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Christiane-Rita Moodie Mon ami Al

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Christiane-Rita Moodie

Mon ami Al

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De l'auteure, aux éditions Mané huily :

Butterfly man

Couverture : © - Studio Hélène

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Christiane-Rita Moodie

Mon ami Al

Roman

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À Suzanne, Chantal, Hélène, Jacques et Hubert qui ont permis à ce livre de voir le jour

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Le soleil n’est pas encore levé, une grisaille légère filtre dans la cabine. Je pensais être la seule éveillée, mais j’ai de la compagnie. Une transparence, un mouvement délicat qui va et vient sur des lianes invisibles : une minuscule araignée s’échine à tisser sa toile entre les fleurs et la lampe. Il fait à peine jour et nous sommes toutes deux déjà au travail : elle tisse et j’observe. Je n’ai pas envie de la déloger, elle prend si peu de place. Je la vois, mais elle, voit-elle les contours de cette vieille femme allongée dans son somptueux lit ? Voit-elle sous ses pattes les bijoux et les colliers emmêlés dans leur coupelle de cristal, sont-ils pour elle d’immenses rochers, des éboulis insurmontables ? Se voit-elle dans le miroir ancien qui reflète l’élégant désordre de cette chambre bleue ? Je crois qu’elle n’est pas troublée par ce qui l’entoure, elle ne voit que le pétale qu’elle a choisi et la distance qui la sépare de la lampe. Elle est peut-être consciente du souffle qui vient de ce corps à peine éveillé, mais elle n’a pas peur, elle ne sait

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pas avoir peur, elle ne pense qu’à tisser sa délicieuse petite toile.

Le jour qui s’annonce sera parfait. Bonheur infini, Al doit venir prendre son petit déjeuner avec moi, ce n’est pas permis mais nous passons outre. Il gratte à peine à la porte et entre, une serviette éclatante jetée sur l’avant-bras, le plateau sur le plat de la main à hauteur d’épaule. Dans un grand geste théâtral il déplie la serviette, la place sur mes genoux et installe le plateau. Il se penche pour m’embrasser sur le front. Ses lèvres sont douces et fraîches.

— Salut ! Demeure chaste et pure ! Un plateau de reine : thé léger de Ceylan, fruits exotiques, une mangue coupée en fines lamelles, du pain de céréales, du beurre de Normandie et de la marmelade d’oranges venue en contrebande des rives de la perfide Albion.

— Al, tu es un magicien, comment savais-tu ? Mes choses favorites et toi ! Je suis heureuse de te voir. Veux-tu une tartine ?

— Merci, mais j’ai déjà pris mon déjeuner. Je n’ai jamais vu Al mettre de la nourriture

dans sa bouche. Que doit-il manger, lui qui est pétri de tendresse et de lumière ? Des ailes de papillons en papillotes ? De la gelée de pétales de nénuphars ? Quand il est là, le pain a bon goût, le thé est délicieux et la marmelade exquise. Il me regarde boire, grignoter jusqu’à la dernière miette et en me voyant prendre une tranche de mangue entre les doigts et jeter la

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tête en arrière pour l’avaler comme un poisson doré, il me fait les gros yeux.

— Belle au lever, mais se tient très mal à table ! Avale ses tranches de mangue comme le héron avale une carpe millénaire ! Grivoise devant la nourriture... Peut mieux faire.

Il range le plateau et s’allonge sur le pied du lit. Avec son grand sourire du matin, il me raconte les derniers potins, on parle de choses et d’autres ; il se met à plat ventre et feuillette mon journal intime : enfin, le carnet dans lequel je gribouille des mots et des petits dessins quand la tête et la main se rencontrent dans cet espace rarissime qu’ils appellent : état de lucidité intermittente. Al rit de bon cœur et se gausse de mon acidité.

— Pas très tendre avec les voyageurs à bord. Les vois-tu ainsi ?

— Certains jours je les vois transparents comme des méduses, je vois des bougies s’allumer et s’éteindre derrière leurs yeux, et des vers grouiller dans leurs ventres. Aux mauvais jours, je vois des cafards attablés dans leurs boîtes crâniennes... Heureusement que j’oublie aussi vite que j’engrange.

— Tu pratiques l’humour du désespoir, c’est bien, et souviens-toi : il vaut toujours mieux rire que pleurer. Allez ! On se lève et on se fait belle pour faire face à cette splendide journée.

Il joue au grand couturier pour choisir ma robe, un jupon, un collier. Il s’arrête un instant pour admirer le tableau dans son cadre

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victorien. Ce tableau est un trésor de guerre, il est bien trop grand pour cette cabine et couvre presque tout un mur, mais je l’adore. Al admire, la tête sur le côté, il dira : c’est beau, ou bien, c’est charmant. Puis après un dernier baiser, il prend le plateau et s’en va, comme il était venu, dans le silence du conspirateur. Al est mon mystère. Il est venu à moi un jour de grand orage, j’étais terrifiée, il m’a prise dans ses bras pour me consoler et je l’ai reconnu comme on reconnaît un ami perdu de longue date, comme on reconnaît son ange gardien. Je ne sais pas vraiment d’où il vient ou ce qu’il fait, il est là, il me fait rire. Al est à moi, je ne le partage avec personne.

La petite au trolley ouvre la porte et les

rideaux, elle se retourne surprise de me voir sortir de la salle de bain, lavée, habillée, maquillée. J’ai le sac à main qui ne me quitte jamais sur l’épaule, je suis prête.

— Déjà levée, avec vous c’est pas facile. Elle griffonne quelque chose sur un petit

calepin qui pend à sa ceinture. — Vous allez-vous asseoir pour prendre votre

petit déjeuner ?— Non merci, j’ai déjà pris un délicieux petit

déjeuner, vous pouvez remporter votre plateau.— Je ne vois pas de traces d’un petit

déjeuner, vous avez mangé où et quoi ? — Al m’a apporté un plateau, vous n’étiez

sûrement pas encore levée. Je n’ai pas faim.

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— Il faut que je dise à ma supérieure que vous avez refusé le plateau. Ça fait... — elle consulte son petit calepin — deux fois cette semaine ! Vous ne mangez pas assez.

— Faites, faites donc, je vais faire un tour sur le pont.

— Le pont est fermé, l’équipe de nettoyage est là-haut. Le petit salon est ouvert, les journaux viennent d’arriver.

Dans un grand bruit de métal, elle jette mon plateau sur le trolley, puis, les mains sur les hanches, elle roule un regard affolé sur le nid hétéroclite que j’appelle ma chambre : ma cabine sur ce grand radeau.

— Quel fouillis ! Je ne sais jamais par où commencer ! dit-elle chaque fois.

