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Mémoire inachevée Hank Vogel

Mémoire inachevée

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Hank Vogel

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Blessure. Morale. Vanité. La société y estpour quelque chose. J'ai acheté une photo-graphie d'une petite fille. Plus exactementune carte postale. Pourquoi cet achat?Mystère. Explicable pour certains.Inexplicable pour moi qui vis dans l'incer-titude. L'image transpire de vieillesse.Transpire de tristesse. Le temps. Toujoursle temps! Quel semeur de zizanie! Où suis-je? Le soleil brille. Il fait froid. La rue estbelle à regarder. Du jamais vu. Qui aurait...De quoi je veux parler? Coupure nette. Jesuis foutu. Va-t-on m'enfermer dans unasile? Non. Non, parce que je désire lecontraire. Le contraire? Qu'est-ce que çaveut dire le contraire? Quelle cervelle! Jemarche. C'est l'essentiel. J'avale de l'air. Jerespire normalement. Plus ou moins.Quand je ne fume pas trop. Je devrais êtreplus raisonnable. Afin que... La solitude.Suis-je seul? Marié? Enfants? Comment lesavoir? Et après? J'entre dans un café. Jecommande un café-crème. La serveuse mesert un thé-citron. Question de distraction.A moins que... Ai-je demandé... Qu'est-ceque j’ai demandé? La mémoire! Ça me

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revient. J'ai bien commandé un café crème.Je suis certain. Presque. Je n'aime pas lethé. Vraiment? Je sors la photographie dema poche. Elle est pâle. Délavée. Elle asouffert. Le temps. La lumière. La serveu-se s'approche de moi. C'est votre fille? Unefille inconnue. Elle est belle. Je diraismignonne. C'est la même chose. Pas pourmoi. Vous êtes difficile. Probablement. Laserveuse s'éloigne. Je la regarde. Quelledémarche! Excitante. Provocatrice. Ça nedevrait pas exister. C'est trop pour ma tête.Pour aujourd'hui. Je paye ma consomma-tion. Je quitte l'établissement. Adieu. Ou àbientôt.

Las d'errer, je décide de rentrer. Chez moi.Où? Quelque part. Les images vont et vien-nent. J'habite au numéro 123 de la rue... dela rue Sainte Victoire. Je crois. Victoirecomme la victoire après la bataille. Saintecomme... Comparaison. Utile. Inutile. Toutdépend du moment. Aucune importance. Jetrouve toujours. Il y a toujours un angepour m'aider. A un moment donné. Quandtout risque de basculer. Pour moi. Et puiscent vingt-trois c'est un suivi de deux suivi

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de trois. Primaire évolution mathématique.Je sais, je ne suis pas fabriqué comme toutle monde. C'est ce que l'on m'a dit. Les doc-teurs. Les professeurs. Les psychanalystes.Les doués de la société. Moi, je suis nul.Un nul. Je fais partie des cas particuliers.Intéressant. Une bête curieuse. Oui? C'estce qu'on dit. Intéressant pour la science.Pas pour l'homme. Encore quelques pas. Jeregarde ma montre. C'est trop tôt. C'est troptard. Trop tôt pour allumer la télévision.Regarder mes programmes préférés. Troptard pour aller... pour aller où? Pour fairequoi? Pour acheter un repas congelé. Tantpis! Je mangerai une pomme et une biscot-te. Et un morceau de chocolat. Le chocolat,ça me rappelle toute mon enfance. Tiens!Comment se fait-il que je puisse revivreune sensation ancienne? Un parfum de jeu-nesse. Comment étais-je à cette époque?Mince en tout cas. Blond. Et svelte.J'aimais le sport. L'amour libre. Et lescigares hollandais. Malheureusement toutse dégrade. Je suis à deux doigts d'arriverchez moi. Façon de dire. Peut-être plus. Jereconnais le 123. Reconnaître. Oui, recon-naître. Sans la reconnaissance, je ne suis

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rien. Je nage dans les airs. En plein étonne-ment aussi. Telle une épave. Tel un bateauà la dérive. Contradiction. Ou mensonge. Ilfaut vérifier. J'en suis incapable. Sans doutepas motivé. J'y suis. Je grimpe les escaliers.Mon nom est collé à ma porte. En lettresgrasses. J'enfile la clé dans la serrure.Tourne. La porte s'ouvre. Le contraireserait absurde. Est-ce mon chez moi?L'odeur. L'odeur ne trahit jamais.

