71
Prix Maroc 50 dhs / N° 3 / 2015-2016 - www.economia.ma Éditée par le CESEM, centre de recherche de P 16 Les inégalités : un nouveau paradigme ? P 26 Entretien avec Jean-Pierre Chauffour : Économie du savoir, société ouverte et richesse immatérielle P 53 L’école au Maroc, une affaire de gouvernance P 88 Dompter le clientélisme, le défi des transitions économiques P 103 Rentes, droit et corruption P 132 Fatéma Mernissi : Envolée hors de la cour du harem vers le vaste monde S’inspirer des nouvelles théories économiques peut aider à penser l’équité. Mais pour réduire effectivement les inégalités, il nous faut apprendre à mieux gouverner l’école, et à inventer, entre autres, des issues de sortie de l’économie de rente génératrice d’injustices. MIEUX GOUVERNER... LIMITER LES INJUSTICES Sélection d’articles, fruit d’une année sur le net

MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

Prix Maroc 50 dhs / N° 3 / 2015-2016 - www.economia.ma

Éditée par le CESEM,centre de recherche de

P 16 Les inégalités : un nouveau paradigme ?

P 26 Entretien avec Jean-Pierre Chauffour : Économie du savoir, société ouverte et richesse immatérielle

P 53 L’école au Maroc, une affaire de gouvernance

P 88 Dompter le clientélisme, le défi des transitions économiques

P 103 Rentes, droit et corruption

P 132 Fatéma Mernissi : Envolée hors de la cour du harem vers le vaste monde

S’inspirer des nouvelles théories économiques peut aider à penser l’équité. Mais pour réduire effectivement les inégalités, il nous faut apprendre à mieux gouverner l’école, et à inventer, entre

autres, des issues de sortie de l’économie de rente génératrice d’injustices.

MIEUX GOUVERNER... LIMITER LES INJUSTICES

Séle

ctio

n d’

artic

les,

frui

t d’

une

anné

e su

r le

net

Page 2: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

2 | Economia 2015-2016

FAUT-IL INTERDIRE FACEBOOK DANS LES ENTREPRISES ?

Driss Ksikes

La Fondation Friedrich Ebert (FES) présente au Maroc depuis 1984, s’engage en tant que « Think and Do Tank » pour la promotion des valeurs fondamentales de la social-démocratie : paix, liberté, égalité, justice sociale et démocratie. Acteur engagé, elle organise de nombreuses activités donnant lieu à des discussions et des rencontres entre acteurs de la sphère politique, académique et la société civile. Elle représente ainsi un forum d’échange d’expériences, de savoir et de consultation. Parmi ses nombreux partenaires traditionnels, la FES compte des partis politiques, des syndicats, des ONG, des institutions de consultation politique, économique et scientifi que ainsi que des institutions gouvernementales.

La Fondation Friedrich Ebert (FES) développe actuellement un programme au niveau de la région MENA afi n de tracer une vision à ce que « les économies de demain » pourraient être et comment ces économies vont contribuer éventuellement à une croissance durable économiquement et inclusive socialement.

Depuis que deux récentes secousses sont survenues, en 2008 et en 2011, plusieurs écrits et rapports ont été produits pour réinterroger l’économie à partir de prismes que l’on croyait obsolètes, en lien avec l’humain, la culture, le savoir, la justice, l’équité et bien d’autres concepts que le néolibéralisme fi nancier dominant avait fait voler en éclats. Ainsi, nous avons vu, dans le cas du Maroc, tour à tour, la Banque mondiale décrier « le clientélisme » et appeler à une « société ouverte », puis, de l’intérieur même des institutions, Bank Al Maghrib sonner le glas de « la faillite de l’école », puis le Conseil économique, social et environnemental, pointer « l’accès équitable à l’innovation » comme le chaînon manquant dans une économie encore trop dépendante des aléas et de l’extérieur.

À Economia, chemin faisant, nous avons identifi é trois garde-fous majeurs : la limitation des inégalités en revenus, en emplois et en opportunités, l’accès par tous à un savoir de qualité et la limitation des eff ets de la rente. Sur le premier chapitre, les réfl exions de Thomas Picketty, et bien d’autres articles sur l’humanisation de l’économie, nous permettent d’identifi er des tendances alternatives de la pensée économique, longtemps soupçonnée d’autisme par rapport au réel. Côté école, dont nous avons disséqué les modes de gouvernance, nous réalisons à quel point le défi cit est non seulement dans le partage des savoirs, mais également dans la prise en compte des parties prenantes qui en constituent l’écosystème. Enfi n, sur le registre de l’économie de rente, nous voyons à quel point le système des privilèges et de patronage prend le dessus sur la concurrence, la justice fi scale et la reddition des comptes. Ce qui complique davantage l’accès juste de la plupart aux fruits de la croissance.

Dans la règle darwinienne qui prime, jusque-là, le système produit de la richesse mais n’en a régulé ni l’équité dans l’accès, ni la justesse dans la redistribution. De ce fait, les frustrations abondent. Cela ressemble à une jungle où l’accès aux rentes est souvent plus rémunérateur que l’accès au savoir, à l’innovation, à l’entrepreneuriat et à une vie digne. Or, il ne pourrait y avoir de gouvernement vertueux des réformes et de l’économie, sans priorisation de l’éthique du commun et limitation des injustices.

UNE SOCIÉTÉ ÉDUQUÉE ET ÉQUITABLE, SINON LA JUNGLE…

ÉDITO

Directeur du Cesem, centre de recherche de HEM.Il est écrivain-chercheur.

Page 3: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

Economia 2015-2016

Les dossiers

Que faire des nouvelles tendances de la pensée économique ?

DOSSIER 1

QUELLES LEÇONS HUMANISTES DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE AUJOURD’HUI ? ................................... 08

L’illusion de la géoéconomie ?Alfredo G. A. Valladão 10

Les inégalités : un nouveau paradigme ?Caroline Minialai 16

Humaniser la finance, est-ce possible ? Mohammed Adil El Ouazzani 21

Entretien avec Jean-Pierre Chauffour : Économie du savoir, société ouverte et richesse immatérielle Propos recueillis par Hammad Sqalli, 26

De l’économie capitaliste à l’économie verte : la conversion difficile Nabil El Mabrouki 32

Entretien avec Nourredine El Aoufi : Ce que les héritages culturels nous apprennent sur l’économiePropos recueillis par Hammad Sqalli 37

KIOSQUE ............................................. 130

• Fatima MernissiEnvolée hors de la cour du harem vers le vaste mondePar Kenza SEFRIOUI

• SYNTHÈSES - AUTRES LIVRES - Par Kenza SEFRIOUI et Amira GÉHANNE KHALFALLAH

1. Pourquoi lire les philosophes arabes De Ali Benmakhlouf

2. La nouvelle société du coût marginal zéro De Jeremy Rifkin

3. Le secteur informel au MarocDe Rajaa Mejjati Alami

4. La révolution du donDe Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy

5. Le Rick’s Café donne vie au film légendaire Casablanca De Kathy Kriger, adapté de l’anglais par Jean-Pierre Massaias et Natasha Bervoets

6. Houellebcq l’économiste De Bernard Maris

DOSSIER 2

MIEUX GOUVERNER L’ÉCOLE ....................................................... 44

Les politiques éducatives dans le monde : quels « modèles » de gouvernance ?Amina Debbagh 46

Quelle gouvernance pour une éducation de qualité au Maroc ?Azeddine Akesbi 53

La place de l’enseignement dans les politiques publiquesKamel Braham 64

École-parents : quel modèle collaboratif pour le Maroc ?Abdesselam El Ouazzani 68

Pour une responsabilité sociétale des universitésMohammed Adil El Ouazzani 74

Entretien avec Rachid Belmokhtar : Entre impératif stratégique et contraintes de gestionPropos recueillis par Driss Ksikes & Bachir Znagui 79

ÉDITO ............................................................. 03Une société éduquée et équitable, sinon la jungle …Driss KSIKES

BLOGS À PART ........................................ 06Médias et médiationspar Driss Ksikes

Management et sciences des organisationspar Hammad Sqalli

Entreprises familialespar Caroline Minialai

Management et méthodespar Nabil El Mabrouki

Emploi et travailpar Bachir Znagui

Finance et managementpar Mohammed Adil El Ouazzani

SOMMAIREDOSSIER 3

LES DIVERSES FICELLES DE L’ÉCONOMIE DE RENTE ..... 86

Dompter le clientélisme, le défi des transitions économiquesAlfredo G. A. Valladão ......................................................................... 88

La rente financière : une dérive du capitalisme contemporain Mohammed Adil El Ouazzani 92

Paradigme de l’état rentier dans la région MENAFatiha Talahite 98

Rentes, droit et corruptionRachid Filali Meknassi 103

Transparence, rente et justice fiscale Najib Akesbi 107

Partenariats public-privé, entre favoritisme et risques de captureNabil El Mabrouki 114

Ambivalences de la rente, entre dénonciation et désirKamal Mesbahi 118

Entretien avec Branko Milanovic : Des inégalités et des rentesPropos recueillis par Bachir Znagui 124

Page 4: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

7 | Economia 2015-20166 | Economia 2015-2016

BLOGS À PART

Management et sciences

des organisationsEntreprises familiales

Médias et médiations Finance et management

Management et méthodes

Emploi et travail

Chaque chercheur-blogueur du Cesem poste une fois par mois un texte relatif

à son domaine de prédilection surwww.economia.ma

Driss KSIKES

MÉDIA-CRATIE

Le néologisme, « média-cratie » renvoie au pouvoir des médias. Aujourd’hui,

devenant l’épicentre de la société de l’information, les médias ne sont plus un simple moyen de médiation mais le dispositif où sont à l’œuvre les grandes batailles autour de la puissance, de la liberté, de l’identité et de la participation au vivre-ensemble. Ici, je pars du principe, observé et vérifi é, que le pouvoir des médias est variable, mobile, transfuge, changeant et fragile, dépendant des acteurs et des rapports de force qui régissent la société, l’économie et l’État où il opère. D’où l’eff ort fourni pour l’appréhender comme un champ d’interactions, à l’aune des diff érentes secousses qu’il subit et des innombrables percées qu’il rend possible. 

Nabil EL MABROUKI

MÉTHODES ET STRATÉGIES

Les choix épistémologique et méthodologique entrepris dans le but de produire

des connaissances en sachant en expliciter la fi abilité et la validité interne et externe, conduisent le chercheur à préciser la nature, la méthode d’élaboration et la valeur de sa production. De là, plusieurs stratégies de recherche peuvent être adoptées. Les diff érences gnoséologique, méthodologique et éthique ne permettent en aucun cas d’établir un ordre de supériorité entre ces stratégies ou entre les paradigmes. Le choix d’une posture ou d’une autre est souvent infl uencé par l’objet de recherche, les traditions culturelles et par les croyances mêmes du chercheur. L’idée, au fi nal, c’est d’arriver à contribuer signifi cativement à la compréhension holiste de phénomènes complexes.

Hammad SQALLI

LOGIQUES ORGANISATIONNELLES

Ce blog élimine d’emblée toute prescription théorique aisément transposable, et

amène au contraire le lecteur à s’interroger sur des problématiques organisationnelles mettant en articulation des logiques qui peuvent être antagonistes et dans le même temps complémentaires. L’action organisationnelle est sujette aux fl uctuations dues à des situations et à des contextes, en soi un ensemble de possibles, de contraintes et d’incertitudes qui servent de cadre aux événements. Les actions découlant de choix managériaux parfois diffi ciles, se régulent et se réorganisent dans et par des récursivités où les idées d’équilibre et de déséquilibre, de stabilité et d’instabilité, de dynamisme et de constance sont au cœur de la réfl exion.

Bachir ZNAGUI

POLITIQUES, MODE EMPLOI

Ce blog garde un œil sur les tendances du marché de l’emploi et s’essaie par

des incursions à dénicher les bonnes pratiques, les pistes génératrices, jusqu’aux petites astuces permettant des solutions, tant  pour les individus que pour les diverses catégories des demandeurs. Sans chercher à ignorer la pertinence des réfl exions de  Paul Lafargue sur le  « droit à la paresse » ou de Bertrand Russel sur « l’éloge de l’oisiveté », nous invitons le lecteur à des questions plus immédiates, plus évolutionnistes et moins radicales. Ce blog apprécie par ailleurs « les nouvelles pièces » autant que les « roues de secours », se voulant descriptif et utilitaire, novateur et réfl exif sur les questions des politiques et des stratégies liées à l’emploi.

Mohammed Adil EL OUAZZANI

FINANCE & RÉALITÉS MANAGÉRIALES

Consacré à des questions fi nancières et managériales, ce blog a principalement

une vocation pédagogique. Il ambitionne avant tout de susciter l’intérêt, la curiosité et le questionnement des étudiants sur la réalité des marchés fi nanciers ainsi que sur la complexité des décisions fi nancières et managériales.

Ce blog a pour but d’apporter des éclairages et des pistes de réfl exion sur le réel par l’analyse des enjeux actuels de l’environnement économico-fi nancier, la critique du pouvoir explicatif et prédictif du paradigme théorique fi nancier dominant ainsi que l’exploration de nouvelles perspectives théoriques.

Caroline MINIALAI

FAMILLES EN TOUS SENS

Au cœur de ce blog : les entreprises familiales. C’est la forme dominante

d’entreprises dans le monde, et elles sont très largement majoritaires dans l’environnement économique du Maroc. Parce qu’elles sont à l’intersection des univers de la famille et de la fi rme managériale, elles sont confrontées à des problématiques très particulières.

Ici, à partir de tous types d’évènements, d’actualités ou de lectures, nous explorerons les spécifi cités et les particularismes de cet univers. Sur un ton décalé parfois, très sérieux à d’autres moments, nous chercherons à interpeller les acteurs marocains, à générer des réfl exions, une prise de recul, qui pourra aider, à terme, à améliorer les pratiques des fi rmes familiales marocaines, pour assurer leur pérennité.

Page 5: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

QUELLES LEÇONSH U M A N I S T E S D E L A P E N S É E É C O N O M I Q U E AUJOURD’HUI ?

L’ILLUSION DE LA GÉOÉCONOMIE

LES INÉGALITÉS : UN NOUVEAU PARADIGME ?

HUMANISER LA FINANCE, EST-CE POSSIBLE ?

ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE CHAUFFOUR : ÉCONOMIE DU SAVOIR, SOCIÉTÉ OUVERTE ET RICHESSE IMMATÉRIELLE

DE L’ÉCONOMIE CAPITALISTE À L’ÉCONOMIE VERTE : LA CONVERSION DIFFICILE

ENTRETIEN AVEC NOURREDINE EL AOUFI : CE QUE LES HÉRITAGES CULTURELS NOUS APPRENNENT SUR L’ÉCONOMIE

DOSSIER N° 1

a pensée économique décriée pour sa mathématisation excessive et son autisme vis-à-vis du réel, revisite les fondamentaux sociaux, humains et culturels. Découvrons les voies d’un renouvellement inespéré, il y a à peine cinq ans.

L

Page 6: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

DR

a géoéconomie tenterait d’apporter une certaine normalisation codifiée aux relations économiques nationales. Or, au travers des technologies de l’information et de la communication et de leur généralisation à tous

les processus de production, un nouveau modèle économique se dessine : la consommation est « individualisée », hors frontières. On parle d’économie « digitale ». Quelle(s) stratégie(s) étatique(s) mettre en place pour développer, dans un espace national ou régional, la croissance ?

L

L’ILLUSION DE LA GÉOÉCONOMIE

Par Alfredo G. A. ValladãoProfesseur, Sciences Po, Paris, chercheur assoicié au Cesem-HEM

Page 7: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

13 | Economia 2015-201612 | Economia 2015-2016

L’impuissance économique des États

La géoéconomie – un concept bien trop récent pour constituer une véritable discipline – demeure une simple expression de la géopolitique. Elle transpose sur le terrain économique l’analyse des rapports de compétition ou de coopération entre États souverains. Son postulat de base est que les représentants politiques possèdent les moyens et l’influence nécessaires pour décider de la stratégie économique nationale et imposer leur volonté et leur vision aux acteurs privés. En d’autres termes, elle part du principe que les gouvernements gardent un contrôle significatif sur les activités productives, le commerce et les flux financiers qui traversent et se déroulent sur leur territoire. Alors qu’en la matière, il n’y a plus d’espace pour des décisions souveraines et indépendantes, sauf à risquer une faillite nationale générale.

Sauf que les pouvoirs politiques, partout dans le monde n’arrivent plus à cacher une impuissance certaine face à la crise économique qui se prolonge depuis 2008 et aux immenses défis de la nouvelle révolution des processus de production, nourrie par l’utilisation massive des technologies de l’information et de la communication. De fait, les réseaux financiers, les chaînes de valeur transnationales ou les flux d’information et de contacts échappent clairement à la capacité d’administration et même de régulation des autorités nationales. La boîte à outils des gouvernements comprend encore quelques instruments économiques puissants (fiscalité, taux d’intérêt, subventions, mesures protectionnistes, réglementations intérieures). Mais, leur efficacité est de plus en plus limitée justement par leur caractère essentiellement « national ». Les acteurs privés – économiques, humanitaires et même culturels – ont désormais les moyens concrets de projeter leurs actions au sein de réseaux de compétition, coopération et production « globalisés ». Tous les États, même les plus puissants, se trouvent donc confrontés aux limites de leur ponction

fiscale et donc à l’incapacité de répondre, de manière souveraine, aux grands problèmes de leurs sociétés : emploi, maintien des services sociaux, redistribution, financement de l’innovation et des infrastructures… Toutes les tentatives, encore bien embryonnaires, de trouver des solutions collectives, telles le G20 par exemple, sont le signe d’une prise de conscience : une économie globalisée a besoin sinon d’un « gouvernement », du moins d’une « gouvernance » globalisée.

Une révolution politique de cette ampleur impliquerait cependant une profonde remise en cause des intérêts et avantages acquis des establishments nationaux (un obstacle qui bloque même un processus d’intégration régional aussi avancé et consolidé que celui de l’Union européenne). Une gouvernance transnationale efficace attendra donc, les pouvoirs nationaux se contentant de plus en plus d’apparaître comme de simples gestionnaires locaux d’une logique économique globale qui les dépasse.

Néokeynésiens et colbertistes de marché1

Des politiques publiques plus modestes, visant surtout à favoriser l’adaptation de l’espace et des acteurs privés nationaux aux contraintes et opportunités d’une économie mondialisée sont non seulement envisageables mais nécessaires. À condition d’accepter cette fonction toujours considérée, peu ou prou, comme subalterne par ceux qui incarnent la souveraineté traditionnelle de l’État et défendent la primauté du « politique ». Les grands débats actuels sur la direction des politiques économiques pour faire face à la crise restent toutefois cantonnés à la fiction que l’on peut maîtriser l’avenir économique d’un pays (ou d’une région, supra ou infranationale) avec des instruments domestiques et sans trop tenir compte des autres. La grande controverse idéologique entre néokeynésiens et ceux que l’on pourrait surnommer « colbertistes de marché » est exemplaire de ce refus de vouloir affronter la réalité de la nouvelle économie mondiale.

L’ILLUSION DE LA GÉOÉCONOMIE

Les premiers (souvent classés « à gauche »), estiment que le redémarrage de la consommation interne est la condition sine qua non pour relancer la production nationale et donc pour lutter contre le chômage, et que seules des hausses conséquentes du pouvoir d’achat, à travers la politique fiscale, le crédit et les dépenses publiques pourront obtenir ce résultat. Sauf que, dans des économies ouvertes, toute augmentation de la consommation alimentée par le crédit favorise d’abord les producteurs les plus compétitifs indépendamment de leur nationalité. Aujourd’hui, les entreprises les plus rentables et celles qui créent des emplois sont aussi les plus intégrées dans les grandes chaînes de valeur transnationales, soit comme donneurs d’ordre finaux, soit comme fabricants de produits de niche à forte valeur ajoutée. La grande majorité dépend donc beaucoup plus de la demande globale que d’un marché de consommation national. Soit l’on est capable d’assurer un écosystème favorable à la compétitivité des entreprises installées sur le territoire national, soit une forte augmentation du pouvoir d’achat ne se traduirait que par une forte hausse des importations, qui elles-mêmes viendraient concurrencer la production peu compétitive centrée sur le marché intérieur – sans améliorer de manière significative l’offre d’emplois. La meilleure recette pour faire exploser les déficits publics et affaiblir encore le pouvoir est la souveraineté de l’État.

Les « colbertistes de marché » (la plupart perçus comme « de droite »), pâtissent de la même myopie. Leurs ordonnances prescrivent une série de « cadeaux » fiscaux et d’assouplissements réglementaires aux entreprises, ainsi que des incitations à la création de champions nationaux dans des filières définies comme « stratégiques » par les autorités politiques. Leur espoir est qu’en « contrepartie » les patrons nationaux finiront par embaucher, innover et se donner les moyens de conquérir des marchés « à l’étranger ». Sauf que l’économie n’est pas (ou plus) une négociation politique. L’expérience démontre que les investissements productifs

tardent à se matérialiser s’il n’y a pas un environnement des affaires stable et prévisible, ainsi que des perspectives de croissance crédibles. Les entreprises se contentent alors d’empocher les avantages octroyés pour améliorer leurs marges. Les plus compétitives travaillent déjà sur le marché mondial et un champion national dont la stratégie serait de devenir un producteur autochtone s’affranchissant des chaînes de valeur globales n’aurait aucune chance d’améliorer sa compétitivité et de « conquérir » le monde. Le secteur privé est évidemment vulnérable aux pressions des gouvernements mais il n’est pas (ou plus) une armée à qui l’on donne des ordres. Ici aussi, la voie « souveraine » est sans issue.

Parfois, les plus « durs » des deux camps idéologiques qui s’affrontent sur la politique économique proposent aussi de recourir au protectionnisme commercial pur et simple pour défendre l’espace de décision « national ». Une solution qui, dans un monde où la production est de plus en plus globalisée, serait synonyme de hausse brutale des prix à la consommation intérieure et de dégradation rapide de la position des entreprises les plus compétitives dont les processus de production de valeur sont très dépendants des échanges avec le reste de la planète. Ni investissement ni création d’emplois, le résultat serait une paupérisation générale de la nation.

1. Le néokeynésien, en économie, est un partisan de la doctrine mise à jour de John Maynard Keynes, prônant en particulier une relance des investissements et une action de l’État pour assurer le plein-emploi. Le colbertiste, quant à lui, est partisan d’un système économique institué par Colbert et qui repose en particulier sur le protectionnisme.

La meilleure recette pour faire exploser les déficits publics et affaiblir encore le pouvoir est la souveraineté de l’État

Page 8: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

15 | Economia 2015-201614 | Economia 2015-2016 : L’ILLUSION DE LA GÉOÉCONOMIE

4. En attendant Godot est une pièce de théâtre de Samuel Beckett. Parmi les thèmes principaux autour desquels s’oriente la pièce, outre celui de l’amitié, il y a celui de l’attente : les personnages principaux de cet « anti-théâtre », Vladimir et Estragon, sont en attente d’un certain Godot qui ne viendra jamais.

L’économie digitale sans frontières

Cette impasse des gouvernements face à la réalité économique et à la persistance de la crise inaugurée par la faillite des subprimes a alimenté le pessimisme d’une bonne partie des économistes professionnels les plus engagés dans le débat. Il suffi t de se référer au succès des idées de Tyler Cowen2 ou Lawrence Summers3 qui prédisent une ère de « grande stagnation », ou bien à l’ouvrage de Thomas Piketty à sur l’inéluctabilité du creusement des inégalités dans le monde. La mode est aux pronostics sombres sur la croissance et les chances de survie des classes moyennes, fondement essentiel de la prospérité économique et de la démocratie politique. Les prophètes de malheur oublient cependant que la décadence de « leur » monde – celui des économies nationales en compétition entre elles, sous la houlette des décisions prises par les autorités politiques – n’est pas la fi n « du » monde. Il suffi t de se rappeler que les fameuses classes moyennes, si elles ont perdu un peu d’espace dans les vieux pays industriels, ont vu leurs rangs s’étoff er, au cours des deux dernières décennies, de plusieurs centaines de millions de Chinois, Indiens, Brésiliens, Turcs, Mexicains, etc. Une gigantesque classe moyenne « mondiale » est en voie de constitution.

Depuis la fi n du siècle dernier, le monde vit une nouvelle révolution dans l’organisation de la manière de produire et de consommer. Un bouleversement aussi profond que la révolution industrielle du XIXe et début du XXe siècle. Une mutation qui provoque une nouvelle distribution de la richesse et du pouvoir, des nouveaux gagnants et perdants. Le modèle de la « production de masse pour la consommation de masse », vieux de plus d’un siècle et qui s’est propagé d’un espace national à l’autre – d’abord les États-Unis, puis les pays européens et le Japon et maintenant la Chine et les « émergents » – est en train de se diluer peu à peu dans la fragmentation compétitive des chaînes de valeur transnationales. Grâce à la convergence de toutes les technologies

de l’information et de la communication et leur généralisation à tous les processus de production – ainsi qu’à l’accélération des innovations dans tous les domaines de pointe – un nouveau modèle de production se dessine : une production globale mais distribuée au plus près des grands marchés consommateurs et de plus en plus fragmentée et interdépendante, pour une consommation « individualisée » (customized) adaptée à chaque partenaire commercial, ou même « personnalisée » selon les besoins de chaque consommateur. Internet et les « applis » ont déjà révolutionné toute la fabrication et la commercialisation des produits.

La nouvelle ère est celle d’une économie de l’innovation permanente où il faudra gérer en temps réel et de manière interactive tous les fl ux générés par les processus de production et de consommation distribués sur toute la planète en fonction des diff érents avantages procurés pour chaque phase et même chaque élément composant les chaînes de valeur. L es productions devront être améliorées en permanence et de nouveaux produits devront émerger à une cadence rapide. Une économie composée d’une myriade d’entreprises produisant des composants, pièces, produits fi nis et services pour l’ensemble des chaînes de valeur (pas seulement des sous-traitants liés à une seule chaîne d’une grande compagnie) et même de « mini-multinationales », petites start-up capables de séduire, grâce au cyberespace une clientèle globale. Le nouveau modèle produit, de fait, une sorte de stock de valeur ajoutée globale, accessible à tous par-dessus les frontières. L’enjeu pour les acteurs privés ou publics est de se donner les moyens d’avoir accès à la plus grande part possible de cette valeur ajoutée.

Croissance et souveraineté

Les grands gagnants de cette nouvelle économie « digitale » seront ceux qui seront capables de mobiliser leurs atouts propres à leurs territoires et sociétés pour créer un espace favorable à l’innovation, à l’investissement et

à la connexion. Il n’est plus possible de penser l’espace national comme le lieu où devraient idéalement se concentrer toute la gamme des productions et services modernes. Aujourd’hui, l’heure est aux stratégies de « niche » : occuper les places les plus favorables, au vu des avantages particuliers de chacun, dans la grande chaîne de valeur ajoutée globalisée. Les politiques publiques, locales ou nationales, retrouvent là un espace absolument décisif. Il s’agit, en eff et, de favoriser le développement de « pôles » (clusters) de croissance regroupant universités d’excellence, recherche scientifi que de pointe, main-d’œuvre bien formée, capital-risqueurs, bonnes infrastructures de transports, communications et loisirs… Attirer les investissements, la créativité et les emplois implique des espaces qui garantissent sécurité et prévisibilité juridique, la liberté complète de connexion et d’opinion essentielle pour l’innovation dans tous les domaines, et surtout une culture qui mette en avant la concurrence comme valeur cardinale. Un territoire où la compétition est non seulement admise mais promue, où des entrepreneurs ou dirigeants émergents ont une chance réelle de s’enrichir et même de menacer les avantages acquis et détrôner les intérêts établis.

Les élites nationales traditionnelles, si elles veulent avoir une chance d’avoir accès à une portion signifi cative de la valeur ajoutée mondiale, devront promouvoir le développement, sur des parties de leur territoire

national, de ces clusters innovants destinés à s’intégrer à un modèle de production global qui échappe à leur contrôle et renforce le pouvoir des groupes dirigeants locaux, infranationaux. Elles sont ainsi confrontées au défi de gérer à la fois l’éventuel succès de ces pôles – qui ne fonctionneront pas selon une logique de responsabilité nationale et peuvent menacer leurs positions de pouvoir – et le manque de moyens pour administrer les inégalités internes, sociales et régionales, source de tensions politiques et même de séparatismes et fragmentation des États. Quant aux pays dont les dirigeants refusent la concurrence interne et restent encore trop dépendants de ressources naturelles ou de la « vieille » production de masse, ils devront se contenter de parts décroissantes – et parfois incertaines – du gâteau mondial de la valeur ajoutée.

Seule une hypothétique gouvernance globale serait en mesure d’apporter une forme de cohérence à l’action publique, socio-économique et politique, adaptée à la nouvelle révolution du modèle productif. On en est très loin. En attendant Godot 4, la géoéconomie comme expression de la stratégie économique des États est à la recherche d’une pensée économique à la fois libérée du carcan « souverainiste » et assez effi cace pour apporter des solutions aux problèmes des sociétés nationales en crise dont l’organisation politique reste inscrite, pour le meilleur ou le pire, dans le paradigme de l’État-nation

2. Tyler Cowen est un économiste américain, né en 1962.

3. Lawrence Summers, quant à lui, est un économiste et homme politique américain, né en 1954.

Pour aller plus loin

• Activer l’économie circulaire, paru en novembre 2015 chez Eyrolles, nous donne les clés pour réhabiliter la croissance économique au regard des enjeux environnementaux et des changements profonds à entreprendre au niveau sociétal. Les auteurs Nicolas Buttin & Brieux Saffré repensent l’organisation de nouveaux écosystèmes rentables mais aussi plus vertueux pour la nature.

• Klein, N. (2015). Tout peut changer. Capitalisme

et changement climatique. Paris : Acte Sud.

• Cohen, D. (2015). Le monde est clos et le

désir infini. Paris : Albin Michel.

• Lordon, F. (2010). Capitalisme, désir

et servitude. Paris : La fabrique

éds.

Page 9: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

17 | Economia 2015-2016

FAUT-IL INTERDIRE FACEBOOK DANS LES ENTREPRISES ?

Par Caroline Minialai Chercheur, Cesem-HEM

À propos du livre,

Le capital au XXIe siècle de Thomas Picketty

Note : Les revenus se réfèrent aux revenus avant impôts, hors plus-values en capital, à l’exception de l’Allemagne (qui comprend les plus-values en capital). La dernière année se réfère à 2012 pour les Pays-Bas, la Suède et les États-Unis ; 2011 pour la Norvège et le Royaume-Uni ; 2009 pour la Finlande, la France, l’Italie et la Suisse ; 2007 pour l’Allemagne ; 2005 pour le Portugal ; et 2010 pour les autres pays.

Source : Calculs de l’OCDE à partir de la Base de données mondiales sur les hauts revenus (Wortd Top Incarnes Database).

ien qu’il ait été jusqu’à peu un quasi inconnu pour le grand public, Thomas Piketty travaille depuis plus de quinze ans sur les inégalités de revenus ou de patrimoine, et s’est fait fort, au cours de toutes ces années, d’aller étudier pour mieux en comprendre les dynamiques,

les déciles, centiles ou millimes d’individus au sommet de l’échelle de revenus.

B

1. Croissance et Inégalités, étude parue en 2008 ou Toujours plus d’Inégalités, publié en 2011.

2. OCDE (2014), « Focus – Très hauts revenus et fiscalité dans les pays de l’OCDE : la crise a-t-elle changé la donné ? ».

Le capital au XXIe siècle, voilà un titre grandiloquent qui n’est pas sans nous faire penser à l’ouvrage de Marx écrit

il y a près d’un siècle et demi. Et si, d’une certaine manière, la catastrophe prévue par Marx ne s’est pas produite, en raison essentiellement d’une croissance économique et démographique soutenue, ce nouveau siècle risque de voir s’aggraver encore les inégalités de revenus et de patrimoines. L’analyse proposée par Piketty est passionnante et se lit « presque » comme un roman du XIXe siècle dont les exemples émaillent d’ailleurs le propos. C’est ainsi, à mon sens, un des intérêts majeurs de cet ouvrage que de s’être penché sur de très longues séries statistiques qui permettent de prendre un peu de recul vis-à-vis des données macroéconomiques actuelles, mais aussi de réintroduire dans l’analyse économique l’histoire, la sociologie et même la littérature.

La question posée est la suivante : comment expliquer l’aggravation récente des inégalités dans le monde et que proposer pour une meilleure régulation ?

Au cœur de cette question réside un possible changement de paradigme de la pensée économique, comme le confi rme l’intérêt porté

à la thématique par le FMI et l’OCDE. Depuis 2008, les deux institutions ont ainsi multiplié les publications et les analyses traitant du problème des inégalités, et de leur aggravation depuis la fi n des Trente Glorieuses1. C’est fi nalement la question du partage des fruits de la croissance (aussi faible soit-elle) qui est posée.

L’aggravation des inégalités

Comme le souligne le rapport publié par l’OCDE en 20142, dans l’ensemble des pays concernés, les inégalités depuis les années 80 n’ont cessé de croître. Ainsi la part de revenu national des 1% les plus riches s’est accrue dans l’ensemble des pays : de près de 7% au Danemark par exemple à plus de 20% aux États-Unis. C’est en eff et dans les pays anglo-saxons que cette aggravation est la plus remarquable (Figure 1).

Et au-delà des inégalités de revenus et de patrimoine, on sait aussi que de nombreuses inégalités se situent à des niveaux plus qualitatifs tels que la qualité des emplois occupés, l’accès à la connaissance et à l’éducation ou encore l’accès aux soins. Leur persistance, voire leur aggravation, se répercute à moyen terme dans les inégalités de revenus et de patrimoines.

0%

5%

10%

15%

20%

États-Unis

Royaume-Uni

AllemagneSuiss

e

Irlande

Portugal

JaponIta

lie

Australie

EspagneFrance

Norvège

Finlande

Nouvelle-Zélande Suède

Danemark

Pays-Bas

Canada

1981 2012

Figure 1 : Les très hauts revenus ont fait un bond Parts des revenus des 1% les plus riches dans le total des revenus avant impôts, de 1981 à 2012 (ou année la plus proche)

ENCADRÉ 1

Cet article n’a pas la prétention d’être une synthèse exhaustive de l’ouvrage de Thomas Piketty. En effet, nous ne pouvons pas ici

donner la mesure de l’ampleur du travail historique et didactique qui est réalisé. Les deux premières parties s’attachent à « raconter » les agrégats économiques de revenu et de capital, ainsi que les dynamiques qui les lient dans la « Vieille Europe » comme dans le « Nouveau Monde ». La structure des inégalités est ensuite détaillée, tant au niveau du travail que du capital, et ce, à plusieurs niveaux d’inégalité (entre

les déciles les plus riches et les autres, entre les pays riches et les autres, ou encore entre ceux qui maîtrisent les technologies et les autres...). Enfin, dans la dernière partie, qui ne pèse que 10% dans l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur propose des pistes permettant de réguler le capitalisme actuel.

Pour en savoir plus : Le capital au XXIe siècle de T. Piketty, aux Éditions du Seuil (septembre 2013).

Page 10: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

19 | Economia 2015-201618 | Economia 2015-2016

3. La croissance étant comprise comme étant la somme de la croissance démographique et de la croissance de la production.

4. À partir des données disponibles (Université de Sherbrooke, Perspectives Monde), nous avons ainsi pu estimer que le capital représente au Maroc 4,26 années de revenu national.

LES INÉGALITÉS : UN NOUVEAU PARADIGME ?

Lecture : Les mouvements du capital national en Europe comme en Amérique correspondant avant tout aux mouvements du capital privé. Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capital21c.

Lecture : Le taux de rendement du capital (avant impôts) a toujours été supérieur au taux de croissance mondial, mais l’écart s’est resseré au XXe siècle, et pourrait s’élargir de nouveau au XXIe siècle. Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capita l21c

Le grand retour des sociétés patrimoniales

Pour y voir plus clair, revenons un peu en arrière. Les inégalités de patrimoine aujourd’hui, mesurées en années de PIB, rattrapent le niveau maximum qu’elles avaient atteint à la Belle Époque pour représenter entre six et sept années de produit intérieur dans l’ensemble des pays industrialisés.

L’analyse des patrimoines privés et publics sur des temps longs, eff ectués, et c’est là une des limites dans les pays pour lesquels on dispose de données fi ables, montre que les inégalités sont restées stables quasiment jusqu’à la Révolution industrielle. La période de forte croissance constatée au début du XIXe siècle ne bénéfi cie que peu aux revenus du travail, comme peuvent en témoigner les nombreux ouvrages consacrés à la condition ouvrière à cette époque. Il faut ainsi attendre la fi n du XIXe siècle pour que les salariés bénéficient un peu de la croissance rapide impulsée par la Révolution industrielle. Pendant toute cette période, les revenus du capital, eux, n’ont cessé de croître, pour atteindre à la veille de la Première Guerre mondiale quasiment sept

années de revenu national. Les deux guerres mondiales, et la période de forte croissance qui a suivi, ont bien sûr contribué à une très forte réduction de ce patrimoine, naturellement de manière plus importante en Europe que sur le continent nord-américain et, en 1950, le capital ne représentait plus que deux années de revenu national. Mais, depuis, la valeur de ce patrimoine n’a cessé de croître pour quasiment atteindre pour l’Europe et les États-Unis les niveaux du début du XXe siècle (Figure 2).

L’explication proposée pour cette évolution est celle que l’auteur appelle « la deuxième loi fondamentale du capitalisme ». Ainsi le poids du capital par rapport au revenu (β) est directement lié au taux d’épargne et au taux de croissance (β = taux d’épargne/taux de croissance). Ainsi, à taux d’épargne constant, une croissance3 élevée diminuera le poids relatif du capital par rapport au revenu et inversement4.

Ainsi, dans les économies occidentales, le ralentissement de la croissance tant au niveau démographique qu’au niveau de la production renforce depuis les années cinquante le poids du capital par rapport au revenu national.

La concentration du patrimoine et le ralentissement de la croissance contribuent à l’aggravation des inégalités

La concentration du patrimoine dans les mains d’un petit nombre d’individus — en général le décile supérieur possède au moins 60% du patrimoine total — est renforcée dans l’ensemble des sociétés occidentales par la loi que nous venons de présenter. En eff et, une croissance faible renforce l’importance de l’héritage dans la constitution du patrimoine des agents économiques, et ce, d’autant plus que les revenus du capital (r) sont supérieurs aux taux de croissance du revenu national (g). C’est l’inégalité r>g. Ainsi, lorsque l’on étudie l’histoire des revenus et du patrimoine, on constate que jusqu’à la Première Guerre mondiale (où les 10% les plus riches détenaient aux États-Unis, comme en France ou ailleurs près de 90% du patrimoine), la croissance longue est restée relativement faible alors que le rendement du capital était près de 4 fois plus

élevé (Figure 3). De ce fait, il suffi sait d’épargner une partie de son revenu du capital pour que le capital détenu progresse au même rythme que l’économie dans son ensemble.

Le ralentissement de la croissance au XXIe siècle peut donc accentuer l’écart existant entre le taux de revenu du capital et celui de la croissance, ce qui renforcerait encore l’importance du patrimoine hérité et accentuerait les inégalités.

700%

600%

500%

400%

300%

200%

100%

0%

-100%

1870

Vale

ur d

u ca

pita

l pub

lic e

t pr

ivé,

en

% d

u re

venu

nat

iona

l

1890 1910 19501930 1970 1990 2010

États-Unis

Europe

CapitalprivéCapital

public

Figure 2 : Capital privé et public : Europe et Amérique, 1870-2010

Figure 3 : Rendement du capital et taux de croissance au niveau mondial depuis l’Antiquité jusqu’en 2100

Taux

de

rend

emen

t au

tau

x de

cro

issa

nce

annu

el

0%

0-1000 1000-1500 1500-1700 1700-1820 1820-1913 1913-1950 1950-2012 2012-2050 2050-2100

1%

2%

3%

4%

5%

6%

Taux de rendement pur du capital r(avant impôts)

Taux de croissance de laproduction mondiale g

Val

eur

du c

apit

al p

ublic

et

priv

é, e

n %

du

reve

nu n

atio

nal

Taux

de

rend

emen

t au

tau

x de

cro

issa

nce

annu

el

Les États nouveaux et modernes devront faciliter la diffusion des connaissances et investir dans les qualifications et la formation

Page 11: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

20 | Economia 2015-2016 : LES INÉGALITÉS : UN NOUVEAU PARADIGME ?

5. Au Maroc, d’après La Vie Économique,, les prélèvements représentent environ 23% du PIB en 2012.

6. Le Maroc ne figure pas, ni dans les données disponibles, ni dans les données en cours de compilation, dans la World Top Incomes Database, utilisée par l’École d’Économie de Paris.

HUMANISER LA FINANCE, EST-CE POSSIBLE ?Par Mohammed Adil El Ouazzani Enseignant-chercheur, Cesem-HEM

Mais alors que peut-on faire ?

Lorsque les équipes de Barak Obama reçoivent Thomas Piketty autour de la question de la réduction des inégalités, c’est bel et bien pour aller au-delà des constats et pour essayer de dessiner des pistes de politiques qui permettraient de réduire effi cacement ces inégalités dans une Amérique où les 1% les plus riches accaparent plus de 20% du revenu national, ce chiff re ayant quasiment été multiplié par deux depuis les années 90.

À partir de ces analyses traitant à la fois des inégalités de patrimoine et de revenus, deux pistes de réfl exion sont proposées pour œuvrer en faveur d’une réduction des inégalités en général.

La première piste de réfl exion propose de réinventer l’État et construire un « État social pour le XXIe siècle ». En eff et, si le poids de l’État dans le revenu national est resté autour de 10% jusqu’aux années 20, les guerres mondiales ont bouleversé fondamentalement et durablement l’investissement public dans l’économie. Ainsi, le taux de prélèvement public atteint aujourd’hui entre 30 et 50% du revenu national dans les économies développées, et de manière générale beaucoup moins dans les économies des pays d’Afrique ou d’Asie5. Et si on ne peut pas encore savoir quels seront les grands changements qu’apportera le XXIe siècle, il semble indispensable que les États se modernisent, en particulier dans le contexte d’une croissance plus faible. Ces États nouveaux et modernes devront faciliter la diff usion des connaissances et investir dans les qualifi cations

et la formation, deux piliers fondamentaux de la lutte contre les inégalités, car ils peuvent faciliter la mobilité sociale et renforcer le poids des revenus du travail.

La deuxième piste envisagée est celle de la création d’un impôt mondial sur le capital. Dans l’idéal utopique, cet impôt serait appliqué de manière progressive sur la totalité des actifs nets des individus (patrimoine fi nancier, immobilier et professionnel) dans l’ensemble des pays du monde. Selon les auteurs, l’évolution de la gouvernance mondiale vers un tel système permettrait, d’une part, de réduire les inégalités à l’intérieur de chaque pays mais aussi entre les diff érents pays ; d’autre part, ce système imposerait une plus grande transparence fi nancière qui permettrait peut-être de réguler les crises fi nancières à venir.

Clarifi er cette question des enjeux liés à l’aggravation des inégalités dans le monde ouvre la voie de ce que l’OCDE appelle « la croissance inclusive » qui oblige les acteurs à penser une stratégie globale de réduction des inégalités. Compte tenu par ailleurs de la situation supposée des inégalités au Maroc, tout au moins en termes de niveaux de vie, d’éducation ou de conditions générales de vie et d’emploi, cette question semble déterminante. Pourtant, nous n’avons pas réussi à rassembler des données pertinentes sur le Maroc. Dans son ouvrage, T. Piketty insiste sur la transparence des revenus et des politiques fi scales comme étant un moyen d’améliorer le fonctionnement des États. À ce stade, il semblerait donc que le Maroc ait encore un long chemin à parcourir6

BIOGRAPHIE

Thomas Piketty en quelques dates :

• Il naît en 1971 en France.• Il obtient en 1993 son doctorat d’économie (EHESS et LES) puis est professeur assistant pendant deux ans au MIT.• Depuis 2000, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et, depuis 2007, il

est professeur à l’École d’économie de Paris.• En 2002, il obtient le prix du meilleur jeune économiste (Le Monde – Le Cercle des Économistes) et, en 2013, le prix

Yrjö Jahnsson décerné par la European Economic Association.• Depuis 1994, il a écrit et publié 11 ouvrages.

Page 12: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

23 | Economia 2015-201622 | Economia 2015-2016

gnorant le rôle du facteur humain dans la modélisation des processus complexes de prise de décision économique et financière, l’orthodoxie financière a failli provoquer la faillite du système financier et la paralysie de l’économie mondiale. À supposer que la finance comportementale soit la bonne théorie, suffira-t-elle pour éradiquer les mauvaises pratiques ?

I1. Ross Stephen, A.

(2004). Neoclassical Finance. Princeton et Oxford. Princeton University Press. Cité par Orléan André, « Efficience informationnelle versus finance comportementale  : éléments pour un débat ».

2. Bachelier, L. (1900). « Théorie de la spéculation ». Annales scientifiques de l’École. normale supérieure, vol. 3, no 17, p. 21–86

3. Walter, C. (2013). « Le modèle de marche au hasard en finance  », Economica.

4. Appelée également « vraie valeur » ou « valeur fondamentale », il s’agit de la valeur actualisée des revenus futurs générés par le titre.

5. Fama, E. (1965). « The behavior of stock Market Prices ». Journal of Business.

6. Les mouvements à la hausse ou à la baisse du cours d’une action seraient alors similaires au jeu de lancer d’une pièce de monnaie où les chances de tomber sur face ou pile sont de 50/50.

7. Thaler résume ces deux arguments de l’hypothèse de l’efficience par les deux formulations suivantes ; « the price is right » et « no free lunch ».

HUMANISER LA FINANCE, EST-CE POSSIBLE ?

La finance, telle qu’elle est majoritairement pratiquée dans les salles de marchés et enseignée dans les écoles de commerce, repose sur des hypothèses issues de l’économie néoclassique apparue à la fin du XIXe siècle. Soutenue par des arguments mathématiques de plus en plus sophistiqués, l’approche néoclassique de la finance a prévalu depuis un peu plus d’un demi-siècle comme « la plus scientifique de toutes les sciences sociales »1. Elle s’appuie notamment sur la thèse présentée en 1900 par Louis Bachelier2 selon laquelle les cours boursiers fluctuent selon une « marche aléatoire ». L’auteur soutient qu’un nombre infini de facteurs influencent les fluctuations boursières et qu’il est illusoire d’espérer en prédire l’évolution. En revanche, il propose un cadre théorique qui permet de modéliser le hasard boursier en déterminant la loi de probabilité des titres et d’en estimer la variabilité potentielle, c’est-à-dire le risque3.

Considéré aujourd’hui comme le père de la finance mathématique, Bachelier n’a connu aucun succès de son vivant. Durant la première moitié du XXe siècle, son travail sombra dans l’oubli et ne fut repris que dans les années 50 par les auteurs de l’école de Chicago (Harry Markowitz, Eugene Fama, Merton Miller, William Sharpe, etc.) pour bâtir l’édifice de la finance néoclassique dont le socle scientifique repose sur deux piliers : l’efficience des marchés et la rationalité des investisseurs.

