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MON COURS D'ÉCONOMIE IDÉAL · l’hypothèse selon laquelle, pour parvenir à l’union politique et sociale, il faut d’abord renforcer les liens de nos intérêts économiques

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MON COURSD’ÉCONOMIE IDÉAL

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DU MÊME AUTEUR

Modeste proposition pour résoudre la crise de la zoneeuro, collectif préfacé par Michel Rocard, Les PetitsMatins, 2014.

Le Minotaure planétaire, Enquêtes et perspectives,2015.

Notre printemps d’Athènes, suivi de Qu’allons-nous fairede l’Europe ?, Les Liens qui libèrent, 2015.

Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? Commentl’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde,Les Liens qui libèrent, 2016.

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Yanis Varoufakis

MON COURSD’ÉCONOMIE IDÉAL

8 brèves leçons pour toutcomprendre

Traduit du grec par Vassilis Ithakis

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Titre original : Μιλώντας στην κόρη μου για την οικονομία© S. Patakis & Yanis Varoufakis, Athènes, 2013

© Flammarion, 2015, pour la traduction française,parue sous le titre :

Un autre monde est possible.Pour que ma fille croie encore en l’économie© Flammarion, 2016, pour cette édition.

ISBN : 978-2-0813-7568-0

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PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

Chaque fois qu’un de mes livres est traduit enfrançais, cela me rappelle que je n’ai jamais sumaîtriser cette langue, et ainsi honorer Anna, magrand-mère paternelle dont c’était la premièrelangue, et qui, à travers mon père, m’a inculquél’esprit français des Lumières.

L’édition française de ce livre, écrit pour mafille Xénia qui vit en Australie, est un rappel plusdouloureux encore de mon incapacité à lui trans-mettre cette tradition familiale, qui s’estompe àprésent pour ne plus survivre que dans de vieuxcarnets et un album de photos des années 20,magnifiquement annoté.

La façon de penser des Grecs doit beaucoup àla France. Notre renaissance nationale s’est inspi-rée des Lumières françaises ; elle a produit unesprit des Lumières grec qui a fait écho, non seule-ment aux écrits de Voltaire et de Rousseau, maisaussi aux ouvrages des grands linguistes français.Sur le front politique, la Révolution française a

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été le précurseur de la guerre d’indépendance quia permis l’émergence de l’État grec moderne.

Même les épisodes malheureux, commel’Union latine, ont affermi la position de la Francedans l’esprit des Grecs. Dans un passé plus récent,les expériences de la Résistance et de la collabora-tion que nos deux pays ont connues avec les occu-pants nazis nous ont encore rapprochés. Sanscompter le soutien que le président Valéry Giscardd’Estaing a apporté à la Grèce lors de son adhé-sion au Marché commun européen, qui est pourbeaucoup dans notre situation actuelle.

En ma qualité d’économiste, je rappelleraiqu’avant qu’Adam Smith et les économistes poli-tiques anglo-saxons ne commencent à dominer lapensée économique, ce sont les physiocrates fran-çais, François Quesnay (1694-1774) en tête, quiont les premiers tenté de modéliser le flux desvaleurs économiques dans le cadre des institutionspolitiques et sociales.

Durant le XIXe siècle, deux autres Français ontjeté les fondements de la forme d’analyse écono-mique aujourd’hui dominante, à savoir le néo-classicisme : Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) qui, techniquement, avait des années-lumière d’avance sur les autres économistes poli-tiques lorsqu’il tentait de montrer comment lesprix sont déterminés dans un contexte de concur-rence stratégique entre les entreprises ; et LéonWalras (1834-1910), auteur, dans les années

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1870, de modèles mathématiques destinés àrendre compte de la détermination de tous lesprix.

Pourtant, – et cela montre bien que les culturesau cœur de la financiarisation dominent aussil’ensemble du discours public – ce sont les écono-mistes anglophones qui ont pris en charge lapensée économique. Ainsi, par exemple, quandMaurice Allais a publié en français les résultatsd’une remarquable expérience économique en1953, personne ne s’en est aperçu. Mais lorsquedes années plus tard, l’ouvrage a été réédité dansune version anglaise, le monde l’a découvert. C’estsans doute le premier constat que le présentouvrage souhaite poser : le succès des idées enmatière d’économie est davantage lié à l’exerciced’une puissance culturelle, économique et finan-cière qu’à leur propre pertinence.

À l’été 2015, le gouvernement que j’ai servi enqualité de ministre des Finances a malgré luiperdu son innocence. L’Europe institutionnelle,dépourvue du charisme et de la vision d’avenirde grandes figures européennes – Valéry Giscardd’Estaing, Willy Brandt, Bruno Kreisky, JacquesDelors, Helmut Kohl, François Mitterrand, etd’autres – nous a mis face à un cruel dilemme :rester fidèles à nos principes ou éviter la fermeturedes banques. En 1967, la démocratie grecque aété écrasée par les tanks. En 2015, elle a de nou-veau été écrasée, mais cette fois par les… banques.

