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MFLT 81 B - Cours C. Grenouillet – Nathalie Sarraute (2009) - 1 - Nathalie Sarraute, le Nouveau Roman et l’autobiographie Plan du cours : 1. Le Nouveau Roman et ses refus .............................................................................. 1 a. L’impossibilité de la représentation..................................................................... 1 b. La nécessité d’inventer des formes nouvelles ...................................................... 2 c. Personnage/sujet ................................................................................................. 2 d. Une impossible cohérence................................................................................... 3 e. Sous-conversation et tropismes ........................................................................... 3 2. Nathalie Sarraute face à l’autobiographie................................................................ 4 a. Les « nouvelles autobiographies »....................................................................... 5 b. Les souvenirs d’enfance...................................................................................... 6 c. Le refus de se dresser une « statue ».................................................................... 7 3. Enfance : étude du paratexte ................................................................................... 8 a. Un élément du péritexte : le titre ......................................................................... 8 b. L’épitexte : Sarraute face à l’autobiographie dans les entretiens .......................... 9 4. Enfance : composition, structure, nouveauté du texte ............................................ 10 a. Un texte morcelé ............................................................................................... 10 b. Un texte construit, monté .................................................................................. 11 c. Le choix du présent ........................................................................................... 12 Conclusion ................................................................................................................... 13 Engagée dans l’aventure du Nouveau Roman dont elle était la doyenne (22 ans de plus qu’Alain Robbe-Grillet : désormais ARG), Nathalie Sarraute s’est fait connaître d’abord comme romancière, comme critique, puis comme dramaturge. Elle est un écrivain consacré, auteur de 7 « romans » lorsqu’elle publie Enfance en 1983. Née à Ivanovo-Voznessensk en 1900 (décédée en 1999), Nathalie Sarraute porte le nom de son mari, Raymond Sarraute, épousé en 1925, dont elle a eu trois filles (dont Claude Sarraute). Après des études de droit et d’anglais, elle devient avocate. Ses premiers livres sont : Tropismes (1939 puis rééd. chez Minuit en 1957 : ensemble de courts textes), Portrait d’un Inconnu (1948 – roman préfacé par Sartre ; ce livre obtient une certaine consécration mais pas de succès public), Martereau son deuxième roman marqué par la désintégration du personnage (1953), Le Planétarium (1959). L’Ère du soupçon en 1956 est un ensemble d’essais sur le roman. On l’associe souvent à Alain Robbe-Grillet et aux autres romanciers qui constituait « l’hydre à sept têtes » du Nouveau Roman dans les années 50-60. Mais sa voie est toute personnelle comme le montrent ses livres Les Fruits d’or (1963), « Disent les imbéciles » (1976)… jusqu’à Ici (formes brèves, 1995) et Ouvrez. 1. Le Nouveau Roman et ses refus Le front de refus que le Nouveau Roman opposait à la représentation traditionnelle et à l’illusion réaliste consistait en une attaque en règle contre la représentation traditionnelle, la constitution de personnages traditionnels. a. L’impossibilité de la représentation

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  • MFLT 81 B - Cours C. Grenouillet Nathalie Sarraute (2009)

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    Nathalie Sarraute, le Nouveau Roman et lautobiographie Plan du cours :

    1. Le Nouveau Roman et ses refus..............................................................................1 a. Limpossibilit de la reprsentation.....................................................................1 b. La ncessit dinventer des formes nouvelles ......................................................2 c. Personnage/sujet .................................................................................................2 d. Une impossible cohrence...................................................................................3 e. Sous-conversation et tropismes ...........................................................................3

    2. Nathalie Sarraute face lautobiographie................................................................4 a. Les nouvelles autobiographies .......................................................................5 b. Les souvenirs denfance......................................................................................6 c. Le refus de se dresser une statue ....................................................................7

    3. Enfance : tude du paratexte ...................................................................................8 a. Un lment du pritexte : le titre .........................................................................8 b. Lpitexte : Sarraute face lautobiographie dans les entretiens..........................9

    4. Enfance : composition, structure, nouveaut du texte ............................................10 a. Un texte morcel...............................................................................................10 b. Un texte construit, mont..................................................................................11 c. Le choix du prsent...........................................................................................12

    Conclusion ...................................................................................................................13 Engage dans laventure du Nouveau Roman dont elle tait la doyenne (22 ans de plus

    quAlain Robbe-Grillet : dsormais ARG), Nathalie Sarraute sest fait connatre dabord comme romancire, comme critique, puis comme dramaturge. Elle est un crivain consacr, auteur de 7 romans lorsquelle publie Enfance en 1983.

    Ne Ivanovo-Voznessensk en 1900 (dcde en 1999), Nathalie Sarraute porte le nom de son mari, Raymond Sarraute, pous en 1925, dont elle a eu trois filles (dont Claude Sarraute).

    Aprs des tudes de droit et danglais, elle devient avocate. Ses premiers livres sont : Tropismes (1939 puis rd. chez Minuit en 1957 : ensemble de

    courts textes), Portrait dun Inconnu (1948 roman prfac par Sartre ; ce livre obtient une certaine conscration mais pas de succs public), Martereau son deuxime roman marqu par la dsintgration du personnage (1953), Le Plantarium (1959). Lre du soupon en 1956 est un ensemble dessais sur le roman.

