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MÉMOIRES D'UNE LECTRICE DE BERNARD©? ATXAGA par Mari José Olaziregi Alûstiza * Pour Vannée 2000, la section espagnole de l'IBBY a proposé la candidature de Bernardo Atxaga pour le Prix Andersen. C'est dire l'importance de cet écrivain basque dans la littérature de jeunesse en Espagne. Mari José Olaziregi présente ici les principales caractéristiques de l'oeuvre de Bernardo Axtaga, qui expliquent le succès qu'il rencontre au Pays basque comme ailleurs. S i nous devions définir les rapports actuels que les jeunes Basques entre- tiennent avec l'oeuvre de Bernardo Atxaga (né en 1951) nous insisterions tout d'abord sur l'écho et l'accueil sans précédent dans l'histoire de la littérature basque 1 dont cet écrivain jouit chez nous. Rares sont les manifestations culturelles ou sociales qui ne réclament pas sa présence . Le nombre de conférences qu'il a données dans ces dernières années dépasse le chiffre de 2000, et ses lecteurs font salle comble en y assistant massivement. Il y a longtemps que Bernardo Atxaga et sa littérature font partie de nos vies... et de celles des lecteurs de son oeuvre en plusieurs langues. A propos des traductions de l'oeuvre d'Atxaga, précisons que, à de rares exceptions près, c'est l'auteur lui-même qui traduit le texte original basque en espagnol (Atxaga préfère parler de « ver- sions » plutôt que de « traductions »). Généra- lement, les traductions postérieures en fran- çais, anglais, allemand, italien..., ont été faites à partir du texte espagnol (sauf la traduction en allemand de Mémoires d'une vache, qui a directement été traduite du basque). C'est au début des années 70 qu'Atxaga entame son itinéraire h'ttéraire. Siùvant les tendances européennes de l'époque, ses pre- mières publications présentent des traits post-avant-gardistes (ainsi dans le roman Ziutateaz (Au sujet de la ville) de 1976 et le recueil de poèmes Etiopia, 1978). Dans les années 80 l'oeuvre d'Atxaga s'affirme et commence à se faire remarquer parmi les * Mari José Olaziregi Alûstiza est professeur de littérature basque à l'Université du Pays basque. Cet article a été rédigé grâce à une aide économique de l'Université du Pays Basque (HA 26/47) pour la réa- lisation de projets de recherche. Texte traduit de l'espagnol par Maria Victoria Gonzalez Echeverria. 1. Je voudrais préciser que quand je dis « littérature basque » je ne parle strictement que de celle qui est écrite en langue basque. N°192 AVRIL 2000/91

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MÉMOIRES D'UNE LECTRICEDE BERNARD©? ATXAGA

par Mari José Olaziregi Alûstiza *

Pour Vannée 2000, la section espagnole de l'IBBY a proposéla candidature de Bernardo Atxaga pour le Prix Andersen.

C'est dire l'importance de cet écrivain basquedans la littérature de jeunesse en Espagne.

Mari José Olaziregi présente iciles principales caractéristiques de l'œuvre

de Bernardo Axtaga, qui expliquent le succèsqu'il rencontre au Pays basque comme ailleurs.

S i nous devions définir les rapportsactuels que les jeunes Basques entre-

tiennent avec l'œuvre de Bernardo Atxaga(né en 1951) nous insisterions tout d'abordsur l'écho et l'accueil sans précédent dansl'histoire de la littérature basque1 dont cetécrivain jouit chez nous.Rares sont les manifestations culturelles ousociales qui ne réclament pas sa présence .Le nombre de conférences qu'il a donnéesdans ces dernières années dépasse le chiffrede 2000, et ses lecteurs font salle comble en yassistant massivement. Il y a longtemps queBernardo Atxaga et sa littérature font partiede nos vies... et de celles des lecteurs de sonœuvre en plusieurs langues. A propos destraductions de l'œuvre d'Atxaga, précisonsque, à de rares exceptions près, c'est l'auteur

lui-même qui traduit le texte original basqueen espagnol (Atxaga préfère parler de « ver-sions » plutôt que de « traductions »). Généra-lement, les traductions postérieures en fran-çais, anglais, allemand, italien..., ont été faitesà partir du texte espagnol (sauf la traductionen allemand de Mémoires d'une vache, qui adirectement été traduite du basque).

