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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/1 ÉTABLISSEMENT RECONNU D’UTILITÉ PUBLIQUE (décret du 17 octobre 1990) PLACÉ SOUS LE HAUT PATRONAGE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE 30 boulevard des Invalides 75007 paris Tél.: 0147058150 Fax: 0147058950 Site internet www.fmd.asso.fr 1 14 L’entre-deux- guerres et la montée des fascismes Emploi du mot Shoah : point de vue 15 Figures disparues ALBERT BIGIELMAN HENRY BULAWKO PIERRE SUDREAU Sommaire Bulletin de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Trimestriel N° 71 décembre 2011 (publication différée) 3,50 MÉMOIRE VIVANTE L’entre-deux-guerres et la montée des fascismes Le fascisme a été étudié de façon transdisciplinaire par de nombreux spécialistes (historiens, sociologues, politologues, philosophes, psycho- logues), qui voulaient comprendre pour quelles raisons des régimes de ce type se sont imposés dans des pays déjà marqués par la modernisation et la démocratisation, entraînant la société dans la spirale de la violence et de l’intolérance, subordonnant l’individu et la collectivité à un parti unique. Rares sont les notions qui ont été autant discutées et controver- sées et qui, paradoxalement, semblent aujourd’hui perdues de vue. C’est pourquoi, à l’heure où des courants de pensées analogues semblent à nouveau faire recette, il n’est peut-être pas sans intérêt de revenir sur ce passé qui n’est pas aussi lointain qu’on l’imagine. Définir le fascisme signifie le surprendre dans cette évolution, c’est saisir dans un pays donné et à une époque donnée sa différence spécifique. EMILIO GENTILE Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation LES ORIGINES DU CONCEPT DE FASCISME L Le fascisme a d’abord été défini comme l’ex- pression d’un nationalisme révolutionnaire né après la Grande Guerre et inspiré par elle. Il se caractérisait par la volonté de perpétuer l’expé- rience d’une guerre sublimée en nationalisme mystique, de militariser et de sacraliser la poli- tique au travers d’un « mouvement politique solidement encadré, censé incarner la nation », elle-même érigée en communauté mythique, à l’image de la camaraderie du front. Il marquait l’interruption brutale d’un demi-siècle d’évolu- tion des valeurs libérales et engageait une expé- rience inédite de « césarisme totalitaire », monopolisant le pouvoir à l’aide d’un parti- milice avec, en germe, la destruction du système parlementaire et de la démocratie. En Italie, le PNF 1 tira du squadrisme 2 son organisation, son idéologie, sa mentalité, son style de compor- tement et de combat. Sa culture politique était fondée sur le dévouement total de ses mem- bres, le culte de la patrie, le sens communau- taire et de la camaraderie, l’éthique du combat et le respect de la hiérarchie. Il se présentait comme une religion laïque, avec les rites et symboles d’un nouveau style politique, inté- griste, intolérant, dont le dogme fondamental était le primat de la nation. Cette première tentative de définition a été enrichie dans le dernier quart de siècle par nombre de recherches qui ont ajouté des inter- rogations, précisé des notions, apporté des nuances, mis en évidence des contradictions et parfois suscité des controverses. Elles en révé- lèrent en tout cas la complexité. Face aux défis de mouvements qui réussissent à mobiliser les passions collectives au nom d’idéologies intolérantes, à une époque où le fanatisme de la haine apparaît parfois comme une vertu humaine, il convient de l’aborder comme un problème actuel : celui de la vulnéra- bilité de la démocratie. 1. Parti national fasciste. 2. Formation paramilitaire apparue après la Grande Guerre, organisée pour mener des actions violentes en politique, dans la lutte contre les syndicats, les commu- nistes et les grands intérêts capitalistes.

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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/1

ÉTABLISSEMENTRECONNUD’UTILITÉPUBLIQUE

(décret du17 octobre 1990)

PLACÉ SOUSLE HAUT PATRONAGE

DU PRÉSIDENTDE LA RÉPUBLIQUE30 boulevard des

Invalides 75007 parisTél.: 0147058150Fax: 0147058950

Site internetwww.fmd.asso.fr

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14

L’entre-deux-guerreset la montéedes fascismes

Emploi du motShoah : pointde vue

15FiguresdisparuesALBERT BIGIELMAN

HENRY BULAWKO

PIERRE SUDREAU

Sommaire

Bulletin dela Fondation

pour lamémoire de

la Déportation

Trimestriel N° 71 décembre 2011 (publication différée) 3,50 €

MÉMOIRE VIVANTE

L’entre-deux-guerreset la montée des fascismes

Le fascisme a été étudié de façon transdisciplinaire par de nombreuxspécialistes (historiens, sociologues, politologues, philosophes, psycho-logues), qui voulaient comprendre pour quelles raisons des régimes de cetype se sont imposés dans des pays déjà marqués par la modernisation etla démocratisation, entraînant la société dans la spirale de la violenceet de l’intolérance, subordonnant l’individu et la collectivité à un partiunique. Rares sont les notions qui ont été autant discutées et controver-sées et qui, paradoxalement, semblent aujourd’hui perdues de vue.C’est pourquoi, à l’heure où des courants de pensées analogues semblentà nouveau faire recette, il n’est peut-être pas sans intérêt de revenir sur cepassé qui n’est pas aussi lointain qu’on l’imagine.

Définir le fascisme signifie le surprendredans cette évolution, c’est saisir dans unpays donné et à une époque donnée sadifférence spécifique.

EMILIO GENTILEQu’est-ce que le fascisme? Histoire et interprétation

LES ORIGINES DU CONCEPT DE FASCISME

LLe fascisme a d’abord été défini comme l’ex-pression d’un nationalisme révolutionnaire néaprès la Grande Guerre et inspiré par elle. Il secaractérisait par la volonté de perpétuer l’expé-rience d’une guerre sublimée en nationalismemystique, de militariser et de sacraliser la poli-tique au travers d’un « mouvement politiquesolidement encadré, censé incarner la nation »,elle-même érigée en communauté mythique, àl’image de la camaraderie du front. Il marquaitl’interruption brutale d’un demi-siècle d’évolu-tion des valeurs libérales et engageait une expé-rience inédite de « césarisme totalitaire »,monopolisant le pouvoir à l’aide d’un parti-milice avec, en germe, la destruction du systèmeparlementaire et de la démocratie. En Italie, lePNF1 tira du squadrisme2 son organisation, sonidéologie, sa mentalité, son style de compor-tement et de combat. Sa culture politique étaitfondée sur le dévouement total de ses mem-bres, le culte de la patrie, le sens communau-taire et de la camaraderie, l’éthique du combatet le respect de la hiérarchie. Il se présentaitcomme une religion laïque, avec les rites et

symboles d’un nouveau style politique, inté-griste, intolérant, dont le dogme fondamentalétait le primat de la nation.Cette première tentative de définition a étéenrichie dans le dernier quart de siècle parnombre de recherches qui ont ajouté des inter-rogations, précisé des notions, apporté desnuances, mis en évidence des contradictions etparfois suscité des controverses. Elles en révé-lèrent en tout cas la complexité.Face aux défis de mouvements qui réussissent àmobiliser les passions collectives au nomd’idéologies intolérantes, à une époque où lefanatisme de la haine apparaît parfois commeune vertu humaine, il convient de l’abordercomme un problème actuel : celui de la vulnéra-bilité de la démocratie.

1. Parti national fasciste.2. Formation paramilitaire apparue après la Grande

Guerre, organisée pour mener des actions violentes enpolitique, dans la lutte contre les syndicats, les commu-nistes et les grands intérêts capitalistes.

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2/MÉMOIRE VIVANTE N° 71

Une idéologie?Le concept d’idéologie est passible de diverses définitions dansla mesure où une idéologie n’est pas seulement une élabora-tion logique rationnelle (comme un système philosophique ouune théorie scientifique), mais comporte une part d’émotion etune part mythique. Une idéologie a une fonction pratique; ellepropose des modèles de comportement plus qu’elle ne suggèredes méthodes de connaissances. L’idéologie fasciste ne setrouve pas dans des traités spéciaux. Elle s’analyse à travers lesformes d’expression d’une certaine conception de la vie et dela société, d’un certain idéal de comportement au service d’unensemble de « valeurs ». Elle est fondée sur l’idée que se faitune minorité activiste, de l’État « en tant qu’instrument privilé-gié de réalisation de son mythe de puissance ». Elle affirme lecaractère « irréductible et totalitaire » de l’État, exalté, divi-nisé, « exigeant des serviteurs zélés, rien d’autre ».Si l’État tient d’emblée une place centrale dans la pensée fas-ciste, le discours idéologique est franchement nationaliste – laNation sublimée –, peut se teinter de « social » lorsqu’il vili-pende la société bourgeoise pour son matérialisme et son indi-vidualisme, mais reste équivoque lorsqu’il défend la propriétéprivée et la fonction historique du capitalisme, et considèrenécessaire la collaboration de classe (corporatisme) pouraccroître la production (productivisme). Contrairement aucommunisme soviétique, il n’a aucune ambition internationa-liste ni mondialiste. Son nationalisme en fait un champ clos,nullement antinomique avec des ambitions expansionnistes etimpérialistes clairement affirmées.Sa volonté d’éduquer politiquement les masses le pousse às’immiscer toujours plus dans la vie privée (religion, culture,art, morale, affect, etc.), considérée comme subordonnée à lasphère politique.En avril 1923, l’Italien Giovanni Amendola1, qui fut proba-blement l’inventeur du mot totalitaire, relevait cette prétentiondu fascisme à s’ériger en religion intolérante: « Le fascisme nevise pas tant à gouverner l’Italie qu’à monopoliser le contrôledes consciences italiennes. Il ne lui suffit pas de posséder le pou-voir, il veut posséder la conscience privée de tous les citoyens, ilveut la “conversion” des Italiens. » Son action politique estconçue comme un jeu de « force pure et d’opposition de forces,dont le seul juge est la réussite ».Pour uniformiser les comportements collectifs, le régime créedes organisations qui entretiennent l’illusion d’une participa-tion politique des masses, mais s’inscrivent en réalité dans unprocessus d’encadrement autoritaire de la société. Même sil’importance des masses n’échappe pas à ses idéologues, le fas-cisme leur dénie toute faculté d’expression politique et toutepossibilité de s’autogouverner. Il s’affiche comme la négationde l’individualisme démocratique, du rationalisme des Lumiè-res, du matérialisme historique et s’érige en chantre des tradi-tions ancestrales, de la hiérarchie, de l’autorité, du sacrificeindividuel, y compris de sa vie, consenti à la communauténationale au nom d’un mythique idéal historique.Les fascistes haïssent leurs adversaires socialistes et commu-nistes, qu’ils tiennent pour des êtres humains inférieurs, etméprisent les bourgeois libéraux, dégénérés et corrompus parles pratiques du compromis et du clientélisme.Ces théories servent à légitimer la suprématie que le fascismeimpose par la violence dans de nombreuses régions d’Italieseptentrionale et méridionale, avec l’approbation de la bour-geoisie nationaliste, et la tolérance bienveillante des autoritéspolitiques et militaires.Quant au racisme, s’il tient au cœur du nazisme une place toutà fait singulière, Mussolini, lui, ne s’y rallia qu’en 1938. Entre

février et novembre 1938 furent adoptées des mesures antisé-mites, avec la promulgation des lois antijuives (17 novembre1938), comme partie intégrante de la législation raciste élabo-rée après la conquête de l’Éthiopie (mai 1936). Jusqu’en1938, l’antisémitisme n’avait pas été une composante del’idéologie fasciste, même s’il y avait des fascistes antisémites,au même titre que des Juifs figuraient parmi les premiers fas-cistes et militants du PNF et que certains étaient des intellec-tuels du régime. Mussolini avait cependant la conviction quele judaïsme international jouait un rôle actif dans l’antifas-cisme. Mais c’est après l’alliance avec l’Allemagne nazie quese développa l’antisémitisme. À partir de 1938, l’Italie devintofficiellement un état antisémite et les Juifs d’Italie furentvictimes de discriminations, mis au banc de la plupart des ins-titutions étatiques, de l’école et de la vie publique. Toutefois,l’intensité des convictions était différente de celle du nazismeet la pratique resta en deçà de la politique d’exterminationnazie.

