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Manifeste pour un parti du rythme Henri Meschonnic août/novembre 1999 Aujourd'hui j’ai besoin, pour être un sujet, vivre comme un sujet, de faire une place pour des poèmes. Une place. Ce que je vois autour de moi par la plupart appeler la poésie tend étrangement, insupportablement, à refuser une place, sa place, à ce que j’appelle un poème. Il y a, dans une poésie à la française, pour des raisons qui ne sont pas étrangères au mythe du génie de la langue française, l’institutionnalisation d’un culte rendu à la poésie qui produit une absence programmée du poème. Des modes, il y en a toujours eu. Mais cette mode exerce une pression, la pression de plusieurs académismes cumulés. Pression atmosphérique : l'air du temps. Contre cet étouffement du poème par la poésie, il y a une nécessité de manifester, de manifester le poème, une nécessité que ressentent périodiquement certains, pour faire sortir une parole étouffée par la puissance des conformismes littéraires qui ne font qu’esthétiser des schémas de pensée qui sont des schémas de société. Une idolâtrie de la poésie produit des fétiches sans voix qui se donnent et sont pris comme de la poésie. Contre toutes les poétisations, je dis qu’il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. Je dis que c’est par là seulement que la poésie, comme activité des poèmes, peut vivre dans la société, faire à des gens ce que seul un poème peut faire et qui, sans cela, ne sauront même pas qu’ils se désubjectivent, qu’ils se déshistoricisent pour n’être plus eux-mêmes que des produits du marché des idées, du marché des sentiments, et des comportements. Au lieu que l’activité de tout ce qui est poème contribue, comme elle seule peut le faire, à les constituer comme sujets. Pas de sujet sans sujet du poème. Car si le sujet du poème manque aux autres sujets dont chacun de nous est la résultante, il y a à la fois un manque spécifique, et l’inconscience de ce manque, et ce manque atteint tous les autres sujets. Les treize à la douzaine des sujets que nous sommes. Et ce n’est pas le

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Manifeste pour un parti du rythmeHenri Meschonnic août/novembre 1999

    Aujourd'hui j’ai besoin, pour être un sujet, vivre comme un sujet, de faire une place pour des poèmes. Une place. Ce que je vois autour de moi par la plupart appeler la poésie tend étrangement, insupportablement, à refuser une place, sa place, à ce que j’appelle un poème.     Il y a, dans une poésie à la française, pour des raisons qui ne sont pas étrangères au mythe du génie de la langue française, l’institutionnalisation d’un culte rendu à la poésie qui produit une absence programmée du poème.     Des modes, il y en a toujours eu. Mais cette mode exerce une pression, la pression de plusieurs académismes cumulés. Pression atmosphérique : l'air du temps.     Contre cet étouffement du poème par la poésie, il y a une nécessité de manifester, de manifester le poème, une nécessité que ressentent périodiquement certains, pour faire sortir une parole étouffée par la puissance des conformismes littéraires qui ne font qu’esthétiser des schémas de pensée qui sont des schémas de société.     Une idolâtrie de la poésie produit des fétiches sans voix qui se donnent et sont pris comme de la poésie.     Contre toutes les poétisations, je dis qu’il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie.     Je dis que c’est par là seulement que la poésie, comme activité des poèmes, peut vivre dans la société, faire à des gens ce que seul un poème peut faire et qui, sans cela, ne sauront même pas qu’ils se désubjectivent, qu’ils se déshistoricisent pour n’être plus eux-mêmes que des produits du marché des idées, du marché des sentiments, et des comportements.     Au lieu que l’activité de tout ce qui est poème contribue, comme elle seule peut le faire, à les constituer comme sujets. Pas de sujet sans sujet du poème.     Car si le sujet du poème manque aux autres sujets dont chacun de nous est la résultante, il y a à la fois un manque spécifique, et l’inconscience de ce manque, et ce manque atteint tous les autres sujets. Les treize à la douzaine des sujets que nous sommes. Et ce n’est pas le sujet freudien qui va vous sauver. Ou qui va sauver le poème.     Seul le poème peut unir, tenir l’affect et le concept en une seule bouchée de parole qui agit, qui transforme les manières de voir, d’entendre, de sentir, de comprendre, de dire, de lire. De traduire. D'écrire.     En quoi le poème est radicalement différent du récit, de la description. Qui nomment. Qui restent dans le signe. Et le poème n’est pas du signe.     Le poème est ce qui nous apprend à ne plus nous servir du langage. Il est seul à nous apprendre que, contrairement aux

