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Mo Yan, de son vrai nom Guan Moye, est né en 1955 dansune famille de paysans pauvres à Gaomi, dans la provincedu Shandong. Il quitte l’école pour travailler aux champsdès la fin de ses études primaires. En 1979, il s’enrôle dansl’armée et entre, en 1984, à l’Institut des arts de l’Armée delibération. Il commence à écrire en 1981. Il a publié plus dequatre-vingts nouvelles et romans, ainsi que des textes dereportage, de critique littéraire et des essais. Il est désor-mais un écrivain mondialement reconnu. Plusieurs de sesouvrages ont été traduits en français, notamment, BeauxSeins, Belles Fesses, Enfant de fer, Le Supplice du santal,Quarante et Un Coups de canon, La Dure Loi du karma etLe Chantier. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2012.

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M o Ya n

L E S T R E I Z E P A Sr o m a n

Tr a d u i t d u c h i n o i sp a r S y l v i e G e n t i l

Éditions du Seuil

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Nous remercions Meng Mei pour son assistance.

TEXTE INTÉGRAL

Titre original : Shi San Pu

© 1989, Mo Yan, chez Sandra Djikstra of Del Mar, California.

ISBN 978-2-02-122892-2(ISBN 2-02-020617-X, 1re publication)

© Éditions du Seuil, janvier 1995, pour la traduction française

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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Première partie

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I

Bien sûr que Marx n’est pas Dieu ! Juché, vautré sur tonespèce de barre jaunâtre – dans les volutes de fumée flouequi tour à tour dévoilent ton corps et ton visage nus, sousl’ombre sombre des fils de fer qui te font ressembler à unvigoureux petit zèbre – , c’est sans vergogne que tu nousl’assènes : Qu’est-ce qu’on en a bavé, quand même, à causede Marx ! Nous sommes épouvantés, le nuage blanchâtre dela peur vient se coller gluant sur notre nez. Il a levé le cou,et la tache de lumière éclatante sur sa pomme d’Adam nousfait hésiter : ne serait-ce pas sa cervelle qu’il voudrait offrirà la lame de clarté – la vérité est comme moi : nue,dépouillée. « Qui dit la vérité nuit aux cent familles », dit-on. «Vérité est plus facile à dire qu’à entendre», dit-on. Sinous ne critiquons pas Marx, nous allons tous mourir defaim ! Si nous ne critiquons pas Marx, c’est que nous nesommes pas de vrais marxistes ! – Mais on s’en moque detes divagations ! Tu ne vois pas que tu nous fais bâiller, nousqui sommes là, devant toi, à l’extérieur de la cage ? Lefeuillage dense des bambous pourpres s’engouffre par lestrous du grillage, feuilles pointues et acérées, multitude delames tranchantes. Nous te jetons des craies. Si nous te don-nions des fruits sauvages, tu ne les mangerais pas. Tu ymords à belles dents, et cependant tu nous contes ton his-toire. Tu es le narrateur encagé. Lentement tu mâches, puis,nous fixant de tes pupilles écarlates comme des bouts decigarette, tu te mets à parler, sans plus désormais t’inter-rompre.

Lundi matin. Fang Fugui, professeur de physique desclasses de terminale du lycée n° 8, est en train d’expliquer

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le principe de l’explosion de la bombe atomique du haut deson estrade. Il en est à diverses anecdotes relatives à l’éla-boration de la première, et les élèves l’écoutent, bouche bée.Debout et balançant dans sa main une boîte de craies multi-colores, nous dis-tu, il parle, parle, et sa main s’empare d’unbâton pour dessiner sur le tableau noir des courbes et desondulations, comme pour tresser les fils d’une cage de fer.Sur l’arête de son nez, une paire de lunettes aux branchesemmaillotées de sparadrap noir. Un brave homme, ça, per-sonne à l’école n’irait dire le contraire. Sa femme aussid’ailleurs : provisoirement ouvrière à la conserverie de lapinqui dépend du lycée, elle y «déshabille et déchapeaute» lesbestioles. Ils ont deux enfants, Fang Long et Fang Hu, ungarçon et une fille : l’idéal, ainsi qu’il est unanimementreconnu. – Mais laissons-les là pour l’instant ! Tu nous disque Fang Fugui fait jaillir dans la salle un nuage en formede champignon, que tu as autrefois été un de ses plusintimes compagnons… Mutine, la lumière du soleil joue surta lèvre.