Une révolution?Postuler qu’un phénomène est révolutionnaire dépend del’usage que l’on fait du concept de révolution, dont les conno-tations et les nuances changent au gré des événements. Pour leshistoriens, les phénomènes révolutionnaires, ou qualifiéscomme tels, diffèrent à la fois dans leurs objectifs et dans l’en-chaînement de leurs processus historiques. Ainsi la révolutionanglaise de 1688, la révolution américaine (1776-1783), la révo-lution française de 1789, la révolution russe de 1917, la révolu-tion iranienne de 1979, la révolution tunisienne de 2010 et lesprintemps arabes, etc. n’ont ni origine, ni socle idéologique, niobjectifs communs. Pourtant leur classification dans la catégo-rie « révolutionnaire », est admise au sens strict du mot, c’est-à-dire en tant que bouleversement de l’ordre existant.À cet égard, on peut dire que le fascisme italien fut plus révolu-tionnaire dans ses intentions que dans sa pratique.De façon générale, un processus révolutionnaire entraîne:

— la substitution d’une « élite » dirigeante à une autre,— la mise en place d’institutions nouvelles par d’autres

moyens que ceux légalement ou constitutionnellement prévus.Dans le cas du fascisme italien et du nazisme allemand, si lapremière étape a été franchie, moyennant quelque réservequant à la notion d’élite, la seconde s’est accomplie de façonplus nuancée: Mussolini et Hitler avaient pris soin de préserverles apparences de la légalité dans leur accession au pouvoir. Ilsn’ont pas pris le pouvoir, on le leur a donné. Mussolini futnommé par le roi et Hitler par le président du Reich, autoritésconstitutionnellement légitimes. L’un comme l’autre avaientbesoin de l’appui des milieux traditionnels et légitimistes, enparticulier l’armée, pour asseoir leur pouvoir encore fragile.Cette apparence de légalité ne doit cependant pas faireoublier que la phase de conquête du pouvoir par voie parle-mentaire s’est accompagnée, dans les deux cas, de violencesmultiples génératrices de psychose sécuritaire. Il ne faut pasperdre de vue, par exemple, que l’insurrection fasciste, déclen-chée dans de nombreuses localités septentrionales et centralesavec l’occupation des bâtiments officiels, des postes et desgares ferroviaires, sema la confusion au sommet de l’État aumoment même où Mussolini négociait son accession au pou-voir avec les représentants du régime libéral et du monde desaffaires.

1. Libéral antifasciste, cité dans Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme?,Folio Histoire Gallimard, 2004, pour la version française, pp. 111-112.

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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/3

En revanche, une fois en place, les deux régimes ont multipliéles textes liberticides vidant de substance la notion d’État dedroit et provoquant le basculement dans l’arbitraire d’unencadrement politique et policier total de la société, dont plusaucun organe constitutionnel ni judiciaire ne contrôlait lesdécisions.Mythe ou réalité révolutionnaire ? Les tenants du caractèrerévolutionnaire du fascisme évoquent « la compositionsociale du parti en tant qu’expression de classes moyennes é-mergentes » et « son aspiration à transformer la société etl’individu dans une direction qui n’a jamais été expérimentée,ni réalisée », pour appuyer la thèse d’un idéal révolution-naire. On objecterait que la concentration de toutes les espé-rances autour d’un parti unique, la mobilisation des classesmoyennes au service de ce parti, l’élimination de la démocra-tie et les rassemblements « populaires » en forme de mises enscène grandioses, laissent moins l’impression d’une ferveurou d’une aspiration révolutionnaire populaire que celle d’unerévolution imposée, voire dictée. Il fallait bâtir un « ordrenouveau », procéder à la « régénérescence morale » du pays(à l’aide de violence purificatrice au besoin), réorganiser lavie sociale autour de la Nation et de l’État, où « l’hommenouveau fasciste serait invité à se réaliser ».

Le fascisme italien voyait dans l’État une fin suprême,contrairement au nazisme et au communisme soviétique,pour qui l’État était seulement l’instrument de réalisationd’un mythe supérieur (domination du Volk pour le premier,société sans classe pour le second) qui, une fois atteint, ren-dait (théoriquement) obsolète la notion même d’État. Cer-tains auteurs ont vu enfin dans le fascisme un « mouvementrévolutionnaire européen », à connotation sociale et cultu-relle. Le mythe de l’empire, exprimé dans le culte de la roma-nité, était certes présent dans les esprits, mais il reste qu’enpolitique extérieure le fascisme italien n’a pas brillé par sonprogramme, même s’il revendiquait la révision du traité deVersailles, au nom de sa « victoire mutilée ».Tout en admettant que le modèle fasciste ait pu inspirer desdictateurs ou séduire des milieux conservateurs et des intel-lectuels européens, il faut bien constater que les conditionsd’émergence des régimes autoritaires en Europe dans l’entre-deux-guerres n’ont pas été le fruit d’un embrasement révolu-tionnaire de type fasciste. Chaque régime doit se comprendred’abord en considération du contexte historique et politiqueparticulier de son émergence, confronté aux bouleversementset aux séquelles de la Grande Guerre, avant d’envisager saparenté avec un hypothétique fascisme « générique ».

Les bouleversements géopolitiques consécutifs à la PremièreGuerre mondiale, à l’effondrement ou à la fragmentation desempires centraux, austro-hongrois, russe et ottoman, provo-quèrent un remodelage profond de la carte de l’Europe et duMoyen-Orient ainsi que l’émergence de nouveaux États. L’Em-pire allemand disparaissait et son territoire se trouvait réduit,tandis que celui de l’Empire austro-hongrois était démembréen six états par les traités de Saint-Germain et de Trianon entrésen vigueur en 1920 (respectivement en juillet et novembre). Lepremier mettait définitivement fin au règne des Habsbourg etaffaiblissait l’Autriche de manière durable par de lourdes sanc-tions économiques, militaires et géographiques. Le second fai-sait perdre à la Hongrie les deux tiers de son territoire, ainsi queson accès à la mer (via la Croatie, désormais incluse auRoyaume des Serbes, Croates et Slovènes, future Yougoslavie).Dans les différents pays d’Europe touchés par la modificationdes États et des frontières, les élites conservatrices et les natio-nalistes utilisèrent les traumatismes issus du conflit pour faireavancer leur cause. Ils instrumentalisèrent leur propre peur dela révolution russe, qu’ils transmirent à une partie de la société.Par ailleurs, dans des pays marqués par des traditions rurales etun fort analphabétisme, l’instauration de régimes démocra-tiques perturba les relations sociales et les responsables poli-tiques traditionnels, habitués à gérer entre eux les affairespubliques. Ils accusèrent la démocratie d’être responsable de lafaillite économique et sociale et dénoncèrent les partis poli-tiques et le système parlementaire comme ayant été imposépar l’étranger. Le rétablissement ou l’instauration de régimesautoritaires (qui sans être vraiment fascistes s’en inspiraientpar leurs méthodes) en fut la conséquence. L’Allemagne nazieet l’Italie fasciste apportèrent leur soutien aux fractions lesplus radicales et les aidèrent dans leur accession au pouvoir.Une ère de coopération aux persécutions et génocides s’ouvrit.

L’AutricheAprès la Grande Guerre, les Alliés imposèrent le maintienhors de l’Allemagne de cet État de langue allemande. Ils

favorisèrent son assise territoriale (conservation de la Carin-thie et rattachement du Burgenland) et lui accordèrent dessoutiens financiers. Les dirigeants démocrates-chrétiens, eninstaurant un pouvoir autoritaire, tentèrent de résister auxtentatives d’annexion de l’Allemagne (1934 et 1938).Ce qui fut nommé « austrofascisme » a consisté en une formede fascisme dont le catholicisme fut une composante essen-tielle: sur les armes de l’Autriche avait été ajoutée une auréole.Quelques spécificités distinguaient la dictature autrichienne desautres: sa référence à la religion, les autres voyant plutôt la re-ligion comme une concurrente1 ; ce fut un régime fasciste maisnon autoritaire, corporatiste mais sans lois raciales (jusqu’àl’Anschluss) ; il y avait un parti unique, mais pas de contrôletotal de la vie politique; enfin, cen’était pas un parti nouveau quiarrivait au pouvoir, mais unancien qui s’était transformé.La vie politique en Autriche aété dominée par la lutte depouvoir qui opposa la social-démocratie et les chrétiens-sociaux, c’est-à-dire rouges etnoirs, avec en force d’appointle regroupement politique duGDVP (Großdeutsche Volks-partei), le Parti Grand alle-mand, proche des idées dunational-socialisme. Dans lecontexte de crise économiquemondiale et de découragementdes masses ouvrières qu’elle suscitait, les chômeurs eurentd’autres soucis que la défense de la démocratie. Leur obses-sion se résumait à manger et à faire manger leur famille.

1. La fraction des chrétiens-sociaux voulait instaurer un État autoritaire etappliquer les principes corporatistes rappelés dans l’encyclique Quadragesimoanno de Pie XI.

RÉGIMES AUTORITAIRES ET MONTÉE DES FASCISMES EN EUROPE (HORS ALLEMAGNE) 1918-1945

Le chancelierEngelbert Dollfuss

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4/MÉMOIRE VIVANTE N° 71

Le 20 mai 1932, le président de la République nomma Engel-bert Dollfuss chancelier fédéral, alors qu’il n’avait qu’unevoix de majorité au Parlement ets’appuyait sur les partis Landbund(Union agraire) et le Heimatblock(Bloc national).Dollfuss se voulait le défenseur ducapital politique du catholicisme enAutriche, fortement entamé par lasocial-démocratie et le national-socia-lisme. Avec l’effondrement du Zen-trum allemand, Hitler démontraqu’une main de fer pouvait venir àbout d’une opposition démocratiqueaffaiblie et d’une gauche divisée. Doll-fuss en tira les leçons et, le 7 mars1933, dénonçant la paralysie du Parle-ment, annonça qu’il légiférerait désor-mais dans le cadre de la législationd’exception. La censure fut rétablie,les défilés publics interdits et la libertéde réunion suspendue. L’organisationparamilitaire sociale-démocrate, le Schutzbund, fut interdite surl’ensemble du territoire. Le 2 avril, Dollfuss annonçait un chan-gement de constitution sur les bases corporatives et les prin-cipes de l’encyclique Quadragesimo anno de Pie XI. Lesinterdictions se multiplièrent : défilé du 1er mai, parti commu-niste, union des libres-penseurs, et parti national-socialiste(NSDAP). Pendant plus de six mois, le gouvernement avançases pions sans que les dirigeants sociaux-démocrates ne bou-gent. Le 12 février 1934 au matin, cependant, des travailleurs deLinz n’acceptèrent pas l’irruption de la police dans leurs locauxet s’y opposèrent par la force, donnant le signal d’une guerrecivile qui dura quatre jours et fit de nombreuses victimes à tra-vers tout le pays. La social-démocratie et toutes ses organisa-tions furent interdites ainsi que les syndicats libres. Le 1er mai1934, Dollfuss proclama la constitution d’un État fédéral autri-chien, d’où le terme de république avait été rayé. Cette consti-tution créait un système complexe d’organes consultatifs(conseil d’État, conseil économique fédéral, conseil culturelfédéral, conseil des régions, etc.) qui pouvaient émettre des avissur les projets de loi. Mais en définitive, de 1934 à 1938, le pou-voir de décision restait aux mains du gouvernement qui pouvaitlégiférer par ordonnances.À la demande des chrétiens-sociaux, qui avaient une longueexpérience syndicale, une confédération syndicale unique futcréée mais jamais elle n’eut la capacité, ni la volonté de dé-fendre les intérêts des salariés. Elle assista impuissante à lamise à mal de la législation sociale.Dans sa logique corporatiste, le gouvernement créa en 1934 descommunautés d’entreprises (Werksgemeinschaft), la plus petitedes cellules de l’édifice corporatiste dans laquelle employeurset salariés se trouvaient réunis. Cette institution dénaturait lecomité d’entreprise instauré par la République, les représen-tants des salariés n’ayant plus ni droit, ni prérogative.L’État vivait de plus en plus sous la menace de l’impérialismeallemand. Dollfuss le paya de sa vie lors du putsch organisé parles nationaux-socialistes autrichiens, le 25 juillet 1934. Kurt vonSchuschnigg fut appelé à lui succéder. Dans la ligne de son pré-décesseur, il poursuivit la répression des partis politiques etessaya de stabiliser l’économie, mais à la différence de Doll-fuss, il tenta un réel rapprochement avec l’Allemagne nazie.En juillet 1936, il signa avec Hitler, à l’instigation de Franz vonPapen1, un accord dit de gentlemen agreement, par lequel, en

contrepartie de la levée de l’embargo par l’Allemagne et lareconnaissance du statu quo, cesserait toute répression contre

le nazisme, le chancelier s’engageantà prendre des ministres pro nazisdans son gouvernement et reconnais-sant l’Autriche comme second Étatallemand. Les nationaux-socialistesautrichiens, soutenus par l’Allema-gne, occupèrent alors de plus en plusl’espace politique.Schuschnigg se trouva confronté àdifférentes structures paramilitaireshéritées de la Première Républiqueautrichienne, dont l’une, issue del’aile catholique conservatrice, lesOstmärkische Sturmscharen, avait étécréée par lui-même en 1930. D’autres,comme les Heimwehren, lui apparais-saient plutôt comme une menace. Ilfit pourtant alliance avec elles et lesutilisa comme forces d’appoint pourcombattre les nationaux-socialistes et

les sociaux-démocrates, et monopoliser le pouvoir dans lecadre d’un État autoritaire corporatiste chrétien.En 1937, il envisagea de faire remonter sur le trône l’archiducOtto de Habsbourg mais dut y renoncer devant l’hostilité deHitler et de Mussolini. N’ayant plus les soutiens français ni bri-tanniques, il se retrouva seul face à Hitler.Début 1938, ayant appris qu’un attentatse préparait contre lui, il chercha un rap-prochement avec les sociaux-démocrates,mais il était trop tard : convoqué sansménagements par Hitler à Berchtesga-den, il dut céder les ministères de l’Inté-rieur et de la Guerre à des pro nazis etlibérer tous les nazis emprisonnés. Aprèsune tentative de referendum sur l’indé-pendance de l’Autriche, il fut contraintde démissionner le 11 mars 1938. Arthur Seyss-Inquart 2 leremplaça, fit entrer la Wehrmacht à Vienne le 12 mars, datede l’Anschluss, rattachement de l’Autriche à l’Allemagne.