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apparences et aux coutumes de pensée, nous ne nous servons pas du langage.     Ce qui ne signifie pas, selon une réversibilité mécanique, que le langage se sert de nous. Ce qui, curieusement, aurait davantage de pertinence, à condition de délimiter cette pertinence, de la limiter à des manipulations types, comme y procèdent couramment la publicité, la propagande, le tout-communication, la non-information, et toutes les formes de la censure. Mais alors ce n’est pas le langage qui se sert de nous. C’est les manipulateurs, qui agitent les marionnettes que nous sommes entre leurs mains, c'est eux qui se servent de nous.     Mais le poème fait de nous une forme-sujet spécifique. Il nous pratique un sujet que nous ne serions pas sans lui. Cela, par le langage. C’est en ce sens qu’il nous apprend que nous ne nous servons pas du langage. Mais nous devenons langage. On ne peut plus se contenter de dire, sinon comme un préalable, mais si vague, que nous sommes langage. Il est plus juste de dire que nous devenons langage. Plus ou moins. Question de sens. De sens du langage.     Mais seul le poème qui est poème nous l’apprend. Pas celui qui ressemble à la poésie. Toute faite. D’avance. Le poème de la poésie. Lui, il ne rencontre que notre culture. Variable, aussi. Et dans la mesure où il nous trompe, en se faisant passer pour un poème, c’est un nuisible. Car il brouille à la fois notre rapport à nous-mêmes comme sujet et notre rapport à nous-mêmes en train de devenir langage. Et les deux sont inséparables. Ce produit tend à faire et refaire de nous un produit. Au lieu d’une activité.     C’est pourquoi l’activité critique est vitale. Pas destructrice. Non, constructrice. Constructrice de sujets.     Un poème transforme. C’est pourquoi nommer, décrire ne valent rien au poème. Et décrire est nommer. C’est pourquoi l’adjectif est révélateur. Révélateur de la confiance au langage, et la confiance au langage nomme, elle ne cesse de nommer. Regardez les adjectifs.     C’est pourquoi célébrer, qui a tant été pris pour la poésie, est l’ennemi du poème. Parce que célébrer, c’est nommer. Désigner. Égrener des substances selon le chapelet du sacré pris pour la poésie. En même temps qu’accepter. Non seulement accepter le monde comme il est, l’ignoble "je n’ai que du bien à en dire" de Saint-John Perse, mais accepter toutes les notions de la langue à travers lesquelles il est représenté. Le lien impensé entre le génie du lieu et le génie de la langue.     Un poème ne célèbre pas, il transforme. C’est ainsi que je prends ce que disait Mallarmé: "La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence: elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle". Là où certains croient que c’est du démodé.     Pour le poème, j’en retiens le rôle majeur du rythme dans la constitution des sujets-langage. Parce que le rythme n’est plus, même si certains délettrés ne s’en sont pas aperçus, l’alternance du

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pan-pan sur la joue du métricien métronome. Mais le rythme est l’organisation-langage du continu dont nous sommes faits. Avec toute l’altérité qui fonde notre identité. Allez, les métriciens, il vous suffit d’un poème pour perdre pied.     Parce que le rythme est une forme-sujet. La forme-sujet. Qu’il renouvelle le sens des choses, que c’est par lui que nous accédons au sens que nous avons de nous défaire, que tout autour de nous se fait de se défaire, et que, en approchant cette sensation du mouvement de tout, nous-mêmes sommes une part de ce mouvement.     Et si le rythme-poème est une forme-sujet, le rythme n’est plus une notion formelle, la forme elle-même n’est plus une notion formelle, celle du signe, mais une forme d’historicisation, une forme d’individuation. À bas le vieux couple de la forme et du sens. Est poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu’est une subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne.     Un poème est un acte de langage qui n’a lieu qu’une fois et qui recommence sans cesse. Parce qu’il fait du sujet. N’arrête pas de faire du sujet. De vous. Quand il est une activité, pas un produit.     Manière plus rythmique, plus langage, de transposer ce que Mallarmé appelait "authenticité" et "séjour". Séjour, terme encore trop statique pour dire l’instabilité même. Mais "la seule tâche spirituelle", oui, je dirais encore oui, dans ce monde emporté par la vulgarité des conformismes et le marché du signe, ou alors renoncer à être un sujet, une historicité en cours, pour n’être qu’un produit, une valeur d’échange parmi les autres marchandises. Ce que la technicisation du tout-communication ne fait qu’accélérer.     Non, les mots ne sont pas faits pour désigner les choses. Ils sont là pour nous situer parmi les choses. Si on les voit comme des désignations, on montre qu’on a l’idée la plus pauvre du langage. La plus commune aussi. C’est le combat, mais depuis toujours, du poème contre le signe. David contre Goliath. Goliath, le signe.     C’est pourquoi aussi je crois qu’on a tort de rattacher encore et toujours, chez Mallarmé, "l’absente de tous bouquets" à la banalité du signe. Le signe absence des choses. Surtout quand on l’oppose à la "vraie vie" de Rimbaud. On reste dans le discontinu du langage opposé au continu de la vie. Mallarmé savait, lui, que sur une pierre "les pages se refermeraient mal".     C’est ici que le poème peut et doit battre le signe. Dévaster la représentation convenue, enseignée, canonique. Parce que le poème est le moment d’une écoute. Et le signe ne fait que nous donner à voir. Il est sourd, et il rend sourd. Seul le poème peut nous mettre en voix, nous faire passer de voix en voix, faire de nous une écoute. Nous donner tout le langage comme écoute. Et le continu de cette écoute inclut, impose un continu entre les sujets que nous sommes, le langage que nous devenons, l’éthique en acte qu’est cette écoute, d’où une politique du poème. Une politique de la pensée. Le parti du rythme.     De là le dérisoire dans la reprise indéfiniment par des poètes du poétisme tour d’ivoire, chez Hölderlin, de "l'homme habite [ou vit] poétiquement sur cette terre – dichterisch wohnt der Mensch auf