Il y a les désolées, les vaillantes, les terrifiées, les indifférentes et les vexatoires, mais elles disent toutes la même chose : « Quel fouillis ! ». Je sors avec mon carnet de gribouillis et mon sac à main lourd de choses qui ne me quittent pas. C’est un sac élégant fait de riche tissu gris vert, décoré d’églantines roses stylisées, les pétales et les feuilles sont soulignés de perles de rocaille bleues, et de perles dorées. Il a une chaînette pour le mettre à l’épaule et une poignée ouvragée pour le porter. Le long fermoir est fait d’écaille de tortue ; parfois je pense à la tortue... C’est un sac extravagant, qui ne va avec rien et avec tout, un sac que les curieuses veulent toucher. On me demande souvent si je veux le vendre,

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où je l’ai acheté, je dis ce qui me passe par la tête : Londres, Rome, Paris ! Je ne sais pas, et je ne sais pas non plus ce que je fourre dedans. Ici, je n’ai même pas besoin d’un sac à main mais je m’y accroche et ça me rassure. Je le porte sur le ventre comme un bel enfant plein de surprises : je suis enceinte de mon sac à main.

Je ne prends plus de petit déjeuner à table, comme je le devrais, depuis des mois. Avant, je prenais un yaourt nature, un kiwi et des céréales, mais depuis le début de cette croisière, ça ne va plus. Ils s’approvisionnent en route, c’est évident, il faudra bien que j’en parle au Capitaine la prochaine fois que je serai à sa table. Les yaourts sont si nature qu’ils nettoient vos plombages et décapent vos amygdales ; les kiwis, qui devraient être, dans le creux de la main aussi doux et velus que des boursettes de jeune premier, ne sont que des petites choses dures et plissées avec une racine qui pousse au milieu. Quant aux céréales ! Ce n’est que du remoulage pour basse-cour à l’état pur. Mais voilà, cette nourriture brouille l’estomac, enfle les intestins, et les flatulences s’ensuivent. Charlotte ne peut même plus se baisser pour lacer ses chaussures que les perles s’envolent, et ceux qui suivent se pincent le nez ; les moqueurs l’appellent "La Turbine". Remarquez bien que dans cette foule bigarrée qui peuple ce bateau de croisière, toutes les perles ne

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sortent pas de bouches éduquées. Souvent, je me demande si l’élasticité des sphincters est un des critères considérés dans le choix de sa cabine ou l’exigence de la classe. Al m’a dit un jour, qu’aux olympiades des flatulences, les humains, qui ne sont pourtant pas des ruminants, dament le pion aux vaches dans les prés. Paroles d’experts ! Il vaut mieux en rire que d’en pleurer, a dit Al qui me brossait les cheveux. En me regardant dans le miroir il a ajouté : « Et toi, ma belle, n’oublie jamais, jamais, que rire, vaut dix séances de thérapie. » Alors, qu’on me pardonne mes gribouillis acerbes, ils ne reflètent que mon sens du ridicule, et cet humour un peu décalé qui fut ma perte. Tous ces mots ne sont pas adressés à la postérité car je défie quiconque de lire mes notes, je peux à peine me relire moi-même. Il leur faudra peut-être un expert du chiffre, ou un être exceptionnel qui lit les hiéroglyphes pour s’endormir.

Je retrouve ma pauvre petite araignée ! Elle a bien travaillé, elle jette un dernier fil et un autre, elle fignole... Elle ne va pas attraper grand-chose dans cette cabine, sur ce bateau de croisière en pleine mer ! Je l’observe et je la plains, elle fait toujours la même chose. Une araignée ne peut rien ajouter à sa toile, ni perles, ni sequins clinquants, elle ne peut même pas choisir un fil d’une autre couleur. Je vois très bien une araignée aller à la mercerie

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des araignées pour choisir un beau fil d’or, ou un vert émeraude, elle prendra ses sous dans une aumônière tissée maison... Je ne sais plus où j’ai entendu dire que des chercheurs se sont amusés à détruite la toile d’une araignée, encore et encore, et encore ; à la fin, cette araignée fit une toile toute biscornue tant elle était traumatisée... Je suis un peu comme cette araignée, je ne saurais plus faire ma toile sans me tromper, un fil à l’endroit, un fil à l’envers, je ne saurais plus faire une étoile de fine soie pour y enfiler des gouttes de rosée, j’ai perdu le modèle imprimé dans ma mémoire, ce modèle éternel que j’avais au bout des doigts.

Moi, je voyage toujours en première classe,

c’est plus cher en première classe mais le confort est sans égal, et les serviettes plus douces. J’adore voyager quand je le décide, mais cette fois-ci, me voilà contre mon gré en première classe, sur ce bateau qui ne va nulle part et partout. Mon ami Al, lui, voyage en deuxième. La deuxième classe c’est le pont en dessous, et croyez-moi, les odeurs dans les coursives sont assez troublantes. Même dans les meilleurs jours, quand les ventilateurs puisent l’air qui vient de l’océan, ça sent l’entre- jambes et la couenne humaine mal lavée. Et la couenne humaine se promène sur le dos des voyageurs et sur le dos des équipes

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multicolores que forment les faiseurs de lits, les passeurs d’aspirateurs, les changeurs de serviettes, les polisseurs de cuivre. Polir les cuivres quand les latrines débordent me semble une futile occupation, mais en deuxième classe, quand ça tangue, ça arrive très souvent. Enfin, Al me l’a dit, et je le crois sur parole. Il parait qu’au petit déjeuner où ils servent réchauffés les restes des premières classes, les voyageurs jettent leurs muffins aux baies rouges des bois dans les trous des chiottes. Excusez-moi, je ne devrais pas dire chiottes, mais les muffins aux baies des bois à demi fondues dans les eaux usées le méritent. Je crois que pour prendre un ticket de deuxième classe sur ce paquebot, il faut être mordu de voyages exotiques, ou avoir une maladie chronique des sinus, ou les deux ! On dit que certaines personnes perdent leurs facultés olfactives dans des accidents de voitures, dans des incendies ravageurs, mais sur notre paradis flottant, nommé grandement "Brise Océane" le nez se développe au gré des jours et de l’aquilon.

Nous sommes à quai en ce moment, nous attendons des passagers, et c’est assez pathétique de les voir suivre leurs bagages, un peu inquiets, les yeux ronds, se demandant sûrement si on va leur offrir la coupe de champagne de bienvenue et le collier de fleurs de frangipaniers. Ils se retournent pour un dernier geste d’adieu à la famille qui reste en bas sur la rampe. Toute la famille s’est cotisée

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pour leur payer le voyage, alors on a bien fait les choses et suivi le rituel des départs vers l’aventure : bouquets de fleurs, boîtes de bonbons, valises à roulettes toutes neuves dans les tons grenat à la mode. Le mari tient le coude de sa femme qui trébuche un peu en se retournant une dernière fois avant de mettre pied à bord.

Les pauvres ! Je les suis du regard jusqu’à ce qu’ils soient avalés par le pont des arrivées, transformé pour la cérémonie en une grotte luxueuse capitonnée de velours grenat. C’est le pont du non-retour qui s’ouvre comme une bouche gargantuesque, rutilante de cuivre, de vasques de fleurs et de lumières. Le Capitaine en grande tenue, affable et souriant, les attend là de pied ferme. Autour du Capitaine s’affairent de belles jeunes femmes en pantalons blancs et chemisiers blancs à boutons dorés. Il y a un ou deux costauds, avenants, avec des sourires de panthères apprivoisées ; les Panthères Apprivoisées sont toujours là aux arrivées, elles veillent au grain. Il arrive qu’une dame, exaltée par l’émoi de la croisière, par le poids des colliers de fleurs, décide qu’elle ne veut pas aller en croisière, qu’elle préfère rentrer chez elle, qu’elle voulait une machine à laver automatique pas un voyage Dieu sait où. Elle ne veut pas aller dans un coin perdu balayé par quelque tsunami où on ne retrouvera plus jamais son corps !