La HongriePour les Hongrois, les principes du président américain W.Wil-son « du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » restèrentlettre morte. Les signataires du traité de paix de la conférencede Paris cédèrent aux revendications les plus dures des Tché-coslovaques, des Roumains et des Yougoslaves. Le traité deTrianon (4 juin 1920) amputait la Hongrie comme aucun autrepays. Ses nouvelles frontières livraient 3 425 000 Magyars àd’autres États et son territoire fut sévèrement amputé, passantde 325411 km2 avant la guerre à 92962 km2. L’armée était pla-fonnée à 35000 hommes, interdite d’artillerie lourde, de charset d’avions de combat. Cette injustice a déterminé la politiquerévisionniste menée par le régime de Horthy. Elle a isolé lepays et gravé définitivement dans l’imaginaire des Hongrois lacarte du premier royaume de Saint-Étienne. La politique des

1.Alors ambassadeur d’Allemagne en Autriche.2. Partisan du national-socialisme et du rattachement de l’Autriche au

Reich, Arthur Seyss-Inquart favorisa l’Anschluss. Il fut gouverneur des Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale. Il obtint le rang honorifique deGruppenführer dans la SS. Jugé au procès de Nuremberg, il fut condamné àmort et exécuté.

Le chancelier Kurt von Schuschnigg

Arthur Seyss-Inquart auprocès de Nuremberg

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gouvernements hongrois ne peut être lue sans avoir à l’espritl’ampleur de ce traumatisme.Après l’armistice et dans l’attente d’un traité de paix, la Hon-grie connut une période d’instabilité institutionnelle. Porté aupouvoir par un Conseil national, créé juste avant la défaitefinale, le comte Mihály Károlyi proclama la première Républi-que démocratique hongroise, le 16 novembre 1918.Il fut renversé le 21 mars 1919 par un gou-vernement issu du parti communiste et duparti social-démocrate hongrois (dont lafusion avait eu lieu la veille), qui proclama àson tour une République des conseils deHongrie, premier gouvernement d’inspira-tion communiste apparu en Europe aprèscelui de la Russie soviétique. Bela Kun1,communiste hongrois né en Transylvanie, enfut le principal animateur.Ce gouvernement révolutionnaire entreprit de nationaliser desentreprises, des banques, des assurances, des commerces degros, des immeubles locatifs, de réformer l’enseignement ; ilprononça la séparation des églises et de l’État. Mais il encoura-gea les exactions de la « terreur rouge », menées par une policeparallèle, les Troupes de terreur du Conseil révolutionnaire dugouvernement, familièrement appelées « les gars de Lénine »,qui terrorisaient la population et firent de nombreuses vic-times. Kun, dans un message aux ouvriershongrois, avait préconisé « l’exercice d’une vio-lence implacable, prompte et résolue, en vued’écraser la résistance des exploiteurs, descapitalistes, des grands propriétaires fonciers etde leurs suppôts ». Il buta sur la réformeagraire, qui prévoyait d’attribuer à des coopé-ratives les terres confisquées aux grands pro-priétaires. La riposte fut organisée par cesderniers. Un regroupement des forces réac-tionnaires, antirévolutionnaires (Bethlen,Téleki, Horthy), contre-révolutionnaires(Gömbös qui accédera au pouvoir en 1932) etextrémistes (Andras Mecser, qui rejoindra lecourant national-socialiste) forma une coali-tion composite qui s’allia aux représentantsdes militaires et de la classe moyenne hostileà la République des conseils, dans la ville deSzeged, sous occupation française. Renversée le 6 août 1919

par une coalition militairefranco-roumaine, la Républi-que des conseils ne dura que133 jours. Après le bref inter-mède monarchique de l’Ar-chiduc Josef-Auguste deHabsbourg-Lorraine, finale-ment contraint à abdiquerpar les Alliés et l’Entente,Horthy, amiral de la flotteimpériale, qui avait pris latête d’une armée nationale,fit son entrée le 16 novembre1919 dans Budapest, évacuéela veille par les Roumains.Des détachements para-militaires hongrois, dési-gnés sous le nom de Gardes

blancs, se réclamant de lui, s’attaquèrent alors aux ré-volutionnaires réels ou supposés. Horthy laissa se dé-

velopper une Terreur blanche (ou contre-terreur blanche)qui fit environ 3 000 victimes. Une vague d’antisémitisme,d’une ampleur jamais connue dans le pays, se déchaîna, tolé-rée et encouragée par Horthy, par l’aristocratie et les classesmoyennes chrétiennes, pour qui les Juifs étaient respon-sables de la République des conseils (ils avaient en effetsiégé dans les congrès socialistes et comptaient des commis-saires du peuple).Le 1er mars 1920, MiklósHorthy, fut élu régent duRoyaume de Hongrie. La loidu 5 novembre 1920 prononçala déchéance définitive de lamonarchie des Habsbourg etfit de la Hongrie un royaumesans roi, qui dura jusqu’en1945. La couronne de Saint-Étienne symbolisa la Nation.Prototype de l’homme duXIX e siècle (il avait 50 ans en1918), Horthy imposa unrégime autoritaire en Hon-grie. Il se voyait comme leprolongement de l’empereurFrançois-Joseph dont il avait

été l’aide de camp. Il combattait les principes dela Révolution française et n’avait de vision poli-tique qu’en référence au passé.Il avait tous les pouvoirs d’un souverain: disso-lution du Parlement, nomination du gouver-nement, droit d’amnistie, chef des armées etadoption de mesures sans en référer au Parle-ment. L’article 19 de la loi de 1937 empêchaitmême le Parlement de demander des comptesau régent en cas de violation de la loi et de laConstitution. En 1937, enfin, le droit de dési-gner son successeur lui fut reconnu.Le Parlement en tant qu’institution fut pré-servé, en vertu de la longue tradition parlemen-taire hongroise, même si le régent pouvait lecourt-circuiter. Mais le droit de vote était conçude manière à imposer l’intelligentsia comme

force dirigeante. Le système Horthy recourait largement à lapolice pour lutter contre ses adversaires politiques. La loi dumars 1921, sur la protection de l’ordre étatique et social, permet-tait au gouvernement de limiter la liberté de réunion, d’associa-tion, de parole, de presse et de condamner ceux qui ydérogeraient y compris jusqu’à la peine de mort. Enfin, la loi surla défense du 11 mars 1939 conférait au gouvernement tout pou-voir de contrôle sur la poste, le téléphone, la presse et la justice.L’ère Horthy peut se décomposer en quatre grandes périodes.

— août 1919-1921 : construction lente de la Hongrie de Hor-thy intégrant la classe moyenne contre-révolutionnaire qui,dans la phase initiale, a dominé dans la lutte contre la Républi-que des conseils.

— 1921-1931: l’ère Bethlen, caractérisée par un redressementéconomique et politique du régime, les grands propriétairesterriens et la grande bourgeoisie récupérant et consolidantleurs positions.

1. Disciple de Lénine, réfugié ensuite en URSS, il mourut victime desgrandes purges de Staline en août 1938 à Moscou.

Le comte Mihály Károlyi

Bela Kun

Pendaison publique sous laTerreur blanche

L’amiral Miklós Horthy, régentdu Royaume de Hongrie

Portrait officiel

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6/MÉMOIRE VIVANTE N° 71

En 1923, Bethlen se débarrassa de l’aile droite du gouver-nement ouvertement antisémite et partisane d’une dictature.Quelques-uns des responsables politiques rejoindront alors lemouvement des Croix fléchées (qui n’est devenu un parti qu’en1935). Sur le plan extérieur, Bethlen fit entrer la Hongrie à laSociété des Nations mais tenta, sans succès, d’obtenir la révi-sion du traité de Trianon. Ses tentatives furent mises en échecpar la Petite Entente1, doublement confortée, d’une part, par lasignature d’une convention d’assistance de la France à la Tché-coslovaquie, à Locarno, en octobre 1925 (interprétée commeune alliance en revers contre l’Allemagne et la Hongrie) et,d’autre part, par la conclusion d’accords entre la France et laRoumanie en juin 1926.

Dans l’ensemble, la politiqued’István Bethlen combinaultraconservatisme et libéra-lisme. Il chercha à œuvrerpour la paix sociale, à faireparticiper toutes les forcespolitiques à la reconstructionde la Hongrie. Chargé de met-tre sur pied un État fort, capa-ble de résister à de nouvellestentatives de déstabilisation,Bethlen fonda le Parti de l’u-nité nationale, qui s’assura lamajorité au parlement grâce àdes lois électorales sur me-sure. Sa politique contribua àassurer une certaine stabilitéau régime autoritaire dirigé

par Horthy. L’isolement de la Hongrie conduisit à un rappro-chement avec Mussolini et à la signature du traité d’amitiéavec l’Italie en 1927. Le révisionnisme hongrois à l’égard dutraité de Trianon demeura le dénominateur commun à tous lesgouvernements. La crise mondiale de 1931 déstabilisa cettepremière coalition, entraîna une forte progression de l’extrêmedroite dans la vie politique et provoqua un changement degouvernement.

— 1932-1936 : Gyula Gömbös, partisan du fascisme, futappelé à diriger le gouvernement par Horthy en oc-tobre 1932. Officier de carrière, fondateur en 1923 et mem-bre du parti de la Défense de la race, devenu Bloc de laprotection de la race, il n’était pas d’origine aristocrate, etcherchait à s’appuyer surtout sur les classes moyennes.Nationaliste magyar révisionniste 2, il fonda en novem-bre 1924 le parti de l’Indépendance nationale hongroise,premier parti fascisant hongrois. Il entendait préserver lepeuple des influences étrangères extérieures ou intérieures,à savoir les marxistes, les Juifs, les libéraux, en imposant uneorganisation raciale et militaire de la société, autour d’unÉtat autoritaire et corporatiste. Il voulait éliminer les élitestraditionnelles et les remplacer par la classe moyenne chré-tienne. Son gouvernement durcit la répression, faisant exé-cuter des communistes en 1932 et ouvrir le feu sur despaysans révoltés. Il esquissa un rapprochement avec l’Alle-magne dès 1933. Son style politique, jusque-là inédit enHongrie, s’inspirait des modèles allemands et italiens parl’usage de la radio, des haut-parleurs et des camions propa-gandistes. Pour lui, le salut de la Hongrie reposait sur la« communauté du peuple », qui devait permettre de sur-monter les contradictions de classe. Il s’employa à liquiderle mouvement ouvrier organisé, qui ne devait plus être exclu

mais intégré dans la nation par des mesures économiques etsociales appropriées ou la mise en place de chambre desouvriers et des entrepreneurs sous le contrôle de l’État. Ilbouscula les élites traditionnelles et la bureaucratie, aux-quelles il faisait comprendre qu’à l’époque de l’électricité etde la radio, on ne pouvait plus vivre ni travailler commeavant. Ses vastes projets corporatistes n’aboutirent cepen-dant pas.

— 1936-1939 : l’affaiblissement desforces conservatrices traditionnelles auprofit de groupes influencés par lenational-socialisme fut constant. Lesgouvernements successifs nommés parHorthy, Kálmán Darányi (octobre 1936-mai 1938), Béla Imrédy (mai 1938 àfévrier 1939), Pál Teleki (février 1939-avril 1941) et László Bárdossy (1941-1942) accentuèrent la dépendance

économique dela Hongrie vis-à-vis du troisièmeReich. Ils donnèrent des gages à la foisaux nazis et aux Hongrois antisémitesen promulguant des lois racistes etantijuives de plus en plus restrictives etdiscriminatoires. Dans l’entre-deux-guerres, l’antisémitisme en Hongrieétait devenu une idéologie d’Étatporté par la classe moyenne, chré-tienne et nationaliste magyare. Celle-ci réunissait libéraux et catholiques etse combinait avec l’anticapitalismed’une société majoritairement agrairequi dénonçait le capital étranger.