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dieser Erde", un Hölderlin passé par l'essentialisation Heidegger, où se situe un pseudo-sublime à la mode. Non, bien sûr. L'homme vit sémiotiquement sur cette terre. Plus que jamais. Et ne pas croire que je m'en prends à Hölderlin. Non, je m'en prends à l'effet Hölderlin, ce n'est pas la même chose. À l'essentialisation en chaîne du langage, du poème (avec le néo-pindarisme qui en sort, et qui est à la mode), et l'essentialisation de l'éthique et du politique.     Le poétisme est l’alibi et le maintien du signe. Avec sa citation-cliché de rigueur, le moulin à prière de la poétisation : "et pourquoi des poètes en un temps de misère – und wozu Dichter in dürftiger Zeit?".     C’est – eh oui, c’est comme ça – contre cela qu’il faut du poème, encore du poème, toujours du poème. Du rythme, encore du rythme, toujours du rythme. Contre la sémiotisation généralisée de la société. À quoi quelques poètes ont cru, ou ils font semblant, échapper par le ludique. L’amour de la poésie, au lieu du poème. Creusant leur fosse avec leurs rimes. Misère poétique plus que temps de misère.     Il y a à penser la clarté du poème. D’où l’enjeu, dans la nécessité de dégager Mallarmé des interprétations qui continuent de le rabattre sur le signe, en isolant depuis quarante ans toujours les mêmes mots, la "disparition élocutoire du poète". Mais jamais "le poème, énonciateur". Mallarmé-symptôme. Réduit seulement à des affaires de sens. Ce qui permet de continuer à le voir comme un poète difficile, le poète du difficile. L’obscur. Aucun changement, ou si peu, depuis Max Nordau. Toujours les imbéciles du présent.     En rabattant Mallarmé sur son époque. Doublement enfermé, Mallarmé : dans le signe, et dans le symbolisme. Vieillerie, "l’explication orphique de la Terre". Le moyen complaisant de continuer à ne pas penser le poème. Tout en sacralisant la poésie.     L’enjeu, à faire entendre l’oralité et la clarté de Mallarmé, c’est le poème. Contre la sottise savante du signe.     L’enjeu du suggérer contre le nommer comme un universel du poème. Donc un universel du langage. On ne peut pas être plus clair, comme il disait : "travailler avec mystère en vue du plus tard ou de jamais".     Alors, au contraire de ceux qui ne croient plus au mot de Mallarmé sur "l’explication orphique de la Terre", et sans perdre davantage de temps avec quelques descriptivistes énumérateurs de noms de villes, je dirais que le poème, le plus petit poème, une copla espagnole, est la relève du défi reporté, éludé dans la non-réalisation par Mallarmé de son "Livre", en essentialisant la poésie, au lieu d’entendre les formes indéfiniment renouvelées de l’"Odyssée moderne" chez Mallarmé même, dans ce qu’il a écrit plutôt que dans ce qu’il n’a pas écrit, et dans toutes les voix qui ont été leur propre voix.     Parce que, à chaque voix, Orphée change, et recommence. Une Odyssée recommence. Il faut l’entendre, hommes de peu de voix.     Avec un poème, ce n’est pas une voyance qui est à l'œuvre, comme toute une tradition poétique d’abord, poétisante ensuite, l’a cru. Mais "le seul devoir du poète", pour repartir de Mallarmé, car d’abord il y en a un, et seul le poème peut nous donner ce qu’il est

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seul à faire, c’est l’écoute de tout ce qu’on ne sait pas qu’on entend, de tout ce qu’on ne sait pas qu’on dit et de tout ce qu’on ne sait pas dire, parce qu’on croit que le langage est fait de mots.     Orphée a été un des noms de l’inconnu. Une erreur grossière et commune est de le croire accroché au passé. Au lieu que ce qu’il désigne continue en chacun de nous.     Et l’Odyssée, l’"Odyssée moderne" dont parle Mallarmé, une autre erreur grossière a été, et est encore, de la confondre avec les voyages et leurs récits, avec la décalcomanie des épopées et de l’idée reçue qu’on en avait. Autant confondre le monumental et le surdimensionné. Le poème montre que l’odyssée est dans la voix. Dans toute voix. L’écoute est son voyage.     Et si l’écoute est le voyage de la voix, alors s’abolit l’opposition académique entre le lyrisme et l’épopée. Autant que la définition, déjà prise par Poussin à un Italien du XVIème siècle, avant d’être redite par Maurice Denis, de la peinture comme "des couleurs en un certain ordre assemblées" annule d’avance l’opposition entre le figuratif et l’abstrait.     Reste seulement : c’est de la peinture, ou ce n’est pas de la peinture. Comme Baudelaire disait déjà. C’est un poème, ou ce n’est pas un poème. Ça ressemble. Ça fait tout pour y ressembler. Ressembler à la poésie. Ressembler à de la pensée. Car il y a un poème de la pensée, ou alors il n'y a que du simili. Du maintien de l'ordre.     Oui, en un sens nouveau, tout poème, s’il est un poème, une aventure de la voix, non une reproduction variable de la poésie du passé, a de l’épopée en lui. Et laisse au musée des arts et traditions du langage la notion de lyrisme que quelques contemporains ont tenté de remettre au goût du jour, en lui faisant dire un chapelet de traditionalismes : les confusions entre le je et le moi, entre la voix et le chant, entre le langage et la musique, dans une commune ignorance du sujet du poème. Confusions, il est vrai, que le passé même de la poésie a contribué à faire naître.     Mais le poème fait signe de vie. Ce qui lui ressemble, parce qu’il veut avoir la poésie, en avoir l’air sinon en avoir l’être, fait signe de livre.     Conséquence : cette opposition retrouve celle qu’on fait d’ordinaire entre la vie et la littérature. Et un poème est ce qui s’oppose le plus à la littérature. Au sens du marché du livre. Un poème se fait dans la réversibilité entre une vie devenue langage et un langage devenu de la vie.     Hors du poème abonde le n’importe quoi des prétentionnismes, ces montages qui continuent de répéter le contresens si répandu sur la phrase de Rimbaud : "Il faut être absolument moderne". Décidément, rien de plus actuel que le "Je rétorquerai devant l’agression que des contemporains ne savent pas lire", de Mallarmé. Encore l’imbécile du présent qui parle, dans ce contresens. Le même qui est l’imbécile du langage.     Un poème est fait de ce vers quoi on va, qu’on ne connaît pas, et de ce dont on se retire, qu’il est vital de reconnaître.