C'est au début des années 70 qu'Atxagaentame son itinéraire h'ttéraire. Siùvant lestendances européennes de l'époque, ses pre-mières publications présentent des traitspost-avant-gardistes (ainsi dans le romanZiutateaz (Au sujet de la ville) de 1976 et lerecueil de poèmes Etiopia, 1978).

Dans les années 80 l'œuvre d'Atxaga s'affirmeet commence à se faire remarquer parmi les

* Mari José Olaziregi Alûstiza est professeur de littérature basque à l'Université du Pays basque. Cetarticle a été rédigé grâce à une aide économique de l'Université du Pays Basque (HA 26/47) pour la réa-lisation de projets de recherche. Texte traduit de l'espagnol par Maria Victoria Gonzalez Echeverria.1. J e voudrais préciser que quand je dis « littérature basque » je ne parle strictement que de celle quiest écrite en langue basque.

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Bernardo Atxaga, vu par Alejandra Hidalgo,

in Alfabeto sobre la literatura infantile Media Vaca

livres plébiscités par les lecteurs de languebasque. Sa poétique, à l'origine empreintede conceptions expérimentales, évolue versun univers littéraire où règne le plaisir deraconter ; pour ce faire, deux élémentsjouent un rôle déterminant : d'une partl'invention de la géographie imaginaired'Obaba ; d'autre part la prolifération detitres de littérature pour enfants et pourjeunes dans son œuvre. C'est dans Obaba(qui obtint le prix de la ville d'Irun en 1982),qu'on trouve VExposition de la carte duchanoine Lizardi, où, pour la première fois,apparaît la géographie littéraire d'Obaba.Ce topos littéraire a pour origine une ber-ceuse biscayenne ; c'est elle qui confère sonunité aux contes Quand un serpent... (1984),Deux lettres (1984), la nouvelle Deux frères(1985 ; Ch. Bourgois, 1996), et le fameuxObababoak (1988). Infini virtuel où lesrécits fantastiques ont leur place, Obaba estun lieu d'indétermination qui possède, ainsique nous avons pu le constater, une grandeforce évocatrice pour des lecteurs de diffé-

rentes langues. Il s'agit de bien plus que dela transposition littéraire de l'Asteasu natalde l'écrivain, car l'universalité des senti-ments humains y apparaît de plus en plusnettement à mesure que l'on s'avance dansle roman. Obaba est comparable au Yokna-patawta de Faulkner ou au Comala deRulfo ; les descriptions d'Obaba témoignentd'une réalité vécue, d'une géographie éloi-gnée d'une quelconque exactitude topogra-phique et sert d'alibi narratif dans le but detransmettre un monde ancien régi, non parla causalité logique, mais par la magie.

Dans ses nombreuses interviews et interven-tions, Atxaga s'est avoué lecteur enthousiasted'écrivains qui sont aujourd'hui considéréscomme des classiques (Stevenson, Kipling,Melville,...) et cela, ainsi que certaines cir-constances (il est ami avec des illustrateurs telsque Juan Carlos Eguillor) est à l'origine deslivres qu'il a écrits pour les plus jeunes (plusde 30 titres). En fait, nous avons affaire à unauteur qui depuis le début a essayé d'effacerles frontières et les distinctions, généralementpéjoratives, entre la littérature traditionnellepour adultes et la littérature destinée auxenfants ou aux jeunes. Rejoignant ainsi JorgeLuis Borges, Atxaga estime que ce ne sont pastellement les textes qui changent, mais la façondont ils sont lus.

Je recommande la lecture du chapitre intitulé« Remanso » inclus dans le superbe Alfabetosobre la literatura infantil (Valencia, Ed.Media Vaca, 1999) dans lequel Atxaga évoquela spécificité du lecteur implicite qui modèleles textes de la littérature enfantine.