    On lassocie souvent Alain Robbe-Grillet et aux autres romanciers qui constituait lhydre sept ttes du Nouveau Roman dans les annes 50-60.

    Mais sa voie est toute personnelle comme le montrent ses livres Les Fruits dor (1963), Disent les imbciles (1976) jusqu Ici (formes brves, 1995) et Ouvrez.

    1. Le Nouveau Roman et ses refus

    Le front de refus que le Nouveau Roman opposait la reprsentation traditionnelle et

    lillusion raliste consistait en une attaque en rgle contre la reprsentation traditionnelle, la constitution de personnages traditionnels.

    a. Limpossibilit de la reprsentation

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    Peut-on reprsenter le rel, le monde au moyen de lcriture. Deux options se dessinent :

    celle qui rpond oui (Sarraute ; mais le rel quelle veut reprsenter est surtout psychologique) ; celle qui dit non (ARG).

    Une ide forte du Nouveau Roman (selon ARG), cest que le rel est irreprsentable ( toute ralit est indescriptible , dclare ARG dans Le Miroir qui revient), lunivers est instable et inpuisable. En son sein, lhomme est dsorient : il ny a plus didologie rassurante pour linterprter, ni marxisme, ni religion.

    La tradition raliste tend faire du monde quelque chose de familier en utilisant des recettes primes . Or, ce monde est trange. ARG slve contre lusage de la mtaphore anthropomorphe et rassurante (dire dun village quil est blotti au cur du vallon par exemple).

    Il faut viter la clart mortelle du connu dclare Nathalie Sarraute dans Ce que je cherche faire (Nouveau roman : hier, aujourd'hui).

    La narration traditionnelle est dsagrge ; lcrivain se met crire non pour raconter une histoire , mais pour savoir pourquoi il crit.

    Chaque fois, devant un texte que je suis en train de commencer, cest comme si je nen avais

    jamais crit avant. Il y a quelque chose que je nai pas encore montr, et il faut le saisir et il faut essayer de le faire passer dans du langage. Et la difficult est exactement la mme.

    (Nathalie Sarraute, French Studies, juillet 1985).

    b. La ncessit dinventer des formes nouvelles Le fait de raconter des histoires sur un mode traditionnel (raliste) relve dune

    esthtique dpasse, ractionnaire qui conforte la paresse des lecteurs. Les formes prcdentes (issues du XIXe sicle) tant primes (comme le dit ARG

    dans Pour un nouveau roman), relevant dune vision du monde dpasse, il fallait inventer du neuf. Cest par cette volont que se trouvrent runis les auteurs du Nouveau Roman. Pour Butor, ARG, comme pour Sarraute ou pour Pinget, le roman sinstitue comme recherche (cf. article de Butor) laquelle est souvent associe la qute de lalchimiste (chez Pinget, ARG). c. Personnage/sujet

    Lide quun sujet (un individu) est un substrat fiable de la perception du rel, de

    lanalyse, de la remmoration est lorigine de lide de personne et de celle, en littrature, de personnage. Or, le nouveau roman considre que le sujet est informe (on parl de la crise du sujet).

    Comme le dit ARG dans son autobiographie : le moi est parcellaire, clat et ne prsente

    aucune unit

    ARG vient dvoquer son grand-pre : Voici donc tout ce quil reste de quelqu'un, au bout de si peu de temps, et de moi-mme aussi

    bientt sans aucun doute : des pices dpareilles, des morceaux de gestes figs et dobjets sans suite, des questions dans le vide, des instantans quon numre en dsordre sans parvenir mettre vritablement (logiquement) bout bout. Cest a la mort. Construire un rcit, ce serait alors de faon plus ou moins consciente prtendre lutter contre elle. Tout le systme romanesque du sicle dernier, avec son pesant appareil de continuit, de chronologie linaire, de causalit, de non-contradiction, ctait en effet comme une ultime tentative pour oublier ltat dsintgr o nous a

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    laisss Dieu en se retirant de notre me, et pour sauver au moins les apparences en remplaant lincomprhensible clatement des noyaux pars, des trous noirs et des impasses par une constellations rassurante, claire, univoque, et tisse mailles si serres quon ny devinerait plus la mort qui hurle entre les points, au milieu des fils casss renous la hte.

    ARG, Le Miroir qui revient, Minuit, 1984, p. 27

    dans cet extrait, ARG montre que le sujet na aucune cohrence (le moi est fait de

    morceaux, de pices dpareilles etc.) ; il explique le roman du sicle dernier comme une tentative pour pallier ce sentiment du sujet dtre dsintgr. Il assigne au roman raliste une origine : la mort de Dieu (Dieu garantissait le sujet).

    On voit que la psychanalyse est passe par l : elle, montre la complexit, lopacit du sujet. La rduction du personnage des types ( lavare , le pre exemplaire ), comme chez Balzac se rvle impossible (Grandet : lavare ; Goriot : Christ de la paternit ).

    Cest pourquoi dans le nouveau roman le personnage tend disparatre : souvent

    vanescent, il est une sorte de fantme dans Portrait dun inconnu (Nathalie Sarraute) ; parfois il est dsign par une simple lettre (O dans La Bataille de Phrasale ou dans Le Palace de Claude Simon).