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    Pour un poème, il faut apprendre à refuser, à travailler à toute une liste de refus. La poésie ne change que si on la refuse. Comme le monde ne change que par ceux qui le refusent.     Dans mes refus je mets : non au signe et à sa société. Non à cette pauvreté boursouflée qui confond le langage et la langue, et ne parle que de la langue sans savoir ce qu’elle dit, d’une mémoire de la langue, comme si la langue était un sujet, et d’un rapport d’essence de l'alexandrin au génie de la langue française. N’oubliez pas de respirer toutes les douze syllabes. Ayez le cœur métrique. Mythologie qui n’est sans doute pas étrangère au retour joué par le ludique à la mode de la versification académique. Et si c’était pour faire rire, c’est raté. Déjà Aristote avait reconnu ceux qui écrivent en vers pour cacher qu'ils n'ont rien à dire.     Non au consensus-signe, dans la sémiotisation généralisée de la communication-monde.     Non on ne va pas aux choses. Puisqu’on n’arrête pas de les transformer ou d’être transformé par elles, à travers le langage.     Non à la phraséologie poétisante qui parle d’un contact avec le réel. À l’opposition entre la poésie et le monde extérieur. Qui ne mène qu’à parler de. Énumérer. Décrire. Nommer encore. Ce n’est pas le monde qui est là, c’est le rapport au monde. Et ce rapport est transformé par un poème. Et l'invention d'une pensée est ce poème de la pensée.     Non la poésie n’est pas dans le monde, dans les choses. Contrairement à ce que des poètes ont dit. Imprudence de langage. Elle ne peut être que dans le sujet qui est sujet au monde et sujet au langage comme sens de la vie. On avait confondu le sentiment des choses et les choses elles-mêmes. Cette confusion entraîne à nommer, à décrire. Naïveté vite punie. La preuve, s’il en fallait, que la poésie n’est pas dans le monde, c’est que les non-poètes y sont comme les poètes, et n’en font pas un poème. Un cheval fait le tour du monde et reste un cheval.     Vivre ne suffit pas. Tout le monde vit. Sentir ne suffit pas. Tout le monde est sensible. L'expérience ne suffit pas. Le discours sur l'expérience ne suffit pas. Pour qu’il y ait un poème.     Non à l’illusion que vivre précède écrire. Que voir le monde modifie le regard. Quand c’est le contraire: l’exigence d’un sens qui n’y est pas, et la transformation du sens par tous les sens qui change notre rapport au monde.     Si vivre précède écrire, la vie n’est que la vie, l'écriture n’est que littérature. Et ça se voit. Du moins il faut apprendre à le reconnaître. L'enseignement devrait servir à ça.     Non au voir pris pour entendre. Des poètes ont cru qu’ils parlaient de la poésie en misant tout sur le voir, le regard. Manque de sens du langage. Les révolutions du regard sont des effets, non des causes. Une manière de parler qui masque son propre impensé. L'opposition forte passe entre la pensée par idées reçues, et penser sa voix, avoir la voix dans sa pensée.     Non au rimbaldisme qui voit Rimbaud-la poésie dans son départ hors du poème.

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    Non quand on oppose intérieur et extérieur, l’imaginaire et le réel, cette évidence apparemment indiscutable. Elle empêche de penser que nous ne sommes que leur rapport.     Non à la métaphore prise pour la pensée des choses, quand elle n’est qu’une façon de tourner autour, le joli, au lieu d’être la seule manière de dire.     Non à la séparation entre l’affect et le concept, ce cliché du signe. Qui ne fait pas seulement le simili-poème, mais la simili-pensée.     Non à l'opposition entre individualisme et collectivité, cet effet social du signe, cet impensé du sujet, donc du poème, qui tourne à la littérature, à la poésie comme jeu de société, cette rengaine ringarde du renga – ces prétendus poèmes qu'on fait à plusieurs.     Non à la confusion entre subjectivité, cette psychologie, où le lyrisme reste pris, ces mètres qu’on fait chanter, et la subjectivation de la forme-sujet qu’est le poème.     Non, non quand on oppose, si commodément, la transgression à la convention, l’invention à la tradition. Parce qu’il y a, depuis longtemps, un académisme de la transgression comme il y a un académisme de la tradition. Et parce que, dans les deux cas, on oppose le moderne au classique, en mêlant le classique au néo-rétro-, et dans les deux cas on a méconnu le sujet du poème, son invention radicale qui de tout temps a fait le poème, et qui renvoie ces oppositions à leur confusion, à leur impensé, que masque le péremptoire du marché.     Non aussi à la facilité qui oppose le facile et le difficile, la transparence à l’obscurité, aux clichés sur l’hermétisme. Le signe y est pour beaucoup, qui irrationalise son propre impensé, qu’il rend en effet obscur. C’est sa clarté qui est obscure. Comme la clarté française. Mais le poème, on ne lui refait pas ce vieux coup.     Non à la poésie comme visée du poème, puisque aussitôt c’est une intention. De poésie. Qui ne peut donc donner que de la littérature. La poésie de poésie n’étant pas plus de la poésie que le sujet philosophique n’est le sujet du poème.     Manifester n’est pas donner des leçons, ni prédire. Il y a un manifeste quand il y a de l’intolérable. Un manifeste ne peut plus tolérer. C’est pourquoi il est intolérant. Le dogmatisme mou, invisible, du signe, ne passe pas, lui, pour intolérant. Mais si tout en lui était tolérable, il n’y aurait pas besoin de manifeste. Un manifeste est l'expression d’une urgence. Quitte à passer pour incongru. S’il n’y avait pas de risque, il n’y aurait pas non plus de manifeste. Le libéralisme ne montre pas qu'il est l'absence de liberté.     Et un poème est un risque. Le travail de penser aussi est un risque. Penser ce qu’est un poème. Ce qui fait qu’un poème est un poème. Ce que doit être un poème pour être un poème. Et une pensée pour être de la pensée. Cette nécessité, penser inséparablement la valeur et la définition. Penser cette inséparation comme un universel du poème et de la pensée. Leur historicité, qui est leur nécessité.     Même si cette pensée est particulière, elle a par principe toujours eu lieu dans une pratique, elle sera nécessairement vraie toujours. Elle n’est donc nullement une leçon pour ce qu’on appelle le siècle à

