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Vendredi 17 avril 2015 - 71 e année - N o 21850 - 2,20 € - France métropolitaine - www.lemonde.fr Fondateur : Hubert Beuve-Méry Algérie 180 DA, Allemagne 2,50 €, Andorre 2,40 €, Autriche 2,80 €, Belgique 2,20 €, Cameroun 1 900 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d'Ivoire 1 900 F CFA, Danemark 30 KRD, Espagne 2,50 €, Finlande 4 €, Gabon 1 900 F CFA, Grande-Bretagne 1,90 £, Grèce 2,50 €, Guadeloupe-Martinique 2,40 €, Guyane 2,80 €, Hongrie 950 HUF, Irlande 2,50 €, Italie 2,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,20 €, Malte 2,50 €, Maroc 13 DH, Pays-Bas 2,50 €, Portugal cont. 2,50 €, La Réunion 2,40 €, Sénégal 1 900 F CFA, Slovénie 2,50 €, Saint-Martin 2,80 €, Suisse 3,50 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,50 DT, Turquie 9 TL, Afrique CFA autres 1 900 F CFA Christiane Taubira, une ministre en porte-à-faux PÉTROLE TOTAL RESTRUCTURE SON ACTIVITÉ DE RAFFINAGE EN FRANCE LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 5 L’EUROPE A RAISON D’ENCADRER GOOGLE LIRE PAGE 20 LE MONDE DES LIVRES POLITIQUE RÉVÉLATIONS SUR LE SYSTÈME DE FINANCEMENT DU FN LIRE PAGES 8-9 En décembre 2014. FRÉDÉRIC PITCHAL/ DIVERGENCE Désavouée sur la loi renseignement, la garde des sceaux est fragilisée La ministre est souvent en contradiction avec la ligne sociale-libérale du gouvernement Valls FRANCE LIRE PAGE 10 La droite et l’exécutif s’affrontent sur la hausse des impôts locaux Plusieurs grandes com- munes ont voté de fortes augmentations de la fisca- lité locale, notamment à Toulouse (+ 15 %), Marseille, Bordeaux, Lille ou Lyon Les élus justifient ces hausses par la baisse de la dotation de fonctionne- ment attribuée par l’Etat, réduite de 11 milliards d’euros sur trois ans L’opposition dénonce l’ « hypocrisie » du gouver- nement, qui « ferme le ro- binet » tout en augmentant les charges, comme la ges- tion des rythmes scolaires Manuel Valls a répliqué en fustigeant la « démago- gie » de la droite et affirmé que « les élus sont libres de choisir leur gestion » FRANCE LIRE PAGE 7 N ous n’avons pas une culture de pleur- nichards. » C’est poliment dit, sans forfanterie. Kendal Nezan est un homme calme. Il ne joue ni les accablés ni les indignés. Le président de l’Institut kurde de Pa- ris (IKP) est physicien. Il parle en scientifique, posément : « En juin, je ferme l’institut. » Faute de moyens. L’événement ne bouleversera pas la grande diplomatie. Mais un très beau chapitre, un morceau d’histoire de trente-quatre ans, se re- fermera entre la France et les Kurdes. Une invraisemblable saga où se mêlent Fran- çois et Danielle Mitterrand, deux grands artis- tes turcs, l’écrivain Yachar Kemal et le cinéaste Yilmaz Güney, et quelques autres. Ce ne serait pas seulement triste. Au moment où les Kur- des s’apprêtent à jouer un rôle majeur dans un Moyen-Orient en fusion, ce serait également absurde. Dans l’épopée moderne des Kurdes – une population de 40 millions d’habitants, ré- partie sur quatre pays : Iran, Irak, Syrie, Tur- quie –, la France a joué un rôle. LIRE LA SUITE P. 20 «Vous devriez faire attention à ce que vous dites. Les arbres ont des oreilles. » Sur un marché de La Havane, Joandra raconte le quo- tidien des Cubains, la débrouille, la difficulté à se nourrir, à s’ha- biller, et la surveillance perma- nente des « comités de défense de la révolution », alors que les Etats-Unis et Cuba opèrent un rapprochement diplomatique historique. « On utilise le sys- tème D. Ici, on appelle ça “se dé- brouiller à droite” », explique Javi, un homme de 27 ans, après avoir couru dans les centres de distribution alimentaire pour nourrir sa famille. p LIRE PAGE 2 CHRONIQUE LA FIN D’UNE BELLE HISTOIRE FRANCO-KURDE ? par alain frachon A La Havane, les fragiles espoirs des Cubains REPORTAGE LE REGARD DE PLANTU SOCIÉTÉ LE HARCÈLEMENT DANS LA RUE, « C’EST NOTRE QUOTIDIEN » LIRE PAGE 11 « La République du catch », le retour à la BD de Nicolas de Crécy « Le Géant enfoui », merveilleuse plongée de Kazuo Ishiguro dans la fantasy SUPPLÉMENT THE INNOVATORS OF COMFORT™ (1) DU 1 er AVRIL AU 9 MAI 2015 (Sauf Stressless ® Skyline et Stressless ® View) SUR TOUS DANS 9 COLORIS les fauteuils www.stressless.fr (1) Les innovateurs du confort. *Offre non cumulable valable dans les 9 coloris de cuir suivants : Batick : cream / black / burgundy / brown et Paloma : sand / chocolate / light grey / black / tomato, sur tous les modèles de fauteuils et poufs de la gamme Stressless ® hors nouveaux modèles fauteuils Stressless ® Skyline/ Stressless ® View du 1 er avril au 9 mai 2015. 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Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

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Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

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Page 1: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

Vendredi 17 avril 2015 ­ 71e année ­ No 21850 ­ 2,20 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert Beuve­Méry

Algérie 180 DA, Allemagne 2,50 €, Andorre 2,40 €, Autriche 2,80 €, Belgique 2,20 €, Cameroun 1 900 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d'Ivoire 1 900 F CFA, Danemark 30 KRD, Espagne 2,50 €, Finlande 4 €, Gabon 1 900 F CFA, Grande-Bretagne 1,90 £, Grèce 2,50 €, Guadeloupe-Martinique 2,40 €, Guyane 2,80 €, Hongrie 950 HUF, Irlande 2,50 €, Italie 2,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,20 €, Malte 2,50 €, Maroc 13 DH, Pays-Bas 2,50 €, Portugal cont. 2,50 €, La Réunion 2,40 €, Sénégal 1 900 F CFA, Slovénie 2,50 €, Saint-Martin 2,80 €, Suisse 3,50 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,50 DT, Turquie 9 TL, Afrique CFA autres 1 900 F CFA

Christiane Taubira, une ministre en porte-à-faux

PÉTROLETOTAL RESTRUCTURE SON ACTIVITÉ DE RAFFINAGE EN FRANCE→ LIRE LE CAHIER ÉCO PAGE 5

L’EUROPE A RAISON D’ENCADRER GOOGLE → LIRE PAGE 20

LE MONDE DES LIVRES

POLITIQUERÉVÉLATIONS SUR LE SYSTÈME DE FINANCEMENT DU FN→ LIRE PAGES 8-9

En décembre2014.

FRÉDÉRIC PITCHAL/

DIVERGENCE

▶ Désavouée sur la loi renseignement, la garde des sceaux est fragilisée

▶ La ministre est souvent en contradiction avec la ligne sociale-libérale du gouvernement Valls

FRANCE → LIRE PAGE 10

La droite et l’exécutif s’affrontent sur la hausse des impôts locaux ▶ Plusieurs grandes com­munes ont voté de fortes augmentations de la fisca­lité locale, notamment à Toulouse (+ 15 %), Marseille, Bordeaux, Lille ou Lyon

▶ Les élus justifient ces hausses par la baisse de la dotation de fonctionne­ment attribuée par l’Etat, réduite de 11 milliards d’euros sur trois ans

▶ L’opposition dénonce l’ « hypocrisie » du gouver­nement, qui « ferme le ro­binet » tout en augmentantles charges, comme la ges­tion des rythmes scolaires

▶ Manuel Valls a répliqué en fustigeant la « démago­gie » de la droite et affirmé que « les élus sont libres de choisir leur gestion »FRANCE → LIRE PAGE 7

N ous n’avons pas une culture de pleur-nichards. » C’est poliment dit, sansforfanterie. Kendal Nezan est un

homme calme. Il ne joue ni les accablés ni lesindignés. Le président de l’Institut kurde de Pa­ris (IKP) est physicien. Il parle en scientifique, posément : « En juin, je ferme l’institut. » Faute de moyens.