Ô souvenir de quel univers surgis-tu?

Lunettes. Je lis mal. La vieillesse. C'est cequ'on raconte. Les histoires n'en finissentpas... L'éducation. Je tremble. Je ris. C'estn'importe quoi parfois. Je regarde la photo-graphie de la jeune inconnue. Qui est-ce ?Trou de mémoire? Non, mémoire trouée.D'après les experts. Les génies de l'air ato-mique. Hiroshima. La bombe. Les salauds!Les autres ne comptent pas. On devraitcondamner ceux qui ont ordonné de lâcherla bombe. Pour crime contre l'humanité.Les criminels! Comment est-ce possible?Dieu devait être absent ce jour-là. Le diablese frottait les mains. Était homme. Était

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américain. Il a sali l'image de l'Amérique.Cette image a fait des petits. Que certainspeuples haïssent sans limite. On dirait quela petite fille me regarde. Elle est dans unautre monde. A deux dimensions. Unmonde sans profondeur. Je divague. Autojugement dû à l'éducation. L'enseignement.Étiquette socioculturelle. Quelle misère! Jerange la photographie dans la commode.Avant qu'elle ne finisse par m'inquiétersérieusement. Ai-je peur? C'est quoi lapeur? Une logique sans faille. Je ne risquerien alors?

Je prends le tram. Direction: la ville. Lieudes exploiteurs et des exploités. Lieu où lessolitudes ne cessent de se multiplier. Et direque l'homme créa la ville pour échapper àla putréfaction des sentiments. Une femmeme sourit. Une jeune femme. Son sourireest unique. Teinté de tendresse et d'un désirinexplicable. Je la connais? J'étais une devos élèves, me dit-elle. Dire et redire pourque la mémoire se mette à fonctionner. Àcracher des vérités. Ses vérités. Étrange-ment ce sourire me rappelle celui de la peti-te fille. Me rappelle la carte postale.

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Malheureusement rien d'autre. Vous voyezqui je suis? me demande l'étudiante. Étu-diante par déduction. Je réponds oui. Jemens. Vis-à-vis de moi. Et en ce moment.Car je ne me souviens pas d'avoir professéle métier d’enseignant. Quelle discipline?Je ressemble peut-être à quelqu'un. Elledoit se tromper. Comment vérifier? Je mesens impuissant. La mémoire me manque.Cette mémoire-outil utile à résoudre l'im-médiat. Mais je n'en suis pas triste pourautant. Impuissant seulement. La jeunefemme me sourit à nouveau. Sourire parfu-mé d'un sentiment divin. Est-elle un ange?Un messager de Dieu? Je suis idiot. Un uto-piste. Un crétin. Son visage me plaît. Si jepouvais le caresser, je n'hésiterais pas uneseconde... Ma main sur cette peau si douce.Du velours. La douceur de vivre. Planerdans les sphères de la béatitude. La belleme regarde. Oui, elle est belle. Peut-êtrepas pour les autres. Que veut-elle de moi?A-telle un but dans la vie? Ridicule ques-tion. Je la sculpte. Avec mes yeux. Avecattention. Quasi avec passion. Elle n'est pasd'ici. Cheveux noirs. Regard perçant.Bronzage naturel. Je m'allongerais bien

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avec elle. Sur une plage déserte. Sous uncocotier. À l'abri de tout murmure. À l'abride toute mauvaise pensée. Nus, l'un contrel'autre. Totalement nus. Nos corps et nosâmes. J'aimerais avoir une conversationsérieuse avec vous. Silence. Court. Elle seméfie de moi. Certainement. Un pourquoi-pas-bien-sûr sort gentiment de sa bouche.Quand? Demain? Où? Où vous voulez.N'importe où. Au café "Le cheval blanc",ça va? Ça va. Un long silence. Arrêt detram. Pour elle. Oubli. À quelle heure? Àmidi. D'accord. Elle descend à toute vites-se. Les portes se referment. Elle a disparu.Je sors mon agenda de ma poche. Et jegrave sur le papier ce rendez-vous.