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venir. Pas plus que le bilan académique du siècle. Cet effet de langage, l’effet-temporalité du signe. Le discontinu du siéclisme.     En somme, le poème manifeste et il y a à manifester pour le poème le refus de la séparation entre le langage et la vie. La reconnaître comme une opposition non entre le langage et la vie, mais entre une représentation du langage et une représentation de la vie. Ce qui resitue l’interdit prétendu d’Adorno (qu’il est barbare et impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz), que certains pensent inverser en faisant jouer ce rôle d’inverseur à Paul Celan, alors qu’ils demeurent dans le même impensé, que montrait Wittgenstein par l'exemple de la douleur. Elle ne peut pas se dire. Mais justement un poème ne dit pas. Il fait. Et une pensée intervient.     Ces refus, tous ces refus sont indispensables pour que vienne un poème. À l'écriture. À la lecture. Pour que vivre se transforme en poème. Pour qu’un poème transforme vivre.     Le comble, dans ce qui prend des airs de paradoxe, c’est qu’il n’y est question que de truismes. Mais méconnus. C’est le comique de la pensée.     Mais c’est seulement par ces refus, qui sont les battements de la pensée, pour respirer dans l’irrespirable, que toujours il y a eu des poèmes. Et qu'une pensée du poème est nécessaire au langage, à la société.

NOTA BENE : Ceci constitue, le 2 novembre 1999, la deuxième

et provisoirement définitive version.

MANIFIESTO POR UN PARTIDO DEL RITMO(Traducción Eduardo Uribe)

El día de hoy necesito, para ser un sujeto, vivir como un sujeto, hacer un lugar para poemas. Un lugar. Lo que yo veo alrededor de mí por la mayoría llamar la poesía tiende a rechazar extrañamente, insoportablemente, un lugar, su lugar, a lo que llamo un poema.Hay, en la poesía francesa, por razones que no son ajenas al mito del genio de la lengua francesa, la institucionalización de un culto rendido a la poesía que produce una ausencia programada del poema.Modas, que siempre ha habido. Pero esta moda ejerce una presión, la presión de varios academicismos acumulados. Presión atmosférica: el aire del tiempo.

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Contra este sofocamiento del poema por la poesía, hay una necesidad de manifestar, de manifestar el poema, una necesidad que algunos sienten periódicamente, para dejar salir una palabra sofocada por el poder de los conformismos literarios que no hacen sino estetizar esquemas de pensamiento que son esquemas de sociedad.Una idolatría de la poesía produce fetiches sin voz que se ofrecen y se toman como poesía.Contra todas las poetizaciones, digo que hay un poema solo si una forma de vida transforma una forma de lenguaje y si recíprocamente una forma de lenguaje transforma una forma de vida.Digo que es solamente por eso que la poesía, como actividad de los poemas, puede vivir en la sociedad, hacer a las gentes lo que sólo un poema puede hacer y que, sin eso, ni siquiera sabrán que se desobjetivan, que se deshistorizan para no ser ellas mismas más que producto del mercado de las ideas, del mercado de los sentimientos, y de los comportamientos.En lugar que la actividad de todo lo que es poema contribuya, como sólo ella puede hacerlo, a constituirlas como sujetos. Nada de sujeto sin sujeto del poema.Pues si el sujeto del poema falta a los otros sujetos de los que cada uno de nosotros es la resultante, hay a la vez una falta específica, y la inconsciencia de esta falta, y esta falta toca a todos los otros sujetos. Los trece en la docena de sujetos que somos. Y no es el sujeto freudiano el que va a salvarlo. O el que va a salvar al poema.Sólo el poema puede unir, tener el afecto y el concepto en un solo bocado de habla que actúa, que transforma las maneras de ver, de oír, de sentir, de comprender, de decir, de leer. De traducir. De escribir.En lo cual el poema es radicalmente diferente del relato, de la descripción. Que nombran. Que permanecen en el signo. Y el poema no es signo.El poema es lo que nos enseña a no servirnos más del lenguaje. Está solo para enseñarnos que, contrariamente a las apariencias y a las costumbres de pensamiento, no nos servimos del lenguaje.Lo que no significa, según una reversibilidad mecánica, que el lenguaje se sirve de nosotros. Lo que, curiosamente, tendría mayor pertinencia, a condición de delimitar esta pertinencia, de limitarla a manipulaciones tipos, como proceden comúnmente la publicidad, la propaganda, el todo-comunicación, la no-información, y todas las formas de la censura. Pero entonces no es el lenguaje el que se sirve de nosotros. Son los manipuladores, que agitan las marionetas que somos en sus manos, son ellos quienes se sirven de nosotros.Pero el poema hace de nosotros una forma-sujeto específica. Nos practica un sujeto que no seríamos sin él. Esto, por el lenguaje. Es en este sentido que nos enseña que no nos servimos del lenguaje. Pero nos volvemos lenguaje. Ya no podemos contentarnos con decir, sino como una condición previa, pero tan vaga, que somos lenguaje. Es más justo decir que nos volvemos lenguaje. Más o menos. Cuestión de sentido. De sentido del lenguaje.