Comme en Allemagne, le terme judéo-bolchevique prétendait expliquer toutesles catastrophes qui submergeaient lepays. Le cours national-chrétien adoptépar les nouveaux dirigeants valut à desantisémites d’accéder à des postes-clésdans l’appareil d’État, dans l’armée etdans l’éducation. La première loi anti-juive fut promulguée en 1938, après l’An-schluss. Elle copiait la législation racialenational-socialiste, les lois de Nuremberget entreprenait l’exclusion des Juifs desecteurs entiers de la vie publique. Enmai 1939, une seconde loi édicta desbases raciales. Une troisième loi futadoptée en 1941 au nom de la « sauve-garde de la pureté de la race », interdisant les mariages mixtes.Horthy et son premier ministre firent toutefois la sourdeoreille aux pressions allemandes qui voulaient que la solutionfinale soit appliquée aussi en Hongrie où 762 000 personnesétaient menacées de génocide.Après l’Anschluss, en mars 1938, le Reich allemand devenantclairement la puissance dominante de la région, la Hongries’aligna sur la politique allemande par intérêt national, et dans

1.Alliance résultant des accords bilatéraux signés entre 1920 et 1921 entre laRoumanie, la Tchécoslovaquie et le royaume des Serbes, Croates et Slovènes(future Yougoslavie).

2. C’est-à-dire partisan de la révision du traité de Trianon.3. Jugé en novembre 1945 par un tribunal populaire, condamné à mort pour

crimes de guerre et collaboration avec les nazis et fusillé à Budapest en 1946.

Le comte István Bethlen

Béla Imrédy, premierministre de 1938 à 1939

László Bárdossy3,premier ministre de

1941 à 1942

Pál Teleki,premier ministre du16 février 1939 au

3 avril 1941

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la perspective d’obtenir progressivement son appui pour larévision du traité de Trianon. L’alignement sur le parti natio-nal-socialiste, voulu par une fraction des élites, donna quelquesrésultats en permettant le retour à la Hongrie de quelques ter-ritoires de la Yougoslavie. Mais l’espoir d’une révision du traitéde Trianon entraîna les dirigeants hongrois dans des compro-missions de plus en plus honteuses avec le parti national-socia-liste. Le prix à payer fut la signature de l’accord tripartiteitalo-germano-japonais, l’occupation militaire de la Yougosla-vie où l’armée hongroise participa aux exactions contre lesSerbes et les Juifs, et, enfin, l’entrée en guerre contre l’Unionsoviétique. Notons toutefois qu’en septembre 1939, le gouver-nement du comte Pál Teleki eut le courage de refuser à l’Alle-magne le droit d’utiliser la section hongroise d’une ligneferroviaire qui permettait d’acheminer les blessés allemandsde retour du front polonais et d’acheminer des renforts.Après la déroute polonaise, la Hongrie ouvrit sa frontière auxréfugiés polonais et leur porta secours. Jusqu’en mars 1944,date de l’invasion par l’Allemagne, le gouvernement hongroispermit le fonctionnement normal des écoles et des organisa-tions polonaises sur son territoire.

— 1940-1944: sur le plan intérieur, les gouvernements eurentà faire face à la montée constante du Parti fasciste des Croix flé-chées, créé en 1935 et qui, après avoir été dissout une premièrefois, revint en force en mars 1944 et prit le pouvoir.Après l’occupation du pays par les Allemands en mars 1944,Horthy resta régent, mais ne fit plus rien jusqu’au 15 octobre

1944 où, à la radio, il ordonna l’arrêtdes combats contre l’Union sovié-tique et demanda un armistice. Laréaction allemande fut immédiate :le fils du régent fut enlevé par uncommando et Horthy dut se rétracteret passer le pouvoir au fondateur etchef des Croix fléchées, Ferenc Szá-lasi, qui se proclama chef d’État avecle soutien de Hitler. Dès lors, per-sonne ne fut épargné : vengeancepersonnelle, chasse aux opposants,persécutions multiples et hystérieantijuive débouchant sur la partici-pation à la « solution finale », le payssombrait dans la honte et l’ignomi-nie. Szálasi avait déjà entrepris de

résoudre la question juive auparavant. Au début du mois demai 1944, Eichmann arriva en Hongrie avec une équipe de 200

collaborateurs et organisa la déportation des Juifs hongrois.Aidé par la gendarmerie hongroise, il les rassembla dans desghettos et commença la déportation. Un peu plus de 435000personnes furent ainsi parquées avant d’être déportées versAuschwitz entre le 15 mai et le 8 juillet. En octobre, les persé-cutions d’une violence et d’une barbarie sans nom reprirent.Environ 105 000 personnes furent victimes de la folie meur-trière des Allemands et des Croix fléchées.Horthy passa la fin de la guerre en état d’arrestation enBavière où il fut pris par les Américains en mai 1945. Les Alliésrefusèrent toutefois de le juger comme criminel de guerre,contrairement aux demandes du nouveau gouvernement deYougoslavie, et Horthy s’exila au Portugal où il mourut en1957, à l’âge de 89 ans.

La YougoslavieDès le 29 octobre 1918, un État« des Serbes, Croates et Slovènes »avait été créé sur les décombres del’empire austro-hongrois. S’unis-sant au royaume de Pierre Ier deSerbie, ils formèrent le « Royaumedes Serbes, Croates et Slovènes »,reconnu par le traité de Saint-Ger-main-en-Laye. En 1914, malade,Pierre Ier qui était à l’origine de lamonarchie constitutionnelle de

type britannique de la Ser-bie, avait désigné son filsAlexandre comme régentet lui avait confié la direc-tion des opérations mili-taires jusqu’à l’offensivevictorieuse de l’automne1918. Alexandre reçut offi-ciellement la couronne du« Royaume des Serbes,Croates et Slovènes » le 16août 1921, et prit le nomd’Alexandre Ier, pour deve-nir en 1929 Alexandre Ier

de Yougoslavie, jusqu’àl’invasion des troupes del’Axe du 6 avril 1941.

En 1928, sombrant dans la violence, un député monténégrinassassina en plein parlement le président du Parti Croate Répu-blicain (PPC) Stjepan Radic. Cet assassinat entraîna, le 6 jan-vier 1929, jour de la Noël orthodoxe, la décision du roid’abroger la constitution (Vidovdan), d’unifier le pays sous l’ap-pellation de Royaume de Yougoslavie et d’installer une dicta-ture royale. Les libertés politiques furent suspendues, leparlement renvoyé au nom de la sauvegarde de l’unité natio-nale et de l’intégrité de l’État. Le roi entendait promouvoir lanation en imposant et légitimant le concept de Yougoslavie.Pour ancrer cette idée dans les esprits, l’usage des mots « Slo-vène », « Croate » et « Serbe » fut interdit. Des organisationsyougoslaves furent créées en substitution de celles existant sousl’appellation ancienne de « serbes », « croates » ou « slovènes ».Le roi voulut ignorer les corps intermédiaires, dont le par-lement et les partis politiques, et entendait gouverner direc-tement avec le peuple par plébiscite. Les partis, à commencerpar le parti communiste, et les associations furent dissous, lapresse fut censurée. Aucune véritable résistance ne s’opposa à

Ferenc Szálasi à Budapest,le 18 octobre 1944,

chef des Croix fléchées

Arrestation de Juifs à Budapest en octobre 1941

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Alexandre Ier de Yougoslavie

Pierre Ier de Serbie Roi desSerbes, Croates et Slovènes

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cette dictature royale. Cependant, en dépit des mesures de sur-veillance policière dont ils étaient l’objet, les dirigeants desanciens partis, qui avaient animé la vie démocratique, restèrenten contact. Mais leurs objectifs différaient : du côté serbe lapréoccupation principale portait sur le rétablissement de ladémocratie parlementaire. Du côté croate on entendait obteniren priorité, la création d’une « nation croate ».En septembre 1931, le roi octroya une nouvelle constitution1 à« son peuple », inspirée du modèle italien. D’un point de vueformel, les droits fondamentaux y étaient garantis : liberté indi-viduelle, liberté de la presse, liberté de réunion. Mais, en mêmetemps, l’article 118 de la Constitution, validant toutes les loisd’exception édictées depuis 1929, en restreignait considéra-blement l’exercice.Constitutionnellement, le roi et la « représentation populaire »détenaient le pouvoir législatif. Deux chambres, la Skupštinaélue et le Sénat, formaient la représentation populaire. Mais lesdécisions de la Skupština devaient être ratifiées par le Sénat.Et le roi nommant la moitié des sénateurs, l’autre moitié étantdésignée par les représentants des gouvernements régionauxqui lui étaient acquis, disposait de facto du pouvoir de bloquertoute proposition de loi qu’il n’approuvait pas.Aux élections du 8 novembre 1931, une liste unique fut présen-tée par le gouvernement Žiković : l’opposition dénonça cettemanœuvre et boycotta les élections. La consultation électorale,censée afficher une façade démocratique devant le monde, futun échec. Alexandre Ier tenta alors de créer un parti. Il invitales députés à se regrouper dans un club parlementaire d’oùémergea tant bien que mal en décembre 1931 une « Démocra-tie Paysanne Radicale Yougoslave » (JRSD) sans grand avenir.L’hégémonie serbe était une réalité dans la nouvelle Yougosla-vie, mais fortement contestée et dénoncée par les Croates et lesSlovènes, et certains observateurs internationaux. La policepolitique en particulier était serbe, ce qui en régime de dicta-ture était d’autant plus mal ressenti. Les opposants, commu-nistes et autonomistes, croates et macédoniens, ciblesprivilégiées, furent pourchassés.Un climat de suspicion et de répression provoqua l’exil denombreux responsables politiques croates. Les modérésgagnèrent la Suisse et continuèrent à militer pour l’autono-mie de la Croatie, les plus radicaux, menés par Ante Pavelić(avocat de Zagreb), restèrent et obtinrent le soutien des fas-cistes italiens et de la Hongrie de Horthy et fondèrent en1930 l’Oustacha, organisation terroriste, dont l’objectif étaitd’obtenir l’indépendance de la Croatie. Au cours de la décen-nie 1930, l’idéologie de ce mouvement se radicalisa en unmélange de fascisme, de nazisme (dans une variante anti-juive et anti-orthodoxe), d’ultra-nationalisme croate et defondamentalisme cléricaliste catholique romain. Dès le débutdes années 1930, les membres de l’organisation furent impli-qués dans de nombreux attentats. Pendant l’été 1932, plu-sieurs centaines d’oustachis tentèrent une insurrection arméedans la province de Lika et, en 1933, un premier attentatcontre le roi échoua.Le 9 octobre 1934,Alexandre Ier de Yougoslavie fut assassiné àMarseille par un membre de l’Organisation révolutionnaireintérieure macédonienne, proche des oustachis, Veličko Kerin.L’héritier de la couronne, Pierre II, âgé de 11 ans, étant mineur,le Prince Paul (son oncle) fut désigné comme régent.En août 1939, un gouvernement de coalition alliant le premierministre, Dragiša Cvetković, et le dirigeant du parti paysancroate,Vladko Maćek, mit en œuvre un processus de décentra-lisation et de fédéralisation de l’État yougoslave, qui ne

concerna finalement que laCroatie, dont le statut de pro-vince autonome (banovina)fut reconnu.En mars 1941, pour venir enaide aux Italiens en difficultéen Grèce, l’Allemagne de-manda un droit de passageen Yougoslavie pour ses trou-pes. Le régent Paul signa àVienne un pacte qui liait sonpays aux puissances de l’Axe.Mais sous l’influence de l’état-major de l’armée serbe, pro-Alliés, Pierre II, âgé de 18 ans,

prit la tête d’un coup d’État organisé par l’état-major. Il mit finà la régence et dénonça le pacte2.Hitler donna l’ordre à la Wehrmacht d’envahir la Yougoslaviele 6 avril. La famille royale dut s’exiler.Les oustachis reçurent alors legouvernement de « l’Étatindépendant croate » quirejoignit l’Axe Rome-Berlin-Tokyo. Ils mirent en placel’une des plus sanglantes dicta-tures de la Seconde Guerremondiale avec le concours dela population croate et le sou-tien du clergé catholique. Cenouvel État fasciste couvrait laBosnie-Herzégovine et laCroatie actuelle, excepté lacôte dalmate annexée parl’Italie. Pavelić devint chef de« l’État indépendant de Croa-tie », créé dès le 10 avril, sur lemodèle des institutions alle-mandes et italiennes.Le régime pourchassa les Juifs, les Serbes, les Tziganes, et lesopposants croates (communistes3 et légitimistes4). Le ministreoustachi de la Culture, Mile Budak, affirma dans un discours« qu’un tiers des Serbes devaient être convertis, un tiers exter-minés et un tiers chassés de l’État indépendant croate ». Lesoustachis appliquèrent une politique de conversion forcée quise transforma en purification ethnique. Ils massacrèrent desvillages entiers, provoquant des centaines d’Oradour-sur-Glane, raflèrent des milliers de personnes dirigées ensuite versdes camps d’extermination, dont les plus importants furentceux de Jasenovac et Stara Gradiska. Leurs exactions pous-

1. Elle resta en vigueur jusqu’en 1941.2. À cette période, l’URSS était encore liée par le pacte de non-agression

germano-soviétique, la France était défaite, les USA restaient dans l’expecta-tive et le Royaume-Uni continuait seul la guerre contre Hitler.