L'amour. J'ignore tout de l'amour. Seul leverbe aimer m'est familier. A la formeinterrogative. À la forme négative. Auconditionnel. Une clé magique qui ouvreune porte fabuleuse. Au pays de l'imagina-tion. Puis subitement, c'est le brouillard. Levide. Le néant. Merde! Quelle guigne! Jeme beurre une tartine. J'y ajoute de laconfiture. De gingembre. Je mange. Jedigère. Je sors la photographie de la petite

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fille de la commode. Examen approfondi.L'épreuve porte une signature. Visible.Nettement visible. Que je viens de décou-vrir? Pourquoi ne l'ai-je pas remarquéeavant? Où étais-je en regardant? Voit-onavec notre mémoire? Paula. C'est son nom.Ou simplement une signature. Qui ne cor-respond pas au portrait. On signe aussi pourrire. Pour faire croire. Ou pour montrerqu'on ressemble à quelqu'un. Être presqueidentique. Pas trop. Le trop inquiète. Le pasdu tout inquiète aussi. Isole. J'ai soif. Je mesers un lait froid. Pas d'alcool. De temps entemps. L'alcool tue les nerfs. Et la mémoi-re. Toujours elle! Toujours toujours!Pourquoi faut-il que nous soyons si persua-dés? L'homme se donne tous les droits. Ledroit de rêver. J'allume la télévision.Course de voitures. Vitesse. L'être humainest pressé. Pour arriver où? Quel bruit! Lebruit des moteurs. Des déclarations. Deshypothèses. On prévoit. On se trompe. Jechange de chaîne. Un tram passe. Imaged'une cité. Semblable à la mienne. L'imagede l'étudiante subitement éclate dans macervelle. Oui, éclate. J'ai rendez-vous. Avecelle. Quand? Je me gratte la tête. J'ai dû le

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marquer quelque part. Dans mon agenda?Je plonge sur ma veste. Qui est posée surmon lit. Je fouille. Je trouve. Je contrôle.Quel jour sommes-nous? Hier, c'étaitquand? Ma tête, ma tête! Je ne sais plus oùj'en suis. Vite, vite, le téléphone! Je compo-se le numéro... Quel numéro? Quel joursommes-nous? Il m'est impossible derépondre. Je renonce. Je pleure. Troislarmes. Ni plus ni moins. Tout s'évapore.Même les larmes. Surtout elles. J'ai som-meil. Je me couche. Le rêve m'attend.

Seul l'horizon connaît notre destin. C'estpourquoi je m'efforce d'apercevoir la cimedes montagnes. Quand le soleil se couche.Quand la nuit commence à bercer la terre.Quand les démons prennent peur du silen-ce.

Grossièretés. Insultes. Un ivrogne s'expri-me. Essaye de s'exprimer. Assis à une tablevoisine de la mienne. Le pauvre! Non, lecon! Car il peut agir... autrement. Contre-agir. Sa mémoire est intacte. Pas comme lamienne. Il plonge dans les ténèbres pardésir. Et non pas par accident. Son esprit

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est faible. Par faiblesse. Par orgueil. Ilmérite des coups de pieds au cul. Unebonne fois pour toutes. Et il cessera de fairel'imbécile. L'établissement brille de médio-crité. Deux jeunes filles entrent et s'as-seyent proche du bar. Des blondes. DesScandinaves? Elles commandent deuxbières. Blondes bien entendu. Qui se res-semblent s'assemblent. Qu'est-ce que jepense? N'importe quoi. Dieu que malogique est insensée! Le temps de quelquessecondes. Heureusement. Peut-être pas.Répétition. Répétitions. Le visage de laplus blonde me rappelle le visage de Paula.Son expression. D'outre-tombe. Pâleur dela mort. Qu'est-ce qui m'a pris d'achetercette photographie ? Il y a une raison. Dansnotre façon de penser. Celle des autres.Ceux qui vivent dans la normalité.Normalité? Pas moi. Moi en comparaisonavec les autres. On est toujours quelqu'unou quelque chose par rapport à autre chose.Sans les autres on est rien. Rien. Rien dutout. C'est si beau parfois. Si vivifiant. Unedouche céleste. L'âme est envahie par l'ab-sence de tout. Une absence qui remplitl'âme.J'aime. Il faut que je change de lieu.