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Elle, dans sa ferme, elle était en sécurité et ils ne sauront pas s’occuper de ses vaches ! Et la voilà qui court vers la sortie, puis, affolée, faisant de grands gestes elle tourne de l’œil et s’affale comme un sac de patates. Alors un des costauds vous soulève ce petit bout de vieille dame et la porte dans sa cabine comme Rhett Butler portait Scarlett O’Hara sur un fond de ciel embrasé dans "Autant en emporte le vent", et le mari, perdu depuis longtemps, très agité, s’évente de son panama tout neuf et trottine derrière le groupe. Il est à peine à bord qu’il goûte déjà dans sa vieille bouche l’amertume de la première angoisse de sa première croisière.

Les enfants et petits-enfants descendent la rampe en glissant, ils sautent dans la navette en vitesse, comme s’ils avaient le diable aux fesses. La plus petite envoie des baisers, elle est la seule à ressentir la brûlure de la séparation, elle était la petite chérie et elle ne comprend pas... « Pourquoi on reste pas sur le bateau nous aussi ? » La mère la tire vers le quai, ça dure trop longtemps cette agonie. Sur la navette, tout en bas, les enfants attrapent les serpentins multicolores lancés du bastingage par poignées, ils les tiennent comme des rênes de coursiers, jusqu’à ce que la distance brise ces infimes liens. La femme ne se retourne même pas. Elle enfonce sa tête dans ses épaules maigres et le singe de la honte lui a déjà sauté sur le dos et l’agrippe aux cheveux.

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Il ne va plus la lâcher. Il sera là le soir, il sera là le matin, et quand elle se coiffera elle verra ses grimaces dans le miroir... Et dans les années à venir quand elle approchera du bel âge de la quarantaine, elle verra les contours du visage de sa mère qui remplaceront les siens comme un mauvais tirage de photo ; mais le singe sera toujours sur son épaule à lui chercher des poux dans la tête. « Je n’avais pas le choix » se dira-t-elle, et sa salive sera amère.

Le vieux père se retourne et cherche sa famille du regard, mais la famille n’est plus là, les serpentins libres flottent au vent... Il ne s’est pas rendu compte que la navette était déjà loin. Il ressent les trépidations sous ses pieds, il ressent mille trépidations dans sa poitrine. J’écris dans mon carnet : « Maintenant, la terre n’est qu’une ligne noire au loin, le bateau blanc flotte, un gâteau de meringue décoré de mille lumières. Vers l’horizon, se dessine les contours d’une île féerique, posée sur une mer qui tressaille comme un immense étendard de soie bleue... le dessin d’un enfant romantique. » Aujourd’hui je me sens poétique et je n’ai rien d’autre à faire en attendant le dîner de gala avec animations, et artistes de renom. 

Bon, je viens de déloger l’araignée. Je l’ai capturée dans un cône de papier, je l’ai mise sur l’appui du hublot, un coup de vent l’a soulevée et je l’ai vue flotter au bout de son fil comme une artiste de cirque. Elle va atterrir sur

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la tête d’un visiteur qui la transportera sans le savoir dans un jardin où elle se remettra au travail : elle refera une autre toile qui sera de la même taille, avec le même espace entre les fils, le même nombre de rayons dans l’étoile, un piège parfait pour son souper. Naître araignée ne doit pas être désagréable, on peut se jeter dans le vide au bout de sa soie, se fabriquer une toile, bien que les araignées manquent d’imagination, c’est toujours le même modèle ; elles n’ont pas dû lire les magazines de crochet publiés depuis des siècles. Mais, tout de même, avoir de la soie qui vous sort du derrière à longueur de vie ne doit pas toujours être gérable. Il y a bien des moments intimes ou on aimerait ne pas avoir à s’excuser pour avoir laissé des fils collants partout. Je me demande ce qu’elle pouvait bien faire ici, et d’où elle venait ? Elle est peut-être arrivée avec les fleurs qu’Al chipe sur les tables pour me les offrir. Je ne dois plus penser à cette petite araignée qui tisse sa toile dans ma tête, là entre mes deux yeux. Voilà, je l’ai chassée de mes pensées, elle n’y laissera aucune trace.

Les fleurs sur les tables varient suivant les saisons et la route de la croisière. En ce moment nous avons des margaux, de petites marguerites blanches et jaunes qui sentent les chrysanthèmes et indirectement le bouquet final : celui de novembre, celui que l’on met sur votre dalle quand vous n’êtes plus là. Le mois dernier nous avons eu des orchidées : le bateau

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est passé tout près des îles et ceux qui avaient mis pied à terre ont rapporté des bouquets merveilleux. Je ne vais jamais à terre. J’ai déjà fait le tour du monde au moins quatre fois et rien ne me surprend : ni les couchers de soleil, ni les levers, ni les cocotiers, ni les lagons bleus et verts, ni les oiseaux de paradis, ni les paradis d’oiseaux, ni les vagues qui secouent, ni le vent qui hurle dans les coursives certaines nuits. J’ai vu le jour se lever sur le désert d’Australie, je me suis fait un sorbet à la fraise sur les glaces du Pôle Sud, j’ai même traversé la Russie en train quand les moujiks saccageaient quelques palaces à Saint Pétersbourg. Et une fois, on m’a jetée dans un traîneau tiré par huit chiens magiques qui soulevaient des nuées de diamants... nous semblions voler au-dessus de forêts de cristal, et moi, je brûlais de désir sous des couvertures d’ours blanc. Ainsi, j’ai glissé sur la banquise sous un ciel noir qui palpitait de lumières boréales, pour dormir nue avec un chef Inuit qui sentait le hareng fumé... il m’a offert son tranchoir pour dépecer les phoques, l’ultime cadeau... Mais tout ça c’est du passé, ou peut-être de l’imagination débridée. Je n’essaye même plus de trier le rêve de la réalité. Allongée sur ma chaise longue, sous les voiles qui claquent dans la brise, je voyage sans bouger du pont : je laisse les pays défiler et moi je ne bouge plus. Comme dit Al :

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— Vous aimez flotter dans le luxe et au moins, comme ça, vos héritiers savent où vous trouver ! 

C’est une façon de voir les choses. Mon testament a été bien ficelé par un avocat qui m’avait ponctionnée durant toute ma vie active. Lui, il a eu sa part avant décès et le reste, s’il en reste, ira à l’orphelinat des chats. J’aimerais bien lire la surprise sur le visage de mes trois fils, leurs épouses, enfants, neveux, nièces et autres champignons comestibles, quand on leur lira mon testament ! Mais on ne peut pas tout avoir, comme dit mon ami Al : l’anticipation et la jouissance. Mes fils adorés, gâtés, éduqués dans les meilleures écoles ne viennent jamais à bord. Oh ! J’ai reçu des douzaines de photos en couleur d’enfants qui parait-il sont mes petits-enfants, mais tout ce petit monde ne sait rien de moi, et personne ne vient me voir aux escales. Ils se sont installés dans ma grande maison. Depuis, ils ont fait des travaux pour couper le manoir en trois, et des enfants pour occuper tout cet espace. L’aîné a pris le corps principal du château, il l’a découpé comme il découpe la dinde de Noël, et comme il règne en maître sur tout le clan, il a gardé les meilleurs morceaux et a refilé à ses deux frères jumeaux, l’un l’aile droite, l’autre l’aile gauche, c’est très drôle. 

