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Dmitri Merejkovski (Мережковский Дмитрий Сергеевич) 1866 — 1941 JOSEPH PILSUDSKI 1921 Paris, Imprimerie René Tancrède, 1921. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Merejkovski - Joseph Pilsudski

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Joseph Pilsudski

Dmitri Merejkovski

( )

1866 1941

JOSEPH PILSUDSKI

1921

Paris, Imprimerie Ren Tancrde, 1921.

Vous voulez que je vous dise mes impressions sur mon entretien avec le Chef de ltat? Je crains que ceci neme soit point ais. Voici un moment o je me sensmauvais narrateur, mauvais crivain. Car lessentiel dunentretien vivant, purement verbal, cest ce qui na pas tdit, lessentiel en est sensation imprvue, motions,sourire, regard, silence, clair, musique. Et commentexprimer un clair, narrer une musique?

Ce qui concerne le ct positif de mon entretien, important peut-tre et fcond en rsultats je ne veuxpoint y toucher, dabord parce que je ne sais si jen ai ledroit et puis parce que en madressant Joseph Pilsudski,je lui parlai non en homme politique, mais dhomme homme.

Il ma sembl toujours que la religion contemporaine, religion de non-adoration des hros, de non-prosternationdevant la grandeur, de sputation sur la saintet, dinsoumission aux puissances spirituelles, de rvolte enfantine,animale et esclave, tait la source principale de la roturecontemporaine. Ma religion est toute diffrente. Son commandement proclame ceci: rien sur terre nest plus digne dadoration que le reflet du visage de Dieu sur le visage de lhomme, du Hros. Jadis, comme de nos jours,il fut et toujours il sera; le Hros est la manifestationimmuable du Divin la Thophanie.

Quand le marchal entra dans la chambre, le vent silencieux, dont parle le Livre des Rois, souffla sur moi.Immdiatement jeus cette impression: oui, cest Lui, leHros, ens realissimum ltre le plus rel, commelexprima Nietzsche en parlant de Napolon.

Je reconnaissais et ne reconnaissais pas cette figure reproduite par dinnombrables portraits: une taille peuleve et vigoureuse de Soldat et dOuvrier; le visagetantt las, et presque vieux, tantt immortellementjeune; un front abrupt, tombant, prominent, creus deprofondes rides horizontales, comme la pierre dure par lepoinon du graveur; des lvres fortement serres degrand taciturne et, sous les sourcils fauves, obstinment hrisss, broussailleux, des yeux trangement lumineux, tantt voils, tantt transparents, au regard indescriptible, pntrant au fond des yeux, voyants. Jecompris que cette figure slverait sculpte dans unairain dternelle dure, par le ciseau du grand sculpteur lHistoire.

Je commenai parler et ne pus continuer. Il me semble que le plus fort de mon motion tait limprvu,la stupfaction de voir la ralit si simple. Javaispens: ce sera grand, solennel et ctait tellementsimple.

Dans le palais du Belvdre, une chambre simple et calme: par la fentre ouverte, le ciel simple et calme, dungris embrum au-dessus de la verdure embrume, calmeet simple de Lazienki. Et lui calme et simple, comme leciel.

Je me mis parler franais. Immdiatement il passa au russe.

Cela vous sera t-il plus facile ainsi? demanda-t-il avec un sourire aimable.

Il parla bas et du coup je baissai la voix. Nous nous connaissons depuis des sicles. Quel gouffre entre nous etquelle proximit! Un ami. Un frre.

De quoi avons-nous parl? Je ne saurais en quelques mots rsumer cette conversation, longue dune heure etdemie et si je le pouvais je le rpte je ne levoudrais pas. Je tcherai de noter uniquement desmoments fragmentaires, des sons de cette musique, destincelles de ce feu.

Ctait pour moi une joie inattendue que de voir quil comprenait tout dun demi-mot, dune allusion, dunregard, dun sourire, dun silence.