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Je me lève. Je fais trois pas. On m'arrête.Vous n'avez pas payé votre consommation.Excusez-moi, ça m'est sorti de la tête. Onconnaît la chanson. Non, c'est vrai, j'ai unproblème de mémoire. Toutes les excusessont bonnes. Je paye. Ça ne suffit pas. Jevous dois combien exactement? Dix fois leprix de la consommation. Je ne comprendspas. C'est dix fois ou la police. Mais... Il n'ya pas de mais qui fasse. Alors appelez lapolice. Il est gros et bête. Gras et stupide.Obèse et salaud. Il est tout ça. Peut-êtrepire. Est-il de droite? Est-il de gauche?L'adhésion ne justifie pas la moralité. Pourmoi, c'est un salaud. Un homme qui ne faitpas confiance à l'homme. Faute de lucidité.Mémoire trop achevée? Chargée d'écrans etde murailles. Il appelle la police. J'attends.Elle viendra. Elle vient toujours quand cen'est pas nécessaire, dit-on.

Murs gris. Bureau et meubles métalliques.Assis confortablement dans un fauteuil decuir un homme me regarde. CommissaireXpz. Il s'est mal présenté. Ou j'ai mal enten-du. Ou c'était voulu. Nom, prénom, date denaissance et adresse. Quelle froideur! Vos

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papiers. Quelle impatience! Vous savezpourquoi vous êtes ici? Je ne suis pas ici.On m'y a amené. De force. Je fais monmétier. Quel beau métier! Alors, ça vientvos papiers? Je ne sais plus où ils sont. J'aidû les mettre dans un tiroir. À la maison.Où habitez-vous? Chez moi. Stupide répon-se. Pas tout le monde habite chez lui.Cessez de jouer au con! Qu'est-ce que jerisque? La chaise électrique? Nous nesommes pas aux États-Unis. Dans un étatde fous. Heureusement. Le commissairem'a dit quelque chose. J'étais ailleurs. Surun nuage. Rose. Au pays de la liberté. Vousallez mal finir, hurle l'homme de l'ordre. Ilparle pour parler. Il ignore tout de la psychéhumaine. Il aurait dû étudier les méca-nismes mentaux. Les caprices de la nature.Les différences culturelles. Non, il ne s'estentraîné qu'à charger et à décharger son pis-tolet. Ou revolver. Ou sa carabine. Où val'humanité? Vos papiers pour la xième fois.Justifications. Attestations. Certificats.Diplômes. D'honneur ou d'ailleurs. Valeurssans valeur. Valeurs d'un homme du passé.Car à présent je suis un individu tout diffé-rent. Une partie de mon savoir s'est perdue

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dans le désert de ma mémoire. Des acquisenfouis dans le sable. Les justificatifs meconcernant ne valent plus un sou. Ne justi-fient rien. Je suis un grand malade,Monsieur le commissaire. Et moi le Pape.Que Dieu vous bénisse alors. Vous avez dela chance que je suis de bonne humeuraujourd'hui. Qu'est-ce ça doit être lorsqu'ilest de mauvais poil? Je suis désolé mais j'aides problèmes de mémoire. Vous avez uncertificat? Et voilà que ça recommence.Sûrement dans ma commode. Chez vousbien entendu. Probablement. Évidemment!Videz vos poches, m'ordonne agressive-ment le policier en civil. J'obéis. Je n'ai rienà cacher. Je vide toutes mes poches. Mesclés. Mon agenda. Un stylo. Un billet devingt francs. Trois pièces de deux francs. Etune carte postale. La photographie dePaula, je suppose. Bizarre! Je croyais qu'el-le était dans la commode. Avec ma carted'identité et mon passeport. Le commissai-re feuillette mon agenda. Vous arrivez àécrire? C'est cyclique. Vous arrivez, oui ounon? Est-il flic ou médecin? Il faut que jetrouve un moyen pour me libérer de ce des-pote. De ce violeur psychologique.