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Leurs épouses sont des œuvres d’art ambulantes : elles sont fertiles, belles, habiles, des super femmes : des femmes qui, entre deux contractions, vous font un soufflé qui ne tombe pas ; des femmes qui peuvent être au fourneau en robe du soir sans se tâcher ; de ces exceptions qui peuvent servir vingt invités sans se casser un ongle, qui ouvrent un bal de charité dans une robe merveilleuse faite en trois coups de dés à coudre dans un vieux rideau de soie moirée qui traînait au grenier... De celles qui se conduisent elles-mêmes en 4x4 à la clinique pour accoucher ; de celles qui peignent des trompe-l'œil qui vous trompent et vous font vous cogner dans les murs ; de ces femmes, qui en safari, peuvent se plâtrer une jambe cassée sans aide ; des femmes qui parlent le swahili et le japonais ; des beautés qui savent extraire les racines carrées de chapeaux ronds : des femmes ennuyeuses à mourir ! Des enfants indifférents à mourir. Ils m’ont offert ma première croisière pour que je ne sois pas dérangée par les travaux et la réfection du toit. Et ce toit, il n’en finissait pas de se faire refaire une beauté : la tourelle qui penchait, les gouttières qui gouttaient, et les ardoises qui venaient par bateau, « Mille excuses, tu es bien mieux où tu es… »

Je ne suis plus jamais redescendue du bateau. Des fois, mon ami Al me compare au Juif errant, moi je crois que c’est plutôt Peer Gynt condamné à errer sur les océans du globe

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dans son bateau fantôme. Et Al me dit : « Celui-là remonte dans le temps, il le méritait sûrement, mais c’était avant moi. » Il arrive qu’Al dise des choses très bizarres, c’est peut-être pour cela que je l’aime tant. Al, c’est un cristal précieux qui reflète la lumière de ses mille facettes, quand il est près de moi ma cabine s’irise d’arcs-en-ciel, les murs disparaissent. Al n’a pas la langue dans sa poche, il voit au travers des gens sans méchanceté. Il vise juste, et de sa petite arbalète, il vous fait sauter n’importe quelle pomme perchée sur n’importe quelle tête : il tire au jugé de la hanche et fait mouche à tous les coups. Oui, je l’adore mon mystérieux ami. Certains soirs, il déjoue l’œil du steward à galons dorés et comme une ombre se faufile de sa cabine en deuxième classe, se glisse dans les innombrables coursives pour venir gratter à ma porte. Je l’imagine aller d’ombre en ombre, je le vois sauter par-dessus le dragon de garde qui crache du feu et détourner son visage de la belle tentatrice qui veut l’empêcher d’arriver jusqu’à moi. Je n’entends jamais la porte s’ouvrir, soudain, il est là, près de mon lit. Il s’agenouille et presse son oreille sur mon cœur. Il écoute la chamade de mon bonheur.

— Que dit le cœur de ma belle dame ? Toc-toc, qui est là ? Entrez. Tic-tic, tu en as mis du temps ce soir. Tac-tac, j’avais peur que tu ne viennes pas. Tic-toc-tac, je suis heureuse de te voir.

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— Je suis très heureuse de te voir Mais je ne t’attendais pas, je porte une vieille chemise de nuit, je veux toujours me faire belle pour ta visite.

— Alors, enlève-la cette vieille chemise de nuit si séduisante à mes yeux.

— Enlever ma chemise de nuit ? Je vais être nue, et à mon âge la nudité n’est pas recommandée.

— Tu as une belle peau, douce au toucher, tu as des lumières dans les yeux, tu as gardé ton galbe et tes belles jambes.

— Je ne pensais pas à ça.— Quelles sont les épingles de sûreté qui

retiennent cette vieille chemise de nuit ?— Mes seins. Je n’ai jamais eu de gros seins.— De jolis petits seins qui se nichent

parfaitement dans le creux de la main d’un gentilhomme comme des nectarines au début de l’été.

— Ils sont plutôt comme deux oreillons d’abricots restés trop longtemps dans la corbeille à fruits : ils sont un peu flétris.

— Fais voir.Je lève les bras et il tire cette idiote de

chemise de nuit, et me voilà nue sur mon lit comme une odalisque à la retraite. Je mets mes bras en corbeille au-dessus de ma tête : mes bras sont encore beaux. Al sourit, un sourire qui envahit ses yeux, tout son visage.

— J’aime bien tes petits oreillons d’abricot, on en mangerait.

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Il pose ses lèvres sur un sein et puis sur l’autre, s’attarde et les chatouille de sa langue, puis en riant il chantonne : « levez-vous petits seins au goût d’abricot, oubliez le temps passé, le jour se lève sur votre nouvelle vie, » et ils se sont levés comme des petites pêches de vigne. Je les ai pris dans mes mains pour les offrir, mais Al n’était plus là.

La petite blonde qui est de service le soir ne va pas tarder. J’entends les roues de son trolley à friandises grincer sur le linoléum de la coursive. Elle frappe mais n’attend pas que je dise : « entrez ! » Elle pense que je suis endormie comme toutes les vieilles peaux qui peuplent les premières classes, mais je la surveille sous mes paupières baissées Elle est partout, tripote mes affaires sur mon petit bureau, elle lit les notes que je gribouille sur tous les bouts de papier qui me tombent sous la main. La voilà qui enfile mes bagues, elle minaude devant le hublot pour les faire briller. Maintenant je l’entends jouer avec mes flacons dans la salle de bains. Elle revient parfumée, la garce, et elle choisit toujours le parfum le plus cher pour fourrer son nez dans ma garde-robe ; elle fait glisser les cintres sur la barre, elle sort ma robe de cocktail et se la plaque sur le corps en se regardant dans le long miroir. Dans tes rêves, petite kleptomane ! Alors je prétends me réveiller en sursaut mais elle ne perd pas sa contenance, une vraie houri !

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« Je rangeais un peu vos vêtements, il y a un désordre dans ce placard ! » qu’elle me dit en souriant. Puis elle approche son trolley à friandises où sont rangés des Smarties de toutes les couleurs, des dragées, des chocolats, des petits gobelets de liqueur verte et rose.

— Voulez-vous quelque chose pour dormir, pour la constipation, pour ne pas avoir à vous lever la nuit ?

— Non merci, je lis pour m’endormir et je ne suis pas constipée et...

— Toutes les femmes ici sont constipées.— Alors il faut changer de chef, j’en toucherai

deux mots au Capitaine.— Bon ça va, faut pas en faire un plat, je

demande c’est tout, c’est mon boulot, bonsoir.— Bonsoir et merci, et mes bagues s’il vous

plaît, dans la coupelle où vous les avez trouvées.

— Que d’histoire pour des bijoux en toc de Super U.