    Lre du soupon a fait le procs du personnage romanesque ; Robbe-Grillet le considre comme une notion prime (Pour un Nouveau Roman). Avec le nouveau roman, le personnage romanesque cesse davoir un tat civil, un pass, une famille, ou un mtier.

    d. Une impossible cohrence

    Lide quon peut identifier (dans la vie) et reconstruire (dans la littrature) une causalit

    (enchanement de cause effet, logique des actions), dterminante dans le roman du XIXe et dans lautobiographie est elle aussi une ide prime.

    Or Philippe Lejeune voit dans lentreprise autobiographique une exigence de signification et de cohrence. e. Sous-conversation et tropismes

    Dans luvre de Nathalie Sarraute, le personnage nest plus que support dtat dme ;

    ce qui intresse la romancire, cest dexplorer le non-dit, la sous-conversation constitutive des drames de lexistence (c'est--dire le flot de penses ou de sensations souterraines qui accompagne, prcde ou est provoque par la conversation ou le contact avec autrui elle a co-invent ce mot avec Sartre).

    Le personnage est rduit des ils et des elles dans Tropismes. Puis Sarraute a rintroduit des personnages dans son uvre ; dans Le Plantarium, ils portent mme des prnoms et noms (Alain Guimiez, Germaine Lemaire etc.) Dans Les Fruits dor (1963) ou dans Disent les imbciles (1976), les paroles prononces ne sont pas rfres des individus particuliers (-> anonymat).

    Dans Conversation et sous-conversation (Lre du soupon), Nathalie Sarraute

    identifie ce qui se dissimule derrire le monologue intrieur (p. 97) monologue qui a intress des crivains comme Marcel Proust : un foisonnement innombrable de sensations, dimages, de sentiments, de souvenirs, dimpulsions, de petits actes larvs quaucun langage intrieur nexprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, sassemblent en groupes compacts et surgissent tout coup, se dfont aussitt, se combinent autrement et rapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue se drouler en

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    nous, pareil au ruban qui schappe en crpitant de la fente dun tlscripteur, le flot ininterrompu des mots (p. 97-98)

    La sous-conversation est donc ce qui accompagne la conversation, la prcde, la devance ; elle est constitue de tropismes (de tropein : se mouvoir), drames minuscules ayant chacun ses pripties, son mystre et son imprvisible dnouement .

    Comment se manifeste ces drames intrieurs ? : ces drames intrieurs [sont] faits dattaques, de triomphes, de reculs, de dfaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres, dabandons gnreux ou dhumbles soumissions (p. 99). La sous-conversation relve de la violence intersubjective ; pour exprimer celle-ci, Sarraute utilise dabondantes mtaphores.

    Par consquent, le rle du romancier est de donner accs aux drames intrieurs , la

    psychologie profonde (mme si le terme est totalement pass de mode) Conversation et sous-conversation montre quil faut aller plus loin que Proust qui

    sest limit conduire une analyse (intellectuelle). Or, le romancier doit donn[er au lecteur] la sensation de revivre une exprience (p. 99), exprience qui est de nature psychologique (mme si ce nest pas dit ainsi).

    Ces drames intrieurs sont souvent provoqus par des paroles prononces. Celles-ci sont larme quotidienne, insidieuse et trs efficace, dinnombrables petits crimes (p. 103). Nous ressentons ces drames intrieurs dans la vie de tous les jours, mais nous navons pas le temps de nous y intresser de prs : le rle du crateur, du romancier, est de prendre le temps de montrer ce qui se trame sous (ou cause de) les paroles prononces (en mettant nu leur part dimplicite, leur arrire-plan, leur rpercussion, leur impact etc.).

    Cette sous-conversation est constitue de tropismes, autre mot propre Nathalie

    Sarraute qui renvoie la sensation. Ce terme, emprunt au vocabulaire scientifique, est utilis pour dsigner un magma de sensations, de rpulsions, dattractions, qui provoque des drames microscopiques , des turbulences intrieures infimes.

    Le tropisme est un mot invent en 1900 et qui appartient au vocabulaire de la biologie. Il vient du grec tropos qui veut dire tour, direction, driv de tropein qui veut dire tourner. Ainsi une plante phototrope se tourne vers la lumire, un tournesol est hliotrope car il se tourne vers le soleil. Le tropisme (scientifiquement) est une raction dorientation ou de locomotion oriente (mouvement) cause par des agents physiques ou chimiques (par ex. : chaleur, lumire, pesanteur).

    Le tropisme est donc une raction, quelque chose qui bouge, un mouvement intrieur. Ltre humain dveloppe cette raction sous laction de tel ou tel phnomne (par ex. une parole prononce, un regard, un mouvement effectu par linterlocuteur)

    Conclusion : Cest donc la parole qui intresse Sarraute ; il sagit de faire accder au langage ce qui sans cesse se drobe (les tropismes, la sous-conversation).

    2. Nathalie Sarraute face lautobiographie Ds lors se pose la question de la manire dont Nathalie Sarraute va aborder

    lautobiographie et dans les nouveaux romanciers en gnral vont aborder ce genre assez codifi.

    Il est en effet trs paradoxal quune nouvelle romancire se mette crire dans un genre qui, a priori, semble peu mme dtre subverti.

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    Sarraute se trouve confronte un certain nombre de problmes : - crire son autobiographie : serait-ce un retour au sujet , au moi ? - allait-elle raconter son enfance ? (allait-elle en faire un rcit , ce qui suppose la

    volont de construire lhistoire dun moi cohrent ; allait-elle adhrer lide dune causalit, dune chrono-logie ?)