Il semble que les hommes contemporains prissent moins de btise et dune insuffisance de raison, que duneinsuffisance dimagination, de cette imagination compatissante du cur, qui pntre plus profondment au curdes choses que lesprit le plus perant. Je suis convaincuque si les hommes, non pas tels ou tels dentre eux, maisles hommes tout simplement, les habitants de la planteterrestre, pouvaient imaginer ce qui se passe sur lasixime partie de cette plante, en Russie, ils ne le supporteraient pas un instant et du coup, tous ensemble,se prcipiteraient pour mettre fin cette incroyablehorreur.

Ce don dimagination sensible, dintuition, ce don de voyant que Mickiewicz considre comme le don essentiel de la race slave, Joseph Pilsudski le possde un degr plus haut que tout politicien contemporain.

Je suis romantique et raliste un degr gal, affirma-t-il, et il se manifesta tel, mieux que quiconque,dans son entretien avec moi.

Quand je lui contais lhorreur bolcheviste, javais la sensation quil savait dj tout et voyait dici, commejavais vu l-bas.

ma narration, il ajouta seulement deux traits. Lanecdote du bourgeois de Berditchew qui, sauv desbolcheviques, avait d racheter une cravate: Pensez-donc, pensez que pendant deux ans je nai pas port decravate, le malheureux tait prt pleurer. Et le rcitsur les cimetires ukrainiens, sur la floraison de croixnouvelles semblables des pis, couvrant subitementle sol aprs la retraite des bolcheviques. Mais la Russieaussi a un fond. Un jour ils arriveront au fond et scrouleront...

Craignez le fond russe, monsieur le marchal, cestle fond du gouffre et le gouffre attire. Craignez le fondrusse pour la Pologne et pour lEurope.

De nouveau, il se tut et je compris que, comme moi, il voyait le fond.

La conversation tourna sur les projets avorts de restauration, sur la dbcle de Ivoltchak, de Joudenitch,de Denikine.

Entre la restauration russe et la Pologne, nulleliaison ne saurait exister. Tout, plutt que cela. Pluttle bolchevisme, scria-t-il avec une colre menaante,et ses yeux tincelrent.

Il parlait avec une force terrible. Je men rjouis, mais comment lui prouver? comment le convaincre? queje ntais pas seul me rjouir, mais que la Russieentire partageait mon avis.

Que devons-nous faire, nous autres, Polonais etEuropens en gnral? continua-t-il plus calme. On nepeut demander du gnie aux hommes, la plupart sontdes gens dun moyen sens commun, toute politiquesappuie sur eux. Ils ne croient que ce quils voient et ilsvoient deux Russies: lancienne, celle des tsars et lanouvelle, celle des Bolcheviques. Il a fallu choisir entreces deux Russies, car une troisime nexiste pas.

Elle existe.

O? o? Nous la dsirons et nous la cherchons,indiquez-nous o elle est.

Que devais-je rpondre? qui indiquer? Le Paris, le Londres, le Berlin russe? Qui nommer? Miliukow,Maklakow, Sazonow, Kierenski?

Je songeai la floraison des croix nouvelles semblables des pis.

La troisime Russie nest pas ici, mais l-bas, enRussie.

Vous le savez, vous y croyez?

Oui, jy crois.

La peur me saisit. Que sera-ce sil secoue la tte et dit simplement: Et moi je ne crois pas. Mais il sedtourna en silence et regarda travers la fentre deses yeux simples et calmes le ciel simple et calme. Jesoupirai plus librement; sil ne croit pas maintenant, peut-tre croira-t-il un jour.

Ici commena la partie principale de notre entretien, partie relative ce quil faudrait faire pour la troisimeRussie. Je ne le rpterai pas, je dclarerai uniquement,quoi quon dise de lui, Joseph Pilsudski nest pas unennemi de la Russie. Sa poitrine ne renferme point unepierre, la place du cur. Je le dis pour tous et pourmoi; il est encore plus grand que sa rputation actuelle.Et que quarante mille Minorow, Zenzinow, Kierenskimassurent que dans cet entretien jai vendu la Russie,je ne les croirai pas!