3. Un mouvement armé de résistance communiste dirigé par Josip Broz Tito,entreprit après la création de l’État indépendant de Croatie de combattrecontre les oustachis, contre l’Allemagne nazie et contre l’Italie fasciste durantla Seconde Guerre mondiale. Mouvement de guérilla au début du conflit, lesPartisans de Tito s’organisèrent en armée régulière avec l’aide des Alliés etcomptèrent jusqu’à 800000 hommes à la fin de la guerre.

4. Désignés sous l’appellation de Tchetniks, ils furent fondés par DražaMihailović, officier de l’armée royale yougoslave, pour mener la résistancecontre l’occupation de la Yougoslavie par les forces de l’Axe. Les partisanscommunistes firent initialement front commun avec les Tchetniks, mais lesdeux formations résistantes s’affrontèrent par la suite. Certaines unités Tchet-niks rejoignirent les rangs des collaborateurs, d’autres rejoignirent les Parti-sans de Tito pour former la nouvelle Armée de Libération Nationale.

Le Prince Pierre II de Serbie

Le Prince Paul, régent de Pierre II

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saient la population à rejoindre en masse les rangs des par-tisans yougoslaves, réfugiés dans les montagnes de Bosnie.

Le nombre exact desvictimes, spécialementdes victimes serbes,n’est pas connu; seulesdes estimations exis-tent. Mais il est certainque plusieurs cen-taines de milliers depersonnes furent tuéesdans et hors des campsde concentration. Leslivres d’histoire dela République fédé-rale socialiste de You-goslavie parlaient de1700000 victimes pourl’ensemble de la You-goslavie, chiffre calculé en1946 sur la base de la pertedémographique de popu-

lation (différence entre le nombre de personnes vivantes aprèsla guerre et la population qu’aurait comptée le territoire si lacroissance démographique d’avant-guerre s’était poursuivie).De même, on dénombra 40000 Tsiganes de moins après la findu conflit.Selon l’étude duCroate VladimirŠerjavić, dont lesrésultats concor-dent avec ceux duSerbe BogoljubKocovic, le nom-bre de victimesdans le camp deconcentration deJasenovac seraitde 85 000, dont13000 Juifs, 50000 Serbes, 12000 Croates et 10000 Tsiganes. Le20 avril 1998, lors du procès du criminel de guerre DinkoŠakić, responsable du camp en 1944, l’acte d’accusation aretenu le chiffre de 50000 victimes.Selon les dossiers du président Roosevelt, préparés en vue dela conférence de Téhéran de 1943, 744000 Serbes auraient étéexterminés, dont 600 000 exclusivement par les oustachis, lerapport précisant qu’il n’était pas tenu compte des pertes mili-taires, des résistants, ni des pertes civiles dues aux bombarde-ments. Les victimes juives seraient évaluées à 63 200, dont24000 hors de Yougoslavie et 39000 en Yougoslavie dans lescamps. Les sources serbes officielles quant à elles estimaient à700000 le nombre de Serbes exécutés par les oustachis.Le musée de l’Holocauste de Washington indique pour sa part :« À cause des différences de point de vue et du manque desources, les estimations du nombre de victimes serbes en Croatievarient largement, de 25000 à plus d’un million. Les estimationsde Serbes tués à Jasenovac varient de 25 000 à 700 000. Lessources les plus fiables estiment que le nombre de Serbes tués parles oustachis varie entre 330000 et 390000, dont 45000 à 52000assassinés à Jasenovac. »Les oustachis et leur régime furent anéantis après le retraitallemand de Yougoslavie en 19451. Pendant plus de quaranteans après la guerre, les autorités yougoslaves ont passé sous

silence le génocide perpétré par les oustachis, afin d’apaiser leshaines mutuelles et ne pas mettre en péril l’unité de la Fédéra-tion yougoslave 2.

La PolognePendant la Première Guerre mondiale, les Polonais, mobilisésdans les deux camps, n’espéraient au mieux qu’une autonomieaccordée par le futur vainqueur. L’appui de la France et la sym-pathie du président Wilson, d’une part, le contexte de la Révo-lution russe, d’autre part furent favorables à la cause del’indépendance polonaise.La Pologne reconstituée s’étendait sur 386000 km2 et comptait27 millions d’habitants. Sa croissance démographique futconsidérable puisqu’en 1938 le nombre d’habitants atteignait35 millions, soit une augmentation de 30 % qui généra uneforte émigration. Mais le pays manquait d’unité. Ses diffé-rentes composantes provenant de l’Empire russe, de l’Empireautrichien et de l’Empire allemand n’avaient ni la même his-toire, ni les mêmes modes de vie, ni le même niveau d’instruc-tion, ni enfin le même degré de développement industriel. Dessystèmes juridiques et de mesures différents coexistaient, lalargeur des rails de chemin de fer n’était pas la même, six mon-naies étaient en circulation, etc. Le nouvel État se trouvaitconfronté à deux défis : réussir son unité et sa renaissance poli-tique et stabiliser ses nouvelles frontières potentiellementcontestées de tous côtés, à commencer par les Polonais eux-mêmes.Józef Piłsudski, qui avait commandé les Légions polonaisesaux côtés de l’Autriche pendant la guerre, puis finalementrompu avec les puissances de l’Axe et fini emprisonné à Mag-debourg, proclama la IIe République de Pologne3 à Varsovie le10 novembre 1918, dès son retour. Les premières électionslibres se déroulèrent le 16 janvier 1919 et donnèrent une courtemajorité à la droite nationaliste. Józef Piłsudski fut instituéchef d’État.

Ante Paveli’c, chef de l’Étatindépendant de Croatie

Adolf Hitler recevant Ante Paveli’c le 9 juin 1941

Joachim von Ribbentrop et Ante Paveli’c en 1941

1. À la Libération en 1945, les troupes du maréchal Tito organisèrent l’épu-ration parmi les collaborateurs croates. Les principaux dirigeants oustachisparvinrent cependant à s’exiler, avec l’aide du Vatican, en Amérique du Nord,en Amérique du Sud, ou encore dans l’Espagne franquiste comme AntePavelić, qui mourut tranquillement à Madrid en 1959.

2.Avec la chute du communisme en 1989, de nombreux Serbes ont redécou-vert cette tragédie, qui fut sans doute un des facteurs de haine des miliciensultranationalistes serbes envers les populations croates et musulmanes lorsdes guerres en Croatie et Bosnie des années 1991-1995.

3. Par référence à la « République des deux nations », disparue à l’issue du 3e

partage de la Pologne en 1795.

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Sous sa direction, les nationaux démocrates entreprirent unepolitique de « polonisation », imposant un enseignementmonolingue polonais. Des réformes agraires touchèrent princi-palement les propriétaires allemands à l’ouest, tandis qu’à l’estse pratiquait une politique de colonisation militaire au profitde vétérans des légions polonaises.Les conflits se multiplièrent avec les Ukrainiens et les Biélo-russes, et les différends frontaliers s’aggravèrent.En Lituanie1 d’abord, la région de la ville de Sejny, occupéepar l’Allemagne pendant la guerre, fut l’objet de rivalités entrePolonais et Lituaniens dès le retrait allemand. Plusieurs soulè-vements firent basculer Sejny de l’un à l’autre au cours de l’an-née 1920, illustrant la complexité des conflits ethniques quiopposèrent la Pologne et la Lituanie au cours du XX e siècle.Vilnius fut également âprement disputée et devint polonaise.Un gouvernement provisoire fut constitué. Les élections dejanvier 1922 aboutirent à la constitution de la Diète de Vilnius(Sejm Wilenski) qui décida, le 20 février 1922, l’intégration dela ville à la Pologne, en tant que capitale de la Voïvodie, sous lenom de Wilno. La Conférence des ambassadeurs de la Sociétédes Nations acceptera ce statu quo en 1923, mais le gouver-nement lituanien refusera toujours de signer tout accord poli-tique avec la Pologne. Les relations entre les deux pays necommenceront à se normaliser qu’après les négociations de laSociété des Nations en 1927.Une autre guerre opposa la Pologne et l’Ukraine entre no-vembre 1918 à juillet 1919 pour le contrôle de la Galicie, à ladisparition de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Ce territoire com-prenait Cracovie, ancienne capitale historique de la Pologne,dont la population était majoritairement polonaise, alors qu’enGalicie, la Volhynie comptait au contraire une majoritéd’Ukrainiens. Ce conflit illustrait la complexité des relationsentre les minorités polonaises et ukrainiennes. En no-vembre 1918, les Ukrainiens proclamèrent une Républiquepopulaire d’Ukraine occidentale, avec Lvov pour capitale,exerçant sa souveraineté sur la Galicie orientale et les Carpa-tes, la Volhynie, la Ruthénie et la Bucovine. Les Ukrainiens deLvov approuvèrent avec enthousiasme, tandis que la majoritépolonaise de la ville refusant d’admettre cet État ukrainienautoproclamé se souleva. Des forces polonaises furentenvoyées à leur secours et repoussèrent les Ukrainiens puis selivrèrent à des exactions et pillage dans certains quartiers juifset ukrainiens de Lvov qui laissèrent des traces profondes dansles esprits.Un troisième front, lié au précédent, apparut avec la guerrerusso-polonaise qui couvrit la période février 1919 à mars 1921.Considérant sa frontière orientale définie par la ligne « Cur-zon2 » comme inacceptable, la Pologne profita de la guerrecivile en Russie pour récupérer des terres qui appartenaient àl’ancien royaume polonais. Alliée à une partie des Ukrainiensantisoviétiques, elle lança une offensive vers le sud-est, quiconduisit ses troupes à Kiev au mois de mai 1920.Du côté soviétique, cette guerre apparaissait comme l’occasionde faire le lien entre la révolution bolchevique et la révolutionspartakiste allemande. Lénine vit dans la Pologne un pont quel’Armée rouge devrait franchir pour lier les deux révolutionset venir en aide à d’autres mouvements communistes enEurope de l’Ouest.Les armées polonaises subirent initialement de sérieux reverset furent repoussées tandis que des troubles secouaient le paysde l’intérieur (attentats, assassinats, émeutes) contribuant à ledéstabiliser. Une contre-offensive rouge victorieuse ramena lesPolonais jusqu’aux abords de Varsovie et la catastrophe finale

semblait imminente. C’est alors qu’aidé par la France et l’An-gleterre, Piłsudski put contre-attaquer entre le 6 et le 16 août1920 et défaire définitivement les forces du maréchal russeToukhatchevski. La Russie demanda la paix, qui fut signée àRiga le 18 mars 1921. Elle officialisait le partage des territoirescontestés entre la Pologne et la Russie en Biélorussie et enUkraine, mais laissait un sentiment de trahison en Ukraine, quiperdait la Galicie.Auréolé du prestige de ses exploits militaires pendant la Pre-mière Guerre mondiale, Józef Piłsudski sut habilement s’enservir à des fins politiques et personnelles.Le 17 mars 1921, une constitution démocratique fut votée. Elles’inspirait de la constitution française de 1875 (IIIe Républi-que), mais était délivrée « au nom de Dieu tout puissant » et lareligion catholique romaine était clairement privilégiée. Descrucifix furent accrochés dans les lieux publics et les lieux offi-ciels. Le président était élu pour sept ans, et le parlement étaitélu au suffrage universel.La décentralisation, l’absence de monnaie unique bloquaientle développement d’un pays affaibli par quatre ans de guerreet qui avait à se reconstruire avec une population constituéeau tiers de minorités différentes : Ukrainiens,Tchèques, Russes,Allemands,Lituaniens.La Constitution de mars restait fragile etune ère d’instabilité politique et gouvernementale s’ouvrait,dénoncée par les adversaires du régime parlementaire et enpremier lieu par Piłsudski lui-même, qui démissionna de toutesses fonctions politiques et militaires. Toutefois, « le miracle dela Vistule », ce moment où il était parvenu à vaincre l’ArméeRouge aux portes de Varsovie, l’avait inscrit dans la légende3,qui fut habilement entretenue par la presse, la radio, l’école.Lorsqu’il revint à nouveau au pouvoir, nul ne contesta sa légiti-mité historique et de nombreux écrivains se mirent à son ser-vice et rédigèrent des textes à sa gloire.Le premier président de la Ré-publique polonaise, GabrielNarutowicz, fut élu le 16 décem-bre 1922, mais fut assassiné cinqjours après et remplacé par Sta-nislas Wojciechowski. Dès 1921, lediscours dominant s’en prit à la« sejmocratie », c’est-à-dire auparlementarisme, jugé inappli-cable en raison de l’immaturité dela société polonaise. En 1925, oncomptait 92 partis dans le paysdont 32 étaient représentés auSejm (parlement). Selon les histo-riens polonais, seule la vénérationde l’État polonais ralliait les diffé-rentes tendances politiques.Ainsi, comme dans la plupart des pays d’Europe du Centre-Est, à l’exception de la Tchécoslovaquie, les idéaux démocra-tiques des premières années d’après-guerre durèrent peu.L’instabilité qui suivit les législatives de 1922 (aucune forma-tion ne parvint à réunir plus d’un quart des sièges) suscita unclimat d’agitation et de mécontentement qui aboutit à ladémission du gouvernement en 1926. Dans la confusion, des

1. Anciennement Grand Duché de Lituanie du royaume de Pologne auXVII e siècle.

2. Du nom du diplomate britannique qui en fut l’initiateur.3. En 1920, la dignité de premier maréchal de Pologne, lui avait été attribuée.