    - peut-on aujourdhui raconter son enfance ? (Proust a montr que se souvenir, cest surtout imaginer)

    - les souvenirs denfance existent-ils ? Ne relvent-ils pas tous dune reconstruction ?

    a. Les nouvelles autobiographies Claude Simon, ARG, Butor et Sarraute ont tent dcrire ce quARG nomme les

    nouvelles autobiographies (terme calqu sur nouveau roman ). Quelles en sont les caractristiques ?

    Je mappuie sur les analyses de Jeannette M.L. den Toonder, Qui est Je ? Lcriture autobiographique des nouveaux romanciers, Berne, Lang, 1999 :

    - la prsence dlments fictionnels Les trois volumes autobiographiques dARG sont regroups en une srie qui sintitule,

    significativement Romanesques (1984-1994). Ils comportent de nombreux pisodes invents. Dans ses intervious , ARG se plat mler les pistes ; il dclare par exemple que le personnage le plus romanesque de sa trilogie, Henri de Corinthe (il est un double du pre, dont il possde la voix ; il arrive chez les RG en Bretagne sur un cheval etc), aurait t un personnage rel.

    Dans Le Jardin des Plantes (1997), Claude Simon fait alterner des souvenirs denfance (par exemple une chute dans un bassin du Jardin des Plantes Paris), des souvenirs de lge adulte (maladies) et des passages sur le statut desquels le lecteur ne peut quhsiter (lhistoire du commandante capitaine dun cargo bourr darmes pendant la guerre dEspagne est-elle fictive ou non ?)

    En introduisant des lments fictionnels dans leurs autobiographies, ces auteurs se distancient

    de lancien critre de vrification [] Les limites entre vrai et faux disparaissent [] Lopposition [vrai/faux] ayant t

    branle, la sincrit de lauteur devient une notion vide de sens.

    Jeannette M.L. den Toonder, op. cit., p. 25 et 7 Cette fictionnalisation contribue paradoxalement la recherche de lidentit de soi, de

    lauthenticit mme (Jeannette M.L. den Toonder, p. 28). On peut songer au concept dAragon : le mentir-vrai (par la fiction, on atteint une vrit de ltre plus grande).

    On notera la spcificit de Sarraute : il ny a pas de fictionnalisation dans Enfance. - les rflexions mta-narratives Le nouveau roman devait tre un roman conscient de soi : il nexprime pas un sens qui

    lui prexiste, mais il est un ouvrage qui se cherche lui-mme (ARG, Pour un nouveau roman, p. 137). Le discours mta-narratif quon trouve dans les nouvelles autobiographies (mta-narratif signifie que les crivains prennent de la distance par rapport leurs pratiques, leurs rcits, et les analysent) se situent dans le prolongement de cette auto-conscience.

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    Il est trs important chez Sarraute : une des voix du livre est une voix critique, qui oblige une prise de distance mta-narrative par rapport ce qui est racont.

    - les renvois autotextuels et intertextuels Ils sont nombreux dans les nouvelles autobiographies (autotextuel signifie que

    lcrivain se cite lui-mme ; intertextuel quil cite un autre crivain). - le jeu sur les instances narratives ARG passe du il au je dans la mme phrase. Dans Fils (Serge Doubrovsky, 1978),

    lidentit entre auteur-narrateur et protagoniste relve du trompe lil.

    b. Les souvenirs denfance Freud a montr que les souvenirs servent parfois dcran (qui cachent autant quils

    rvlent). Je me rfre, pour cette partie, au travail de Philippe Lejeune dans Les Brouillons de soi.

    Dans un texte dune vingtaine de pages intitul Sur les souvenirs-crans , Freud relate un dialogue avec un de ses patients (daprs ses biographes, il sagirait de sa propre exprience). Le patient raconte un souvenir. Freud lui demande de lui faire lhistoire de ce souvenir (la-t-il toujours eu ou a-t-il merg une poque prcise ? dans quelles circonstances ?). Il apparat que ce souvenir a merg dans lesprit du patient lorsquil a atteint lge de 17 ans ; Freud montre quil exprime indirectement deux fantasmes dadolescent qui se sont dguiss en souvenirs denfance. Il en arrive la conclusion suivante :

    Nos souvenirs denfance nous montrent les premires annes de notre vie, non comme elles

    taient, mais comme elles sont apparues des poques ultrieures dvocation : les souvenirs denfance nont pas merg, comme on a coutume de le dire, ces poques dvocation, mais cest alors quils ont t forms et toute une srie de motifs, dont la vrit historique est le derniers des soucis, ont influenc cette formation aussi bien que le choix des souvenirs.

    Freud, Sur les souvenirs-crans (1899) dans

    Nvrose, Psychose et perversion, PUF 1973, p. 132. Ce texte fondateur peut donner penser que la psychanalyse a failli tuer le souvenir

    denfance. Or cest le contraire qui sest produit puisquon accorde de nos jours une importance dcisive aux premires annes de la vie, mme si Freud a soulign que ces premires annes sont trs difficiles connatre.

