimas), puis, quand la

    danse commenait prendre le dessus, elle adopta la forme des octets. La milonga qui nous occupe, fut compose dabord sous la forme et le titre dune romance, Romance de Jacinto Chiclana et divise en onze quatrains (La Nacin 1965). En tant que milonga elle tait, donc, non canonique et, partant, difficilement musicalisable. Lorsque Piazzol-la eut la mettre en musique il se vit oblig de lamputer de trois strophes, pour arron-dir la chiffre de vers quatre octets. Du point de vue musical, Jean-Pierre Berns dcrit ainsi la milonga : A lorigine, un rythme vif, syncop, sans doute dorigine africaine, hsitant entre une caractrisation binaire et ternaire, sur accompagnement en 2 /4 de deux guitares soutenues par des percussions, les tambours des candombe (la premire guitare rpte inlassablement des triolets de croches, la seconde, le schma croche pointe, double croche, deux croches). (...) La milonga est joue la guitare, 1accordon et sur un peigne pourvu de papier cigarettes, puis, par des trios ambu-lants composs dune flte, dune harpe et dun violon. Enfin, lorgue de Barbarie sen empare, la met en fiches sonores qui sintgrent bien vite au dcor du faubourg. Paral-llement, la composition musicale annexe la forme populaire traditionnelle du couplet en octosyllabes : la milonga est , devenue chanson et Ianctre direct du tango (88).

    6 En el modesto caso de mis milongas, el lector debe suplir la msica ausente por la imagen de un hombre que canturrea, en el umbral de su zagun o en un almacn, acompandose con la guitarra. La mano se demora en las cuerdas y las palabras cuen-tan menos que los acordes. (OC 2: 331)

    7 El tango est en el tiempo, en los desaires y contrariedades del tiempo; el chacaneo aparente de la milonga ya es de eternidad. La milonga es una de las grandes conversa-ciones de Buenos Aires (OC 1:133)

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    dun inconnu. Le placer dans un rythme de milonga aura la vertu insolite de prter ce nom un pass apocryphe, dans lequel se m-langent le courage stocien et la sensualit orgiaque:

    Dans un dialogue dOscar Wilde on lit que la musique nous rvle un pass personnel que nous ignorions jusque l et nous porte re-gretter des msaventures qui ne nous sont pas arrives et des fautes que nous