Sur un marché efficient, la concurrence que se livre un grand nombre d’investisseurs crée une situation d’équilibre dans laquelle, à chaque instant, les prix des différentes valeurs reflètent les effets de l’information disponible et pertinente. Les investisseurs peuvent donc faire confiance au cours de bourse pour évaluer correctement le prix d’un titre. En d’autres termes « le prix pratiqué est, à tout moment, une bonne estimation de la valeur intrinsèque4 du titre » Fama (1965)5. De plus, comme les prix sont supposés varier de manière aléatoire comme dans un « jeu de hasard équitable »6 où aucun investisseur ne disposerait d’informations qui permettraient de prévoir l’évolution des cours des titres, l’espérance mathématique de gain du spéculateur est nulle sur le long terme. Il n’est donc pas possible de faire des prévisions profitables et de battre le marché en réalisant des gains supérieurs à la moyenne7.

Par ailleurs, les marchés ne sont efficients que si les investisseurs sont parfaitement rationnels. Cela signifie qu’ils ont des préférences qu’ils expriment par une fonction d’utilité et qu’ils prennent des décisions qui maximisent leur espérance de gains. Cela suppose également qu’ils ont les capacités cognitives nécessaires pour exploiter toute l’information disponible et former des anticipations rationnelles de la situation et des perspectives des entreprises et de l’économie.

Bulles, krachs et autres anomalies financières : les preuves de l’inefficience des marchés

Dès le début des années 80, l’observation sur les marchés d’une volatilité excessive par rapport aux fondamentaux, la formation de bulles spéculatives (c’est-à-dire des écarts persistants et croissants entre le cours observé et la valeur fondamentale) ainsi que l’émergence et l’éclatement de crises à répétition nourrissent le scepticisme des acteurs et théoriciens à l’encontre des hypothèses de l’efficience et de son corollaire la rationalité des agents. De nombreuses recherches empiriques ont révélé l’existence d’irrégularités sur les marchés financiers par rapport aux enseignements de la théorie financière néoclassique. On peut citer, par exemple, les anomalies de valorisation des petites capitalisations, la décote des holdings ou encore l’existence de nombreuses corrélations statistiquement significatives entre les rentabilités sur les marchés et des phénomènes calendaires (effet janvier, effet lundi, etc.) ou climatiques (météo, cycles lunaires, etc.) qui confirment bien que l’environnement, les circonstances et la psychologie des investisseurs influencent les marchés financiers.

Ces critiques se sont amplifiées avec l’éclatement de la crise des subprimes en 2007 (souvent comparée à celle de 1929 par sa violence et son ampleur), l’incapacité de la théorie financière de la prévoir ou même de

l’expliquer et la stupéfaction des professionnels devant des fluctuations de titres d’une ampleur de 25 fois l’écart-type.

Un article ironique publié en mars 2008 intitulé  Quelle est la malchance d’avoir 25 sigmas ?8 pose la question suivante : s’agit-il d’un manque de chance ou plutôt d’incompétence ? Car, soit les marchés ont vécu pendant plusieurs jours d’affilé des évènements qui devraient théoriquement se produire une fois tous les 100 000 ans, soit les modèles utilisés étaient faux !

« J’ai trouvé une faille dans l’idéologie capitaliste. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi… La raison pour laquelle j’ai été choqué, c’est que l’idéologie du libre marché a fonctionné pendant 40 ans, et même exceptionnellement bien… Mais l’ensemble de cet édifice intellectuel s’est effondré l’été dernier. »9

On assiste depuis à un renversement de tendance et à l’émergence de la finance comportementale qui s’émancipe des hypothèses de la finance néoclassique jugées inadaptées pour expliquer le comportement financier réel des marchés.

La finance comportementale comme réponse aux limites de la finance néoclassique

Selon les tenants de l’approche comportementale (Hersh Shefrin, Robert Shiller, Werner De Bondt, Richard Thaler…), des phénomènes psychologiques, individuels et collectifs interfèrent avec les composantes du paradigme traditionnel. Le comportement des individus ainsi que les prix formés sur les marchés s’éloignent des prédictions du modèle néoclassique. Ils plaident ainsi en faveur d’un bouleversement du paradigme dominant en intégrant la finance aux sciences cognitives (en particulier la psychologie sociale et cognitive) afin d’étudier la façon dont les investisseurs font des erreurs de jugement qui provoquent des anomalies sur les marchés financiers.

Les travaux des psychologues expérimentaux, Daniel Kahneman et Amos Tversky, ont largement contribué à la démystification de l’homo-economicus

8. Dowd, K., Cotter, J., Humphrey, C., Woods, M. (2008). « How Unlucky is 25-Sigma ? ». University College Dublin. Cité par Herlin, P. (2010). Finance : Le nouveau paradigme. Eyrolles.

9. Extrait de la déclaration de l’ultralibéral Alan Greenspan (ancien président de la Réserve fédérale de 1987 à 2007) devant le congrès au cours d’une audition au sujet de la crise des subprimes.

Page 13: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

25 | Economia 2015-201624 | Economia 2015-2016 : HUMANISER LA FINANCE, EST-CE POSSIBLE ?

10. Kahneman, D. et Tversky, A. (1979). « Prospect Theory: An Analysis of Decision under risk ». Econometrica, vol. 47, no 2, p. 263-291.

11. Susskind, A. (2005). « La finance comportementale ». Cahiers financiers

12. Akerlof, G. A., Shiller, R. J. (2009). « Les esprits animaux : Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie ». Pearson Education.

13. Expression utilisée par Alan Greespan en 1996 et reprise par Shiller, R. (2000). « L’Exubérance irrationnelle ». Valor.

14. Keynes, J. M. (1936). “The general theory of employment interest and money”. London: Macmillan.

Les chercheurs en finance comportementale se sont particulièrement intéressés aux comportements des investisseurs qui se révèlent non conformes avec l’hypothèse de rationalité parfaite. Ils avancent que ces derniers se comportent individuellement et collectivement comme des êtres humains et non comme les êtres omniscients, égoïstes et maximisateurs incarnés par la figure de l’homo-economicus.

Les travaux des psychologues expérimentaux, Daniel Kahneman et Amos Tversky10, ont largement contribué à l’essor du courant comportemental et à la démystification de l’homo-economicus. Ils formalisent dans les années 70 la théorie des perspectives comme une alternative à la théorie de l’utilité espérée et montrent que les agents sont sujets à des biais comportementaux, c’est-à-dire des erreurs de jugement qu’ils classent en deux catégories : les biais cognitifs liés aux limites de compréhension, de raisonnement et de mémoire des agents et les biais émotionnels liées à leurs émotions.

Les biais cognitifs découlent du recours des agents aux heuristiques, c’est-à-dire à des processus de prises de décisions qui ne se fondent pas sur la rationalité et la recherche de toute l’information requise mais sur des raccourcis mentaux et des règles empiriques basées sur l’expérience, l’intuition et le bon sens. Les heuristiques simplifient de manière excessive la résolution de problèmes et aboutissent à des approximations et à des solutions sous-optimales11. L’argumentaire est proche de celui de Herbert Simon qui fut l’un des premiers à critiquer les notions de rationalité parfaite et de maximisation de l’utilité espérée auxquelles il opposera les notions de « rationalité limitée » et de « satisficing » (une combinaison de deux mots satisfy (satisfaisant) et suffice (suffisant). Selon Simon, le processus de recherche d’une solution à un problème ne se poursuit pas jusqu’à l’atteinte de la solution optimale mais s’arrête dès que l’agent trouve une solution satisfaisante.

Ainsi, la finance comportementale présente les décisions financières d’une perspective humaine en prenant en compte les limites cognitives et la subjectivité des individus. Elle démontre que, contrairement à l’homo-economicus qui analyse froidement les informations pour prendre des décisions optimales, les investisseurs éprouvent des émotions (comme la cupidité, la peur, l’anxiété, l’excitation ou la panique) qui influencent leurs croyances (anticipations) et préférences (attitude envers le risque) et les empêchent de prendre des décisions parfaitement rationnelles. Parmi les biais émotionnels les plus documentés, on peut citer le « biais d’excès de confiance » qui conduit les investisseurs à surestimer leurs capacités, leurs connaissances et leurs prévisions ; le « biais de conservatisme » qui représente la tendance des individus à surestimer l’importance des informations qui confirment leurs opinions de départ et à minimiser celles qui les contredisent ; ou encore les comportements mimétiques des investisseurs qui contribuent à la formation des bulles spéculatives sur les marchés.

Dans un livre paru en 200912, les deux lauréats du prix Nobel d’économie, Robert Shiller et George Akerlof, avancent que, pour comprendre l’économie et la finance, il faut comprendre la psychologie humaine à la base des comportements et des décisions économiques et financières. Ils insistent sur la nécessité de prendre en compte les « esprits animaux » des acteurs, c’est-à-dire les  instincts, les sentiments, les émotions et les schémas de pensée qui sous-tendent les mécanismes intellectuels et affectifs et qui soumettent les marchés à des phases d’« exubérance irrationnelle »13, c’est-à-dire des phases d’euphorie et de suractivité, puis à des phases de capitulation et de panique. Les auteurs reprennent ainsi l’idée déjà introduite par Keynes dans sa Théorie générale14, selon laquelle, même si l’activité économique répond dans son ensemble à des préoccupations rationnelles, une grande partie de cette activité est dictée par les « esprits animaux » des agents.

Ils soulignent que c’est justement en ignorant le rôle du facteur humain dans la modélisation des processus complexes de prise de décision économique et financière que l’orthodoxie financière a failli provoquer la faillite du système financier et la paralysie de l’économie mondiale.

Depuis, les dogmes de l’orthodoxie financière (rationalité et efficience des marchés) sont ébranlés et la finance comportementale apparaît plus que jamais comme le paradigme le plus à même de la remplacer. De manière provocatrice, Thaler (1999)15 annonce même déjà la fin de la finance comportementale. Dans la mesure où elle deviendrait le paradigme dominant, elle perdrait son caractère controversé. De plus, le terme « finance comportementale » devient redondant puisqu’il n’y aurait plus de finance que « comportementale ».

Ceci étant dit, il convient de préciser qu’il existe des limites à la contestation de la théorie de l’efficience16. Certes, elle a eu des répercussions négatives, mais est-elle la seule responsable des mauvaises pratiques sur les marchés ? La réponse est certainement non. De mauvaises pratiques sont nées de la cupidité,

du mensonge et de la tromperie des acteurs17 et pas seulement de leur irrationalité.

Par ailleurs, ces idées ne sont pas nouvelles. On redécouvre aujourd’hui que l’irrationalité des marchés est déjà présente dans les travaux de Keynes écrits au plus fort de la Grande Dépression qui détruisit la vie de millions de personnes dans le monde et que des auteurs comme Pigou (1921) ou Knight (1926) ont déjà abordé les aspects psychologiques des décisions économiques et financières. Cela n’a pas empêché les crises ultérieures.

« Les marchés peuvent demeurer bien plus longtemps irrationnels que les hommes, solvables. » (Keynes, 1936)

À supposer que la finance comportementale soit la bonne théorie, suffira-t-elle pour éradiquer les mauvaises pratiques ? Saurons-nous cette fois apprendre de nos erreurs ? Arriverons-nous à prévoir et prévenir la prochaine grande crise ? Éviterons-nous de nouveaux drames humains à l’avenir ? La finance se souciera-t-elle enfin de ses répercussions sociales ? La finance pourra-t-elle vraiment s’humaniser ? 

Les marchés financiers : un jeu de hasard équitable ?

15. Thaler, R.H. (1999) “The End of Behavioral Finance”, Financial Analysts Journal, vol. 55, November-December, p. 12-17. Cité par Michel Albouy Et Gérard Charreaux, « La finance comportementale ou l’émergence d’un nouveau paradigme dominant ? ». Revue Française de Gestion, 2005/4 - n° 157.

16. Albouy, M.(2005). « Peut-on encore croire à l’efficience des marchés financiers ? ». Revue Française de Gestion. Vol. 31, n° 157.

17. Albouy, M. (2012). « La plus belle théorie financière ne peut donner que ce qu’elle a ». Revue Française de Gestion, 9-10.

Page 14: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

27 | Economia 2015-2016

FAUT-IL INTERDIRE FACEBOOK DANS LES ENTREPRISES ?FAUT-IL INTERDIRE FACEBOOK DANS LES ENTREPRISES ?

Tout d’abord, quelles tendances lourdes observez-vous dans les dimensions économiques, depuis l’avènement de l’économie du savoir ?

L’acquisition de savoirs et connaissances est au cœur du progrès économique des sociétés depuis la nuit des temps, des premières inventions d’outils agricoles, en passant par les révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles jusqu’aux découvertes actuelles dans l’ensemble des sciences, qu’elles s’intéressent à l’infi niment grand ou à l’infi niment petit. La tendance lourde, si tendance il y a, serait l’évolution exponentielle de l’importance de l’économie du savoir pour le développement à la fois des pays dits industrialisés et des pays en développement. Pour les pays industrialisés, l’enjeu de l’économie du savoir est de repousser la frontière technologique pour réaliser des gains de productivité à travers l’invention de nouveaux modes de production, de nouveaux produits et de nouveaux métiers.

Ce développement exponentiel de l’économie du savoir s’est traduit par une montée en puissance relative de l’économie des services, par une grande spécialisation des connaissances, des personnes et des territoires, et par une dématérialisation croissante de la richesse des nations. Pour les économies en développement et émergentes, l’économie du savoir ne s’intéresse pas tant à inventer la prochaine frontière technologique qu’à adapter les technologies, connaissances et savoirs existants aux conditions locales à travers le commerce, l’investissement, les migrations et les échanges de manière générale.

L’économie du savoir peut ainsi permettre un rattrapage économique très rapide des pays émergents vers le niveau de vie des pays les plus développés, à l’image des performances d’un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale, d’Asie du Sud ou d’Amérique latine qui ont été capables de converger en une ou deux générations vers le niveau de vie des pays les plus avancés.

DR

Entretien avec

Propos recueillis parHammad Sqalli,

Enseignant-chercheur, Cesem-HEM

Jean-Pierre Chauffour

Économiste en chef du bureau de la Banque mondiale à Rabat

’économie du savoir pour le développement constitue désormais une orientation actuelle majeure dans les politiques, en ce sens qu’elle contribue de plus en plus à la

croissance et à la richesse des nations. À quelles conditions ? Quels sont les mécanismes sous-tendant son institutionnalisation ? Il s’avère que l’économie du savoir peut permettre notamment un rattrapage rapide des pays émergents vers le niveau de vie des pays les plus développés. Une des conditions pour y arriver semble être l’ouverture en matière sociale et politique, mais dans le même temps, une logique qui reconnait le recours aux solutions de marché et solutions politiques.

L

Dans quel cadre institutionnel l’économie du savoir est-elle plus susceptible de se développer ?

Si l’on analyse les dispositifs économiques et sociaux mis en place dans diff érentes parties du monde au cours de l’histoire, il apparait que les pays dont les constitutions, les institutions, les politiques et les prestations de services sont organisées autour des valeurs, des normes et des principes d’une société ouverte ont obtenu en moyenne plus de succès que d’autres pour créer les conditions d’une prospérité durable et partagée. Après avoir analysé les caractéristiques spécifi ques des treize économies qui ont été capables de réaliser une croissance supérieure à 7% pendant plus de vingt-cinq ans depuis 1950, la Commission sur la croissance et le développement (2008) a estimé qu’une croissance élevée et durable requiert, parmi d’autres éléments, un leadership et une bonne gouvernance, une participation à l’économie mondiale, des niveaux élevés d’investissement et d’épargne, des ressources fl exibles, notamment en termes d’emplois, et une politique d’inclusion visant à partager les bénéfi ces de la mondialisation, à fournir des accès aux services pour les plus démunis et à s’attaquer au problème des inégalités entre les sexes1. Bien que les conclusions de cette Commission présidée par le prix Nobel d’économie, Michael Spence, ne se soient pas inscrites dans le cadre d’une analyse sur la société ouverte ou sur l’économie du savoir, nombre de faits stylisés mis en lumière par la Commission – qu’il s’agisse de transparence gouvernementale, d’ouverture commerciale, de compétition ouverte, de marchés du travail ouverts ou de participation des femmes et des jeunes – font écho à de nombreux aspects importants d’une société ouverte qui sous-tendent l’éclosion de l’économie du savoir. Plus largement, il semble de plus en plus communément admis que l’idée de liberté individuelle, de même que les institutions politiques qui la garantissent, se sont développées en lien avec l’essor du commerce, le développement des marchés, et l’économie du savoir.

Jean-Pierre ChauffourÉconomie du savoir, société ouverte et richesse immatérielle*

* Les analyses et opinions exprimées dans cet entretien sont entièrement celles de l’auteur et ne refl ètent pas nécessairement celles du groupe de la Banque mondiale.

1. Commission on Growth and Development (2008). The Growth Report: Strategies for Sustained Growth and Inclusive Development. World Bank. http://www.growthcommission.org/index.php

Page 15: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

29 | Economia 2015-201628 | Economia 2015-2016

Quels sont les mécanismes économiques à l’œuvre dans le fonctionnement d’une société ouverte ?

La raison pour laquelle les sociétés plus ouvertes ont davantage tendance à générer des économies prospères, inclusives et résilientes provient du fait que l’ouverture offre des opportunités et des incitations pour atteindre des résultats économiques et sociaux supérieurs. La connaissance nécessaire pour engendrer la prospérité ne peut être le produit d’un seul esprit ; elle est nécessairement dispersée entre plusieurs. La société ouverte crée les droits et les incitations permettant à chaque individu d’utiliser ses connaissances particulières pour son propre bénéfice et, ce qui est plus important encore, pour le bénéfice d’autrui. Ceci est bien sûr l’idée précurseur d’Adam Smith avec son concept de « main invisible » : « Chaque individu poursuivant son propre intérêt, agit sans le vouloir pour le bénéfice de tous et souvent plus efficacement que s’il avait l’intention d’œuvrer au bien commun »2. Une société ouverte protège donc les droits individuels de chacun à choisir et trouver son meilleur rôle pour résoudre les problèmes d’autrui. Smith a mis en exergue trois mécanismes importants qui rendent la main invisible aussi efficace : la division du travail, les bénéfices de la spécialisation et les bénéfices du commerce (domestique et international).

Pouvez-vous élaborer ?

Dans les pays ouverts au commerce international, les individus ont plus de chances de récolter les dividendes de la mondialisation, d’absorber les idées et connaissances nouvelles et d’adopter les nouvelles technologies et

innovations – autant de facteurs ayant tendance à accroître les gains de productivité et le progrès économique. De la même façon, les économies disposant de marchés domestiques plus ouverts et transparents tendent à promouvoir la concurrence interne, l’efficience économique et la transformation structurelle suivant le principe schumpetérien de «  destruction créatrice »3. Ces économies sont moins susceptibles de connaître les phénomènes de recherche de situations de rente ou d’autres rigidités économiques inefficaces. En termes de marché des facteurs, les économies qui bénéficient de marchés du travail ouverts sont généralement plus inclusives, efficaces et résilientes que les économies dont les marchés du travail sont segmentés de façon rigide selon les secteurs (public ou privé), les conditions d’accès (employés/non-employés) ou les réglementations en vigueur (secteur formel/informel). Elles ont tendance à connaître un niveau plus élevé de participation au marché du travail et un niveau plus faible de chômage structurel et d’exclusion, notamment des femmes et des jeunes.

Cette ouverture économique ne risque-t-elle pas de se faire au détriment des objectifs sociaux ?

Dans les domaines sociaux, les économies qui disposent de systèmes éducatifs ouverts, gérés localement, et sous pression de performance offrent aux prestataires et aux consommateurs d’éducation des voies d’entrée et de sortie. En particulier, elles fournissent aux élèves, aux parents, aux professeurs et aux chefs d’établissements une plus grande latitude, autonomie, et responsabilité pour améliorer la

gouvernance du système, qu’il soit public ou privé, la qualité de l’éducation et la performance des élèves ; performance qui, in fine, sera un déterminant clé de la croissance du pays sur le long terme. De la même façon, l’émancipation des femmes a une importante dimension économique. Supprimer les obstacles qu’elles rencontrent et permettre aux femmes de participer à l’économie et de conduire leur vie avec autonomie sur un pied d’égalité avec les hommes, est une façon directe de libérer un fort potentiel économique, d’améliorer la productivité et les résultats en matière de développement. Une plus grande ouverture dans tous les autres aspects institutionnels de la vie d’un pays, qu’il s’agisse de l’ouverture du secteur public ou de l’ouverture du secteur privé, a également tendance à créer des opportunités pour produire de meilleurs résultats sur le long terme, contrairement aux systèmes de gouvernance et de règlementations opaques qui sont enclins à la corruption et au favoritisme.

Comment identifier la plus ou moins grande ouverture des sociétés ? Quelles sont les caractéristiques d’une société ouverte ?

Selon Karl Popper, on peut définir une société ouverte comme une association d’individus libres respectant les droits de chacun dans un cadre de protection mutuelle garanti par l’État et atteignant, à travers la prise de décisions responsables et rationnelles, un degré croissant de dignité et de progrès4. Ainsi conçue, une société ouverte n’est pas une utopie selon Popper, mais une forme d’organisation sociale réalisée de façon empirique qui, souligne-t-il, est à tous points de vue supérieure à ses concurrentes autoritaires, réelles ou potentielles. Une société ouverte se caractérise par un système souple et tolérant fondé sur la règle de droit et la justice, la liberté et la responsabilité individuelle, la reddition des comptes, la transparence et la liberté d’information. La société ouverte respecte les minorités et la diversité d’opinions ; elle

assure la promotion de l’égalité des chances pour tous (indifféremment des races, des classes sociales, des sexes, des religions et d’autres caractéristiques humaines), l’équité des systèmes politiques, légaux et économiques ; et elle permet à tous de participer librement et pleinement à la vie civique, économique et culturelle. Ce faisant, une société ouverte tend à nourrir la confiance en soi, les nouvelles idées et la pensée critique ; elle a tendance à dépersonnaliser les échanges, à renforcer le lien social et à construire le consensus sur des bases communes ; et elle renforce le mérite individuel, l’estime de soi et le respect mutuel.

Les normes de vie commune semblent donc être au cœur de la question de la société ouverte ?

En effet, l’impact de la dimension normative de la société sur le développement économique, c’est-à-dire le modèle de représentation mentale qui influence la façon dont les individus se comportent, perçoivent, et comprennent (ou ne comprennent pas) la réalité, ne peut pas être suffisamment souligné. Le manque de confiance et de respect des uns envers les autres est typique des sociétés hiérarchisées dans lesquelles on perçoit l’individu comme obéissant à son instinct ou à un ordre divin plutôt qu’à la raison. C’est ce que nous apprennent les travaux de l’économiste Guido Tabellini5. Dans les sociétés hiérarchisées, on fait peu confiance à l’individualisme et on tend même à l’éradiquer. Le bon comportement est supposé découler de la coercition et non de l’internalisation des valeurs de la société. L’État a alors pour mission de forcer les citoyens à bien se comporter. De la même façon, l’éducation vise à contrôler les instincts négatifs des enfants, souvent en recourant à la violence. Les codes de bonne conduite et de comportement honnête se restreignent à des cercles étroits regroupant des personnes liées entre elles, avec l’inconvénient économique que plus il y a d’ostracisme au sein d’une société et moins il y a d’opportunités économiques. Ce phénomène est parfaitement illustré dans le

L’ouverture offre des opportunités et des incitations pour atteindre des résultats économiques et sociaux supérieurs

2. Smith, Adam (1776). An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. London: Methuen and Co., Ltd., 1904.

3. Schumpeter, Joseph (1942). Capitalism, Socialism, and Democracy. New York: Harper and Brothers, 1950.

ÉCONOMIE DU SAVOIR, SOCIÉTÉ OUVERTE ET RICHESSE IMMATÉRIELLE

4. Popper, Karl R. (1943). The Open Society and Its Enemies. Princeton University Press.

5. Tabellini, Guido (2010). “Culture and Institutions: Economic Development in the Regions of Europe”, Journal of the European Economic Association, 8(4):677-716.

Page 16: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

31 | Economia 2015-201630 | Economia 2015-2016 : ÉCONOMIE DU SAVOIR, SOCIÉTÉ OUVERTE ET RICHESSE IMMATÉRIELLE

dernier ouvrage de l’économiste Bill Easterly lorsqu’il décrit l’histoire du commerce des Maghribis et des Génois dans la Méditerranée du XIIe siècle et leur destinée divergente6.

Pourquoi y aurait-il moins d’ostracisme dans une société ouverte ?

Dans une société fermée ou cloisonnée, un comportement opportuniste et égoïste tend à être perçu comme naturel et moralement acceptable en dehors d’un réseau étroit. Avec pour conséquence que lorsque les individus manquent de respect les uns envers les autres ou plus généralement envers la chose publique (res publica), la fourniture de biens et services publics tend à être inadéquate et les représentants de l’État à s’engager dans le népotisme ou la corruption. Ceci contraste avec les sociétés ouvertes où des règles abstraites de bonne conduite s’appliquent à de nombreuses situations sociales et pas seulement dans un cercle étroit d’amis et de personnes qui sont liées les unes aux autres. Dans les sociétés ouvertes, les efforts individuels sont généralement récompensés. Lorsque les individus sont fortement motivés à réussir et conçoivent le succès économique comme lié à leurs choix délibérés, ils sont plus enclins à travailler dur, à épargner, à investir et à innover et entreprendre.

N’êtes-vous pas en train de faire l’apologie du libéralisme ?

Il ne faut pas nécessairement voir dans la société ouverte un nouvel argument en faveur de l’intervention des marchés contre celle de l’État. Certes, Milton Friedman est bien connu pour avoir pointé du doigt que les solutions de marché (c’est-à-dire la coopération volontaire entre des individus responsables) favorisent « l’unanimité sans la conformité » (c’est-à-dire un système de représentation proportionnelle efficace), tandis que les solutions politiques (même dans un contexte de représentation proportionnelle) ont typiquement tendance à

produire l’inverse, c’est-à-dire « la conformité sans l’unanimité »7. De ceci, il conclut que plus le marché couvre un large éventail d’activités, plus le nombre de sujets nécessitant des décisions politiques, donc des négociations, est réduit. Ce faisant, plus le nombre de sujets requérant un accord politique est limité, plus la chance d’obtenir un accord, tout en préservant la liberté au sein de la société, est grande. Une société ouverte reconnait naturellement le besoin de solutions de marché et de solutions politiques, en particulier le besoin de biens et de services publics dans des domaines non couverts par le marché et de régulation dans les domaines où les marchés sont défaillants. Mais ce qui est essentiel c’est que, dans une société ouverte, les services publics qui fonctionnent résultent également d’un ordre spontané dans la mesure où les individus sont capables d’exercer leurs droits, y compris la liberté de s’exprimer et de s’assembler pour protester contre de mauvais services publics.

Si l’ouverture de la société a tant de vertus, pourquoi n’est-elle pas la norme au sein des nations ?

S’il est observé que les sociétés plus ouvertes obtiennent de meilleures performances que les sociétés fermées pour créer et partager des richesses, le chemin vers une société plus ouverte est incertain et jalonné de difficultés considérables, ce qui explique la relative rareté des exemples à l’échelle du globe. La conquête des droits individuels a été longue en Europe. Pendant des siècles, la culture du Moyen Âge n’a reconnu aucune valeur à l’individu. À notre époque moderne, les comportements qui s’opposent à l’ouverture et qui visent à protéger les intérêts particuliers, le favoritisme et la recherche de rentes sont souvent profondément ancrés dans l’histoire, la culture et les familles. Les personnes qui sont à l’intérieur du système, le soutiennent et bénéficient de sa protection, ne perçoivent rien d’étonnant dans le fait que ce système exclut ceux qui n’en font pas partie. Dans le prolongement des exemples pris plus haut, si

l’ouverture au commerce et la concurrence permettent en général d’améliorer le bien-être, les producteurs exposés à la concurrence des importations et d’autres producteurs biens établis qui se sentent menacés par ces évolutions feront probablement tout pour s’y opposer. À la longue, ces groupes d’intérêts ont tendance à consolider leur influence, leur poids politique et leur extraction de richesse, rendant l’ouverture et des solutions alternatives gagnant-gagnant encore plus difficiles à réaliser.

Comment se positionne le Maroc sur cette échelle de l’ouverture ?

Au Maroc, l’évolution vers une société plus ouverte a connu une accélération au début des années 1990. Les révisions de la Constitution, en 1992 et 1996, ont amorcé un processus de démocratisation et de modernisation des institutions publiques marocaines en introduisant des institutions plus représentatives, avec notamment la création d’une seconde Chambre au Parlement élue par les conseils municipaux, les chambres de commerce et les syndicats, et en reconnaissant de nouvelles libertés économiques telles que la liberté d’entreprise. Dans la foulée de ces changements constitutionnels, des réformes de grande portée et des nouvelles lois ont été adoptées pour libéraliser et ouvrir l’économie, de façon graduelle, pour renforcer la gouvernance publique et la règle de droit, pour améliorer l’accès aux services publics essentiels tels que la santé, l’éducation et l’eau et pour garantir un nombre croissant de droits de l’homme fondamentaux. La nouvelle Constitution de 2011 a solidifié davantage les bases d’une société plus ouverte et démocratique. Elle renforce le cadre de gouvernance du pays à travers une plus grande séparation et un meilleur équilibre des pouvoirs entre le Roi, le Gouvernement et le Parlement et elle jette les bases d’une régionalisation et d’une décentralisation avancées comme système démocratique et décentralisé de gouvernance.

Mais le citoyen marocain ne tarde-t-il pas à voir les bénéfices de cette ouverture ?

Si la nouvelle Constitution est nettement plus ouverte que les textes constitutionnels antérieurs, sa capacité à promouvoir dans les faits une société plus ouverte dépendra du contenu et de la mise en œuvre effective des lois organiques et leurs décrets d’application qui sont nécessaires pour traduire la portée de son contenu normatif. En de nombreuses occasions, les administrateurs et législateurs devront délimiter l’exercice des droits garantis par la Constitution. Des inquiétudes ont été exprimées relatives à un certain nombre de droits susceptibles d’être de ce fait vidés de leur substance par l’application de limites qui pourraient être apportées par les lois organiques. Par exemple, le droit d’accès à l’information suscite actuellement quelques remous. Le degré avec lequel le Maroc sera en mesure de rejoindre le groupe des nations les plus avancées dépendra en partie de la mise en œuvre de la nouvelle Constitution en cohérence avec l’esprit de la société ouverte. L’économie du savoir aura alors toutes les chances de pleinement se développer ; et ainsi la richesse immatérielle du pays.

Économie du savoir, société ouverte et richesse immatérielle seraient donc liées ?

En effet, la notion de capital immatériel mise en exergue par le Roi dans le récent discours du Trône recouvre les mêmes dimensions que celles discutées dans cet entretien : d’une part, le capital humain, c’est-à-dire les savoirs, connaissances et compétences des ressources humaines ; d’autre part, le capital institutionnel, notamment la qualité des institutions, la justice, la gouvernance, la concurrence ; et enfin le capital social, autre façon de parler de la qualité du lien social, de liberté, de responsabilité et de confiance au sein de la société. En développant et valorisant sa richesse immatérielle, le Maroc s’inscrirait résolument dans la perspective de l’émergence économique

6. Easterly, William (2013). The Tyranny of Experts: Economists, Dictators, and the Forgotten Rights of the Poor. Basic Books.

7. Friedman, Milton (1962). Capitalism and Freedom. University of Chicago Press.

Page 17: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

33 | Economia 2015-2016

DE L’ECONOMIE CAPITALISTE A L’ECONOMIE VERTE : LA CONVERSION DIFFICILE

L’idée de lier l’économie, l’environnement et la société afi n de procéder à l’élaboration d’un modèle économique novateur, capable de relever les défi s d’une croissance économique soutenue avec un environnement social et écologique sain, n’est pas nouvelle en soi. La nouveauté réside plutôt dans son intégration dans les discours des dirigeants de la planète, notamment à la suite de la crise économique de 2008, pour la présenter comme le sauveur de l’économie mondiale.

Si l’on prend l’exemple des États-Unis, les discours de Barak Obama, que ce soit avant ou après son investiture, évoquent clairement l’économie verte, défi nie par le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) en tant qu’« une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant les risques environnementaux et la pénurie des ressources » (PNUE, 2011), comme le challenge des États-Unis pour sortir de la crise économique.

a logique d’accumulation du capital et de l’autorégulation du marché est en train de détruire les conditions sociales et écologiques qui soutiennent la vie humaine. Pourtant,

les réponses aux crises se conforment toutes au modèle capitaliste néolibéral ! La transition vers l’économie verte reste difficile, elle dépend en dernier ressort du contrôle démocratique des États et de leur entente.

LPar Nabil El MabroukiChercheur, Cesem-HEM

Page 18: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

35 | Economia 2015-201634 | Economia 2015-2016

En effet, lors du Warming Summit de 2008 en Californie, Obama avait déclaré :

“Few challenges facing America – and the world – are more urgent than combating climate change. The science is beyond dispute and the facts are clear. Sea levels are rising. Coastlines are shrinking. We’ve seen record drought, spreading famine, and storms that are growing stronger with each passing hurricane season. (…) My presidency will mark a new chapter in America’s leadership on climate change that will strengthen our security and create millions of new jobs in the process.”

(Barack Obama, Warming Summit, Californie, 18 novembre 2008)

De même, lors de son investiture, il est revenu sur ces défis en soulignant :

“And to those nations like ours that enjoy relative plenty, we say we can no longer afford indifference to the suffering outside our borders, nor can we consume the world’s resources without regard to effect. For the world has changed, and we must change with it.”

(Barack Obama, Discours d’investiture, 20 janvier 2009)

Le paradoxe est que les discours ne collent pas toujours avec la pratique. Jusqu’ici, les réponses à la crise se sont pratiquement toutes conformées au modèle capitaliste néolibéral, qui est lui-même à l’origine de la crise. Les différents gouvernements ont préféré une sortie rapide du danger. Ils ont accordé d’importantes aides publiques pour recapitaliser les établissements financiers ayant des actifs compromis et des problèmes de liquidité. Ils ont par ailleurs tenu un discours qui prêche l’amoralité des marchés financiers et en ont proposé une nouvelle réglementation.

Les tenants de la thèse de la continuité de l’économie capitaliste néolibérale comme solution à la crise avancent que l’économie

• la logique du gain à court terme pour l’actionnaire au détriment de l’investissement à long terme ;

• la logique d’accumulation du capital pour produire la plus-value ;

• la logique de l’exploitation de la main-d’œuvre et des bas salaires des pays du Sud.

À cela s’ajoutent les effets dévastateurs des stratégies d’emprunt, et ce, en passant de la crise des subprimes à la dette souveraine. Les solutions proposées par le modèle actuel n’ont fait que mettre les économies des pays sur la voie inflationniste. Une voie qui met en otage le revenu et l’épargne de la classe moyenne. La crise économique devient alors une crise sociale.

Les limites sociales de l’actuel modèle sont principalement liées au manque de la justice sociale, et menace par conséquent la paix sociale. Ce manque se manifeste en grande partie dans l’inégalité des revenus, de la richesse, mais aussi des chances qui caractérisent la plupart des sociétés mondiales. Ces inégalités sont à l’origine de plusieurs vagues de grèves et d’émeutes qui secouent le fondement social des nations.

Quant aux limites écologiques, elles sont à associer au mode de production actuel, basé sur la surexploitation des ressources naturelles non renouvelables dans un écosystème fragile, marqué d’une part, par une dégradation du sol et de l’air (l’énergie des combustibles fossiles et la capacité de stockage de carbone de l’atmosphère) et, d’autre part, par le non-respect de l’équilibre de l’écosystème planétaire.

À ces limites s’ajoutent les catastrophes naturelles, telles que les inondations, les sécheresses, les tempêtes, l’élévation du niveau de la mer, le changement climatique, etc.

La conclusion est claire : les crises qui découlent et se perpétuent par la domination

du capital (déséquilibres des économies mondiales, inégalités sociales et dégradation écologique) ne peuvent pas être résolues dans le cadre du modèle économique en vigueur, qui fait fi de toute considération sociale et environnementale.

L’économie verte : la transition difficile

L’économie verte est présentée par ses tenants comme une solution à la crise globale. Elle se doit donc d’apporter une réponse aux limites sur les ressources naturelles et à la dégradation sociale tout en maintenant l’équilibre économique des nations. Pour ces économistes, l’économie n’est plus considérée comme une fin en soi, mais doit s’adapter aux limites de la biosphère, sans pour autant tomber dans l’austérité. La croissance visée n’est plus quantitative mais qualitative. En d’autres termes, la croissance aurait pour objectif le développement humain et plus seulement l’obsession de la croissance du PIB. Il s’agit là d’un changement de paradigme, une rupture avec le modèle de croissance actuel, qui pousserait à la refonte du système de production, de consommation, de mobilité, de logement de tous les acteurs économiques.

verte est un signifiant vide, réceptacle de nombreuses définitions, à l’image de Lander (2011) qui évoque « un loup déguisé en mouton », ou ce qu’il prétend être le « loup vert » du capitalisme néolibéral.

Cependant, les limites de la croissance de l’actuel système sont bel et bien une réalité, l’humanité ne pourrait pas continuer à produire et à consommer au rythme actuel. Un rythme jugé par les économistes verts plus rapide que ce que la nature peut soutenir. Il est donc indispensable qu’émerge un nouveau modèle pour opérer la transformation des modes de production et de consommation nécessaires à la paix et à la survie de l’humanité. La transition est nécessaire mais la conversion reste difficile.

Revenons brièvement sur les limites du modèle capitaliste pour présenter ensuite les voies de transition vers un modèle d’économie verte.

Les limites du modèle capitaliste

Le modèle capitaliste fait l’objet d’une série de critiques depuis plus d’une cinquantaine d’années. Selon plusieurs économistes, la logique d’accumulation du capital et de l’autorégulation du marché est en train de détruire les conditions sociales et écologiques qui soutiennent la vie humaine de manière générale (Panitch et Leys, 2006 ; Kovel, 2002).

Selon eux, le modèle capitaliste présente plusieurs limites : économique, sociale et écologique. Ces différentes limites sont en effet les trois facettes de la crise globale que vit le monde d’aujourd’hui. Ces facettes sont liées de façon complexe et ont des effets négatifs tangibles sur les sociétés humaines.

Les limites économiques du modèle capitaliste résident au moins dans quatre logiques :

• la logique de l’exploitation de ressources bon marché, souvent au détriment des générations futures ;

La conversion de l’actuel modèle en un modèle de l’économie verte de manière globale s’avère donc difficile. Plusieurs auteurs défendent alors l’idée d’une conversion limitée. En se basant sur les travaux de Hours et al. (2012), nous présentons cette transition en quatre scenarii, selon le degré de rupture avec le modèle capitaliste : une transition vers un modèle environnemental, une transition vers un modèle de croissance verte, une transition vers un modèle écologique et équitable et, enfin, une transition vers un modèle de sobriété.

l’humanité ne pourrait pas continuer à produire et à consommer au rythme actuel

DE L’ÉCONOMIE CAPITALISTE À L’ÉCONOMIE VERTE : LA CONVERSION DIFFICILE

Page 19: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

36 | Economia 2015-2016 : DE L’ÉCONOMIE CAPITALISTE À L’ÉCONOMIE VERTE : LA CONVERSION DIFFICILE

Le modèle environnemental ou la conversion a minima

Cette conversion priorise le volet environnemental de l’économie verte, à savoir la lutte contre les pollutions et le verdissement des métiers. Il s’agit des diff érentes politiques environnementales, mises en œuvre depuis une trentaine d’années notamment en Europe et en Amérique du Nord, orientées vers la réduction des pollutions et nuisances. Trois axes de travail s’y inscrivent : la gestion de l’eau, de l’énergie et des déchets. L’objectif principal est de réduire l’eff et négatif des industries sur l’environnement. Le résultat de ces politiques reste très limité, tout comme la création d’emplois verts, cantonnés dans un périmètre restreint, notamment celui de la préservation ou du rétablissement de la qualité de l’environnement.

Le modèle de croissance verte

Ce scénario consiste à considérer l’économie verte comme un relai de croissance, créateur d’emplois. Selon le PNUE, le marché mondial des « produits et services environnementaux » est évalué à l’horizon 2020 à plus de 2740 milliards de dollars US, contre 1370 milliards à l’heure actuelle, soit une croissance du marché de 10% par an entre 2010 et 2020. À lui seul, le marché mondial associé au développement des énergies solaire et éolienne est estimé à 1500 milliards de dollars US entre 2010 et 2020.

Les technologies vertes jouent un rôle primordial dans le cadre de cette croissance. Elles devraient pallier la raréfaction des ressources naturelles (du recyclage à la substitution).

Le marché par ailleurs est considéré comme pouvant intégrer les externalités négatives (pollutions, destruction de la biodiversité, réchauff ement climatique…), et joue ainsi un rôle de régulation environnementale.

Le modèle de l’économie écologique et équitable

La transition vers une économie écologique est comprise comme une voie vers le développement durable. Développée depuis les années 80, l’économie écologique intègre les limites naturelles de la planète et de la réalité sociale dans ses analyses et équations. Cette approche est radicalement diff érente de l’économie classique. Elle remet en cause le consumérisme, la croissance des prélèvements sur les ressources naturelles non renouvelables et la pollution. En contrepartie, elle met en première ligne le bien-être social.

Le modèle de l’économie de sobriété ou la conversion à rupture

Cette approche part du constat de l’impossibilité de dissocier la croissance du PIB de la consommation d’énergie et de ressources naturelles. Elle propose la contraction de la sphère marchande et le développement d’une société solidaire et soutenable. Elle présente le modèle de rupture avec l’économie capitaliste.

Ces diff érentes voies de conversion montrent que la transition vers l’économie verte de manière intégrale est complexe, et ce, d’autant plus qu’elle dépend en premier et en dernier ressort du contrôle démocratique des États mais aussi de leur entente

DR

Entretien avec

Propos recueillis parDriss Ksikes,

Écrivain-chercheur, Cesem-HEM

Noureddine El Aoufi

Professeur d’économie à l’Université Mohammed V

e rapport entre la culture et l’économie revient sur le devant de la scène dans la littérature économique par des néo-institutionnalistes qui cherchent dans les héritages des éléments

de réponse au retard du capitalisme dans certaines aires culturelles, dont celle de l’islam. Face à la tentation essentialiste que ces néo-orientalistes peuvent développer et face, également, aux relents de provincialisme que développent les défenseurs d’une spécificité à part, via les théories de l’économie et la finance islamique, Noureddine El Aoufi tente une lecture plus fine qui déconstruit les origines des rigidités institutionnelles dans des sociétés comme la nôtre.

L

Noureddine El AoufiCe que les héritages culturels

nous apprennent sur l’économie

BIBLIOGRAPHIE

• Hours, A., Lapierre, C. (2012). Pour une économie écologique et équitable.4D. http://www.socioeco.org/bdf_fi che-document-1906_fr.html

• Kovel, J. (2002), The Enemy of Nature. The end of Capitalism or the end of the world. London: Zed Books.

• Lander, E. (2011). The green economy : the wolf in sheeps clothing. Durban: TNI conference.

• Panitch, L., Leyes, C. (2006). Coming to Terms with Nature. Socialist Register, Toronto: Palgrave.

• United Nations Environmental Programme (2011). Towards a Green Economy. Pathways to Sustainable Development and Poverty Eradication. Geneva: UNEP.

Page 20: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

39 | Economia 2015-201638 | Economia 2015-2016

En prenant appui sur les facteurs non économiques du développement de Aziz Belal, comment qualifiez-vous l’évolution de la pensée économique au Maroc ?

Le livre de Aziz Belal, Développement et facteurs non économiques (1980), fait suite à son maître-livre L’investissement au Maroc (1968). Une suite logique dans la mesure où ce dernier, qui est à l’origine sa thèse de doctorat, traite amplement des facteurs d’ordre économique : l’investissement, l’épargne, le capital, les infrastructures, etc. Élève de Aziz Belal dans les années 1970 à l’Université Mohammed V de Rabat, je savais, comme beaucoup d’autres, que le maître travaillait à une suite à L’investissement, ses cours étaient émaillées par des digressions sur le rôle du politique et du culturel dans le développement économique. On trouvait à l’époque ces « respirations » hors champ néoclassique de l’économie fort roboratives et tout à fait dans l’ordre du discours de gauche, voire gauchiste, des années 1970, au Maroc comme ailleurs. La posture intellectuelle de Aziz Belal rappelle, à bien des égards, celle de Louis Althusser à la même période à la rue d’Ulm : une position complexe, raffinée, théoriquement plus ouverte, idéologiquement moins dogmatique et sur le plan politique moins calée sur les « thèses » officielles du Parti, le Parti du progrès et du socialisme, en l’occurrence.

Développement et facteurs non économiques est un livre publié avant terme, inachevé, beaucoup moins construit et abouti que L’investissement. On s’attendait à une seconde somme, mais malheureusement la disparition tragique et prématurée de Aziz Belal (survenue le 23 mai 1982) n’a pas permis à une pensée des plus originales et des plus fécondes de se déployer jusqu’au bout et le destin a stoppé net un travail de recherche en plein mouvement. Les développements de l’ouvrage prolongent le dernier chapitre de L’investissement sur la nécessité de « jonction entre le politique, le social et le culturel ». Il faut relire aujourd’hui ce chapitre pour se rendre compte que dans le domaine de la pensée économique aussi il y a des plats réchauffés qui peuvent être

servis sans frais. Faisant aujourd’hui office de « Common Knowledge », au sens de la théorie des jeux, la « littérature grise » (les rapports des institutions financières internationales notamment), donne l’impression, en particulier aux décideurs publics et privés, qu’on est en présence d’une « découverte scientifique », alors qu’on ne fait guère que « repasser les plats ». Le capital immatériel, les institutions, la confiance, l’investissement social, l’éducation, la connaissance, l’innovation, la culture, etc. ne sont pas des catégories que la Banque mondiale a inventées sur le tard, en contradiction formelle avec sa doxa traditionnelle et avec le mainstream . Faisant partie d’une cohérence théorique aux antipodes du modèle standard, ces catégories risquent de déboucher sur des échecs autrement plus tragiques si on ne change pas de paradigme, si on continue d’ignorer superbement les voix des « musiciens du quartier », comme dit le proverbe.

Pour répondre d’un mot à votre question, je pense que les travaux d’Aziz Belal contiennent, à l’œuvre, les éléments essentiels d’une théorie du développement pour le Maroc, dans les termes même du lexique d’aujourd’hui. Ses analyses n’ont pas pris, de ce point de vue, une ride. La pensée économique nationale, dont il fut la figure de proue, devrait à mon avis renouer avec les perspectives fondamentales ouvertes par L’investissement et Les facteurs non économiques du développement : d’une part, l’investissement matériel dans les fondamentaux économiques (les infrastructures de base, l’industrialisation, le développement agricole, la modernisation de l’artisanat,) à partir d’un taux suffisant d’épargne national et d’un niveau optimal de consommation de masse. De l’autre, l’investissement immatériel ou « les investissements de forme » en termes d’amélioration de la qualité de « l’architecture institutionnelle », au sens de Douglas North (Le processus du développement économique, éditions d’Organisation, 2005), englobant ce que, dans le jargon courant, on appelle développement humain et durable, confiance, capital culturel, transparence, participation, accountability, agency et j’en passe.