D'après le professeur X. Etxaniz, la publica-tion de Chuck Aranberri dentista batenetxean (Chuck Aranberri chez le dentiste,1982), au même titre que Tristeak Konsolat-zeko makina (La machine à consoler lestristes, 1981) de A. Lertxundi et Txan fan-tasma (Le fantôme Chan, 1984) de MariasunLanda, marque le début de la modernité dans

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la littérature pour enfants et pour jeunesécrite en langue basque. Cette modernité,chez Atxaga, commence par la rupture entrela littérature fantastique et la littérature réa-liste car, comme ses ouvrages postérieurs leconfirmeront, sa conception de la littératurefantastique joue avec les attentes du lecteur etelle naît de sentiments aussi humains que lapeur. Il existe sans aucun doute un fil conduc-teur qui nous mène de la peur éprouvée parChuck Arrambeni chez le dentiste à la peurressentie par le protagoniste <TObababoakdevant la possibilité qu'un lézard se soitintroduit dans son cerveau ; ou encore de lasimplicité consciencieuse des poèmes tels que« Famille IV » (Poèmes & Hybrides) aux der-niers récits de Shola. La petite chienne Sholaest la protagoniste de Shola et les lions etShola et les sangliers (publiés en français àLa Joie de lire en 1999).Ces deux contes délicieux sont magnifique-ment illustrés par Mikel Valverde et leur ten-dresse séduit toutes sortes de lecteurs.Racontés à la troisième personne et au passé,leur rythme narratif souple, l'oralité ou l'iro-nie du récit, se comptent parmi les stratégiestextuelles les plus remarquables. Dans Sholaet les lions, Atxaga reprend un thème qui estprésent dans toute son œuvre : le refus detout héroïsme chez ses personnages. Sholacroit qu'elle est bel et bien un lion. Cettesituation imprègne d'humour tout le récit. Denouveau nous retrouvons quelques élémentsdes récits fantastiques d'Atxaga, tels que lesmiroirs qui déforment les images ou la pré-sence d'êtres qui croient trop aux fictions.Dans Shola et les sangliers, les desseinshéroïques de la protagoniste la remettentdans l'embarras. Les accumulations conti-nues de synonymes ou le point de vue de lachienne présent dans tout l'ouvrage, se comp-tent parmi les techniques que l'auteur utilisepour raconter les aventures de la petitechienne. Atxaga nous parle encore une foisdes risques ou de l'absurdité de certains

engagements. Le pari pour le bon sens et laraison permettront à Shola de se libérer dudanger qui la guette.

S'il y a une caractéristique qui définit vrai-ment l'univers littéraire d'Atxaga c'est bienson expérimentation poétique continue. Dansses textes pour les enfants et pour les jeunes, ila commencé par des récits où ce sont l'aven-ture ou l'intrigue qui marquaient l'évolutionde la trame narrative (comme par exemple LesAventures de Nikolasa, Le DétectiveRamuntxo, pour en venir plus tard à desrécits tels que la série Siberia Treneko Ipuineta Kantak (Des contes et des chansons dutrain sibérien) où un voyage permet d'enca-drer la narration des différentes histoires.Nous devons aussi signaler ici des titres oùl'auteur a voulu dépasser les limites étriquéesdes genres littéraires, en proposant soit deslivres où la musique et le texte constituent unbinôme alléchant (Flanery eta bere astaki-hak (Flannery et ses amis les ânes, de 1987),

Shola et les lions, ill. Mikel Valverde, La Joie de lire

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soit des agendas scolaires, offerts par labanque Bilbao Bizkaia Kutxa qui font le récitdes aventures du chien Markoni en y insérantdes recettes de cuisine, des chansons ou desréférences intertextuelles.En fait, c'est dans ses textes pour enfantsqu'Atxaga commence à ébaucher les motifs lit-téraires qui caractériseront toute son évolu-tion ultérieure : le voyage initiatique, l'huma-nisme, la fantaisie ou l'humour.

Parmi tous les ouvrages d'Atxaga c'est LesMémoires d'une vache qui est particulière-ment remarquable à notre avis. Sa présencesur la liste d'Honneur d'IBBY en 1994 et lesuccès de ses sept traductions témoignent de laqualité de ce roman. La version originale,c'est-à-dire l'édition en basque, s'est très bienvendue et Mémoires d'une vache s'imposecomme le roman basque qui a connu le plus derééditions (à l'heure actuelle nous en sommesà la seizième).

Paraphrasant le titre Mémoires d'un âne de laComtesse de Ségur, Mémoires d'une vachenous promet, sur un ton d'humour et d'iro-nie, le récit des aventures de Mo. Conçucomme un roman à vocation éducative, ils'approprie des stratégies narratives apparte-nant à des genres tels que les fables ou lesmémoires littéraires. L'élément polyphoniquedu roman est mis en relief par l'utilisation dedifférents registres et langues qui fournissentau texte un charme supplémentaire.