Elle jette les trois bagues sur mon lit, fait pirouetter son trolley, le cogne au chambranle de la porte, et elle s’en va avec mon parfum qui s’échauffe entre ses deux seins. Je suis sûre l’avoir entendue dire : « vieille bique ! » Des bijoux en toc ! Il vaut mieux qu’elles le pensent toutes. Je mets mes bagues, lentement, chaque geste un plaisir, chaque geste un souvenir : mon petit rubis cœur de pigeon taillé en forme de cœur, et le saphir nappé de petits brillants qui cache une étoile à cinq branches au fond de

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son cœur bleu, et ma favorite, ma bien-aimée, mon talisman, celle dont la lumière laiteuse me montre le chemin, ma pierre de lune qui vient sûrement d’une mine sur la lune... D’où viennent toutes ces bagues ? Elles font partie du désordre qui m’afflige, de ces orages de brouillard qui me cachent la sortie. Parfois, je sais d’où elles viennent, aujourd’hui je ne sais pas. Je ne sais qu’une seule chose : elles me sont précieuses.

Aussi précieux est l’immense tableau qui me fait face. Je l’admire chaque soir avant de m’endormir... Dans ce cadre un peu désuet le peintre a planté une grande pièce, sobre mais luxueuse Une jeune dame en grand décolleté est assise au premier plan, un visage lisse, souriant, de grands yeux bleus. Elle tient un livre ouvert sur les genoux, ses mains sont fines Elle porte des petites mules bleues assorties à sa robe de satin. On sait que c’est du satin, les reflets moirés sont merveilleux. Ses cheveux couleur de châtaigne sont peignés en hauteur et une longue boucle tombe sur une épaule. Sa toilette est agrémentée d’un bouquet de violettes à la taille et d’un splendide collier de perles à l’orient parfait. Elle ne porte rien aux oreilles, ses lobes sont petits et touchés de rose vif comme de minuscules pétales. Un joli nez bien droit et une bouche charnue, carminée. Une vraie beauté. Un chaton joue avec une pelote de laine à ses pieds. Au deuxième plan, un homme en tenue de chasse, bottes de cuir à

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rabats jaunes et veste de velours noir est debout, de profil près d’une haute fenêtre ; il semble absorbé, lointain, les yeux fixés sur le domaine verdoyant qu’on aperçoit au travers des vitres ; un lévrier blanc dort à ses pieds. L’époux, plus âgé, serein, est un homme fier de la jeune femme qu’il présente aux regards des admirateurs. Tout au fond du tableau, dans un clair-obscur étudié s’ouvre une porte, une porte haute qui laisse entrer la lumière, un rayon de soleil s’étale sur le sol, on peut voir dans l’entrebâillement un parc arboré et dans le grand lointain de douces collines grises. Le ciel derrière les vitres et à la porte est du même bleu que la robe de la belle.

Un soir, j’étais au creux de son épaule, nous regardions le tableau ensemble et Al m’a étonnée, sa voix était si calme, si douce.

— Tu vois cette porte, c’est le mystère du tableau : là, réside l’âme du peintre, sa pensée intime. Je me demande si le peintre désirait cette beauté et s’il avait ouvert cette porte comme un souhait caché, un signe de son désir : laisse-moi entrer, laisse-moi t’aimer.

— Crois-tu que le mari est là pour surveiller sa belle ?

— Non, il a confiance, au moindre geste égaré il lâchera le chien.

— Un soir, nous prendrons cette porte et nous irons découvrir ce beau parc.

Cette porte dans le tableau est la porte que je prends quand je m’évade d’ici. La belle dame

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et le beau monsieur me connaissent bien, le chaton ne me regarde même pas et le chien ne lève pas le nez. Je ne les dérange pas. Je traverse la pièce sur la pointe des pieds et pousse la porte. Le soleil entre à flots et devant moi s’étend un parc merveilleux dont je connais maintenant chaque arbre, chaque recoin. Je m’assois de longs moments près de la pièce d’eau à rêvasser. Et quand la brume tombe, il faut bien rentrer au bercail. Je retrace mes pas sans bruit, je laisse la porte entrouverte, traverse la pièce à regret. Parfois la belle dame me fait un petit sourire complice, elle sait... Je me retrouve dans mon lit, reposée, émerveillée. Parfois, Al m’accompagne, alors nous grimpons jusqu’aux lointaines collines. Al m’offre une rose, il me prend dans ses bras et m’embrasse longuement. Quand nous rentrons, il me tend la main pour sauter du tableau... À la fin du jour, quand je ne vois plus le tableau, j’essaye de faire ma prière du soir. Le plus souvent je m’emmêle les pinceaux...

« Notre père qui êtes aux cieux dans le courant d’une onde pure que votre volonté soit faite sur un tapis de Turquie sur la terre comme au ciel donnez-nous aujourd’hui un pain bien fourré gros et gras habile expert en offenses, comme nous pardonnons aux offenses des Boutons Dorés. Notre Père je ne sais plus où vous êtes mais vous savez où je suis, gardez-nous des loups qui égorgent les agneaux... Amen. »

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Il me pardonnera car il est grand

Je me suis endormie sur mon livre. Il fait sombre. Al n’est pas venu. Il a peut-être perdu conscience du temps à une table de poker. Al joue au poker. Les enjeux sont modestes et il gagne quelquefois, alors il m’apporte un ballotin de mes chocolats favoris, et il reste tard. Je soupe dans ma cabine et nous partageons le plateau. Après, je me mets à l’aise, j’enfile un peignoir aguichant, celui avec les duvets de cygne aux poignets, Al se parfume un peu dans ma salle de bains et nous passons une agréable soirée. Quand le steward met la tête à la porte pour me demander si je désire autre chose, Al se cache dans la penderie. On pouffe de rire comme des adolescents. Je n’allume que les deux petites lampes couleur de pêche sur les tables de nuit, puis je m’allonge sur mon lit, un vrai King Size, et Al s’allonge près de moi. Il me prend la main, promène ses lèvres sur mes bras et me fait la cour avec une grande habileté. C’est si doux de sentir la chaleur du corps d’un homme, de sentir une paume qui doucement réveille les choses enfouies au plus profond de soi... Al a les mains douces et des doigts très agiles. Son bras gauche est glissé sous mon cou, il fredonne tout près de ma joue et de sa main droite, il me joue la lettre à Elise sur le ventre.

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Al est mélomane, musicien, et chaque note est bien placée. Il monte un peu jusque sous le sein, redescend jusqu’à la taille, dangereusement sur une cuisse, un triolet le fait remonter et son accord final il le réserve avec tendresse pour le triangle des Bermudes ; il me fait tressaillir.

— Le triangle, — dit Al, — est le petit instrument qui tinte la fin de la musique, le triangle est la forme parfaite du mystère.

Je vous l’avais dit, Al est un grand mélomane...

Je lui ai demandé d’organiser un grand souper, disons pour une vingtaine de personnes triées sur le volet et on dansera toute la nuit. Me viennent en vrac, je ne sais d’où, des images de grandes nappes damassées, de repas aux chandelles, de soupers joyeux. Des nuages, des fantômes de baptêmes sous des saules pleureurs et un soleil de printemps qui filtre et danse sur les visages... Ce soleil, je le sens encore sous mes doigts, là, sur ma joue... Mais les visages n’ont plus de traits et dans ma tête tout se déchire, tout se dilue comme l’encre de carnets de dessins oubliés sous la pluie. Dans ma tête, coulent de grosses larmes noires.