    Puisque les nouveaux romanciers ont fait porter le doute sur le personnage, la

    temporalit, la structure chronologique, lhistoire etc. se pose une autre question (cf Lejeune) : Peut-on mettre en doute les souvenirs denfance ? Les souvenirs denfance sont-ils, eux aussi, entrs dans lre du soupon ?

    Philippe Lejeune analyse plusieurs textes qui ont fait entrer le souvenir denfance dans

    lre du soupon : W ou le souvenir denfance (Perec, 1975), Enfance (Sarraute, 1983), Mmoires dune jeune catholique (Mary Mc Carthy, 1957) et Mensonges denfance (Guy Bechtel, 1986, une grande russite selon lui).

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    Gnralement, quand un adulte raconte un souvenir denfance, il se situe dans le domaine de la foi : Non seulement le souvenir est peru comme fidle, mais il donne accs une exprience plus vraie que lexprience actuelle de ladulte (Lejeune, p. 36)

    Deux types de soupons peuvent tre mis en uvre par rapport ces souvenirs : Le soupon 1 porte sur la mmoire, sa fidlit au vcu, la ralit > Les textes

    traitant de souvenirs denfance mettent souvent en scne la difficult accder au souvenir denfance. Rousseau parlait dj du vide occasionn par [son] dfaut de mmoire quil lui fallait emplir par des ornements . Leffet sur le lecteur de lexpression par un autobiographe de tels scrupules sont positif : lcrivain apparat comme exigeant (exemple : Stendhal dans La Vie de Henry Brulard). Lejeune parle de trembl de la mmoire .

    Le soupon 2 porte sur lcriture ; il est plus rarement exprim par lautobiographe. Tout pousse rinventer le pass et lautobiographe affabule en toute bonne foi.

    Ce quun crivain cherche dans son enfance, cest en gnral la cl de son identit

    adulte. crire son autobiographie revient se constituer son identit. La peur de signifier et de construire est un trait essentiellement contemporain (exemple :

    Claude Simon, Louis-Ren des Forts, Jacques Roubaud) : au trembl de la mmoire propre aux souvenirs denfance, [ces crivains] ont substitu une rhtorique nouvelle, celle du trembl de lidentit (Lejeune, p. 40).

    Lautobiographe manifeste souvent une volont de dsarmer le soupon en anticipant sur le discours souponneur. Mais cette attitude peut aussi irriter et le lecteur se sentir agac dtre dessaisi de ses prrogatives.

    c. Le refus de se dresser une statue

    Nathalie Sarraute a refus dcrire une autobiographie traditionnelle . Elle rejette la dmarche autobiographique dans un livre compos aprs Enfance : Tu ne

    taimes pas (1989). Elle y oppose deux catgories de personnes, celles qui saiment et celles qui ne saiment pas. Les premires embrassent avec enthousiasme un langage qui les transforme en statues . Elles ont choisi dhabiter un langage fait de constats, de proverbes, de maximes, de tautologies, de bons sens (Pliade, p. 1966). Cest prcisment ce langage, ce type dcriture que Sarraute refuse.

    Dans lextrait ci-dessous, elle prend parti, sans le nommer, Sartre, qui avait crit son

    autobiographie Les Mots (1964), type mme de lautobiographie qui transforme en statue celui qui sy adonne. Comme Enfance, Tu ne taimes pas est un dialogue entre des voix :

    Regardez qui je ramne il me revient ils sont plus nombreux quon ne croit mais

    celui-ci nous avait dj occups un moment Quand il ntait encore quun petit enfant, il avait russi ce tour de force de faire un autoportrait.

    Ou plutt une statue de lui-mme quil a toujours porte en lui Comme ceux qui gardent dans leur corps une balle, un clat dobus Oui, quelque chose daussi dur, de solide mais ce nest pas comme un morceau de mtal

    qui serait rest fich quelque part en lui. Cette statue de lui-mme loccupe tout entier, il ny a de place en lui que pour elle.

    Comprendrons-nous jamais comment il sy est pris ? Cest difficile Il a racont quil lavait copie sur ce quil avait trouv dans des livres

    denfants On y montrait des enfants qui deviendraient plus tard de grands gnies. Il a voulu en tre un, lui aussi. Il a donc fabriqu une statue de futur gnie qui tait lui. Et il tait elle.

    Ils ne faisaient quun, sa statue et lui. Alors ensemble ils ont grandi []

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    Quelle nostalgie cela veille en nous, nest-ce pas. Quel bonheur se serait de limiter Mais tes-vous fou ? Mais vous ne le dites pas srieusement ? Limiter ? Nous ? Non pas en construisant une aussi superbe statue Mais seulement une statue si

    modeste soit-elle Oh oui, quel apaisement Et quelles facilits on pourrait la dcrire, cette statue, en parler On pourrait se raconter comme ils disent de quelqu'un Oh racontez-le moi, je

    voudrais tellement le connatre Sarraute, Tu ne taimes pasi (1989), Pliade, p. 1165-1166

    Commentaire : cest un texte o une des voix fait mine dadmirer lautoportrait ralis par un

    crivain de gnie lorsquil tait enfant. Elle prtend suivre cette dmarche, pourtant celle de la facilit . N. Sarraute est ici ironique ; ce quelle, a cherch faire dans sa propre autobiographie et dans lensemble de son uvre est videmment loppos de cette ptrification de soi.