«Quand la bombe atomique a éclaté, l’acier s’est gazéi-fié, les sables du désert se sont transformés en verre ! » Ilparle – nous dis-tu – et les fronts des élèves surgissent ous’effacent au gré des volutes de fumée : une tête, puis uneautre, puis une autre encore… Trois, cinq, sept têtes… Surleurs crânes, les cheveux se dressent par touffes, comme depetites étincelles… Comme le pelage du lama fièrementassis dans la cage de droite… Il a soudain l’impression quesa pensée se trouble, la tête lui tourne, que ces enfants ontl’air bizarre, à quoi pensent-ils ? La craie que tu as dans labouche s’agite obscurément sur le tableau, avec un crisse-ment à faire grincer des dents. Réfléchissez bien, dis-tu, àvotre avis, à quoi pensent les élèves? Pourrions-nous penserà la place de Fang Fugui ?

Une dizaine d’entre eux sans doute rêve d’aller à l’uni -versité et, maîtrise ou doctorat en poche, d’entrer dans uneusine de bombes nucléaires. Une autre dizaine hésite peut-être à savoir, au cas où l’entrée à l’université lui serait refu-sée, dans quel genre de commerce il vaudrait mieux se lan-cer : les petits chats ou les pigeons ? Peut-être encore, mais

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ce n’est pas sûr, y en a-t-il une dizaine pour rêver à desromans d’amour. Et sans doute une bonne dizaine qui dortles yeux grands ouverts. C’est courant, nous dis-tu, demanquer de sommeil en terminale. Mais voilà qu’en cetinstant précis se produit un événement tout à fait inaccou-tumé :

Fang Fugui, cet éminent professeur de physique qui dèsqu’il se retrouve sur une estrade rayonne et jubile commes’il était sur une scène de théâtre, Fang Fugui, donc, sonmaigre visage tout barbouillé de craie, s’est mis à transpi-rer à grosses gouttes. Il s’étrangle. Il secoue les bras.Comme un coq en train de battre des ailes pour chanter,nous dis-tu. Les élèves vont presque se mettre à grimacerquand, patatras ! De mal en pis ! Le professeur tombe la têtela première sur l’estrade ! Une dernière contraction desjambes et il reste là, affalé, comme un bout de bois mort.En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, voilà enplus un vol de moineaux qui vient se heurter violemmentau carreau, le brise et fait irruption dans la salle de classe. Toutes les plumes du sommet de leur crâne sont tombées dans le choc, on dirait de petits vieillardschauves. Et ils sont foule, une foule qui danse dans la pièce,qui piaille et qui pépie aux quatre coins.

Les élèves en restent estomaqués. Hébétés un longmoment. Tu prends un air extrêmement affligé. Nous cou-rons du côté de la girafe ramasser une poignée de craie écra-sée que, généreusement, nous t’offrons. Comment unhomme peut-il manger de la craie ? Nous sommes per-plexes. Avec avidité, tu mords dans ton bâton, des miettes àmoitié sèches s’échappent d’entre tes dents, se collent à tonmenton et, toi, d’un coup de langue, tu les rattrapes avantde reprendre : le nuage en forme de champignon se disperseen volutes. On se croirait dans un rêve. Quelques élèvesassis à proximité de l’estrade se lèvent de leur siège et ten-dent le cou, se protégeant la figure à deux mains de crainteque les moineaux chauves ne viennent leur crever les yeux,pour jeter un coup d’œil au corps du professeur qui, étendusur l’estrade, a un dernier sursaut.