L’événement ne bouleversera pas la grandediplomatie. Mais un très beau chapitre, un morceau d’histoire de trente­quatre ans, se re­fermera entre la France et les Kurdes.

Une invraisemblable saga où se mêlent Fran­çois et Danielle Mitterrand, deux grands artis­tes turcs, l’écrivain Yachar Kemal et le cinéaste Yilmaz Güney, et quelques autres. Ce ne serait pas seulement triste. Au moment où les Kur­des s’apprêtent à jouer un rôle majeur dans un Moyen­Orient en fusion, ce serait également absurde. Dans l’épopée moderne des Kurdes – une population de 40 millions d’habitants, ré­partie sur quatre pays : Iran, Irak, Syrie, Tur­quie –, la France a joué un rôle.

→ LIRE L A SUITE P. 20«Vous devriez faire attention à ce que vous dites. Les arbres ont des oreilles. » Sur un marché de La Havane, Joandra raconte le quo­tidien des Cubains, la débrouille, la difficulté à se nourrir, à s’ha­biller, et la surveillance perma­nente des « comités de défense de la révolution », alors que les Etats­Unis et Cuba opèrent un rapprochement diplomatique historique. « On utilise le sys-tème D. Ici, on appelle ça “se dé-brouiller à droite” », explique Javi, un homme de 27 ans, après avoir couru dans les centres de distribution alimentaire pour nourrir sa famille. p

→ LIRE PAGE 2

CHRONIQUE

LA FIN D’UNEBELLE HISTOIRE

FRANCO-KURDE ?par alain frachon

A La Havane,les fragiles espoirs des Cubains

REPORTAGE

LE REGARD DE PLANTU

SOCIÉTÉLE HARCÈLEMENT DANS LA RUE, « C’EST NOTRE QUOTIDIEN »→ LIRE PAGE 11

▶ « La République du catch », le retour à la BD de Nicolas de Crécy

▶ « Le Géant enfoui », merveilleuse plongéede Kazuo Ishiguro dans la fantasy

→ SUPPLÉMENT

THE INNOVATORS OF COMFORT™ (1)

DU 1er AVRIL AU 9 MAI 2015

(Sauf Stressless® Skyline et Stressless® View)

SURTOUSDANS 9 COLORISles fauteuils

www.stressless.fr

(1)Les innovateurs du confort. *Offre non cumulable valable dans les 9 coloris de cuir suivants : Batick : cream / black / burgundy / brown et Paloma :sand / chocolate / light grey / black / tomato, sur tous les modèles de fauteuils et poufs de la gamme Stressless® hors nouveaux modèles fauteuilsStressless® Skyline/ Stressless® View du 1er avril au 9 mai 2015. Offres spéciales sur les canapés de la gamme Stressless® et Ekornes Collectionhors nouveaux modèles canapés Stressless® Panorama / Stressless® Metropolitan valable du 1er avril au 9 mai 2015. Renseignez-vous auprès d’unrevendeur Stressless® pour connaitre le détail de votre commande. Matières visibles de nos fauteuils, canapés et poufs en cuir Paloma et Batick :cuir de vachette, tannage au chrome, fleur corrigée, pigmentée. Boiseries hêtre lamellé collé teintées, vernis à base d’eau. RCS Pau 351 150 859

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Page 2: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

2 | international VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

« POUR L’INSTANT ON NE VOIT RIEN DE CONCRET, QUE DES

DISCUSSIONS POLITIQUES ENTRE

DIRIGEANTS. LE PEUPLE N’EST PAS

CONCERNÉ »MICHEL

habitant de La Havane

A La Havane, la débrouille à la cubaine

Les habitants de la capitale de l’île attendent les effets économiques du rapprochement avec les Etats-Unis

REPORTAGE

édith bouvierla havane – envoyée spéciale

Trois hommes qui réparent lastructure d’un vieux sommier.Ils coupent les ressorts et eninstallent de nouveaux. Un tra­vail dangereux, les bouts demétal sont coupants et tous

montrent de profondes cicatrices sur lesmains. Un travail nouveau aussi. En 2008,Raoul Castro, dès son arrivée au pouvoir pour succéder à son frère Fidel, a décidé d’autoriser 178 métiers ouverts à l’initiativeprivée. De nombreux Cubains ont choisi de créer leur propre entreprise : salons de coif-fure, de manucure, réparation de voitures…

« Tout n’est pas encore simple, on doit rem-plir des tas de papiers et obéir à de nombreu-ses règles, selon les métiers. Par exemple, onest en situation illégale ici. Certaines profes-sions sont mobiles, mais pas nous. On n’a le droit de travailler que sur une zone définie, lequartier dans lequel on habite. Mais on ne pourrait pas survivre. On a déjà fait tous les matelas là-bas, il faut qu’on aille chercher les clients où on peut », raconte David, le patron de cette entreprise. Ce professeur de sport n’en pouvait plus de galérer avec un salairede misère de fonctionnaire. A ses côtés, sesemployés sont diplômés d’économie mais ne croient plus dans celle de leur pays. « L’ouverture économique du pays pourrait nous apporter de réels changements. Bon, pour l’instant, on ne voit rien de concret, que des discussions politiques entre dirigeants. Le peuple n’est pas concerné », répond Michel sans lever les yeux du matelas qu’il rafistole.

Tout autour, dans les immeubles environ-nants, les habitants se massent aux fenêtres.Difficile de parler librement. Entre les es-pions officiels et les officieux, tout ce qui est dit peut être retenu contre vous. « On n’a pasla liberté de répondre à toutes vos questions »,lâche Michel pour s’excuser. Comme la plu-part des Cubains, plusieurs membres de sa famille sont partis vivre à Miami, aux Etats-

Unis. Une grande partie de l’oppositioncubaine est regroupée là-bas, c’est de là ques’expriment toutes les critiques sur le rap-prochement diplomatique entre les deuxanciens pays ennemis.

Ces dernières années, les conditions d’ob-tention de passeport se sont assouplies. Offi-ciellement, la plupart des Cubains peuventvoyager. Une fois arrivés de l’autre côté du golfe du Mexique, certains se déclarent exi-lés politiques et choisissent de ne jamais re-venir dans leur île. A voix basse, presque en chuchotant à l’oreille, Michel se dévoile unpeu. « J’aimerais partir, c’est sûr, offrir une vie meilleure à mes enfants. Mais le gouverne-ment ne me laissera jamais obtenir un visa, j’ai trop de famille à l’étranger, ils savent que jene reviendrai pas. »

Un atelier de manucure devant sa porte

Reste la voie illégale. Quelque 40 000 Cu-bains tenteraient leur chance sur des embar-cations de fortune chaque année. Les côtesaméricaines ne sont qu’à environ 180 kilo-mètres. Pour tenter d’enrayer ce phéno-mène, certains Cubains expliquent que le gouvernement limiterait la propriété des ba-teaux de pêche et par là même l’activité enelle-même. En bas de chaque immeuble, des petits panneaux rappellent les prochainesréunions des comités de défense de la révo-lution. Créés en 1960, juste après le renverse-ment du régime de Batista (mars 19952-jan-vier 1959), ils sont censés protéger les quar-tiers des contre-révolutionnaires. Plus de70 % de la population en seraient membres. Aujourd’hui, même si leur rôle s’est grande-ment affaibli, ces volontaires sont chargés dela voirie, de l’entretien des immeubles, de lasurveillance contre les voleurs mais surtoutcontre ceux qui s’aviseraient de critiquer le président ou son administration. Partout, des oreilles sont à l’écoute.