    Racontant son enfance, Sartre crit, propos dimanche lglise : genoux sur le prie-Dieu,

    je me change en statue ; il ne faut pas mme remuer lorteil (Les Mots, Folio, p. 25) il se dfinit comme un enfant sage : rle si seyant que je nen sortais pas (p. 25). Il raconte : ma vrit mon caractre et mon nom taient aux mains des adultes ; javais appris me voir par leurs yeux : jtais un enfant .

    Pour Sarraute, ce sont les mieux dous de ceux qui saiment qui se voient dj eux-mmes tels que tout le monde les voit : en bbs puis en petits garons . Ils ont incorpor les schmas, les formules par quoi les autres les dfinissent.

    Dans Enfance, une forte critique pse sur lenfant qui fait lenfant (comme ailleurs sur les vieillards qui font les vieillards), c'est--dire qui se conforme ce que les autres attendent de lui. Dans la sq. 13, page 62, Natacha imite linnocence en rcitant de faon applique une posie de Marguerite Desbordes-Valmore Mon cher petit oreiller ; trs critique, Sarraute parle alors de labject renoncement ce quon se sent tre (p. 63)

    Dans Enfance, si la voix critique refuse lautobiographie (premire squence), cest

    galement parce quelle craint cette ptrification. Elle refuse de se raconter dans le sens o cela reviendrait adopter un langage fig : celui quautrui peut-tre utilise pour parler de nous, ou celui quon trouve dans les livres . 3. Enfance : tude du paratexte

    Ces paradoxes se manifestent demble dans le paratexte du rcit. Le paratexte est

    constitu du pritexte (ce qui entoure le texte : titre, prface etc.) et de lpitexte (tous les messages qui se situent lextrieur du livre, comme les interviews, les journaux intimes, les dclarations tlvisuelles etc.). Ces termes sont repris de Grard Genette dans son livre Seuils (1987).

    Epitexte : Sarraute a rejet lautobiographie directement dans de nombreux entretiens qui ont accompagn la sortie du livre (voir le dossier tabli par Monique Gosselin, Foliothque, p. 194 et suivantes).

    Pritexte : nous nous arrterons essentiellement sur le titre.

    a. Un lment du pritexte : le titre Quelle est la fonction dun titre ? dsignation, indication du contenu, sduction du public

    (cf les travaux de Grivel repris par Genette). Jajouterais : constitution de lhorizon dattente du lecteur.

    Le titre circule plus que le livre nest lu, cest un sujet de conversation dit Genette (le texte, lui, est un objet de lecture).

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    Enfance est un titre thmatique ; il se distingue du titre dun rcit denfance classique

    comme celui de Pierre Loti, Roman dun enfant (1890) ; un enfant dsigne ici un enfant particulier. Enfance a une valeur gnrale : ce substantif abstrait sans dterminant renvoie-t-il un modle ? une enfance commune tous ?

    Le rcit de Sarraute sarrte au seuil de ladolescence et nembrasse pas lensemble de lexistence : il appartient au sous-genre des rcits denfance.

    Le Roman dun enfant de Pierre Loti (1890) sarrte galement lorsque lenfant atteint 14 ans et demi et quil sengage dans la marine. On trouve une phrase similaire celle de Sarraute : Il me semble que mon enfance premire prit fin ce jour-l .

    Y a-t-il volont de raconter sa propre enfance ou saisir ce qui dans lenfance est commun

    toute enfance ? La dimension d investigation du rel a t souligne par Monique Gosselin (Foliothque, p. 21)

    Le caractre asexu participe de cette volont de gnralisation : Jai voulu dcrire un enfant plutt quune petite fille dclare N. Sarraute ( Portrait de Nathalie par V. Forrester, Le Magazine littraire 196, juin 83, p. 20).

    Les voix elles-mmes sont asexues : a te rend grandiloquent. Je dirais mme outrecuidant (p. 8-9) Nathalie Sarraute entendait ces adjectifs comme des neutres , non comme des masculins. Dans ses entretiens avec Simone Benmussa (Nathalie Sarraute, qui tes-vous ?, 1987, p. 139-140, cits par Monique Gosselin, p. 197), elle explique que ce fut un problme lorsquil a fallu traduire le livre en russe : il a alors fallu choisir le fminin, car en russe, tous les verbes doivent tre accords soit au masculin soit au fminin .

    Je travaille partir uniquement de ce que je ressens en moi-mme. Je ne me place pas

    lextrieur, je ne cherche pas analyser du dehors. lintrieur o je suis, le sexe nexiste pas. Je ne me dis jamais : a cest ressenti par moi, ou par une femme, ou par un homme. Je place souvent ce ressenti dans des consciences fminines ou masculines pour des raisons, quelquefois, simplement de variations du dialogue, sauf dans de rares cas o la femme joue un rle de femme. Non. Quand je travaille, je ne pense pas en tant que femme. Cela ne ma jamais effleure.

    Nathalie Sarraute, qui tes-vous ?, 1987, p. 139-140

    Commentaire : Cette interview montre quel contresens il y aurait faire de Nathalie Sarraute

    une crivain fministe qui revendiquerait ce statut de femme crivant.

    Elle dclare aussi crire depuis une zone neutre qui figure au fond de lHomme (de ltre humain) ; ce quelle crit a valeur universelle, les tropismes relvent du fonds commun quhommes et femmes ont leur disposition.