«Monsieur Fang, vous dormez?»

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Ils sont de plus en plus nombreux à s’être mis debout et àtendre le cou. Nous aussi nous tendons le cou pour mieux tevoir.

Plus courageuse, une fille finit par quitter sa place. Elles’ap proche de l’estrade, se penche et pousse un cri bizarreavant d’annoncer : « Le professeur est mort, camarades ! »Dans un vacarme épouvantable, les moineaux quittent lapièce.

Mais qu’es-tu, toi, homme ou animal ? Si tu es unhomme, pourquoi t’a-t-on mis en cage ? Et si tu es un ani-mal, pourquoi parles-tu ? Les craies, les craies, les craies :c’est ta faute si pendant dix ans nous sommes restés fasci-nés par les craies, comme s’il s’était agi de servir unecause sacrée.

II

La mort du professeur Fang, même les peupliers du lycéen° 8 en ont eu de la douleur. La direction a pris l’affaire trèsau sérieux. Elle a téléphoné au bureau municipal à l’Éduca-tion. Et comme demain c’est justement la fête des ensei-gnants, les dirigeants dudit bureau ont pris l’affaire très ausérieux. Ils ont téléphoné au gouvernement municipal où lemaire lui aussi a pris l’affaire très au sérieux. Il a dit qu’ilétait extrêmement peiné.

Dans sa chute, le professeur Fang s’est ouvert le visage et,comme en plus il a été tout picoré par les moineaux, on l’aapporté au salon mortuaire des pompes funèbres afin de lefaire réparer par l’esthéticienne hors cadre, Li Yuchan. MmeLi a été toute bouleversée de le voir ainsi abîmé : c’est queson époux, Zhang Hongqiu, est lui aussi professeur de phy-sique au lycée n° 8, c’est un collègue de Fang ! Les deuxfamilles habitent d’ailleurs la même maison, une seule cloi-son les sépare en fait, ils se croisent tous les jours.

Le professeur Fang est mort. Ses collègues ne sont pascontents.

Qui t’a mis dans cette cage? Qui te force à manger de lacraie? Est-ce que tu as des vers ?

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On ne m’interrompt pas !Tu n’as pas envie de savoir qui t’a mis en cage?On ne m’interrompt pas !Pourquoi ses collègues ne sont-ils pas contents ?Le proviseur a chargé Zhang Hongqiu de reprendre les

cours de Fang.Un élève a rédigé un poème de regrets :

T’en souviens-tu, du cierge rouge et éclatant ?Vois : cette cire fondue, ces restes désolants.

Les dirigeants l’ont lu : Très mauvais ! Risque de chahut !

III

Le temps a passé si vite. Aujourd’hui encore nous ne pou-vons pas l’oublier, cet homme qui rampait dans sa cage enmangeant de la craie et nous racontant des histoires : lesbouts de craie multicolores, qui s’échappaient d’entre sesdents pourries, tombaient sur son menton, tombaient sur sonperchoir, tombaient sur le plancher rongé par la rouille desa cage. Négligemment, des quatre membres, il s’accrochaità son perchoir, comme un soldat en train de grimper àl’échelle pour prendre d’assaut une muraille, ou transpercépar une flèche sur son camion. En ces moments-là, jamais iln’a cherché à museler notre imagination, il était tout à sonrécit :

Mercredi soir. Zhang Hongqiu, professeur de physiquedes classes de terminale du lycée n° 8, est pris d’uneatroce envie de fumer. Il est chez lui, mais il a beaufouiller dans tous les coins et recoins, même pas l’ombred’un reste de vieux mégot. Même pas dans ce petit hangarà côté de la cuisine, là où on a casé un lit pour y mettre labelle-mère : elle ne parle plus, depuis sa crise d’apoplexie,la moitié du corps paralysé, elle ne peut qu’émettre detemps à autre des cris bizarres. On n’est plus tout à faithumain quand on souffre d’un mal aussi cruel, son regardmagnétique est vraiment effrayant. Tu lui souris, ressors,

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et le rideau de toile bleue retombe tout seul, suivant leprincipe de la chute d’eau. J’étais un proche de FangFugui. Je suis un proche de Zhang Hongqiu. Je suis intimeavec tous les professeurs de physique de tous les lycées.