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J'invente. Téléphonez à votre patron. Il estau courant de mon cas. Mon patron?Pourquoi, Dupont n'est pas votre patron?Vous connaissez le divisionnaire Dupont?C'est un ami de la famille. Il fallait le direplus tôt. Son visage n'est plus le même.L'homme s'est métamorphosé. En quel-qu'un de bien. Est-ce à cause ou grâce à lapeur? La peur du grand chef. Vous pouvezpartir. Je ramasse mes affaires. Il memontre la direction de la sortie. Je quitte lecommissariat. Cette antichambre de l'ab-surde.

Miracle. Les miracles de l'existence sontdes étincelles qui illuminent la mémoire.Des étincelles venues de je ne sais où. Desétincelles qui voyagent. Qui ne connaissentni début ni fin. Ou qui datent du début de lavie. Engendrées par le grand éclatement.L'incommensurable explosion. La transfor-mation subite d'une énergie super concen-trée en une matière qui circule. Je penseque c'est ça. La vie est matière qui circule.Qui s'est organisée en cycles. Un affole-ment qui s'est organisé pour survivre. Jemarche. Je me sens libre. Libéré de toute

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pression. Des pressions sociales surtout. Lemensonge paye parfois. Un mensongeexigé par l'âme. Pour sa survie. Dupontn'est pas un ami de la famille. Parce que jen'ai pas de famille. Et l'amitié est une ques-tion de mémoire. Et je n'ai pas de mémoire.Ou si peu. Juste ce qu'il faut pour me lais-ser vivre. La faute à qui? À l'étude de lasagesse? J'ai voulu me libérer de tout. Alorsle tout a désorganisé mon système de pen-ser. De raisonner. L'a organisé différem-ment. Je n'appartiens plus à ce monde.Dont la mémoire est devenue un outil sidangereux. Qui véhicule la haine. La ven-geance. La discrimination raciale. Sociale.Au sein d'une entreprise. Au sein d'unefamille. D'un groupe. D'où je connaisDupont? Du journal? Quel journal?Quand? J'aime marcher. Personne ne meretient. Personne ne m'attend.Financièrement, l'état s'occupe de moi.Mois après mois. Vraiment? On me télé-phone. On m'ordonne de me présenter à telendroit. Ou à tel autre endroit. Est-ce tou-jours le même endroit? Souvent. On vientme chercher en taxi. Et après? Mais pour-quoi toutes ces questions? Je suis fatigué.

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Ma cervelle est un volcan. Qui crache desimages. Sans queue ni tête. Je sors la pho-tographie de Paula de ma poche. De maveste. Qui es-tu Paula? Où suis-je? Je perdsle nord. Bon Dieu! Du calme, du calme. J'aienvie de pleurer. De rire. Je range la photo-graphie dans ma poche. Je traverse la route.Un coup de klaxon. On a failli m'écraser.Taré! Je ne réponds pas. A quoi bon?Subitement je sens une main sur mon épau-le. Je me retourne. Une jeune femme mesourit. Froidement. Merci pour m'avoirposé un lapin. On se connaît? Excusez-moi,je suis complètement perdu. Des pro-blèmes? Je ne sais plus où j'en suis. Vousne vous souvenez pas de moi? Situez-vous.L'étudiante. L'étudiante? Dans le tram,nous nous sommes donné rendez-vous.Vous n'êtes pas venu. J'ai dû oublier. Jevous ai attendu. Je suis désolé. Trop de tra-vail sans doute? Non, j'ai oublié. Ça vousarrive souvent. Très souvent probablement.Vous avez encore des amis? De moins enmoins, mais aussi de moins en moins .d'en-nemis. Vous avez du temps maintenant? Jen'ai rien à faire. On se boit un café quelquepart? Si vous voulez. Je veux bien. Et les

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petits mots se transforment en petites réali-tés. Surtout quand ils sont pris à la lettre.