    Le livre dans ldition originale (Gallimard, dition Blanche liser rouge) ne comportait pas de texte sur la 4e de couverture (dos du livre).

    Cette quatrime en Folio prcise la nature autobiographique du texte puisquelle voque un dialogue entre Nathalie Sarraute et son double . Ldition Folio rompt le charme de lambigut initiale en proposant une photo de Nathalie Sarraute enfant sur la premire page (bien que rien ne nous indique quil sagisse delle ; il est simplement indiqu que la photo provient dune collection particulire ). Cette photo qui prsente une petite fille lgante du dbut du sicle oriente les attentes du lecteur.

    Un autre lment du pritexte est la prface (orale) donne par Sarraute avant sa lecture

    dEnfance en 1986 (dition Audilivre) : couter

    b. Lpitexte : Sarraute face lautobiographie dans les entretiens

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    Nathalie Sarraute a toujours rpugn ce quelle considre comme des dballages de

    soi-mme. Elle refuse en effet de considrer Enfance comme une autobiographie ( Portrait de

    Nathalie par V. Forrester, Magazine littraire juin 1983) et insiste sur le fait quelle a slectionn des instants dont je pourrais retrouver les sensations . Elle met en parallle Enfance et ses autres livres ; la diffrence est simplement que cette fois, jai dit quil sagissait de moi, non pas dil ou elle .

    Dans divers interviews (Lire, juin 1983), N. Sarraute distingue son projet de celui de

    Michel Leiris (qui voulait tout dire et cherchait obtenir une sorte de catharsis dans laveu) et de Sartre (qui a ralis une belle construction dans Les Mots, livre qui pour Sarraute nest pas une autobiographie).

    Pour elle, la vrit sur soi est inaccessible et cest au nom dune exigence de vrit quelle rcuse lautobiographie (Gosselin, p. 24) ; toutes les autobiographies sont fausses dclare-t-elle au Monde des livres le 15 avril 1983.

    Nathalie Sarraute ne prtend ni se confesser, ni tout dire, ni se justifier Elle choisit des souvenirs parmi ceux qui permettent une gnralisation possible (parce

    quils permettent de mettre au jour des tropismes). Son objectif est esthtique plus quthique : le souvenir est labor, fait lobjet dun choix et dun montage.

    Il sagit de mettre en valeur les tropismes ressentis ds son enfance : je nai choisi

    dans Enfance que des souvenirs dans lesquels existaient ces mouvements (Entretien avec Serge Fauchereau et Jean Ristat pour Digraphe avril 1984, p. 9-11)

    4. Enfance : composition, structure, nouveaut du texte La grande innovation que prsente Enfance est le dialogue des voix (nous verrons cet

    aspect plus tard). On va examiner ci-aprs la construction du livre (sans voquer pour linstant les lments de structuration temporelle).

    a. Un texte morcel

    On notera la grande fragmentation du livre : il est compos de 70 squences. De nombreux blancs sparent des blocs de texte lintrieur de chaque squence.

    Une squence est parfois rduite un paragraphe. Ex : squence 39, p. 148 (Vra doit se suralimenter)

    La moyenne de pages par squence est de 3 pages et demi. 6 squences excdent 10 pages : - sq 8 (p. 31-10) vocation des ts chez loncle maternel Gricha Chatounovksi

    Kamenetz-Podolsk, dans une maison magnifique ce qui pourrait donner lieu de beaux souvenirs denfance : la vieille Niania, les cousins, portrait de loncle et de tante Aniouta une vraie beaut , N. collectionne les flacons ; malade, sa mre lui lit La Case de loncle Tom

    - sq 9 (p. 41-54) vocation dIvanovo, une vraie maison de contes de Nol (maison natale), quitte (avec la mre et Kolia) lge de deux ans (p. 43) ; le pre apprend

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    N. compter, les diminutifs quil emploie, la confiture de fraises saupoudres de calomel, Max et Moritz, la poupe qui sait parler, lours Michka.

    - sq 22 (p. 91-103) N. est effare de constater quelle trouve une tte de poupe coiffer plus belle que sa mre ; elle le lui dit ; elle est dsormais livre sans dfense aux ides .

    - sq 55 (p. 207-217) Rdaction intitule votre premier chagrin , un sujet en or (la mort du petit chien), N. a 11-12 ans.

    - sq 59 (p. 226-233) La babouchka, la grand mre (mre Vra) - sq 64 (p. 247-258) Vra est enfin plus dtendue, manifeste N. comme de

    laffection. La mre est l : N. et elle ne se sont pas vues depuis fvrier 1909 (donc deux ans et demi), jai eu 11 ans le 18 juillet [1911], sa voix familire, sa faon de se dnuder la russe, Lili va avoir deux ans au mois daot. N. sent lindiffrence de sa mre son gard.

    Ces squences significativement plus longues que les autres concernent des pisodes

    importants du texte, notamment la squence 22 o N. dit avoir senti tre livre des ides inavouables et o se manifeste une premire rupture avec la mre, incapable dans son gocentrisme de rassurer son enfant.

    Sens de ce morcellement : - refus de la linarit, de lenchanement chronologique (temps/cause) : moments

    juxtaposs (apparemment sans liens entre eux). Cette discontinuit narrative [] sauve le dialogue de la pesanteur qui le menace (Lejeune, Brouillons, p. 257). On verra toutefois que la chronologie organise le livre : mais leffet produit sur le lecteur dune telle structure morcele est quelle reflte le chaos de la mmoire et sa fragmentation.