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Pero sólo el poema que es poema nos lo enseña. No aquel que se parece a la poesía. Del todo hecha. Por adelantado. El poema de la poesía. Él, no se encuentra más que con nuestra cultura. Variable, también. Y a medida que nos engaña, haciéndose pasar por un poema, es un dañino. Ya que confunde a la vez nuestra relación con nosotros mismos como sujeto y nuestra relación con nosotros mismos volviéndonos lenguaje. Y los dos son inseparables. Este producto tiende a hacer y rehacer de nosotros un producto. En lugar de una actividad.Es por eso que la actividad crítica es vital. No destructora. No, constructora. Constructora de sujetos.Un poema transforma. Es por eso que nombrar, describir no valen nada en el poema. Y describir es nombrar. Es por eso que el adjetivo es revelador. Revelador de la confianza en el lenguaje, y la confianza en el lenguaje nombra, no cesa de nombrar. Miren los adjetivos.Es por eso que celebrar, que tanto se ha tomado por la poesía, es el enemigo del poema. Porque celebrar es nombrar. Designar. Contar sustancias según el rosario de lo sagrado tomado por la poesía. Al mismo tiempo que aceptar. No únicamente aceptar el mundo como es, el innoble "no tengo sino bien por decir de" de Saint-John Perse, sino aceptar todas las nociones de la lengua a través de las cuales se representa. El vínculo impensable entre el genio del lugar y el genio de la lengua.Un poema no celebra, transforma. Es así como tomo lo que decía Mallarmé: "La Poesía es la expresión, por el lenguaje humano reducido a su ritmo esencial, del sentido misterioso de los aspectos de la existencia: así provee de autenticidad nuestra estancia y constituye la única tarea espiritual". Allí donde algunos creen que es anticuado.Para el poema, reservo el mayor papel del ritmo en la constitución de sujetos-lenguaje. Porque el ritmo ya no es, incluso si algunos desletrados no lo han percibido, la alternancia del pan-pan sobre la mejilla del métrico metrónomo. Sino que el ritmo es la organización-lenguaje de lo continuo de que estamos hechos. Con toda la alteridad que funda nuestra identidad. Adelante, métricos, les basta un poema para perder el pie.Porque el ritmo es una forma-sujeto. La forma-sujeto. Que renueva el sentido de las cosas, que es por el que accedemos al sentido que tenemos de deshacernos, que todo alrededor de nosotros se hace de deshacerse, y que, acercándonos a esta sensación del movimiento de todo, nosotros mismos somos una parte de ese movimiento.Y si el ritmo-poema es una forma-sujeto, el ritmo ya no es una noción formal, la forma misma ya no es una noción formal, la del signo, sino una forma de historización, una forma de individuación. Abajo el viejo par de la forma y del sentido. Es poema todo lo que, en el lenguaje, realiza ese recitativo que es una subjetivación máxima del discurso. Prosa, verso, o línea.Un poema es un acto de lenguaje que no tiene lugar sino una vez y que recomienza sin cesar. Porque hace sujeto. No deja de hacer sujeto. De usted. Cuando es una actividad, no un producto.

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Manera más rítmica, más lenguaje, de transponer lo que Mallarmé llamaba "autenticidad" y "estancia". Estancia, término aún demasiado estático para decir la inestabilidad misma. Pero "la única tarea espiritual", sí, diré todavía sí, en este mundo conducido por la vulgaridad de los conformistas y el mercado del signo, o entonces renunciar a ser un sujeto, una historicidad en curso, para no ser más que un producto, un valor de cambio entre las otras mercancías. Lo que la tecnización del todo-comunicación no hace más que acelerar.No, las palabras no están hechas para designar las cosas. Están allí para situarnos entre las cosas. Si las vemos como designaciones, mostramos que tenemos la idea más pobre del lenguaje. La más común también. Es el combate, pero desde siempre, del poema contra el signo. David contra Goliat. Goliat, el signo.Es por eso que también creo que nos equivocamos al relacionar ahora y siempre, en el caso de Mallarmé, "la ausente de todo ramo" con la banalidad del signo. El signo ausenta cosas. Sobre todo cuando se opone a la "verdadera vida" de Rimbaud. Permanecemos en lo discontinuo del lenguaje opuesto a lo continuo de la vida. Mallarmé, él sabía que sobre una piedra "las páginas se volverían a cerrar mal".Es aquí que el poema puede y debe derrotar al signo. Devastar la representación convenida, enseñada, canónica. Porque el poema es el momento de una escucha. Y el signo no hace más que dejarnos ver. Es sordo, y vuelve sordo. Sólo el poema puede darnos voz, hacernos pasar de voz en voz, hacer de nosotros una escucha. Darnos todo el lenguaje como escucha. Y lo continuo de esta escucha incluye, impone un continuo entre los sujetos que somos, el lenguaje que nos volvemos, la ética en acto que es esta escucha, de allí una política del poema. Una política del pensamiento. El partido del ritmo.De allí lo irrisorio que retoman de Hölderlin indefinidamente poetas del poetismo torre de marfil, que "el hombre habita [o vive] poéticamente sobre esta tierra —dichterisch wohnt der Mensch auf dieser Erde", un Hölderlin pasado por la esencialización Heidegger, en que se sitúa un pseudosublime de moda. No, por supuesto. El hombre vive semióticamente en esta tierra. Más que nunca. Y no se piense que me la agarro contra Hölderlin. No, me la agarro contra el efecto Hölderlin, no es la misma cosa. Contra la esencialización en cadena del lenguaje, del poema (con el neopindarismo que resulta, y que está de moda), y la esencialización de la ética y de la política.El poetismo es la coartada y el mantenimiento del signo. Con su cita cliché de rigor, el molino de plegaria de la poetización: "¿y para qué poetas en tiempos de miseria — und wozu Dichter in dürftiger Zeit?".Es —ajá sí, así es — contra eso que falta poema, poema todavía, siempre poema. Ritmo, todavía ritmo, siempre ritmo. Contra la semiotización generalizada de la sociedad. De lo cual algunos poetas han creído escapar, o dan la impresión, con lo lúdico. El amor de la poesía, en lugar del poema. Cavando su fosa con sus rimas. Miseria poética más que tiempos de miseria.Hay que pensar en la claridad del poema. De allí la apuesta, en la necesidad de liberar a Mallarmé de las interpretaciones que continúan replegándolo al signo, al aislar desde hace cuarenta años