Je ne sais pas lequel de nos deux peuples est en ce moment plus ncessaire lautre mcriai-je dans lefeu de la conversation.

Maintenant, de loin, je comprends que cela a pu paratre insolent, tellement en juger daprs les apparences nous sommes inexistants. Mais ce ntait point delinsolence, seulement de la sincrit. Et il comprit, cequil me parut, quen dehors du visible, il y a quelquechose dautre, de plus grand.

Il minterrogea beaucoup sur le gnral Brusilow et sur le nouvel esprit patriotique de larme rouge. Et,de nouveau, il comprit ce qui est si difficile, presqueimpossible un homme non russe le plus grandcontre-sens de tous les contre-sens russes lInternationale nationale, les soldats communistes russes,hros de la paix de Brest, qui vont mourir sous lesdrapeaux de Bornstein-Trotzki pour la sainte Russie. Ilcomprit que cela encore est possible dans ce pays depossibilits illimites. Le tranchant positif de notreentretien portait sur ce point: comment dtourner cedanger-l, le plus grand peut-tre pour la Pologne et laRussie? Car la Russie et la Pologne sont ici ensemble;il le comprit galement.

Il semble que cest l tout ce que je puis relater du ct positif de notre entretien. Javoue que ces silencesembrument mes impressions et limage qui y est grave.

Mais jespre y revenir un jour: loublier est impossible elle est dans ma mmoire, dans mon cur, ineffaable jamais.

Encore un dernier trait: sans lui le tableau ne serait pas complet. En parlant de limportance dune individualit cratrice elle seule des destines dune nation,je fis allusion lui-mme, Joseph Pilsudski.

Vous avez cr la Pologne, vous pourriez dire:la Pologne cest moi.

Vous croyez? il sourit dun amer sourire. Etsavez-vous quil y a des instants o il me semble que jelutte encore avec la Pologne, que je combats contre laPologne. Je suis un homme suffisamment fort, mais quelquefois je faiblis.

Et subitement, de nouveau, comme dans la premire minute o je le vis, souffla sur moi le souffle du ventsilencieux. Maintenant, lorsquil parla de sa faiblesse,je sentis quil tait fort dune force qui nest pas la sienne.Cest ma faiblesse qui rend ma force surabondante.Maintenant je sentis que javais devant moi un lu de Dieu.

Oui, je le dis tous, comme je lai dit lui. Oh! je sais, combien il est difficile et terrible de dire cela dun homme,quand les Lnine, les Trotzki passent pour de grandshommes, lus eux aussi mais de qui? Je sais quelscharbons ardents jattire sur ma tte, quelles railleries propos de ma navet enfantine et pourtant je le dis: lesLnine, les Trotzki ne sont pas de grands hommes cesont de grandes nullits.

Lhomme est la mesure des choses. Et la mesure des hommes cest quoi? Si ce nest Dieu alors cest lediable. Crer cest imiter Dieu: dtruire cest imiter lediable. Depuis longtemps nous avons oubli Dieu et mesurons lhomme la mesure du diable. Daprs cettemesure, grand est le cabotin couronn de fleurs quiincendie Rome; grand est Djingis-Khan avec ses hordessauvages ou bien avec ses tlgraphes et tlphones;grand le matelot ivre qui fait sauter un magasin depoudres avec un bout de cigarette. Mais daprs la mesurede Dieu, eux tous sont des nullits; daprs la mesuredivine, anantir le soleil cest une uvre moindre quede crer un atome; dtruire un monde cest une uvremoindre qulever une plante. Nous avons oubli Dieu etnous avons cess dhonorer le Hros, manifestation de lapuissance divine dans lhumanit voil pourquoi noussaluons ces deux grandes nullits: Trotzki et Lnine cette grande Canaille et ce grand Castrat.