Gabriel Narutowicz premierprésident de la République élu

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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/11

affrontements armés seproduisirent à Varsovie.Appuyé par les socialis-tes, voire certains com-munistes et des partisjuifs, Józef Piłsudski1,très populaire, s’emparadu pouvoir le 12 mai1926 et mit en place unrégime autoritaire. Ladémocratie parlemen-taire n’avait tenu quecinq ans en Pologne.Piłsudski renversa ladémocratie trop instableà son goût et cumula lesfonctions de premierministre, de ministre dela guerre. Il utilisa sonpouvoir personnel pen-

dant neuf ans, jusqu’à sa mort. Lui et ses partisans ne cachaientpas que le parlement et les partis leur paraissaient « unetumeur cancéreuse dans le corps de la Pologne ».Le 12 mai 1926 fut doncconsidéré comme le dé-but d’une « révolutionmorale », la Sanacja, quidéveloppait une rhéto-rique antiparlementaire,prônait la lutte contre lacorruption et faisait appelaux valeurs patriotiquesromantiques et à la disci-pline. Le régime de laSanacja sut en outre ac-créditer l’idée selon la-quelle « un adversaire dela dictature était un ad-versaire de l’État, donc unallié de l’étranger ».En 1929, le cabinet futconstitué de 14 ministresdont 6 militaires. Si laConstitution de mars res-tait en vigueur, les éléments essentiels de la vie parlementairedémocratique, à savoir le droit d’élire, de censurer, de renver-ser le gouvernement et de contrôler l’exécutif, disparaissaient.Dans la nuit du 9 au 10 septembre 1930, environ 5000 oppo-sants dont 84 députés et sénateurs furent arrêtés, internés etsouvent torturés dans la prison militaire de Brest-Litovsk.Le maréchal, malade, limitait ses interventions à la politiqueextérieure et militaire, laissant le pouvoir à ses colonels, dontle funeste Beck, principal artisan du rapprochement avec l’Al-lemagne. À partir de 1932, des grèves survinrent dans plu-sieurs régions du pays où le chômage se développait ettouchait plus de 600 000 ouvriers et plus de 2,5 millions deruraux. Incapables de faire face à la crise économique etsociale, les colonels renforcèrent le cours autoritaire durégime et le contrôle sur les citoyens en limitant le droit deréunion (loi du 11 mars 1932), le droit d’association (loi du27 octobre 1932), la marge de manœuvre de l’administrationterritoriale (loi du 23 mars 1933). La protection sociale fut

revue à la baisse. La constitution d’avril 1935 donna de nou-velles prérogatives au président de la République, autoritésuprême de l’État, qui « portait la responsabilité de ses desti-nées devant Dieu et devant l’histoire ». Le chef de l’État polo-nais avait les droits et pouvoirs d’un monarque absolu.Piłsudski mourut le 12 mai 1935, peu après la ratification decette constitution. La fin de la Pologne fut plus brutale quecelle de la Hongrie puisque cette dernière profita de la guerrepour agrandir son territoire, alors que la Pologne disparaissaitsous le double coup de l’entrée de la Wehrmacht le 1er sep-tembre 1939 et de celle de l’armée soviétique à l’est du paysles 16 et 17 septembre.

La RoumanieL’éclatement des empires cen-traux donna lieu entre autres,à la reconstitution d’uneGrande Roumanie, reconnuepar les traités de Saint-Ger-main-en-Laye et de Trianon, quiimpliquait le rattachement auroyaume de Roumanie des pro-vinces de Bucovine, du Banat,de Transylvanie et de Bessara-bie. Pour garantir sa positiondans la région, la Roumanieconstitua, en 1920, avec le sou-tien de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie, la PetiteEntente avec la Tchécoslovaquie et le royaume des Serbes,Croates et Slovènes (future Yougoslavie).Sur la scène internationale, la politique roumaine chercha àpréserver un statu quo constitutionnel et territorial, face auxrevendications des minorités, des nationalistes et de ses grandspays voisins, la Hongrie (présence de minorités hongroises enTransylvanie et dans le Banat) ou l’URSS (revendication de laMoldavie).La population passait de 8 millions à 14,5 millions après laguerre, provoquant d’inévitables bouleversements dans la viepolitique intérieure. La réforme agraire et les réformes démo-cratiques des années 1921-1923 virent la mise en place d’unedémocratie parlementaire dont les principales avancées furentla suppression du vote censitaire, le droit de vote accordé auxfemmes (20 ans avant la France!) et l’introduction du suffrageuniversel, contrebalancé par la réforme électorale de 1926 quidonnait la majorité parlementaire au parti réunissant 40 % dessuffrages.Dans un premier temps, la situation se caractérisa par uneinstabilité permanente. Un clivage profond séparait la paysan-nerie, majoritaire (79 % de ruraux), conservatrice mais modé-rée, des minorités (généralement de catégories socialesdominantes, à l’exception des Roms) et des populations urbai-nes, occidentalisées, très diverses socialement, parmi lesquellesles jeunes générations, attirées soit par la social-démocratie laï-que (opposée au conservatisme rural), soit par des idéologiesradicales (marxisme athée ou nationalisme chrétien).À la même période, la monarchie roumaine se trouva en proieà des problèmes dynastiques. Le prince héritier Carol dutrenoncer à ses droits à la couronne pour suivre sa maîtresse.

Stanislas Wojciechowski élu aprèsl’assassinat de Narutowicz

Józef Klemens Piłsudski, chef d’État

1. Ce qui le différenciait radicalement des autres dictateurs comme Horthyen Hongrie, Salazar au Portugal ou encore Dollfuss en Autriche.

Ferdinand Ier de Roumanie

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Son fils Mihaï (Michel), devenu héritier légitime, accéda autrône deux ans plus tard, à l’âge de six ans,en 1927, à la suite du décès roi FerdinandIer. Sous le nom de Michel I er (ou MihaiIer), il régna entouré d’un conseil de ré-gence présidé par le patriarche MironCristea.En décembre 1928, le parti paysan obtintune victoire électorale décisive et sonleader, Iuliu Maniu, devint chef du gou-vernement.

Avec son soutien etcontre l’avis du con-seil de régence, lepère du roi revint enRoumanie et obtient l’abrogation de sonacte d’abdication en 1930, reprenant letrône sous le nom de Carol II (CharlesII), tandis que Michel redevenait princehéritier.Réorganisés en parti national libéral(PNL), les libéraux dominèrent lapériode 1922-1928. Ils représentaient labourgeoisie du vieux royaume et lut-taient contre toutes les tendances sépa-

ratistes. Dans l’ensemble, les partis furent confrontés à denombreuses scissions qui concouraient à la fragilisation du sys-tème politique1.Les plus dangereux pour la démocratie étaient la ligue chré-tienne LANC de Cuza et la Légion de l’Archange Michel,créée en 1927 par Corneliu Zelea Cordreanu et baptiséeGarde de fer en 1930. Celle-ci refusait le système politique etses institutions et prit pour modèle le fascisme italien et le partinational-socialiste allemand. La Légion de l’Archange Michelse caractérisait par son nationalisme orthodoxe et son antisé-mitisme extrême. Dissoute en 1933 par le gouvernement libé-ral de I.G. Duca, elle organisa l’assassinat dece dernier en représailles et exigea des mesu-res discriminatoires contre les Juifs, lesfrancs-maçons et la presse démocrate.La crise économique des années trente tou-cha durement la Roumanie, essentiellementagraire. Le clivage s’accentua entre unepopulation réduite à survivre et les partispolitiques. L’opposition entre le souverain etles partis permit un temps d’occulter les vraisproblèmes du pays. Le roi Carol II s’appuyaitessentiellement sur l’armée et la police.Aux élections du 20 décembre 1937, le partinational libéral ne réunit pas 40 % des voix etperdit ainsi la prime majoritaire. En revan-che, un autre parti, Tout pour le Pays, partides Légionnaires, fit une percée électorale enobtenant 15,58 % des voix. Le roi confia alors le gouvernementau leader du parti national-chrétien, Octavian Goga, quin’avait pourtant recueilli que 8,56 % des voix. Il demeura enplace seulement 44 jours, non sans avoir adopté quelquesmesures antisémites. Le 18 janvier 1938, Carol II dissout à nou-veau la chambre à peine élue et instaura sa dictature, suppri-mant la Constitution de 1923. Plusieurs facteurs rendirentpossible ce coup d’État (février 1938) : l’action et la volonté du

roi lui-même, la pression exercée par son entourage, dont cellede généraux comme Ion Antonescu, le souhait de la France etla Grande-Bretagne que le souverain maintienne l’ordre socialdans le pays, et enfin, les tensions diplomatiques avec la Russiesoviétique.Immédiatement, le roi essaya de rallier les partis anciens aunouveau régime afin de préserver l’unité nationale. Il confia legouvernement au patriarche Miron Cristea, qui proclama l’étatde siège. La censure fut réintroduite sous la tutelle des autori-tés militaires et du ministère de l’Intérieur. Le 27 février 1938,une nouvelle constitution était promulguée, instaurant une dic-tature royale. Le décret du 30 mars 1938 supprima les partispolitiques, auxquels fut substitué un « Front de la renaissancenationale », parti royal sans lien avec l’extrême droite.Armand Calinescu, proche duroi, membre du Parti nationalpaysan, fut le principal instiga-teur de la dictature royale.Devenu en 1939 président duconseil des ministres, ministrede l’Intérieur et ministre de laDéfense par intérim, il organisala chasse aux communistes et lalutte contre les Légionnaires.En 1938, il fit arrêter CorneliuZelea Codreanu, chef des Croixfléchées, condamné à 10 ans detravaux forcés, puis assassinédans sa prison sur instructiondu premier ministre.Poursuivant une politique derapprochement avec la Franceet la Grande-Bretagne, Calinescu accueillit le gouvernementpolonais en exil après l’invasion et l’occupation de la Polo-gne par les Allemands en septembre 1939. Il fut assassiné àBucarest le 21 septembre 1939.

Pour éviter le sort de la Pologne, rayée de lacarte de l’Europe par l’Allemagne nazie etl’URSS, Carol II remplaça ses ministresanglophiles et francophiles par le gouver-nement d’Ion Gigurtu, qui déclara adhérerloyalement à la politique de l’Allemagnenazie, affirmant que la Roumanie « devaitconsentir des sacrifices territoriaux pourdémontrer la fiabilité de son adhésion àl’Axe ». Dès le printemps 1940, des Légion-naires avaient été intégrés au gouvernementGigurtu qui renforça son orientation net-tement fascisante.À peine la France avait-elle signé l’armisticede juin 1940 que l’URSS lança un ultimatumà la Roumanie le 26 juin 1940, exigeant lacession de la Bessarabie et de la Bucovine du

Nord, sous peine d’invasion de la Roumanie. Dès le 28 juin1940, ces territoires étaient occupés par l’URSS.

Iuliu Maniu, chefdu gouvernement

en 1928

Carol II de Roumanie

Armand Calinescu,un proche du roi

1. En 1937, vingt-huit partis se présentèrent aux élections.2. Appellation donnée aux modifications imposées par Hitler aux

mesures entérinées par les traités de Versailles, de Saint-Germain-en-Layeet de Trianon ou approuvées par la Société des Nations après la guerre de1914-1918.

Michel Ier deRoumanie à l’âge

de six ans

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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/13

— Paul Pasteur, Les États autoritaires enEurope: 1919-1945, Armand Colin, coll. Cursushistoire, 2007.

— Miklós Molnar, Histoire de la Hongrie,Hatier, 1996.

— Robert O. Paxton, Le fascisme en action,Seuil, 2004.

— Jean Bérenger, L’Autriche-Hongrie: 1815-1918, Armand Colin, coll. Cursus histoire, 1998.

— Philippe Burrin, Fascisme, nazisme, autori-tarisme, Seuil, Points histoire, 2000.

— Serge Bernstein et Pierre Milza, Diction-naire des fascismes et du nazisme, André Ver-saille Éditions, 2010.

— Serge Bernstein et Pierre Milza, L’Italiecontemporaine du Risorgimento à la chute dufascisme, Armand Colin, Paris, 1995.