Au bout de la rue, une femme a installé unatelier de manucure devant sa porte. Une cliente se fait poser de faux ongles, trèslongs, sur lesquels elle appliquera ensuite des paillettes dorées. A l’intérieur, une dizaine de statues de saints, de toutes les

Aujourd’hui, je ne crois plus en Dieu, je n’ai plus d’espoir, je vis pour manger et nourrir mesenfants. » Elle se rapproche et baisse la voix. « La religion est le système ici, vous devriezfaire attention à ce que vous dites. Les arbresont des oreilles. » Un homme arrive et em-porte les dernières caisses de petits citrons verts, très odorants. L’étal est maintenant vide, Joandra attrape son téléphone et pré-pare ses commandes pour le lendemain.

Un peu plus loin, sur l’avenue Simon-Boli-var, des enfants jouent au football, c’estaujourd’hui le sport de la rue, devant lebase-ball. Un homme très fin encourage les joueurs. Alexis Figueras est l’une des figures du quartier. Entraîneur sportif, il est surtout vice-président de la Fédération de rugby deCuba. Aujourd’hui, l’île compterait quelque 2 000 joueurs. « Le sport se développe lente-ment, on a commencé l’an dernier. Mon rêve, c’est que Cuba atteigne le niveau du Tournoides six nations. » Il a déjà tout prévu, les stades, les équipes, l’organisation du championnat…

« C’est ici mon pays, ma culture »

En attendant, Alexis tente de propager lesvaleurs de l’ovalie chez les jeunes Cubains. « Entraide, solidarité et puis faire la fête. C’estce qui manque aux jeunes aujourd’hui. La si-tuation économique n’est pas bonne, alors beaucoup pensent à partir loin. Mais il faut qu’ils se battent pour leur pays. Je suis venu plusieurs fois en France, mais je n’ai jamaisvoulu rester. C’est ici mon pays, ma culture. »

Derrière lui, un vieil homme ramasse lespapiers qui traînent dans l’herbe. Trois peti-tes filles préparent une chorégraphie sousl’œil d’une vieille dame. Le chahut couvre la voix d’Alexis, qui continue. « Seul le gouver-nement sait ce qu’il adviendra du pays après lareprise des discussions avec les Etats-Unis. Nous, on ne peut que continuer à se battre, malgré les difficultés. C’est vrai qu’on a au moins cent ans de retard sur la France, mais ici, il n’y a pas d’insécurité dans la rue. » Un ballon sort du terrain, Alexis se lève pour le renvoyer aux joueurs. La conversation estterminée, il n’ira pas plus loin. p

tailles, de toutes les couleurs. Lazare, la ViergeMarie… Les Cubains vouent un culte très fort aux saints. Une bouteille d’huile est posée de-vant l’une des statues pour les célébrations, des guirlandes lumineuses clignotent.

L’appartement est tout petit pour les neufmembres de la famille et les statues en occu-pent une grande partie. Javi baisse à peine le son de la télévision qui trône dans le salon.L’homme, âgé de 27 ans, est torse nu. Il rentretout juste de son expédition jusqu’à La Ha-vane pour trouver de quoi nourrir sa famille. « Je vis avec ma femme, mes enfants, mon frèreet sa famille ainsi que ma mère et son mari. Je travaille comme serveur un jour sur deux, pourà peine 10 dollars (9,40 euros) par mois. Mes jours de repos, je les passe à courir les centresde distribution alimentaire pour tenter desurvivre. » Il a l’air épuisé, les bras ballants, as-sis dans son vieux canapé marron flétri. « On utilise le système D, ici on dit se “débrouiller à droite”. Ma maman fabrique des produits arti-sanaux qu’elle vend sur les marchés, ma femme fait la manucure à domicile… On échange des services contre quelques œufs oudu lait. Chacun y met du sien. »

Le gouvernement fournit l’eau, l’électricitéet le minimum vital en produits alimentairespour toute la famille. Mais ce qu’il manque, chacun trouve un moyen de se le procurer.Cela s’appelle resolver, en espagnol (« résou-dre »), le principal problème des Cubains, manger à sa faim. Comme lui, Joandra finit tout juste sa journée de travail. Sur le marchéd’Alamar, quelques rares vendeuses de fruitset légumes rangent leurs étals. La journée n’apas été bonne. La jeune femme, ancienne for-matrice de professeurs d’école, est passée partous les métiers avant de se retrouver ici. « Aujourd’hui, je ne gagne pas beaucoup, maistoujours plus que quand j’étais fonctionnaire.Je peux acheter des vêtements à mes enfants et, parfois, un peu de viande. » Mère céliba-taire, Joandra raconte facilement son par-cours, la vie sans homme et ses espoirs pour ses deux enfants. Mais la question de la reli-gion la fait taire quelques instants.

« J’étais évangélique, mais j’ai renoncé. Tropde mensonges et de faux-semblants.

Scènes de vie à Alamar, dans la partie est de La Havane, début mars. « LE MONDE »

Page 3: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 international | 3

Iran : compromis entre M. Obama et le CongrèsLes parlementaires auront un droit de regard sur l’accord concernant le programme nucléaire iranien

san francisco - correspondante

Une fois n’est pas cou-tume. C’est à l’unani-mité que la commis-sion des affaires

étrangères du Sénat américain a adopté, mardi 14 avril, une for-mule qui devrait permettre auCongrès de donner son avis sur l’accord-cadre conclu le 2 avril à Lausanne avec l’Iran sur son pro-gramme nucléaire. Le président Barack Obama n’a pu que prendreacte de la décision des sénateurs, qui, sans lui lier totalement lesmains, complique sa tâche, à quel-ques jours de la reprise des discus-sions entre les grandes puissan-ces et Téhéran sur les questions techniques, qui doivent être réso-lues avant le 30 juin.

Par 19 voix contre 0, les séna-teurs ont décidé que tout accordfinal avec l’Iran ne pourra être misen œuvre qu’après examen dutexte par le Congrès. Le sénateur républicain du Tennessee, Bob Corker, qui préside la commissiondes affaires étrangères, avaitréussi à convaincre huit démocra-tes et l’élu indépendant du Maine qui vote régulièrement avec eux d’essayer d’imposer un délai de soixante jours pour examiner l’accord. Ce délai a été ramené à cinquante-deux jours. Une dispo-sition exigeant que M. Obamacertifie que l’Iran n’a pas d’activi-tés terroristes visant les Etats-Unis a d’autre part été retirée dutexte. Mais l’administration devrasoumettre des rapports réguliers sur « le soutien de l’Iran au terro-risme » et sur son programme de missiles balistiques.

Depuis des semaines, M. Obamas’opposait au droit de regard exigépar le Sénat. Comme le rappelait le secrétaire général de la Maison Blanche, Denis McDonough, le 14 mars, dans une lettre à M. Cor-ker, « les principaux négociateurs sont les cinq membres permanentsdu Conseil de sécurité des Nationsunies ». C’est donc au Conseil que reviendra la prérogative d’avaliserou non les termes de l’accord finaldans une résolution qui augmen-tera la « légitimité internationale »du texte, estimait-il. Et ce, indé-pendamment de l’avis des élus américains.

Profil bas

Devant la défection de ses amis démocrates – même la fidèle Nancy Pelosi estimait que le Congrès devait être consulté –, M. Obama a été contraint d’adop-ter un profil bas. La commission du Sénat ayant accepté un com-promis sur le calendrier, il a dé-cidé de ne pas mettre son veto, aindiqué son porte-parole, JoshEarnest. Depuis Lübeck, en Alle-magne, où il participait à la réu-nion des ministres des affaires étrangères du G7, le chef de la di-plomatie américaine, John Kerry, a fait bonne figure : « Nous som-mes confiants dans la capacité du président à négocier un accord », a-t-il dit.