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Alors qu’en 1967, mon père et ma mère pou-vaient m’aider à comprendre ce qui s’était passésans référence aucune à l’économie, aujourd’hui,pour expliquer la situation à ma fille, je ne peuxfaire autrement que de recourir à des conceptséconomiques. Si nous ne sommes pas capables deparler d’économie avec nos enfants, ils ne com-prendront jamais qui est responsable de quoi, nipourquoi !

C’est en ce sens que ce livre peut être envisagécomme un modeste hommage aux jeunes qui sou-haitent perpétuer la vision d’une Europe conçuecomme un espace où règnent des idéaux démocra-tiques et une prospérité partagés. Comme un petitgeste de défi contre la tendance récente despeuples européens, qui avaient su jusqu’ici se rap-procher malgré leurs différences linguistiques etculturelles, à se laisser diviser par… une mon-naie commune.

Notre Union européenne doit son existence àl’hypothèse selon laquelle, pour parvenir à l’unionpolitique et sociale, il faut d’abord renforcer lesliens de nos intérêts économiques ; qu’il faut enpasser par l’économie pour arriver à l’entité poli-tique européenne. Ce n’était pas une mauvaiseidée, sauf que, au fur et à mesure des années etdes décennies, notre conception collective de« l’économie » est devenue de plus en plusbarbare.

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Nous nous sommes laissés gagner par un modede pensée simpliste, selon lequel il faut séparer lasphère économique des sphères politique, philoso-phique et culturelle. L’économie a ainsi acquis uneénorme puissance discursive et sociale, aux dépensde la démocratie, de la politique et de la culture,qui ont commencé à pâlir, à ne plus être que lesombres d’elles-mêmes.

J’avoue que nous sommes largement respon-sables, nous, les économistes, de cette érosionconstante de notre conception collective de lasphère économique. Sans que nous ayons eu letemps de nous en apercevoir, les marchés ont cesséd’être des moyens au service de nos fins sociales,pour devenir subrepticement une fin en soi. Sousl’influence de la financiarisation, d’une part, et dela théorie économique, d’autre part, nous sommesdevenus cyniques au sens où l’entendait OscarWilde : nous savons tout du prix des choses, maisrien de leur valeur.

Naturellement, nos institutions européennesont également commencé à croire que les grandesdécisions devaient être prises par des comités detechnocrates constituant des « zones franches depolitique ». Ironie du sort, le langage des écono-mistes a modelé une pensée qui a chassé des cou-loirs du pouvoir et des salles de prises de décision,non seulement la politique et la culture, maisaussi… l’économie elle-même.

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Mais assez de tout cela ! Ce livre n’a pas étéconçu comme un exposé sur l’Europe, la France,l’Allemagne, la Grèce ou quoi que ce soit quipuisse ennuyer ma fille. Il a été écrit pour mettreà l’épreuve la capacité de son auteur à convaincreune adolescente récalcitrante que l’économie esttrop importante pour être laissée aux seuls écono-mistes. Qu’elle est même quelquefois tropamusante pour être ignorée de ceux qui ne s’inté-ressent ni à l’argent, ni à la finance et qu’à bien yréfléchir, il y a, à la source de toute notion etthéorie économique, un débat fascinant sur lesangoisses humaines, que seuls les poètes, les dra-maturges et les musiciens ont réussi à aborder avecquelque pertinence.

Est-ce réellement pour ma fille que je l’ai écrit ?Non, pas vraiment. Je l’ai plutôt rédigé pour testerles limites de ma propre compréhension, car si jene suis pas capable d’énoncer clairement à uneadolescente les questions fondamentales de l’éco-nomie, c’est que je ne les conçois pas bien moi-même. Et si l’on ne parvient pas à intéresser lesjeunes à l’origine de la richesse, de la pauvreté, dela puissance économique et de sa distributiondans la société, c’est que l’on n’est pas soi-mêmeconscient de ce qui fait tourner le monde. Maisma fille a tout de même joué un rôle majeur : ellea été mon lecteur le plus critique, et chaque foisque je terminais un paragraphe ou un chapitre, jeme demandais si elle allait me regarder d’un air

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dégoûté en le lisant. Rien ne motive davantage unauteur que pareille crainte !

Voilà. Ce livre s’efforce d’amener les lecteursqui n’ont aucun goût pour l’économie à s’intéres-ser aux idées et processus économiques, en faisantapparaître leur pouvoir sur notre imagination, noscroyances et nos passions. Pour cela, il aborde denombreuses questions : Comment le pouvoir éco-nomique a-t-il émergé de la puissance politique etsociale, avant de s’imposer progressivement dansles sociétés humaines ? Comment le mondemoderne s’est-il formé ? Pourquoi les théories deséconomistes font-elles partie des problèmes quenotre monde ne cesse de produire, plutôt quedes solutions ?