Tout en étant conscient des risques d’essentialisme culturel, vous insistez sur la prise en compte des déterminants culturels pour appréhender le développement économique. Comment gérez-vous ce paradoxe ?

La prise en compte du facteur culturel, considéré aujourd’hui, jusque et y compris par la Banque mondiale, comme un intrant capital, de nature intangible, dans la création de richesse, n’est pas, à mes yeux, une démarche réductible à un quelconque essentialisme anthropologique qui, dans ses traductions les plus extrêmes, peut verser dans le racisme et tomber dans le piège du « choc des civilisations ». Il n’y a aucun paradoxe à vouloir conjuguer universalisme et identités (au pluriel) culturelles. Je suis personnellement de plus en plus irrité par la redondance de la taxinomie binaire, pauvre et stérile modernité/authenticité. Je mets dos à dos les deux intégrismes. Mais je suis plus enclin à qualifier l’Homo-modernus, en paraphrasant Amartya Sen, d’ « idiot rationnel » et de « demeuré social ». L’autre intégrisme, l’intégrisme du pauvre, mérite une réponse moins légère, moins à fleur de peau, mais non moins vigoureuse.

Deux effets pervers contradictoires, mais tout aussi dévastateurs, du « fondamentalisme culturaliste » : le premier est de faire croire à une hiérarchie des identités humaines, impliquant des formes plus ou moins insidieuses de darwinisme culturel, d’élision des spécificités, des affiliations périphériques (sociales, linguistiques, comportementales, etc.) considérées comme en déconnexion par rapport aux « valeurs universelles », voire hostiles à la civilisation, la civilisation occidentale s’entend, et par conséquent condamnées à terme à disparaître. C’est au nom de ce culturalisme néoconservateur (la culture arabo-musulmane serait imperméable à la démocratie) que procède la mise à mort en Iraq, et bien au-delà, d’une des plus brillantes civilisations de l’histoire humaine, ou du moins de ce qui en reste. À l’opposé du premier, le second effet pervers participe d’une position ontologique qui, sous prétexte de

réhabiliter la portée universelle de la culture, arabo-musulmane en l’occurrence, ne fait que renforcer les comportements de repli et d’autisme en son sein. Dans son ouvrage Identité et violence (O. Jacob, 2007), Amartya Sen stigmatise « l’enfermement civilisationnel » et plaide pour « la reconnaissance d’affiliations plurielles et concurrentielles ».

Revenons à l’économie. Je ferai deux observations : tout d’abord, au niveau microéconomique comme au niveau macroéconomique, on connaît aujourd’hui l’atout formidable que peuvent représenter les valeurs culturelles, au sens large, fussent-elles spécifiques ou universelles. La performance économique dépend en partie de ce que l’économie institutionnaliste appelle les actifs spécifiques et les paramètres informels et non codifiés : les routines, les habitus, etc.

Ensuite, contrairement aux économistes plaidant en faveur d’une économie islamique, à mon avis une pure fantasmagorie dont on ne trouve aucun point d’appui dans l’histoire, même lorsque l’économie mondiale « parlait arabe » (comme le chantait Sayed Mekkawi), c’est-à-dire entre le VIIe et le XIVe siècle, l’enjeu est, de mon point de vue, plutôt celui de travailler pour une réinscription d’un certain nombre de règles, de normes pertinentes, d’obédience « islamique », dans la matrice générale, dans la configuration universelle de fonctionnement du marché et de l’économie au niveau mondial. Je dois préciser les deux niveaux de ce travail de déconstruction, au sens de Derrida, sur et au sein du paradigme économique standard. Le premier est celui de la théorie. Il faut élaborer une nouvelle hétérodoxie à l’intérieur de la science économique à partir du corpus dense et arborescent du Fiqh économique. Quand je plonge dans les textes qui forment ce corpus océanique, complexe, profond, séminal, rigoureux et extrêmement raffiné, je suis frappé par l’insoutenable légèreté avec laquelle on a tendance à le déconsidérer, à le dévaloriser, à le disqualifier, à le traiter en « chien crevé ».

CE QUE LES HÉRITAGES CULTURELS NOUS APPRENNENT SUR L’ÉCONOMIE

Page 21: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

41 | Economia 2015-201640 | Economia 2015-2016 : CE QUE LES HÉRITAGES CULTURELS NOUS APPRENNENT SUR L’ÉCONOMIE

Le second niveau du travail qu’il importe d’accomplir (je vise en particulier la communauté des économistes marocains) a trait à la variété des modes de fonctionnement de l’économie moderne, correspondant aux « variétés du capitalisme » (Hall et Soskice, 2001), c’est-à-dire à la pluralité des trajectoires des économies au sein de la mondialisation. Il n’y a pas une voie royale qui conduise au développement, au progrès, à la modernité. Les institutions, les formes d’organisation, les instruments, les procédures changent et sont prises dans une « dépendance du chemin », pour reprendre une terminologie évolutionniste. Sur ce plan, on constate, notamment dans le domaine de la finance, une appropriation par les marchés et par les places financières internationales (de New York à Dubaï, en passant par Londres, Hong Kong et Singapour) une panoplie de sukuks, actifs et produits alternatifs, empruntés au Fiqh économique et qui sont de plus en plus répandus (comme, à titre d’exemple, Mourabaha, Moucharaka, Moudaraba, Ijara, etc.).

Dans le lien que vous faites entre l’Homo-islamicus et l’Homo-œconomicus, vous réfutez l’idée d’un retard capitalistique en terre d’islam dû à la croyance et estimez qu’il est plutôt dû à une rigidification institutionnelle. Pouvez-vous étayer votre hypothèse ?

Je viens de suggérer l’idée que l’économie n’a pas de religion. Le principe rationnel n’est pas non plus l’apanage d’une catégorie humaine à l’exclusion des autres. L’Occident n’a pas le monopole de l’Homo-œconomicus, cet individu qui, comme le prétend la légende néoclassique, est calculateur, maximisateur (de sa fonction utilité), optimisateur (de ses choix et de ses décisions). On sait que dans la réalité il n’en est rien. L’asymétrie de l’information limite les capacités de calcul, les contraintes de tous ordres pèsent sur les choix des agents, et très souvent, à défaut de choix rationnels, on se résout à des options raisonnables. J’ai montré dans l’article auquel vous faites allusion (« Islam, institutions et développement », Revue Tiers-Monde, n° 212, octobre-décembre 2012) les limites théoriques de l’hypothèse du retard du développement qui serait lié à l’éthos islamique. Limites théoriques et aussi historiques dans la mesure où le développement économique du monde arabo-musulman au cours de plusieurs siècles est tout sauf une fiction. Le ver n’est pas dans le fruit. La dynamique économique est en correspondance de phase avec la dynamique institutionnelle. Lorsque le dispositif de l’Ijtihad s’est trouvé enrayé, le monde arabo-musulman est entré dans une phase de déclin systémique, de sous-développement structurel, mais le processus bien analysé par Ibn Khaldûn n’est pas irréversible.

Vous adoptez une comparaison entre le concept khaldûnien du Wazi’ et celui de l’éthique chez Max Weber. Y aurait-il une éthique « protestante » refoulée au sein de l’islam ?

Maxime Rodinson a pu montrer dans Islam et capitalisme (Seuil, 1966) que, entre islam et capitalisme, il n’y a, a priori, aucune incompatibilité intrinsèque, aucune antinomie consubstantielle. L’éthique musulmane a pour visée non pas de proscrire l’intérêt, le gain, le profit, mais de contenir les « exubérances irrationnelles » liées à l’argent, à la cupidité, à l’avidité et de juguler la spéculation (par l’interdiction des pratiques du Riba). Et l’un des moyens pour y parvenir est, précisément, le principe du Wazi’ qui imprime le comportement individuel et dicte aux agents la conduite à tenir, les règles à suivre, les normes à observer. L’objectif ultime étant de désactiver les processus pervers de l’économie en lui octroyant une base réelle, en plaçant ses fonctionnements sur les sentiers de l’équilibre. Il s’agit, dans la terminologie en vogue aujourd’hui, d’un « actif symbolique », certes aléatoire mais dont les effets, au-delà des individus, sont loin d’être négligeables.

Personnellement, sans sous-estimer l’effet performatif de la morale, de l’éthique, voire des croyances, je considère que les jeux de l’économie se déroulent, doivent se dérouler sur le terrain strict de la politique. Ce sont les dispositifs institutionnels, objet de délibération, de négociation et de compromis, qui forment le principe de gouvernement. L’éthique n’est qu’un adjuvant, une sorte d’effet de levier immatériel plus ou moins intense selon les individus.

En vous appuyant sur les travaux de l’institutionnaliste américain, Kuran T., vous mettez en avant un prototype musulman, « raisonnable, juste et altruiste ». Comment appréhender ces attributs comme des catégories éthiques, liées au réel, non morales, transcendantales ?

Des économistes américains, et non des moindres (Douglas North, prix Nobel, mais aussi Avner Greif et Timur Kuran), se sont demandés pourquoi les pays arabo-musulmans sont imperméables à la fois à la démocratie, à la modernité et au capitalisme. Pour ces grands économistes institutionnalistes, la réponse semble résider dans les phénomènes d’inertie structurelle et séculaire qui ont fini par mettre hors trajectoire capitaliste la plupart des pays arabo-musulmans. J’ai déjà évoqué les arguments théoriques et historiques qui disqualifient une telle hypothèse. De mon point de vue, le biais est d’ordre épistémologique : on pose le modèle théorique néoclassique comme modèle standard universel, autoréférentiel. Dans la même optique, le processus du développement se confond avec la voie quasi unique frayée par le capitalisme historique. Pas de place, dès lors, pour l’hétérodoxie, quelle que fût sa pertinence, au sein de l’orthodoxie néoclassique. Point de salut non plus, en dehors du récit capitaliste canonique, pour d’autres trajectoires historiques, pour d’autres expériences spécifiques. Par rapport à cette parallaxe occidentalo-centriste, j’essaie de montrer d’une part, que, en référence à la théorie politique islamique (Al-Ahkam Al-

Max Weber

Une économie dite islamique est une pure fantasmagorie dont on ne trouve aucun appui dans l’histoire, même lorsque l’économie mondiale « parlait arabe »

Ibn Khaldoun

Page 22: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

43 | Economia 2015-201642 | Economia 2015-2016 : CE QUE LES HÉRITAGES CULTURELS NOUS APPRENNENT SUR L’ÉCONOMIE

régulation, celui-ci débouche sur « l’état de nature ». « Il n’y a pas de contrats sans droit des contrats », dit le sociologue Emile Durkheim. Le marché étant un « nœud de contrats », l’intervention de l’État est aussi requise, par-delà ses fonctions régaliennes, pour coordonner l’activité économique, organiser son fonctionnement macro et microéconomique, pacifier les rapports sociaux, civiliser les jeux d’acteurs, défendre le bien commun, flécher et jalonner les enjeux stratégiques. Lorsque les inégalités dépassent le seuil de tolérance, c’est à l’État qu’incombe le rôle de prendre des mesures de correction des écarts préservant ainsi la cohésion sociale. Si les marchés financiers « perdent la tête », l’État a pour tâche de les réguler pour éviter le pire. Quand la corruption et le clientélisme sévissent, c’est à l’État d’agir. Mais, on le sait, par rapport à l’État, les hypothèses contre-intuitives ne sont pas moins pertinentes. Les institutions de l’État peuvent êtres elles-mêmes minées par la corruption, l’État peut être défaillant, etc. Et si l’État est, dites-vous, en situation « pré-démocratique » ? Dans ces conditions, la priorité est de consolider l’État, d’asseoir sa légitimité démocratique, de renforcer ses dispositifs de régulation, de performer sa gouvernementalité.

J’ai utilisé à maintes reprises le concept de gouvernementalité, dû à Michel Foucault, qui désigne l’ensemble des institutions, des dispositifs, des procédures permettant d’exercer le pouvoir. Le concept me paraît plus approprié pour produire une théorie de l’État en général et de l’État marocain en particulier. On connaît les difficultés que rencontre une théorie générale de l’État, restée en creux chez Marx, ainsi que les amalgames entre État, pouvoir, appareils d’État. Nicos Poulantzas (L’État, le pouvoir et le socialisme, 1976) s’appuie justement sur les travaux de Michel Foucault pour suggérer l’idée d’une « autonomie relative de l’État » (par rapport aux classes possédantes). Il importe de saisir le potentiel, à la fois théorique et critique, des nouvelles catégories appréhendant l’État dont on trouve une formidable résonance chez Foucault, Poulantzas et Bourdieu (Sur l’État, Seuil, 2012).

Dans cette perspective, pour ce qui concerne le Maroc, il me semble important que les économistes reprennent le fil de l’analyse de l’État autour de trois problématiques profondément liées : (i) une archéologie de l’État marocain, au-delà de la catégorie galvaudée de Makhzen, mettant en évidence, dans la longue durée, les différentes formes de gouvernementalité (traditionnelle, moderne, etc.) ;

(ii) l’effet « héritage colonial », notamment sur la trajectoire du développement de notre pays ; (iii) les modes d’élaboration de la décision publique en matière de politiques économiques et de stratégies du développement national.

Je m’en tiendrai à l’énoncé bref, sec, fuyant et à peine formulé de ces problématiques qui sont tout un programme de recherche

Sultania) et au Fiqh économique (livre du Kharaj), le principe de justice est constitutif de la gouvernementalité. D’autre part, que les formes communautaristes et les comportements altruistes, caractéristiques des sociétés arabo-musulmanes, loin de s’opposer aux modes individualistes propres aux sociétés occidentales, sont au contraire de nature à contribuer, notamment en temps de crise, à l’équilibre individuel/collectif. Enfin, le principe d’action de type raisonnable, empirique, procédural, fonctionnel (mis en évidence par Ibn Khaldûn) peut avoir pour portée d’arraisonner le rationnel. Bref, toutes ces catégories méritent, certes, de faire l’objet d’un travail systématique de déconstruction, mais le paradigme standard ne doit pas non plus rester fermé, au nom d’une orthodoxie hypothétique et d’un universalisme unidimensionnel, à d’autres façons de voir correspondant à d’autres façons de faire société et économie.

Dans vos écrits sur la théorie de la régulation, vous défendez l’intervention d’un État démocratique pour limiter les aléas et injustices du marché. Vu le clientélisme qui traverse les institutions, dans les sociétés pré-démocratiques comme la nôtre, comment s’assurer de l’équité de cet État régulateur ?

La pertinence de l’approche en termes de régulation, par rapport à la théorie standard, réside dans sa capacité à prendre en compte l’histoire, la diversité des trajectoires nationales, la variété des configurations institutionnelles, économiques et sociales. Prendre en compte l’histoire, c’est admettre le pluralisme culturel, reconnaître l’efficace de l’instance culturelle. Dans la théorie de la régulation, l’État constitue une catégorie fondamentale dans la mesure où les autres « formes institutionnelles » (marché, concurrence, rapport salarial, monnaie, international) s’y réfèrent, y puisent leur légitimité. C’est Karl Polanyi qui, dans La grande transformation (1944) a mis en évidence l’irréalisme de l’hypothèse de l’autorégulation du marché. Sans l’État et ses dispositifs de

Noureddine El Aoufi est professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, où il dirige le Laboratoire économie des institutions et développement (LEID). Il est membre résident de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l’Association marocaine de sciences économiques (AMSE) et directeur de la revue Critique économique et de la revue Nahda (en arabe).

Ses travaux de recherche portent sur l’économie du développement, l’économie industrielle, l’économie du travail, l’économie des organisations, dans une perspective institutionnaliste.

Il conduit en ce moment, dans le cadre des projets appuyés par l’Académie Hassan II des sciences et techniques, un programme de recherche intitulé Made in Morocco : industrialisation et développement.

• Parmi ses publications

• « Islam, institutions et développement », Revue Tiers-Monde, n° 212, octobre-décembre.

• Le Maroc solidaire. Un projet pour une société de confiance (2011). Éditions Économie critique, Rabat. (sous la direction de).

• « L’évolution économique  du Maroc indépendant», in ouvrage collectif Histoire du Maroc (2012). Institut Royal pour la Recherche sur l’histoire du Maroc.

• « Théorie de la régulation : la perspective oubliée du développement ». Revue de la régulation [En ligne], n°6 | 2e semestre 2009, mis en ligne le 08 décembre 2009. URL : http://regulation.revues.org/index7641.html

• « Le rôle des croyances dans le processus du développement économique. Arguments pour une recherche ». Actes de la session plénière solennelle 2008, Académie Hassan II des Sciences et Techniques, Royaume du Maroc, 2009.

• Les jeunes, mode d’emploi. Chômage et employabilité au Maroc (2008), Économie critique, Rabat (avec M. Bensaid)

• L’agriculture marocaine à l’épreuve de la libéralisation (2008). Économie critique, Rabat (avec N. Akesbi et D. Benatya)

• Économie des organisations (2007). Éditions Économie critique, Rabat/L’Harmattan, Paris (avec M. Bensaid et M. Hollard).

• Le dilemme de l’emploi au Maroc (1997), Annales Marocaines d’Économie, n° double 18/19, hiver- printemps (sous la direction de).

• «  L’évolution du rapport salarial au Maroc en longue période » (1995). Mondes en Développement, n° 89/90, Tome 23.

• « Trajectoires nationales au Maghreb » (1995), in R. Boyer, Y. Saillard (éds). La Théorie de la Régulation. État des savoirs, Éditions La Découverte, Paris.

• La Problématique des ressources humaines au Maghreb (1994). Publications du GERRH, Coll. « Colloques » 1, Rabat (en collaboration).

• La Régulation du rapport salarial au Maroc (1992), Éditions de la faculté des Sciences Juridiques, Économiques et Sociales, Rabat, 2 volumes.

• La Marocanisation (1990), Éditions Toubkal, Casablanca.

BIOGRAPHIE & BIBLIOGRAPHIE

Page 23: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

LES POLITIQUES ÉDUCATIVES DANS LE MONDE : QUELS « MODÈLES » DE GOUVERNANCE ?

QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

LA PLACE DE L’ENSEIGNEMENT DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES

ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF POUR LE MAROC ?

POUR UNE RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE DES UNIVERSITÉS

ENTRETIEN AVEC RACHID BELMOKHTAR : ENTRE IMPÉRATIF STRATÉGIQUE ET CONTRAINTES DE GESTION

DOSSIER N° 2

M I E U X GOUVERNER L’ÉCOLE

onstruit autour d’une étude de terrain sur la gouvernance d’une éducation de qualité, ce dossier explore les modèles de réforme et les acteurs à réinventer : l’enseignant, les parents, l’unité de base, et bien entendu le ministère.

C

Page 24: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

Par Amina Debbagh Professeur en économie de l’éducation, Université Mohamed V, Rabat

a question de la gouvernance du système éducatif est posée en termes d’amélioration de son effi cacité, de son effi cience et de ses performances. Les enjeux induits par celle-ci ont suscité d’importants débats autour de l’impératif de concilier des logiques parfois contradictoires ou diffi cilement conciliables. « Gérer le système éducatif, c’est gérer la complexité. »

L

LESPOLITIQUESÉDUCATIVESDANS LE MONDE : QUELS « MODÈLES » DE GOUVERNANCE ?

47 | Economia 2014-2015

Depuis les années 1980, une importance particulière a été accordée aux aspects organisationnels et de gouvernance sous l’infl uence du courant School eff ectiveness (effi cacité de l’école). Selon ce courant, la question de la gouvernance du système éducatif est posée en termes d’amélioration de son effi cacité, de son effi cience et de ses performances.

Toute une littérature spécialisée s’est développée à ce sujet et est portée par des organismes nationaux, régionaux

et internationaux tels l’Organisation de coopération et de développement économiques (l’OCDE), Eurypedia (l’encyclopédie européenne sur les systèmes éducatifs nationaux), l’Association internationale pour l’évaluation (AIE) de l’effi cacité dans le domaine scolaire, le réseau Eurydice d’information sur les systèmes et politiques d’enseignement en Europe, l’Institut de statistique de l’UNESCO, etc. Sur la base d’indicateurs de performance, de tests et d’enquêtes nationales et internationales, des rapports réguliers sont publiés faisant état de la progression des systèmes éducatifs et

Page 25: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

49 | Economia 2015-201648 | Economia 2015-2016

LES POLITIQUES ÉDUCATIVES DANS LE MONDE : QUELS « MODÈLES » DE GOUVERNANCE ?

de leur classement dont les plus importants sont le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), le Progress in International Reading Literacy Study (PIRLS), le Trends in International Mathematics and Science Study (TIMSS)1 ou encore le Teaching and Learning International Survey (TALIS)2 pour ne citer que les plus importants. À noter, enfin, que l’Institut de la Banque mondiale (World Bank Institute-WBI) publie des indicateurs globaux et individuels (Worldwide Governance Indicators-WGI) pour plus de deux cents pays sur six dimensions de la gouvernance : la reddition des comptes (accountability), la stabilité politique et l’absence de violence, l’efficacité de la gouvernance, la qualité de régulation, l’État de droit et le contrôle de la corruption3.

Tout le monde connaît l’impact qu’ont eu et qu’ont toujours les résultats de ces enquêtes et les informations de ces rapports sur l’incitation de la plupart des pays à procéder à des refontes profondes de leurs systèmes de gouvernance de l’éducation pour améliorer leurs performances et, par là, leur classement. Ce fut le cas des États-Unis et du Canada ainsi que de nombreux pays européens dont la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, face à la montée en puissance dans le palmarès de certains pays asiatiques (comme Shanghai, Singapour, Hong Kong) et scandinaves (comme la Finlande et la Suède).

Le paradigme de la gouvernance du système éducatif est, de ce fait, plus centré aujourd’hui sur trois principes fondamentaux que sont celui de la responsabilité et son corollaire, l’obligation de rendre des comptes (ce qui suppose l’existence d’une culture de la responsabilisation/accountability), celui de la gestion basée sur les résultats (culture de la performance), et celui de la nécessité du suivi permanent et de la mesure de ces résultats (culture de l’évaluation). L’opérationnalisation de ces principes dans le domaine éducatif n’est pas sans poser quelques difficultés et contraintes, compte tenu des enjeux qui sont à l’œuvre dans ce secteur.

Les enjeux de la gouvernance éducative

Les enjeux induits par la gouvernance éducative ont suscité d’importants débats autour de l’impératif de concilier entre des logiques parfois complémentaires mais, souvent, contradictoires ou, du moins, difficilement conciliables :

• Logique de quantité vs logique de qualité ou comment assurer l’élargissement de l’accès à l’éducation au plus grand nombre (au-delà des niveaux de base des cycles obligatoires) tout en préservant la qualité des conditions d’apprentissage et de réussite à tous ;

• Logique pédagogique vs logique de gestion administrative et financière ou comment parvenir à préserver la qualité des conditions d’enseignement (logique cognitive) tout en gardant des niveaux d’utilisation des ressources humaines et financières acceptables et supportables pour la communauté nationale (logique de coût et de rendement, voire de rentabilité) ;

• Logique de processus vs logique de résultats ou comment réaliser de bonnes performances pour l’ensemble du système selon des normes prédéfinies tout en tenant compte de la diversité et des spécificités des publics concernés et des conditions souvent particulières des établissements ;

• Logique nationale vs logique locale ou comment sauvegarder le caractère national du système éducatif (contenus, programmes, diplomation et certification) tout en accordant de l’importance aux spécificités régionales et locales et plus d’autonomie aux structures éducatives de proximité ;

• Logique d’évolution commune vs logique de concurrence ou comment répondre à des normes nationales et internationales qui tendent à aligner les systèmes

éducatifs sur des standards fixés tout en veillant à marquer la différence en termes d’avantages et d’aspects de promotion de l’excellence pour, notamment, améliorer leur rang dans les classements internationaux ;

• Logique institutionnelle vs logique d’acteurs ou comment adopter une organisation institutionnelle (structures, dispositifs de gestion et d’évaluation, normes…) efficace dans le respect des besoins et attentes, des perceptions, des aptitudes et des attitudes des acteurs directs (élèves/étudiants, enseignants, personnel de supervision, directeurs et responsables administratifs) et indirects (parents, associations, opérateurs privés et partenaires divers).

Le concept de modèle est utilisé dans le domaine de la gouvernance scolaire dans le sens de « modes ou modalités », parfois de « système » ou encore « d’approche »

C’est sans doute l’impératif de tenir compte de toutes ces dimensions et logiques de fonctionnement qui a fait dire à André De Peretti que « gérer le système éducatif, c’est gérer la complexité »4. Les « modèles » présentés ci-dessous s’appuient sur des choix et des arbitrages entre ces diverses dimensions, avec des niveaux de réussite inégaux selon les pays.

La gouvernance éducative : les « modèles »

Défini comme « représentation d’une abstraction d’une partie du monde réel et exprimé dans un langage de représentation »5, le concept de modèle est utilisé dans le domaine de la gouvernance scolaire dans le sens de « modes ou modalités », parfois de « système » ou encore « d’approche ». Quel que soit le vocable utilisé, dans cet effort de systématisation ou de représentation d’une réalité forcément plus complexe, il s’agit de prendre les précautions suivantes :

• éviter les raisonnements mécanistes, en supposant que telle variable donne forcément lieu à tel effet, sans prendre en considération la « dimension irrationnelle » de l’Homme qui est à la fois objet, moyen et fin du système éducatif ;

• prendre en compte la dynamique du contexte et de l’environnement ainsi que le caractère changeant des rapports de force entre les acteurs directs et indirects du système.

Aussi, lorsqu’on parle de « modèles de gouvernance », il s’agit essentiellement de relever, à travers les expériences menées par différents pays, quelques orientations stratégiques et des « bonnes pratiques » qui peuvent s’avérer utiles comme aide à la décision dans l’amélioration du fonctionnement et du pilotage du système éducatif. Il n’y a donc pas un modèle unique de gouvernance mais bien des systèmes de gouvernance qui se basent sur des approches théoriques diverses. À la lumière de ces expériences, et sur la base d’un ensemble de critères relatifs tant aux aspects organisationnels et à ceux de la gestion de leurs ressources, qu’aux modalités de fonctionnement des structures éducatives et de leur financement, on peut globalement distinguer deux grands types de modèles : le « modèle de contrôle ou de régulation » et le « modèle de développement professionnel ou transformationnel », dont les caractéristiques dominantes se présentent comme suit :

1. Mesure des acquis et des compétences des élèves en lecture (PIRLS), en mathématiques et sciences (TIMSS).

2. Le TALIS vise à doter les pays de l’OCDE des informations sur l’environnement des enseignants, leurs conditions de travail et l’influence qu’ils exercent sur l’efficacité des établissements.

3. L’Institut de la Banque mondiale publie également les World Bank Governance Surveys qui diagnostiquent les faiblesses de gouvernance selon les avis recueillis auprès des citoyens, des opérateurs économiques et des fonctionnaires du secteur public et font des propositions d’amélioration du système de gouvernance.

4. Aniko Husti (dir.) (1996). Changements dans le monde de l’éducation, Hommage à André de Peretti. Paris : Nathan.

5. Vincent Augusto (2012-2103). Modélisation des systèmes complexes. Saint-Etienne : ENS des Mines.

Page 26: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

51 | Economia 2015-201650 | Economia 2015-2016 : LES POLITIQUES ÉDUCATIVES DANS LE MONDE : QUELS « MODÈLES » DE GOUVERNANCE ?

Modèles de gouvernance Caractéristiques dominantes

« Modèle de contrôle » ou « modèle de régulation »

Système centralisé

· Principe du service public· Gestion administrative, pédagogique et financière

centralisée· Financement public quasi exclusif· Gestion centralisée des ressources humaines · Prédominance des lois et règlements· Supervision et contrôle centralisés mais peu d’évaluation

Système déconcentré

· Principe du service public· Transfert de quelques compétences aux niveaux

infranationaux· Gestion centralisée des ressources humaines

(recrutement et rémunération)· Financement public quasi exclusif· Autonomie relative des administrations déconcentrées et

des établissements scolaires· Responsabilité partagée entre l’administration centrale et

ses services déconcentrés· Démarche contractuelle

Système décentralisé

· Gouvernance territorialisée· Transfert de compétences aux collectivités territoriales

(notamment les constructions, l’équipement et la maintenance)

· Gestion partagée du secteur entre l’administration centrale de l’éducation, les services déconcentrés et les collectivités territoriales

· Diversification des sources de financement du secteur· Large autonomie des structures déconcentrées et des

établissements scolaires· Orientations stratégiques, régulation et évaluation du

système constituent les principales prérogatives de l’administration centrale

· Gestion axée sur les résultats· Responsabilisation et reddition des comptes· Démarche contractuelle

« Modèle de développement professionnel » ou « modèle

transformationnel »

· Les structures éducatives comme « organisations apprenantes »

· L’établissement scolaire et la classe au centre du système· Initiatives et innovations provenant de la base du système· Large autonomie pédagogique et financière accordée aux

établissements · Forte participation des parents et des communautés· Organisation en réseaux et mutualisation des moyens et

ressources· Gestion locale des ressources humaines (recrutement,

rémunération et formation)· Rôle clé du personnel enseignant· Rôle clé de l’auto-évaluation· Rôle central de la formation continue

Le « modèle de contrôle » ou « modèle de régulation » : il s’agit du modèle basé sur les théories de l’administration publique, les théories contractuelles et celles du management public. Par contrôle, il faut entendre « l’ensemble du dispositif visant à déterminer le fonctionnement du système et à s’assurer que celui-ci fonctionne conformément aux attentes »6. En fonction de l’arbitrage et de l’équilibre adoptés entre les diverses dimensions relevées plus haut, ce modèle peut être décliné en trois versions : le système centralisé, le système déconcentré et le système décentralisé.

Le système centralisé fait référence aux normes de fonctionnement de l’administration publique classique selon lesquelles les services centraux de l’éducation monopolisent pratiquement toutes les prérogatives dans la gestion administrative, pédagogique et financière du secteur. Dans ce système, « l’injonction réglementaire tient lieu de mode de régulation »7. Géré selon le principe du service public, le secteur éducatif est financé quasi exclusivement par le budget de l’État et est, de ce fait, soumis à la supervision et au contrôle de l’administration centrale, les niveaux inférieurs n’assumant que des fonctions d’exécution des directives centrales. À part les pays à régime politique fédéral ou confédéral (USA, Canada, Allemagne, Suisse), ce système a prédominé dans de nombreux pays européens (Europe de l’Est, France, Italie...), et des pays en développement latino-américains et africains, jusqu’à la fin des années 1960, début 1970.

Avec le système déconcentré, la centralité de l’État et de ses institutions dans le pilotage et la régulation du secteur est légèrement atténuée par le transfert de quelques compétences de gestion aux niveaux intermédiaires de l’administration éducative (districts, rectorats, académies, commissions provinciales, etc.). Ce système garde, cependant, les mêmes caractéristiques que le système centralisé concernant les aspects pédagogiques (programmes scolaires, manuels, temps scolaire, examens, etc.), la gestion des ressources humaines (recrutement,

formation, rémunération) et la prédominance du financement public. Une autonomie relative est néanmoins accordée aux administrations déconcentrées et, parfois même, aux établissements scolaires, sur la base de contrats mais qui ne concernent que des programmes ou des projets qui s’inscrivent dans la stratégie globale du secteur définie par l’État central. Ce système est considéré, de ce fait, comme le niveau minimal de la décentralisation8 et a été adopté par de nombreux pays européens (Portugal, France, Grèce, Japon…) et des pays en développement dont les systèmes étaient initialement fortement centralisés.

Dans les pays anglo-saxons, les années 1980 ont vu l’émergence de la réflexion sur le Nouveau Management Public (New Public Management) qui a débouché, d’une part, sur la remise en cause du rôle de l’État et la nécessité de conférer à d’autres acteurs des fonctions considérées comme non stratégiques et, d’autre part, sur l’adoption de nouveaux principes, dispositifs et procédures de gestion des politiques publiques plus en phase avec les aspirations et les besoins des populations et des acteurs socio-économiques.

Dans ce cadre, la tendance à la décentralisation est une orientation vers un système de régulation post-bureaucratique de l’éducation dans lequel « l’État reste stratège mais moins souvent gestionnaire unique »9 du secteur. Les tâches de construction, d’équipement sont transférées aux collectivités territoriales, les fonctions de gestion (administrative et financière, pédagogique, et la GRH) sont partagées entre l’administration centrale de l’éducation, les services déconcentrés (y compris les établissements scolaires) et les collectivités territoriales. Ce partage des compétences est régulé via l’opérationnalisation des principes du nouveau management public : la gestion basée sur les résultats, la contractualisation, la responsabilisation et l’obligation de rendre des comptes (accountability).

Au regard de l’évolution récente de la plupart des systèmes éducatifs, il s’avère qu’aucun ne

6. Brassard, A. (2012). Le Québec est-il engagé dans la bonne voie ? Colloque ESQ sur La gouvernance du système d’éducation.

7. Olivier, R. (Avril 2013). Décentralisation et politiques éducatives. Dossier d’actualité veille et analyses. IFE, n°83, p.9.

8. Olivier Rey, op. cit., p.14.

9. Ibid.

Page 27: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

52 | Economia 2015-2016 : LES POLITIQUES ÉDUCATIVES DANS LE MONDE : QUELS « MODÈLES » DE GOUVERNANCE ?

peut être considéré comme complètement décentralisé. « La centralisation stratégique de la conception du système éducatif reste la règle majoritaire […]. L’évaluation globale du système tend aussi à se centraliser (contrôle, standards, inspection, etc.), de même que l’évaluation des élèves. C’est en revanche la gestion unique par l’État qui devient une exception »10.

Le « modèle de développement professionnel » ou « modèle transformationnel » : c’est un modèle basé sur les théories cognitives, celles de l’organisation apprenante ou l’apprentissage organisationnel et celles du développement transformationnel. Il puise ses références dans la tradition nord-américaine qui conçoit l’établissement scolaire comme une institution communautaire, refl étant les valeurs communes du milieu et impliquant activement les parents des élèves. Avec le courant du « school based management », l’essentiel du pouvoir de décision est assuré par l’établissement scolaire et ses équipes administratives et pédagogiques qui jouissent d’une large autonomie. Les structures éducatives sont ainsi conçues comme des « organisations apprenantes » dans lesquelles la formation continue avec une pratique avérée de l’auto-évaluation, particulièrement du personnel enseignant, est considérée comme la seule voie pour une amélioration constante de la qualité des apprentissages

et des performances des établissements. Ce modèle se caractérise également par une forte participation des parents et des communautés et par une orientation vers l’organisation en réseaux des établissements pour une meilleure mutualisation des ressources et des moyens.

Ce mode de gouvernance vise à trouver le bon « équilibre entre autonomie, performance et intervention de l’État » à travers l’écoute des acteurs directs de l’acte éducatif, le dialogue permanent entre la communauté éducative, les autorités locales, l’administration centrale et ses services déconcentrés ainsi qu’à travers la conciliation entre « le temps de l’école » (moyen et long termes) et « le temps du politique » (court terme), (John Mac-Beath, Colloque européen sur la gouvernance des établissements scolaires et performance, novembre 2008).

C’est probablement vers cette direction que s’orienteront la plupart des systèmes éducatifs car comme le disait déjà dans les années 1920, le père de la sociologie de l’éducation, Émile Durkheim : « Pour sortir de cette ère de trouble et d’incertitude, on ne saurait compter sur la seule effi cacité des arrêtés et des règlements. Quelle qu’en soit l’autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu’avec le concours de ceux qui sont chargés de les appliquer » (Éducation et sociologie, 1922)

Pour aller plus loin • Université, économie sociale et solidaire.

Guide pratique. Observatoire de la respon-sabilité sociétale des universités. Juin 2015

Le nouveau guide « Université et Economie sociale et solidaire », conçu par la Conférence des présidents d’université vise à permettre aux acteurs de l’Economie sociale et solidaire (en-treprises, mouvements, collectivités territoriales, ...) d’un côté, de connaître les fi lières d’enseigne-ment de l’ESS et aux acteurs de l’Enseignement supérieur (universitaires, étudiants, associations universitaires) de l’autre.

• Elite Academy - Les systèmes scolaires qui marchent dans le monde. Podcast consultable sur http://www.franceinter.fr/emission-service-public-elite-aca-demy-les-systemes-scolaires-qui-marchent-dans-le-monde

Si le document audio se réfère au cas français, il n’en demeure pas moins que les interventions des experts sont riches en enseignement pour l’amélioration de nos systèmes éducatifs…

10. Il s’agit essentiellement de la gestion pédagogique (conception des programmes scolaires et méthodes pédagogiques adoptées) et de la gestion du personnel enseignant. Selon O. Rey, la gestion centralisée des enseignants (recrutement, formation et rémunération) ne concerne que moins du quart des pays de l’OCDE. Ibid.

QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROCPar Azeddine Akesbi Professeur d’économie, Université Mohammed V - Rabat

Étude Cesem-BM

DR

Page 28: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

55 | Economia 2015-201654 | Economia 2015-2016 : QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

La dépense éducative se situe à environ de 5,5% du PIB du Maroc et représente pratiquement 25% de la dépense publique totale. Cependant, malgré l’importance des ressources (financières et humaines), l’effort demeure insuffisant pour faire face au déficit que traduisent l’encombrement d’une proportion significative des classes et la pratique des classes multiples. En fait, le fonctionnement du système éducatif est marqué par une grande inefficacité, se manifestant notamment par : des déperditions scolaires précoces considérables, de faibles acquisitions scolaires, des dysfonctionnements sur le plan de la gestion matérielle et des ressources humaines et le développement de comportements déviants (triche, violence, cours de soutien en situation de conflit d’intérêt...). Faire ce constat quinze ans après le lancement de la Charte nationale de l’éducation, et suite à une série de bilans alarmants du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) (2008 et 2014), c’est reconnaître qu’il y a de gros déficits persistants. C’est aussi s’interroger sur la réelle volonté politique de réforme, tout comme sur le degré de résistance des acteurs au changement.

a gouvernance signifie une gestion transparente et responsable des ressources pour le fonctionnement effectif et efficace du système éducatif. Or, celui-ci demeure marqué par l’inefficacité. Le diagnostic et les propositions formulés dans ce papier sont le résultat du travail de recherche mené par le Cesem, centre de recherche de HEM, en partenariat avec la Banque mondiale.

LQUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

Or, les performances de l’éducation sont le résultat des orientations, de la formulation de la politique, des moyens financiers, pédagogiques et des ressources humaines formées et mobilisées. Elles dépendent également de la participation des acteurs, des mécanismes de suivi et d’évaluation et de redevabilité mis en place à tous les niveaux. D’où ce choix de nous focaliser, dans ce bilan, sur la question cruciale de la gouvernance et sur les perspectives qui s’en dégagent.

Précisions sur le concept de la gouvernance éducative

Dans son analyse de la gouvernance, la Banque mondiale identifie trois aspects distincts de la gouvernance : a) la forme du régime politique ; b) la manière dont l’autorité est exercée pour gérer les ressources nationales économiques et sociales consacrées au développement ; c) la capacité des gouvernements à concevoir, formuler et réaliser des actions et à s’acquitter de leurs fonctions. Le volet politique n’étant pas jugé du ressort de la Banque, c’est sur les deux autres aspects qu’elle met l’accent.

Pour le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la gouvernance est l’exercice de l’autorité politique, économique et administrative en vue de gérer les affaires d’un pays à tous les niveaux. Pour sa part, l’UNESCO, dans son rapport de 2009 du suivi de l’éducation pour tous, précise : « En matière d’éducation, la bonne gouvernance n’est pas un concept abstrait. Il s’agit de faire en sorte que les enfants aient accès à des écoles convenablement financées qui soient capables de répondre aux besoins locaux et emploient des enseignants formés et motivés. La gouvernance concerne la répartition des pouvoirs de décision à tous les niveaux du système éducatif, du ministère à l’école et à la communauté » (EPT, 2009 : 28). Dans ce sens, la gouvernance adopte une gestion transparente et responsable des ressources nécessaires pour le fonctionnement effectif et efficace du système éducatif (du point de vue financier, matériel et humain). Ainsi, l’UNESCO considère qu’un système éducatif bien organisé, bien géré et transparent, est indispensable à la mise en œuvre d’un enseignement de qualité et équitable.

Dans les approches les plus récentes, deux notions fondamentales sont mises en valeur et connectées à la notion de gouvernance : la mise en œuvre de redevabilité sociale et l’inclusivité. De ces développements, il ressort que la gouvernance dans le secteur éducatif intègre la définition des objectifs, les choix et les orientations effectuées. Mais, elle englobe également l’affectation des ressources et la mise en œuvre et la gestion des moyens mobilisés pour concrétiser une politique éducative donnée.

Alertes sur des dysfonctionnements

En 2008, le rapport du Conseil supérieur de l’éducation a consacré une partie importante de son analyse à la question de la gouvernance. Il a relevé notamment l’inadéquation des structures du ministère de l’Éducation avec ses nouvelles attributions et les exigences de la décentralisation. D’où les rapports ambigus entre, d’une part, le service central et les entités éducatives déconcentrées et, d’autre part, entre ces dernières et les entités éducatives décentralisées. Il a fortement rappelé que « le Maroc doit poursuivre le processus de décentralisation jusqu’aux établissements scolaires » et formulé des recommandations visant la promotion de la redevabilité et de la reddition des comptes.

Dans son rapport de 2014, le CSE fait observer les progrès accomplis sur le plan de la déconcentration – notion confondue avec la décentralisation − des structures administratives de l’Éducation nationale. Mais, il fait remarquer aussi que, malgré l’adoption par le ministère de l’Éducation nationale (MEN) d’une politique active au niveau de son mode de travail, son organisation et son évaluation, il « n’a pas pu se débarrasser du cadre central ancien qui caractérise sa manière de travailler ». Il pointe du doigt la situation des délégués provinciaux qui se muent en « chargés de mission », alors qu’on attend qu’ils réalisent de multiples fonctions dans le cadre de la réforme éducative. Leur rôle est jugé non clair, et leur situation aggravée par l’absence d’une structure de coordination entre les directeurs d’académies et les délégués provinciaux.

En 2008, le rapport du Conseil supérieur de l’éducation a relevé l’inadéquation des structures du ministère de l’Éducation avec les exigences de la décentralisation

Page 29: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

57 | Economia 2015-201656 | Economia 2015-2016 : QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

Le CSE signale d’autres problèmes qui affectent la gouvernance éducative et la réussite de la décentralisation, parmi lesquels il cite les limitations qui affectent le financement des institutions scolaires, la réalisation de leur autonomie et du projet d’établissement. Les conseils de gestion sont jugés non fonctionnels et ne remplissant pas leur rôle dans la majorité des cas, ce que le rapport explique par une faible participation des acteurs.

Par ailleurs, le CSE note un déficit majeur de la pratique de l’évaluation par le MEN. Ce constat est d’autant plus préoccupant qu’il s’applique également au CSE qui n’a réalisé qu’une seule évaluation, en 2008, alors que cette instance nationale est censée produire des évaluations régulières et les soumettre au débat public et à toutes les instances concernées (Parlement, Gouvernement, etc).

Sur toute la période du Programme d’urgence, nous avons enregistré environ 1,5 millions d’abandons scolaires dont presque 500 000 au primaire et 644 000 au collège (la phase de la scolarité obligatoire). Les abandons annuels moyens sont de 378 000 élèves dont 124 500 au primaire et 160 000 au collège. Avec ce niveau d’abandons prématurés, on est loin des objectifs essentiels du Programme d’urgence et des engagements souscrits par le Maroc dans le cadre des Objectifs du millénaire. Ces abandons, outre le fait qu’ils entraînent une perte au niveau du capital humain, induisent une perte financière estimée à 10% du budget de fonctionnement (2011). La capacité d’accueil de ce qui est qualifié de l’école de la seconde chance demeure très faible. En 2012, à peine 10% du nombre cumulé d’enfants concernés ont intégré l’éducation non formelle. Et, selon les engagements de la Charte de l’éducation et de formation, sur la base des inscrits dans le système éducatif en 1999-2000, 90% des élèves de cette cohorte devaient atteindre la fin du primaire en 2005, 80% devaient terminer le collège en 2008, 60% finir le secondaire en 2011 et 40% étaient supposés obtenir le baccalauréat (voir Graphe 1). En fait, pour la cohorte 2002-2013 : 34% ont terminé le primaire (2007), 19% ont terminé le collège (2010), 7% le secondaire (2013) et à peine 4% ont obtenu le baccalauréat. La faible efficacité du système éducatif diagnostiquée, entre 2000 et 2008, persiste par ailleurs dans le cas des redoublements. En se basant sur les effectifs des redoublements enregistrés au cours de la période 2008-2012 et les coûts unitaires (élève/année en 2011), le coût total des redoublements est estimé à 15,33 milliards de dirhams : environ 7 milliards au primaire ; 4,6 dans le collège et 3,5 au secondaire. Le coût annuel moyen des redoublements est estimé à 3,8 milliards.

Le Maroc participe régulièrement à des études d’évaluation des acquisitions. Il a également effectué des évaluations nationales. Avant l’adoption du Programme d’urgence, les conclusions de ces études ont souligné, dans l’ensemble, la faiblesse des acquisitions scolaires

Objectifs de la Charte cohorte des inscrits en 2011 Réalisation en 2011

70%

60%

60%

40%

6%

50%

40%

30%

20%

10%

0%

Secondaire Baccalauréat

3%

Graphe 1 : Cohorte de 2011 : fin secondaire et obtention du baccaluréat

Défaillances persistantes

Certaines améliorations ont été enregistrées entre 2008 et 2012. Ainsi, le taux d’achèvement est passé de 76% à 86,2% au primaire, de 52% à 65,3% au collège et de 26% à 37,5% au niveau du qualifiant. On a ainsi gagné, pour tous les niveaux, environ 10 points au cours de la période. Mais, ces pourcentages ne peuvent dissimuler le fait que le parcours scolaire est marqué par des pertes importantes et croissantes avec la progression dans les cycles scolaires. Les taux d’achèvement de 2012 montrent qu’au minimum 14% des enfants ne terminent pas le primaire, 35% ne terminent pas le collège et 62,5% ne terminent pas le lycée. Le taux de non-achèvement moyen serait de 37% pour tous les cycles confondus. Ce qui représente sur 6,4 millions d’enfants scolarisés environ 2,36 millions abandons.

des élèves marocains à différents paliers de leur scolarité et pour différentes matières (langues, sciences, mathématiques…). Selon les rédacteurs du Bilan du Programme d’urgence (décembre, 2013), la majorité des objectifs fixés ont été atteints. En revanche, ils reconnaissent et acceptent clairement que les études nationales et internationales d’évaluation des enseignements indiquent que le niveau des élèves de nos établissements scolaires demeure en-dessous de la moyenne, que ce soit en matière de performances linguistiques (arabe et français) qu’en mathématiques et en sciences. Ce constat indique que, ce qui a été éventuellement réalisé, ce sont des activités et la consommation de budgets sans progrès en matière d’amélioration des acquisitions.