S’il a été contraint de faire desconcessions sur le rôle revendi-qué par le Congrès, M. Obama a en effet préservé l’essentiel de sesprérogatives. En vertu du com-promis adopté (Iran Nuclear Agreement Review Act), le Con-grès disposera de trois options

lorsque l’éventuel accord avec les Iraniens lui sera soumis. Soit ill’approuve, et M. Obama pourra lever les sanctions immédiate-ment. Soit il ne s’en saisit pas, et le président pourra lever les sanc-tions, mais seulement après undélai de trente jours. Troisième possibilité : les élus adoptent une résolution de rejet. Dans ce cas, le chef de l’exécutif sera alors privé de son autorité pour lever les sanctions.

Toujours selon le compromis,M. Obama pourra alors utiliser

son veto, dans une période dedouze jours. Le Congrès en aurait alors dix pour renverser le veto. Cette hypothèse est jugée impro-bable par les experts. Il faut deux tiers du Sénat, soit 67 voix, pourannuler un veto présidentiel. Or, le Parti républicain ne détient que54 sièges à la Chambre haute. Les politologues voient mal com-ment M. Obama, même si quel-ques démocrates font défection,ne parviendrait pas à rassembler le soutien de 34 sénateurs pourmaintenir les prérogatives prési-dentielles sur la politique étran-gère. « Le langage final donne au président la haute main pour ré-duire à néant tout effort du Congrès de le priver de son pouvoirde lever les sanctions », analyse le politologue Thomas Mann, ratta-ché à l’université de Berkeley.

L’Iran Nuclear Agreement Re-view Act doit être examiné en séance plénière par le Sénat, puis par la Chambre des représen-tants. Le magazine Weekly Stan-

dard, porte-voix des faucons du Congrès, a appelé à la poursuitede la mobilisation. « Le vote d’aujourd’hui était utile, a-t-il écrità ses partisans. Mais souvenez-vous : la mission est de tuer l’ac-cord, pas seulement d’en compli-quer la trajectoire. » A l’opposé, le lobby pro-iranien du National Ira-nian American Council a promis d’intensifier les pressions sur les élus démocrates.

Dans le cas le plus conflictuel, lalevée des sanctions serait retar-dée de cinquante-deux jours. Unesituation compliquée, mais lesurfeur qu’est M. Obama estimequ’il réussira à s’en accommoder, le moment venu. Et les Iraniens l’en jugent manifestement capa-ble. Aussitôt après le vote de la commission du Sénat, Hassan Rohani, le président iranien, a rappelé que Téhéran ne négociait pas avec les membres du Congrès américain, mais avec les grandes puissances. p

corine lesnes

Contraint à des

concessions sur le

rôle du Congrès,

le président

a préservé

l’essentiel de

ses prérogatives

LE CONTEXTE

ACCORD-CADREL’Iran et les pays du « P5 + 1 », comprenant les cinq membres permanents du Conseil de sécu-rité de l’ONU, plus l’Allemagne, se sont entendus, le 2 avril, à Lau-sanne (Suisse), sur un accord-ca-dre portant sur la durée de l’enca-drement du programme nucléaire iranien, sa capacité d’enrichisse-ment, la levée progressive des sanctions et le régime d’inspec-tion de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

ÉTAPE CRUCIALECette étape ouvrirait la voie à une normalisation des relations avec l’Iran. Mais, pour en arriver là, il reste encore plus de deux mois de négociations, jusqu’au 30 juin, qui s’annoncent délicates.

Attaque meurtrière de la guérilla colombienne Le processus de paix n’est pas suspendu, mais ses détracteurs s’impatientent

bogota - correspondante

U n sous-officier colom-bien et dix soldats tués,dix-sept autres blessés :

l’affrontement entre l’armée et les Forces armées révolutionnaires deColombie (FARC), dans la nuit de mardi 14 à mercredi 15 avril, a été meurtrier. Il a eu lieu dans le dé-partement du Cauca, un fief histo-rique des FARC dans le sud-ouest du pays. Selon les autorités, les sol-dats ont été attaqués par un déta-chement d’élite de la guérilla. Deux rebelles auraient également trouvé la mort.

Pour Juan Manuel Santos, l’atta-que de la guérilla a été « délibérée »et préméditée. « Elle ne peut rester impunie », a-t-il déclaré, en annon-çant mercredi la reprise des bom-bardements contre les campe-ments guérilleros – suspendus de-puis des semaines – et en donnantordre à l’armée d’intensifier les opérations contre les rebelles.

Cessez-le-feu unilatéral

Mais les négociations de paix n’ont pas été suspendues. « C’est à cette guerre-là que nous voulons mettre fin », a expliqué M. Santos.Le processus engagé avec les FARC depuis plus de deux ans est loin defaire l’unanimité, mais semblait sur la bonne voie. En décem-bre 2014, les FARC avaient décrété un cessez-le-feu unilatéral et indé-fini, respecté sur le terrain. C’est ce qui avait conduit le président à suspendre les bombardements en mars. La « désescalade du conflit » était à l’ordre du jour. C’est dire si l’attaque de la guérilla a causé consternation et indignation.

A La Havane, les FARC ont évoqué

une « action défensive » et tenté d’en faire porter la responsabilité àl’armée. Le commandant gué-rillero Félix Munoz alias Pastor Alape a dénoncé « l’incohérence dugouvernement qui ordonne des opérations militaires contre une guérilla qui a déclaré une trêve ».Mais les chefs des FARC sem-blaient ignorer le détail des faits survenus dans le Cauca.

La question d’une éventuelle dis-sidence de la guérilla se pose. Les FARC ont une fois encore réclaméun cessez-le-feu bilatéral. Ni la droite dure, menée par l’ex-prési-dent Alvaro Uribe (2002-2010), ni les militaires ne veulent en enten-dre parler. Ils mettent en doute la volonté de paix des FARC et crai-gnent que les guérilleros n’en pro-fitent pour se consolider militaire-ment. La mort des dix soldats four-nit des arguments aux détracteursdu processus de paix.

Sur les réseaux sociaux, la ragecontre les FARC déferle. « La paix de Santos, c’est l’extermination de nos forces armées », a tweeté M. Uribe, aujourd’hui sénateur. Pour son collègue Carlos Galan, il faut fixer un ultimatum aux FARC,car, souligne-t-il, « les négociationsne peuvent pas durer indéfini-ment ». Les responsables politi-ques de la majorité se prennent à espérer que la crise du moment et la reprise des bombardements pousseront la guérilla à accélérerle rythme de négociations. Mais le chemin s’annonce difficile. « Avec la mort des soldats, la confiance en-tre les parties et l’espoir dans le pro-cessus de paix ont reculé », résume Fabrizio Hochschild, représentant des Nations unies en Colombie. p

marie delcas

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©FrancescaMantovani

SaphiaAzzeddine

Bilqiss

«Une dramaturgie impeccable. »Marianne Payot, L’Express

«Un roman puissant, de mots et de fureur. »Olivia de Lamberterie, Elle

«Un livre original, osé, nécessaire, portépar une vitalité et une rage bienvenues. »Isabelle Falconnier, L’Hebdo

«Une impertinence téméraire. »Isabelle de Montvert-Chaussy, Sud-Ouest

«Lire ce livre particulièrement d’actualitéest très recommandé. »Sylvie Lainé, L’Indépendant

«Shéhérazade et Antigone en burqua.Excellent. »

François Busnel, La Grande Librairie

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URES

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En Finlande,la crise fragilise les conservateursLes centristes, au programme moinslibéral, partent favoris des législatives

helsinki - envoyé spécial

Les leaders politiques fin-landais sont à ce point ac-cessibles qu’il suffit auxhabitants d’Helsinki de se

rendre entre midi et deux au prin-cipal centre commercial du cen-tre-ville pour croiser leur actuel premier ministre et celui qui estfavori pour le remplacer. Ce mardi14 avril, dans la capitale, tandis que le premier, le conservateur Alexander Stubb, enchaîne les « selfies » devant les rayons, son concurrent, le centriste Juha Si-pilä, serre, lui, les mains à tout-va

devant les portes battantes, dansle froid de ce début de printemps.