Quant aux personnages, il est évident que lesnoms ont une valeur sémantique et symbo-lique : si on a donné à la protagoniste un nom-onomatopée, Bernadette nous rappelle lajeune Bernadette Soubirous, témoin del'apparition de la Vierge de Lourdes vers1858 ; un autre attire notre attention parmitous : La vache qui rit, personnage qui symbo-lise le choix de la violence dans le roman et quiporte le nom d'une marque de fromage bienconnue. Quand Atxaga a écrit le texte il setrouvait à Paris et à ce moment-là il lisait

Mémoires d'une vache, ill. Pedro Osés,

Éditions Pamiela, 1991

Mémoires d'un révolutionnaire de l'anarchisteP.A. Kropotkin, pour son roman L'Hommeseul : cela a pu déterminer en quelque sorte letitre de l'ouvrage. Pour compléter le groupede personnages, rappelons Lunettes Vertes(Otto) ou Les Dentus, caricaturés comme les« méchants » et dont les descriptions phy-siques sont fondées sur l'exagération et la ridi-culisation de leurs défauts physiques. L'effetde fascination du roman se voit renforcé parles références thématiques à la Guerre Civileespagnole et aux activités clandestines et mys-térieuses des combattants qui habitent dansl'entourage de la vache. Mo est une protago-niste qui défend une attitude critique devantla vie, et même si son choix est semé de souf-frances et d'échecs, sa ténacité pour les sur-monter est présente dans tout le roman.

L'espace et le temps de Mémoires d'une vachesont clairement définis dès le début : l'actioncommence lors de la naissance de Mo en 1940et continue pendant 50 ans, au bout desquelselle décide d'écrire ses mémoires ; quant àl'espace, il est, lui aussi, explicitement déli-

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mité et, exception faite du manque de défini-tion topologique du couvent, tous les autreslieux sont situés au Pays basque. En réalité,Balanzategui est une ferme réelle, située àBidegoian, un petit village du Guipuzcoa. Ceréalisme n'a rien à voir avec l'indétermina-tion qui caractérise les récits situés à Obabaet en ce sens il implique un changement quisera confirmé par la production postérieurede l'auteur.

Enfin le trait qui caractérise le mieux leroman est son intertextualité. A l'exceptionde quelques allusions aux Frères Grimm, àRimbaud, à Villon ou à Brassens que le nar-rateur met dans la bouche de la protagoniste,le reste de « l'encyclopédie »•• du roman estbasque (son intertextualité fait allusion à destextes des poètes tels que Gabriel Aresti,Joseba Sarrionaindia, José Maria Iparragir-re ou à des « romances »6 lyriques du XVIIIe

siècle, parmi d'autres). Tout cela nous per-met de considérer le roman comme un hom-mage à la culture basque.

L'importance que Mémoires d'une vache adans l'itinéraire littéraire d'Atxaga est justi-fiée non seulement par la qualité inhérenteau texte, mais aussi par l'emploi d'élémentsthématico-formels qui définiront sa produc-tion romanesque ultérieure. Je parle du« réalisme » du temps et des lieux auquel nousfaisions allusion plus haut et aussi de l'utilisa-tion de voix intérieures pour raconter le deve-nir des différents protagonistes. Si la rela-tion de Mo à sa voix intérieure, le Lour-daud, signale et définit le processus dematuration du personnage, cette utilisationde la voix intérieure sera la ressource tech-nique la plus importante pour transcrire lespensées de personnages postérieurs tels queCarlos ou Irène. Qu'on l'appelle daimon(socratique), conscience (chrétienne) ou

encore instance de la personnalité, il s'agiten réalité de ce que D. Cohn a nommé mono-logue cité. C'est pourquoi il semble impor-tant de souligner les similitudes que présentele récit de Mo par rapport aux romansréalistes postérieurs, puisque, en fin decompte, il s'agit de romans qui font reposerune partie de leur fil conducteur sur lamémoire, sur le passé qui tourmente maintesfois les personnages.