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las mismas palabras, la "desaparición elocutoria del poeta". Pero jamás "el poema, enunciador". Mallarmé-síntoma. Reducido únicamente a asuntos de sentido. Lo que permite continuar viéndolo como un poeta difícil, el poeta de lo difícil. El oscuro. Ningún cambio, o tan poco, desde Max Nordau. Siempre los imbéciles del presente.Replegando a Mallarmé en su época. Doblemente encerrado, Mallarmé: en el signo, y en el simbolismo. Antigualla, "la explicación órfica de la Tierra". El medio complaciente de continuar sin pensar en el poema. A la vez sacralizando la poesía.La apuesta, de hacer oír la oralidad y la claridad de Mallarmé, es el poema. Contra la babosada sabia del signo.La apuesta del sugerir contra el nombrar como un universal del poema. Luego un universal del lenguaje. No se puede ser más claro, como él decía: "trabajar con misterio con vistas a más tarde o jamás".Entonces, al contrario de quienes ya no creen en la palabra de Mallarmé sobre "la explicación órfica de la Tierra", y sin perder más tiempo con algunos descriptivistas enumeradores de nombres de ciudades, diré que el poema, el más pequeño poema, una copla española, es el relevo del desafío aplazado, eludido en la no realización por Mallarmé de su "Libro", que esencializa la poesía, en lugar de oír las formas indefinidamente renovadas de la "Odisea moderna" en Mallarmé mismo, en lo que escribió más que en lo que no escribió, y en todas las voces que fueron su propia voz.Porque, en cada voz, Orfeo cambia, y recomienza. Una Odisea recomienza. Hay que oírla, hombres de poca voz.Con un poema, no es una videncia lo que actúa, como toda una tradición poética primero, poetizante después, lo ha creído. Sino "el único deber del poeta", para retomar a Mallarmé, pues primero hay uno, y sólo el poema puede darnos lo que es único en hacer, es la escucha de todo lo que no se sabe que se oye, de todo lo que no se sabe que se dice y de todo lo que no se sabe decir, porque se cree que el lenguaje está hecho de palabras.Orfeo ha sido uno de los nombres de lo desconocido. Un error vulgar y común es creerlo enganchado al pasado. En lugar de que lo que designa continúe en cada uno de nosotros.Y la Odisea, la "Odisea moderna" de que habla Mallarmé, otro error vulgar ha sido, y aún es, confundirla con los viajes y sus relatos, con la calcomanía de las epopeyas y de la idea asumida que de ellas se tenía. Tanto como confundir lo monumental y lo sobredimensionado. El poema muestra que la odisea está en la voz. En toda voz. La escucha es su viaje.Y si la escucha es el viaje de la voz, entonces queda abolida la oposición académica entre el lirismo y la epopeya. Tanto como la definición, ya tomada por Poussin de un italiano del siglo XVI, antes de ser dicha otra vez por Maurice Denis, de la pintura como "colores en un cierto orden ensamblados" anula por anticipado la oposición entre lo figurativo y lo abstracto.Queda únicamente: es pintura, o no es pintura. Como ya decía Baudelaire. Es un poema, o no es un poema. Eso parece. Eso hace todo por parecerse. Parecerse a la poesía. Parecerse al pensamiento.

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Ya que hay un poema del pensamiento, o entonces no hay más que símil. Mantenimiento del orden.Sí, en un sentido nuevo, todo poema, si es un poema, una aventura de la voz, no una reproducción variable de la poesía del pasado, tiene epopeya en sí. Y deja en el museo de las artes y tradiciones del lenguaje la noción de lirismo que algunos contemporáneos han intentado poner otra vez al gusto del día, haciéndolo decir su rosario de tradicionalismos: las confusiones entre el yo y el yo mismo, entre la voz y el canto, entre el lenguaje y la música, en una común ignorancia del sujeto del poema. Confusiones, es verdad, que el pasado mismo de la poesía contribuyó a originar.Pero el poema da signo de vida. Lo que se le parece, porque quiere tener la poesía, tener el aire de, si no es que tener el ser de, da signo de libro.Consecuencia: esta oposición recuerda a aquella que ordinariamente se hace entre la vida y la literatura. Y un poema es lo que más se opone a la literatura. En el sentido del mercado del libro. Un poema se hace en la reversibilidad entre una vida vuelta lenguaje y un lenguaje vuelto vida.Fuera del poema abunda el da igual de los pretensionismos, esos montajes que continúan repitiendo el contrasentido tan extendido sobre la frase de Rimbaud: "Hay que ser absolutamente moderno". Definitivamente, nada más actual que el "Replicaré ante la agresión que los contemporáneos no saben leer", de Mallarmé. Todavía el imbécil del presente que habla, en ese contrasentido. El mismo que es imbécil del lenguaje.Un poema se hace de ese verso al que se va, que no se conoce, y de ese del que se retira, que es vital reconocer.Para un poema, hay que aprender a rechazar, a trabajar en toda una lista de rechazos. La poesía no cambia más que si se la rechaza. Como el mundo no cambia más que por quienes lo rechazan.En mis rechazos pongo: no al signo y a su sociedad. No a esta pobreza ampulosa que confunde el lenguaje y la lengua, y no habla más que de la lengua sin saber lo que dice, de una memoria de la lengua, como si la lengua fuera un sujeto, y de una relación de esencia del alejandrino con el genio de la lengua francesa. No olviden respirar cada una de las doce sílabas. Tengan el corazón métrico. Mitología que sin duda no es ajena al retorno interpretado por lo lúdico a la moda de la versificación académica. Y si era para hacer reír, está malogrado. Ya Aristóteles había reconocido a quienes escribían en verso para ocultar que no tienen nada que decir.No al consenso-signo, en la semiotización generalizada de la comunicación-mundo.No no se va a las cosas. Puesto que no se para de transformarlas o de ser transformado por ellas, a través del lenguaje.No a la fraseología poetizante que habla de un contacto con lo real. A la oposición entre la poesía y el mundo exterior. Que no conduce más que a hablar de. Enumerar. Describir. Nombrar aún. No es el mundo el que está allí, es la relación con el mundo. Y esta relación se