Les deux hommes ne se croise-ront pas, mais ils savent que di-manche 19 avril au soir, jour desélections législatives, ils devrontprobablement se parler, commeaprès chaque élection dans ce pays dirigé traditionnellementpar des coalitions de partis par-fois hétéroclites.

Premier ministre depuis un peumoins d’un an, M. Stubb est endifficulté dans les sondages, qui indiquent tous qu’il devrait arri-ver derrière les centristes, voireen quatrième position, après les sociaux-démocrates et les popu-listes du parti des Vrais Finlan-dais. Avec son look de jeune pre-mier toujours sur son trente et un, polyglotte, libéral et atlan-tiste, M. Stubb avait pourtant réussi à donner une nouvelleimage de son pays. A 47 ans, cetriathlète en fait dix de moins etn’hésite pas à tweeter son quoti-dien, y compris ses courses à piedau bord de la mer.

Lassitude des électeurs

Mais la persistance de la crise etl’absence de résultats du particonservateur, après trois années de récession et un chômage élevé pour la Finlande (9,1 %), semblent avoir lassé les électeurs. « Stubb est trop libéral pour son propreparti. Il a fini par irriter avec ses “selfies” et son côté rock star », ex-plique Markku Jokisipilä, profes-seur de sciences politiques à l’uni-versité de Turku.

En face de lui, M. Sipilä bénéficiede son image d’entrepreneur à succès, tout en gardant une imageplus traditionnelle. Loin des cos-tumes sur mesure de M. Stubb, ce

millionnaire, enrichi grâce au for-midable bond des télécoms dansles années 1990, arbore béret, grosses chaussures et pantalon élimé. « Il vient de l’extérieur du Parti du centre. Il ne le dirige que depuis deux ans et sans avoir faitcarrière en politique aupara-vant », explique M. Jokisipilä.

Ce père de cinq enfants, chrétienpratiquant, promet de diriger le pays comme une entreprise et de créer 200 000 emplois, tout en proposant un programme nette-ment moins libéral et atlantisteque M. Stubb. Alors que le seconds’engage à réduire de 6 milliardsd’euros les dépenses publiquespour contrecarrer les dérapagesdes déficits publics, le premier est plus vague. Pas question non plus d’aborder ouvertement un rap-prochement avec l’OTAN comme l’a fait M. Stubb le 10 avril en pro-posant la création d’un « groupe de sages » pour évaluer l’uti-lité d’une adhésion. Une éventua-lité qui ne manquerait pas de sus-

citer l’opposition de Moscou,comme l’a rappelé le ministèrerusse des affaires étrangères, après la parution d’une tribune commune du ministre finlandais de la défense et de ses homolo-gues des autres pays nordiques dé-nonçant la « façon d’agir de la Rus-sie » et appelant à renforcer la coo-pération militaire entre ces pays.

Les populistes prêts à gouverner

L’autre ligne de fracture entre les deux partis est l’aide financière àla Grèce, les centristes ayant voté contre le deuxième plan de sou-tien en 2011. « Ce deuxième plan est en cours », convient toutefois Timo Laaninen, le secrétaire gé-néral du Parti du centre. S’il necompte pas le remettre en cause,« un nouveau paquet d’aides, c’est une autre histoire, prévient-il. Je crois que nous sommes tous d’ac-cord pour dire qu’il n’est pas possi-ble d’accroître la responsabilité dela Finlande pour la Grèce ».

Victimes du même déficit de

compétitivité que la France, lesFinlandais se préparent à se serrerla ceinture et jugent avec un œil très critique les demandes d’amé-nagement de la dette grecque qui parviennent d’Athènes.

M. Sipilä s’est en outre dit prêt àgouverner avec les populistes et eurosceptiques du parti des Vrais Finlandais, dirigé par le truculentTimo Soini. Celui-ci avait fait une percée surprenante lors des légis-

latives de 2011, en s’emparant de 39des 200 sièges, mais avait refusé alors d’entrer au gouvernement. Après avoir fait taire certaines des voix les plus extrémistes et les pluseurosceptiques du parti – mais pastoutes –, les dirigeants des Vrais Finlandais assurent désormais qu’il « faut » qu’ils participent au nouveau gouvernement.

« Le problème de la Grèce a étéréglé, maintenant la situation est différente », estime Riikka Slunga-Poutsalo, secrétaire générale des Vrais Finlandais, qui promet quel’adhésion à l’euro du pays ne serapas remise en cause. Bien qu’en recul par rapport à 2011 dans lessondages, M. Soini lorgne ouver-tement le poste de ministre des affaires étrangères. Autant dire que les dirigeants européens pourraient avoir dans les prochai-nes semaines une tout autre image de la Finlande que celle ren-voyée par le « trop » parfaitAlexander Stubb. p

jean-baptiste chastand

« [Le premier

ministre] Stubb

est trop libéral

pour son propre

parti. Il a fini par

irriter avec son

côté rockstar »

MARKKU JOKISIPILÄprofesseur de sciences

politiques

Juha Sipilä, le leader du Parti du centre, fait campagne dans les rues d’Helsinki, mardi 14 avril. ANTTI AIMO-KOIVISTO/AP

TURQUIEUE : le Parlement demandela reconnaissance du génocide arménienDans une résolution votée à une très large majorité, mer-credi 15 avril, à Bruxelles, les députés européens ont « encouragé » la Turquie à « reconnaître le génocide arménien et ainsi jeter les bases d’une véritable réconciliation entre les peuples turc et arménien ».« Quelle qu’en soit l’issue, le vote du Parlement de l’Union européenne m’entrera dans une oreille et ressortira aussi-tôt par l’autre, parce que la Turquie ne peut reconnaître un tel péché ou un tel crime », avait déclaré aupara-vant le président turc, Recep Tayyip Erdogan. – (AFP.)

MEXIQUEAlerte après le vol d’une substance radioactiveUne alerte a été émise, mer-credi 15 avril, dans cinq Etats du Mexique, après un vol d’iridium 192, une substance radioactive à usage industriel. Le ministère de l’intérieur a indiqué qu’une « une source radioactive » avait été déro-bée dans une camionnette, à Cardenas, dans l’Etat de Tabasco, situé dans le sud-est du Mexique.Les autorités estiment que les voleurs voulaient seulement s’emparer des véhicules et ignoraient le caractère dangereux de leur contenu. – (AFP.)

YÉMENDémission du médiateur de l’ONULe médiateur de l’ONU au Yémen, Jamal Benomar, a donné sa démission mer-credi 15 avril, alors qu’une coalition emmenée par l’Ara-bie saoudite bombarde des positions des rebelles chiites houthistes depuis plus de trois semaines. Il avait mené en vain une mé-diation entre les protagonis-tes de la crise après la chute, en 2012, de l’ex-président yé-ménite Ali Abdallah Saleh. Cette crise s’est transformée ces derniers mois en guerre ouverte entre le gouverne-ment internationalement re-connu du président Abd Rabbo Mansour Hadi, réfugié en Arabie saoudite, et les mi-liciens chiites houtistes sou-tenus par l’Iran, qui contrô-lent la majeure partie du pays. – (AFP.)

MALIUne base de l’ONU attaquée à GaoTrois civils ont été tués, mer-credi 15 avril, près de Gao, dans le nord du Mali, dans une attaque-suicide contre une base de l’ONU qui a fait seize blessés, dont neuf cas-ques bleus nigériens. En fin de matinée, « un véhicule a explosé à l’entrée du camp de la Minusma à Ansongo, dans la région de Gao, alors qu’il tentait d’y pénétrer », a affirmé la Mission de l’ONU au Mali. – (AFP.)