Dysfonctionnements majeurs sur le plan de la gestion

La persistance des problèmes éducatifs et leur aggravation sont également dues à des déficits de gouvernance des biens matériels. C’est ce que nous révèlent les rapports d’audit de la Cour supérieure des comptes et du bureau d’études KPMG. Ils ont signalé de nombreuses anomalies sur le plan de la gestion et de l’approvisionnement des marchés publics de l’éducation ainsi que leur contrôle. L’étude de KPMG, par exemple, a constaté dans de nombreux cas étudiés : la gestion centralisée des marchés publics d’éducation ; l’absence du contrôle externe organisé et systématique des académies et des délégations ; l’absence de recensement du patrimoine et des biens immobiliers ; l’absence de coordination et de complémentarité entre les marchés des constructions scolaires et des équipements et l’existence de grands écarts des prix du matériel didactique entre académies de l’éducation, etc. Ce rapport a illustré de nombreux faits et signalé des dysfonctionnements, notamment au niveau de la gestion des constructions scolaires et les stocks qui ont un effet direct sur le fonctionnement et la qualité des services éducatifs. Il a suggéré que certains actes

Page 30: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

59 | Economia 2015-201658 | Economia 2015-2016 : QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

Manque de liens entre les résultats

et la rémunération

FormationMotivationIncitations

Aectations, sous-utilisation

du personnel

Gouvernance de la GRH centralisée sans mécanismes

de redevabilité efficaces

schéma 1 : Défi cits de la gestion des ressources humaines et de la gouvernance

peuvent dissimuler des détournements et des comportements illicites. De son côté, la Cour supérieure des comptes a examiné sur plusieurs exercices la situation de nombreuses académies régionales de l’éducation et de formation et a formulé de nombreuses observations similaires. Il s’agit, en particulier, de retards accumulés dans les constructions scolaires ayant un impact négatif sur la rentrée scolaire ; de cas d’absence de la concurrence entre entreprises en compétition et la dégradation rapide des établissements réhabilités… Par ailleurs, on a aussi relevé que, depuis 2002, les inspections régionales qui s’occupent des questions matérielles et économiques n’ont pas été remplacées laissant un vide en ce qui concerne le contrôle a posteriori. Ces constats relevés dans le cadre d’audits épisodiques montrent que la fonction d’audit est peu dotée en ressources humaines, alors que les dysfonctionnements

– probablement des détournements –, le manque de transparence (et de redevabilité) aff ectent l’effi cacité de l’ensemble du système.

Par ailleurs, le ministère de l’Éducation fait le constat du caractère handicapant de la non-maîtrise de la gestion des ressources humaines et le non-fonctionnement de la décentralisation. Pour l’actuel ministre de l’Éducation, pour que la décentralisation puisse fonctionner, il faut réunir les conditions et en particulier le processus de maîtrise et de gestion des ressources humaines : « ... Il faut avant tout que ces académies recrutent des ressources humaines qui ne soient pas gérées par les règles de la fonction publique, c’est ça la vraie autonomie. Un directeur d’académie n’a aucun ascendant sur un fonctionnaire travaillant chez lui » (Vie Économique, p. 44, 2014). En l’absence de la maîtrise de la gestion des ressources humaines, les responsables se trouvent dans une situation d’impuissance. Ce qui est dit sur le directeur de l’académie s’applique également au directeur de l’établissement. On est dans une situation globale caractérisée par un défi cit des liens entre les résultats, les rémunérations et la motivation des enseignants (voir schéma 1 ci-dessous).

Autonomie et initiatives de l’école entravées 

L’organisation de focus groupes par notre groupe de travail avec des élèves, des directeurs d’établissements scolaires, des responsables des Conseils de gestion des établissements scolaires (COGES), des parents d’élèves, a donné la parole aux concernés et a permis d’identifi er de nombreux problèmes éducatifs, d’infrastructure et d’environnement de l’école associés à des défi cits de gouvernance.

Parole des élèves : des problèmes sans espaces d’expression

Les élèves consultés ont exprimé, en général, un point de vue critique sur la situation de leurs établissements. Cela concerne aussi bien des enseignants qui n’assurent pas correctement leur travail, que l’encombrement des classes, des problèmes de manque d’infrastructures et de moyens, un manque d’activités parascolaires, le développement des déviances… Les élèves disent : « On est quarante-cinq élèves par classe » ou « Nous étions quarante-sept élèves par classe. Le professeur s’énervait rapidement et refusait de terminer le cours. Il n’arrivait pas à contrôler la classe… ». Pour les élèves consultés, le rôle d’un professeur est d’expliquer le cours à l’ensemble des étudiants. Dans les faits, pour des raisons multiples (encombrement, niveau hétérogène), les professeurs se contentent de travailler avec une minorité. « Le professeur a du mal à s’adapter à tous les niveaux. Parfois, tu comprends certaines choses mais tu es obligé d’attendre que le professeur l’explique aux autres. Ça nous fait perdre notre temps ». S’ajoute à cela le comportement de certains professeurs qui « obligent des étudiants à prendre des cours avec eux. Parfois, ils forcent la main même à des élèves qui n’ont pas besoin de soutien ». Sans oublier les eff ets pervers d’une violence ordinaire, banalisée. Dans certains cas, des élèves apportent de la drogue, un couteau, un sabre... ils menacent des enseignants, ce qui pousse ces derniers à quitter la salle de cours : « Un élève peut s’absenter un mois. Le surveillant général lui donne un billet d’entrée parce qu’il a peur de lui. »

Par ailleurs, l’implication des élèves est jugée absente dans la gestion ; quasiment tous n’ont pas entendu parler des COGES et ne bénéfi cient pas d’une représentation des élèves au sein de l’établissement. Au fi nal, il ressort des témoignages du groupe d’élèves consultés que l’école publique fait face à de nombreux problèmes tant éducatifs que logistiques et sociaux ; problèmes qui ne trouvent pas un espace d’écoute et de résolution et, de fait, interpellent le caractère problématique de la gouvernance éducative. Constat que confi rment, à leur manière, des directeurs d’écoles et des responsables des conseils de gestion.

Directeurs et responsables des COGES « ligotés »

Plusieurs participants, responsables d’écoles, ont exprimé une certaine impuissance à un moment ou à un autre, face à la gestion des ressources humaines : selon eux, lorsqu’un membre de l’équipe est défaillant ou ne fait pas correctement son travail, le directeur ne peut rien faire pour corriger la situation. D’autres ont souligné un problème important ayant des incidences sur l’ensemble du processus éducatif : il s’agit de la décision pédagogique qui leur échappe car la pratique de la carte scolaire impose le seuil de passage : « La carte scolaire nous a imposé un taux d’échec de 20% seulement. Nous n’avons pas une marge de manœuvre. Il est inconcevable qu’un élève réussisse avec 6/20 en première année puis 7/20 l’année suivante… ».

Les conseils de gestion ont également les mains liées au niveau de la prise de décision et des moyens : « Le COGES ne peut établir des partenariats que si l’académie donne son consentement. Malheureusement, on est souvent confrontés à des refus de la part de la délégation sans même de précision sur la cause ». Même dans le domaine des cours de soutien, certains directeurs ont signalé des contraintes fortes imposées aux établissements. À part les semaines de consolidation, il est diffi cile d’organiser des cours de soutien au sein des établissements. Il faut passer par les associations de parents d’élèves et, même dans ce cas, la démarche n’est pas toujours concluante.

Page 31: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

61 | Economia 2015-201660 | Economia 2015-2016 : QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

La performance est liée à la qualité de la gouvernance éducative et les deux, selon les directeurs consultés, supposent l’autonomie de l’établissement scolaire. Cette dernière est perçue comme une nécessité : « Il est temps de donner aux établissements une autonomie, une marge pour qu’ils puissent prendre des initiatives, réaliser des projets. » Ils pensent aussi que l’autonomie financière doit être accompagnée par des garde-fous mais constatent que les différentes réformes initiées n’ont pas touché l’établissement scolaire.

La violence à l’école s’explique aussi, selon des directeurs consultés, par plusieurs facteurs psychologiques et familiaux… mais ils reconnaissent également la pression que subissent les enfants, comme la surcharge de travail et les différences de niveaux scolaires non pris en compte de manière adéquate, ce qui provoque des frustrations et des tensions pouvant aboutir à des violences.

Matérialiser la volonté de réforme… par un engagement effectif

En premier lieu, la prise en compte de la longue expérience du pays en tentatives de réformes, notamment au cours des quinze dernières années, amène des connaisseurs du système éducatif à se poser la question de l’absence d’une véritable volonté de faire aboutir la réforme éducative. Ce questionnement est d’autant plus justifié que, sur le plan de la conception et des moyens, la Charte de l’éducation et surtout le Programme d’urgence ont traité et intégré théoriquement tous les éléments pour espérer un aboutissement heureux de la réforme éducative. Mais, dans la phase de la mise en œuvre, les résultats se sont avérés très éloignés des objectifs affichés, ce qui impose une interrogation sur l’existence ou l’absence de la volonté politique pour faire aboutir la réforme. Ce qui est certain, c’est que des progrès dans la bonne direction supposent la renonciation à une culture de gestion et une gouvernance de type  makhzénien encore fortement diffuse dans le système. Dans cet esprit, les politiques éducatives, les orientations et la gestion sont appelées à être imprégnées de la pratique d’une nouvelle culture de la responsabilité et de la redevabilité déclinée à tous les niveaux de la hiérarchie institutionnelle du système éducatif. Ceci concerne les cinq niveaux de gouvernance suivants : le ministère de l’Éducation nationale et celui du CSE ; la gouvernance régionale et provinciale ; les structures de base (écoles, collèges, lycées…) ; les institutions de contrôle et d’audit et, enfin, les acteurs et leurs institutions représentatives (associations de parents, syndicats…). Des clarifications fondamentales des attributions et responsabilités doivent être faites à ces différents niveaux et entre eux.

Autonomisation et responsabilisation des établissements scolaires

Les expériences réussies et les tendances qui se développent au niveau international soulignent que les politiques, au niveau central, assurent le suivi et l’évaluation interne de ces systèmes

Schéma 2 : Trois niveaux de la réforme de la gouvernance

éducatifs. Dans le prolongement de la fonction d’évaluation et de l’élaboration de la stratégie éducative, quelques attributions peuvent être pilotées au niveau central comme l’évaluation des acquisitions. Le niveau central ou national doit également avoir la charge des politiques correctives des inégalités et de promotion de l’équité. Cependant, l’autonomisation des établissements scolaires se confirme davantage, rendant les établissements responsables de leurs budgets, de la gestion des ressources humaines et actifs par rapport à leurs résultats et performances. La décentralisation des fonctions de gestion et de mise en œuvre des politiques se fait selon des niveaux territoriaux variables, mais de plus en plus avec un objectif stratégique, celui de réduire la distance qui sépare les différents niveaux administratifs de la gouvernance des établissements scolaires de base. L’adoption d’indicateurs de résultats, la gestion réellement décentralisée et la responsabilisation au niveau des institutions directement concernées devraient permettre d’améliorer les performances des établissements scolaires. Un effort de rationalisation doit être fait dans le sens de la réduction de la sous-utilisation des charges horaires d’enseignement, le développement d’un système d’incitations permettant de mieux répartir les enseignants expérimentés sur le territoire. Enfin, une logique de résultats, impliquant la contractualisation et la redevabilité, devrait être développée de manière concertée.

Faire le choix clair et effectif de l’autonomisation et la responsabilisation des établissements scolaires signifie que la réforme profonde des statuts des établissements scolaires et des attributions de leurs directeurs est nécessaire. Cette réforme doit fixer des objectifs à l’école et mettre en place des mécanismes de responsabilisation, d’intéressement et de motivation des enseignants visant l’amélioration des acquisitions scolaires, et le personnel administratif au niveau de la rationalisation de la gestion des structures et des moyens. Les anomalies observables dans l’affectation et

Recommandations

Vers une approche de la gouvernance au service de la qualité de l’éducation pour tous

Les alternatives et les propositions concrètes qui visent la promotion d’une éducation de qualité doivent aborder de manière holistique l’ensemble des niveaux institutionnels et des dimensions évoquées. Dans l’élaboration des alternatives, il nous semble crucial de mettre l’accent sur la vision et les orientations d’ordre stratégique à promouvoir pour assurer une meilleure gouvernance du système éducatif ainsi que la redevabilité sociale qui a trop longtemps fait défaut. Trois niveaux nécessitent des changements et des interventions stratégiques. Le premier porte sur les orientations, les choix et la formulation des politiques, le second porte sur les niveaux institutionnels décentralisés et le dernier concerne les établissements scolaires (voir schéma 2 ci-dessous) :

Orientations, choix, formulation de la

politique

Gouvernance-niveau stratégie

Démarche de contractualisation

Niveaux décentralisés

Consolidation des attributions et leur

clarification

Mode et principes de gouvernance et de

redevabilité

École et structures

de base

Implication des acteurs

et des parents

Autonomie, moyens et

responsabilisation

COGES : attributions et

moyens e�ectifs

1 2 3

Page 32: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

63 | Economia 2015-201662 | Economia 2015-2016 : QUELLE GOUVERNANCE POUR UNE ÉDUCATION DE QUALITÉ AU MAROC ?

La gouvernance de l’enseignement supérieur

Une table ronde s’est tenue le 14 novembre 2014 au siège de la Banque mondiale traitant spécifiquement de la gouvernance de

l’enseignement supérieur. Ci-dessous quelques-unes de ses analyses et conclusions :

Gestion axée sur les résultats ?

Les universités ne sont pas gérées selon un management orienté résultat. Le système est davantage input-based que output-based, c’est-à-dire orienté sur les ressources plutôt que sur les résultats. Il n’y a pas de systèmes de suivi et d’évaluation adaptés pour mesurer les résultats.

Composition et nomination des organes de gestion

Il a été souligné que les organes de gestion ne sont pas composés de membres représentatifs de l’ensemble des parties prenantes (exemple : conseils d’universités) et que leur nomination ne s’opère pas sur le critère managérial (exemple : sélection des doyens). Les participants ont, par ailleurs, noté que les institutions ne disposent pas de l’autonomie académique et financière nécessaire et que la concentration du pouvoir décisionnel au niveau du ministère provoque la déresponsabilisation des acteurs. Outre ces défaillances organisationnelles, les participants ont évoqué l’aspect culturel qui représenterait un facteur de résistance à l’instauration du management orienté résultat.

Mécanismes de redevabilité ?

Il ressort également des échanges qu’il n’existe ni système de suivi et d’évaluation, ni d’assurance qualité permettant d’établir les responsabilités des différents niveaux de la gouvernance. Par ailleurs, nombre de participants ont avancé qu’une autonomie accrue et non régulée comporte des risques quant à la cohérence des formations nationales ainsi qu’à l’utilisation du budget. Par exemple, la formation initiale pourrait être délaissée au profit de la formation continue, beaucoup plus rémunératrice.

Participation des acteurs aux prises de décision ?

Les participants ont fait le constat de l’absence d’une gouvernance réellement participative et de la nécessité d’inclure dans les instances décisionnelles (Conseils des établissements universitaires, Commission nationale de coordination de l’enseignement supérieur) l’ensemble des parties prenantes. Plusieurs participants ont suggéré d’impliquer davantage le secteur privé et de former un cadre de collaboration win-win.

Quelques recommandations :

• Une réforme globale de la gouvernance est nécessaire afin de donner aux universités plus de pouvoir décisionnel. Une plus grande autonomie devrait être introduite dans le cadre d’une réforme globale impliquant tous les acteurs, avec un système de suivi-évaluation et mesures d’accompagnement afin d’en limiter les risques.

• Une révision de la composition et du rôle des conseils d’universités pour une plus grande représentation du secteur privé et de la société civile.

• Une réforme des conseils des établissements universitaires qui comportent trop de membres tout en n’étant pas suffisamment représentatifs de l’ensemble de la chaîne des valeurs et des parties prenantes.

• L’alignement de l’enseignement supérieur sur le cadre national des certifications afin de mesurer les résultats des formations en termes de qualifications

• L’encouragement des initiatives ciblées telles que :

– Les expériences pilotes (stratégies de contournement) au niveau d’établissements spécifiques afin de fournir des démonstrations de faisabilité pouvant convaincre et engager l’ensemble des parties prenantes au niveau national

– La création de fonds compétitifs pour la qualité et l’employabilité

Encadré l’utilisation des ressources humaines (emplois fantômes, inadéquations dans les affectations…) trouvent leurs origines dans un système centralisé, opaque et de rente.

Une gestion responsable de proximité en mesure de faire face efficacement à ces dysfonctionnements.

Pour avancer concrètement dans ce sens, il faut tenir compte des difficultés et réunir des conditions favorables à l’exercice de ce type de gestion : accorder des attributions qui permettent d’agir sur la gestion de l’école et sa performance ainsi que celle des enseignants ; doter les établissements de budgets propres alloués et contrôlés de manière institutionnelle ; prévoir des dotations budgétaires spécifiques pour motiver les enseignants et les responsabiliser en fonction des résultats atteints ; revoir la structure et les attributions des COGES pour les rendre actifs et disposant des moyens pour concevoir des projets d’établissements et leur mise en œuvre. Dans cette démarche, les conditions de succès seraient plus grandes avec une approche progressive et l’adoption de structures de mutualisation de fonction d’aide aux écoles (comptabilité, formation continue…) ainsi que le renforcement du suivi et de la supervision pédagogique managériale.

Développer une stratégie des ressources humaines

L’autonomisation de la gestion des établissements scolaires associée à une gestion de proximité des ressources humaines est susceptible de mieux traiter le problème de l’absentéisme, d’améliorer les conditions de travail, et d’agir plus efficacement sur le développement de comportements déviants au travail (notamment les activités lucratives et les cours de « soutien » payants en situation de conflits d’intérêts).

D’autres questions essentielles, du point de vue de la gouvernance éducative, méritent d’être traitées au niveau de la stratégie des ressources humaines. Elles concernent le recrutement qui doit privilégier la motivation

et la vocation professionnelle des candidats, la promotion des compétences par le biais de la formation initiale et continue. Sur la base de ces orientations, des principes de fonctionnement de base doivent être définis et mis en place de manière rigoureuse dans le cadre de la gestion de l’ensemble du système (voir schéma 3).

Schéma 3 : Quelques requis de l’autonomisation et la responsabilisation de la gestion des ressources humaines

Clarification des attributions et responsabilités du central

jusqu'aux établissements

Évaluations régulières, audits, di�usion

proactive des résultats

Redevabilité sociale et

implication e�ective des

acteurs

Autonomiation des

établissements scolaires

Gestion des proximités des ressources

humaines : articulations aux résultats

La pratique des tests d’évaluation et sa généralisation progressive est en mesure d’apprécier et de valoriser les efforts faits – individuellement ou collectivement – pour améliorer la qualité de l’éducation, les acquis scolaires et la réduction des déperditions.

Cette approche serait incomplète sans une adhésion forte aux principes de la redevabilité sociale et la prise en compte de trois dimensions essentielles. La première vise le développement d’un système d’encadrement et de supervision du corps enseignant, la seconde concerne le rôle crucial des parents dans la gestion et la redevabilité éducative, et la troisième concerne le développement et la promotion du contrôle et de l’audit pour informer les acteurs et apporter un soutien visant la correction des dysfonctionnements observés

Page 33: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

65 | Economia 2015-201664 | Economia 2015-2016 : LA PLACE DE L’ENSEIGNANT DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES64 | Economia 2015-2016 : LA PLACE DE L’ENSEIGNANT DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES

LA PLACE DEL’ENSEIGNANT DANS LES POLITIQUES PUBLIQUESPar Kamel Braham Coordonnateur du programme de la Banque mondiale pour l’éducation

« La performance d’un système éducatif ne peut pas être supérieure à celle de ses enseignants ». Cette citation d’un rapport de McKinsey1 résume ce que plusieurs études ont confi rmé : si on met de côté les variables socio-économiques, la performance des enseignants reste le facteur le plus déterminant pour l’apprentissage des élèves2. La question qui se pose alors pour les pouvoirs publics, c’est : comment s’assurer que la performance des enseignants soit globalement satisfaisante ? Quelles politiques publiques doivent être mises en place pour attirer les meilleures compétences vers l’enseignement, retenir les enseignants qualifi és et les motiver ?

C’est à ces questions qu’une équipe de la Banque mondiale a essayé de répondre dans le cadre du projet SABER3 visant à évaluer les politiques éducatives. Le but de l’exercice était, dans un premier temps, d’identifi er les politiques les plus à même de mener aux résultats escomptés, essentiellement en termes d’accès équitable à une éducation de qualité, sur la base des meilleures pratiques internationales.

Les politiques suivies par les pays participants à l’étude ont ensuite été comparées (benchmarking) aux bonnes pratiques afi n d’en déterminer les points forts et les faiblesses

uelles politiques publiques pour attirer les meilleures compétences vers l’enseignement  ? Une étude de la Banque mondiale « SABER  » a identifi é des objectifs que les politiques éducatives devraient rechercher. Elle concerne à ce jour sept pays de la région MENA ; ses conclusions proposent des pistes importantes. SABER-enseignant pour le Maroc est prévu en 2015.

Qet de formuler des recommandations d’ordre général.

L’étude SABER a ainsi identifi é huit objectifs spécifi ques que devraient rechercher les politiques éducatives en vue d’améliorer la performance des enseignants. L’atteinte de ces objectifs devrait, d’abord, permettre de disposer d’un corps enseignant qualifi é ; lui donner, ensuite, les moyens de travailler ; et, enfi n, le suivre et le motiver. À chaque objectif spécifi que, sont associés un certain nombre de leviers. Par exemple, l’objectif « Motiver pour une meilleure performance » nécessite que soient mis en place des mécanismes visant à récompenser les enseignants performants et pénaliser ceux qui ne le sont pas.

Une quarantaine de pays, dont sept de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), ont participé à l’étude SABER à ce jour. Les résultats de l’étude pour la région MENA4 ont montré de grandes similarités dans les contextes éducatifs et les politiques suivies dans les sept pays couverts. Des similarités que l’on retrouve dans le système éducatif marocain, ce qui devrait permettre de tirer des enseignements utiles pour le Maroc également. L’étude montre que les politiques relatives aux enseignants dans les pays étudiés souff rent de lacunes à tous les niveaux.

1. How the world’s most improved school systems keep getting better – McKinsey 2010 (http://www.mckinsey.com/en/client_service/social_sector/latest_thinking/worlds_most_improved_schools.aspx)

2. Par exemple, Rivkin, Hanushek, et Kain (Teachers, Schools and Academic Achievement in Econometrica.Vol. 73, N°. 2, pp. 417-458, 2005) ont estimé qu’un élève qui a eu des enseignants peu performants peut perdre l’équivalent d’une année d’étude tous les trois ans.

3. Systems Approach for Better Education Results (http://saber.worldbank.org)

4. Middle East and North Africa: MENA Regional Synthesis on the Teacher Policies Survey- Banque mondiale, 2011 (http://saber.worldbank.org/index.cfm?indx=14)

DR

Page 34: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

67 | Economia 2015-201666 | Economia 2015-2016

Un corps enseignant mal préparé

En dépit de la faible sélectivité des filières de formation, les emplois d’enseignant restent attractifs en raison notamment de salaires à l’entrée relativement généreux5 ainsi que d’avantages et conditions de travail intéressants. Toutefois, cette attractivité de la profession ne garantit pas la qualité. Tout d’abord, les formations d’enseignant sont souvent défaillantes en raison d’une faiblesse de la composante pratique6 ainsi que d’un déséquilibre entre les composantes « matière », d’une part, et pédagogie, d’autre part7. Par ailleurs, dans la plupart des pays, des proportions importantes d’enseignants ne répondent pas aux critères requis, probablement en raison de recrutements massifs opérés depuis les années 80. Enfin, à la défaillance des formations et des recrutements s’ajoute un problème d’équité dans le déploiement des enseignants : les écoles

dans les zones défavorisées, généralement rurales, reçoivent de jeunes enseignants inexpérimentés  – voire parfois insuffisamment qualifiés – alors que les élèves de ces écoles requièrent une attention et un encadrement supérieurs à la moyenne.

Des systèmes éducatifs qui ne favorisent pas la performance

L’étude SABER a montré que les systèmes éducatifs dans les sept pays arabes couverts se caractérisent par une gestion inefficace du temps scolaire. Tout d’abord, la durée de l’année scolaire qui se situe entre 800 et 1100 heures est en-deçà des bonnes pratiques internationales (1200 heures et plus). De plus, les charges de travail des enseignants sont définies uniquement en termes de temps de classe, ce qui laisse une ambiguïté quant aux autres exigences de la fonction telles que la

8

7

6

54

1

2

3

8

7

6

54

1

2

3EnseignantsPerformants

Attirer les compétences

Bien préparer les futurs

enseignants

Adapter l’offre aux besoins des élèves

Définir clairement les attentes

Assurer le leadership au sein l’école

Accompagner et appuyer les enseignants

Suivre l’enseignement

et l’apprentissage

Motiver pour la performance

Schéma : Les 8 objectifs d’une politique efficace de l’enseignant

5. Entre 150% et 800% du PIB par tête, selon le pays. Étant signalé que pour les pays considérés comme les plus performants, ce ratio se situe entre 120 et 150%.

6. La norme dans les pays performants est un minimum de 12 mois de stage pratique en classe

7. Les sortants des facultés ou départements d’éducation ont souvent des lacunes dans la matière (langues, maths et sciences notamment) alors que les sortants des départements académiques spécialisés n’ont, en général, pas (ou peu) reçu de formation pédagogique.

préparation des cours, l’évaluation des élèves, les activités d’encadrement ou les tâches administratives. Une autre faiblesse partagée pas ces systèmes est l’absence de coordination entre l’évaluation des enseignants – qui prend souvent un caractère administratif – et les programmes de développement professionnel (formation continue). Enfin, le leadership au niveau des établissements scolaire ne dispose pas des prérogatives et, souvent, des capacités nécessaires pour appuyer et suivre la qualité de l’enseignement.

Peu ou pas d’incitations à la performance

La plupart des pays ne disposent pas de standards de performance permettant de guider les enseignants pour mettre à jour leurs compétences et se développer professionnellement. Les mécanismes permettant de récompenser les enseignants performants sont souvent inefficaces ou parfois inexistants. Les sanctions à l’encontre des mauvais comportements (tel que l’absentéisme) ou aux manquements à l’éthique professionnelle (telle que la violence à l’encontre des élèves), prévues par les textes, sont rarement appliquées.

Pour une approche globale à la question des enseignants

La principale recommandation de l’étude SABER est que les pays de la région gagneraient à développer un cadre de politiques éducatives cohérent visant à améliorer la qualité de l’enseignement. Ce cadre devrait couvrir toutes les dimensions (les huit objectifs décrits plus haut) ayant un impact sur la performance des enseignants et, au final, la qualité des apprentissages. Par exemple, améliorer la formation initiale des enseignants n’aura pas d’effet durable sur la qualité si elle n’est pas accompagnée d’un mécanisme d’incitation à la performance qui permette de garder les meilleurs éléments. Compte tenu des faiblesses enregistrées, les pays de la région

sont encouragés à accorder une attention particulière aux aspects suivants :

• Assurer une meilleure équité dans la répartition des enseignants. Cela suppose des conditions suffisamment incitatives pour encourager les enseignants les plus expérimentés à aller vers les zones rurales et défavorisées, ainsi qu’un encadrement adéquat des jeunes enseignants affectés dans ces zones.

• Lier l’évaluation au développement professionnel. L’évaluation des enseignants ne doit pas être conçue dans une logique de sanction administrative (positive ou négative) mais être, en premier lieu, destinée à appuyer l’enseignant et à l’aider dans son développement professionnel.

• Responsabiliser les chefs d’établissements. Dans les systèmes éducatifs performants, les chefs d’établissements jouent un rôle important dans l’encadrement, l’évaluation et l’appui aux enseignants. L’autonomisation et la responsabilisation des écoles devraient renforcer le leadership du chef d’établissement et permettre une gestion plus efficace des ressources et améliorer, ainsi, la qualité des services éducatifs.

• Mettre en place des incitatifs à la performance qui soient efficaces. Cela suppose des mécanismes de récompenses (pas nécessairement monétaires) pour les enseignants performants, des évolutions de carrière basées sur la performance et non sur l’ancienneté et l’application effective des sanctions, notamment celles liées à l’absentéisme.

Ces recommandations assez générales pourraient également s’appliquer au cas du Maroc. L’étude SABER-enseignant pour le Maroc qui est prévu en 2015, devrait permettre d’affiner l’analyse et d’aboutir à des recommandations plus spécifiques en vue d’améliorer la performance des enseignants dans le pays

LA PLACE DE L’ENSEIGNANT DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES

Page 35: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

69 | Economia 2015-201668 | Economia 2015-2016 : ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF POUR LE MAROC ?68 | Economia 2015-2016 : ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF POUR LE MAROC ?

ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF

POUR LE MAROC ?Par Abdesselam El Ouazzani

Enseignant-chercheur à l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique, UMV - Rabat

Qu’en est-il aujourd’hui, après quatorze années de réformes, de la question de l’échec scolaire ? Les parents se sont-ils impliqués dans les questions qui relèvent de l’école et qui concernent leurs enfants ? Quelle catégorie sociale l’école attire-t-elle vers elle ? Quelle corrélation peut-on faire entre la situation actuelle du rendement scolaire et celle relative à l’engagement éducatif parental ? Quel modèle collaboratif théorique proposer pour améliorer la réussite scolaire et activer l’engagement éducatif parental ? De telles questions méritent d’être placées dans leur contexte pour les soumettre à l’analyse diagnostic avant de trouver les arguments théoriques et méthodologiques expliquant leur teneur du point de vue psychologique, sociologique, politique. L’objectif de cette réfl exion est de présenter les principes de base des « capabilités » comme instrument opérationnel de la construction du modèle collaboratif École-Parents.

uelle corrélation peut-on faire entre la situation actuelle du rendement scolaire et celle relative à l’engagement éducatif parental ? Quel modèle collaboratif théorique proposer pour améliorer la réussite scolaire et activer l’engagement éducatif parental ?

Q

L’impact de la réponse institutionnelle

Comme on le sait, la question de l’échec scolaire n’est à confondre ni avec la question de « l’abandon scolaire » qui signifi e l’interruption défi nitive ou temporaire des études avant l’obtention d’un diplôme ou d’un certifi cat qui atteste la reconnaissance des acquis, ni avec le « décrochage scolaire », situation où l’apprenant non seulement n’obtient pas de reconnaissance, mais ne s’inscrit l’année suivante dans aucune formation.

En revanche, la notion d’échec constitue une paire sémantique avec la notion de « réussite » : toutes les deux sont des représentations « fabriquées » par l’école, notamment par les enseignants et d’autres examinateurs, en fonction de procédures sous-tendues par des normes d’excellence et des niveaux d’exigence institutionnelle1.

1. Perrenoud, Ph. (1984). La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Genève et Paris : Droz (2e éd. augmentée 1995).

L’école constitue l’espace institutionnel propice pour apprendre à travailler ensemble, développer les capacités, débattre raisonnablement et prendre des décisions raisonnables

DR

Page 36: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

71 | Economia 2015-201670 | Economia 2015-2016

S’agissant du système éducatif et formatif marocain, quels en sont les aspects saillants ayant marqué la période 2000-2012 ? Il existe une double réponse au moins à cette question : stratégique et pédagogique. La première, stratégique, est relative à l’ensemble du dispositif de réforme institutionnelle que le Maroc a dû mettre en place afin d’apporter des réponses aux différents dysfonctionnements du système d’éducation et de formation : la Charte nationale d’éducation et de formation (1999) et le Livre blanc (2002). La Charte apporte la vision philosophique, les orientations majeures et les 19 leviers de la réforme de l’enseignement visant à former le futur citoyen marocain. Le deuxième dresse un tableau de bord curriculum des trois cycles d’apprentissage : primaire, collégial et qualifiant. S’agissant de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, la réforme de l’enseignement supérieur (loi 00-01) devait conduire le Maroc à s’inscrire dans le processus de Bologne en adoptant le système LMD en 2003. L’évaluation de la réforme à mi-parcours en 2005 et celle menée quatre années plus tard en 2009 ont pu identifier les contraintes majeures qui freinent encore la mise en place de la réforme et ont donné naissance à ce qui a été baptisé « Le Plan d’urgence 2009-2012 ».

La réponse pédagogique, elle, se concentre notamment sur quatre mesures : la première consiste à orienter les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques vers l’adoption de l’approche par compétence. L’apprenant est désormais au centre de l’action éducative et formative. La deuxième mesure est centrée sur l’élaboration de programmes Langue et communication et d’outils didactiques (manuels

scolaires2) et informatique (module transversal TICE ; programme Génie : notamment en ce qui concerne l’équipement de salles d’informatique au profit d’établissement scolaires ; programme « Injaz » facilitant l’acquisition de PC portables au profit des doctorants et des étudiants du Master). La formation continue des enseignants (aux niveaux des académies et des universités) constitue la troisième mesure. « La pédagogie de l’intégration » (Xavier Rogers, 2010) représente la quatrième mesure adoptée officiellement par le ministère de l’Éducation nationale.

Quel est l’impact de ce dispositif sur l’échec scolaire ? Contre toute attente, les chiffres ne sont pas satisfaisants : à peine 50% des élèves inscrits à l’école primaire achèvent le cycle collégial. Le taux de redoublement est de 17% en première année du primaire et de 13% dans l’ensemble de ce cycle ; de 17% dans le secondaire, avec des pics de plus de 30% pour la troisième année du collège et la deuxième année du baccalauréat. Concrètement, sur 100 inscrits au primaire, seulement 13 auront leur bac. On trouvera des éclairages significatifs dans l’étude PNEA en 2008 concernant les raisons de l’échec scolaire. Mais qu’en est-il de l’engagement éducatif parental ?

L’engagement éducatif parental au Maroc : le marqueur socioculturel

Il s’agit des résultats d’une enquête qualitative récente menée dans la région de Kénitra par la chercheuse Rabia al Antaki3 sur L’engagement ou le désengagement des parents marocains dans la scolarité de leurs enfants : lycée public dans les zones urbaines du Nord. Les données de cette enquête4 ne nous surprennent point : quand bien même elle serait limitée en nombre5, la population appartenant à la catégorie des personnes aisées, instruites et diplômées, manifeste un degré d’engagement très important en comparaison avec la catégorie de la population, plus forte en nombre, mais paradoxalement très limitée dans son engagement à l’école, population qui ne

2. Au niveau de l’université, on peut citer, à titre d’exemple, le manuel pour les étudiants de la 1re année des filières sciences juridiques, économiques et de gestion : Cap Université, édité chez Didier par le ministère de l’Enseignement supérieur en 2009.

3. Al Antaki, Rabia, L’engagement ou le désengagement des parents marocains dans la scolarité de leurs enfants : lycée public dans les zones urbaines du Nord. Mémoire soutenu en 2012 à l’Université de Rouen (version en ligne : http://www.girdac.com/Products/Buy.htm).

4. Cf., Al Antaki, op.cit., p. 54.

5. « Les classes moyennes au Maroc regroupent 53% de la population contre 34% pour la classe modeste et 13% pour la classe aisée, selon le critère du revenu. » Cf., HCP.

communique ni avec les enseignants ni avec l’administration. Même la classe moyenne affiche un engagement très modeste. La classe moyenne et la classe défavorisée constituent en fait 85% de la totalité de la population marocaine qui montre peu d’engagement et à laquelle l’administration est fermée. Ces chiffres caractérisent une situation disjonctive qui polarise deux phénomènes : aux antipodes de la rémanence accélérée de l’échec scolaire se consolide la passivité de l’engagement éducatif parental. Comment expliquer cette situation paradoxale ?

Approche pluridisciplinaire du déficit d’engagement éducatif parental

L’hypothèse de travail mobilisée ici pour expliquer le déficit de l’engagement éducatif parental au Maroc s’annonce comme suit : l’engagement éducatif limité des parents relevant d’un milieu modeste par rapport aux différents liens qu’ils peuvent créer avec les acteurs de l’école et, à travers cette dernière, les institutions concernées représente un aspect comportemental parmi d’autres qui attestent le manque d’implication de catégories de citoyens dans d’autres secteurs de la vie politique  (débat politique, vote, travail communautaire…). En fait, la limite de l’engagement éducatif parental est révélatrice de la limite même du modèle d’éducation à la citoyenneté démocratique : ce n’est que la partie d’un tout. Quels en sont les arguments ?

Le premier argument est le Rapport de la Banque mondiale 2012 qui brosse la situation économique et sociale du Maroc et permet de tirer un certain nombre de conclusions sur la question de la pauvreté6 : le Marocain moyen et pauvre se sent injustement traité, impuissant et frustré face aux différentes formes d’abus de pouvoir (hogra) ; 78% des jeunes questionnés n’étaient pas capables de citer plus de 3 partis politiques marocains ; 4% des Marocains adhèrent à un parti politique ou à un syndicat et 89% de jeunes ne croient pas en l’intégrité des politiciens. Donc, les parents

(en fait la communauté), dans ce contexte, ne s’impliquent pas dans les questions de l’école parce qu’ils n’ont ni les moyens ni l’habitus culturel y afférent.

Le deuxième argument est psychologique (Bernard Stiegler, 2011) : il concerne le champ de l’éducation comme levier de développement psychologique de tout individu : un bon système éducatif est d’abord un système qui favorise le développement de la compétence sociale, celle de l’agir communicationnel, la formation de l’attention critique par l’apprentissage des langues, l’accès au système symbolique et le renforcement du sentiment d’appartenance. En bref, il permet « l’accès à la majorité » comme capacité méliorative de la loi et il renforce les capacités d’engagement dans le « système de soin ». Or, le déploiement des indicateurs susmentionnés montre que l’effet du système éducatif marocain, croulant sous le poids de l’analphabétisme et de l’illettrisme7, développe le sentiment de la minorité (sorte d’infantilisation contre la responsabilité et la majorité), inhibe le sentiment d’appartenance et de disponibilité et promeut le sentiment de la hogra (contre l’empathie).

Le dernier argument a trait à l’éducation politique (Mathieu Laine, 2009) qui constitue un bon levier de développement humain : non seulement elle permet d’inculquer les principes éthiques de la liberté, la responsabilité et le respect des droits humains comme valeurs fondamentales du vivre-ensemble, mais elle implique également l’apprentissage de la coopération, de la discussion et de la participation réelles à la vie politique, communautaire, culturelle et sociétale. La force de cet argument permet d’expliquer la neutralisation factuelle du rôle de l’engagement des parents dans l’établissement scolaire et du traitement des problèmes de l’échec scolaire.

Quelle alternative proposer pour « générer la démocratie » comme mode de comportement citoyen responsable ? Comment faire pour que la communauté (à travers les parents) s’engage plus dans l’école ? Et de quelle manière

6. Au Maroc, l’analphabétisme a certes subi un recul, mais l’illettrisme (dans les deux langues) augmente : 50% des élèves quittent l’école après 5 ou 6 ans et seraient ainsi sans acquis.

7. « On peut se demander, s’interroge-t-il, si l’école ne pourrait être pratiquement et concrètement un laboratoire de vie démocratique. Bien sûr, il s’agirait d’une démocratie limitée dans le sens où l’inégalité de principe entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait être abolie. […] Mais surtout, la classe doit être le lieu d’apprentissage du débat argumenté, des règles nécessaires à la discussion, de la prise de conscience des nécessités et des procédures de compréhension de la pensée d’autrui, de l’écoute et du respect des voix minoritaires.» CF. La Voie : 2012.

ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF POUR LE MAROC ?

La limite de l’engagement éducatif parental est révélatrice de la limite du modèle d’éducation à la citoyenneté démocratique

Page 37: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

73 | Economia 2015-201672 | Economia 2015-2016 : ÉCOLE-PARENTS : QUEL MODÈLE COLLABORATIF POUR LE MAROC ?

cette dernière peut-elle les attirer vers elle et, partant, crédibiliser les institutions qu’elle représente ? Bref, comment relier l’engagement communautaire à l’école ? Edgar Morin propose une piste très intéressante, à savoir le « laboratoire de vie démocratique »8. Il s’agit là d’une précieuse intuition que nous allons tenter de croiser avec une approche théorique qui a démontré son efficacité. Le but est de trouver une issue heureuse à l’impasse de l’échec scolaire et au manque d’engagement éducatif parental.

L’alternative : la rationalité délibérative et équitable  

La perspective méthodologique proposée ici consiste en une mise en convergence de l’information pluridisciplinaire (notamment psychologique, sociologique, politique) avec « l’approche par les capabilités » (AC) d’Amartya Sen9. L’objectif éducatif stratégique et structurel visé par cette approche part de l’hypothèse que l’école constitue l’espace institutionnel propice pour apprendre à travailler ensemble, notamment à développer les capacités pour débattre raisonnablement et prendre des décisions raisonnables.

Concernant le principe de la justice, les acteurs concernés par l’échec scolaire et l’engagement éducatif parental devraient pouvoir avoir une « interprétation de la justice fondée sur les accomplissements parce que la justice ne peut rester indifférente aux vies que mènent réellement les gens »10. Cela veut dire qu’il est injuste de continuer de constater l’échec scolaire et le manque d’engagement éducatif parental en tant que réalité statistique ou phénomène observable de manière froide et distante alors qu’il s’agit de citoyens qui quittent l’école et qui en souffrent… Il en va de même du vécu émotionnel des parents qui ne s’impliquent pas : comment vivent-ils leur désengagement ? Quelles perceptions ont-ils de l’échec scolaire et des acteurs de l’école ? Ensuite, la responsabilité  apprend aux acteurs à s’intéresser à la liberté réelle dont ils disposent ensemble « pour choisir entre divers modes de vie, modes de pratiques », et donc chercher à trouver de nouveaux styles d’intelligence sociale pour mieux vivre ensemble. Enfin, le « faire plus » apprend aux acteurs d’intégrer dans leur comportement sociétal et institutionnel la question de leurs devoirs d’agir plus et donc des obligations d’action envers la société et les institutions. Le but est d’aller encore plus en avant dans le travail sur soi pour

Aux antipodes de la rémanence accélérée de l’échec scolaire se consolide la passivité de l’engagement éducatif parental.

8. Sen, Amartya (2010). L’Idée de justice. Paris : Flammarion.

9. Ibid. p.42.

10. Habermas, J. (2002). L’Avenir de la nature humaine. Paris : Gallimard. P. 85 et suivantes.

préparer les conditions et les disponibilités réelles permettant aux acteurs concernés de pratiquer des devoirs réciproques à établir les uns avec les autres : responsabilité, liberté et dialogue permanent11.

Quel est donc le mode opératoire de ce « faire plus » ? En premier lieu, il s’agit pour les acteurs (enseignants, responsables administratifs…) d’initier un débat objectif et responsable, de procéder « à l’examen critique des priorités par la raison » et se prêter à l’argumentation systématique. Deuxièmement, ces acteurs doivent faire preuve d’impartialité, de manière à ne pas dissocier cette pratique de l’examen critique de l’idée de justice et d’injustice. Troisièmement, il est important qu’ils puissent jouir de plus de liberté afin qu’ils disposent de plus de possibilités d’œuvrer aux objectifs valorisés par leur débat.

Sur le plan méthodologique, l’AC recommande aux acteurs de disposer d’une « base informationnelle » et de témoigner de deux principales aptitudes : l’aptitude à ne pas se focaliser sur les moyens d’existence et l’aptitude à la « diversité combinatoire » raisonnable12. Les acteurs doivent démontrer qu’ils ont développé l’aptitude à « la diversité combinatoire » des possibilités qui leur permet (a) de discuter des pratiques pédagogiques et de l’implication éducative parentale sous l’angle « global » plutôt que de se focaliser seulement sur ce qui se passe réellement dans la classe ou dans la famille, et (b) de définir les autres possibilités réelles non encore tentées et prendre ensemble les mesures d’expérimentation de ces possibilités.

Conclusion

En proposant comme alternative la démarche délibérative, nous jetons les bases d’une hypothèse de travail spécifiée par des indicateurs socioculturels corrélés aux arguments théoriques des trois disciplines (psychologie, sociologie et politologie) : l’AC est une démarche qui permet aux acteurs

BIBLIOGRAPHIE • Al Antaki, Rabia. L’engagement ou le désengagement des parents

marocains dans la scolarité de leurs enfants : Lycée public dans les zones urbaines du Nord. Mémoire soutenu en 2012 à l’Université de Rouen (version en ligne : http://www.girdac.com/Products/Buy.htm)

• Champagne, Lynda et Marçal, Jean François (2011). L’engagement citoyen : fondements et pratiques : La démocratie, la citoyenneté et les défis de la citoyenneté contemporaine. (www.aqoci.qc.ca)

• Berdouzi, Mohammed (2012). Rénover l’enseignement. Casablanca : Conseil national des droits de l’homme & La Croisée des chemins.

• Lahire, Bernard (2012). Monde pluriel. Paris : Seuil.

• Laine, Mathieu (2009). Post-politique. Paris : JC Lattès.

• Lugaz Candy et de Grauwe Anton et al. (2010). Renforcer le partenariat école-communauté : Bénin, Niger et Sénégal. Paris : UNESCO et IIPE.

• Morin, Edgard (2000). Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ? Paris : Seuil.

• Morin, Edgard (2012). La Voie. Paris : Seuil.

• Nussbaum, Martha (2011). Les émotions démocratiques. Paris : Flammarion.

• Rosanvallon, Pierre (2011). La Société des égaux. Paris : Éditions du Seuil.

• Sen, Amartya (2010). L’idée de justice. Paris : Flammarion.

• Spitz, Jean-Fabien (2008). Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale. Paris : Wrin.

• Stiegler, Bernard (2008). Prendre soin de la jeunesse et des générations. Paris : Flammarion.

• L’école de la réussite, document officiel du MEN élaboré dans le cadre du Plan d’urgence 2009-2012

• Rapport sur La non scolarisation au Maroc, MEN et UNICEF, 2007 (www.unicef.org/.../french/La_non_scolarisation_au_Maroc.pdf)

• PNEA, 2008, étude menée par le Conseil supérieur de l’enseignement au Maroc.

• Synthèse du Rapport annuel 2011, publié par le Conseil économique et social, 2012. (www.ces.ma)

d’apprendre à négocier les possibilités non encore essayées pour trouver des réponses aux questions d’enseignement dans le cadre de la citoyenneté démocratique. Dans ce contexte, sans pour autant idéaliser l’image de la communauté responsable et capable de faire des choix, il est fort prévisible que tout citoyen pourra contribuer à l’effort collectif et même innover en termes de capabilités13 réellement exploitables pour autant que les effets du hasard sont réduits ou abolis. Ces orientations énoncent les termes d’un champ de travail qui met en perspective un projet d’expériences pilotes à mener sur le terrain et à évaluer une fois terminé, afin de pouvoir construire, à travers cette approche adaptée au contexte marocain et critiquée en fonction des données du terrain, la construction du modèle collaboratif d’un partenariat durable et efficient entre École-Parents, et ce, dans le cadre d’une rationalité délibérative équitable

11. Voir à ce propos l’éclairage détaillé apporté par Pierre Rosanvallon: La Société des égaux : 2011, p. 339.

12. Il conviendrait de lire à ce propos le livre de Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale : 2008.

13. Les principales capabilités sont : la vie, la santé du corps, l’intégrité du corps, les sens (associés à l’imagination et la pensée), les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Tels sont les fondements de la dignité humaine (Martha Nussbaum, 2011).