Sur la table sont étalées les copies d’un examen blanc. Tuen extrais une feuille, lèves ton crayon pour noter ton appré-ciation. L’écriture en est toute de courbes et de circonvolu-tions, comme des ronds de fumée, comme les fils de fer quitressent la cage.

Parmi les trois tiroirs de la table, il y en a un qui estfermé à clef. C’est qu’il y a de l’argent dedans. Et direqu’il suffirait de prendre cet argent, de sortir de la maison,de tourner à l’est, de sauter par-dessus ce petit égout quipue l’eau fétide à longueur d’année, cette rigole infestéede mouches et de moustiques, aux odeurs grasses et dontles bords luxuriants sont plantés d’une herbe verte et touf-fue mêlée de superbes fleurs rouges, qu’il faut un peud’élan pour sauter, on s’y habitue et ça vaut toujoursmieux que d’aller prendre le petit pont de bois pourri. Dele passer donc, et de faire encore cinquante mètres. Lesvaleurs de l’énergie dépensée et du travail produit selonqu’on parcourt ces cinquante mètres lentement ou rapide-ment sont-elles équivalentes ? En théorie, oui. La diffé-rence c’est le temps, et le temps c’est de l’argent, le tempsc’est de la vie, c’est pourquoi il vaut mieux se presser. Ilnous dit : J’ai dit à Zhang Hongqiu, que tu le veuilles ounon, te voilà maintenant devant le comptoir. La radieuseburaliste vient t’accueillir en se frottant les mains avec dela crème d’huître. « Bonjour, monsieur Zhang, cela faisaitlongtemps qu’on ne vous avait pas vu, vous avez encoremaigri, votre femme a dû encore vous maltraiter, que vousavez l’air malheureux ! Pourquoi les enseignants ont-ilstoujours peur de leur femme ? Parce que vous ne gagnezpas assez d’argent ? Sans doute ! Une femme, il faut tou-jours des sous pour la mettre au pas. » Quelle est la cou-leur de son visage, se demande-t-il. Un blanc éclatant,comme le blanc des bouleaux blancs. Il y a un bosquet desaules juste devant sa baraque en tôle. Tellement de soleil.Sa voix est un chuchotement ensorcelant, elle fait penser à

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je ne sais quoi. Il te faut longtemps avant de réaliser quesur sa poitrine pend une petite boule de plumes rouges,que son pull en angora est décoré d’un motif stylisé enforme de flèche et d’arc tendu. Murmure, murmure, mur-mure, comme des parasites dans la radio. « Dites, mon-sieur Zhang, quand viendrez-vous m’aider à réparer latélé ? » Ses yeux ont la courbe d’un croissant de lune, seslèvres maquillées s’incurvent comme les fils de fer quitressent la cage. « Vous n’aurez jamais à vous plaindre demoi, monsieur Zhang ! » Elle te fait un peu peur, cettefemme si puissante, et le moindre de ses soucis n’est sansdoute pas de tomber dans ses filets. « Que vous faudra-t-il ? Des cigarettes ! Quelle marque ? Des “Oiseaux dejade”. Les moins chères, quatre mao sept le paquet. Ellesont encore augmenté. » Tu secoues la tête. Elle s’empared’un paquet de « Double neuf » et te les jette. « Non, c’esttrop cher. – Prenez, je vous l’offre. » Elle te regarde avecfermeté. Elle dit : « Vous faites vraiment pitié, vous savez,vous aviez pourtant tellement d’allure autrefois ! » Tu fré-mis un peu, le passé te revient.

«Ah… Ah… » La vieille hémiplégique dans son lit a sansdoute envie de pisser. Ça fait peur quand elle parle, pire quele hurlement des loups, le cœur en tressaille.