LE CONTEXTE

SCRUTINPrès de 4,5 millions de Finlan-dais sont appelés à voter diman-che 19 avril pour 200 députés, élus pour quatre ans.

PARTISTraditionnellement, le premier ministre est le leader du parti ar-rivé en tête, qui constitue en-suite une coalition. Après des an-nées de tripartisme entre les conservateurs, les centristes et les sociaux-démocrates, les Vrais Finlandais (populistes) pertur-bent le jeu depuis 2011.

GOUVERNEMENTLa coalition au pouvoir est diri-gée par les conservateurs alliés aux sociaux-démocrates et à plu-sieurs petits partis.

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Un scandale déstabilise la présidente sud-coréenneL’affaire de corruption, déclenchée par le suicide d’un homme d’affaires, met en cause le premier ministre

tokyo - correspondance

Un nouveau scandalemenace la MaisonBleue, la présidencesud-coréenne. L’affaire

touche l’entourage direct de la pré-sidente Park Geun-hye, à com-mencer par le premier ministre Lee Wan-koo. Mercredi 15 avril, le quotidien conservateur Joong Ang révélait que M. Lee avait reçu au moins 35 millions de wons (30 000 euros) en 2012 et 2013 de Sung Wan-jong, ancien député et surtout ex-dirigeant de l’entre-prise de construction Keangnam.

L’information émanerait deproches de M. Sung, retrouvépendu le 9 avril. L’homme d’affai-res aurait mis fin à ses jours alors qu’il devait comparaître devant la justice pour des faits d’escroque-rie et de corruption. L’affaireKeangnam s’inscrit dans le cadre d’une enquête visant 86 entrepri-ses, dont le sidérurgiste Posco et lacompagnie pétrolière nationaleKNOC. Ces compagnies ont parti-cipé à plusieurs projets dans le ca-dre de la « diplomatie des ressour-ces », une politique du président Lee Myung-bak (en poste de 2008 à 2013) dont le but était la partici-pation d’entreprises sud-coréen-nes dans l’exploitation des matiè-res premières à l’étranger.

Quelques heures avant son sui-cide, M. Sung a accordé une inter-view téléphonique au quotidien de centre gauche Kyunghyang. Il

affirmait notamment avoir verséen 2012 200 millions de wons(172 000 euros) à Hong Moon-jong, membre du parti Saenuri, la formation au pouvoir. Selon lui, cet argent aurait pu servir à finan-cer la campagne présidentielle deMme Park, sans pour autant en fournir de preuves.

La police a par la suite retrouvéune note sur le corps de M. Sung, mentionnant huit noms de per-sonnalités qu’il aurait « arrosées ».Parmi elles, le premier ministre Lee Wan-koo, l’ancien secrétaire général de la présidence Lee Byung-kee et son prédécesseur à ce poste Kim Ki-choon ainsi que d’autres hommes politiques in-fluents, tous proches de Mme Park.

Tous ont nié les accusations. Lepremier ministre a réfuté toute re-lation avec l’homme d’affaires. « Nous n’avons jamais été proches,

a-t-il déclaré à l’Assemblée natio-nale le 15 avril. Je l’ai toujours trouvé étrange et j’ai recommandé à mes collaborateurs de s’en mé-fier. » De source judiciaire, on indi-quait que l’agenda de M. Sung ré-vélerait que les deux hommes se sont, en réalité, rencontrés 23 fois entre août 2013 et mars 2015.

La Nouvelle Alliance politiquepour la démocratie, le principal parti d’opposition, demande la démission du premier ministre.Même au sein du Saenuri, cer-tains appellent à son départ. « Que les accusations soient vraiesou non, estime Lee Jae-ho, député du parti au pouvoir, il doit quitter son poste. »

La violence des attaques a incitéla présidente Park à prendre ses distances avec les accusations formulées. « Nous ne ferons preuve d’aucune tolérance pour lescoupables de corruption, a-t-elle déclaré le 15 avril. Le peuple ne leurpardonnera rien. »

Difficile de mesurer l’impact duscandale. Selon un sondage du 14 avril réalisé par Realmeter, lacote de popularité de la dirigeanteest repassée sous les 40 %.

Fuite de documents

L’affaire Sung s’ajoute à celles qui ternissent l’image de l’administra-tion Park depuis son arrivée au pouvoir en février 2013. Outre les soupçons sur l’implication des services secrets, le NIS, pour soute-

nir sa campagne présidentielle en 2012, Mme Park a été la cible de vives critiques fin 2014 dans l’af-faire dite du « Memogate ». A l’époque, une fuite de documents avait mis en évidence l’influence de Chung Yoon-hoe, un de ses proches, sur ses nominations.

M. Chung connaît Mme Park de-puis l’époque où elle était députée.Il était marié avec Choe Sun-chil, lafille d’un pasteur proche du prési-dent autoritaire Park Chung-hee,

« Nous ne ferons

preuve d’aucune

tolérance pour

les coupables

de corruption.

Le peuple ne leur

pardonnera

rien », a dit la

présidente Park

père de l’actuelle dirigeante. L’af-faire du « Memogate » avait sus-cité des critiques sur l’opacité de la gestion de la présidence.

Autre point noir de l’action deMme Park, son attitude relative au naufrage du Sewol. Le 16 avril cor-respond au premier anniversaire d’un drame qui a fait plus de 300 morts et disparus. Le flou continued’entourer son emploi du temps lejour du naufrage. Elle était injoi-gnable pendant sept heures et aucune explication claire n’a été fournie sur cette « disparition ».

Dans le même temps, Mme Park aeu du mal à se choisir un premier ministre. Ce n’est qu’en février queLee Wan-koo a remplacé Chung Hong-won, qui avait présenté sa démission en avril 2014, après le drame du Sewol. M. Lee avait alors promis une « guerre sans merci » contre la corruption. Une loi à ce sujet a même été adoptée début mars. p

philippe mesmer

L’Allemagne débat de l’accès aux donnéesLa coalition au pouvoir veut faire voter un texte controversé sur la surveillance

berlin - correspondant

D ans un pays marqué parle rôle joué par la Stasidans l’ex-Allemagne de

l’Est et par le scandale causé par les pratiques de l’Agence nationalede la sécurité (NSA) américaine, le sujet de la surveillance numéri-que est extrêmement sensible. Aumoment où la France débat d’unvaste projet de loi sur le rensei-gnement, l’Allemagne prépare unprojet de loi bien plus modestesur la conservation des données.

Initialement, les sociaux-démo-crates (SPD) étaient hostiles à une telle loi alors que l’Union chrétien-ne-démocrate (CDU, centre droit) yétait favorable. Mais après les at-tentats de Paris en janvier, le vent atourné et le président du SPD, Sig-mar Gabriel, vice-chancelier, a contraint le ministre de la justice, Heiko Maas, lui aussi social-démo-crate, à préparer un projet de loi avec Thomas de Maizière (CDU), le ministre de l’intérieur. Mercredi 15 avril, les deux ministres ont pré-senté – séparément – les grandes lignes de ce texte.

S’il est adopté en l’état, les opéra-teurs de télécommunications de-vront conserver les données télé-phoniques et les adresses IP d’In-ternet pendant dix semaines au maximum dans des serveurs se trouvant en Allemagne. Les cour-riels et les pages Internet consul-tées ne sont pas concernés. Et seu-les les données sur les liaisons sontconservées, pas le contenu des communications. Les données concernant la localisation des télé-phones portables seront, elles, conservées par les opérateurs du-rant quatre semaines. Les fonc-tionnaires chargés de la sécurité ne pourront avoir accès à ces don-nées que si un juge donne son feu vert et pour des raisons précises.

Un « catalogue des délits » a étéétabli. Y figurent le terrorisme, lesdélits sexuels, le crime organisé, le trafic d’êtres humains, la pédo-pornographie. Les données con-cernant des médecins, avocats, députés, journalistes et membres du clergé (et donc les imams, aprécisé le ministre de la justice) seront conservées, mais ne pour-ront pas être communiquées.