Qui est-elle? Nous commandons un thé deChine et un café crème. Le thé de Chinepour elle. Bon sang! qui est-elle?Connaître. Reconnaître. Un perpétuel va-et-vient de comparaisons. Ça je le sais.Parce que ce mécanisme fait défaut. Chezmoi. Dans ma cervelle. Ou ma psyché. Oumon âme. On sait si peu de choses. Voussouffrez de quoi exactement? Elle a un petitaccent. Pour ça ma mémoire est capable defonctionner normalement. Ai-je été un spé-cialiste en phonétique ou en phonologie?J'ai des trous de mémoire. Amnésique?Non, ma mémoire est inachevée, dit-on.Étrange définition. Une étiquette de plus.C'est suite à un accident? Suite à unhasard. Tout est hasard. Ou conséquence.On sème et on récolte. Vivre c'est risquer.Mais risquer ce n'est pas vivre. Elle sourit.Vous êtes heureux? Il m'est impossible derépondre. Pourquoi? Parce que tout juge-ment, toute hypothèse empêche le bonheurde surgir. Je ne comprends pas. Le vide estle vrai bonheur. Le vide? Le silence de

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l'âme. En somme, d'après vous, être heu-reux c'est vivre sans passions. Oui, c'est lenuage qui se laisse emporter par le vent.Sans résister? Sans résister. Et le malheurqu'est-ce que c'est selon vous? L'affolementde la mémoire. Une mémoire trop achevée.Qui subit les directives de la logique. D'unelogique chargée d'interdits. Et l'amour?Seul l'amour connaît la réponse. End'autres termes? Il n'y a pas de termes pourdéfinir l'amour. L'amour est indéfinissable.Je vous trouvais moins philosophe avant.Avant? Quand j'étais votre élève. Je nem'en souviens pas. Qu'est-ce que j'ensei-gnais? La littérature. La littérature compa-rée. Je devais vivre dans l'erreur... Je sorsla photographie de Paula de la poche de maveste. Je la montre à l'étudiante. Vousconnaissez? Non. C'est qui? Sûrementquelqu'un que j'ai dû connaître. Dans uneautre vie. Vous plaisantez? Je ne sais pas.Vous croyez à la réincarnation? Je ne croisqu'à ce que je ressens. Seconde aprèsseconde. J'ai de la peine à vous suivre. Jevous comprends. Paula me sourit.Sensation. Je lui souris. Il faut que je vousquitte, me dit l'étudiante. Je ne suis plus

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intéressant, n'est-ce pas? Non, pas du tout,c'est à cause de mon ami. Il doit sûrementm'attendre. Nous allons bientôt nousmarier. Le mariage! Deux imperfectionsunies pour créer la perfection. On se voitquand la prochaine fois? J'habite au 123de la rue... Merde, merde et merde! Ça nefait rien, je trouverai dans l'annuaire télé-phonique. Voilà un utile point de repère.Faut y penser au bon moment. Au bonmoment. Mais il y a des moments où touts'efface. Plus rien. Le vide. Elle se lève. Jeme lève aussi. Par politesse. Que de fois j'aidû être impoli! À moins que les gestesinculqués depuis la plus tendre enfance res-tent inscrits à jamais dans la mémoire. Àbientôt. À très bientôt. Elle disparaît de mavue. Je reste seul. Seul avec Paula. Paulam'intrigue. Qui est-ce, qui est-ce, qui est-ce? Désolé, Paula, il faut que je te déchire.Pour mon bien. Pour le tien aussi. Qui sait!Il ne faut pas que je me fasse des idées. Defausses idées. S'accroche-t-on à une imagequand on n'a rien? La pensée s'accrochetoujours à... À un point dans l'espace. Pourdevenir le centre de quelque chose. Dequoi? Le foyer d'une multitude d'illusions.

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Je te déchire ou je ne te déchire pas? Non,je t'abandonne sur la table. Adieu fantôme.Je paye les consommations et je m'envais...

© Le Stylophile, Hank Vogel, 1992, 2013.