DR

Page 38: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

75 | Economia 2015-2016

POUR UNE RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE DES

UNIVERSITÉS Par Mohammed Adil El Ouazzani

Enseignant-chercheur, Cesem-HEM

La thématique de la gouvernance de l’université est une question d’actualité. Au Maroc, comme dans le reste du monde, les instances offi cielles y travaillent en mettant à jour le dispositif de la « bonne gouvernance ». Elle a accompagné le processus de la réforme du système éducatif engagé depuis plus d’une décennie maintenant. Par ailleurs, le nombre important de rencontres scientifi ques (colloques et séminaires), organisées notamment par les universités publiques et privées du royaume témoignent de l’adhésion des institutions de formation et de recherche aux principes majeurs de la gouvernance. N’est-il pas alors logique de se demander : quelle gouvernance de l’université pour quelle valeur ajoutée ? Ou encore, quelle gouvernance universitaire pour quel développement sociétal ?

Dans sa Déclaration mondiale sur l’enseignement supérieur (1998), l’UNESCO énonce que « l’enseignement supérieur et la recherche sont désormais des composantes essentielles du développement culturel, socio-économique et écologiquement viable des individus, des communautés et des nations ». L’université

’université, au-delà de sa mission première (la diff usion du savoir), doit jouer un rôle éthique et être un moteur de développement pour sa région. Peut-on transposer la notion de « responsabilité

sociale des entreprises » au monde universitaire ? Plusieurs universités internationales semblent s’être inscrites dans une telle démarche. La responsabilité sociétale des universités (RSU) impose un changement de paradigme : le concept de « contrat social » relie désormais l’université à son environnement.

L

n’est donc plus seulement perçue comme une organisation consommatrice de ressources mais, à l’instar de l’entreprise, comme une organisation créatrice de richesses sociétales.

À partir de là, dans quelle mesure serions-nous prêts à accepter d’assimiler l’université à une entreprise ? Et dans ce cas, peut-on transposer la notion de « responsabilité sociale des entreprises » au monde universitaire ?

Plusieurs universités internationales semblent être déjà engagées dans une telle démarche. En 2014, l’Université du Havre par exemple, formalise sa responsabilité sociale et diff use son premier rapport de RSU (Responsabilité sociétale des universités) dans lequel elle utilise un vocabulaire réservé habituellement aux entreprises. En eff et, elle cite la norme ISO 26000 (cadre de référence de la responsabilité sociétale des entreprises) qui préconise de défi nir le périmètre pertinent de sa responsabilité sociale, d’identifi er ses parties prenantes, de mesurer les impacts de l’université, d’en rendre compte et d’engager un dialogue sur leurs attentes.

Page 39: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

77 | Economia 2015-201676 | Economia 2015-2016

Les principes de cette responsabilité sociale reposent sur les concepts de « contrat social » entre l’université et la société, du rôle citoyen de l’université et de la diffusion de la culture de l’éthique à l’université. En vertu de ces principes structurants, l’université devrait inclure dans ses actions stratégiques l’intégration de toutes les préoccupations culturelles, sociales, économiques et environnementales à la fois au niveau de son fonctionnement interne et dans ses relations avec le monde du travail, les collectivités territoriales et les autres composantes de la société1.

Les universités qui communiquent sur leur responsabilité sociale ambitionnent d’adopter un management éco-responsable dynamisant les principes d’équité, de diversité, de santé et de bien-être au travail, de développement des compétences, de protection de l’environnement. Cette responsabilité mène à l’adoption d’un code de conduite transparent et éthique, au rejet de toutes les pratiques contraires à l’éthique (corruption, fraude, discriminations, exclusions…) et à l’engagement en faveur de la qualité, de la transparence, de l’auto-évaluation. Mieux encore, elle serait le garant de l’amélioration de la qualité de vie des campus, de l’accompagnement, de la réussite, du bien-être et de la mobilité nationale et internationale des étudiants.

Ces universités déclarent s’engager à intégrer les ingrédients du développement durable dans les enseignements, la recherche et dans les différentes activités économiques, sociales et culturelles. En somme, elles visent à participer au développement local, à rendre l’accès à la connaissance une réalité pour tous, à défendre les valeurs universelles et à promouvoir la culture du respect de l’environnement tout en suscitant l’engagement solidaire de la communauté universitaire, des étudiants et des personnels dans des actions citoyennes en faveur des territoires.

Pour atteindre ces objectifs, les universités s’interrogent sur ce qu’elles font « en tant que sociétés » (vision interne) et sur ce

qu’elles font « vis-à-vis de la société » (vision externe)2. La RSU serait donc un engagement fort des acteurs internes pour l’éthique et le développement durable. Elle prône, en parallèle, l’ouverture aux parties prenantes, notamment par l’adoption d’une gouvernance partenariale qui, non seulement œuvre à satisfaire les besoins des étudiants, des chercheurs, du personnel et de la société civile à travers les différentes activités formatives, scientifiques, culturelles, sociales et environnementales, mais crée également des canaux d’information, d’expression et de communication internes et externes. Elle ouvre ses instances de gouvernance et favorise la culture de débat, de la concertation et de la participation de toutes les parties prenantes à la gestion de l’établissement.

La RSU serait donc un engagement qui ne se limite pas à ses principaux protagonistes, à savoir les étudiants et les personnels, mais s’étendrait à toutes les parties prenantes (ou stakeholders)3. En 2005, 29 présidents d’universités de 23 pays signent la Déclaration de Talloires sur les rôles civiques et les responsabilités sociales de l’enseignement supérieur selon laquelle « il est du devoir des universités de promouvoir dans les facultés, ainsi qu’auprès du personnel et des étudiants, un sens de responsabilité sociale et un engagement au bien dans la société, qui, pensons-nous, est incontournable pour le succès d’une société démocratique et juste. [...] Nos institutions reconnaissent que nous ne vivons pas en autarcie vis-à-vis ni de la société, ni des communautés dans lesquelles nous sommes localisés. Nous avons plutôt l’obligation absolue d’écouter, de comprendre et de contribuer à la transformation et au développement social »4.

Cette ouverture sur les parties prenantes n’est pas seulement souhaitable, mais rendue obligatoire en vertu de la loi 01-00 qui fait de l’université un établissement ouvert sur son environnement économique et social par le biais d’ancrage partenarial. L’université a pour missions de faire bénéficier la société des résultats de ses recherches, de son savoir-faire et de ses ressources, de pourvoir l’ensemble

1. Voir la définition de l’Observatoire de la Responsabilité des Universités créé en France.

2. Danis-Fatôme Anne (2014, sept.). La Responsabilité sociale de l’université (RSU). Université Paris Ouest, Nanterre La Défense. Rapport téléchargé sur la page : http://www.u-paris10.fr/l-universite/innovation-sociale-553004.kjsp

3. Rappelons qu’une partie prenante est une personne ou une entité susceptible d’impacter ou d’être affectée par les politiques et les activités de l’organisation publique, ou qui considère être concernée par l’activité de l’organisation et le service public attendu (Guide du dialogue avec les parties prenantes). Il s’agit, pour les établissements d’enseignement supérieur, des ONG, des associations, des communes, des départements sectoriels, des autorités territoriales, des entreprises et leurs représentants (CGEM, fondations…).

4. http://talloiresnetwork.tufts.edu/wp-content/uploads/DeclarationinFrench20081120123625.pdf

des secteurs en cadres qualifiés, compétents et aptes à participer au développement économique.

Pour cela, l’université est tenue de préparer les jeunes à la vie active et productive en leur faisant acquérir les compétences facilitant leur insertion dans le marché du travail. L’université est également tenue de mettre en œuvre un certain nombre d’actions visant à améliorer la pertinence et la valeur de sa formation à travers notamment : la restructuration de son offre de formation (développement des filières professionnalisantes et réduction des filières présentant peu de perspectives de débouchés) ; le suivi de l’insertion des diplômés ; la mise en place d’un observatoire de l’emploi pour anticiper les attentes du marché en qualification et analyser les tendances des besoins en formation tout en proposant des formations continues diplômantes et certifiantes.

scientifique) et la transforme potentiellement d’une administration publique en « une entreprise publique responsable, comptable des deniers publics et avec des objectifs et des obligations de résultats »5. Ainsi, le périmètre des activités de l’université s’élargit au-delà de ses missions premières de formation, de recherche, de production et de diffusion du savoir. L’université peut assurer des prestations de service (expertises, formation continue…) à titre onéreux, créer des incubateurs d’entreprises innovantes, exploiter des brevets et licences et commercialiser les produits de leurs activités. Elle a également la possibilité de renforcer ses activités entrepreneuriales (par des prises de participations dans des entreprises publiques et privées ou par la création de filiales ayant pour objet la production, la valorisation et la commercialisation de biens ou services dans les domaines économique, scientifique, technologique et culturel). Sur toutes ces questions d’ailleurs, une évaluation scientifique reste à faire.

Pour conclure, la responsabilité sociale de l’université n’est pas un but à atteindre mais un processus ouvert qui pousse l’université à s’interroger continuellement sur la manière d’établir le lien entre ses différentes activités, les besoins de ses parties prenantes et les impératifs du développement durable. Et c’est ce rôle qui permettrait à l’université de constituer une source de valeur sociétale. La question qui se pose maintenant est le passage de la théorie à la concrétisation de la RSU. Entre ce que la loi permet et l’usage qu’il en est fait par les acteurs universitaires, il existe un décalage. Entre ce que les acteurs désirent faire et ce qu’ils font réellement, il existe toujours une distance. Si l’université marocaine a tardé durant quinze ans à concrétiser les apports de la loi 01-00, comment peut-elle accélérer le pas pour devenir une institution à responsabilité sociale ? Dans quelle mesure la RSU, telle que présentée, peut-elle être consolidée par la révision engagée de ladite loi ? Quelles sont les mesures d’accompagnement et les mécanismes de contrôle et d’évaluation nécessaires à la mise en œuvre de la loi rénovée ?

L’université a pour mission de faire bénéficier la société des résultats de ses recherches, de son savoir-faire et de ses ressources, ainsi que de pourvoir l’ensemble des secteurs en cadres qualifiés, compétents Allant plus loin encore, la loi 01-00 dote l’université de la personnalité morale, lui accorde une grande autonomie (financière, administrative, pédagogique, culturelle et

5. Kouhlani, B., Ennaji, M. (2012, nov.). Les réformes des systèmes de gouvernance dans l’enseignement supérieur au Maroc. Rapport UNESCO, IIEP/Prg.MM/SEM331.

POUR UNE RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE DES UNIVERSITÉS

Page 40: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

79 | Economia 2015-2016

DR

Entretien avec

Propos recueillis par

Driss Ksikes : Écrivain-chercheur, Cesem-HEM

Bachir Znagui : Journaliste et consultant, Cesem-HEM

Le Ministre de l’Éducation nationale et de la formation

professionnelle M. Rachid Belmokhtar

onvaincu qu’il n’y a pas de solution idéale, mais des solutions meilleures et réalisables, Rachid Belmokhtar nous révèle sa démarche « de rupture raisonnée, pas brutale ni totale ». Après des consultations au sommet et à

la base, vingt-trois mesures ont été retenues, à prendre progressivement, les unes dépendant parfois des autres, pour répondre aux urgences, préparer les bases du changement et incorporer une évaluation permanente. D’abord, l’installation de relais de proximité. Le primaire ne peut attendre, il aura la primeur des restructurations tant sur le contenu que l’organisation. Mais, la refonte affecte tous les niveaux à court et moyen terme, l’aboutissement final de la réforme étant mis à la borne 2030.

C

LE MINISTRE BELMOKHTAR

Entre impératif stratégique et contraintes de gestion

Vous êtes un ministre récidiviste, un connaisseur du dossier de l’éducation que vous avez abordé aussi comme conseiller et comme président d’université. Comment l’abordez-vous dans la durée ? Trouvez-vous que le problème de l’enseignement au Maroc s’aggrave, stagne ou se complexifi e ?

Il est clair qu’une bonne partie, si ce n’est la majorité, des problèmes actuels, existe depuis longtemps. Maintenant, à plusieurs égards, ces problèmes se sont complexifi és. Cependant, si vous parlez d’aggravation, il faut revenir à des éléments concrets de mesure. Quelle était la situation, en fonction d’un certain nombre d’indicateurs, à l’époque et quelle est la situation aujourd’hui ? Quand on fait la comparaison entre ce qui se passait en 2003 et aujourd’hui, une chute progressive s’est produite tout au long de ces années-là. C’est grave, bien entendu, surtout quand on analyse les résultats des baccalauréats où les notes n’ont quasiment plus de sens, et que le rattrapage se fait beaucoup plus par les contrôles continus qui boostent les résultats. Il n’y a plus de doute là-dessus. L’autre élément sur lequel on peut apprécier aussi les évolutions, c’est le niveau de recrutement des enseignants. Par le passé, ils étaient recrutés au niveau du baccalauréat et formés dans les écoles de formation, les centres dédiés aux instituteurs, les centres pédagogiques régionaux (CPR) ou les écoles normales. Aujourd’hui, il y a une unanimité pour dire que nous avons d’énormes diffi cultés à trouver des candidats adéquats avec un niveau de licence. Sur ce plan, il n’y a pas de doute, nous avons de sérieux problèmes à surmonter.

En termes de gouvernance, les bilans se suivent et se ressemblent presque. Entre celui de 2008, celui de 2012, et enfi n le diagnostic que vous dressez à votre tour, les mêmes mots reviennent : décrochage, centralisation excessive des décisions, faible autonomie des acteurs, manque d’éthique et de transparence,

de redevabilité, etc. Qu’est-ce qui permettrait de sortir de ce cercle vicieux ?

Si on veut sortir de ce cercle vicieux, il y a une erreur à ne pas commettre, celle de traiter séparément chaque élément des composantes fondamentales du système éducatif. On a besoin d’une approche globale, de voir clair sur l’ensemble. Il y a une grande distance entre le fait de diagnostiquer le mal et de savoir à quoi il est dû. Ce sont deux choses diff érentes : si quelqu’un a de la fi èvre, il suffi t d’un thermomètre pour savoir qu’il a 40° de fi èvre, mais cela vous dit-il pourquoi ? Non, il faut procéder à des investigations plus poussées, à de nombreuses analyses pour essayer de comprendre les diff érents facteurs derrière le symptôme. Une fois que vous avez l’ensemble des causes possibles, vous pouvez préconiser le traitement.

Nous avons procédé par des approches qui ne sont pas classiques : on a demandé au sein du ministère, aux responsables, de dresser leur propre analyse et de dire pourquoi, d’après eux, malgré les eff orts fi nanciers et autres, cela n’a pas marché ! Toutes les directions, ainsi que les académies, ont été invitées à le faire, et ce, sur quatre thèmes fondamentaux : pédagogie, off re scolaire, gouvernance et ressources humaines. Cela nous a permis, de prime abord, de voir les intersections, là où tout le monde s’accorde, mais cela n’empêche pas des écarts importants parce que, parfois, quelqu’un a signalé une cause que d’autres n’ont pas perçue, n’étant pas dans le même contexte ou ne vivant pas la même situation. Cette étude réalisée nous a déjà renseigné, relativement, sur ce qu’on peut appeler l’ensemble des défauts que les responsables eux-mêmes percevaient au niveau du système. Évidemment, on leur a posé la question suivante : Vers quoi pensez-vous qu’il faudrait aller ? Pourquoi ? Cependant, ce travail restait insuffi sant parce que situé au sommet de la pyramide. Le problème devait être posé aussi à la base. On a alors lancé la consultation au mois d’avril 2014 avec un questionnaire qu’on a adressé à tous les acteurs du système et même à ceux qui ne sont pas

Page 41: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

81 | Economia 2015-201680 | Economia 2015-2016

dans le système, mais y sont intéressés ou en sont parties prenantes. Ainsi, ont été interrogés les enseignants, les inspecteurs, les élèves, les gens de l’administration, les parents d’élèves, les syndicats, les élus locaux, les partis politiques, etc. On a essayé d’impliquer tout le monde dans cette opération : les ministères, les autres départements, les associations de parents, les associations des écoles privées… Au total, 102 000 participants environ ont été consultés, parmi lesquels 69 000 enseignants, plus de 6000 élèves et plus de 6000 écoles.

Qu’est-il sorti de cette consultation ?

Sur les quatre points précédemment mentionnés, il s’en est dégagé une unanimité sur neuf domaines, dont la partie gouvernance du système, les volets pédagogiques et la formation. Il y avait des critiques sur le recrutement, la formation, sur son contenu et sa durée, des propositions ont même été avancées. Tous ces rapports ont été finalement faits, les synthèses réalisées et un rapport de synthèse global a été rédigé. À partir de ce matériel, il fallait commencer à réfléchir, nous l’avions fait comme disent les Américains out of the box (en dehors des sentiers battus), pour ne pas se faire piéger par ce qui existe, et éviter par là que les contraintes ne donnent des inerties trop importantes. Nous avons opté pour une vision de rupture raisonnée, pas brutale ni totale. Elle va tenir compte des acquis, et du travail d’investigation que nous avons fait, nous donnant ainsi la possibilité d’aller vers des solutions faisables. Il n’y a pas de solution idéale mais des solutions meilleures et réalisables.

Mais sur quelle base y arriver ? Comment éviter de refaire le programme d’urgence, et chercher à dépanner le dépannage ?

Si nous voulons avoir un système éducatif de qualité qui réponde à des objectifs nationaux pour préparer nos enfants à leur vie future dans un monde qui sera le leur, nous devons dessiner les profils de sortie de cette machine qu’est l’éducation. Sur cette base, nous avons réalisé qu’il y avait des fondamentaux, cinq objectifs qui devraient permettre de construire ces profils.

• Le premier est le socle d’appartenance, qui situe ce jeune marocain géographiquement, historiquement, par rapport à l’environnement de son pays. Il faut qu’il se situe dans le monde, dans l’univers. Ce n’est donc pas un socle d’appartenance dans le sens étroit où il se dirait : « J’appartiens au Maroc, je suis Marocain » et s’arrêterait là. L’idée est de se dire : « Je suis citoyen du monde, j’appartiens à un ensemble placé d’une manière idéale entre l’Europe, l’Afrique et l’Orient, je fais partie d’une biosphère … ».

• Le deuxième socle fondamental, c’est le sens du mot « connaissance ». Aujourd’hui, au XXIe siècle, notre monde a évolué et la connaissance a gagné en autonomie par rapport à l’école ; autrement dit, elle vit sa vie en fonction d’autres acteurs, d’autres dynamiques, que celles du système scolaire, avec un avantage extrêmement important, à savoir que cette connaissance est facilement accessible, ce qui n’était pas le cas dans le passé. Aujourd’hui, la grande question qui se pose pour nous et nos enfants, c’est comment y accéder. La question de la connaissance change alors de nature, et a trait à ce qui permet d’acquérir la connaissance universelle. Voilà le changement auquel nous devons préparer les enfants de demain. Il faut leur donner un savoir d’acquisition de la connaissance et des outils d’accès, Internet y compris. Cela change complètement de la logique des disciplines. Le poids

disciplinaire en est relativisé par rapport à d’autres qualités technologiques, à d’autres capacités individuelles qui sont plus du côté psychologique, du côté savoir-faire, du côté de la manipulation d’un certain nombre d’outils auxquels on ne donne pas beaucoup d’importance dans le système éducatif tel qu’il est à ce jour.

• Le troisième socle, on l’a appelé « le capital social » parce que le futur va dépendre des capacités de nos jeunes à se comporter non seulement en tant qu’individus, mais aussi en tant que groupes. Ils doivent apprendre à vivre ensemble, à travailler ensemble, à produire ensemble ; il faut qu’ils sachent qu’à plusieurs on peut réussir des choses plus facilement que tout seul ; il faut qu’ils apprennent ce qu’est l’organisation, autrement dit un certain nombre de choses qui font la force, notamment les capacités des sociétés ou des groupes à se transformer, à créer une dynamique positive d’évolution, à se remettre en question, à faire des choix, etc. C’est en cela que l’école est une des branches du capital immatériel. L’école porte sa responsabilité pour la construction d’une collectivité. Lorsque l’école est individualiste, lorsqu’elle juge les enfants de manière individuelle, lorsque l’enseignant s’adresse à chaque enfant de manière directe et ne fait jamais appel à ces enfants pour qu’ils travaillent ensemble sur une solution, cela veut dire qu’on ne les prépare pas à être co-auteurs ou coresponsables.

• Le quatrième socle est l’individu face à lui-même, face à son bien-être. Là, un certain nombre de considérations intervient : l’enfant se découvre, on lui parle de sa santé, son hygiène et il apprend à se reconnaitre. Il faut qu’il sache que la communication ne passe pas par la violence ; il faut qu’il sache quelles sont ses limites. Cette compétence met en avant des éléments d’ordre relationnels, comportementaux, et ceux relatifs aux règles du jeu. Finalement, c’est au travers

de ce socle que l’on aborde avec lui ses droits et ses devoirs. L’enfant, au final, doit savoir que sa vie est une suite de hasards mais aussi une suite de constructions dans laquelle il peut jouer un rôle, parce qu’à un moment donné, il y a des choix à faire.

• Le dernier socle concerne son pays. Il doit avoir une idée sur celui-ci, à tous points de vue. Il faut qu’il connaisse les grands projets ; qu’il ait une idée sur ce qui se fait sur le plan économique, industriel ; il faut qu’il connaisse les défis du futur, il doit savoir, par exemple, que le Maroc est un pays où il y a du stress hydrique (pénurie d’eau), que l’eau est un élément fondamental et stratégique pour le Maroc ; il faut qu’il sache que, de par son positionnement géographique, les relations du Maroc avec l’Afrique sont essentielles, tout comme avec l’Europe, mais que l’Atlantique nous donne une certaine liberté, une ouverture, par rapport à la Méditerranée.

Ces cinq socles supposent un discours adapté aux enfants, selon leur âge. Aussi, y a-t-il tout un travail en amont à réaliser, aussi bien par des spécialistes que par des pédagogues.

On a vu tout de suite qu’il y a des choses à corriger et qui doivent aller de pair avec cette vision. Puisqu’on a évoqué l’importance du capital social dans l’école nouvelle, ceci doit se traduire par de nouvelles réalités à l’intérieur de l’école elle-même et dans son organisation. Par exemple, en lieu et place d’un emploi de temps consacré uniquement aux disciplines, celui-ci doit être réparti entre plusieurs activités transversales qui vont concourir à ces objectifs. Ces écoles ne devraient plus être des écoles isolées, mais faire partie de réseaux ; il faudrait donc créer des réseaux d’écoles, des districts, interreliés entre eux avec des centres de formation professionnelle, avec les collèges et les lycées, de manière à créer justement ces osmoses. Ce réseautage devient l’élément fondamental de la future structure, l’école deviendra l’école de tel district avec des

ENTRE IMPÉRATIF STRATÉGIQUE ET CONTRAINTES DE GESTION

Il faut que l'enfant sache que la communication ne passe pas par la violence ; il faut qu’il sache quelles sont ses limites

Page 42: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

83 | Economia 2015-201682 | Economia 2015-2016 : ENTRE IMPÉRATIF STRATÉGIQUE ET CONTRAINTES DE GESTION

relations nouvelles entre les écoles, entre les réseaux et leur environnement…

Comment préparer le terrain pour passer de la situation présente à cette nouvelle conception ?

Cette nouvelle structure ne peut se mettre en place que sur le long terme ; au mieux, il lui faudra une quinzaine d’années, ce qui nous amène à l’horizon 2030. Mais, en attendant, il faut commencer, dès à présent, des opérations structurantes, des actions pédagogiques innovantes qui vont dans le sens de cette nouvelle conception de l’école. Nous avons comptabilisé vingt-trois mesures à prendre progressivement et, bien entendu, les unes parfois dépendent des autres selon une certaine logique pour pouvoir en même temps répondre à des urgences et préparer les bases du changement.

Justement, quelles sont les choses les plus urgentes qui vous semblent déterminantes au niveau de la gouvernance ?

Les vingt-trois mesures sont toutes importantes. La première mesure que nous avons considérée comme prioritaire, correspond à l’aspect pédagogique. Aujourd’hui, nous savons que nos enfants après quatre ans de scolarité ne maîtrisent pas, en grande majorité, la lecture et l’écriture. Il s’agit de changer cela car c’est une mesure urgente, fondamentale et sur laquelle il faut travailler à travers un ensemble à quatre pôles : éveil, écriture, lecture et calcul. C’est essentiel. Le deuxième ensemble, qui en dépend, consiste à faire en sorte que le corps enseignant se transforme le plus rapidement possible pour assurer sa mission. Cela touche plusieurs aspects en même temps : volet adaptation à la nouvelle approche ; volet comportemental ; puis, l’aspect efficience et efficacité. Le seul moyen possible est le monitoring, le coaching et l’accompagnement direct et permanent, à travers un système pyramidal avec, à la

base, un groupe d’enseignants encadrés par quelqu’un qui s’en occupera en permanence. Cet encadrement comportera des préparations hebdomadaires de ce qui doit être fait, la mise en place d’un système d’évaluation des élèves, le suivi de l’application de ce système et sa propre évaluation. Ce système sera mis en place dès l’année prochaine, il fait partie des mesures urgentes. Ces moniteurs seront eux-mêmes encadrés à travers la même approche. Nous ferons de même avec les directeurs des établissements, en mettant en place des personnes pour une liaison renforcée entre délégués et directeurs dans la perspective des districts susmentionnés, nous ferons d’ailleurs aussi des formations dans ce sens au profit des directeurs. Nous créerons ainsi des relais de proximité.

Côté ressources humaines, est-il possible de réaliser ce travail ?

Ce travail est faisable, il y a plusieurs possibilités, mais le primaire ne peut pas attendre. On procèdera à la réduction du régime de 30h pour les élèves, nous trouvons que c’est aberrant, on ira probablement vers 24h, réparties entre connaissances, aptitudes, jeux, épanouissement ; les enseignants auront ainsi plus de temps pour respirer. Je crois qu’à partir de cela, on pourra avoir des résultats plus rapides. Par ailleurs, nous avons effectué de nombreux efforts dans le domaine numérique, mais nous l’avons fait de manière anarchique, il s’agit maintenant de recentrer ce travail et réfléchir sur la manière d’utiliser ce support pour la réalisation des opérations liées aux mesures précitées. On cherchera ainsi à créer une dynamique qui valorise aussi l’enseignant.

Quelles sont les résistances aux changements annoncés ?

Tout changement est déstabilisateur, c’est normal. Nous avons fait un retour vers une partie des personnes déjà consultées. De plus,

lors des réunions des conseils académiques, j’ai saisi l’occasion pour partager et discuter avec des centaines de personnes parmi les divers intervenants et partenaires. En somme, la communication est engagée et, d’après les échos que j’ai, il y a plutôt un accueil favorable. La résistance pourrait provenir de gens qui n’ont peut-être pas compris la situation dramatique du système, ou qui ont des intérêts et se sentent menacés par ces changements. Mais, je ne suis ni pessimiste ni impressionné, je crois que si on a la volonté de réaliser ce qu’on est en train de faire, avec un minimum de passion, nous devons le communiquer aux autres. Notre défi est de mobiliser ceux qui voudraient faire quelque chose et qui constituent un bon pourcentage.

N’y a-t-il pas, au vu de votre démarche stratégique, double emploi entre le Conseil supérieur de l’enseignement et votre ministère ? Que faut-il faire pour éviter les chevauchements ?

D’abord, il faut revenir aux textes : le Conseil donne des avis et la responsabilité revient à l’exécutif. Dans les circonstances actuelles, le Conseil a un rôle très important, il n’attend pas que l’exécutif lui demande son avis sur quelque chose, il anticipe en prenant pour base les rapports, les études et les consultations qu’il a faits lui-même pour trouver des composantes sur lesquelles il y a des convergences pour développer des orientations et indiquer des voies sur lesquelles on pourrait s’engager.

Je précise que des membres du Conseil sont parfois déboussolés parce que vous travaillez sur la gouvernance dans la perspective de 2030 alors qu’ils font de même…

Le Conseil doit répondre aussi à un certain nombre d’interrogations tel que SM le roi l’a demandé dans son discours du 10 octobre, telle la problématique des langues d’enseignement et des langues enseignées… Nous l’attendons

sur ce volet. D’un autre côté, le Conseil nous a demandé, à mon collègue de l’enseignement supérieur, au ministre des Affaires islamiques et à moi-même, de venir exposer notre point de vue concernant le dossier. Ce que nous avons fait. Maintenant, le Conseil a, bien entendu, toute la liberté de discuter et d’envisager les questions du dossier, comme il a aussi toute latitude pour critiquer et évaluer ou faire des suggestions sur ce que le ministère fait. Ils sont les bienvenus. Peut-être que quelques-uns ont pensé que cela avait l’air tellement achevé qu’ils n’auraient plus rien à faire mais, en réalité, il y a beaucoup à faire encore : on aimerait qu’il y ait des gens qui puissent compléter les fondamentaux mis en place, que les détails soient examinés, les experts invités à s’exprimer… Il y a encore un travail fou à réaliser.

Peut-être que vous vous êtes arrogé le rôle stratégique leur laissant des dimensions tactiques d’implémentation...

Cela peut paraître ainsi, mais la réalité c’est que le ministère travaille main dans la main avec le Conseil supérieur.

L’école est confrontée à une crise de valeurs, une faible appropriation d’une modernité assumée avec esprit critique, liberté de pensée. Est-ce possible d’avancer sur ces chantiers ?

C’est une obligation. La question est de savoir comment avancer sur ces chantiers, sachant que c’est un débat ancien que j’ai suivi sur le plan international. Chez nous, il n’y a jamais eu un débat sur ces sujets, mais j’estime que la question des valeurs est essentielle. La question est posée concernant le rôle de l’école et celui de l’enseignant. Dans l’esprit des uns, l’école est d’abord un lieu d’instruction, les autres disent que le rôle de l’école est éducatif ; il n’y a pas unanimité. Moi, j’ai entendu de la part d’enseignants : « Je ne veux pas être éducateur, ce n’est pas mon rôle, c’est celui de la

Page 43: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

85 | Economia 2015-201684 | Economia 2015-2016 : ENTRE IMPÉRATIF STRATÉGIQUE ET CONTRAINTES DE GESTION

famille et du support qu’elle a choisi. Moi, mon rôle est d’apprendre aux élèves les mathématiques, l’histoire… ». D’autres disent : « On ne peut pas faire cette distinction parce que, dans les disciplines mêmes, il y a des éléments d’éducation ». D’ailleurs, il est difficile de ne pas le faire car l’école elle-même est un microcosme qui a besoin de règles devant correspondre aux règles de la société à l’extérieur.

Pour nous, la question des valeurs est essentielle, pourquoi ? Parce que l’une des idées fondamentales est qu’il faut que l’école soit fondée sur le modèle de la réalité, en ce sens que l’école doit être transparente, franche et qu’elle doit dire les choses comme elles sont et qu’elle doit préparer les enfants à faire face à cette réalité. Aussi, doit-on y introduire l’ensemble de ce qui fait les valeurs d’un côté et de ce qui fait la cohésion des sociétés de l’autre. À partir de là, on va avancer. Il faudra revisiter l’école avec des approches intelligentes, pour y introduire beaucoup de choses, que ce soit sur l’organisation de l’établissement lui-même, sur sa propreté, sur son environnement ; il faut que le comportement et l’image de l’enseignant soient dignes. Il faut veiller à ce que l’école soit le vecteur qui véhicule les valeurs positives.

Le déficit éthique est alarmant, la fraude des examens, les heures supplémentaires, le dopage des notes… Comment traiter cela et impliquer toutes les parties prenantes ?

Un point important à signaler est que ces sujets ne sont plus tabous, on en parle. Mais, il faut tout d’abord procéder à une explication : ces comportements déviés ne sont pas ceux de tous les enseignants, il s’agit d’une minorité car, fort heureusement, la majorité n’y succombe pas. Par ailleurs, il faut procéder à de nombreuses rectifications, un laisser-aller a permis à la fraude de se développer. Aujourd’hui, il faut de la persuasion pour convaincre les enfants d’éviter ces dérapages ; il faut aussi changer les modes d’examen par exemple, cultiver le travail collectif…

Comment relancer et dynamiser le rôle des parents dans l’école marocaine ?

D’abord, il y a Massar qui permet le suivi, et pas seulement des notes, des élèves par les parents. Dans notre esprit, cet outil donne des renseignements aux enseignants, car ils ont la cartographie de leur classe et une idée précise sur le parcours de leurs élèves ; ils peuvent comparer entre leurs classes et d’autres ailleurs, ils peuvent voir les forces et les faiblesses de leurs élèves. Cela leur permet de réagir en faisant mieux leur travail. Et, pour les parents, c’est la même chose : ils ont un rapport direct avec la scolarité de leurs enfants, ils peuvent avoir les absences de leur enfants, les notes, les dates des examens et des contrôles... Les parents pourront envoyer des messages aux enseignants à travers ce programme. Mais, effectivement, le problème d’accès à l’internet se pose pour les parents, alors on est en train d’envisager les messages vocaux ou par SMS pour dépasser cette difficulté. C’est le premier volet sur lequel nous travaillons. Le deuxième volet sur lequel on aimerait agir est celui d’intéresser les parents à l’école, cela ne peut se faire que dans la mesure où nous serons capables d’organiser un certain nombre de réunions et d’activités qui les intéressent ; organiser des événements avec eux et à travers un échange qui les impliquent, et dont ils sont prévenus au moins à l’avance ; chercher les possibilités de leur participation en faisant valoir des aptitudes ou capacités qu’ils ont et qui seraient utiles de présenter aux autres…

La Charte prévoit un partenariat public/privé, les objectifs n’ont pas été atteints. Y a-t-il des solutions pour dépasser les dogmes qui freinent ce volet ?

L’enseignement privé au Maroc a sa propre histoire. Mais, actuellement, l’un des aspects de la situation est l’absence de textes. Le partenariat public/privé a besoin d’un effort particulier : nous réfléchissons sur les possibilités de mise en place du modèle

américain, aujourd’hui utilisé dans beaucoup d’autres pays, la Charter School, une sorte de contrat entre l’État, la région et l’école avec un cahier de charges. C’est une version intermédiaire entre le public et le privé qui pourra jouer un rôle stimulant et nous donnera un élément de comparaison. Il faut aussi expliquer que ce n’est pas un renoncement de l’État à ses obligations ni une autre concurrence au privé, mais une question pratique selon les sites et les endroits.

Qu’avez-vous prévu pour la valorisation de filières professionnelles ?

Nous avons avancé sur ce volet. L’intégration de la formation professionnelle au ministère est une bonne initiative, cela nous permet de travailler de manière intégrée et, dans le cadre des mesures urgentes, nous avons quatre dispositions : la première concerne l’orientation dont l’un des objectifs est de réhabiliter la perception des options professionnelles ; la deuxième, le parcours professionnel collégial ; la troisième, ce sont les baccalauréats professionnels avec des passerelles vers d’autres niveaux. On espère ainsi réduire l’importance des baccalauréats lettres au niveau quantitatif.

La quatrième disposition est une réforme du baccalauréat pour réduire les filières à quatre, en vue de simplifier le système actuel trop dispersé.

En général, les politiques de l’enseignement au Maroc durent ce que dure le mandat d’un ministre ; les orientations actuelles résisteront-elles après votre départ ?

C’est mon successeur qui devrait vous répondre. Moi, je crois que la problématique de l’éducation est devenue une problématique d’État. SM le Roi a directement posé le problème de la capitalisation des actions entreprises ; il y a aussi le Conseil supérieur qui, j’espère une fois ces initiatives débattues et adoptées, pourrait poser ce travail à travers des lois et institutions qui stabiliseront les orientations ; enfin, il y a aussi les résultats qui, lorsqu’ils sont positifs, impactent tout le monde, comme par exemple le baccalauréat international. À ce propos, les réactions sont aujourd’hui positives, et on commence à travailler sur son extension, sachant que nous avons là deux limites : le niveau des élèves d’une part et celui des enseignants de l’autre

• Ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, il est né à Marrakech en 1942.• Après des études secondaires au lycée Regnault de Tanger et aux classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques, il est admis

à l’École nationale supérieure des constructions aéronautiques de Toulouse, en France.• Ces études techniques seront complétées par une formation en économie et gestion à l’Institut d’études internationales de Toulouse

et à l’Institute for management development en Suisse.• M. Rachid Belmokhtar a exercé dans le secteur de l’informatique, dans une multinationale et dans une société marocaine de

consultants. Il a également participé à de nombreuses reprises à des travaux sur l’éducation.• Il est nommé ministre de l’Éducation nationale dans les gouvernements présidés par M. Abdellatif Filali, le 27 février 1995 et le 13 août

1997, poste qu’il conservera jusqu’en mars 1998.• Le 25 juin 1998, M. Belmokhtar est nommé, par feu SM Hassan II, président de l’Université Al Akhawayne.• En 2006, M. Belmokhtar a été nommé par SM le Roi Mohammed VI président de l’Observatoire de l’Initiative nationale pour le

développement humain (INDH).• Décoré du wissam du Trône de l’Ordre de chevalier, M. Rachid Belmokhtar est titulaire de distinctions internationales, notamment

de l’American Biography Society en 1986, pour ses travaux dans le domaine de l’éducation, et de la médaille de la Fondation Albert Einstein (États-Unis) en 1993. Il est chercheur associé à l’École Mohammedia d’Ingénieurs (EMI), membre du conseil de l’Université Mohammed V et du conseil de l’EMI.

• En septembre 2005, il a été reconduit membre du comité des experts en administration publique des Nations-Unies (CEPA).• Il est aussi l’auteur de nombreuses publications dans le domaine des sciences, de la technologie et de l’éducation.• M. Rachid Belmokhtar est marié et père de deux enfants.

BIOGRAPHIEM. le Ministre Rachid BELMOKHTAR

Page 44: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

DOSSIER N° 3

DOMPTER LE CLIENTÉLISME, LE DÉFI DES TRANSITIONS ÉCONOMIQUES

LA RENTE FINANCIÈRE : UNE DÉRIVE DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

PARADIGME DE L’ÉTAT RENTIER DANS LA RÉGION MENA

RENTES, DROIT ET CORRUPTION

TRANSPARENCE, RENTE ET JUSTICE FISCALE

PARTENARIATS PUBLIC-PRIVÉ, ENTRE FAVORITISME ET RISQUES DE CAPTURE

AMBIVALENCES DE LA RENTE, ENTRE DÉNONCIATION ET DÉSIR

ENTRETIEN AVEC BRANKO MILANOVIC : DES INÉGALITÉS ET DES RENTES

LES DIVERSES F ICELLES DE L’ÉCONOMIE DE RENTE

i les risques de clientélisme engendrés par les partenariats public-privé abondent, les formes d’accès aux richesses sans travail sont innombrables. Entre rentes justifi ées et rentes injustes, quelques privilèges indus se perpétuent.

S

Page 45: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

89 | Economia 2015-2016

es rentes procurent partout beaucoup d’avantages pour pouvoir, un jour, être entièrement abolies. La réussite des pays émergents tenait à des stratégies de niches sur des créneaux lucratifs au sein des chaînes de production de valeur transnationales. Il était possible, avec une forte croissance globale,

de protéger les rentes des élites nationales. Aujourd’hui, la globalisation « en réseaux » produit également une valeur ajoutée « globale », mais les conditions ont changé.

par Alfredo G. A. ValladãoProfesseur à Sciences Po Paris, chercheur associé, Cesem-HEM

Clientélisme et rentisme existent de tout temps et dans toutes les sociétés. Le plus impersonnel des États de droit ne peut eff acer les liens familiaux, d’amitié ou d’allégeance personnelle ou de groupe. Les rentes de situation, publiques ou cachées, procurent beaucoup trop d’avantages à ceux qui en bénéfi cient pour pouvoir, un jour, être abolies. D’autant que cette pratique sociale n’est pas seulement l’apanage de quelques minorités aisées monopolisant le pouvoir économique et politique. Partis, syndicats, clubs, associations ou familles, à tous les échelons des sociétés, se constituent en réseaux d’infl uence pour capter la plus grande part possible de richesse sociale, économique et symbolique, en jouant du pouvoir de leur organisation particulière au détriment de ceux moins actifs ou moins organisés. Il ne s’agit donc pas de mener un combat générique – perdu d’avance – contre les clientèles en général, mais de mesurer leur impact sur la capacité d’une société ou d’une nation à créer de la richesse, à innover, à assurer des formes acceptables de prospérité et de participation à l’ensemble de ses membres.

Rente et croissance : l’éphémère succès d’un couple improbable

Cette question est centrale aujourd’hui, surtout pour les économies dites « émergentes » – et

celles qui aspirent à le devenir. Celles-ci ont été les principales bénéfi ciaires de l’ère de la « globalisation heureuse » des années 1990 et du début du XXIe siècle. Le secret de cette réussite tenait, avant tout, à des stratégies de niche. Il s’agissait pour chacune de tirer le meilleur parti de ses quelques avantages comparatifs disponibles pour se positionner sur diff érents créneaux particulièrement lucratifs au sein des chaînes de production de valeur transnationales. Cette participation sélective aux réseaux de production mondiaux permettait à la fois d’empocher une part plus importante de la valeur ajoutée globale et de sauvegarder l’essentiel des rentes de situation des élites nationales caractéristiques de ces économies « en transition ». Déjà, dans les années 1970-1980, du temps des industrialisations « nationales », le « capitalisme de copinage » – associé aux lobbies politiques et administratifs – des « tigres asiatiques » et du Japon avait pu bénéfi cier d’un modèle tiré par les exportations et l’accès facilité aux grands marchés nord-américains et européens, sans contreparties signifi catives. L’intégration de l’économie mondiale, le boom des investissements directs étrangers, la fragmentation et l’internationalisation des processus de production stimulés par la fi n de la Guerre froide, n’ont fait qu’off rir de nouvelles opportunités aux pays dits « en développement » qui voulaient les saisir.

DOMPTER LE CLIENTÉLISME, LE DÉFI DES TRANSITIONS ÉCONOMIQUES

L

Page 46: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

91 | Economia 2015-201690 | Economia 2015-2016 : DOMPTER LE CLIENTÉLISME, LE DÉFI DES TRANSITIONS ÉCONOMIQUES

Gérer une forte croissance économique en utilisant des facteurs de production inexploités, et rationaliser à outrance un petit nombre de processus de fabrication de valeur considérés stratégiques, s’accommode du maintien d’un monopole du pouvoir et de la décision économique entre les mains de quelques acteurs dominants, politiques et industriels. D’autant qu’il était possible, grâce à une forte croissance globale, de protéger les rentes de ces élites nationales en bridant l’arrivée de compétiteurs internes, en cooptant quelques nouveaux venus particulièrement dynamiques, et en limitant la concurrence externe. Mieux encore : l’émergence de nouvelles « classes moyennes », qui profitent amplement des succès économiques, a même pu renforcer l’autorité et la légitimité du clientélisme dominant, qu’il soit autoritaire, populiste ou « culturel ».

Le rentisme traditionnel face à la révolution technologique

La convergence extrêmement rapide de toutes les nouvelles technologies de l’information et communication (Big Data, Cloud, Internet des Objets, imprimantes 3-D, robotique avancée, médias sociaux) est au cœur d’une nouvelle révolution industrielle. La nouvelle « économie digitale », qui permet des réductions significatives des coûts de production, est en train de diluer rapidement les avantages liés à la taille des entreprises, aux économies d’échelle ou aux faibles coûts de main-d’œuvre. Peu à peu, une partie non négligeable des grandes chaînes de valeur transnationales est remplacée par des « réseaux » de production « distribuée », permettant d’assurer la fabrication de produits finis au sein d’un marché de consommation régional. Une manière de palier les inconvénients logistiques et la difficulté de contrôler des longues chaînes d’approvisionnement sur des distances transcontinentales. Les intrants immatériels, tels le design, l’innovation, la marque, les processus même de fabrication et la foule de nouveaux services incorporés au produit physique, deviennent la principale source de valeur ajoutée. De même que la capacité à « personnaliser » les produits et à les adapter en permanence aux goûts changeants des consommateurs.

Bien sûr, la « vieille » production de masse pour la consommation de masse ne disparaîtra pas. Mais elle restera otage d’une demande, au mieux stagnante, de produits standardisés à bas prix – good-enough products – et d’un modèle industriel assurant des marges de plus en plus faibles. Le fossé commence à s’élargir entre ceux qui sont capables de maîtriser les dynamiques de la nouvelle économie « digitale » ; ceux qui auront du mal à réduire leur dépendance vis-à-vis de stratégies de niche au sein des chaînes de valeur transnationales « traditionnelles » ; ceux qui ne voudront, ou ne pourront pas, échapper à la malédiction de l’exportation des seules matières premières ; et ceux qui resteront prisonniers de la pauvreté et

dont la survie dépendra des programmes d’aide, publics ou internationaux.

Le dernier avatar, transnational, de la « production de masse pour la consommation de masse » avait ouvert un espace aux groupes clientélistes dominants des pays du Sud pour allier la préservation de leurs rentes, la croissance et une plus grande prospérité pour une partie de leurs populations. Une situation assez confortable pour retarder toute réforme structurelle importante pouvant avoir une incidence sur leur monopole du pouvoir. Les modernisations nécessaires des règles du jeu économiques et politiques internes étaient mises en route au compte-gouttes, très prudemment, comme pour désamorcer les aspirations des nouvelles « classes moyennes » plus revendicatives. La nouvelle donne économique globale est en train d’assécher cet espace de manœuvre. De même que l’urbanisation galopante et l’ubiquité des réseaux sociaux qui échappent au contrôle des pouvoirs traditionnels. Le succès économique exige aujourd’hui de plus en plus de créativité et de liberté de communiquer et d’entreprendre. En d’autres termes, un environnement où la rente, même si elle est inévitable, devra être subordonnée à la compétition politique et économique interne.

De fait, l’économie digitale en réseau à très forte valeur ajoutée est éminemment favorable aux régions, ou États, capables de combiner des infrastructures de grande qualité, une éducation d’excellence, un filet de protection sociale efficace, une justice transparente et indépendante, de solides garanties des droits de propriété, une concentration de capital-risque et d’instruments de financements abordables et une très large liberté d’entreprendre. Pour peu que s’y ajoutent des marchés ouverts et compétitifs, une très forte liberté de connexion et d’expression (interne et externe) permettant l’échange permanent d’idées et de projets, l’aptitude à intégrer et gérer les talents étrangers dans des postes de pouvoir managérial et parfois, l’existence de pôles traditionnels de compétences en matière

d’industries spécialisées ou de services, souvent vieux de plus d’un siècle.