Quand j’étais à terre, comme une tortue terrienne je portais ma grande maison sur mon

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dos et j’adorais sentir le poids des fondations, des murs, de la charpente et de tous les meubles. Et il y en avait des choses dans cette maison ! Cinquante ans sans bouger, la vaisselle, le linge qui s’amasse, les livres qui s’empilent, les souvenirs des enfants à tous les âges, les tableaux, les vases, les lettres et les cartes postales, et de l’argenterie à n’en plus finir. En fait, c’est cette argenterie qu’il fallait sans cesse polir qui a jeté la consternation dans la maison.

J’aimais polir mon argenterie. Je mettais mes gants de chamois et j’y passais toute la journée, prenant mon temps, rien ne pressait. J’ai toujours été lente, appliquée, rien dans mon corps ou dans mon cerveau n’est réglé pour la vitesse. Mon très cher mari qui m’aimait comme j’étais m’avait baptisée : la madone de la lenteur. Mais ce jour-là, ma belle-fille me regardait faire sans rien dire, et doucement son énervement se dissipa dans la pièce comme un méchant parfum : il me toucha le visage, il toucha mes mains et mes doigts se mirent à trembler. Ma belle-fille ne bougeait pas mais dans ses yeux je pouvais voir ses trépignements d’impatience et, venant de tout son corps, je pouvais sentir cette tension qu’ont les gens pressés auprès de gens lents de nature. Dans un geste malheureux, je fis tomber une cuillère qui rebondit deux fois, et le son de cette pièce d’argenterie se mit à résonner dans la pièce, à vibrer dans ma tête,

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comme un gong dans un temple perché sur une montagne, loin, très loin.

Ma belle-fille l’a ramassée et me l’a tendue comme un juge tend l’arme d’un crime. Sans rien dire. Tout cela s’est fait dans un silence insupportable. J’avais l’impression d’être entourée d’un nuage de plumes nocives qui m’empêchait de respirer. J’ai crié :

— Va-t-en ! Je veux être seule ! Je n’ai jamais fait tomber une seule pièce d’argenterie, ce n’était qu’un accident.

Elle m’a regardée de ses grands yeux peints.— Non, vous savez que vous n’allez pas bien.

Vous essayez de cacher votre mal derrière votre lenteur étudiée, mais moi, je sais... Regardez.

Elle a tiré tous les tiroirs de l’armoire à argenterie, et il y avait là un grand désordre, fourchettes et cuillères se chevauchaient pêle-mêle et les creux de velours vert étaient vides.

— Vous ne savez plus ranger vos cuillères où il faut, votre garde-robe est une obscénité, des robes de luxe mêlées aux chaussures, et cette odeur odieuse de sueur et de négligence en dit long.

— Qui t’a autorisée à fouiller dans ma chambre ?

— Votre chambre est un dépotoir, il faudrait y mettre le feu. Votre linge c’est pareil, les taies d’oreillers avec les serviettes de bain, les draps qui moisissent, et vous coupez tous les torchons en essuyant les couteaux par la lame. Partout il

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y a vos traces, des traces qui disent que vous perdez la tête. Je vais devoir le dire à mon mari.

— Ton mari c’est mon fils, il ne te croira pas.— Il me croira quand je lui montrerai vos

placards, votre réserve, tout est périmé, jeté n’importe comment, ça pue la décomposition dans le bac à légumes. Vos paquets de céréales vont prendre leur vol bientôt tant ils sont infestés de papillons de mites.

Cette merveilleuse belle-fille s’était changée en juge digne de l’inquisition ; elle allait me mettre au bûcher avec toutes mes affaires, mais mon fils, lui, ne laisserait jamais faire cette ignominie.

— J’ai retrouvé votre montre en diamants sur le marbre à fromage.

— Je savais qu’elle était là, j’aime la mettre au frais de temps en temps.

— Il faudrait vous mettre, VOUS, au frais pour un temps.

Sur ce VOUS péremptoire elle quitta la pièce et j’entendis ses hauts talons claquer dans l’escalier et sur le parquet au-dessus. Je repris mon travail et me mis à ranger les couverts que j’avais nettoyés. L’image de cette armoire à argenterie s’était effacée de ma mémoire, je ne l’avais jamais vue, elle n’était pas à moi, les tiroirs ne me disaient rien ; je les tirai les uns après les autres comme on inspecte un meuble inconnu. Je cherchai les alvéoles qui correspondaient, mais ça ne marchait pas. Les cuillères ne voulaient pas être là, les

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fourchettes n’entraient pas entre les plis de velours, les cuillères à café se perdaient dans des creux bien trop grands. Dans mon âme s’installa un grand chaos, une effrayante réalité... Pas moi, Seigneur Dieu, pas moi, pourquoi maintenant ? Je repoussai les tiroirs sur ce désordre inexplicable, fermai l’armoire à clef et m’approchant de la fenêtre jetai la clef dans la pièce d’eau ; elle fit quelques ronds dans l’eau et tout redevint calme, sur l’eau et dans ma tête. Le bateau de croisière se profila après cet incident. Un bateau tout blanc est une belle idée pour parquer les pas méchants, les pas gâteux qui tombent en vrille. Ce n’est pas une maison de retraite, ce n’est pas un asile, c’est plutôt un chenil doré, une succursale de banque, un parking pour voyageurs fortunés qui ont perdu leur passeport et ne savent plus vers où tourne la Rose des Vents ; certains ne savent plus ce qu’est une Rose des Vents.

Al m’a dit qu’il lui faudrait un bout de temps pour organiser ce grand repas. Il me glisse à l’oreille qu’il y a une animation dans le salon des premières classes et qu’il faut y aller, il sera là bien sûr. Je suis assise à ma table de toilette, je me regarde dans le miroir, je scrute cette personne qui me renvoie son image. Al se penche sur mon épaule et souffle dans mes cheveux.

— Tu as des cheveux d’une jeune fille des années 30... Il soupire tout près de ma tempe.

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Ils sont doux, ils ondulent comme des blés roux sous la brise.

— Ils ont perdu leur belle couleur. Avant, mes cheveux..., on pouvait s’y chauffer les mains.

— Maintenant on s’y chauffe le cœur, tu as de très beaux cheveux et ils vont très bien avec tes yeux météo.

— C’est quoi des yeux météo ?— Des yeux merveilleux comme les tiens, ni

verts, ni bruns, ni bleus, des yeux rêveurs qui changent avec le temps qu’il fait dans ta tête.

J’appuie mon dos contre sa poitrine, je sens son cœur qui bat, je lève les bras, enlace son cou et l’attire vers moi, il met ses deux bras autour de ma taille et me serre très fort contre lui. Nous levons les yeux ensemble et nous nous regardons dans le miroir ; ma bouche semble être de travers dans le reflet.

— C’est à trois heures, — me souffle Al, — alors commence à te préparer à deux heures. Fais comme le Paresseux dans les arbres de la jungle : lui, pour le film de trois heures, il part à deux heures.