Il dit que tu t’appelles Zhang Hongqiu.Tu nous dis qu’il s’appelle Zhang Hongqiu.Tout cela, c’est ce qu’il nous racontait accroché à son per-

choir dans la cage.

IV

À venir t’entendre raconter, nous mettons la mêmeardeur que pour servir nos parents. Bravant les regardshostiles des animaux, nous n’hésitons pas à aller ramasserla craie qui te nourrit au pied de la cage du premier lamané avec des boucles blanches. C’est là, devant cette cage,que se trouve le petit mur auquel est accroché un tableaunoir couvert de caractères inclinés et dont le cadre de bois enson bord inférieur regorge de bâtons de craie, des craies de

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toutes sortes, de toutes couleurs et de toutes tailles. Tongoût pour la craie est si fort qu’il te suffit d’en apercevoirun morceau pour que ton regard se mette à jeter les mêmesfeux que celui d’un brigand de grands chemins. Ta pommed’Adam monte et descend, la craie que tu croques craquedans ta bouche. Tu la mords avec des larmes troubles quinous font penser aux crocodiles de la salle des reptiles. Tudis :

Un rayon de lumière jaune passe par le trou de lafenêtre. Six enseignants sont là entassés. Nous sommesdans la salle des professeurs de physique, douze mètrescarrés en tout. Les murs blanchis à la chaux sont constellésde cadavres de mouches, de chiures d’insectes et decendres de charbon ; les traces de sang et les bouts d’intes-tin ont séché en croûtes sur le cahier de Fang Fugui qui, àvrai dire, n’a jamais eu vraiment besoin de préparer sescours. Il s’asseyait en face de Zhang Hongqiu. Nosfemmes se connaissent bien. Nos enfants s’entendent bienaussi, nos maisons ne sont séparées que par une cloison,nous n’élevons ni poulets ni chien, nous pouvons nousentendre parler et parfois nous nous fréquentons. Soleil.Le mur blanchi à la chaux est couvert de mouches et decendres de charbon. Amour, où es-tu ? Petit Guo, le jeuneprofesseur, fraîchement émoulu de l’école normale, a leregard rivé au mur. Amour, où es-tu ?

La réserve d’eau, peinte en un rouge éclatant, peutcontenir six seaux. L’eau se presse sur les parois de lacuve sans parvenir à la briser. Force, pression, intensité,formules. Elle finira bien un jour par se fendre, sous l’effetd’une force extérieure peut-être, au point exact de pres-sion. Formules. Le soleil se reflète dans l’eau de la cuve,son ombre joue au plafond. Science optique. Formules.Angle d’incidence et angle de réflexion. Le regard d’unphysicien ne voit partout que la physique, le regard d’unmathématicien ne voit partout que les mathématiques, lesyeux des professeurs de chimie sont en synthétique,oreilles synthétiques, lèvres synthétiques, bras synthé-tiques, jambes synthétiques, bruits synthétiques dès qu’ilsse mettent à marcher. Les professeurs de chinois pissent

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des caractères, chient des rédactions et s’essuient le culavec un journal, ça leur économise toujours l’argent dupapier, ils peuvent se payer des cigarettes et de la sauce desoja avec, tant pis pour le risque d’empoisonnement del’anus par le plomb.

Pourquoi avoir installé une cuve vermillon dans lebureau? À cause des risques d’incendie? Non, c’est parcequ’il n’y a jamais d’eau au robinet du deuxième, le châteaud’eau est trop bas et la pression insuffisante. Formule. Lasalle d’eau a été arbitrairement investie par Yu Huahu, pro-fesseur de mathématiques. Il a un jour collé un grand«Double bonheur» rouge sur la porte, fait entrer une jeunedemoiselle, lâché quelques pétards, et la pièce est devenuechambre nuptiale, la demoiselle jeune mariée et le freluquetnouvel époux.

«Dis donc, Petit Guo, ça ne te rend pas jaloux le mariagede Yu?