L’impasse des clientélismes du Sud

De toute évidence, seules quelques régions du Nord industrialisé, où les inévitables rentes de situation sont soumises aux garanties légales et à la compétition économique et politique, peuvent compter sur un tel faisceau d’éléments. Ailleurs, le monopole clientéliste du pouvoir – selon la devise : « Pour les amis tout, pour les ennemis rien, pour les indifférents la loi » – constitue désormais un obstacle de taille. Il bloque les possibilités d’évolution vers des systèmes productifs à plus forte valeur ajoutée, et peine à maintenir leurs stratégies de niches au sein de chaînes de valeur transnationales de moins en moins rentables. Pour tous les « Émergents », la question urgente est de savoir comment continuer à assurer la croissance économique quand les marchés de consommation du Nord pour les produits de masse impersonnels sont en déclin, que la demande de matières premières se réduit sensiblement et que l’on ne possède pas les conditions matérielles et sociales pour suivre l’accélération structurelle de l’innovation dans les économies « matures » de l’Atlantique Nord. D’autant que ces pays doivent affronter l’impatience de populations qui ont profité du boom des années de « globalisation heureuse » et redoutent tout retour en arrière. Depuis la fin de l’affrontement idéologique de la Guerre froide, la paix sociale et la légitimité des élites clientélistes sont étroitement corrélées à leur compétence à maintenir la prospérité économique.

Bien sûr, les économies émergentes ne forment pas un bloc homogène. Une niche constituée d’exportations de matières premières essentielles (Brésil ou Russie), n’est pas celle d’une spécialisation dans les services informatiques (Inde) ou celle d’une maîtrise de la fabrication de produits finis (l’« atelier du monde » chinois ou les maquiladoras mexicaines). Mais dans tous les cas, ces

DOMPTER LE CLIENTÉLISME, LE DÉFI DES TRANSITIONS ÉCONOMIQUES

La légitimité des élites clientélistes est étroitement corrélée à leur compétence à maintenir la prospérité économique

Sauf que cette heureuse conjoncture politico-économique a été brutalement interrompue, en 2008, par le naufrage financier des économies « matures ». L’effondrement des grands marchés de consommation du « Nord » – qui représentent encore plus de deux tiers de la demande mondiale des ménages – a montré l’extrême dépendance des économies émergentes à l’égard du pouvoir d’achat des consommateurs des régions « développées ». Si une partie des produits finaux sortis des chaînes transnationales de production de masse ne trouve plus preneur, c’est l’ensemble du processus, ainsi que les « niches » occupées par les « Émergents », qui sont menacés de stagnation. Plus inquiétant encore pour les pouvoirs clientélistes nationaux : l’économie mondiale doit faire face à des bouleversements historiques.

Page 47: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

92 | Economia 2015-2016 : DOMPTER LE CLIENTÉLISME, LE DÉFI DES TRANSITIONS ÉCONOMIQUES

économies en transition ont peu d’alternatives. Soit elles trouvent, pour compenser le tassement de la demande du Nord, le moyen de développer sérieusement leurs marchés domestiques, encore friands de produits de masse relativement peu sophistiqués ; soit, pour booster la compétitivité de leurs secteurs industriels et de services, elles se lancent dans un eff ort herculéen d’investissements et de réformes de structures internes. Ou les deux démarches à la fois.

Les diffi cultés rencontrées par les autorités chinoises pour développer un marché intérieur de consommation privé montrent cependant qu’une telle politique n’est pas évidente. Sans des transferts de richesse substantiels au profi t des consommateurs, sans liberté de choix, et sans une société ouverte capable de garantir cette approche, l’eff ort est voué à l’échec. Mais comment accepter une remise en cause du pouvoir absolu du Parti communiste ? Le populisme clientéliste brésilien – et sud-américain en général – qui monopolise une grande part de la valeur ajoutée nationale (souvent au travers de la corruption) est lui aussi incompatible avec de gros investissements productifs et une rationalisation de l’administration publique. La défense obstinée des intérêts particuliers des élites des États fédérés de l’Inde casse toute velléité de réforme des dirigeants fédéraux. Certains pays ont toutefois la possibilité de tenter une transition plus lente et moins brutale pour les avantages acquis de leurs élites : le Mexique, le Maroc ou la Turquie, grâce à la proximité géographique et leur forte

intégration dans les circuits économiques des grands marchés « développés ». Mais ils n’échapperont pas, eux aussi, à un dilemme : une ouverture qui relance la croissance mais menace les clientèles établies ou une marche arrière vers la stagnation économique et des régimes autoritaires garants des avantages acquis par un petit nombre.

Conclusion

L’avenir des économies « en transition » n’est donc pas une question de « politique économique », mais surtout d’« économie politique ». Pas d’avenir dans la nouvelle économie tant qu’un gamin inventif dans un garage n’aura pas le droit – et l’espace social – de créer une « boîte » capable de détrôner les grands acteurs établis. Aujourd’hui, la globalisation « en réseaux » produit également une valeur ajoutée « globale », dont l’accaparement fait l’objet d’une compétition féroce et mondialisée. L’économie digitale est cruelle : le fossé entre ceux qui sont disposés à jouer le jeu et les autres ne cesse de s’agrandir et pourrait devenir infranchissable. Le monopole du pouvoir et de la décision au niveau national n’est plus suffi sant pour nourrir un clientélisme local, ni même pour maintenir la paix sociale. La légitimité des réseaux d’allégeance personnelle rentistes et leur capacité à capter une part plus ou moins grande de la richesse globale dépendront de leur capacité à accepter la compétition, à faire place à des outsiders et à respecter la loi impersonnelle d’un État de droit. À l’inverse du passé

par Mohammed Adil El Ouazzani Enseignant-chercheur, Cesem-HEM

LA RENTE FINANCIÈRE : UNE DÉRIVE DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

Pour aller plus loin Nous sommes allés plus loin avec cette sélection éclairant les problématiques de rente dans les pays en développement, et au Maroc en particulier

• Beblawi, H. and Luciani, G. (1987). The Rentier State. London-New York-Sidney: Croom-Helm..

• Benhaddou, A. (1997). Les élites du royaume : essai sur l’organisation du pouvoir au Maroc. Paris : L’Harmattan.

• Buchanan, J., Tollison, R.D.,Tullock, G. (1980). Toward a Theory of the rent-seekin Society. Texas A & M. University.

• Catusse Myriam (2008). Le temps des entrepreneurs ?

Politique et transformations du capitalisme au Maroc. Paris : Éditions Institut de recherche sur le Maghreb contemporain.

• El Badaoui, A. (2004). Les rentiers du Maroc utile, partis politiques et non développement économiques. Casablanca : Édition Label Impression.

• Vornetti, P. (1998). « Recherche de rente, effi cacité économique et stabilité politique ». Monde en développement, tome 26-102-123.

Page 48: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

95 | Economia 2015-201694 | Economia 2015-2016

Le libéralisme économique nous permettra-t-il de devenir tous rentiers ? C’est, en tout cas, le rêve que fait miroiter le capitalisme financier, c’est-à-dire la possibilité, pour tout un chacun, de vivre une vie de loisirs et de consommation sans limites et sans travail en prélevant des richesses créées par les « autres ».

Cette illusion de l’économie « de la rente de masse » dénigre le travail, dissocie le revenu de l’effort fourni pour le créer et délègue aux salariés leur propre exploitation. En promettant une rente financière colossale et perpétuelle (sous forme d’intérêts, de gains en capital et de dividendes), le capitalisme financier a réussi à orienter massivement l’épargne des ménages ainsi que l’épargne collective des salariés (à travers les plans d’épargne salariale, les plans d’épargne retraite, les stocks options, l’actionnariat salarié…) vers des placements boursiers et le financement des entreprises. C’est ainsi que le piège spéculatif s’est refermé. Ce n’est plus la finance qui est au service du travail (principal facteur de création de

u tournant des années 80, la financiarisation de l’économie bouleversa profondément le rapport de force entre l’industrie et la finance. En faisant miroiter l’illusion de la rente financière pour tous, la finance

s’était accaparée alors une grande partie des richesses et avait imposé sa vision de la gouvernance d’entreprise. La crise économico-financière de 2008 révèlerait en fait que la rente financière portait en elle les germes de la spéculation et des crises financières, économiques, sociales et environnementales.

Arichesses) mais le travail qui est au service des actionnaires (seuls bénéficiaires de la richesse créée). Pour Pierre-Yves Gomez (2013), c’est le pire cauchemar de Karl Marx qui devient réalité : les épargnants prolétaires, qui se croient rentiers ou rêvent de le devenir, exploitent massivement le travail afin de maximiser les profits des entreprises et assurer une distribution maximale aux actionnaires.

La finance s’est ainsi assurée la captation d’une part significative de la richesse créée1 sans participer à sa production. C’est le retour de la rente sous sa forme financière, soit le transfert de la valeur créée par l’économie productive vers les institutions financières à partir de fonds prêtés aux grandes entreprises et qui ne leur appartiennent même pas mais qui proviennent, entre autres, de l’épargne des salariés de ces mêmes entreprises. En 2011, sur les 202,3 milliards d’euros investis par les entreprises non financières françaises en capital productif, 94,7 milliards d’euros ont servi au paiement de la rente financière (soit 46,8%

de l’investissement n’est pas directement lié à la production, mais a servi au paiement de la rente financière).

Par conséquent, depuis les années 80, l’industrie financière s’est hypertrophiée au point qu’elle n’a plus qu’accessoirement pour finalité de financer l’économie réelle. (Selon les spécialistes, 5% seulement des transactions financières financent l’économie productive), le reste sert principalement le jeu de la spéculation et de l’investissement à court terme conduisant à une baisse de la création de valeur économique et à l’incapacité à soutenir la croissance (et à satisfaire les exigences de rentabilité financière2).

Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les causes de la financiarisation ? Quelles sont ses conséquences sur la gouvernance d’entreprise, les rapports de pouvoirs au sein des entreprises, leurs orientations stratégiques, leurs modes de management et leur responsabilité sociale vis-à-vis de leurs parties prenantes ?

Après les Trente Glorieuses, les trente financières

Les trente années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale connurent une croissance économique forte sous le régime d’accumulation fordiste, basé sur le développement de l’entreprise industrielle et la recherche du compromis au niveau de la répartition de la richesse créée entre salariés et capitalistes ; ce qui a permis d’assurer la synchronisation de la production et de la consommation de masse en offrant aux salariés un pouvoir d’achat suffisant pour « solvabiliser la production »3. Au tournant des années 1980, la situation a radicalement changé. En effet, le triple mouvement de décloisonnement des marchés, de déréglementation et de désintermédiation, la réhabilitation des marchés financiers, la multiplication des innovations financières et le développement des technologies de l’information et de la communication sont autant de facteurs

ayant favorisé l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation dit « financiarisé » ou « actionnarial », caractérisé par la redéfinition des rapports entre l’industrie et la finance en marquant la domination économique et politique exercée par les institutions financières au détriment des capitalistes industriels.

La financiarisation de l’économie a favorisé le transfert des revenus du travail vers le capital et l’émergence d’une économie d’endettement des États par l’accumulation des déficits et des charges d’intérêts4, des ménages pour compenser la baisse de leurs revenus et des entreprises pour profiter de l’effet de levier financier et améliorer la rentabilité financière offerte aux actionnaires5.

Une gouvernance des entreprises financiarisée

La financiarisation de l’économie et la montée en puissance des investisseurs financiers (comme les fonds spéculatifs ou les investisseurs institutionnels) dans le capital des entreprises ont profondément modifié les rapports de force au sein des entreprises ; elles ont mis les intérêts des actionnaires au centre des débats de la gouvernance, et soumis l’entreprise à d’impitoyables contraintes de rentabilité financière, tout en légitimant l’exclusion des autres parties prenantes de la prise de décisions et du partage de la rente organisationnelle (Charreaux et Desbrières, 1998).

1. En 2007, 40% des profits privés aux États-Unis ont été réalisés par des banques (contre 10% en 1980) alors qu’elles ne représentent que 15% de la valeur ajoutée et 5% des emplois privés américains.

2. Selon un benchmark international, la rentabilité financière moyenne attendue par les actionnaires est de 15% alors que le taux de croissance de l’économie française est, par exemple, de 0,4% en 2014, selon l’INSEE.

3. « Notre propre réussite dépend en partie de ce que nous payons. Si nous répandons beaucoup d’argent, cet argent est dépensé. Il enrichit les négociants, les détaillants, les fabricants et les travailleurs de tous ordres, et cette prospérité se traduit par un accroissement de la demande pour nos automobiles. » Voir : Ford, H. (1925). Ma vie et mon œuvre. Paris : Payot.

4. En 2014, les intérêts seuls ont alourdi la dette publique de la France de 45 milliards d’euros.

5. L’amélioration du taux de rentabilité financière (mesuré par le ratio : bénéfice net/capitaux propres) peut se faire, soit par l’augmentation du numérateur (le profit), soit par la diminution du dénominateur (les capitaux propres, en augmentant la part de la dette et en procédant à des rachats d’actions). Autrement dit, plus la mise des actionnaires est faible, plus leur rentabilité est élevée.

La financiarisation de l’économie a favorisé le transfert des revenus du travail vers le capital et l’émergence d’une économie d’endettement des États et des ménages

LA RENTE FINANCIÈRE : UNE DÉRIVE DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

Page 49: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

97 | Economia 2015-201696 | Economia 2015-2016 : LA RENTE FINANCIÈRE : UNE DÉRIVE DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

concurrence impitoyable et mondialisée en matière de profitabilité et de distribution de dividendes entre les entreprises pour attirer et fidéliser les actionnaires et assurer leur financement sur les marchés financiers.

Face à cette nouvelle donne, les dividendes ne cessent de croître9, et ce, malgré les éventuelles baisses de la rentabilité. En effet, de nombreuses études montrent que les entreprises n’hésitent pas à sacrifier des opportunités d’investissement et à s’endetter afin de garantir une distribution de dividendes satisfaisante aux yeux des actionnaires. Le théorème du chancelier allemand Helmut Schmidt (1974) selon lequel : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » est-il vraiment valable de nos jours10 lorsqu’on sait que la distribution de dividendes se fait de plus en plus au détriment de l’investissement11 ?

La financiarisation des stratégies

La financiarisation a également des conséquences sur les stratégies des entreprises qui sont passées d’une logique fordiste qui consiste à « épargner et investir » à une logique financière de « diminuer la taille et distribuer ». Cela passe par la réduction du nombre de leurs activités à travers une triple politique de recentrage sur le cœur de métier, d’externalisation et de délocalisation des activités non stratégiques, ou l’allègement des bilans des entreprises à travers le désinvestissement, la cession d’actifs, le recours massif aux rachats d’actions et la diminution des dépenses, laquelle implique un report de contraintes sur les autres parties prenantes, notamment sur les salariés (plans de licenciement, réduction des salaires, courses à la productivité, recours à la flexibilité du travail (contrats courts, intérim…), les fournisseurs (réductions imposées des prix, transferts de risque) et le sacrifice de certains objectifs productifs de long terme au nom de la sacro-sainte rentabilité financière (Batsch, 2002).

En effet, au-delà de la captation des profits de l’entreprise par les actionnaires au détriment des autres parties prenantes, la dictature de la rentabilité financière à court terme entraîne un coût social supplémentaire. Il s’agit du coût d’opportunité de l’ensemble des projets de développement des entreprises misant sur l’innovation, l’utilité économique, sociale et écologique qui ne sont pas entrepris du fait qu’ils ne répondent pas à la rentabilité financière exigée par les actionnaires (Cordonnier et al. 2013). Dans cette perspective, les choix d’investissement se font principalement sur la base de critères financiers à court terme, ce qui peut causer une non-production de richesses (notamment immatérielles) qui ne peuvent être mesurées par des indicateurs financiers ou qui ne rapporteraient pas la rentabilité minimale exigée par les actionnaires (la fameuse règle des 15% de ROE12).

Par ailleurs, du fait de sa préférence pour la croissance externe par l’intégration financière (des fusions et acquisitions) plutôt que la croissance interne basée sur le développement d’activités productives complémentaires, la grande entreprise contemporaine serait devenue un lieu d’affaires, pas de création industrielle13. Par conséquent, son profit pourrait, lui aussi, être assimilé à une rente. En effet, selon Henni (2008), les sociétés non financières ne tiraient en 2007 qu’environ la moitié de leurs ressources de leur métier propre alors que l’autre moitié proviendrait de rentes tirées du capital externe (sous la forme de dividendes reçues) et ne constituerait par conséquent pas une valeur ajoutée nouvelle.

Conclusion

Si les défenseurs du capitalisme financier annonçaient la « fin de l’histoire »14 économique par le passage à un mode de régulation économique efficient et optimal qui promet la protection des actionnaires des pratiques abusives des dirigeants ainsi qu’une meilleure allocation des ressources et des risques

La gouvernance ainsi financiarisée a conduit à la domination de l’idéologie actionnariale, a fait de l’impératif de maximisation de la richesse des actionnaires le but ultime du management des entreprises, et a érigé la valeur actionnariale (soit la valeur boursière des actions de l’entreprise) en principal critère d’évaluation de la gestion des entreprises du moment où l’on admet que « ce qui est bon pour l’actionnaire est bon pour l’humanité » (Vatteville, 2008).

Cette vision de la gouvernance se justifie par une représentation simplifiée de l’entreprise dans laquelle les actionnaires sont les propriétaires exclusifs de l’entreprise détenant par conséquent l’intégralité des droits de décision résiduels et se partageant l’intégralité des flux résiduels générés par l’entreprise (Charreaux et Desbrières, 1998). L’hégémonie de la vision financière de la gouvernance d’entreprise est donc basée sur le développement de la théorie économique de l’agence et justifiée par les différents scandales financiers du début des années 2000 qui prouvent l’existence de conflits d’intérêts entre les dirigeants et les actionnaires et la nécessité de contrôler et de discipliner les dirigeants par le biais de divers mécanismes disciplinaires et incitatifs6 dans le but de générer la rente maximale pour les actionnaires.

Par ailleurs, l’essor de la finance a également eu comme conséquence la liquidité croissante des marchés financiers, ce qui a provoqué un effet pervers puisque les actionnaires se sont détachés de l’entreprise. En effet, la structure de propriété est passée d’une logique de capital familial − qualifié de « capital patient » disposé à investir sur le long terme et qui vise à pérenniser le patrimoine familial et à assurer la continuité de l’héritage familial − à une logique d’actionnariat de « portefeuille »7 et de rendement à court terme porté par des actionnaires « nomades » et dépourvus d’affectio societatis8 qui menacent à tout moment de se défaire de leurs actions et de les redéployer dans d’autres entreprises s’ils ne sont pas satisfaits. Cela provoque une

(Aglietta et Rébérioux, 2004), la crise de 2008 a remis les pendules à l’heure. Elle a révélé au grand jour l’inefficacité des mécanismes de la gouvernance actionnariale, le surendettement des acteurs économiques, l’impact de la prise de risque et de la spéculation excessives et l’insoutenabilité sociale et environnementale de la croissance des profits et des dividendes.

De plus, en focalisant l’attention des dirigeants sur la création de valeur à court terme pour les actionnaires, le capitalisme financier a réduit l’entreprise à un objet de propriété et a négligé sa responsabilité envers ses parties prenantes faisant planer la menace de l’effondrement de la coalition que représente l’entreprise car, rappelons-le, la pérennité de l’entreprise dépend particulièrement de la fidélité et de la confiance de ses parties prenantes.

Pour sortir de cette impasse, il conviendrait de modifier l’équilibre du pouvoir au sein de l’entreprise de passer d’une gouvernance actionnariale à une gouvernance pluraliste (Albouy, 2008), qui reconnaisse la diversité des intérêts des partenaires de l’entreprise, qui revalorise le travail, qui prenne en compte le facteur environnemental et qui assure une répartition équitable de la rente entre les différentes parties prenantes

BIBLIOGRAPHIE • Aglietta, M. et Rebérioux, A. (2004). Dérives du capitalisme

financier. Paris : Albin Michel.

• Albouy, M. (2009). Valeur actionnariale et responsabilité sociale de l’entreprise. Cahiers de recherche, n2009-E9 E2.

• Batsch, L. (2002). Le capitalisme financier. Paris : Coll. Repères, éd. La Découverte.

• Charreaux G., Desbrières P. (1998). Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur actionnariale. Finance-Contrôle-Stratégie, vol. 1, n°2, pp. 57-88.

• Cordonnier, L., Dallery, L., Duwicquet, V., Melmiès, J. et Vandevelde, F. (2013). Le coût du capital et son surcoût. Sens de la notion, mesure et évolution, conséquences économiques ». Clersé : Université Lille I.

• Gomez, P-Y. (2013). « Le travail invisible. Enquête sur une disparition . Éditeur François Bourin, Paris.

• Hansmann, H., Kraakman, R. (2001).The End of History for Corporate Law. Georgetown Law Journal, 89, p. 439-68.

• Henni, A. (2008). Crise du capitalisme de rente, endettement et répartition des revenus. Recherches internationales, n° 84 (octobre-décembre).

• Tandeau, V. (2011). Guide pratique des entreprises familiales. Paris : Eyrolles.

• Vatteville, E. (2008). La création de valeur : de l’exclusivité actionnariale à la diversité partenariale. Management et Avenir, n°18 (septembre).

6. En indexant par exemple la rémunération des dirigeants à des indicateurs de performance financière (qui peuvent être parfois déconnectés de la réalité industrielle ou sociale de l’entreprise).

7. Alors que les actionnaires familiaux engagent la majeure partie de leur patrimoine personnel dans l’entreprise familiale, les investisseurs non familiaux diversifient leurs placements boursiers en investissant dans plusieurs entreprises afin de minimiser le risque et maximiser la rentabilité.

8. L’affectio societatis est une notion juridique indispensable à la constitution d’une société et qui signifie la volonté des associés d’œuvrer en commun au projet d’entreprise. Dans la société familiale, la dimension affective est plus forte car l’affectio societatis est enrichi par l’affectio familiae qui représente la cohésion et le sentiment d’appartenance des membres de la famille à l’entreprise (Tandeau, V. 2011).

9. Les entreprises cotées ont versé en 2014 un montant record de 1190 milliards de dollars sous forme de dividendes.

10. En 1999, les syndicats de Michelin ont reformulé le théorème comme suit : « Les profits d’aujourd’hui font les licenciements de demain et les dividendes d’après-demain », suite à la décision de licenciements boursiers de 7500 salariés alors que les résultats étaient en hausse de 20%.

11. À titre d’exemple, 85% des profits des entreprises du CAC 40 sont distribués sous forme de dividendes, alors que ce taux était d’environ 30% dans les années 80.

12. ROE : Return On Equity ou rentabilité des capitaux propres.

13. On observe même l’apparition des entreprises sans usines comme Apple, Nike, Microsoft, ou Coca-Cola qui font fabriquer par des sous-traitants (souvent dans des pays à bas coûts) et ne conservent que les deux extrémités de la chaîne de valeur : la conception et la distribution (Btasch, 2002).

14. « En dépit de l’apparente divergence, entre économies développées, des institutions en matière de gouvernance, de la structure de propriété, des marchés de capitaux et de la culture d’entreprise, les lois élémentaires de la forme sociétaire ont déjà atteint un niveau élevé d’uniformité ; et cette convergence ne devrait pas s’arrêter. Une raison essentielle de cette convergence est le très large consensus normatif selon lequel les managers doivent agir dans l’intérêt exclusif des actionnaires. Puisqu’il est très peu probable que l’idéologie dominante de la valeur actionnariale soit remise en cause, son succès marque la “fin de l’histoire” en matière de droit des sociétés. » (Hansmann et Kraakman, 2001).

Page 50: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

PARADIGME DE L’ÉTAT RENTIER DANS LA RÉGION MENA(1)

par Fatiha Talahite Chercheur CNRS, GTM-CRESPPA/Université Paris 8 et Paris 10

L’application du concept de rente aux économies de la région MENA est étroitement liée à la théorie de l’État rentier, élaborée dans les années 1960 par des économistes2 et dont se sont emparés des sociologues et des politistes pour donner un fondement économique à leurs constructions sur l’État dans la région3.

Pensée à l’origine pour caractériser l’État dans les pays exportateurs d’hydrocarbures, cette théorie a été étendue à l’ensemble des pays de la région4 et même au-delà. Ce dispositif, qui articule une théorie de la rente extérieure à une théorie de l’État, a connu un succès foudroyant, et rares sont aujourd’hui les productions en sciences humaines et sociales sur la région qui ne l’utilisent pas. Son application, élargie à l’économie et à la société, tant au plan macro que micro (on parle d’économie, de société, de population, de pays, d’entreprise, de comportements, d’entrepreneurs rentiers…) en a fait une clé explicative de la totalité des phénomènes économiques, sociaux, politiques dans les pays de la région MENA (Talahite, 2012).

e concept de rente élaboré et mis en œuvre pour les pays de la région MENA  allie une défi nition sommaire de la rente, comme revenu extérieur, à la théorie de l’État néopatrimonial.

Si la science politique emprunte largement à l’économie la notion de rente à travers la théorie de l’État rentier, l’économie elle-même n’y a recours que de manière modérée. Une remise en cause de cette théorie s’impose.

L

Un concept relativement commode

Le dispositif s’appuie sur une notion rudimentaire de la rente, inspirée de la rente ricardienne, transposée ici dans l’espace international. Mais contrairement à la rente de la terre de David Ricardo, qui est prélevée sur le produit national, la rente des hydrocarbures est prélevée sur la valeur produite à l’échelle internationale. C’est un revenu extérieur pour l’État rentier5, ce qui en fait un État « d’allocation », opposé à l’État « de production », lequel tire ses revenus du surplus produit à l’intérieur du pays, à travers l’impôt. Alors que l’État « producteur » cherche à maximiser l’assiette fi scale par la croissance économique, l’État rentier, lui, peut perdurer sans développer le secteur productif (Beblawi, 1987). Disposant d’un revenu extérieur, il peut ne pas prélever d’impôts sur l’économie, ce qui a deux conséquences principales : d’une part, n’ayant pas besoin d’élargir l’assiette de l’impôt, il ne recherchera pas la croissance économique. Il lui suffi ra, pour garantir ses revenus, d’assurer l’activité du secteur extractif

1. Middle East and North Africa.

2. Mabro, 1969 et Mahdavi, 1970 (cités par Matsunaga, 2000).

3. Ils s’en sont servis, écrit Matsunaga (2000), « pour expliquer des phénomènes comme la persistance de la “domination patrimoniale” (Luciani, 1987), “l’autonomie de l’État et sa vulnérabilité” (Skocpo, 1982, 1985), l’émergence d’une dynamique politique «fondée sur le culturel et l’idéologie» (Delacroix, 1980 ; Shambayati, 1994) ».

4. En élargissant la rente à l’aide extérieure, aux revenus des travailleurs émigrés, etc. Ainsi, pour Beblawi (1990), tous les pays arabes sont rentiers, les non-pétroliers étant défi nis comme semi-rentiers.

5. Voir Luciani 1987, 1988, 1994, 1995 ; Anderson, 1987 ; Najmabadi 1987, 1993 ; Crystal, 1994, 1995 (cités par Matsunaga, 2000).

Page 51: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

101 | Economia 2015-2016100 | Economia 2015-2016

qui procure la rente extérieure. D’autre part, ne dépendant pas de l’impôt, il n’aura pas de compte à rendre à la population (accountability). On parle d’autonomie politique de l’État rentier, découlant de son autonomie fiscale. Enfin, la disponibilité de la rente lui permet de pratiquer une politique de distribution qui a pour effet de désamorcer toute revendication démocratique. Ce volet de la théorie de l’État rentier la raccorde aux analyses en termes de clientélisme et à la théorie segmentaire. On a ainsi une théorie qui explique à la fois l’absence de développement et l’absence de démocratie dans ces pays.

Un succès basé sur la simplicité du dispositif

Considérée comme « l’une des contributions majeures des études de la région du Moyen-Orient à la science politique » (Anderson, 1987), cette théorie s’est répandue surtout à partir du contrechoc pétrolier de 1985, lorsque la chute brutale des cours du pétrole a mis à nu les multiples dysfonctionnements observés dans ces économies, auparavant masqués précisément par la manne pétrolière (Talahite, 2006). Ce succès s’appuie largement sur la simplicité du dispositif, qui allie une définition sommaire de la rente, comme revenu extérieur, à la théorie de l’État néopatrimonial (Eisenstadt, 1973). Il s’explique aussi par le fait que cette théorie correspondait à un besoin, dans un contexte où les grilles d’analyse en vigueur pour étudier tant l’économie que l’État au MENA faisaient de moins en moins sens. On peut dire que le paradigme de l’État développeur, en porte à faux par rapport à la réalité des pays du MENA, et surtout des échecs répétés des projets de développement, a ainsi été remplacé par celui de l’État rentier. Avec cette théorie, on avait une cause unique expliquant cette situation. On avait un « coupable », la rente.

Cette théorie a pris l’exact contrepied du discours sur le développement, qui prônait la construction d’un système productif, d’une économie moderne sur la base des revenus

des hydrocarbures, mettant en évidence le fait que celui-ci était devenu une coquille creuse : ce que l’on croyait être une production n’était que consommation, ce que l’on prenait pour un État moderne ne faisait que reproduire les vieux réflexes néopatrimoniaux ; autrement dit, l’on était dans l’univers du factice. Cette théorie s’attaquait au discours productiviste des régimes socialistes qui exaltait la production matérielle sur le mode soviétique, en montrant qu’en fait de production, il s’agissait en réalité d’une rente. Elle battait aussi en brèche les théories de la dépendance, du moins pour ce qui est des pays du MENA, en affirmant qu’en fait d’exploitation du Sud par le Nord, de la périphérie par le centre, c’était le contraire qui se passait, c’étaient ces pays qui vivaient sur le dos des autres, car ils ne produisaient rien et prélevaient une rente sur la valeur produite à l’échelle internationale. Elle amenait à focaliser l’attention sur les causes internes aux pays, au détriment des théories qui expliquaient le sous-développement par la division internationale du travail, l’échange inégal, les rapports de domination à l’échelle internationale. C’est pourquoi elle a connu un tel succès parmi les experts internationaux.

Si ce paradigme de la rente a été fécond, c’est qu’il a permis de sortir de celui l’État développeur et de toutes les illusions qu’il véhiculait. En libérant la pensée de ce carcan, il offrait un cadre nouveau pour décrire la réalité empirique et les problèmes vécus par ces pays. Il a ainsi servi à toute une génération de chercheurs en sciences humaines et sociales à sortir de la langue de bois qui s’était constituée autour du thème du développement, pour pouvoir décrire les dysfonctionnements de l’économie et de l’État qu’ils observaient.

Une théorie pauvre et réductrice

Cependant, cela n’a pas été plus loin. La théorie de l’État rentier n’a produit ni théorie de la rente des hydrocarbures ni théorie de l’État au MENA6, elle n’a pas fourni le cadre analytique qui aurait permis d’aller au-delà

de la description et du constat. Sur ces deux versants, elle est restée pauvre et réductrice, ramenant la rente à une notion passe-partout au contenu imprécis (Talahite, 2012). Chez les économistes, elle est utilisée aussi bien dans un cadre théorique néoclassique ou néo-institutionnaliste que par des hétérodoxes, comme les régulationnistes, avec la notion de régime rentier.

propriétaires, constitués au sein de l’OPEP8. Élaborée d’abord pour le cas de l’Iran9, cette théorie peut être vue comme une réaction à la nationalisation des hydrocarbures en 1950 par le premier ministre Mohamed Mossadegh10, puis en Algérie en 1971, suivie d’une vague de mesures de nationalisation ou de prise de contrôle en Irak, en Libye puis dans les pays du Golfe11. Il découle de cette construction que pour mettre fin à la rente, il faut dénationaliser le pétrole, ou du moins mettre la compagnie nationale en situation de stricte concurrence avec les autres.

Ainsi, la théorie du rentiérisme a surtout retenu de Ricardo son hostilité aux rentiers, qu’il considérait comme des parasites car ils prélevaient une partie de la valeur produite à l’échelle de la nation, sans y avoir contribué et, surtout, faisaient obstacle à l’unification de l’espace de la valeur autour du capital et du travail, soit à l’extension de la production capitaliste. Et c’est bien l’enjeu de la théorie de l’État rentier, lorsqu’elle transpose cette vision sur les États pétroliers du MENA. Dans cette optique, les compagnies pétrolières, étrangères ou nationales, à condition qu’elles fonctionnent dans un cadre strictement concurrentiel, ne sont pas considérées comme rentières.

Si la rente des hydrocarbures n’est pas une rente ricardienne, il faudrait parler de rentes au pluriel. Dans la théorie de l’état rentier, il y a potentiellement au moins deux théories de la rente : l’une pour les rentes générées dans l’espace international par la vente des hydrocarbures ; l’autre pour les rentes générées par la distribution du revenu des hydrocarbures dans l’espace national. Ces rentes sont différentes et renvoient à plusieurs théories de la rente. Cette distinction fait écho à celle opérée par Matsunaga (2000) entre « État rentier » et « État distributeur » : le premier est défini comme un « État qui tire une part substantielle de ses recettes de l’étranger, et ce, sous forme de rente », le second comme un « État dont la dépense représente une très large part du revenu national ». « S’ils ne s’excluent pas l’un l’autre, leur logique est différente . »

Alors que l’Etat « producteur » cherche à maximiser l’assiette fiscale par la croissance économique, l’État rentier, lui, peut perdurer sans développer le secteur productifIl est étonnant que cette théorie, qui prête pourtant largement le flanc à des contestations, ait finalement peu fait l’objet de critiques approfondies. C’est peut-être précisément parce que, trop générale, trop diffuse et trop floue, elle n’offre finalement pas de prise. Nous avons montré (Talahite, 2006) les faiblesses de la notion de rente sur laquelle elle s’appuie, du fait notamment de la transposition dans l’espace international d’un concept forgé par Ricardo pour le strict espace national de la valeur (qu’il distinguait de la richesse) unifié par les hypothèses du marché concurrentiel (libre circulation des capitaux et de la main-d’œuvre), dans le cadre d’une théorie de la répartition du surplus à l’échelle de la nation7.

Dans la théorie de l’État rentier, il y a l’idée ricardienne que la rente est liée à la propriété. En effet, c’est en tant que propriétaire de la ressource que l’État perçoit une rente de l’extérieur. La rente de monopole n’y est prise en considération que dans la mesure où celle-ci résulte de l’action des États

PARADIGME DE L’ÉTAT RENTIER DANS LA RÉGION MENA

6. « En se focalisant sur les rentes extérieures et la dissociation des États d’allocation et de production qui en découle, le concept d’État rentier ne peut avoir un caractère historique. (...) [il] n’apporte pas de réponses satisfaisantes sur la nature de l’État et n’offre pas d’analyse historiquement fondée des relations entre État et société, hormis la prétendue capacité de l’État à coopter des groupes stratégiques » (Wils et Déléris, 2000).

7. Mais il n’y a pas que la transposition de ce concept dans l’espace international qui pose problème, d’autres raisons font que la théorie ricardienne de la rente de la terre ne peut s’appliquer aux hydrocarbures (Talahite, 2006).

8. Sa création en 1960 à Bagdad, à l’initiative du Shah d’Iran et du Venezuela, visait à pallier la baisse du prix du baril. À l’origine composée de l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela, elle est rejointe par le Qatar (1961), l’Indonésie (1962, se retire en 2008), la Libye (1962), Abou Dhabi (1967) − qui formera avec six de ses voisins les Émirats arabes unis en 1971 −, l’Algérie (1969), le Nigeria (1971), l’Équateur (1973, se retire en 1992, revient en 2007), le Gabon (1975, se retire en 1996), l’Angola (2007).

9. Plus ancien et alors principal producteur de pétrole au Moyen-Orient.

10. Auparavant, le gouvernement ne percevait que des redevances de l’Anglo-Iranien Oil Company devenue propriété de l’Amirauté britannique. Porté au pouvoir par un mouvement populaire, Mossadegh nationalise l’AIOC en 1950. Après sa destitution en 1953 par le Shah, un consortium international composé principalement de compagnies britanniques et américaines et secondairement françaises et hollandaises, est créé en 1954 pour gérer la production pétrolière de l’Iran.

11. En 1973, le gouvernement saoudien acquiert 25% de l’Arabian American Oil Company (Aramco), passe à 60% en 1974 et au plein contrôle en 1980. En 1988, elle devient la Saudi Arabian Oil Company.

Page 52: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

102 | Economia 2015-2016 : PARADIGME DE L’ÉTAT RENTIER DANS LA RÉGION MENA

En fait, le concept de rente, qui est peut-être l’un des plus complexes et des plus débattus que la science économique ait produit, a une pluralité de signifi cations et de défi nitions. S’il a été utile pour faire avancer les débats sur la valeur tant dans le champ de la théorie de la valeur-travail (classique et marxiste) que dans celui de la théorie de l’échange (marginaliste et néoclassique)12, il n’a pas été possible de construire une théorie économique unifi ée de la rente. Dès lors, la référence à la rente au singulier dans la théorie de l’État rentier, et son utilisation pour désigner globalement le revenu extérieur des hydrocarbures et sa distribution à l’intérieur, sous diff érentes formes, entretient la confusion.

D’ailleurs si la science politique emprunte largement à l’économie la notion de rente à travers la théorie de l’État rentier, l’économie elle-même n’y a recours que de manière modérée pour étudier les eff ets d’une abondance de ressources sur l’économie nationale, privilégiant généralement d’autres approches dans lesquelles ce concept n’est pas central, comme la théorie du Dutch Disease.

Au-delà de l’État rentier, vers un nouveau paradigme ?

En donnant un fondement économique à la théorie du néopatrimonialisme, qui fait de l’État au MENA l’exact opposé de l’idéal-type de l’État moderne webérien, la théorie de l’État rentier a ainsi contribué à ressusciter la vieille vision occidentale qui va de Montesquieu (le despotisme asiatique) à Witfogel (le despotisme oriental), en passant par Marx (le mode de production asiatique) et Weber (le sultanisme). À travers la diff usion et la vulgarisation de cette théorie, notamment parmi les économistes,

sont véhiculés des clichés orientalistes intériorisés par les élites technocratiques du MENA sous couvert d’un discours d’économie politique neutre et scientifi que (Talahite, 2006).

Cette théorie accrédite l’idée d’une inutilité, voire du caractère néfaste de l’État au MENA. Poussée à l’extrême et étendue aux économies, aux sociétés, aux populations, en d’autres termes, à l’ensemble des pays, les conséquences de sa vulgarisation font froid dans le dos, au regard de ce qui se produit aujourd’hui dans la région : la destruction des États et, à la suite, des sociétés et des pays par le fait d’interventions étrangères directes ou d’ingérences indirectes, mais aussi de l’action des élites de ces pays nourries à la théorie du rentiérisme. Serait-on en train d’assister à une cynique application de la théorie de l’État rentier, de la même manière que l’hostilité à la classe des propriétaires fonciers a pu déboucher, dans des pays du socialisme réel, sur des politiques d’extermination de la paysannerie ?

Il est donc urgent de s’interroger sur les soubassements de ce schéma théorique, en montrant l’enfermement dans lequel il place la réfl exion intellectuelle sur ces pays et l’urgence d’en sortir en allant vers une autre vision de l’histoire, de l’État, des institutions, bref, un nouveau paradigme

BIBLIOGRAPHIE • Anderson, Lisa (1987). The State in the Middle East and North

Africa. Comparative Politics, vol. 20, n°1 (octobre).

• Comparative Politics, vol. 20, n°1 (octobre).

• Beblawi, H. and Luciani, G. (Eds.). The Rentier State, London-New York-Sidney: Croom-Helm.

• Beblawi, Hazem (1990). The Rentier State in the Arab World. In G. Luciani (ed.), The Arab State. Los Angeles: University of California Press, Berkeley, p. 84-98.

• Eisenstadt, Shmuel (1973). Traditional Patrimonialism and Modern Neopatrimonialism. Sage Publications Ltd.

• Matsunaga, Yasuyuki (2000). L’État rentier est-il réfractaire à la démocratie ? Critique internationale, vol. 8, n°8, 46-58.

• Talahite, Fatiha (2012). La rente et l’État rentier recouvrent-ils toute la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui ? Revue Tiers-Monde, n°210 (avril/juin).

• Talahite, Fatiha (2006). Le concept de rente, pertinence et dérives. Problèmes économiques, n°2.908 : Que faire de la rente des pétrodollars ? (21 juin), 2-10.

• Wils, Oliver et Sylvie Déléris (2000). Les relations États/sociétés dans les pays rentiers ou postrentiers. Revue Tiers Monde, Vol. 41, no. 163, Formes et mutation des économies rentières au Moyen-Orient, Égypte, Émirats arabes unis, Jordanie, Palestine, Yémen, juillet-septembre, 547-572

La disponibilité de la rente lui permet de pratiquer une politique de distribution qui a pour effet de désamorcer toute revendication démocratique

12. Chez les marginalistes et les néoclassiques, qui s’appuient sur une autre conception de la valeur, les rentes peuvent avoir diff érentes causes et interprétations et ne sont pas toujours considérées comme économiquement néfastes.

par Rachid Filali Meknassi Professeur à la Faculté de droit, Rabat Agdal Membre de Transparency Maroc

a rente foncière constituait la source principale de richesse dans l’économie agraire. Avec l’industrialisation, puis la mondialisation, la propriété intellectuelle, la privatisation, les grandes concentrations, les

ententes et l’optimisation fi scale aménagent de nouvelles rentes artifi cielles. Le droit demeure le pivot de la relation entre la rente et la corruption. Il est utilisé pour légitimer la première et combattre la seconde.

L

Page 53: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

105 | Economia 2015-2016104 | Economia 2015-2016

RENTES, DROIT ET CORRUPTION

Au sens juridique étroit, la « rente » est un versement périodique que le « débirentier » verse pendant une

période généralement longue à un créancier qualifié de « crédirentier ». Lorsqu’elle est due à vie, elle est dite « viagère». La prestation se constitue à titre gratuit ou onéreux. Elle peut se transformer en capital, en obligation compensatoire ou s’éteindre par remboursement anticipé. Le législateur a donné aussi cette qualification à certaines obligations à long terme comme les titres d’État et les pensions. La diversité de la pratique contractuelle et la profusion des lois ont fini par diluer le sens premier dans une polysémie dont les éléments communs réfèrent au droit unilatéral à un revenu durable que procure l’existence d’un droit ou d’un titre à son titulaire passif.

La garantie d’un revenu sécurisé à long terme anime naturellement les investisseurs dans une économie de plus en plus financiarisée. L’acquisition de positions sur le marché qui procurent de tels avantages constitue même dans la doctrine et l’enseignement du management une branche autonome de la théorie des choix publics sous la dénomination franche de « recherche de rente ». Loin de la définition économique classique qui rattache la rente à la rareté d’un bien et à l’inélasticité de l’offre correspondante, la recherche de la rente désigne dans le cadre de cette approche les activités directement improductives de recherche de profit que déploient les agents économiques pour obtenir durablement une position avantageuse dans un marché donné. Son champ recouvre les méthodes et les moyens par lesquels les opérateurs économiques et financiers agissent pour modifier l’environnement institutionnel et économique dans le but de créer et d’accaparer un flux protégé. La rente artificielle ainsi créée peut être constituée par un monopole de fait, un droit exclusif, une tarification ou une fiscalité favorable, ou toute autre mesure qui procure une position à laquelle n’accède pas la concurrence. Son apparition résulte de l’influence exercée sur les décideurs publics

pour obtenir d’eux l’aménagement favorable du contexte économique, institutionnel et juridique. Les procédés courants sont constitués notamment par le lobbying, la diplomatie économique et la présentation d’offres techniques et financières persuasives. Mais, il ne faut pas être spécialement suspicieux pour penser que l’adhésion des acteurs publics à l’offre des agents économiques peut s’obtenir aussi au moyen de pots-de-vin, de trafic d’influence, de clientélisme ou d’autres formes d’action visant à détourner l’exercice du pouvoir politique et administratif en faveur d’intérêts privés. Les scandales récents illustrent l’ampleur de la corruption politique et du blanchissement des profits qui l’accompagne à travers le monde. La rente ainsi visée, pour illégitime ou illégale qu’elle puisse être, présente l’avantage de réunir les attributs qu’on lui trouve dans le langage juridique, de référer à la rareté et l’inélasticité qui la caractérisent dans la doctrine économique classique et d’accepter l’emploi qu’on lui donne lorsqu’on utilise l’expression d’économie de rente pour désigner celle qui est placée sous le contrôle d’oligarques puissants.

Mais, ainsi comprise, la production de la rente artificielle semble indissociable de la conquête des marchés. Sa régularité juridique se mesure à la légalité des procédés utilisés mais ne lui confère pas forcément sa légitimité. L’éthique des affaires est de plus en plus revendiquée pour renforcer son acceptabilité politique et sociale. Le fait que la lutte contre la corruption ait figuré dans les valeurs de base de la responsabilité sociale des entreprises, bien avant l’apparition d’un droit international de la corruption, souligne l’importance qu’elle a acquise dans la compétition économique internationale.

Autant la recherche de la rente artificielle contribue fortement à orienter l’investissement et à le sécuriser, autant son contrôle et sa distribution relèvent de l’essence même de l’action gouvernementale publique et de la structuration politique des sociétés. Dans l’économie agraire, c’est la rente foncière qui constituait la source principale de richesse et le droit s’est attaché à en faciliter la mainmise aux détenteurs du pouvoir politique : féodaux, rois, princes, ordres, églises, colons, etc. La législation du protectorat en consigne la trace notamment sous les qualifications de biens et de forêts Makhzen.

Avec l’industrialisation, le droit dit moderne protège de nouvelles rentes à travers notamment l’organisation du domaine public, la propriété industrielle, le fonds de commerce, les professions réglementées, le régime des prix et autres mesures destinées à réguler l’économie. Dans le contexte de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, la propriété intellectuelle, la privatisation, les grandes concentrations, les ententes et l’optimisation fiscale dans les montages institutionnels aménagent de nouvelles rentes artificielles. L’éthique et le langage accompagnent cette évolution et préparent souvent sa consécration juridique. On peut relever ainsi que l’expression « économie de rente », longtemps employée pour désigner l’économie bâtie sur une ressource naturelle rare, est de plus en plus utilisée à propos des économies fermées à

la concurrence au profit des détenteurs du pouvoir politique.

On peut craindre toutefois que cette formule, qui est souvent utilisée pour dénoncer la corruption politique qui se développe dans ces situations, se prête à un emploi idéologique pour vanter implicitement l’autorégulation du marché par son ouverture à la concurrence. Il n’est pas rare en effet qu’elle soit utilisée pour dénoncer les obstacles à l’ouverture des marchés et revendiquer la déréglementation pour tarir les sources de la corruption politique. Or, la rente artificielle est loin de se réduire à la rente politique et celle-ci à la corruption. Moins d’États peuvent ouvrir la voie à la création de la rente par les agents économiques les plus puissants, ce qui entraîne souvent le recul du service public et l’instabilité économique.

Pour autant qu’elles réfèrent à une même pratique d’accaparement d’une partie de la rente artificielle par les détenteurs du pouvoir politique, les expressions de « rente politique » et « d’économie de rente » devraient évoquer bien plus la corrélation entre la corruption et le déficit de contrôle de l’exercice du pouvoir politique que la relation alléguée entre la régulation de l’économie par l’État et la corruption politique. En fait, la corruption endémique et la captation de l’État qu’elle autorise dans les cas extrêmes expriment toujours un déni de démocratie et des entorses à l’État de droit. Le Droit demeure le pivot de la relation entre la rente et la corruption. Il est utilisé pour légitimer la première et combattre la seconde.