— Ils vont au cinéma les Paresseux ?— Ils vont voir de vieux films avec Tarzan et

Jeanne.Il m’embrasse le haut de la tête, me sourit

dans le miroir et se sauve.Al a une belle bouche, mince, bien dessinée,

ses lèvres sont doucement ourlées au repos, mais quand il sourit, sa bouche s’étire vers ses tempes dans un immense sourire joyeux ; il

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montre ses belles dents de prédateur, alors, comme une vestale offerte en sacrifice on se laisse envahir par le sublime désir de se faire dévorer vivante

Dans la ménagerie, à l’heure du repas, c’est le Buzz du jour. Il y a une carte sur toutes les tables annonçant l’animation. Je dis la ménagerie, c’est ainsi que je vois les invités. Autour de petites tables rondes, jolies nappes et serviettes, les couverts sont corrects mais la nourriture est très ordinaire. Ils et elles sont attablés, ils attendent la manne providentielle que des garçons en longs tabliers blancs servent en glissant comme des patineurs. Le bruit dans la ménagerie est assommant. Les deux nouveaux arrivés se serrent l’un contre l’autre, debout comme deux Suricates arrachés à leur terrier ; elle porte encore son touchant petit chapeau de feutre clair, une valise est à ses pieds. Cabine 24 est affalé sur sa table, il allonge le bras et finit les assiettes que les petites dames lui passent en douce, il rote comme un flibustier. Dès que je le vois, l’image d’un phacochère se met à courir et à grogner autour des tables, et le voilà toutes dents dehors, la crinière grise hérissée sur sa grosse tête, la queue en l’air, ramassant les boulettes de pain que lui jette Georgette toujours habillée de bleu ciel ou de rose bonbon. Elle, c’est le

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bonheur au mètre, elle a accroché un sourire sur son visage, elle mange avec, elle dort avec : le sourire béat d’une enfant qui lâche un beau ballon bleu ciel à la foire du village. Les yeux au ciel, elle trébuche ici et là à la poursuite de son beau ballon jusqu’à ce qu’une âme charitable la ramène à sa table... La table à trois accueille trois Cigognes qui ont oublié d’émigrer, elles picorent dans le plat et attrapent les petits pois du bout de leur bec Rouge Baiser, il me semble voir les petits pois descendre dans leurs longs cous fripés. Ce n’est pas une salle à manger, c’est un bestiaire.

La table du capitaine est animée, on me fait des gestes, je suis encore en retard. Le Capitaine vêtu de blanc qui craque d’amidon se lève, tire ma chaise, et galant, me baise le bout des doigts. J’ai toujours le sentiment qu’il approche mon saphir de son œil, qu’il estime les carats et sa valeur. Les vieilles dames perdent tant de choses sur le bateau ! Elles prétendent toutes qu’on les vole, qu’on pille leurs armoires, leurs boîtes à bijoux ! Ce ne sont que de méchantes rumeurs. Vous savez, ces chères vieilles dames ont oublié la notion du temps, elles imaginent avoir apporté de merveilleux vêtements, de fines lingeries et des centaines de babioles, mais les choses se mélangent dans leurs pauvres têtes, elles n’ont aucune idée... Ben Voyons !

— Vous êtes resplendissante, chère Prudence.

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— Vous brillez de mille feux, mon cher Capitaine, où avez-vous gagné toutes ces médailles ?

J’accroche mon sac à main au dossier de la chaise.

— Oh ! Ici et là. Il ne s’étend pas et me verse du champagne

qui a un goût de limonade. Je salue la tablée, admire les fleurs, lit avec attention le menu écrit en lettres gothiques. On va peut-être nous servir de la choucroute sur un long plat d’argent avec moult saucisses et pommes vapeur, une fille de service arrivera avec six chopes de bière, trois dans chaque main. Je divague un peu pendant le hors d’œuvre. Je me demande quelle est cette chose, cette limace jaune et rose qui rampe sur mon assiette.

— Vous êtes bien silencieuse, ma chère Prudence. Vous ne mangez pas ? C’est pourtant délicieux : une spécialité du chef.

— C’est quoi au juste ? Je suis certaine que la chose a bougé sur mon

assiette qu’elle va me sauter sur les genoux. Je repousse ma chaise.

— De la terrine de saumon et de flétan au champagne, me souffle mon voisin. Puis-je ?

— Avec plaisir. Il rafle mon assiette et avale la chose en

trois bouchées.Le Capitaine parle de sa voix onctueuse, il

parle d’un immense toit qu’il faut refaire avant l’hiver, et du coût faramineux d’un tel toit.

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« Surtout sur les cuisines, les derniers orages ont vraiment fait de grands dégâts, et les assurances sont toutes les mêmes quand il faut débourser... Je vais devoir faire appel à de généreux donateurs ». Et là, il plonge ses yeux dans les miens comme on plonge dans un coffre secret. Scrooge compte mes deniers en catimini.

— Pourquoi un toit sur les cuisines ? Je ne savais pas qu’un bateau avait un toit, l’arche de Noé peut-être, mais Brise Océane, c’est un bateau non ?

La tablée me reluque comme si je ne savais pas de quoi je parlais, j’ai peut-être de la sauce sur le menton.

— Quel bateau ? Le ponton s’avance bien au-dessus de la baie, mais rassurez-vous, nous sommes bien amarrés ! Ma chère Prudence votre sens de l’humour est très pointu. Puis-je vous inscrire sur ma liste de donateurs ?

— Faudra-t-il changer de cabine pendant qu’on refait ce fameux toit sur les cuisines ?

Les invités ont l’air de se payer une bonne pinte de rire à mes dépens.

— Pas du tout, ma chère Prudence, pas du tout ! Nous veillerons au confort de nos voyageurs, soyez sans crainte.

Quand on me dit « soyez sans crainte, » une cloche miniature sonne au fond de mon oreille droite : un tocsin qui n’en finit plus.

— Le capitaine du Titanic a sûrement dit les mêmes mots à ses invités de marque et une

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heure après ils chantaient tous en chœur "Plus près de toi mon Dieu".

Je suis sûre que les yeux du capitaine se sont rétrécis, qu’ils m’ont traversée de mille flèches, d’une main je brosse le devant de ma robe pour les faire tomber. Cette conversation m’angoisse. Le deuxième plat arrive.

Un des garçons en long tablier blanc se glisse derrière moi et me présente le plat. En se penchant il me glisse à l’oreille : « Tu vas encore être en retard pour l’animation. » C’est Al. Il me fait un sourire complice. Je suis heureuse de le voir. « Prends le morceau de gauche, je l’ai choisi pour toi. » Je me sers, je lui dis merci et j’ai bien envie de lui donner une tape sur les fesses, Al a de jolies petites fesses rondes et fermes, et il le sait bien l’animal. Comment peut-il se faufiler comme ça sans se faire remarquer. Il est partout et nulle part à la fois et je me plais à penser à lui, à le frôler quand il passe près de moi, à l’attendre. Parfois je pense qu’il est invisible et que je suis la seule à le voir. Le repas s’achève sur la sempiternelle glace aux fruits rouges. Où sont les autres fruits ? les dorés, les jaunes, les mangues, les mandarines, les melons, les pêches, les raisins, les nectarines, les poires, les fruits de la passion pleins de jus succulent et de graines noires que l’on craque sous la dent ?