« Monstre de surveillance »

En principe, le projet de loi devraitêtre présenté devant le Bundestagà l’automne. Si les Verts, les Jusos (Jeunes sociaux-démocrates) et la gauche du SPD jugent que la direc-tion du parti a cédé devant les de-siderata de la CDU, le ministre de la justice, initialement hostile à une loi, estime que celle-ci estéquilibrée. Il a surtout fait en sorte que celle-ci soit conforme aux exigences de la Cour constitu-tionnelle fédérale de Karlsruhe. Celle-ci, en 2010, avait jugé qu’uneprécédente loi entrée en vigueur en 2008 allait trop loin. Le gouver-nement a aussi tenu compte de l’arrêt de la Cour de justice euro-péenne qui, en 2014, avait rejeté un projet de directive trop atten-tatoire aux libertés individuelles.

Sabine Leutheusser-Schnarren-berger, ministre de la justice (Partilibéral-démocrate, FDP) dans le précédent gouvernement et qui avait toujours refusé une telle loi, reproche à son successeur d’avoir enfanté un « monstre de sur-veillance ». « Le gouvernementbrocarde la sphère privée des ci-toyens pour des raisons populistes au lieu de se soucier enfin d’uneréelle protection des données au niveau européen », critique-t-elle dans Die Welt. Les Verts dénon-cent, eux, une « rétention aveugle de données ». p

frédéric lemaître

Mme Park veut renflouer le « Sewol »

Un an tout juste après le naufrage du ferry Sewol dans lequel 304 personnes ont péri, la présidente sud-coréenne a fait droit, jeudi 16 avril, à une exigence essentielle pour les familles en-deuillées en promettant de renflouer le navire.« Je prendrai les mesures nécessaires pour récupérer le bateau dès que possible », a dit Park Geun-hye. Mais la promesse de remettre à flot le ferry de 6 825 tonnes, pour un coût estimé à 110 millions de dollars (103 millions d’euros), n’a pas suffi à apaiser la colère des familles, qui accusent les autorités d’indifférence et ont boycotté une cérémonie officielle.

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La Russie en proie à des incendies catastrophiquesGreenpeace dénonce la réaction tardive des autorités et le manque de moyens d’intervention

moscou - correspondante

Les maisons en bois parais-sent dévastées, comme sielles avaient été bombar-dées, tandis que sur les

routes couvertes de cendres, de ra-res véhicules circulent dans un paysage lunaire.

Les vidéos amateur postées surle site Internet YouTube offrent une vision saisissante des gigan-tesques incendies de prairie qui ont ravagé, depuis le 12 avril, des milliers de kilomètres carrés dans la province de Khakassie, dans le sud de la Sibérie. Et déjà, d’autres alertes ont été lancées en Trans-baïkalie, une région montagneuse du sud-est de la Russie, au-delà du fameux lac Baïkal, mais aussi dansla région Amour, le long de la fron-tière chinoise, où le service fédéral des forêts a recensé, mercredi 15 avril, dix-huit incendies sur une surface totale de 24 000 hectares. Mardi, Greenpeace Russie a lancé une pétition qui a récolté près de 8 000 signatures en quelques heu-res, pour réclamer davantage de moyens dans les régions.

« La dissimulation des informa-tions sur les incendies, la réaction tardive pour les éteindre et la crainte de faire appel aux instances supérieures sont les trois principa-les raisons qui ont déjà conduit à denombreuses catastrophes », souli-gne le texte de l’ONG. En Khakas-sie, la situation, dramatique, éveille les souvenirs cauchemar-desques de l’été 2010 durant lequelune cinquantaine de personnes avaient péri lors d’incendies dans l’ouest et le nord-est du pays. Cette fois, en Sibérie, 23 personnes sont mortes, trente villages ont été ra-sés, plus de 5 000 personnes ont perdu leur habitation, des dizainesde milliers d’hectares sont partis en fumée et, comme en 2010, l’étatd’urgence a été décrété en plu-sieurs endroits.

Les messages apaisants du mi-nistère russe des situations d’ur-gence selon lequel, mardi soir, la si-tuation était « sous contrôle » et lesincendies maîtrisés, sont contre-dits par les témoignages. Le mêmejour, des habitants de Tchita, la ca-pitale de Transbaïkalie, diffusaientdes images de la ville noyée sous

une épaisse fumée rouge. Un peu plus loin au sud, un automobiliste a filmé des voitures qui zigza-guaient entre les flammes sur une route. Dans cette région, trois per-sonnes dont un enfant de 3 ans fi-gurent parmi les victimes, selon les autorités locales.

En réalité, plusieurs provinces dusud et de l’extrême est de la Russie sont touchées. Et si la situation semble s’être calmée en Khakassie,il n’en va pas de même ailleurs. A plus de 7 000 kilomètres de Mos-cou, dans la soirée de mercredi, un mur de feu était ainsi visible de-puis Blagovechtchensk, la capitale de la région de l’Amour, tandis que dans la région voisine de Bouria-tie, l’agence forestière locale signa-lait pour sa part, mercredi, 41 in-cendies et départs de feux.

« Idées fausses »

Pour la plupart, ces derniers sont dus à l’imprudence d’agriculteurs habitués à « nettoyer » leurs champs à la sortie de l’hiver en brûlant des herbes. Des tempéra-tures élevées pour la saison – 25 0C en Khakassie au moment du dé-part des feux – et des vents forts ont fait le reste. « C’est une catas-trophe, ce qui s’est passé là-bas, mais ce qui nous inquiète le plus aujourd’hui, c’est la Transbaïkalie. Il nous est encore difficile d’évaluer la superficie détruite, mais une esti-mation modérée fait déjà état de 150 000 hectares, et nous nous at-tendons à une aggravation dans la région Amour », assure Alexeï Iaro-chenko, responsable du départe-ment des forêts à Greenpeace Rus-sie. Le service des forêts de Trans-baïkalie évalue pour sa part à « 104 000 hectares », la surface déjà en proie aux flammes.

« Le printemps vient de commen-

cer, et il y a déjà des victimes », dé-plore Greenpeace, qui dénonce la « combustion d’herbes » et met en cause « la négligence des autori-tés ». « Chaque jour devient de plus en plus chaud, souligne l’organisa-tion. Des gens mettent le feu à cause d’idées fausses mais il n’est pas trop tard, les gouverneurs des régions peuvent encore prendre desmesures. » « Or, poursuit Alexeï Ia-

rochenko, rien n’a changé, et les moyens font toujours défaut. Le code forestier adopté en 2006 est complètement inefficace, comme l’ont déjà démontré les incendies de2010, mais le gouvernement ne veut pas admettre ses erreurs. Le ministère des situations d’urgence est en soi une énorme structure, mais qui formellement n’est même pas responsable des forêts, alors

que les gardes forestiers, eux, n’ont pas d’argent. » Depuis le 12 avril, le ministère a annoncé le déploie-ment de plus de 6 000 hommes pour combattre les incendies. Huitavions et hélicoptères, des trains à incendie ont été mobilisés. Mais pour beaucoup, ces interventions sont souvent trop tardives.

Le phénomène n’est pas nou-veau en Russie, où l’on parle mêmede « saison des feux », et l’approchede l’été, période généralement pro-pice aux incendies particulière-ment dangereux et difficiles à éteindre quand ils se logent dans latourbe, ajoute à l’inquiétude, avec son cortège de conséquences sur l’environnement et la santé de la population. En 2010, à la suite de feux provoqués par une chaleur sans précédent, 11 000 décès sup-plémentaires avaient été enregis-trés à Moscou en deux mois. p

isabelle mandraud

L’EPR de Flamanville placé sous surveillanceL’Autorité de sûreté nucléaire souligne la nécessité d’une mise à niveau des réacteurs français

L e rapport annuel de l’Auto-rité de sûreté nucléaire(ASN) sur « l’état de la sûreté

et de la radioprotection en France »est, traditionnellement, l’occasion de décerner bons et mauvais points aux exploitants. Le bilan de l’exercice 2014, présenté mercredi 15 avril devant l’Office parlemen-taire d’évaluation des choix scien-tifiques et technologiques, s’en est démarqué, rattrapé par l’actualité.A commencer par les « anomalies de fabrication » de la cuve de l’EPR de Flamanville (Manche).