Les États dans lesquels l’enrichissement illicite des dirigeants est affiché ostensiblement apportent souvent un grand soin à l’élaboration de législations inspirées des meilleures normes et pratiques internationales de gouvernance. La production de la rente artificielle donne lieu, de plus en plus, au déploiement d’une expertise à la hauteur des enjeux économiques et politiques en cause. Les managers, traders et agences

L’expression « économie de rente », longtemps employée pour désigner l’économie bâtie sur une ressource naturelle rare, est de plus en plus utilisée à propos des économies fermées à la concurrence au profit des détenteurs du pouvoir politique

Page 54: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

106 | Economia 2015-2016 : RENTES, DROIT ET CORRUPTION

d’aff aires spécialisées, comme leurs vis-à-vis politiques qui négocient au nom de la population, ont le même intérêt à occulter les profi ts excessifs qu’elle autorise et les prélèvements qui les aff ectent sous forme de rétro-commissions, de pots-de-vin, de fuite de capitaux ou d’intéressements divers. L’incrimination par les États de l’OCDE de la corruption dans les transactions internationales renforce davantage encore cette complicité, dans la mesure où l’impunité qui est souvent assurée dans les pays du sud, risque de faire défaut ailleurs. Le verrouillage des montages institutionnels et l’adaptation législative relèvent désormais d’un savoir-faire professionnel qui se met au service de la sécurité juridique, tandis que l’ingéniosité de commis de l’État et la servilité de magistrats sont mis à contribution pour dresser des remparts contre l’accès à l’information, la dénonciation publique et la poursuite judiciaire.

Il n’en demeure pas moins vrai que les rentes artifi cielles les plus scandaleuses peuvent résulter aussi du génie créateur des opérateurs économiques, de l’incompétence des négociateurs publics, de leur mauvaise information ou encore de raisons politiques ou économiques légitimes mais inavouables. Pour distinguer valablement la rente politique de la corruption et des autres formes de rente artifi cielle, la seule voie possible est celle de la transparence et de la reddition des comptes à tous les échelons de la prise de décision publique, mais aussi d’entreprise. Moins les dirigeants disposent de pouvoir discrétionnaire et de la faculté de se soustraire au contrôle, moins ils peuvent octroyer des libéralités et s’enrichir par ricochet au détriment de la population et des actionnaires.

La tolérance que le système politique témoigne à l’égard de la corruption et la banalisation sociale qui l’accompagne participent de son intégration dans le mode de gouvernement. Le droit est un indicateur parmi d’autres de ces rapports. Il peut à la fois couvrir l’existence de rentes, procéder à leur création et les déclarer illicites en prescrivant ou non leur répression.

Sa mise en œuvre pratique constitue un autre levier essentiel de domination politique qui permet de conférer au système la souplesse souhaitée, notamment en gardant les commis de l’État sous la menace permanente de sanctionner leur complicité active ou passive.

Depuis la convention de Mérida1, le droit international a rompu le tabou de la corruption et instauré pour la combattre une vision partagée à l’échelle mondiale fondée sur les droits humains, les valeurs démocratiques et l’État de droit. Tout en ménageant la souveraineté des pays signataires dans la mise en œuvre du corpus de règles et de directives qu’elle prescrit, la convention a assujetti à ses règles tous les dirigeants et agents publics. Elle a aussi prescrit aux États d’engager des politiques nationales de lutte contre la corruption et de les soumettre à l’évaluation tant des pairs que de la société civile. De plus en plus d’acteurs s’emparent de ce dispositif juridique pour assurer le suivi des politiques publiques et revendiquer leur amélioration.

Le « système national d’intégrité » développé par Transparency International constitue le support d’évaluation et de suivi citoyen le mieux achevé. Il est mis en œuvre actuellement dans plus de 80 pays, parmi lesquels le Maroc. Il a pour objet de procéder à travers un processus participatif à l’étude des principaux piliers qui portent le système national d’intégrité dans le pays pour apprécier leur contribution réelle à la lutte contre la corruption. Dans l’exercice rendu public cette année, l’analyse a porté sur 13 facteurs, parmi lesquels fi gurent le parlement, l’exécutif, la justice l’administration, les médias, les organes de contrôle,etc. Elle est sanctionnée par un scoring destiné à évaluer le progrès et à faciliter la comparaison à l’échelle internationale. Le résultat de ce travail situe presque toutes les échelles de gouvernance au-dessous de la moyenne. Les limites de l’environnement légal, politique institutionnel et judiciaire y sont identifi ées clairement et indiquent tout le défi cit de démocratie à combler pour réussir la lutte contre la rente en tant que manifestation de la corruption

1. Convention des Nations Unies contre la corruption signée à Mérida, au Mexique.

par Najib Akesbi Enseignant-chercheur, IAV, Rabat

TR ANSPARENCE, RENTE ET JUSTICE FISCALE

Page 55: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

109 | Economia 2015-2016108 | Economia 2015-2016

Selon la définition communément admise de l’impôt, celui-ci est un prélèvement obligatoire perçu par l’État (ou ses démembrements territoriaux), par voie d’autorité et sans contrepartie directe1. La rente, elle, selon Larousse, serait ce revenu « non obtenu par le travail », et selon l’acception généralement retenue dans nos pays, un gain acquis en dehors de la loi du marché ; un privilège accordé par le détenteur d’un pouvoir selon une logique politique plutôt qu’économique. Le tronc commun est l’État, ou l’Autorité politique qui prélève l’impôt et distribue la rente.

a rente dote le pouvoir politique de moyens pour renforcer son emprise sur la société, et bâtir des relations d’alliance « objective », avec les catégories ou classes sociales bénéficiaires. Elle peut « se vendre au détail » puisque chaque détenteur d’une fraction de pouvoir, là où il « se situe », peut distribuer les « privilèges » qui relèvent de ses prérogatives et en retirer un avantage.

L

L’impôt et la rente : sens et interférences

L’impôt, prélevé « d’autorité », peut aussi ne pas l’être, en vertu du même pouvoir d’autorité. En s’abstenant de prélever l’impôt, de manière sélective au profit de certains – ou d’une catégorie de – contribuables, l’État crée une « rente fiscale » en leur faveur. L’absence ou le déficit d’impôt produit ainsi sa mue en rente, le manque à gagner pour l’État devenant un gain « non obtenu par le travail » pour ses bénéficiaires.

La rente n’est pas une « valeur marchande », au sens où elle serait le produit d’un équilibre sur le marché, entre une offre et une demande, et sa « contrepartie » est nécessairement « hors marché ». Tout comme l’impôt n’est pas un « prix » (au sens où l’est une redevance, voire une taxe), et se distingue précisément par le fait qu’il ne comporte pas de contrepartie, du moins directe et clairement identifiable. Il reste que l’impôt est principalement prélevé sur le secteur privé pour financer les charges publiques, alors que la rente revient en définitive à un manque à gagner pour les finances publiques, notamment

parce qu’elle contribue à faire prospérer les finances privées.

Plus fondamentalement, l’impôt et la rente sont au cœur des rapports sociaux et des rapports de pouvoir. Au niveau macro-économique, l’impôt n’est au fond que la part de la valeur ajoutée « détournée » vers le budget de l’État pour être « socialisée » et permettre à celui-ci de remplir ses fonctions régaliennes et de service public. Tout comme le profit est la rémunération du capital, le salaire celle du travail, l’impôt est la « rémunération » de l’État pour l’ordre, la sécurité, les infrastructures et autres services collectifs qu’il assure aux citoyens. Ces derniers, en payant leurs impôts, font plus que s’acquitter d’une obligation financière : ils font aussi acte de légitimation du pouvoir politique dont ils reconnaissent ainsi l’autorité.

La rente est par ailleurs une partie de la valeur ajoutée pouvant revenir à toute sorte de « propriétaire », qu’elle corresponde à l’appropriation d’un patrimoine ou d’une ressource naturelle (rente foncière, pétrolière…), à une différence de fertilité des terres (au sens de Ricardo et des classiques), à une « situation » particulière ne répondant pas aux critères de « concurrence pure et parfaite » (au sens des néoclassiques). Quand elle est « étatique » et ne procède que d’un privilège purement politique (un agrément, une autorisation, une licence d’exploitation…), elle génère alors une valeur artificielle, au sens où elle ne crée pas mais réalloue de manière illégitime une valeur qui aurait pu être produite autrement. Elle est de ce fait aussi une véritable « méthode de gouvernement », ayant pour objet de doter le pouvoir politique de moyens supplémentaires pour renforcer son emprise sur la société, et en même temps bâtir des relations d’alliance « objective », entre celui-ci et les catégories ou classes sociales bénéficiaires de la rente. C’est ainsi que, à titre d’exemple, l’agriculteur au Maroc bénéficie de l’exonération fiscale (même après 2014) et donc d’une « rente fiscale » parce qu’il est dans un secteur où le pouvoir politique a des intérêts économiques qu’il veut faire

prospérer et une clientèle politique à entretenir. L’État peut aussi « punir » ou dissuader celle-ci de la moindre velléité de rébellion en l’accablant d’un contrôle fiscal inopiné, comme ce fut le cas il y a quelques années avec l’ex-président de la CGEM, Hassan Chami. La rente est ainsi un levier de régulation sociale et de légitimation du pouvoir.

La relation entre les deux concepts, l’impôt et la rente « étatique », est ce socle commun qui est tout naturellement l’État, lequel use de son autorité autant pour prélever l’impôt que pour distribuer la rente. Et celle-ci peut être fiscale, lorsque l’État réduit, voire exonère de manière sélective certains contribuables. Ajoutons que l’impôt comme la rente se déterminent « hors marché » et la contrepartie de l’un comme de l’autre n’est pas clairement identifiée ni préalablement établie. Enfin, constatons que l’impôt comme la rente sont déterminés par les rapports sociaux de production et contribuent à leur tour à déterminer les rapports de pouvoir. Ils participent des mécanismes « autoritaires » de réallocation des ressources et de redistribution des richesses produites, l’un pour permettre à l’État de financer les dépenses qui légitiment son existence, et l’autre pour nouer les alliances et les connivences à même de consolider cette même légitimité.

Corruption et impôt informel

Quand l’impôt quitte le terrain du « formel » pour se transformer lui-même en « prélèvement informel », peut-on encore lui attribuer le même sens et les mêmes conséquences ? Devenant par définition « non transparent », son rapport avec la corruption ne devient-il pas très singulier, peut-être même « fusionnel » ?

Au Maroc, les prélèvements dont le citoyen fait l’objet sont loin d’être toujours « formels », et son comportement en tant qu’agent économique est aussi rarement « conventionnel ». Son rapport à l’impôt non plus ne peut alors être conventionnel.

Au Maroc, les prélèvements dont le citoyen fait l’objet sont loin d’être toujours « formels », et son comportement en tant qu’agent économique est aussi rarement « conventionnel »

1. Beltrame, P. (1987). L’Impôt. Paris : éditions M.A, p. 103 ; Muzellec, R. (2006). Finances publiques. Paris : éditions Dalloz-Sirey, p. 561.

TRANSPARENCE, RENTE ET JUSTICE FISCALE

Page 56: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

111 | Economia 2015-2016110 | Economia 2015-2016 : TRANSPARENCE, RENTE ET JUSTICE FISCALE

Cette fiscalité semble recouvrir des phénomènes divers et plus ou moins indistincts, des réalités qui s’enchevêtrent : imposition occulte, rétribution privée de fonctionnaire, corruption, fraude et évasion fiscales, contrebande, activités souterraines, etc. Le dénominateur commun est cependant d’aboutir à détourner du budget de l’État des fonds conséquents, et partant d’altérer la « pression fiscale » calculée à partir des comptes officiels.

Diversité et normalité des pratiques d’extorsion

« Le prélèvement fiscal, considérait Gabriel Ardant, peut être fait par tous ceux qui possèdent une parcelle de la puissance publique »2. Au Maroc, les prélèvements informels sont opérés en milieu rural essentiellement par les agents de l’administration locale au « sens large », qui ne se limitent pas aux Caïds, Chioukhs et autres Moqadems, mais peuvent aussi comprendre certains organismes d’encadrement du développement (antennes locales du ministère de l’Agriculture, coopératives de services, crédit agricole…), voire des personnalités ou des institutions traditionnelles ou religieuses. Ils peuvent être effectués en argent ou en nature, plus ou moins volontairement ou carrément sous la contrainte, sur des bases codifiées ou dans l’arbitraire le plus total.

La diversité des situations autorise toutes les réponses. Le responsable de la coopérative modulera ses distributions d’intrants en fonction du « plus » que chacun ajoutera aux « tarifs » affichés. Le Moqadem ou le Cheikh ne délivreront telle attestation ou telle autorisation que contre « rétribution » qui n’a rien à voir avec le timbre fiscal ou le droit d’enregistrement payé à part. Le Caïd enverra son chauffeur le jour du Souk se faire remplir le coffre de sa voiture de service en denrées « gracieusement offertes » par la population (certains disent que c’est le « tribut » hebdomadaire payé par la paysannerie au « Seigneur » de la région pour rester dans sa grâce, ou seulement éviter ses foudres…). Les gendarmes, quant à eux, rançonnent systématiquement tout conducteur de véhicule susceptible d’être attrapé en « infraction » de quelque chose. Même les fêtes nationales ou religieuses, les visites de hauts responsables sont l’occasion de mettre à contribution la population sommée de financer les festivités.

En milieu urbain aussi, les pratiques d’extorsion illégale se sont étendues à un point tel que, pour reprendre l’expression de Sennen Andriamirado, elles « ont perdu leur définition et trouvé une normalité »3. Le citoyen ordinaire a intégré l’idée que pour obtenir un extrait d’état civil, un certificat de résidence, voire une « attestation d’indigence », il lui faudra payer le « timbre parallèle ». Le marchand ambulant a pris l’habitude d’acheter la complaisance des agents de police chargés de le traquer, leur payant en quelque sorte – comme dit Philippe Hugon – les droits d’exercice des activités dites illégales4.

Le commerçant appréhende le passage du Moqadem à la veille d’une festivité nationale ou locale plus qu’il ne s’inquiète de l’avis de paiement de la « patente » envoyé par le percepteur de sa circonscription : le montant exigé par le premier est souvent supérieur à celui revendiqué par le second.

La pratique du report informel sur la population de coûts, en principe du ressort du Budget de

l’État, ne cesse de s’étendre et se diversifier : des festivals de musique organisés par tel « Collectif » ou telle « Association » proche du pouvoir, aux œuvres sociales de tel ou tel corps de fonctionnaires, en passant par le club de football local… Il est vrai que le transfert sur le secteur privé de dépenses publiques s’accompagne quelquefois d’une « contrepartie » bien réelle. L’opération revient alors à un véritable troc informel.

Du concept de prélèvement informel

Probablement est-il stimulant pour le juriste ou le sociologue de distinguer l’impôt de la taxe, la taxe du don, le don du pot-de-vin, etc. L’économiste constatera surtout les quatre faits suivants :

a. sous une forme ou une autre, il y a prélèvement sur le produit d’agents économiques ;

b. sauf dans le cas du « troc informel », le prélèvement est effectué sans contrepartie réelle et reconnue comme telle par le « contribuable » ;

c. informel, le prélèvement n’en est pas moins opéré par un « Agent d’autorité », investi des attributs de la puissance publique, dont celui de la contrainte au besoin ;

d. les fonds ainsi drainés sont considérables sans pour autant qu’un comptable national en enregistre les montants ou qu’un budget public en accuse l’apport : ils ne sont donc nullement pris en compte pour le calcul des recettes fiscales, et donc de la « pression fiscale » affichée par les statistiques officielles.

Dans les faits, les prélèvements informels sont souvent ramenés à des formes plus ou moins ambiguës de corruption. Ce concept générique et commode comporte certes les idées de « détournement » (de son « devoir »), de trafic de l’autorité et d’abus de pouvoir.

Sur le terrain, il est souvent le corollaire, voire la « contrepartie » de la fraude fiscale (on corrompt l’agent du fisc pour frauder le fisc), ou de l’obtention d’une rente quelconque. En tout cas, il suppose « échange » et « intérêt mutuel », ce qui, comme on l’a vu plus haut, n’est pas toujours le cas. Le concept de prélèvement informel est donc plus large. Il recouvre les pratiques de corruption qui en sont même une expression majeure mais ne se réduit pas à elles.

C’est dire qu’après avoir essayé de l’identifier, chercher à comprendre le phénomène des prélèvements informels implique nécessairement une démarche pluridisciplinaire. Ses origines, en effet, remontent souvent à une histoire ancienne et ses mobiles actuels sont aussi bien d’ordres économique et financier que sociologique et politique.

Les pratiques d’extorsion et des prélèvements informels remontent loin dans l’histoire du Maroc précolonial, et ont même survécu à la période coloniale. Après l’Indépendance, l’État postcolonial ne fera que perpétuer les principes fondamentaux d’un système pluriséculaire. Il est vrai que la fonctionnarisation de l’immense réseau d’agents légué par la colonisation eût été une entreprise ruineuse et, en tout cas, supérieure aux moyens disponibles alors. C’est encore l’impératif de l’ordre et la sécurité qui prime, excluant l’abandon d’un corps d’agents qui avait fait ses preuves. La solution trouvée sera hybride : l’État paie à ses agents un salaire symbolique et « ferme les yeux » sur le reste, car il sera entendu que l’essentiel de la rémunération sera prélevé sur la population, au demeurant selon des pratiques peu différentes de celles d’antan. Ce système, explique le sociologue Mohamed Guessous, revient à « une institutionnalisation de la corruption »5. Celle-ci devient le moyen de rétribution informelle d’un appareil de l’État qui est, par ailleurs, censé prélever des impôts à cette fin. Elle n’est plus seulement ce qui est donné pour détourner la loi mais d’abord simplement pour obtenir ce à quoi la loi donne droit. Devenue indissociable du prélèvement informel, la rétribution/corruption en éclaire mieux les mobiles.

Les pratiques d’extorsion et des prélèvements informels remontent loin dans l’histoire du Maroc précolonial, et ont même survécu à la période coloniale

2. Ardant, G. (1965). Théorie sociologique de l’impôt, éd. SEVPEN, Paris.

3. Andriamirado, S. (1982). Corruption ? Connais pas. Jeune Afrique-Economie, n°6, mars.

4. Hugon, Ph. (1980). Les petites activités marchandes dans les espaces urbains africains, essai de typologie. Revue Tiers Monde, n° 82.

5. Guessous, M. (1987). Remarques sur la corruption au Maroc. Ittihad Al Ichtiraki, quotidien, Casablanca, 15.8.1987

Page 57: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

113 | Economia 2015-2016112 | Economia 2015-2016 : TRANSPARENCE, RENTE ET JUSTICE FISCALE

Le « petit corrompu », entre logique de rente et logique économique

La corruption dont il est généralement question à propos du Tiers-Monde est une corruption d’élite. Elle se déploie au niveau des hautes sphères de l’État et, généralement liée à d’importants marchés publics, elle se chiffre par millions ou milliards de dollars versés sur des comptes numérotés en Suisse… Cette « économie du bakchich » est maintenant bien connue, y compris dans les pays développés où d’ailleurs elle prospère aussi. La « petite corruption » par contre l’est moins alors qu’elle est plus spécifique aux pays en développement et y est devenue un phénomène très répandu, pour ne pas dire généralisé.

Celle-ci est d’abord une corruption qu’on pourrait qualifier de « populaire », en ce sens que les acteurs qu’elle implique appartiennent aux couches populaires ou moyennes : préposé du bureau d’arrondissement, policier et agent des forces auxiliaires, infirmière de la santé publique, agent percepteur... Même si la filière de la corruption se structure souvent selon une hiérarchie qui monte « très haut », il reste que, « à la base », elle se déploie essentiellement à travers une armée de petits fonctionnaires que le niveau des traitements officiels condamne à une semi-indigence permanente. Aussi s’agit-il également d’une « corruption de survie ».

« Le raisonnement économique, explique Jean-Gustave Padioleau, met en relief les caractéristiques du marché de l’acte de corruption. Un homme politique ou un fonctionnaire corrompu est tout bonnement celui qui considère sa fonction comme un commerce dont il cherche à maximiser les revenus par tous les moyens »6. Si l’on admet l’irruption des rapports marchands dans une sphère où ils étaient supposés absents, toute une logique économique se révèle à l’œuvre et la corruption en question devient mieux intelligible. Le comportement du fonctionnaire corrompu s’apparente certes plus à celui d’un monopoleur ou d’un exploitant d’une rente de situation qu’à celui d’un simple offreur sur un marché de concurrence pure et parfaite. Au demeurant, constatons que la rente elle aussi peut « se vendre au détail », puisque chaque détenteur d’une fraction de pouvoir, là où il « se situe », peut distribuer les « privilèges » (petits ou grands) qui relèvent de ses prérogatives et en retirer à son tour un avantage bien tangible. Comportement de rentier oui, mais une logique qui demeure aussi largement « économique ». Les « prix » s’intègrent assez bien dans la logique du marché dont ils tendent à suivre les cours. Les revenus occultes ainsi gagnés ont aussi cet avantage, eux, de s’ajuster à la hausse du coût de la vie.

L’État pour sa part, en laissant faire, cherche d’abord des palliatifs à des problèmes financiers auxquels il n’a pas su apporter les véritables solutions. Il s’adapte à la crise en ajustant par le bas ses dépenses à ses recettes apparentes et consent sans le dire7 à laisser « privatiser » une partie du champ de ses prérogatives. Le risque à terme est d’aboutir à un véritable démembrement du budget de l’État. D’autant plus que si ce dernier se décharge ainsi de dépenses, il se prive par là même aussi de recettes. Les indicateurs classiques rapportant recettes fiscales et dépenses publiques au PIB pourraient apparemment diminuer en conséquence et, pourtant, il serait bien illusoire d’en déduire la preuve d’une réduction du « poids » de l’impôt — et l’État — dans l’économie.

La pratique des prélèvements/rétributions informels n’est pas qu’un exutoire budgétaire, voire une « soupape » sociopolitique. Elle est aussi, et comme on l’a déjà souligné, un « système de gouvernement ». En effet, si les corrompus « tiennent » leurs corrupteurs, ils sont à leur tour « tenus » par leurs supérieurs corrompus, lesquels ne sont pas à l’abri des risques de leurs complicités avec leurs propres subordonnés. Finalement, du haut jusqu’en bas de la hiérarchie, chaque responsable tisse ses réseaux de complicités, accumule les « dossiers » compromettants et forge ses armes de dissuasion. Et l’ensemble tient parce que chacun tient chacun.

Quant au contribuable, plutôt passif jusqu’à présent, il devient avec l’économie informelle à son tour acteur du jeu fiscal.

Des modes de régulation qui permettent de « faire avec »

L’économie informelle nous apparaît le plus souvent être une économie de survie où la demande crée l’offre8. La cassure avec l’économie formelle n’est jamais nette et ne renvoie pas tant à une nouvelle forme de « dualisme » entre secteur formel et secteur informel. Il n’y a pas séparation mais indéniablement entretien de rapports de pouvoir et d’exploitation. D’ailleurs, la fraude fiscale précisément joue généralement un rôle essentiel dans l’articulation qui se réalise ainsi entre les deux secteurs : on « puise » dans l’économie informelle pour acquérir des facteurs de production bon marché mais aussi pour payer le moins d’impôts sur le surplus qui en est dégagé. Au-delà encore, on peut se demander si cette économie-là n’est pas au fond la sphère où la société civile se prend en charge et invente le système de régulation susceptible de permettre sa survie.

Après tout, pourquoi payer des impôts à un État dont on ne se sent pas redevable de grand-chose, puisqu’il n’assure vraiment ni l’éducation, ni la protection sociale, ni l’emploi

ni même quelquefois la sécurité publique ? Comme pour la corruption, l’incivisme fiscal est en toute bonne conscience justifié par les carences de l’État et son incapacité à s’acquitter des « contreparties » pour lesquelles un travail lui est fourni ou des impôts lui sont versés. La corruption en vue de la fraude fiscale devient dans ces conditions le moyen de payer moins qu’on ne doit mais plus qu’on ne veut à un État auquel on estime qu’on ne doit rien.

Quand l’État sollicite le contribuable et ignore le citoyen

Dans la plupart des démocraties occidentales, l’État s’est construit en prenant et en donnant. Il a certes prélevé des impôts au contribuable, mais les a aussi plus ou moins équitablement redistribués au profit du citoyen. Ce dernier peut ouvertement exprimer ses opinions et, en tant que contribuable, il peut le cas échéant exprimer par un vote sa contestation de l’impôt, sanctionnant ainsi politiquement une orientation qu’il réprouve. Par contre, dans la plupart des pays encore en développement, les États en s’édifiant ont sollicité le contribuable mais ignoré — quand ils n’ont pas réprimé — le citoyen. Alors, faute de pouvoir se faire entendre par les voies démocratiques, le citoyen « récupère » le contribuable et tente de le soustraire à l’impôt : fraude, évasion, activités « dissidentes » hors de portée du bras collecteur du fisc. Si sa « situation » le lui permet, il peut aller plus loin en le transformant en extorqueur de prélèvements informels, voire en pourvoyeur de rentes plus ou moins fructueuses

L’économie informelle nous apparaît le plus souvent être une économie de survie où la demande crée l’offre

les États en s’édifiant ont sollicité le contribuable mais ignoré — quand ils n’ont pas réprimé — le citoyen

Employé mais non décemment rémunéré, ce type de fonctionnaires s’est donc mis à faire secrètement pour lui-même ce que l’État n’a pu ou voulu faire publiquement pour tout le monde.

8. Pour plus de développements, voir : Akesbi, N. (1993). L’impôt, l’État et l’ajustement. Rabat : éditions Actes, pp. 127-137.

6. Padioleau, J-G. (1978). La corruption et le fonctionnaire paperassier. Analyse de la SEDEIS, n° 7.

7. Contrairement au cas où cette « privatisation » est déclarée et même réglementée, notamment à travers la formule dite « PPP » (Partenariat Public Privé).

Page 58: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

115 | Economia 2015-2016

ur les vingt dernières années, le Maroc s’est engagé dans de nouvelles réformes libérales. Les partenariats public-privé sont l’une de leurs illustrations. Ils ont pour objectif d’alléger les budgets publics, d’assurer l’effi cience en termes de gestion et satisfaire le client/citoyen. Toutefois, la promesse d’effi cience n’est pas toujours tenue. C’est ce que s’emploie à démontrer ce policy paper produit par le Cesem, centre de recherche de HEM, en partenariat avec la fondation Friedrich Ebert.

Spar Nabil El Mabrouki Enseignant-chercheur, Cesem-HEM

Sur les vingt dernières années, le Maroc s’est engagé dans de nouvelles réformes néolibérales avec développement des infrastructures, mise en place d’institutions de régulation, lancement du concept des champions nationaux, inauguration des stratégies sectorielles, réformes sociales, etc. Les partenariats public-privé s’inscrivent dans cette logique de développement. Ils ont pour objectif d’alléger les budgets publics tout en assurant l’effi cience en termes de gestion de projets et de satisfaction du client/citoyen. Ils s’inscrivent d’ailleurs dans les recommandations faites par les organismes internationaux (OCDE, Banque mondiale). Ils sont devenus un phénomène planétaire auquel le Maroc n’échappe pas. Toutefois, la promesse d’effi cience des partenariats public-privé n’est pas toujours tenue, principalement à cause des conditions d’attribution éloignée de la concurrence par le marché, facilitées par un contexte de chevauchement entre public et privé.

Partenariats public-privé : défi nition

Les partenariats public-privé (notés PPP par la suite) sont des ententes contractuelles par

lesquelles le secteur public transfère au secteur privé tout ou partie des responsabilités de conception, de construction, de fi nancement, d’exploitation et de maintenance d’une infrastructure économique ou sociale. Ils stipulent des résultats à atteindre pour améliorer les prestations de services publics. Ils mettent en exergue un partage réel de responsabilités, de risques, d’investissements et de bénéfi ces.

Les PPP peuvent prendre plusieurs formes. La plus courante est sans doute l’externalisation par les autorités politiques de certaines fonctions techniques jugées de soutien (ex. : collecte des déchets). Aux antipodes de l’externalisation, on distingue la concession qui implique pour un partenaire privé de construire ou d’acheter un actif pour son exploitation. Le gestionnaire étant le partenaire privé dans ce cas, celui-ci sera le responsable principal devant le citoyen. Entre la concession et l’externalisation se dresse une forme assez spéciale qui est l’aff ermage. Celui-ci se décline en deux variantes : soit les actifs construits par le partenaire privé sont loués à l’État et, dans ce cas, on parle d’une nette séparation entre les risques liés à la construction et ceux liés à

Page 59: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

117 | Economia 2015-2016116 | Economia 2015-2016

l’exploitation ; soit les actifs sont construits par l’État et sont loués au partenaire privé qui en assure l’exploitation.

Historiquement, les PPP au Maroc remontent au début du XXe siècle. La gestion déléguée en représente une forme privilégiée. La montée en puissance des PPP à l’échelle nationale peut être justifiée par la conjugaison d’au moins trois facteurs : la fragilité des finances publiques, la remise en question du modèle technocratique de l’État et l’insatisfaction croissante des citoyens vis-à-vis de la qualité des services publics.

Si actuellement de nombreux pays, dont le nôtre, ont intégrés les PPP dans leurs politiques publiques respectives, il n’en est pas moins vrai que nombreux sont ceux qui critiquent les modalités d’attribution des contrats de PPP, leur contrôle et leur régulation. Dans le cas marocain, l’existence d’un effet de chevauchement entre public et privé les transforme souvent en un terrain propice aux ententes, au favoritisme et au risque de capture.

Partenariat public-privé et straddling : cas du Maroc

Les rapports public-privé au Maroc sont complexes et constamment transitoires. Complexes, puisqu’il existe un chevauchement (straddling) entre le domaine public et le domaine privé, donnant lieu à une perméabilité des frontières entre le politique et l’économique. Constamment transitoires, puisque depuis l’Indépendance, le développement économique et politique au Maroc est passé par plusieurs phases d’évolution (nationalisation, marocanisation, privatisation), chacune définissant de nouveaux rapports de force politiques qui animent la relation public-privé.

L’État joue le rôle de promoteur de l’économie, de producteur et de garant des rapports marchands. Il est à la fois agent de médiation, de contrôle et d’autorité aussi bien au niveau des affaires économiques publiques que

privées. Ces pratiques de chevauchement entre positions de pouvoir et d’accumulation économique interdisent de faire une distinction claire entre public et privé, État et marché, réseaux de pouvoir et réseaux d’accumulation, etc. (Hibou, 1998)1.

Ce flou de frontière entre le public et le privé s’étend au légal et illégal. Le politologue Mohamed Tozy (cité par Hibou, 1998) souligne que ce flou est un instrument de pouvoir largement utilisé dans les domaines des activités délictueuses et de la fiscalité, de même que le jeu sur ces deux critères de gouvernement qui coexistent sans être toujours compatibles : la légalité et l’allégeance.

La connivence entre hommes d’État et hommes d’affaires a donné lieu à un « capitalisme des copains » (Eric Gobe, 1997)2 rentable aux deux parties « du moins tant que l’acteur économique, acceptant sa subordination au politique, se sait protégé et entretenu par l’État » (Perrin, 2002)3. Ce capitalisme est régi par des relations sociales basées sur le clientélisme politique et la corruption. Ces pratiques peuvent être perçues comme étant légitimes selon les référentiels historiques et culturels mobilisés (Hibou et Tozy, 2000)4. Elles se sont transformées en éléments centraux de la pérennité du système politique assurant la cohésion et la paix sociale pour l’État, et la rente pour les notables proches de l’État.

Les PPP au Maroc n’échappent pas à ce phénomène du chevauchement (straddling) entre le domaine public et le domaine privé. Les logiques de mobilisation de l’économique au service du politique, et du politique au service de l’économique, rattrapent les PPP. L’État met entre les mains du privé des projets importants de construction d’infrastructures, attribue des concessions aux ressources naturelles, délègue des services. Ces activités sont très profitables pour les entreprises privées. Par effet de chevauchement, les risques de corruption, de favoritisme et de captures deviennent très importants. Ils faussent le jeu de la concurrence.

Cas d’attribution des contrats de gestion déléguée : Lydec et El Guerdane

Nous présentons ici, pour analyse, deux cas de figures d’attribution des contrats de gestion déléguée au Maroc.

Dans le premier cas, l’attribution du contrat a fait l’objet d’une décision d’attribution directe par l’autorité publique. L’État a fait recours à des procédures d’exception permettant une offre négociée. C’est le cas de la Lydec « Lyonnaise Des Eaux De Casablanca », filiale du Groupe Français Suez Environnement, qui a conclu une « Convention de gestion déléguée du service de distribution d’électricité, du service de distribution d’eau potable et du service d’assainissement liquide à Casablanca ». Ce contrat de gestion déléguée, sur trente ans, l’un des plus importants en Afrique, est la première expérience de gestion déléguée des services publics au Maroc. Il concerne une agglomération d’environ 4,5 millions d’habitants. Le périmètre délégué concerne les communes urbaines de Casablanca, Mohammedia et Aïn Harrouda.

Dans le deuxième cas, l’État a eu recours à un appel d’offres. Il s’agit du cas de El Guerdane. En 2004, il a été décidé de concéder au privé le projet d’irrigation « El Guerdane ». Le projet comprend la construction d’une adduction (90 km) et un réseau de distribution d’eau (300 km environ). Un appel d’offres international pour la réalisation de l’ouvrage a été lancé, mais seuls deux groupements marocains se sont fait concurrence pour l’emporter. Le premier groupement avait pour chef de file ONA. Il est constitué par : Omnium Nord-Africain (ONA), Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône Languedoc (BRL), Inframan. Le deuxième groupement avait pour chef de file Holding-Ynna. Il englobe Holding-Ynna (HY), Dimatit et Société Nouvelle Travaux Maroc (SNTM). La société « Amensouss S.A », créée par le groupement ONA pour gérer ce projet, a été retenue pour la réalisation et la gestion des infrastructures d’irrigation du périmètre

1. Hibou, B. (1998). Retrait ou redéploiement de l’État ? Critique internationale, vol. 1, p. 151-168.

2. Gobe, E. (1997). Égypte. Les hommes d’affaires et l’État dans le capitalisme de l’infitâh (1974-1994). Monde arabe Maghreb-Machrek, nº156, avril/juin.

3. Perrin, S. (2002). Les entrepreneurs marocains : un nouveau rôle social et politique face au Makhzen ? Genève : Mémoire de diplôme d’études approfondies (DEA).

4. Hibou, B., Tozy, M. (2000). Une lecture d’anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit. Revue Tiers Monde, tome 41, n°161. Corruption, libéralisation, démocratisation (sous la direction de Jean Cartier-Bresson), pp. 23-47.

5. Guessous, M. (1987). Remarques sur la corruption au Maroc. Ittihad Al Ichtiraki, quotidien, Casablanca, 15.8.1987

pendant une période de trente ans. Le prix proposé a constitué l’élément clé pour octroyer le marché.

À partir de ces deux cas de figure, deux constats peuvent être faits :

• Cas Lydec : l’attribution échappe complètement aux mécanismes concurrentiels.

• Cas El Guerdane : l’attribution est basée uniquement sur les prix alors que dans le cadre des appels d’offres, le mécanisme concurrentiel du dialogue compétitif est censé conduire à un optimum, qui justement ne serait pas basé uniquement sur les prix.

Dans ces deux cas, l’attribution des contrats de PPP reste éloignée des conditions de la concurrence. Du moment où les attributions ne sont pas faites sur la base de critères d’évaluation impartiaux et multidimensionnels, encadrés par un barème pondéré, elles deviennent un terrain propice aux soupçons de favoritisme et de risque de capture.

Attribution des contrats de partenariats public-privé : entre favoritisme et risque de capture

Selon Campagnac et Deffontaines (2012)5, le bon fonctionnement des PPP s’appuie sur les présupposés de la concurrence « pour le marché » – tout entière concentrée dans la phase cruciale d’attribution des contrats par la procédure très encadrée du dialogue compétitif

– pour obtenir au moindre coût la meilleure performance de la commande publique.

Dans le cas marocain, l’existence d’un effet de chevauchement transforme souvent les PPP en un terrain propice aux ententes

PARTENARIATS PUBLIC-PRIVÉ, ENTRE FAVORITISME ET RISQUES DE CAPTURE

Page 60: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

118 | Economia 2015-2016 : PARTENARIATS PUBLIC-PRIVÉ, ENTRE FAVORITISME ET RISQUES DE CAPTURE

L’appel d’off res, qui n’est autre qu’une mise aux enchères du droit de servir la demande, permet d’introduire la concurrence pour le marché. « De manière synthétique, la concurrence pour le marché, ou concurrence ex-ante, est perçue comme un moyen d’introduire des mécanismes de marché dans des secteurs ayant des caractéristiques de monopole naturel et, ce faisant, de soumettre les monopoleurs à des pressions concurrentielles, bénéfi ques aux consommateurs/usagers en termes de prix et de qualité du service, ou encore en termes de réactivité des off reurs à la demande et d’information disponible » (Yvrande-Billon, 2008, p.98)6.

Dans le cadre des appels d’off res, au moins deux éléments peuvent être à l’origine du risque de capture, un émergent et l’autre délibéré.

Le risque de capture émergent :

Nous revenons ici sur le cas El Guerdane. Le choix du prix comme critère d’attribution revient à la complexité du projet lui-même. L’agent public était incapable de défi nir des critères techniques d’attribution. Il ne pouvait donc pas comparer des off res incorporant des dimensions quantitatives (prix et coût) et qualitative (qualité du service, innovation). Le problème à ce niveau est celui des compétences. Le manque de compétences et de ressources, et la mauvaise connaissance des conditions d’exploitation par le partenaire public entravent de manière très signifi cative l’attribution des contrats, leur contrôle et leur régulation par la suite.

Le risque de capture délibéré :

Le risque de capture délibéré est prémédité par l’agent public. Il est le résultat du pouvoir discrétionnaire de l’agent public en charge d’organiser le marché. La capture de l’agent public par un soumissionnaire résulte en général en un biais dans l’attribution du ou des marchés, une situation généralement qualifi ée de favoritisme (Caillaud, 2008.)7. L’agent public fausse le jeu de la concurrence en manipulant l’appel d’off res (choix de la procédure d’attribution, choix des critères de qualifi cation

du soumissionnaire, choix des critères d’attribution, main sur les délais pour répondre à l’appel d’off re, main sur le rejet du résultat d’un appel d’off re, etc.). Il se peut même que l’agent arrête un critère de sélection d’ordre technique ou technologique, privilégiant ainsi une entreprise en particulier. La contrepartie pour l’agent public peut prendre plusieurs formes : fi nancière, politique, professionnelle, etc.

Par ailleurs, l’agent public (donneur d’ordre) n’est pas toujours à l’origine du risque de capture. L’appel d’off res peut également se heurter aux ententes des entreprises candidates.

Quoi qu’il en soit, le favoritisme et la capture remettent en cause la performance du partenariat public privé. L’entreprise qui l’emporte n’est pas nécessairement la plus performante, que ce soit en termes de coût, de qualité, d’innovation ou de délai. Par conséquent, les PPP ne deviennent plus une solution pour alléger les dépenses publiques ; tout au contraire, c’est l’augmentation des dépenses qui se produit. La phase d’attribution des contrats, fondée sur des mécanismes de concurrence, fi ables et transparents, est donc primordiale pour que la promesse d’effi cacité des PPP soit tenue

BIBLIOGRAPHIE • Caillaud, B. (2001). Ententes et capture dans l’attribution des

marchés publics. Enchères et gestion publique, Rapport pour le Conseil d’Analyse Économique (CAE). Paris : éditions M.Mougeot et E.Cohen, La documentation française.

• Campagnac, E., Deff ontaines, G. (2012). Une analyse socio-économique critique des PPP. Revue d’économie industrielle, 140 | 4e trimestre.

• Gobe, E. (1997). Égypte. Les hommes d’aff aires et l’État dans le capitalisme de l’infi tâh (1974-1994). Monde arabe Maghreb-Machrek, nº156, avril/juin.

• Hibou, B., Tozy, M. (2000). Une lecture d’anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit. Revue Tiers Monde, tome 41, n°161. Corruption, libéralisation, démocratisation (sous la direction de Jean Cartier-Bresson), pp. 23-47.

• Hibou, B. (1998). Retrait ou redéploiement de l’État ? Critique internationale, vol. 1, p. 151-168.

• Perrin, S. (2002). Les entrepreneurs marocains : un nouveau rôle social et politique face au Makhzen ? Genève : Mémoire de diplôme d’études approfondies (DEA).

• Yvrande-Billon, A. (2008). Concurrence et délégation de services publics. [Quelques enseignements de la théorie des coûts de transaction]. Revue française d’économie, vol. 22, n°3, pp. 97-131.

6. Yvrande-Billon, A. (2008). Concurrence et délégation de services publics. [Quelques enseignements de la théorie des coûts de transaction]. Revue française d’économie, vol. 22, n°3, pp. 97-131.

7. Caillaud, B. (2001). Ententes et capture dans l’attribution des marchés publics. Enchères et gestion publique. Rapport pour le Conseil d’Analyse Économique (CAE). Paris : éditions M.Mougeot et E.Cohen, La documentation française.

AMBIVALENCES DE LA RENTE, ENTRE DÉNONCIATION ET DÉSIR par Kamal Mesbahi Professeur d’économie et de science de gestion, Université de Fès

Page 61: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

121 | Economia 2015-2016120 | Economia 2015-2016

a rente naît et se développe de manière opaque, discriminatoire : barrières à l’entrée élevées, dérogations multiples, licences octroyées, formes contractuelles répétitives de gré à gré, cessions, opérations en bourse, privatisations, formes de partenariat public-privé… La création et distribution de rentes sont une gestion du pouvoir, voire un attribut de celui-ci.

L

La prévalence de la recherche de rente au Maroc ne date pas d’hier1. C’est une construction ancienne structurant en profondeur l’économie et imprégnant de larges pans d’un « capitalisme de copinage »2, dont la recherche de l’efficacité ne constitue pas sa marque de fabrique. Les multiples distorsions ainsi créées freinent la dynamique de l’économie nationale dont la croissance est bridée et le processus de transformation structurelle retardé. Distorsions en grande partie dues à la forte présence économique de l’État et aux larges pouvoirs discrétionnaires de son administration, carrefour obligé de flux financiers, de projets économiques et de multiples autorisations et décisions, comme porte d’entrée à la création de richesse. Des secteurs entiers de l’économie dépendent principalement des commandes directes ou indirectes de l’État, ce qui représente désormais l’équivalent de 24% du PIB. Or, à chaque fois que les fonctions de l’État sont élargies au plan économique, la régulation est défaillante, la responsabilité et la redevabilité des institutions faibles ; le risque de détournement rentier reste grand. La rente en soi n’est pas une cause, elle est le résultat d’un fonctionnement

institutionnel qui n’encourage pas la prise de risque entrepreneurial. Vouloir réduire le champ de la rente revient à interroger le cadre institutionnel et politique qui le couve, le favorise et le reproduit.

Souvent condamnée, mais fortement désirée, la rente est une composante de notre quotidienneté. Plus habitués à réclamer les discrètes vertus de la rente qu’à faire face au risque de la concurrence, nous portons en nous, d’une certaine manière, cette ambivalence. Réclamer une rente devient un droit, au point où le gain individuel ou catégoriel qu’elle exprime est présenté, à tort, comme relevant de l’intérêt collectif et défendu comme tel. La création et distribution de rentes sont un moyen de gestion du pouvoir, voire un attribut de celui-ci. La rente permet de l’accumuler par strates, de le conserver et de le légitimer en contrepartie d’un partage d’espaces de représentation qui génèrent, à leur tour, des positions, des gains et des statuts sociaux enviés, devenant eux-mêmes créateurs de rentes. La rente appelle la rente, selon un cycle inflationniste amplifié par le mot d’ordre : « Pourquoi pas moi ? ».

AMBIVALENCES DE LA RENTE, ENTRE DÉNONCIATION ET DÉSIR

Il nous semble que l’analyse ne devrait pas occulter ce fait social qui colle à la rente, comme il colle à la corruption. L’une est la béquille de l’autre3. L’analyse de la rente telle qu’elle fonctionne au Maroc gagnerait à être moins un effet d’annonce et plus sereine4. Elle doit se faire dans le contexte qui est le sien autour de paramètres clairs, de droit et de fait.

La rente, une exception devenue règle

On ne peut prétendre construire un consensus de progrès autour du partage de la rente et de positionnement au sein des multiples sources de sa création. Telle qu’elle fonctionne et non telle qu’elle se pense, la rente demeure un fait lourd de l’économie politique marocaine. Transversale dans sa structuration et opaque dans ses attributions, elle œuvre pour reproduire, sous le parapluie de l’État/administration, avec ou sans soubassement juridique, des formes d’accès privilégié à des sources d’enrichissement. Dès lors qu’elle devient systémique et participe de la régulation des liens sociaux, elle échappe à l’analyse conventionnelle, du moins sous sa catégorie de rente6.

L’analyse économique nous fournit une classification des différents types de rente : la rente absolue, résultant d’un dysfonctionnement du marché final, généralement un monopole ou un quasi-monopole ; la rente différentielle suite à une disparité des coûts de production. Entre les deux apparaissent d’autres formes de rente, notamment celles résultant d’ententes entre agents économiques qui ont des contacts dont la nature n’entre pas dans une relation commerciale normale et qui passent un accord au détriment d’un tiers, les consommateurs. On commence aujourd’hui à mesurer l’ampleur de ces pratiques génératrices de rentes importantes dans plusieurs secteurs de l’économie, et qui économiquement sont beaucoup plus insidieuses7. D’autres formes de rente voient le jour (conjoncturelles ou durables, visibles et invisibles, rente de fonction, rente de représentation, rente de statut, rente de nomination, rentes légales et illégales, rente d’abus de biens publics…) et se conforment au fonctionnement institutionnel, économique et social en vigueur dans notre pays.

L’économie est ce que sont les institutions. Elle fonctionne à leur image, décode leurs signaux et s’adapte à leur évolution. Le marché est ce qu’est le droit et l’économie de marché se

Si la rente, au-delà de sa contingence, constitue une catégorie analytique de l’économie politique, l’expression d’ « économie de rente » ne l’est pas tout à fait. C’est plutôt un « transfuge » de la science politique qui a pris racine afin de décrire « politiquement et géographiquement » la tendance lourde de la création des richesses et de leur répartition dans des pays nommément désignés, en particulier ceux détenteurs de ressources naturelles abondantes. Il est donc recommandé d’user de cette appellation avec prudence. Quoi qu’il en soit, parler de rente ou d’économie de rente, c’est souvent désigner un état de fait, un dysfonctionnement, une externalité négative mesurable, une perte sociale, un mécanisme institutionnel permissif et des bénéficiaires. C’est également accompagner la notion par d’autres qui la consolident, facilitent ses manifestations et lui seraient connexes5.