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On annonce l’animation. Un jongleur, enfin, un jeune qui se fait les dents dans le circuit. Il va nous jeter la balle et les cerceaux, attrapez mes belles ! Attrapez la baballe ! Attrapez les cerceaux ! Et comme toujours, l’irrépressible Charlotte qui se dandine comme un hippopotame va se proposer pour être sur les trois planches qu’on appelle la scène. Elle se jette en avant sur ses petits trotteurs : sa gorge pigeonne, son arrière train roule sous sa robe trop courte et là où s’arrêtent ses mi-bas, tremblent deux bourrelets de chair blanche. Le long séjour sur "Brise Océane" a profité à Charlotte !

Le jeune ne sait pas quoi faire d’elle, ses deux bras musclés ne sont pas assez longs pour l’enlacer ; elle se trémousse d’anticipation. Elle va s’arranger pour se frotter à ce jeune corps vigoureux et s’il ne fait pas gaffe, elle va le coucher à terre et le violer devant tout le monde ; elle est en chaleur toute l’année... Soudain, de derrière un rideau pailleté et dans un bond à la Nijensky apparaît Al. Il fait partie du spectacle. Il porte un drôle de chapeau pointu, une veste mi-jaune, mi-vert aux couleurs des troubadours. Il me fait de l’œil et je lui fais un petit signe de la main. Le jongleur imagine que je veux devenir une star et il me fait signe de le rejoindre. Il me faut du temps pour analyser l’offre et je cherche Al des yeux. Il a changé de costume et son justaucorps dessine les courbes et les bosses si intimes de

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son anatomie. Je ne suis pas assez rapide et la rousse, qui porte toujours son collier de chien, aboie comme un caniche pour attirer l’attention du jongleur. Elle sautille et attrape une balle sur le nez debout sur ses pattes arrière. On applaudit. La rousse c’est Zita, elle a les cheveux teints en rouge vif aujourd’hui, demain ce sera peut-être bleu ou violet, ou blond ; elle était coiffeuse avant. Ses clientes se réveillaient sous le séchoir avec des têtes de Gorgone, ou des couleurs que Zita inventait, des couleurs indélébiles qui duraient et duraient... : à la fin du jour chez Zita, il y avait plus de cheveux sur le sol que sur la tête des clientes : l’histoire s’est terminée par un crêpage de chignon monstre. Zita est une artiste incomprise, elle court dans les couloirs, sa blouse rose au vent, un peigne dans une main et des ciseaux vengeurs dans l’autre. Elle coiffe les trois Cigognes à la Loulou, à la volée, comme ça, sans arrêter de parler pour respirer, on dirait la sœur d’Edward aux ciseaux d’argent.

Heureusement que les trolleys du goûter arrivent et que la distribution de boissons chaudes et de biscuits sonne l’entracte. Les Suricates se tiennent par la main, serrés dans leur coin, pâles et visiblement affamés. Elle le regarde de ses grands yeux apeurés et d’une main tremblante tient la petite valise qui ne la quitte pas, elle est prête à partir, elle. Il a son bras sur l’épaule de son épouse et elle se cache sous cette arche. Je m’assois près d’eux et

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appelle une des bonnes âmes qui pousse un trolley. On leur sert du thé, des biscuits sur une soucoupe.

— Voulez-vous du lait dans votre thé ? Du sucre ?

Ils me regardent sans comprendre.— Préférez-vous du café ?Ils disent oui ensemble et ils entourent leur

tasse à deux mains comme ceux qui ont froid. Ils ont tous les deux d’extraordinaires yeux noirs, ronds et bombés comme des yeux d’enfants ; je me demande comment ils se sont trouvés, ou s’ils sont cousins ? Leurs yeux noirs dardent ici et là, elle cherche ses murs, ses remparts, la colline et les arbres qu’elle voyait de la fenêtre de sa cuisine. Il essuie avec tendresse une miette de biscuit qui pend à la lèvre de sa femme. Il ne regarde qu’elle tant il a peur, peur de la perdre dans ces coursives sans fin, peur ne plus retrouver la porte de leur cabine dans ce défilé de portes toutes pareilles, peur de découvrir ce nouveau monde qui le terrorise, peur de mourir d’ennui et d’effroi loin de sa terre.

— Elle n’a rien mangé depuis notre arrivée, elle ne veut même pas se coucher, elle reste assise à pleurer.

Je m’approche d’elle et lui prend la main. Elle tremble, de petits frissons, d’infimes saccades l’agitent ; elle s’accroche à ma main.

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— Il faut vous nourrir, il faut garder votre force. Prenez plutôt du chocolat chaud et une tartelette.

Elle accepte comme à regret mais elle boit et grignote. Ses yeux se remplissent de larmes.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ? Sa voix est éraillée, elle a dû pleurer à gros

sanglots.— Très longtemps.— Vous n’êtes plus jamais rentrée chez

vous ?— Non. On s’habitue à tout. Bien que souvent

j’aie envie de déjouer leur vigilance. Il suffirait de s’habiller comme une des femmes de chambres, celles qui doivent prendre la navette pour rentrer chez elles le soir. Mais il y a les gardes : les visibles et les invisibles.

— Des gardes, pourquoi ?— Ils patrouillent le pont, pour votre sécurité,

ils sont là tout le temps, déguisés en infirmiers, en filles de salle. Ils sont tout sourire et vous portent à boire, mais il ne faut pas briser la routine. Les gardes invisibles s’occupent du reste.

— Nous ne sommes pas des criminels, je vais me plaindre, je vais écrire à ma fille qu’elle vienne nous chercher... 

Il frotte son menton mal rasé... : — Des gardes invisibles !Il secoue la tête comme si des mouches

l’attaquaient.

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Le joli bijou en or que l’on vous offre à votre arrivée, une montre, une gourmette, une broche, un bijou qui dit que vous faites partie du groupe : on vous demande de le porter tout le temps, un geste d’amitié envers "Brise Océane" et les personnes qui vous chouchoutent. Moi, je ne le savais pas, mais Al me l’a dit un soir : si vous réussissiez à passer la porte extérieure votre bijou déclencherait l’alarme.

Dans un geste instinctif il regarde sa montre, la tourne autour de son poignet, elle fait de même.

— Nous avions choisi les montres pour couple, elles sont si élégantes. La dame avait dit qu’on pouvait même prendre un bain avec !

Elle tripote les chaînons, cherche l’attache. — Le bracelet est léger... Curieux, il tire, s’acharne dessus. — Oui, mais il faudrait une pince

monseigneur pour le couper.— Mais alors... Les enfants, ils nous avaient

dit, ils avaient promis qu’on pourrait revenir de temps en temps à la maison, à la moisson... pour aider, voir les petits enfants.

Le vieux mari réfléchit et son visage se met à trembler, alors elle se penche vers lui, l’attire contre son épaule et lui tapote le dos tendrement.

— Nous sommes ensemble, Pierre, nous sommes ensemble.

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Il sanglote doucement sur l’épaule de sa femme. Elle prend une autre tartelette et pousse sa valise du pied, la cache sous la table. Soudain ses yeux noirs se remplissent de défi, de rage et d’une certaine bravoure. Ces attachants Suricates viennent de comprendre qu’ils ne reverront jamais leur misérable

terrier…

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