Sources bibliographiques et documentaires

Fin août 1940, lors d’une rencontre avec Hitler, Gigurtu soumitson pays au « Second arbitrage de Vienne2 » et, le 30 août 1940,céda la Transylvanie du nord à la Hongrie, et la Dobroudja dusud à la Bulgarie. Ces pertes représentaient plus d’un tiers del’ex Grande Roumanie, mais Gigurtu estimait que c’était leprix à payer pour ne pas subir le sort de la Pologne. Ce « prix dela paix » précipita la chute du roi : la Garde de ferde Horia Sima et le général Ion Antonescu s’uni-rent pour monter un coup d’État qui aboutit àl’abdication de Carol II au profit de son filsMichel qui redevint roi à 19 ans.À la veille de son abdication, Carol II avaitcependant dû nommer ministre-président avecles pleins pouvoirs le général Antonescu, alorsmême que ce dernier avait été fréquemment enopposition avec le roi. Trois mois auparavant, ilavait même été arrêté par la police politique puisrelâché sous la pression de Hitler.La Garde de fer et Antonescu établirent unrégime fasciste désigné sous le nom d’État natio-nal légionnaire, qui se rallia entièrement aux for-ces de l’Axe et à leur politique. Une fois aupouvoir, la Garde de fer renforça les lois antisé-mites et mit en place une législation dirigée contre les commer-çants et hommes d’affaires grecs et arméniens, qui permitnotamment aux fonctionnaires roumains de toucher de grospots-de-vin. Les syndicats et les associations furent interditsdès la fin de l’année 1940.L’opinion cependant n’était pas acquise au régime et desmaquis se mirent en place, si bien que, le 8 octobre 1940, offi-ciellement à la demande de la Roumanie, les troupes alleman-des franchirent la frontière roumaine. Pour venger l’assassinatde l’ancien chef des Croix fléchées Codreanu, des Légionnairesde la Garde de fer assassinèrent des journalistes, des francs-maçons, des Juifs, 64 anciens ministres, députés et intellectuelsdémocrates, à la prison de Jilava (près de Bucarest).L’alliance entre Antonescu et la Légion ne reposait sur aucunprogramme précis. Antonescu désirait imposer des réformes

techniques, la Légion entendait développer un programmeanticapitaliste et antilibéral et s’emparer des positions clésencore aux mains des anciennes élites, selon les exemples alle-mands et italiens qui subordonnaient l’économie et la société àl’esprit national et totalitaire.Après s’être assuré de la neutralité de Hitler, Antonescu, qui

n’entendait pas partager le pouvoir avec le chefdes Légionnaires, entreprit de liquider la Légion.Il fit occuper tous les édifices publics et engageaune lutte sans merci avec elle. Leur chef, Sima, seréfugia en Allemagne. Ce fut la fin du régimenational-légionnaire et de la Légion en tant queforce politique. En mars, Antonescu, qui s’auto-proclamait le Pétain roumain, se fit plébisciterpuis lança le mythe du Conducator.Il déclara la guerre à l’Union soviétique le22 mai 1941, prenant lui-même le comman-dement des troupes pour récupérer la Bessara-bie et la Bucovine du Nord et laissa la charge dugouvernement à son homonyme Mihai Anto-nescu, professeur de droit. Le pays, aux mains dela machine de guerre allemande, fut soumis àune exploitation systématique.

La Moldavie – territoire soviétique immédiatement à l’est duDniestr, région que les Roumains appelaient Transnistrie – etla ville d’Odessa furent occupées.Cette région, que le régime Antonescu se préparait à annexeren cas de victoire, devint une terre pour la déportation pour lesJuifs, des Roms, des résistants et d’autres indésirables rou-mains, parmi lesquels l’armée se livra à des massacres épou-vantables qui, s’ajoutant au froid et aux épidémies, accrurent lenombre de victimes estimé, au procès d’Ion Antonescu, àquelque 400000 dont 293000 Juifs..

Dossier préparé parARNAUD BOULLIGNY, YVES LESCURE et CYRILLE LE QUELLEC

Le généralIon Antonescu

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Restée en retrait du débat suscitépar l’article de Claude Lanzmanndans Le Monde du 30 août 2011 àpropos de l’emploi du mot Shoah

dans l’Éducation nationale et les manuelsscolaires, la Fondation pour la mémoire dela Déportation souhaite faire connaître sonanalyse et sa position. Claude Lanzmanns’alarme de la disparition dans certainsmanuels scolaires du mot Shoah qu’il estimeincontournable et prend à partie l’Inspec-tion générale de l’Éducation nationale, touten appelant à l’autorité du ministre del’Éducation nationale et du président de laRépublique pour imposer ses vues.La première question qui vient à l’esprit estcelle des raisons qui ont pu pousser ClaudeLanzmann à intervenir soudainement etpubliquement en interpellant les pouvoirspublics. Sans doute sa démarche, au demeu-rant fort véhémente, est-elle inspirée par lapassion plus que par la raison. Or l’Éduca-tion nationale doit être mise à l’abri desdébats passionnels. Celui-ci en est un. Vou-loir imposer ses conceptions ou ses vues à lacommunauté éducative par voie autoritaireest une arme à double tranchant. Ce que lesuns imposent ou veulent imposer, d’autresne manqueront pas, si l’occasion leur en estdonnée, de retourner cette opportunitéd’ingérence en sens inverse.L’histoire et la mémoire sont redevables àClaude Lanzmann du travail considérableeffectué avec le film Shoah. Un instrumentpédagogique incontournable est désormaisdisponible. C’est bien et il fallait le faire.Mais le monde enseignant est composéd’hommes et de femmes en relation quoti-dienne avec la jeunesse. Dans cette extraor-dinaire mosaïque d’origines, de cultures, desensibilités et d’affects différents, il leur fautépanouir des intelligences et préparer desadultes responsables. Médiateurs entre lasociété et les familles, situés au cœur d’unbouillonnement permanent de sensibilitéset de convictions en émergence, ils doiventsans cesse canaliser les violences et dés-amorcer les potentialités conflictuelles.L’irruption politique de l’État dans les pro-grammes ne résout rien.

Qui peut prétendre connaître mieux leursélèves que les enseignants? Eux seuls sen-tent et apprécient le milieu dans lequels’inscrit leur mission au quotidien. Chacunsait qu’une classe ne ressemble jamais à laprécédente et que ce qui paraissait bon uneannée ne l’est plus forcément l’année sui-vante. Dès lors, avoir la prétention d’impo-ser un vocabulaire et un mode de pensées’apparente à un hold-up sur l’action éduca-tive et ne peut qu’envenimer les choses,générer des crispations et des rejets. La piredes solutions.La Fondation pour la mémoire de la Dé-portation ne cache pas la complexité decette difficile question, qui la concerne en saqualité de gardienne de mémoires pluriel-les. Le mot Shoah, emprunté à l’hébreu,appartient à la culture juive, il lui est propre.Son usage par la communauté juive est légi-time et respectable.En revanche, imposer ce terme dans unecodification du vocabulaire est dangereuxpour deux raisons. À trop vouloir mettrel’accent sur la spécificité juive de l’évé-nement, il en arrive à être décontextualisépour ne plus faire ressortir que son atteinteà la judéité. Coupé d’une réflexion sur lenazisme, il prend alors un caractère irréel etmythique, ne concernerait après tout qu’unecatégorie particulière d’êtres humains etconduirait insidieusement à isoler cettecatégorie du reste de l’humanité.Or,ce qui afait l’horreur de l’extermination des Juifs,c’est d’abord l’atteinte à la solidarité de l’es-pèce humaine: les victimes étaient des êtreshumains,avant d’être des Juifs.À Auschwitz,Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, toutêtre humain, quelles que soient ses origines,est invité à voir sa propre famille exterminéeet non celle de membres d’une entité qui luiserait étrangère.À l’évidence, l’emploi du terme Shoah nefavorise pas cette double démarche : réfé-rence historique au nazisme, crime contrel’humanité. Elle focalise l’attention sur lecrime contre la judéité au risque de négligerle crime contre l’humanité.L’autre risque, perceptible dès à présent,consiste à faire du mot Shoah un terme

générique qui monopolise le paysage mé-moriel, englobant et occultant les autres cri-mes nazis, et par voie de conséquence lesautres victimes du nazisme. L’horreur acommencé par la volonté nazie affichéed’éliminer les « vies inutiles », jugées « indi-gnes d’être vécues » et pour lesquelles ontété expérimentées et mises au point les pre-mières techniques de gazage. Cette volontés’est étendue à l’élimination de populationsjugées nuisibles pour le Reich, Juifs d’Eu-rope mais également, à des degrés diffé-rents, autres populations d’Europe. Le motShoah ne couvre pas ces réalités, pas plusqu’il ne permet d’appréhender le fait quedes Juifs eurent la vie sauve parce que lesnazis n’avaient pas assez de main-d’œuvreesclave dans les camps de concentration.C’est pourquoi la Fondation pour la mé-moire de la Déportation a choisi dans sadémarche pédagogique de n’employer lemot Shoah que pour parler du film deClaude Lanzmann, de toujours évoquer laglobalité des crimes nazis et pour ce quiconcerne les Juifs, d’utiliser les termes« génocide » ou « extermination », dénuésde toute référence historico-biblique. Ellene peut en conséquence qu’exprimer sesréserves quant à la position de Claude Lanz-mann, qui revient à vouloir imposer « unvocabulaire de référence obligé » dans undomaine relevant de la liberté d’approchepédagogique de chacun. Pour autant, lechoix de ceux qui décident d’utiliser le motShoah est respectable, dans la mesure toute-fois où ce terme ne concerne que l’extermi-nation des populations juives et rien d’autre.La Fondation rejette toute forme d’impé-rialisme conceptuel, dans un sens commedans l’autre, considérant que seule lavolonté de respecter la vérité historiquedemeure un impératif moral absolu, dansle but évident d’armer les consciencescontre ce que furent les crimes mons-trueux perpétrés par une idéologie, hélasencore séduisante dans certains courantsde pensée contemporains..

YVES LESCURE

Emploi du mot Shoah: point de vue

Dans le commentaire publié dans le n° 69 de Mémoire Vivante, page 16 colonne de droite, deuxième paragraphe avant la fin, à propos dulivre de Régis Schlagdenhauffen, il a été écrit : « D’abord parce que si l’on considère la sociologie de la déportation dite de répression, enmajorité communiste et franc-maçonne, le qualificatif catholique est pour le moins étrange et inopérant. »Il convenait de lire après les mots « déportation dite de répression, pour certains transports, en majorité communiste et franc-maçonne… »Cette nuance ne modifie en rien le caractère inopérant et fantaisiste de l’opposition d’une déportation « catholique » à une déportation« juive » que dénonçait ce paragraphe.(Les études statistiques menées à Caen par la Fondation sur la déportation de répression situent la proportion des communistes à environ37 % des personnes arrêtées pour fait de résistance. En outre, de nombreux communistes ont été déportés pour leur activité politique ousyndicale et considérés à leur retour comme déportés politiques. Leur proportion dans cette catégorie n’est pas établie avec certitude àl’heure actuelle.).

Y.L.

Erratum

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MÉMOIRE VIVANTE N° 71/15

Albert Bigielman

Membre actif de la Fondation pour lamémoire de la déportation, Albert

Bigielman nous a quittés le 31 octobre 2011.En 1994, avec l’appui du général Bernardd’Astorg, il entreprit de faire édifier lemonument à la mémoire des déportés deBergen-Belsen au cimetière du Père La-chaise, avant de recréer la même année uneamicale de Bergen-Belsen dont il devintprésident.