Parler de rente, c’est souvent désigner une externalité négative mesurable, une perte sociale, un mécanisme institutionnel permissif et des bénéficiaires

1. La première attribution d’agrément de transport date de 1942 en faveur de la société Maroc Express, celle de la société marocaine des Transports Laghzaoui date de 1945, et celle de la CTM- LN date de 1949. Voir le listing publié par le ministère de l’Équipement et des Transports.

2. L’expression est empruntée à la Banque mondiale qui la définit comme « un terme qui décrit une économie dans laquelle la réussite dans les affaires dépend des relations étroites entre les hommes d’affaires et les responsables gouvernementaux. Cela peut se traduire par le favoritisme dans l’obtention d’autorisations légales, les subventions gouvernementales et les allégements fiscaux ou d’autres formes d’interventionnisme étatique ». Voir : La Révolution inachevée : créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens. (2014, mai). Revue des politiques de développement. Groupe de la Banque mondiale. Encadré 3.1, p.117.

3. Alain Morice affirme que « partout où il y a rente à répartir, les germes de la corruption sont présents et les prédateurs potentiels de cette rente sont mis en concurrence ». Dans : Corruption, loi et société : quelques proposition. (1995, janvier-mars). Revue Tiers Monde, 141, p. 50. À consulter également : Akesbi, Azzedine (2009). La corruption endémique au Maroc. Béquille de l’économie de rente. Revue Critique économique, n° 24, 113-132, Rabat.

4. Un goût d’inachevé est resté palpable suite à la publication des listes d’agrément de transport et celles des carrières. On a plus insisté sur le voyeurisme et une prise de parole populiste, alors que le vraie question à poser consistait à différencier entre la qualité et nature des bénéficiaires, entre personnes privées et personnes morales, à améliorer l’accès à l’information et construire sur de nouvelles bases juridiques, avec transparence, égalité des chances, respect de cahiers de charges, contrôle et sanction.

5. Les instances économiques prévues par la nouvelle constitution « […] sont chargées de garantir la liberté d’entreprendre et les conditions d’une concurrence loyale, ainsi que la mobilisation des dispositifs de moralisation de la vie publique et des moyens de lutte contre le monopole, les privilèges indus, l’économie de rente, la gabegie et la corruption ». Discours du Trône du 30 juillet 2011. 

6. Difficile d’expliquer la rente telle qu’elle se décline au Maroc à travers les catégories théoriques de Smith, Malthus ou Ricardo. Par contre, la démarche suggérée par Ricardo est duplicable. Pour lui, s’attaquer à la rente foncière, c’est s’attaquer aux conditions qui la génèrent, autrement dit les Corn Laws (lois sur le blé).

Page 62: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

123 | Economia 2015-2016122 | Economia 2015-2016 : AMBIVALENCES DE LA RENTE, ENTRE DÉNONCIATION ET DÉSIR

développe plus et mieux dans un cadre juridique clair, prévisible et stable sur la durée. Sous l’angle économique, la loi est censée assurer pour tous les intervenants les mêmes droits et obligations, en particulier à travers la mise en concurrence et l’efficacité des instances de régulation. Cette égalité devant la loi structure le respect des contrats, installe la confiance, dépersonnalise et protège les échanges, crée de la valeur sociale et distribue des revenus.

Par contre, plus l’inégalité en droit est grande entre acteurs économiques, moins il y a de marché efficient, mauvaise est l’allocation des facteurs de production, faible est leur rendement, marginal est leur impact8. Quant à la rente, elle naît et se développe à l’abri de la concurrence, de manière opaque, discriminatoire et dans des marchés de biens ou services non contestables (barrières à l’entrée élevées, faveurs ciblées, décisions orientées, contraintes réglementaires comme prélude à la rente, asymétrie parfaite de l’information, dérogations multiples, licences octroyées, formes contractuelles répétitives de gré à gré, cessions, opérations en bourse, privatisations, formes de partenariat public-privé, rubrique de la commande publique9, etc.). L’économie de marché fait référence à la règle et se consolide par la prise de risque et l’innovation, alors que la rente s’inscrit dans l’exception et les faveurs, crée de la connivence, engage des ressources pour éviter le risque et innove dans les mécanismes multiples de recherche de rente.

La rente, un carrefour d’enjeux multiples

Il n’est pas toujours aisé de tracer avec précision les lignes de démarcation entre enjeux politiques et enjeux économiques au Maroc. Les liens ne sont pas toujours clairs et la frontière mouvante. Tout en s’inscrivant dans le cadre d’une « économie libérale, ouverte, transparente et concurrentielle », ces enjeux œuvrent à sauvegarder les conditions de reproduction des niches de rente qui ne favorisent pas l’agrégation des préférences et orientent l’arbitrage entre des intérêts économiques parfois divergents. Un tel scénario serait une contrainte supplémentaire pour une croissance économique solide et inclusive. Par ailleurs, la prolifération d’agences dédiées, de fonds de financement indépendants, d’entreprises publiques aux prérogatives étendues, d’administrations tentaculaires pouvant, à tort ou à raison, faciliter ou bloquer des flux marchands et financiers, sont autant de facteurs de création et de redistribution d’espaces de rente.

On peut définir l’économie de rente comme un système permettant au pouvoir politique de créer et d’attribuer, souvent légalement (loi, décret, circulaire), à des personnes physiques ou morales des privilèges qui leur permettent, à l’abri de la concurrence, de capter une source de création de richesse dont l’origine n’est pas arbitrée par le marché. Derrière l’octroi de ces privilèges se profilent des choix politiques

correspondant à des raisons différenciées, conjoncturelles ou durables. La rente prend naissance dans un périmètre encadré par l’intersection des enjeux politiques et les attributs de « richesse » que ces enjeux facilitent. De ce point de vue, elle ressemble à l’économie de corruption10, définie comme « un phénomène d’échange occulte et d’influence réciproque entre les sphères politique, administrative et économique ». Fréquemment, les montants qu’engage celle-ci correspondent à des dépenses de recherche de rente. Ces dépenses comme « achats de privilèges » sont d’autant plus grandes que la rente est lucrative et les prétendants à la rente nombreux (pêche hauturière, mines de métaux rares, licences d’import exclusives…).

Une économie bridée par la rente

La rente est source de richesse pour ceux qui la détiennent et source de pouvoir pour ceux qui la distribuent. Elle prend la forme d’un arrangement relationnel négocié régulant le système politico-administratif. À l’image du monopole, dès que la rente s’érige durablement comme mode de gestion politique, elle permet de servir et de se servir. Elle crée de ce fait un pouvoir de marché, érige des barrières à l’entrée durables et installe un système d’abus de position dominante. En se multipliant, les rentes deviennent la règle d’un fonctionnement économique et social implicitement admis, recherché et rémunéré. Ce fonctionnement produit des distorsions mesurables sur la collectivité, crée de la connivence entre espace politique et espace économique, fait de l’opacité une règle de conduite, freine la compétitivité, annihile l’impact des lois et des réglementations11, gaspille des ressources rares (le cas de l’eau, du poisson, du foncier, du sable, de la forêt comme exemples non exhaustifs), et impacte négativement la redistribution des revenus.

Le coût global de cette captation de richesses au détriment d’autres biens est un manque à gagner pour la collectivité. La rente est doublement condamnable. D’une part, par

Transversale dans sa structuration et opaque dans ses attributions, la rente œuvre pour reproduire, sous le parapluie de l’État/administration, des formes d’accès privilégié à des sources d’enrichissement

Dès que la rente s’érige durablement comme mode de gestion politique, elle permet de servir et de se servir

rapport à son existence, dans la mesure où elle s’inscrit dans l’exception et constitue une entorse à la norme et, d’autre part, par rapport aux distorsions qu’elle crée dans le circuit économique : effet d’éviction, renchérissement des prix des facteurs, orientation de flux d’investissements vers des secteurs spéculatifs créateurs de rareté artificielle, forte action de lobbying en faveur de dispositions fiscales, de subvention, de lois, de règlements et autres procédures particulières.

En un mot, les multiples rentes qui quadrillent l’économie marocaine coûtent économiquement cher au pays et renforcent les comportements opportunistes chez les agents économiques. Par exemple, la perspective de profits conséquents permis par la rente, quelle que soit sa source, va pousser d’autres entreprises à dépenser des ressources réelles de recherche de rente pour obtenir les mêmes situations/privilèges, les mêmes dérogations, les mêmes faveurs12. Cette dépense de ressources et de temps va s’ajouter à la perte sociale dans la mesure où elle aurait pu être affectée plus efficacement. C’est à ce niveau également qu’il va falloir analyser le manque à gagner en termes de croissance et de développement. La tendance spéculative et l’informalité grandissante des activités prennent progressivement le dessus sur un fonctionnement économique sain, transparent et efficient, dans lequel les interrogations autour des questions de légitimité et d’efficacité de l’obligation de rendre des comptes doivent devenir primordiales et figurer en bonne place dans l’agenda politique, après avoir figuré dans le texte constitutionnel

7. Le Conseil de la concurrence a réalisé d’importantes études sur cette question pour mesurer les niveaux de concurrentiablité : secteur bancaire, téléphonie, secteur des médicaments, livres scolaires, grande distribution, ciment, huiles de tables, etc. Autant de cas où le niveau de concentration calculé suggérait l’existence d’une « entente » entre intervenants. Par exemple pour le secteur bancaire, sur la période 2005-2013, 4 opérateurs sur 19 représentaient 74% des parts de marché, ce qui correspond à une structure fortement concentrée selon les ratios habituels (CR4, CR10, IHH) de mesure de concentration, avec en prime l’État comme premier actionnaire du secteur, puisqu’il contrôlait 7 banques sur les 19 !

8. « Il est nécessaire de passer d’une économie de rente, axée sur les activités primaires, à un cadre qui favorise l’investissement privé producteur de richesses et d’emplois et qui garantit la transparence et le respect des règles de saine concurrence ». Rapport du Conseil économique, social et environnemental. (2013, octobre). Nouveau modèle de développement pour les provinces du Sud, p. 17.

9. « Une enquête réalisée pour le compte de l’association Transparency Maroc, auprès d’un échantillon de 400 entreprises, révèle que seulement 10% de celles-ci participent de manière régulière aux marchés publics et près de 60% jugent que les procédures correspondantes sont complexes, coûteuses et entachées de corruption ». Rapport du Conseil économique, social et environnemental. (2012, août). La Commande publique, levier stratégique de développement économique et social, p.14.

10. Voir : Cartier-Bresson, Jean (2008). Économie politique de la corruption et de la gouvernance. Paris : L’Harmattan.

11. Il en est ainsi par exemple du cas des dérogations en matière d’urbanisme depuis au moins 2003. La généralisation de la pratique dérogatoire remet en cause les grandes orientations et les dispositions des documents d’urbanisme. Ainsi, les documents d’urbanisme perdent toute leur force de loi et se réduisent à de simples documents consultatifs. Par ailleurs, « les apports économiques réels du système de dérogation sont largement en deçà des objectifs annoncés », selon le Rapport du Conseil économique, social et environnemental. (2014). Étude d’impact des dérogations dans le domaine de l’urbanisme. Saisine, n° 11. Rabat.

12. Le secteur de l’immobilier est un cas à part entière. Les multiples dérogations qui l’ont boosté, les exonérations fiscales scandaleuses qui ont tendanciellement augmenté ses surprofits, la création artificielle de rareté grâce à la mise à sa disposition, à prix bas, de terrains urbains et périurbains spéculatifs, sont autant d’éléments qui semblent ne pas avoir amélioré la qualité de sa gouvernance qui, à côté il est vrai d’un retournement de conjoncture, explique les sérieux problèmes qui le traversent. Il semblerait que la rente est mauvaise conseillère en termes de vigilance managériale.

Page 63: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

125 | Economia 2015-2016

Propos recueillis par Bachir Znagui,

Journaliste et consultant, Cesem-HEM

DR

Branko MilanovicÉconomiste, Banque mondiale

Branko Milanovic La question des inégalités vous passionne depuis longtemps. En 2002 déjà, vous aviez fait une analyse selon laquelle 78% de la population mondiale sont pauvres, 11% sont des riches et seulement 11% relèveraient de ces fameuses classes moyennes (selon la distribution des revenus par rapport aux dépenses nationales). Comment en êtes-vous venu à étudier cette question ?

Mon intérêt pour le sujet des inégalités remonte à plus de trente-cinq ans, quand j’étais étudiant en Yougoslavie. J’étais toujours intéressé par les questions d’ordre social. Puis, lors de mes études universitaires, je me suis passionné pour les statistiques. On travaillait beaucoup sur les questions de distribution. C’est là où j’ai appris, pour la première fois, des choses au sujet du coeffi cient de Gini, Pareto ou de la distribution log-normale1. Finalement, je me suis rendu compte que mes deux passions se rencontraient sur la question des inégalités. C’est une question complexe : c’est l’art de confi gurer la distribution des revenus et d’élaborer de manière habile des questions très techniques les concernant, et c’est vraiment ce qui m’a attiré au début vers cette thématique.

Quelle est votre propre défi nition du concept « d’inégalité » ? J’ai constaté que vous êtes allé jusqu’à faire des recherches en histoire pour examiner la question. Pourriez-vous nous décrire le processus d’émergence de votre approche ?

Encore une fois, il faut préciser les choses. De nombreuses inégalités existent. Dans mes travaux, je me suis préoccupé surtout des inégalités de revenus. Bien sûr, ce n’est pas la seule inégalité, il y a aussi l’inégalité des richesses, encore plus grande que celle des revenus (le revenu, c’est ce que reçoit un individu pendant une durée déterminée ; la richesse, c’est ce qu’il possède sous toutes les formes fi nancières et autres à un moment déterminé). Puis, il y a aussi les inégalités raciales, de genre, d’accès à l’éducation…

Entretien avec

Des inégalités et des rentes

ranko Milanovic est un économiste dont le parcours est tellement riche qu’il serait illusoire de cerner tous les aspects de ses travaux en ces quelques lignes. Il est reconnu cependant sur le plan international comme étant le spécialiste des inégalités, pas toutes, tient-il lui-même

à le préciser, mais plus spécifiquement les « inégalités de revenus ». Son parcours de recherche a accompagné le processus de globalisation sur une période décisive de son déploiement, ce qui lui a permis de développer son concept majeur : « L’inégalité globale ». Branko Milanovic a été, pendant de nombreuses années, un expert en développement à la Banque mondiale. Dans son livre publié en 2011, Les nantis et les démunis, il raconte comment l’inégalité entre les pays était beaucoup plus grande que les inégalités en leur sein. Il démontre que 60% du revenu d’une personne est déterminé par l’endroit où elle est née. L’équipe d’Economia a jugé utile dans ce dossier de faire appel à lui pour explorer les liens entre inégalités et rentes dans le contexte de la globalisation.

B« Les sphères de décision

sont en train de se globaliser et se font hors des États et des

Nations »

Le recours à l’histoire est nécessaire. L’histoire nous apporte des réponses sur les évolutions des inégalités. S’intéresser aux inégalités de revenus sur une trentaine d’années est très riche en enseignements. Pendant très longtemps, on n’avait pas beaucoup d’informations sur ce qui était arrivé dans beaucoup de pays au début du XXe siècle, au XIXe siècle et encore moins avant. Actuellement, l’histoire économique a fait d’énormes progrès et on peut aujourd’hui analyser ces questions sur une plus longue durée, ce qui ouvre des champs nouveaux de recherche et permet de poser de nouvelles problématiques de grande importance. Par exemple, les inégalités répondent-elles ou non à des cycles ? Qu’est-ce qui ferait augmenter ou réduire les inégalités dans la durée ? Si on arrivait à comprendre ce passé-là, il serait possible de trouver des réponses pour le présent et le futur. Par ailleurs, la question des inégalités est une question sociale et, pour les comprendre, il faut également les situer dans leur contexte social.

Dans vos analyses des inégalités et de la pauvreté, vous avez donné beaucoup d’importance au facteur spatial. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette localisation ? Vous évoquez dans vos travaux le concept de « global inequality ». Pourquoi avez-vous privilégié ce concept ?

Le contexte spatial des inégalités m’a interpellé à travers mon intérêt pour l’inégalité globale. Autrement dit, il s’agit d’étudier des inégalités entre pays, entre individus qui vivent dans des pays diff érents (c’est le cas de l’Europe, pris dans le sens de l’Union européenne), mais aussi une diff érence entre individus vivant au sein d’un même pays, selon les régions (c’est le cas notamment de la Chine où, même aujourd’hui, les diff érences entre régions sont énormes).

L’inégalité globale, l’inégalité entre les citoyens du monde, est à un niveau le plus élevé, ou presque, de l’histoire : après la Révolution industrielle, certaines classes, et puis certaines

1. Il s’agit de notions statistiques utilisées pour mesurer l’inégalité des revenus dans un pays.

Page 64: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

127 | Economia 2015-2016126 | Economia 2015-2016

Nations, sont devenues riches et les autres sont restées pauvres. Grâce aux taux de croissance importants en Chine et en Inde, il se peut que nous commencions à voir un déclin de l’inégalité globale. Mais ce n’est pas sûr et l’on ne devrait pas oublier que d’autres pays pauvres et populeux n’ont pas eu beaucoup de croissance économique. Avec la croissance de leur population, il se peut que l’inégalité globale soit poussée vers le haut.

Comment abordez-vous l’analyse des inégalités faite par Thomas Piketty ?

Le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, est une œuvre charnière très importante par le fait qu’il a réuni dans sa démarche trois parties de l’économie qui, jusque-là, n’ont pas été ignorées par les économistes mais plutôt traitées isolément. Il s’agit tout d’abord de la théorie de la croissance et les fonctions de la production ; puis, la distribution fonctionnelle entre le capital et le travail et, enfin, la distribution des revenus entre individus. Ces aspects étaient traités par les économistes séparément, jamais ensemble. La deuxième

contribution de Piketty est d’avoir aussi travaillé sur le temps au travers de la production de données sur une dizaine de pays, et ce, sur un siècle. C’est vraiment un grand travail.

Mais on peut relever certaines choses qui pourraient constituer des faiblesses ou critiques dans cette grande œuvre, tel le fait d’avoir laissé de côté la Chine et l’Inde, c’est-à-dire une partie importante de l’Humanité sur laquelle il n’y a pas beaucoup de données dans son livre. Il y a aussi une question très technique : le capital productif et celui de la richesse ont été traités de manière équivalente. Or, la différence entre les deux, c’est surtout l’habitat (le logement). On sait que le logement a beaucoup augmenté en valeur sur les vingt ou trente dernières années. Considérer la richesse et le capital comme une seule et même chose pose problème.

Les pays de MENA sont une illustration de sociétés et économies très inégalitaires. Un rapport de la Banque mondiale, rendu public en automne 2014, met en évidence les effets négatifs provoqués par les privilèges accordés aux entreprises liées aux pouvoirs politiques et recense les distorsions qu’elles entraînent. La question des effets nocifs des systèmes rentiers sur les économies de cette région est ainsi prouvée. Que pensez-vous de ce lien ?

La rente est un terme souvent employé à tort et à travers, c’est pour cela que je tiens à plaider pour une vigilance dans l’usage des concepts. Il y a bien sûr dans l’économie agraire la rente foncière qui constitue la source principale de richesse, mais je ne pense pas que c’est d’elle dont vous me parlez. Je présume que vous entendez peut-être par là, d’un point de vue économique, que la rente est perçue comme une distribution par laquelle certaines gens reçoivent des revenus avantageux alors que les autres ne vont pas en avoir. Les rares privilégiés parviennent à ces avantages grâce à des connexions et à la constitution de clientèles, les autres sont laissés pour compte.

Par l’examen des cas de pays suivants (Bulgarie, Hongrie, Pologne, Russie et Slovénie) sur la période de 1987-95, vous avez relevé que la transition économique et politique se traduit par une aggravation des inégalités économiques et socio-économiques. En relation avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, peut-on parler encore de transitions (Moyen-Orient, Afrique) ? Y a-t-il aujourd’hui des couches sociales bénéficiaires ? Lesquelles ? Où sont-elles ?

À l’époque, la transition signifiait le passage de certaines économies planifiées à des économies de marché. Cela s’est terminé il y a longtemps. Aujourd’hui, le terme de transition ne veut plus rien dire pour la plupart des pays de l’Europe de l’Est. Il n’y a plus vraiment un secteur d’État important sauf, peut-être, quelques exceptions pour des pays producteurs de pétrole car, là bien sûr, il y a toujours un rôle étatique important. Mais si la question, dans le sens des revenus et de standing de vie, est de savoir si ces transitions ont été ou non un succès, je réponds alors par la négation. En effet, si on entend cette transition comme une convergence avec des taux de croissance des pays riches pour réduire le décalage avec les pays de l’OCDE, cela ne s’est pas produit pour la plupart des pays. Seules trois contrées ont vu cette convergence se réaliser : la Pologne, l’Estonie et l’Albanie. En termes de population de cette région, il s’agit de 10% seulement. D’un point de vue économique, la transition n’était pas un succès.

La pauvreté et la précarité posent le problème de la distribution, autrement dit, la répartition des revenus. Pour de nombreux économistes de notre région, c’est un des lieux privilégiés de la rente, et vous avez écrit : « The main “inequality extractors” today are not (within)-national elites, but an elite which is basically composed of the citizens of rich countries »2. Serait-il possible aujourd’hui de parler de rentes globalisées ?

Aujourd’hui, si on veut mener une campagne électorale, il faudrait beaucoup plus d’argent qu’il y a trente ou cinquante ans. Or, l’argent est détenu par des puissances économiques et ce sont celles-là qui vont le fournir aux candidats parmi les structures politiques, sous la condition de leur faire adopter et voter les politiques publiques et fiscales qui conviennent à leurs intérêts. C’est cela l’état des lieux en démocratie, et ailleurs aussi.

D’un autre côté, le système financier, comme part de la valeur ajoutée, est très important. Si vous observez la part de ce système dans le PIB il y a trente ans, vous constaterez qu’il ne représentait qu’une part insignifiante, soit autour de 2 à 3%, alors qu’aujourd’hui, pour un pays comme les États-Unis, c’est presque 10 à 15% de la valeur ajoutée et même davantage dans des localités comme New York ou Londres. Ces gens ont beaucoup d’argent et vous constatez que leur succès dépend des régulations qu’ils imposent dans le domaine des finances. Ils ont, bien sûr, intérêt à faire les régulations qui les arrangent et ils réussissent à le faire.

D’un point de vue économique, la rente est une distribution par laquelle les rares privilégiés parviennent à des avantages grâce à des connexions et à la constitution de clientèles, les autres sont laissés pour compte

La rente est un terme souvent employé à tort et à travers, c’est pour cela que je tiens à plaider pour une vigilance dans l’usage des concepts

Le phénomène n’est pas nouveau, il existait déjà. Cela a commencé dans les années 80 et, aujourd’hui encore, cela continue, notamment avec les traités du commerce de l’Atlantique et du Pacifique, qui ne sont pas en vérité des traités de commerce, mais portent sur la protection des patentes et sur la régulation financière. D’ailleurs, sur ces traités, le grand public est tenu totalement à l’écart des négociations ; il ne sait pas ce que contiennent les accords, c’est un secret. Je pense donc que ce système ultra-libéral et sans transparence continue et est en train d’être amplifié.

DES INÉGALITÉS ET DES RENTES

2. Les principaux extracteurs d’inégalités aujourd’hui ne se trouvent pas parmi l’élite nationale mais une élite essentiellement composée de citoyens de pays riches (Trad. Economia).

Page 65: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

128 | Economia 2015-2016 : DES INÉGALITÉS ET DES RENTES

Pourtant, on dit de ces régulations qu’il s’agit d’une quête de transparence.

Non. Je pense que, dans la situation présente, il n’y a pas de souci de transparence au niveau de l’économie mondiale, et que ce système où la régulation s’opère entre groupes fermés de personnes dans le secret absolu et laissant le grand public dans l’ignorance, démontre que les sphères de décisions sont en train de se globaliser et se font hors des États et des Nations.

Y a-t-il des bénéfi ciaires dans cette évolution ? Que dire par exemple des pays émergents ?

Lorsqu’on parle de ces pays, il faut réaliser qu’ils ne constituent pas un bloc homogène. Certains de ces pays ont bénéfi cié énormément de la globalisation, peut-être que certains d’entre eux ne sont plus des pays émergents − ou peut-être pas pour longtemps – car dans dix, quinze ou vingt ans, ils seront au niveau des pays développés. C’est surtout le cas des pays asiatiques : la Chine, mais aussi la Thaïlande, et même l’Indonésie.

La Chine aujourd’hui est au niveau du pays le plus pauvre de l’Union européenne mais si elle continue à évoluer en termes de croissance tel qu’elle l’a fait les années précédentes, elle sera bientôt au niveau de l’Union européenne.

Ainsi, certains pays dits émergents ont su bénéfi cier de la globalisation alors que d’autres l’ont moins bien fait, surtout en Afrique où il y a eu une faible convergence.

En somme, même le terme de pays émergents me semble aujourd’hui de plus en plus inapproprié.

Ne serait-il pas possible de faire une corrélation à travers ces mécanismes entre inégalités et fl ux des rentes (internes et inter–États) ?

Le terme de rente est utilisé de façon tellement abusive que j’hésite à l’employer. La rente économiquement parlant est un revenu qui n’est pas nécessaire pour le processus de production, c’est un revenu en plus. En clair, si vous ôtez la rente, la production restera la même, c’est l’idée principale en théorie économique. Par exemple, on peut parler de la rente pour des revenus très élevés dans le sens où vous n’auriez pas de changement de comportements des gens si les revenus étaient moins élevés. Prenons, par exemple, un athlète qui reçoit dix millions de dollars, et imaginons que vous lui donniez neuf millions de dollars, il ne changera pas pour autant son comportement. C’est une question de quantité, la rente ne commence qu’à un certain point.

Il m’est arrivé de parler dans mes travaux de « rente de citoyenneté ». Cela veut dire que si vous êtes né dans un pays riche, ayant la même qualifi cation et fournissant le même eff ort qu’une autre personne née dans un pays pauvre, vous aurez un revenu beaucoup plus important que lui et, d’un point de vue global, cette diff érence est une rente. Je ne dis pas que cette rente doit être éliminée, elle ne peut pas l’être pour de multiples raisons mais, d’un point de vue économique, c’est un revenu, très important

BIOGRAPHIE

Branko Milanovic est un économiste américain d’origine yougoslave. Spécialiste du développement et de l’inégalité, il est depuis janvier 2014 professeur invité à la City University de New York Graduate Center et chercheur principal affi lié à la Luxembourg Income Study (LIS). Il était économiste dans le département de recherche de la Banque mondiale, professeur invité à l’Université du Maryland et à l’Université Johns Hopkins. Il est l’auteur du premier ouvrage évaluant l’inégalité du revenu mondial entre les individus («Economic Journal», janvier 2002). et l’auteur en 2011 de Les nantis et les démunis, un livre d’essais sur la répartition des revenus dans le monde.

Page 66: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

Fatima MERNISSI

KIOSQUE

Page 67: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

133 | Economia 2015-2016132 | Economia 2015-2016

FATIMA MERNISSIEnvolée hors de la cour du harem vers le vaste monde

Sociologue, militante féministe,

intellectuelle humaniste et soufie,

Fatima Mernissi s’est éteinte le

30 novembre dernier. Hommage.

Fatima MERNISSI

« La vie d’une femme est une suite de pièges. Je ne veux pas que ma fille pense à s’envoler sans intégrer dans son désir de changer le monde un bon plan d’atterrissage », lui disait sa mère. Sa grand-mère Yasmina ajoutait : « Tu deviendras une dame moderne, instruite. Tu réaliseras le rêve des nationalistes. Tu apprendras les langues étrangères, tu auras un passeport, tu liras des milliers de livres et tu t’exprimeras comme une autorité religieuse. » Fatima Mernissi témoignait dans Rêves de femmes : une enfance au harem (Le Fennec, 1997) de ce désir d’émancipation qui a baigné son enfance. « Quel bien peut-on faire pour son pays, enfermée dans une cour ? », s’exclamait sa mère qui souffrait de son enfermement, des privations d’intimité et d’instruction et pour qui le bonheur, c’était de « se déplacer et de créer, de se mesurer aux autres, de les défier, sans risquer cependant d’être rejetée ». Ce livre plein d’humour et de finesse, qui raconte du point de vue

depuis les sultanes mameloukes Radia et Chajarat ad-Dur, les khatuns mongoles, les reines de Saba… Et de conclure : « C’est en opposant la notion si négative du peuple-‘amma à celle si positive du peuple citoyen éminemment occidentale, qu’on réalise pourquoi tout débat sur les droits de la personne est en fait un débat obscène qui ne peut être formulé qu’en terme de voiles, de hijab, c’est-à-dire de seuils à interdire et de limites à protéger. » Fatima Mernissi approfondit cette réflexion dans Le harem politique : le Prophète et les femmes (1992). À ceux qui brandissent le hadith : « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses a�aires à une femme », elle rappelle, littérature religieuse à l’appui, que l’Islam voulait instaurer une communauté où hommes et femmes discuteraient des lois de la cité. Et elle brosse en détails l’histoire de la relégation des femmes. Elle évoque le poids de la colonisation, la crise d’identité des peuples musulmans et la montée du fondamentalisme, mais rappelle aussi le rôle de penseurs comme Ahmed Amine, et Qacem Amin pour qui la libération des femmes était la condition d’un renouveau de la umma.

Réhabiliter les grandes figures féminines

Pionnière du féminisme, Fatima Mernissi a consacré ses premiers travaux à démonter les codes patriarcaux. Sexe, idéologie, Islam (1985) retrace l’histoire, depuis les débuts de l’Islam, des règles morales, politiques et religieuses qui encadrent la condition féminine au Maroc. Al-jins ka handasa ijtimâ‘iyya (Le Fennec, 1987), tiré de sa thèse, Beyond the veil, abordait le sexe comme une construction sociale. C’est le thème du harem que Fatima Mernissi s’est surtout attachée à déconstruire. Le Maroc raconté par ses femmes (SMER, 1984), augmenté en Le monde n’est pas un harem (Albin Michel, 1991), donnait la parole aux témoins. Car qui dit harem dit pouvoir, et c’est en sociologue et en militante de la cause féminine que Fatima Mernissi tenait à décrypter ces enjeux. La violence du rejet de l’accession de Benazir Bhutto au poste de Premier ministre du Pakistan en 1988 lui inspire Sultanes oubliées, femmes chefs d’État en islam (Le Fennec, 1990), pour démonter l’idée que jamais État musulman ne fut dirigé par une femme. Elle analyse la notion de souveraineté et donne de nombreux exemples de femmes de pouvoir,

d’une petite fille les enjeux de pouvoir noués au sein du harem, entre hommes et femmes et surtout entre femmes, a connu un triomphe : plus de 40 000 exemplaires vendus au Maroc, traduction dans 25 langues…

Depuis son enfance, Fatima Mernissi n’a cessé de lutter contre ces hudud imposées aux femmes, les laissant terrassées par les crises de hem provoquées par la tyrannie du collectif et de la hiérarchie. Contre tous ces seuils et ces frontières provoquées par les tabous, les préjugés et la peur, celle de l’autre, de la modernité. Forte de ces aïeules en lutte, elle a appris à observer, à comprendre, à se faire stratège pour conquérir sa liberté. Et c’est une œuvre profondément émancipatrice qu’elle a laissée, où elle a mis son inénarrable talent de conteuse au service de la transmission des idées au plus grand nombre. Nourrie des Mille et Une Nuits, de la culture orale, des traités de magie et autres ouvrages de la culture classique, imprégnée aussi des cultures anglo-saxonne et française, elle s’appuyait sur ces références pour remettre les idées dans leur contexte, lutter contre la mémoire sélective et rappeler à tous les principes de justice et de modernité.

Pionnière du féminisme, Fatima Mernissi a consacré ses premiers travaux à démonter les codes patriarcaux

Page 68: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

135 | Economia 2015-2016134 | Economia 2015-2016

FATIMA MERNISSI : ENVOLÉE HORS DE LA COUR DU HAREM VERS LE VASTE MONDE

D’autres ouvrages poursuivent ces réflexions dans une perspective comparatiste. Fatima Mernissi, qui enfant disait dans Rêves de femmes : « Comment ne pas être séduit par l’idée de passer d’une culture à l’autre, d’une personnalité, d’un code, d’une langue à l’autre ? », dialogue avec l’Occident. Dans Êtes-vous vacciné contre le harem ? texte-test pour les messieurs qui adorent les dames (Le Fennec, 1998), elle pointe les archaïsmes qui persistent sous le mythe de la modernité occidentale, à commencer par le fantasme du harem. Dans Le harem et l’Occident (Albin Michel, 2001), elle compare la version fantasmée d’un harem plein d’odalisques nues et incultes et celle, historique, de réclusion et de l’élaboration de stratégies de pouvoir, peuplées de figures résistantes qui, comme le souhaitait Al-Jâhiz au IXe siècle, plaidaient pour le ‘isq, un amour fait d’érotisme intense et d’affinités intellectuelles. Elle analyse ainsi les rapports entre les sexes dans les sociétés européennes et musulmanes, et ce qu’ils induisent comme vision de la femme « idéale », de la perception de soi et de la séduction. À l’enfermement spatial des unes, répond, comme le note l’essayiste française Mona Chollet dans Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones, 2012), « le harem de la taille 38 ». À l’heure de la mondialisation, cette veine comparatiste a permis à Fatima Mernissi de répondre à nombre

de préjugés liés à un certain orientalisme. Ainsi dans Islam et démocratie (Albin Michel/Le Fennec, 1992), écrit au lendemain de la première guerre du Golfe, où elle rappelait l’aspiration des Arabes à la démocratie depuis les Mu‘tazilites. Les Sindbads marocains, voyage dans le Maroc civique (Marsam, 2004), prenait prétexte de la figure mythique du marin pour faire l’éloge de la mobilité et de la créativité permise par les nouvelles technologies. Elle préparait aussi un livre sur la peur de l’islam (Why Islam scares the West ?) où elle développait une vision d’un islam cosmique, plein de spiritualité.

Une passeuse infatigable

Fatima Mernissi a marqué des générations par son insatiable curiosité et son attention à tout ce qui pouvait encourager les gens à s’émanciper. Aussi la société civile, dans laquelle elle militait, lui a-t-elle fourni de nombreuses pistes de réflexion. Dans Les Aït Débrouille (Le Fennec, 1997), elle analysait les rapports entre citoyens et pouvoirs publics dans le Haut-Atlas et soulignait le rôle des ONG rurales qui, en soutenant les groupes menacés de chômage et en prenant en charge les questions citoyennes, transforment le paysage politique.

FATIMA MERNISSI : ENVOLÉE HORS DE LA COUR DU HAREM VERS LE VASTE MONDE

Rêves de femmes : une enfance au harem (1997)

Le Fennec, 319 p., 20 DH

Les 50 noms de l’amour, le jardin des amoureux d’Al-Imam Ibn Qayyim al-Jawziyya

(avec calligraphies de Mohamed Idali, 2011)Marsam, 124 p., 120 DH

Journalistes marocaines, génération Dialogue (collectif, 2012)Marsam, 112 p., 60 DH

Les Aït-débrouille, ONG rurales du Haut-Atlas (2003)

Marsam, 128 p., 20 DH

Grande humaniste et profondément soufie, marquée par ses lectures d’Ibn Arabi et d’Al-Jâhiz, Fatima Mernissi se plaisait à revisiter le patrimoine musulman et les grands auteurs de la culture arabe classique pour y tirer des sources de modernité. Dans L’amour dans les pays musulmans à travers le miroir des textes anciens (Le Fennec, 1984), elle relisait Ibn Hazm pour parler d’amour, de séduction, de fantasmes, de l’art d’aimer des soufis, du mariage, et bien sûr, de la révolution. Dans Les 50 noms de l’amour, le jardin des amoureux d’Al-Imam Ibn Qayyim al-Jawziyya (avec calligraphies de Mohamed Idali, 2011, 124 p., 120 DH), elle faisait revivre ce classique du XIVe siècle, bestseller numérique, pour y souligner l’invitation au bonheur…

et fournisseur d’informations. « Qui est derrière la révolution arabe ? Mais c’est Schéhérazade digitale, idiot ! », s’exclamait-elle en introduction à Journalistes marocaines, génération Dialogue (Marsam, 2012), un hommage au Réseau des femmes journalistes, ces « Schérérazade modernes […] armées de nouvelles technologies » qui l’avaient tant fascinée. Dans Réflexions sur la « violence » des jeunes (Le Fennec, 2015), elle invitait à réfléchir sur la culture de l’image des jeunes et surtout sur leur façon, après les Printemps arabes, de manifester, en attirant spectaculairement l’attention, leur besoin de dignité. La petite fille qui regardait les étoiles du fond de la cour à Fès n’a depuis cessé de repousser les murs et les obstacles à une intelligence, sensible et avertie, d’un monde en perpétuel mouvement. Et de permettre aux autres, à leur tour, de déployer leurs ailes

Kenza SefriouiFatima Mernissi a également eu un rôle important dans le monde de l’édition au Maroc, puisqu’elle a participé au lancement de nombreuses collections de livres. Outre ses recherches personnelles, cette grande dame, dont la générosité était unanimement saluée, n’a cessé depuis 1982 d’animer des ateliers d’écriture pour encourager des jeunes à s’exprimer. De nombreux ouvrages ont ainsi vu le jour, sur les femmes dans les milieux associatifs, les anciens prisonniers politiques, etc. Dans l’introduction de ces livres, elle recadrait l’enjeu sociologique d’actualité en dialoguant avec un personnage nommé Kamal, spécialiste des Mille et Une Nuits, son confident

BIOGRAPHIE

Née à Fès en 1940 et élève de l’école du mouvement national, Fatima Mernissi a étudié la sociologie en France puis aux États-Unis, où elle a soutenu sa thèse en 1974. Éminente professeure à l’Université Mohammed V de Rabat, elle militait dans la société civile (Caravanes civiques, collectif Femmes, familles, enfants), a été membre du Groupe des Sages sur le dialogue entre les peuples et les cultures de l’Union européenne, et du Conseil d’université des Nations Unies. Elle a reçu le Prix Prince des Asturies en littérature en 2003.

Page 69: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

137 | Economia 2015-2016136 | Economia 2015-2016

Ali Benmakhlouf, philosophe spécialiste de logique, estime que les grands noms de la pensée classique, trop cantonnés aux études spécialisées, appartiennent de plein droit au patrimoine

de l’humanité et, en tant que tels, doivent être relus dans un dialogue avec la pensée contemporaine. Ainsi l’auteur propose-t-il, à travers une approche thématique, un rapprochement entre les travaux anciens et contemporains, afi n de déceler les points communs de doctrine et de méthode. Les Ibn Khaldûn, Al-Fârâbî et autres Al-Ghazâlî sont donc relus dans un dialogue avec Ali Abderrazek, Mohammed Arkoun, Muhsin Mahdi ou Mustapha Safouan, pour les penseurs arabes, mais aussi avec Michel Foucault, Henri Corbin, Jean Jolivet, Paul Ricoeur ou encore Paul Veyne.

Ali BenmakhloufPourquoi lire les philosophes arabes

Albin Michel, 208 p., 210 Dh

C’est un livre né d’une rencontre, celle du sociologue et économiste Alain Caillé et de l’anthropologue et juriste Jean-Edouard Grésy. Une rencontre improbable a priori mais qui qui a engendré un livre

généreux et original. C’est autour de la pensée de Marcel Mauss que se sont réunis les deux auteurs de ce livre intitulé La révolution du don. Il y est question de donner, recevoir et rendre. Le but de ce livre est d’exposer aux lecteurs/lectrices « les lois de l’e� cacité organisationnelle, respectueuse de la dignité des salariés, en montrant comment elles s’étayent sur un substrat anthropologique », celui de la conception des rapports humains reposant sur le don/contredon. Il ne s’agit pas dans ce cadre de tenir des comptes ou un rapport de réciprocité mais bien d’équilibre et de pérennité des rapports, visant l’équité.

Alain Caillé et Jean-Edouard GrésyLa révolution du don

Le Seuil, 249 p., 238 Dh

Jeremy Rifk in nous livre dans La nouvelle société du coût marginal zéro son analyse de l’évolution des économies et des sociétés ; évolution mue par l’avènement, notamment, de l’internet des objets, les principes de

l’économie de partage, et les imprimantes 3D qui révolutionnent les façons de produire. À l’origine de ces ruptures qui permettent au consommateur de devenir un prosommateur, c’est-à-dire un être à la fois consommateur et producteur, capable de devenir producteur d’information, de culture et d’objets, l’auteur relève la brèche qui s’est ouverte entre le diktat de la propriété privée et d’un État qui contrôle tout. Cet espace permet en eff et d’ériger une communauté de partage (les communaux collaboratifs). C’est pour Rifk in tout un nouveau système économique qui entre dans la scène mondiale du capitalisme.

Jeremy RifkinLa nouvelle société du coût marginal zéro

Les liens qui libèrent, 509 p., 325 Dh

I l n’avait existé que dans les studios de la Warner Bros, lors du tournage du fi lm de Michael Curtiz, Casablanca, sorti en 1942. Depuis 2004, le Rick’s Café est une réalité à Casablanca, grâce à la volonté de fer de

Kathy Kriger. Cette femme d’aff aires, qui avait tenu une agence de voyages avant de se lancer dans la diplomatie et avait été conseillère commerciale au consulat des États-Unis à Casablanca, a en eff et eu ce rêve d’ouvrir « un "vrai" Rick’s Café ». Mais du rêve à la réalité, c’est un véritable parcours du combattant qu’elle a mené avec obstination. Ce livre, d’abord écrit en anglais à destination d’un public anglophone, puis adapté en français sans épargner au lectorat marocain certaines généralités, est le témoignage brut d’une entrepreneuse aux prises avec les réalités économiques et sociales du Maroc.

Kathy Kriger, adapté de l’anglais par Jean-Pierre Massaias et Natasha Bervoets

Le Rick’s Café donne vie au fi lm légendaire CasablancaSenso Unico, 304 p., 280 Dh

Secteur en voie d’absorption ? Secteur palliant le sous-emploi et le chômage ? Secteur marginal ? Secteur de petite production soumis au secteur formel ? L’informel est tout cela à la fois. Fruit de vingt

ans de travaux, la socio-économiste Rajaa Mejjati Alami nous fournit une étude fi ne sur le secteur informel au Maroc, où est explicitée avec précision la complexité du phénomène. Elle rappelle en outre les grandes tendances macro-économiques ainsi que les politiques économiques qui ont déterminé l’expansion et transformé les diverses formes du secteur informel. Au fi nal, relève la chercheuse, « non seulement l’emploi recule, mais il se complexifi e, générant des modes de réinsertion qui se manifestent par la simultanéité de l’emploi dans le secteur formel et dans le secteur informel ».

Rajaa Mejjati AlamiLe secteur informel au Maroc

Les Presses économiques du Maroc, 172 p., 70 Dh

Pour Bernard Maris, journaliste et économiste français : « Aucun écrivain n’est arrivé à saisir le malaise économique qui gangrène notre époque comme lui ». L’écrivain en question n’est autre que Michel

Houellebecq, qui a su avec acuité dénoncer le capitalisme dans son œuvre littéraire. Maris en propose ainsi une lecture saisissante et en phase avec l’actualité, qui fait rejaillir les idées phares de cinq grands économistes. Joseph Schumpeter, par exemple, voyait dans l’innovation et le progrès technique les moteurs de l’économie. Houellebecq pointe le « terrorisme de l’obsolescence » programmée des marchandises. Avec Keynes, Houellebecq met en cause « cet aspect infantile, puéril du capitalisme et de la société de consommation (l’impossibilité de s’arrêter, d’être saturé, de ne pas en demander plus) ».

Bernard MarisHouellebcq l’économiste

Flammarion, 160 p., 14 €

Par Kenza SefriouiPar Amira Géhanne

Khalfallah

Par Amira Géhanne Khalfallah Par Kenza Sefrioui

Par Kenza Sefrioui Par Kenza Sefrioui

SYNTHÈSES - AUTRES LIVRES

Page 70: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

QUI FAIT QUOI ?DIRECTION DE PUBLICATION

Yasmine BenamourHassan Sayarh

DIRECTEUR DE RÉDACTION

Driss Ksikes

COMITÉ D’ORIENTATION SCIENTIFIQUE

Nabil Bayahya - Mounia Bennani Chraïbi - Mustapha El Baz - Abderrahmane Hadj Nacer - Driss Khrouz - Zouheir Mehadji - Fatima Mernissi - Jérôme Rive - Ali  Serhrouchni - Mohamed Sghir Janjar - Jean Marc Siroen - Alfredo Valladao

REDACTION EN CHEF

• Version en ligne : Bachir Znagui

• Version papier : Hammad Sqalli

MEMBRES DU COMITÉ DE RÉDACTION

Mohammed Adil El Ouazzani, Caroline Minialai, Nabil El Mabrouki, Omar Aloui, Kenza Sefrioui,Amira Gehanne Khalfallah

ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

Azzeddine Akesbi - Najib Akesbi - Rachid Belmokhtar - Kamel Brahem - Jean-Pierre Chau� our - Amina Debbagh - Nourredine El Aoufi - Abdesselam El Ouazzani - Kamal El Mesbahi - Filali Meknassi - Branko Milanovic - Thomas Picketty- Fatiha Talahite - Alfredo Valladao

RÉÉCRITURE ET CORRECTION

Zahra El Harouchy

Issam-Eddine Tbeur

SUIVI ÉDITING

Khadija Boutaleb

RESPONSABLE COMMUNICATION

Mounia Semlali

CHARGÉE DE COMMUNICATION ET D’ÉVÉNEMENTIEL

Karima Guenich

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Mohammed Taha Ben hammou

IMPRESSION

----------------

DISTRIBUTION PAR L’ÉDITEUR, SES PARTENAIRES ET SOCHEPRESS

Adresse : Intersection Mohammed VI - Akrache, Lot. Mouline N° 3, Souissi

Tél : 00 212 537 65 14 25

Fax : 00 212 537 65 08 06

Site : www.economia.ma

DÉPÔT LÉGAL 2007/0137

PHOTOS PRESSE Shutterstock

ILLUSTRATIONS BeARBOZ

Ce numéro a été tiré à 1 400 exemplaires

Economia est éditée par

COPYRIGHT

Tous droits réservés pour tous pays.Toute reproduction, même partielle, doit être soumise à l’accord préalable de l’éditeur

DECOUVREZ LA NOUVELLE VERSION DE LA PLATEFORME EN LIGNE

Études de Terrain Cas d’Entreprises

Papiers analytiques Blogs de chercheurs

Papiers de chercheurs Synthèses de rapports

www.economia.ma

Plateforme du Cesem,centre de recherche de

Avec le soutien de :

Page 71: MIEUX GOUVERNER LIMITER LES INJUSTICES · Fatiha Talahite 98 Rentes, droit et corruption Rachid Filali Meknassi 103 Transparence, rente et justice fiscale ... à son domaine de prédilection

140 | Economia 2014-2015 : LE MÉTIER D’INTELLECTUEL