L'homme seul (Ch. Bourgois, 1995) est lepremier de ces romans-là. Il a été traduit en12 langues et récompensé par des priximportants. Le titre à lui seul évoque lesdeux axes principaux de l'œuvre : l'hommeet sa solitude. Le roman commence le 28 juin1982, à 9 heures, pendant le Mondial defootball et l'action se déroule pendant lescinq jours suivants. A ces précisions chrono-logiques doivent être ajoutés les lieux (ennombre limité) où se déroule l'action. Leprotagoniste, dont on ne connaît que le pseu-donyme (Carlos), l'âge approximatif et undétail physique (sa calvitie), cachera dans lacave de sa boulangerie des activistes del'ETA qui, quelques jours plus tôt,ont perpétré un attentat terroristeen Euskadi et il

Les Mémoires d'une vache, ill. R. Sabatier, Gallimard Jeunesse

5. Cf. Umberto Eco.6. Composition poétique formée d'octosyllabes dont les vers pairs sont assonances et les impairs libres.

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préparera leur fuite en tentant de déjouer lecontrôle policier mis en place dans l'hôtel.Mais si les deux paramètres, solitude inté-rieure du personnage d'un côté, intrigueautour de la fuite des terroristes, de l'autre,peuvent nous faire penser que L'Hommeseul est un roman psychologique ou un thril-ler, nous risquerions de trop simplifier. Jepense qu'il serait plus juste de dire que dansL'Homme seul apparaissent les éléments qui,selon Henry James, doivent figurer danstout roman intéressant : de quoi se distraireet une certaine façon de concrétiser lescaractères des personnages.

C'est qu'en réalité, bien que la narrationsoit menée du point de vue du personnage,nous savons fort peu de choses sur soncompte, en dehors du fait qu'il est seul etque, comme le rappela Paul Valéry, unhomme seul est toujours mal accompagné...Notre personnage est en effet la proie de voixintérieures qui le tourmentent (le souvenir deson frère Kropotki reclus dans un sanato-rium, celui de l'attentat qu'il a commis...) etnous, lecteurs, sommes les spectateursinquiets de cette lutte sans merci qui sedéroule à l'intérieur de son âme.

Ciels (1995) est un autre roman structuréautour d'un personnage. Dans Ciels, les élé-ments chronotopiques ont été réduits auminimum : le bus dans lequel voyage la pro-tagoniste est l'espace principal du roman etla narration se déroule pendant les deuxjours qui suivent sa sortie de prison. Le nomdu personnage, Irène, ne nous sera révéléque fort tard. Après avoir agi dans lesmarges des standards imposés par la vie,Irène partage son infinie solitude avec sescompagnes de voyage (deux religieuses et unemalade). D'où l'importante symbolique duciel dans le roman, ce ciel qu'elle regarde etqui acquiert des tonalités et des nuancesproches de la façon de sentir du personnage.Ainsi que l'indique la citation du roman

Quosque tandem (1963) d'Oteiza, la vision dufragment de ciel lui permet un voyage-évasionqui l'éloigné de l'angoisse de la mort. Cesbrefs moments sont ceux où elle réussit à seséparer du monde, à s'abstraire du présentmenaçant qui s'impose avec exactitude dans leroman.Le voyage entre Barcelone et Bilbao devientainsi le voyage intérieur du personnage.A travers ses songes et ses lectures, Irènetente de trouver ces moments de paix que lavie lui refuse. L'image récurrente des doigtsqui essayent de se toucher dans la fresque deMichel Ange est l'évocation plastique de cequ'a été sa vie et les vidéos projetées dans lebus, semblables à la réalité qui la sépare deLarrea, agissent comme de véritables misesen abyme.

La splendide anthologie de poèmes, de narra-tions et de chansons contenue dans Ciels,nous rappelle qu'Atxaga est un grand lecteurde poésie et qu'il est lui-même un grandpoète. Chacun sait que l'auteur a changé satrajectoire poétique après la publication dePoèmes & Hybrides. Il y incorporait destextes parus dans le recueil Etiopia (1978), lepatchwork Henry Bengoa Inventarium(1988) et d'autres nouveaux poèmes ; Poèmes& Hybrides fait face au pessimisme post-avant-gardiste, et combine, avec humour etironie, des apports littéraires provenant de latradition populaire et de la chanson.

Nous achèverons cette brève présentation deBernardo Atxaga en reprenant à notrecompte le mot « souhait ». Nous lecteursavides de l'œuvre atxaguienne, nous ne sou-haitons en effet qu'une chose : que parais-sent de nouveaux livres qui feront naître ennous de nouvelles illusions littéraires... I

A l'heure où nous mettons sous presse nousapprenons la sortie d'un nouveau livre deBernardo Atxaga en français : Un Espionnommé Sara, publié à La Joie de lire.

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