Voil notre honte et notre chtiment la honte de toute lEurope, de tout le monde chrtien.

Mais que le monde salue le diable, quil salue le royaume de la Bte, qui ressemble la bte et qui peutlaffronter, jamais lui, jamais Joseph Pilsudski ne lefera. De cette honte il sauvera la Pologne et sauverapeut-tre le monde. Voil pourquoi il est un lu de Dieu.

En le quittant, je voulais me tourner vers les Polonais et leur dire: Que vous tes heureux. Combien les autrespays doivent vous envier. Combien Dieu a chri sa Fillequi est si belle couronne dpines, tendue sur la Croix,puisquil lui a envoy un tel Chef. Je suis parmi vous untranger, mais je ne vous suis pas tranger et je vous dis:aimez-le. Je sais que vous laimez, mais aimez-le davantage. Oh! que jamais ne se rptent des moments o ilpuisse dire: je faiblis je lutte avec la Pologne.Souvenez-vous que vous pouvez tout perdre et toutrecouvrer le pain, lor, les armes, les territoires, lesports somptueux, les trsors dart, de sciences et mme une nouvelle gloire mais non un second JosephPilsudski. En le perdant, vous perdrez tout et ne recouvrerez plus rien. Ne discutez pas qui est plus grand: voustous ou lui seul. Savez-vous qui de vous a t cr parlautre: vous par lui, ou lui par vous? Tous vous lesoulevez, comme la vague soulve le nageur et lui voussupporte, comme la cariatide courbe supporte un dificeimmense.

Des journes pouvantables et noires surviendront et sont dj survenues. Nest-ce point la noirceur de lultimehorreur et de la honte ultime que la vue dun grand peuplevendant son honneur et celui des autres, marchandantavec une nullit diabolique, comme un brigand marchandeavec brigand sur le cadavre dun tre massacr, commeune entremetteuse avec une prostitue propos dunepoigne dor? Le jour actuel est noir, pouvantable, etle lendemain sera encore plus noir, plus pouvantable.Des troupes innombrables de barbares avancent sur vous,sur toute lEurope elles avancent comme quelque chosede pareil au royaume de lAntchrist. Ne croyez pas queje vous dis de vaines paroles, que je vous effraie avec desfables enfantines: dautres peuples peuvent le croire maisnon pas vous, Polonais. Je vous dis ce que vos grandsprophtes vous disaient les trois flamboyants, tracsdans les tnbres par le doigt de Dieu pour votre salut:August Cieszkowski, Andr Towianski, Adam Mickiewicz.Dans ces noires journes noubliez pas vos prophtes. Jevous dis ce queux vous disaient: le Christ est dans laPologne mais la Pologne nest pas le Christ. Pour leshommes et pour les peuples, le chemin de la Croix ne setermine pas sur la terre: dune crucifixion il va unersurrection, puis une crucifixion nouvelle, et il ensera ainsi, tant que le mystre de Dieu ne sera pasaccompli non seulement dans chaque peuple mais danslhumanit entire.

Oui, ce ne sont point de vaines paroles que je vous dis avec vos prophtes: quelque chose de semblable auroyaume de lAntchrist avance sur le monde chrtien.Le dernier rempart contre lui est la Pologne. Le dernier combat avec lui sera livr ici.

Unissez-vous tous, comme un seul homme, autour de votre grand chef Joseph Pilsudski. Unissez vos curscomme des pes, levez-le une telle hauteur que tousles peuples puissent le voir comme vous le voyez, puissentle connatre comme vous le connaissez.

Quand vous aurez fait cela, vous sauverez la Pologne, et peut-tre sauverez-vous le Monde.

Dmitri Merejkowski.

Varsovie, Aot 1920._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 28 fvrier 2015.

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