– Je n’ai pas les moyens de me chercher une femme.Mon salaire suffit tout juste à mes dépenses. Les prix aug-mentent, camarades, les prix augmentent, camarades, lesprix augmentent, camarades ! Les prix sont comme deschevaux sauvages en folie, comme un thermomètreplongé dans l’eau bouillante ! Demain, je leur file madémission et je me lance dans le commerce de la pâte decrevette !

– Ça, c’est vrai qu’on se fatigue surtout pour la gloire !»déclare, en caressant sa barbe, Meng Xiande, le doyen pres-tigieux et respecté. Il a été le professeur de Fang Fugui, quia lui-même été le professeur de Petit Guo. Toujours cares-sant son bouc, il ajoute : «En fait, pourquoi pas la crème decrevettes… En fait… En fait…

– En fait, quoi en fait, monsieur Meng ? J’ai été bienbête de tomber dans vos filets ! Enseignant, en voilà uneprofession qui devrait finir par vous auréoler de prestige !Tu parles, depuis que j’ai été reçu à l’examen, je suispoursuivi par la poisse. J’aurais mieux fait d’être recalé,tiens. Vous avez vu Ma Hongxing ? En voilà un qui a étéfuté, il a ouvert un restaurant de poulet frit et il a fait for-tune. Moi, il faut que j’en bave un mois entier pour tou-

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cher mes fabuleux 68,2 yuans, moins que lui en une seulejournée… »

Et les fleuves des doléances des enseignants de sedéverser. Et le bureaucratisme et la fraude et l’évasion fis-cale et les pots-de-vin et la corruption et les invitations etles cadeaux et les banquets et les beuveries et les profi-teurs et les pattes de chameau et les pattes d’ours les cer-velles de singe les nids d’hirondelle les nouveaux empe-reurs l’air conditionné la moquette les vins falsifiés lescigarettes truquées les escrocs les filous l’explosiondémographique… Stop ! Et les coupures d’eau et les cou-pures d’électricité, tigres de l’électricité léopards deseaux loups des voies publiques, sans eau tu crèves de soif,sans électricité tout est d’un noir d’encre… On devraittous vous dénoncer comme droitiers… Comme il n’y apas d’eau, les élèves de service ne font même pas l’effortde nettoyer, les toilettes ressemblent à une vraie mer, ils’en échappe tout tranquillement une puanteur grasse qui,au gré de la brise printanière, flotte dans le couloir. Tra-verse les salles de physique et chimie où elle acquiert leparfum du coquelet frit. S’insinue dans les salles de coursdes secondes, puis dans celles des premières, puis danscelles des terminales, envahit les logements neufs desprofesseurs, imbibe les âmes des élèves, nourrit la chairdes enseignants et jusqu’au fœtus dans le ventre de lafemme du professeur Yu.

Bruit de sanglot…«Qui pleure?– Je n’en peux plus… Saleté d’endroit, ça pue partout la

pisse et la merde…– C’est la femme de Yu.– Il paraît qu’elle veut divorcer ?– Les jeunes, aujourd’hui !– Quoi, les jeunes? Qu’est-ce qu’ils ont, les jeunes? On

n’a plus le droit de dire que ça pue quand on mange de lamerde?

– Vas-y, va en parler au proviseur, si t’as les tripes !– Si ça pouvait servir à nous débarrasser de cette infec-

tion, c’est jusqu’au gouverneur de la province que j’irais !

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– Au moins, si on était des plantes, ça nous aiderait àpousser plus vite !»

Tu déglutis une bouchée de craie, puis reprends le fil deton discours :

«Nous sommes des jardiniers et nos élèves sont de jeunespousses. Depuis quand les jardiniers ont-ils peur des mau-vaises odeurs? Depuis quand les jeunes pousses sont-ellesgênées par un peu de puanteur?

– Dehors, ils racontent qu’à la fin de leurs études noslycéens sentent les chiottes jusque dans les cheveux !