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Chapitre 1

POURQUOI TANT D’INÉGALITÉ ?

Pourquoi les Aborigènes d’Australie n’ont-ils pasenvahi l’Angleterre ?

Tous les bébés sont nus à la naissance. Mais lesuns sont vite vêtus de barboteuses de luxe achetéesdans les meilleures boutiques, tandis que d’autres,les plus nombreux, sont couverts de guenilles.Quelques années plus tard, les premiers font lamoue quand leurs proches leur apportent de nou-veaux vêtements (parce qu’ils auraient préféréautre chose), les seconds rêvent du jour où ilsiront à l’école avec des chaussures sans trous.

C’est l’un des aspects de l’inégalité qui caracté-rise notre monde. Tu entends sûrement parler decette inégalité, mais sans l’avoir sous les yeux ; ilfaut dire que dans ton école, il n’y a pas d’élèvescondamnés, comme l’écrasante majorité desenfants du monde, à une vie de privations, voirede violence. Cependant je sais que tu esconsciente, au moins en théorie, que la plupart

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des enfants ne vivent pas comme toi et tes cama-rades. Il n’y a pas si longtemps, tu m’as posé cettequestion : « Pourquoi tant d’inégalité ? » Je t’aidonné une réponse qui ne m’a pas convaincu moi-même. Alors, si tu veux bien, je voudrais y revenir,cette fois en passant par une question de mon cru.

Tu vis en Australie, à Sydney, et tu as dû suivreà l’école un certain nombre de cours sur les Abori-gènes – les injustices commises à leur égard, leurculture, que les colons britanniques blancs ontpiétinée pendant deux siècles, la pauvreté danslaquelle, scandaleusement, ils vivent encore. Maisne t’es-tu jamais demandé pourquoi les Britan-niques sont venus envahir l’Australie et s’emparerde la terre des Aborigènes (les anéantir, en fait)sans leur demander leur avis, et non l’inverse ?Pourquoi les guerriers aborigènes n’ont-ils pasdébarqué à Douvres, marché sur Londres et tuétous les Anglais qui leur résistaient ? Je pariequ’aucun professeur de ton école n’a même osépenser la question.

Et pourtant, elle est importante, cette question.Si on n’y répond pas précisément, on risqued’admettre, sans y réfléchir, que les Européensétaient tout simplement plus intelligents et pluscapables. Arguer du contraire, dire que les Abori-gènes d’Australie étaient des hommes meilleurs, etque c’est pour cela qu’ils ne sont pas devenus descolons sans scrupules, n’est guère convaincant.D’autant que pour le prouver, il faudrait qu’ils

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aient construit de grands navires, trouvé les armeset la puissance nécessaires pour gagner les côtes del’Angleterre et écraser l’armée anglaise, avant derenoncer à asservir les Anglais et à s’emparer deleurs terres dans le Sussex, le Surrey et le Kent.

Donc la question demeure : pourquoi tantd’inégalité entre les peuples ? Faut-il croire quecertains sont plus intelligents que d’autres ? Oubien est-ce pour une raison sans rapport avec l’ori-gine ou l’ADN des hommes que tu n’as jamaisvu, dans ta propre ville, la pauvreté qui t’a sautéaux yeux lors de ton séjour en Thaïlande ?

Le marché est une chose, l’économie en est une autre

Dans la société où tu grandis, la plupart desgens pensent que marché et économie ne sontqu’une seule et même chose. Mais qu’est-ce qu’unmarché, au juste ? Une sphère d’échanges. Ausupermarché, on remplit son chariot de produitsque l’on « échange » contre de l’argent, lequel estensuite échangé contre d’autres choses nécessairesà celui qui l’encaisse (le propriétaire du supermar-ché, l’employé qui est rémunéré sur les recettes,etc.). Si l’argent n’existait pas, on donnerait auvendeur d’autres biens qui lui seraient utiles. Voilàpourquoi je dis que le marché est le lieu oùs’opèrent les échanges ; et cet espace, de nos jours,peut même être numérique – comme iTunes et

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Amazon, où tu me demandes quelquefois det’acheter des applications et des livres.

Je t’explique cela parce qu’il y avait déjà desmarchés au temps des premiers hommes avant ladécouverte de l’agriculture. Quand l’un de nosancêtres offrait une banane à un autre en luidemandant une pomme, c’était une formed’échange ; une sorte de transaction où le prixd’une pomme était une banane et inversement.Mais on ne pouvait pas pour autant parler d’éco-nomie. Pour cela, il fallait que l’on commence àproduire, au lieu de se contenter de la chasse, dela pêche et de la cueillette.