    - renvoie une reprsentation du moi clat (= ARG) ; la mmoire est un ensemble de fragments parpills.

    - primaut accorde la sensation sur lanalyse. Or, regarder de plus prs le texte, on saperoit quil est construit de manire fort

    savante.

    b. Un texte construit, mont Je minspire ici des travaux de P. Lejeune dans Revue des Sciences Humaines et dans

    Brouillons de soi (voir la biblio) Le montage est le problme essentiel du genre souvenirs denfance parce que : 1. la mmoire livre les scnes en dsordre 2. lordre chronologique seul ne saurait donner sens au rcit (ide Lejeune). Lejeune distingue deux matriaux diffrents ayant servi aux squences : chapitres qui sappuient sur des tropismes, la sous-conversation, qui explorent par le

    mime la manire dont certaines paroles ont t entendues par lenfant (les tropismes sont le versant sombre, ngatif, violent de luvre).

    chapitres qui sattachent des souvenirs denfance attendus (apprentissages, petites dcouvertes etc.) traits la limite du conventionnel ; seule loralisation du discours du narrateur les fait chapper lunivers de la rdaction scolaire (Lejeune, p. 261. Exemple de rdaction scolaire : les manuels ddouard Bled).

    Le montage ralise pour le lecteur une exprience des variations de tensions

    auxquelles Nathalie tait soumise, dans lesquelles elle trouvait son salut (Lejeune, p. 262)

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    On observe un effet de structure (parfois de clture) dans les rptitions de certaines

    scnes : maladie (sq 8, p. 38 / sq 58, p. 223), usine visite (sq 9, p. 50 / sq 68, p. 260), rcitation (sq 13 Cher petit oreiller , p. 62 / sq 49 Leon de rcitation , p. 180), rdaction (sq 20, montre loncle , p. 83 / sq 55, premier chagrin , p. 207), peurs nocturnes (sq 21 le tableau qui fait peur, p. 89 / sq 63 les mains gantes de

    peau, p. 245) ces parallles mettent en vidence larmature du montage, larchitecture du texte. Le montage est aussi un espace dinterprtation : mais cette interprtation est laisse au

    lecteur : Enfance provoque lexgse. Elle nest pas donne par lcrivain ; Sarraute a tendance crire sans interprter. De surcrot, aucune rfrence sa vie dadulte ne donne lenfance comme explication. c. Le choix du prsent

    Lnonciation nest pas celle du rcit traditionnel denfance : on na pas de rcit rtrospectif dont parle Lejeune dans sa premire dfinition de lautobiographie.

    Certes, il y a bien rtrospection et les temps du pass sont utiliss ici et l dans le texte. Question : sagit-il dun prsent de narration (figure de style) qui quivaut un pass

    simple, et donne simplement limpression que les vnements sont actuels tout en conservant leur caractre rvolu ?? Non, le prsent revt plusieurs valeurs :

    1. Cest le temps de lnonciation, du livre en train de se faire. 2. Cest le temps choisi pour le rcit des souvenirs denfance. Contrairement au pass

    simple le prsent nest pas le temps de la chose juge : les vnements relats au moyen de ce tiroir verbal semblent appartenir quelque chose en cours dexcution. Voir ce que dit une des voix dans la premire squence : Rassure-toi pour ce qui est dtre donn cest encore tout vacillant, aucun mot crit, aucune parole ne lont encore touch, il me semble que a palpite faiblement hors des mots . Sarraute refuse que le pass soit un rservoir dimages ; elle restitue lvocation, le flou caractristique de la conscience enfantine (Himy-Piry, Profil dune uvre, p. 35)

    Le prsent est le temps du mime : la voix narratrice fait comme si elle revivait en direct les vnements de lenfance. Nathalie Sarraute dans son entretien avec Ristat et Fauchereau utilise la mtaphore du film au ralenti : pour voquer lide ressentie en face de la poupe juge plus belle que la mre ( Tout sest pass trs vite, le temps de le dire ), elle explique quelle est oblige douvrir ce moment pour voir comment nat et se dveloppe en moi ce malaise que cette rponse a provoqu. Je suis oblige de le dcomposer, comme on dcompose le mouvement dun cheval dans un film au ralenti (Digraphe, avril 1984).

    3. Le choix du prsent participe de lentreprise de remmoration active : il sagit aussi de

    faire prouver au lecteur ce que lenfant a ressenti. Faire vivre au lecteur une exprience nest possible quau prsent.

    Le choix de ce temps participe de la volont de Sarraute ne pas se construire de statue.

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    Conclusion N. Sarraute se montre donc fidle lentreprise qui fut la sienne depuis 1939. Il ne sagit

    pas pour elle dcrire une autobiographie traditionnelle o lenfance servirait expliquer un caractre, donner les clefs dun temprament, mais de puiser dans lenfance des moments o se sont manifests des tropismes. Il sagit aussi de faire ressentir ces tropismes au lecteur par le biais de lcriture et du montage.

    Contrairement dautres autobiographies, Enfance a une vocation la gnralisation : Sarraute entend parler de ce que tout lecteur, homme ou femme, a pu ressentir dans son enfance sans parvenir le formuler.