– Fabuleux !»Et encore un professeur qui quitte la pièce sur la pointe

des pieds. De tous, il n’y a que le vieux Meng qui oses’aventurer dans le couloir d’un pas vigoureux, c’est qu’ilporte des bottes de pluie en plastique. Petit Guo dit :« Monsieur Meng, vous êtes un vieil âne vicieux, un vieuxlapin roublard, les vieux aigles sont les plus durs à captu-rer. » Le doyen ne s’en fâche même pas, il répond : « PetitGuo, les jeunes se plaignent tout le temps, il faut travaillerau lieu de parler, comme un vrai léniniste, personne n’iras’imaginer pour ça que tu es muet. » Ces deux-là, le vieuxet le jeune, passent leurs journées à se quereller pour laplus grande joie de toute la salle. Mais laissons-les pourl’instant – et nous nous rappelons qu’au moment où tu asdit « pour l’instant », tu t’es retourné et as bandé ta maigreéchine en arc de pont. Puis tes mains ont saisi la barre et tut’es assis, comme un perroquet, il ne te manquait plusqu’un plumage bigarré.

Encore un peu de craie? a demandé l’un d’entre nous.La cloche a sonné. En cours. Tu nous as dit d’aller cher-

cher de la craie.

V

Tu nous dis : Tu t’imagines encore tout imprégné duparfum des herbes, tout imprégné de la chaleur et destendres sourires qu’a pour toi la jolie buraliste, ton paquetà la main en train de te hâter vers ta petite demeure et de

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t’allumer une cigarette. Tu fumes et aussitôt ton esprits’éclaircit, comme un petit plant de céleri qui vient derecevoir son urée, tu te penches au-dessus de la table et temets à corriger les copies de l’examen blanc… Mais tun’as pas de cigarette. Tu secoues la jambe qui pend sousle perchoir, les coins de ta bouche se soulèvent en un sou-rire d’une ironie métallique. Cet air moqueur, c’est exac-tement comme s’il était en train de se ficher de toi justesous ton nez. Parce que tu n’as pas d’argent. Parce que tues sans pouvoir. Le sceptre du pouvoir est entre les mainsde ta femme, c’est elle qui maîtrise le pouls de l’écono-mie familiale. Elle s’appelle Li Yuchan et est la meilleureesthéticienne des pompes funèbres, tout mort confié à sessoins en ressort plus beau que de son vivant.

Tu n’es qu’un paumé, Zhang Hongqiu, dit-il, tu es là à telabourer la face de tes ongles devant la table, à souffrir dumanque de nicotine sans avoir assez d’argent pour t’acheterdes cigarettes, le regard rivé comme une brute à ce tiroircentral. Il est fermé par un verrou dont la clef pend à laceinture du pantalon de Li Yuchan. De sa chevelure, à lon-gueur de temps, s’échappe cette odeur spécifique du salonmortuaire.

Tu nous dis :Le professeur de physique se lève, le blanc visage de la

buraliste vient comme un nuage flotter devant ses yeux. Iltape un peu sur le verrou et secoue la tête, impuissant. Puis ilfait deux pas vers l’avant et va écarter la tenture grise défraî-chie qui pend au mur, découvrant l’intérieur d’une sorte degrotte ronde en haut et carrée en bas dans laquelle est accro-ché un tube de six watts qui diffuse une lumière verte etsourde. Deux crânes nus sont penchés sur une petite table car-rée, en train de préparer leurs devoirs. Deux têtes de formeexactement semblable mais de tailles différentes lèvent enmême temps deux faces livides de petits démons.

«Papa !– Papa chéri !»La grotte leur sert aussi de chambre à coucher, on l’a

bourrée de débris de mousse qui viennent de l’usine decanapés : Li Yuchan a maquillé la mère du directeur. Il y a

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RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL

IMPRESSION : NOVOPRINT

DÉPÔT LÉGAL : FÉVRIER 2004. N° 63519IMPRIMÉ EN ESPAGNE