Parole et excédent : deux grands bonds en avant

Il y a environ quatre-vingt-deux mille ans, leshommes ont fait un premier grand bond enavant lorsqu’ils ont commencé à utiliser leurscordes vocales, non plus pour pousser des crisinarticulés, mais pour parler. Soixante-dixmille ans plus tard (c’est-à-dire il y a environdouze millénaires), ils en ont fait un deuxième enapprenant à cultiver la terre. C’est notre capacitéà parler au lieu de grogner et à produire de lanourriture au lieu de consommer ce que la naturenous offre (du gibier et des baies), qui est à l’ori-gine de ce que l’on appelle l’économie.

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Aujourd’hui, douze mille ans après « l’inven-tion » de l’agriculture, nous avons toutes les raisonsde considérer comme un tournant historique cemoment où l’homme a pour la première fois cesséde compter sur la générosité de la nature, pour laforcer à produire. Peut-on parler d’une glorieuseconquête ? Non, car si les hommes ont appris àcultiver la terre, c’est uniquement parce qu’ilsavaient faim. Comme ils chassaient intelligem-ment, ils avaient fini par exterminer la plus grandepartie du gibier, et ils étaient devenus si nombreuxque les fruits des arbres ne leur suffisaient plus ;alors il a bien fallu qu’ils inventent autre chose.

C’est un progrès technique que nous n’avonspas plus choisi que les autres. L’agriculture, l’éco-nomie agricole, se sont tout simplement imposées.Nous ne les avons pas vraiment voulues, mais ellesont transformé les communautés humaines. Carde la production agricole est née la conditionessentielle d’une véritable économie : l’excédent. Etqu’est-ce que l’excédent ? Le produit de la terrequi est en surplus une fois la communauté nourrieet les semences réservées pour la prochaine saison,et qui peut donc être accumulé en vue d’une utili-sation future ; c’est, par exemple, le blé que l’ona engrangé en prévision de temps plus difficiles(comme la destruction d’une récolte par la grêle),ou encore pour augmenter le volume des semaillessuivantes et, partant, de l’excédent lui-même.

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Il y a deux choses que tu dois retenir à ce propos.D’abord, que la chasse, la pêche et la cueillette pou-vaient difficilement engendrer un excédent,sachant que les lièvres, les poissons et les bananes segâtent rapidement (contrairement au blé, au maïs,au riz et à l’orge, qui se conservent). Deuxième-ment, que la production de l’excédent agricole est àl’origine de « miracles » de la société, tels que l’écri-ture, la dette, la monnaie, l’État, les armées, lesacerdoce, la bureaucratie, le progrès technique etmême la première forme de guerre biochimique.Examinons-les un par un…

L’écriture

Les archéologues nous apprennent que la pre-mière forme d’écriture est apparue en Mésopota-mie. À quoi servait-elle ? À détailler les quantitésde céréales déposées par les agriculteurs dansl’entrepôt commun. C’est logique : plutôt que dedemander à chacun de construire son propre gre-nier pour y entreposer son excédent, il valaitmieux disposer d’un grenier commun, placé sousle contrôle d’un gardien, où déposer la récolte. Maisencore fallait-il que l’on sache que M. Nabuch, parexemple, avait déposé cent mesures de blé dans legrenier. L’écriture est donc née pour des raisonscomptables, pour que l’on puisse consigner surdes tablettes les quantités respectivement déposées

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dans les greniers communs par les agriculteurs. Cen’est pas un hasard si les sociétés qui n’ont paseu besoin de développer l’agriculture comme lesAborigènes d’Australie et les autochtones del’Amérique du Nord – parce que le gibier et lesfruits suffisaient largement à couvrir leursbesoins – ont inventé la peinture et la musique,mais pas l’écriture.

La dette et la monnaie

C’est à la consignation comptable des quantitésde produits agricoles, comme le blé de notre amiM. Nabuch, que l’on doit l’apparition de la detteet de la monnaie. Les sources archéologiques nousapprennent que les travailleurs étaient souventpayés avec des tessons sur lesquels étaient inscritsdes chiffres correspondant aux mesures de blé queleur devait le maître pour le travail fourni dans leschamps. Comme le blé représenté par ces chiffrespouvait ne pas encore avoir été produit, ces tessonsétaient une espèce de reconnaissance de dette dumaître vis-à-vis des travailleurs. Sachant qu’ils ser-vaient aussi à l’achat d’autres produits, ils consti-tuaient une sorte de monnaie.

Mais la découverte archéologique la plus inté-ressante concerne l’apparition de la monnaiemétallique. Beaucoup considèrent que les pièces demonnaie sont apparues pour être utilisées dans le

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N° d’édition : L.01EHQN000879.N001Dépôt légal : août 2016