Il avait tenu à conserver des liens étroitsavec la Fondation pour la mémoire de laDéportation, dont il présidait la commis-sion « Internement » depuis 2000. Toujoursprésent aux réunions du Conseil d’Admi-nistration de la Fondation, il ne passait pasquinze jours sans appeler le directeur oul’un de ses collaborateurs pour s’enquérirde la marche de la Fondation et du travailen cours.Ami de Simone Veil, qui lui avait remis il y aun an la croix d’Officier dans l’Ordre de laLégion d’honneur, il était attaché à l’équi-libre des mémoires et tenait à entretenir descontacts chaleureux avec la Fondation pourla mémoire de la Shoah et avec la Fonda-tion pour la mémoire de la Déportation,estimant que l’une et l’autre avaient leurplace, différenciée mais historique, dansl’espace mémoriel de la déportation.Il avait choisi d’installer le siège de sonAmicale dans les locaux de la Fondationpour la mémoire de la Déportation et ytenait régulièrement ses réunions debureau et de Conseil d’administration.Albert Bigielman, né le 1er novembre 1932à Paris, de parents, Juifs d’origine polo-naise, passa son enfance à Ménilmontant. Ilen a gardé son côté « titi parisien », soncaractère frondeur, piquant et son horreurdu formalisme.À la déclaration de guerre, son père s’enga-gea dans la Légion étrangère mais fut faitprisonnier en 1940, et envoyé en Stalag enAllemagne pour la durée de la guerre.Le 4 février 1944, Albert fut arrêté et in-terné à Drancy avec sa mère. Son jeunefrère Henri, âgé de six ans, malade, ne futfinalement pas emmené par la police. Il aété par la suite « enfant caché ».Albert et samère furent déportés quatre mois plus tard

vers le « camp de l’Étoile » de Bergen-Bel-sen, par le convoi n° 80 du 4 mai 1944, oùétaient regroupées des familles juives de« prisonniers de guerre » détenus dans lesStalags et théoriquement couverts par lesconventions de Genève. Ils y resterontjusqu’à l’évacuation du camp.Le 5 avril 1945, les nazis constituent unconvoi ferré d’otages, escortés par laWehrmacht et non par la SS, qui prend ladirection de l’Est. Le 23 avril, ce train estabandonné par son escorte de garde àproximité du village de Trobitz où les déte-nus se rendirent dans l’état que l’on peutimaginer après quinze jours de transport.Albert déclencha alors un violent typhusauquel il survécut grâce aux soins prodiguéspar sa mère pendant plusieurs semaines.Tous les deux furent rapatriés vers la Franceet arrivèrent le 25 juin 1945 à Paris. Le 26,Albert retrouva son père qu’il n’avait pasrevu depuis cinq ans. La famille se réinstallaà Ménilmontant, dans le même appar-tement, rue Delaitre, dans le XX e arron-dissement.Albert arrêta ses études au certificat d’étu-des et, à quinze ans, se consacra à la confec-tion. Tourmenté par son passé et le désir dele comprendre, il s’inscrivit à la faculté d’his-toire à l’âge de la retraite et publia un livreautobiographique J’ai eu douze ans à Ber-gen-Belsen. Il ne manquait aucun rendez-vous avec les enseignants qui le sollicitaientpour venir témoigner devant leurs élèves.L’école que fréquenta Albert enfant, au10, rue de Ménilmontant, porte aujourd’huison nom, c’est le plus bel hommage que l’onpuisse lui rendre.

n CYRILLE LE QUELLEC

Henry Bulawko

Henry Bulawko, président d’honneur del’Union des déportés d’Auschwitz

(UDA), s’est éteint le 27 novembre 2011.Il était né le 25 novembre 1918 à Lyda,autrefois ville de Lituanie, intégrée àl’URSS en 1945 et aujourd’hui rattachée àla Biélorussie.Après la Première Guerre mondiale, en1925, son père, rabbin, quitta la Lituaniepour s’installer en France, avec ses septenfants et échapper à la misère et auxpogroms, à l’époque des guerres d’indépen-dance et de la montée des régimes fascistessouvent antisémites en Europe centrale etde l’Est. Henry avait alors 7 ans.Militant dans le mouvement sioniste « Has-homer Hatzaïr » (la Jeune garde), il s’enga-gea dans l’aide aux migrants Juifs d’Europecentrale et de l’Est qui espéraient trouverrefuge en France.Au moment de l’occupation, il poursuivitnaturellement dans cette voie. Il contribuaà la création du Comité Amelot1 dont ildevint l’un des principaux dirigeants. Cecomité regroupait des résistants de diver-

ses organisations juives, qui portaientsecours aux Juifs immigrés en Francepourchassés par les nazis et l’État français,fournissant notamment nourriture, faussescartes d’identité et de ravitaillement, etcontribuant au sauvetage des enfants Juifsqu’ils faisaient passer en zone libre.Henry Bulawko fut arrêté le 19 novembre1942 à Paris, à la station de métro PèreLachaise. Identifié comme Juif mais nonidentifié comme résistant car il s’étaitdébarrassé à temps des faux papiers qu’iltransportait sur lui, il fut d’abord interné àDrancy, puis envoyé à Beaune-la-Rolande.Ramené de là à Drancy, il fut finalementdéporté vers Auschwitz-Birkenau par leconvoi n° 57, du 18 juillet 1943 et affecté auKommando de Jaworzno, annexe d’Aus-chwitz. Ce Kommando exploitait une minede charbon et construisait une centraleélectrique avec les déportés.En janvier 1945, au moment de l’évacuationgénérale du complexe d’Auschwitz, lacolonne d’Henry fut dirigée vers Blechham-mer, d’où, épuisé, Henry décida avec quel-ques camarades de se dissimuler dans desbois, jusqu’à l’arrivée des troupes soviéti-ques. Il fut recueilli et libéré à la fin du mois.À son retour, il devint journaliste et écri-vain, mais surtout, comme l’a dit si jus-tement Raphaël Esrail dans son discoursd’hommage du 2 décembre 2011: « Il a étéun initiateur, un fondateur, un constructeurde nos institutions de mémoire […]. Se sou-venir devenait un acte éminemment poli-tique, pour lutter contre l’intolérance, labêtise, le racisme, la xénophobie, la violence,l’antisémitisme. »

Il fonda l’Amicale des Déportés Juifs deFrance, initia le monument de Drancy, lesmanifestations à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, la cérémonie commémorative dela Rafle du Vel d’Hiv. À partir de 1991, ilprésida l’Amicale d’Auschwitz devenuedepuis Union des Déportés d’Auschwitz.Enfin, il était vice-président des RésistantsJuifs d’Europe.De lui Raphaël Esrail ajoute qu’il était « unlaïque, attaché viscéralement aux valeurs de laRépublique et en même temps l’incarnationde la culture juive. En lui, s’opérait une mer-

1. Du nom de la rue de Paris (rue Amelot) où lecomité se réunissait.

Figures disparues

Albert Bigielman

Henry Bulawko

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Mémoire Vivante – Trimestriel édité par la Fondation pour la mémoire de la Déportation – A. S. B. L. reconnu d’utilité publique (décret du 17 octobre 1990)Placée sous le haut patronage de M. le président de la République – SIRET 380 616 433 00047 APE 913 – CCP 19. 500 23 W Paris – 30, boulevard des Invalides – 75007 Paris

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Impression : bialec Nancy 54001 – N° 71 décembre 2011 – Dépôt légal : décembre 2011Directeur de la publication : Marie-José Chombart de Lauwe – Directeur de la rédaction : Jean-Luc Bellanger – Rédacteur en chef : Yves Lescure

Commission paritaire N° 0713 G 88240 – ISSN 1253-7535

veilleuse synthèse entre une culture ayant sesracines à l’autre bout de l’Europe avec la cul-ture française. »Dans la revue Mémoire Vivante, il écrivait le7 mars 1995, année du 50e anniversaire de lalibération des camps nazis, dans un articleintitulé Spécificité et unité de la déportation:« … c’est en toute sérénité que je me tourneaujourd’hui, moi rescapé d’Auschwitz, versceux qui connurent Dachau, Buchenwald,Ravensbrück, Mauthausen et autres camps,pour leur dire: “C’est en pleine conscience dece qui nous a distingués que je souhaite ren-forcer les liens de fraternité qui nous unissent.Nous avions et nous avons toujours le mêmeennemi: le racisme, l’antisémitisme, la xéno-phobie. Quel que fût notre statut distinct, nousétions attachés aux mêmes valeurs de justice etde fraternité,de paix et de respect des droits del’homme. Ce dénominateur commun restepour nous plus vivace que jamais.” »

n Y.L.

Pierre Sudreau

Pierre Sudreau s’est éteint le 22 janvier2012 à 92 ans.

Ancien président de laFondation de la Résis-tance, il était égalementtrès attentif aux activi-tés et travaux de la Fon-dation pour la mémoirede la Déportation, or-ganisant régulièrementdes déjeuners-rencon-tres avec sa présidente,Marie-José Chombartde Lauwe et son direc-teur.Après des études dedroit et de sciences poli-tiques, Pierre Sudreausuivit en juin 1940, aumoment de l’armistice,un stage à l’École del’Air, alors repliée sur leterrain des « Landes deBussac » près de Bordeaux. Choqué par ladéfaite et un armistice humiliant, il souhaitaimmédiatement poursuivre la lutte. Maismarié et père d’un enfant, il choisit de resteren France et participa en août 1940 à larécupération d’armes sur une base aériennepuis prit contact avec quelques officiers àToulouse, parmi lesquels Henri Frenay.Il rencontra des membres du réseau Brutus,fondé à Marseille en 1941. À 23 ans, il se vitchargé de l’extension du réseau Brutus enzone occupée. La mission de Brutus consis-tait à transmettre à Londres de nombreuxrenseignements dont ceux sur la construc-tion du Mur de l’Atlantique. Pierre Sudreau

parvint à s’introduire à la Délégation duministère de l’Intérieur comme « rédacteurauxiliaire », prenant connaissance des rap-ports secrets des préfets dela zone occupée et de leursinformations militaires etfournit à Londres des in-formations sur le Mur del’Atlantique.À partir du printemps1943, le réseau fit face àune première vague d’ar-restations, d’abord en zoneSud par la police de Vichy,puis en zone Nord et àParis par la Gestapo. Infiltré par un agentdouble de l’Abwehr, « Carré » – à l’originedu démantèlement du réseau du « Muséede l’Homme » –, « Brutus » subit de nou-velles arrestations à l’automne 1943, dontcelle de Pierre Sudreau le 10 novembre.D’abord torturé très durement par la Ges-tapo, Pierre Sudreau fut mis au secret pen-dant six mois à la prison de Fresnes. Ilparvint cependant à faire parvenir unmessage à l’extérieur de la prison préve-

nant les autres mem-bres du réseau de latrahison de « Carré ».Ce dernier sera exé-cuté en avril 1944 parun groupe franc de« Combat ».Au mois de mai 1944,Pierre Sudreau futinterné au camp deCompiègne-Royal-lieu. Le 12 mai, avecdeux de ses camaradesde « Brutus », AndréClavé et André Boyer,il fut déporté à Bu-chenwald, dans lemême convoi que denombreux résistantscommunistes. À Bu-chenwald, promis à lamort et recherché par

la Gestapo, il fut sauvé par la résistanceclandestine du camp et des communistesfrançais qui le feront passer pour mort etpartagera quelque temps la paillasse deGuy Ducoloné.Rapatrié en mai 1945, Pierre Sudreau futprésenté au général de Gaulle qui, surprispar son jeune âge et le rôle qu’il avait jouédans la Résistance, lui enjoignit de se mettreau service de la reconstruction de la France.Il fut nommé sous-préfet à 26 ans, puis sous-directeur au ministère de l’Intérieur. De1951 à 1955 il devint le plus jeune préfet deFrance, en poste à Blois, où il se distingua encréant, à Chambord, le tout premier spec-

tacle « son et lumière ». Il fut membre ducabinet d’Edgar Faure à la présidence duConseil, puis commissaire à la construction

et à l’urbanisme de larégion parisienne de 1951 à1958, avant de devenirministre de la Constructiondans les gouvernements deMichel Debré et GeorgesPompidou de 1958 à 1962.Il fut notamment à l’originedu RER et du programmed’aménagement du quar-tier de La Défense.Devenu ministre de l’Édu-

cation nationale en 1962, dans le gouver-nement de Georges Pompidou, PierreSudreau s’opposa fermement au projet deréférendum sur l’élection du président de laRépublique au suffrage universel et démis-sionna du gouvernement.Auteur de plusieurs ouvrages, dont le plusouvert sur l’avenir s’intitule Au-delà de tou-tes les frontières, il y jette un regard rétros-pectif sur son action politique, sesengagements divers et son expérienceconcentrationnaire, et développe une visiondu monde à la fois lucide, pacifiste et huma-niste, marquée par sa révolte contre la foliedes hommes. Militant depuis les années1980 pour diverses causes (contre la prolifé-ration des armes nucléaires, pour le rappro-chement Nord-Sud ou pour la paix auProche-Orient), Pierre Sudreau œuvra aurapprochement des diverses sensibilitéspolitiques des anciens résistants et déportés,sans toujours y parvenir.Il racontait souvent qu’au cours d’un déjeu-ner qui suivit une visite du général deGaulle au camp du Struthof, auquel il parti-cipait avec Michelet, les deux déportésentretinrent de Gaulle de la réalité concen-trationnaire dont il n’avait qu’une vagueidée. Conversation que le général concluten déclarant: « En définitive, la déportationa été le chemin le plus douloureux vers lalibération. »Après sa démission du gouvernement, ilentreprit de se mettre au service de sesidées en briguant le suffrage des électeurs. Ilfut ainsi député du Loir-et-Cher de 1967 à1981 (sous l’étiquette Progrès et Démocra-tie), puis maire de Blois de 1971 à 1989.Enfin, pendant trente ans, il présida laFédération des industries ferroviaires où illança le programme TGV.Au décès de Jean Mattéoli, il accepta deprendre la présidence de la Fondation de laRésistance que, fatigué, il laissa à JacquesVistel en 2010.

n Y.L.

Pierre Sudreau peu après sonretour de déportation

Pierre Sudreau

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