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transforma con un poema. Y la invención de un pensamiento es ese poema del pensamiento.No la poesía no está en el mundo, en las cosas. Contrariamente a lo que poetas han dicho. Imprudencia de lenguaje. Ella no puede estar más que en el sujeto que es sujeto en el mundo y sujeto en el lenguaje como sentido de la vida. Se había confundido el sentimiento de las cosas y las cosas mismas. Esta confusión arrastra a nombrar, a describir. Ingenuidad pronto castigada. La prueba, si hacía falta, de que la poesía no está en el mundo, es que los no poetas en él son como los poetas, y no hacen un poema. Un caballo da la vuelta al mundo y sigue siendo un caballo.Vivir no basta. Todo el mundo vive. Sentir no basta. Todo el mundo es sensible. La experiencia no basta. El discurso sobre la experiencia no basta. Para que haya un poema.No a la ilusión de que vivir precede a escribir. Que ver el mundo modifica la mirada. Cuando es al contrario: la exigencia de un sentido que no existe, y la transformación del sentido por todos los sentidos que cambia nuestra relación con el mundo.Si vivir precede a escribir, la vida no es más que la vida, la escritura no es más que literatura. Y eso se ve. Al menos hay que aprender a reconocerlo. La enseñanza debería servir para eso.No al ver tomado por oír. Poetas han creído que hablaban de poesía poniendo todo en el ver, en la mirada. Falta del sentido del lenguaje. Las revoluciones de la mirada son efectos, no causas. Una manera de hablar que esconde su propio impensado. La oposición fuerte pasa entre el pensamiento por ideas asumidas, y pensar su voz, tener la voz en su pensamiento.No al rimbaldismo que ve a Rimbaud-la poesía en su partida fuera del poema.No cuando se opone interior y exterior, lo imaginario y lo real, esta evidencia aparentemente indiscutible. Ella impide pensar que no somos más que su relación.No a la metáfora tomada por el pensamiento de las cosas, cuando no es más que una manera de girar alrededor, lo bonito, en lugar de ser la única manera de decir.No a la separación entre el afecto y el concepto, ese cliché del signo. Que no sólo hace el símil-poema, sino el símil-pensamiento.No a la oposición entre individualismo y colectividad, este efecto social del signo, este impensado del sujeto, luego del poema, que gira en la literatura, en la poesía como juego de sociedad, este refrito rengo del renga —esos supuestos poemas que se hacen entre varios.No a la confusión entre subjetividad, esta psicología, en que el lirismo queda preso, esos metros que hacemos cantar, y la subjetivación de la forma-sujeto que es el poema.No, no cuando se opone, tan cómodamente, la trasgresión a la convención, la invención a la tradición. Porque hay, desde hace tiempo, un academicismo de la trasgresión como hay un academicismo de la tradición. Y porque, en los dos casos, se opone lo moderno a lo clásico, mezclando lo clásico con lo neo-retro, y en los dos casos se ha desconocido el sujeto del poema, su invención radical

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que desde siempre ha hecho el poema, y que remite esas oposiciones a su confusión, a su impensado, que oculta lo perentorio del mercado.No además a la facilidad que opone lo fácil y lo difícil, la transparencia a la obscuridad, a los clichés sobre el hermetismo. El signo está allí por mucho, que irracionaliza su propio impensado, que en efecto vuelve oscuro. Es su claridad la que es oscura. Como la claridad francesa. Pero al poema, no le hacemos esa vieja jugada de nuevo.No a la poesía como mira del poema, ya que en seguida es una intención. De poesía. Que pues no puede dar más que literatura. La poesía de poesía que ya no es poesía como el sujeto filosófico no es el sujeto del poema.Manifestar no es dar lecciones, ni predecir. Hay un manifiesto cuando hay algo intolerable. Un manifiesto ya no puede tolerar. Es por eso que es intolerante. El dogmatismo fofo, invisible, del signo, él no pasa por intolerante. Pero si todo en él fuera tolerable, no habría necesidad de manifiesto. Un manifiesto es la expresión de una urgencia. Deja de pasar por incongruente. Si no hubiera riesgo, tampoco habría manifiesto. El liberalismo no muestra que es la ausencia de libertad.Y un poema es un riesgo. El trabajo de pensar también es un riesgo. Pensar lo que es un poema. Lo que hace que un poema sea un poema. Lo que debe ser un poema para ser un poema. Y un pensamiento para ser pensamiento. Esta necesidad, pensar inseparablemente el valor y la definición. Pensar esta inseparación como un universal del poema y del pensamiento. Su historicidad, que es su necesidad.Pero si este pensamiento es particular, ha tenido lugar siempre por principio en una práctica, será necesariamente verdadero siempre. No es pues una lección para lo que se llama el siglo por venir. Tampoco el balance académico del siglo. Este efecto de lenguaje, el efecto-temporalidad del signo. El discontinuo del siglismo.En suma, el poema manifiesta y hay que manifestar por el poema el rechazo de la separación entre el lenguaje y la vida. Reconocerla como una oposición no entre el lenguaje y la vida, sino entre una representación del lenguaje y una representación de la vida. Lo que restituye el impedimento pretendido de Adorno (que es bárbaro e imposible escribir poemas después de Auschwitz), que algunos piensan invertir interpretando ese papel de invertidor en Paul Celan, aunque permanezcan en el mismo impensado, que mostraba Wittgenstein con el ejemplo del dolor. Él no puede decirse. Pero justamente un poema no dice. Hace. Y un pensamiento interviene.Estos rechazos, todos estos rechazos son indispensables para que venga un poema. A la escritura. A la lectura. Para que vivir se transforme en poema. Para que un poema transforme vivir.El colmo, en lo que adquiere el aspecto de una paradoja, es que no es más que cuestión de truismos. Pero desconocidos. Es lo cómico del pensamiento.Pero es únicamente por estos rechazos, que son las pulsaciones del pensamiento, para respirar en lo irrespirable, que siempre ha habido poemas. Y que un pensamiento del poema es necesario al lenguaje, a la sociedad.

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Nota bene: esto constituye, el dos de noviembre de 1999, la segunda y provisoriamente definitiva versión.

Agosto/noviembre de 1999