« Il faudra qu’on ait une convic-tion forte, une quasi-certitude, une conviction absolue » sur la fiabilité de ce « composant crucial » avant d’autoriser sa mise en service, a af-firmé le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet. « Je ne présage en aucune manière de la décision qui sera prise, compte tenu de l’impor-tance de l’anomalie, que je qualifie de sérieuse, voire très sérieuse », ajoute-t-il.

Début avril, l’ASN a fait état de dé-fauts sur cette pièce fabriquée par Creusot Forge, filiale d’Areva, dans son usine de Chalon-Saint-Marcel (Saône-et-Loire). Ces défauts, qui touchent le couvercle et le fond de la cuve du réacteur, conduisent à « des valeurs de résilience [capacité

d’un matériau à résister à la propa-gation de fissures] plus faibles qu’attendues ». Un diagnostic alar-mant pour un équipement qui constitue le cœur de la chaudière nucléaire, et qui doit pouvoir sup-porter de violents chocs thermi-ques.

Areva et EDF ont annoncé unenouvelle campagne d’essais de qualification, dont les résultats, at-tendus à l’automne, seront exper-tisés par l’ASN et l’Institut de radio-protection et de sûreté nucléaire (IRSN). M. Chevet a indiqué qu’il n’excluait pas de faire appel à des experts étrangers pour les assister.

Que se passera-t-il si les nou-veaux tests ne lèvent pas les dou-tes sur la résistance de la cuve de l’EPR, dont la durée de vie prévue est de soixante à cent ans ? Dans cecas, « je ne vois pas d’autre solution que la changer », répond le patron de l’autorité de contrôle. Cela,

quels qu’en soient le coût et les conséquences sur le chantier.

La cuve du réacteur de Flaman-ville, qui mesure 13 m de hauteur avec son couvercle et plus de 5 m de diamètre, a été posée en jan-vier 2014. Elle a été positionnée dans le « puits de cuve » situé au centre du bâtiment réacteur, et elleest déjà raccordée et soudée aux tuyauteries du circuit primaire de refroidissement. Un remplace-ment entraînerait de nouveaux re-tards et surcoûts, alors que le ca-lendrier a déjà dérivé de plus de cinq ans – la mise en service, pré-vue en 2012, a été repoussée à 2017 –, et que la facture a grimpé de 3,3 à8,5 milliards d’euros.

« Hormis les questions économi-ques, il serait possible pour EDF de changer la cuve et d’en refaire une, car le réacteur est encore en cons-truction », a déclaré il y a quelques jours, à l’Agence France-Presse, Thierry Charles, directeur général adjoint de l’IRSN. Pour Yannick Rousselet, chargé des questions nucléaires à Greenpeace France, une cuve est au contraire « a priori irremplaçable » une fois posée.

Les nouveaux déboires de l’EPRs’inscrivent dans un contexte mar-qué par la « nécessaire mise à ni-veau » de la sûreté des installa-

A Smolenka, près de Tchita, le 13 avril. EVGENY YEPANCHINTSEV/AP

LEXIQUE

« SILOVIKI »Terme générique employé pour les gradés des forces de sécurité russes. Créé en 1994, le minis-tère des situations d’urgence en fait partie. Il emploie plus de 27 000 fonctionnaires et est appelé à gérer les crises en Russie, depuis les naufrages en mer jusqu’aux feux de forêt, en passant par la formation du personnel russe en cas d’épidémie d’Ebola sur le territoire de la Fédération.Dirigé depuis 2012 par Vladimir Poutchkov, ce ministère très populaire supervise également les convois d’aide humanitaire russes envoyés par Moscou dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine.

tions nucléaires françaises, souli-gne M. Chevet. « On arrive à la fin d’un cycle industriel », explique-t-il. Les cinquante-huit réacteurs du parc électronucléaire hexago-nal sont vieillissants et, entre 2019 et 2025, près de la moitié d’entre eux auront atteint une durée de vie de quarante ans, celle pour la-quelle ils ont été conçus.

« Chantiers complexes »

« Une éventuelle prolongation n’est nullement acquise », dit le prési-dent de l’ASN. Il voit dans le réexa-men de sûreté approfondi qui sera mené lors de la visite décennale des quarante ans « un enjeu com-parable à celui qu’a représenté la construction des réacteurs » dans les années 1970 et 1980.

Les travaux préalables à une pro-longation, ainsi que les mesures derenforcement imposées à la suite de la catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011 au Japon, constituent « des chantiers extrêmement lourds et complexes », insiste l’ASN.Ils exigent que les réacteurs « se rapprochent des meilleurs stan-dards de sûreté ». Ceux qui étaient jusqu’ici attribués à l’EPR… avant qu’on y découvre une cuve à l’acierdéficient. p

pierre le hir

CHINE

Moscou

RUSSIE

Océan Arctique

LacBaïkal

Cercle polaire arc

tique

Tchita

BlagovechtchenskKhakassie

Transbaïkalie

BouriatieAmourS I B É R I E

Régions touchées par les incendies 750 km

Les agriculteurs

sont habitués

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Page 7: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

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Impôts locaux : la droite fustige l’exécutif Des maires UMP évoquent la baisse des dotations d’Etat pour justifier la hausse de la fiscalité dans leur ville

La question des impôts lo-caux est devenue, enquelques jours, un enjeud’affrontement politique

entre le gouvernement et l’oppo-sition. Ces dernières semaines, en effet, plusieurs conseils muni-cipaux de grandes communes ont voté des budgets comportantune hausse de la fiscalité locale,pour pallier, assurent les élus, labaisse des dotations de l’Etat. L’opposition fustige l’« hypocri-sie » du gouvernement, qui« ferme le robinet de l’argent » aux collectivités territoriales touten leur faisant supporter descharges nouvelles.

Mercredi 15 avril, à l’Assembléenationale, c’est Manuel Valls lui-même qui est monté au frontpour dénoncer à son tour la « dé-magogie » et la « schizophrénie » de la droite. « Plusieurs municipa-lités ont justifié des hausses parti-culièrement élevées des impôts lo-caux par la baisse des dotations del’Etat, a répondu le premier minis-tre lors des questions au gouver-nement. Mais la hausse des im-pôts locaux n’est ni générale ni massive, contrairement à ce que je lis ou entends. Les élus sont libres de choisir leur gestion, mais s’ils augmentent les impôts locaux, qu’ils se justifient devant les élec-

teurs et surtout qu’ils respectent lesengagements qu’ils ont pris aucours des campagnes électorales. Les renier, un an après, c’est mettreen cause la crédibilité de l’action et de la parole politiques. »

Y a-t-il, alors, une flambée desimpôts locaux ? La réalité n’estpas si simple. Même si les haussesdécidées ces derniers jours con-cernent surtout de grandes villes.

A droite comme à gauche

Ainsi, à Toulouse, Jean-Luc Mou-denc (UMP) a décidé une hausse de 15 % de la taxe d’habitation etde la taxe foncière, pour une aug-mentation des recettes fiscales de30 millions d’euros sur un budgetglobal de 650 millions, alors que la baisse de ses dotations s’élève à 12 millions d’euros. A Bordeaux,Alain Juppé (UMP) augmente la fiscalité locale de 5 %. A Mon-tauban, Brigitte Barèges (UMP) a décidé une hausse de 3 % de lataxe d’habitation et de la taxe fon-cière sur le bâti.

A Marseille, Jean-Claude Gau-din (UMP) augmente de 4,9 % lestaxes d’habitation et foncière,soit une hausse moyenne de139 euros par foyer fiscal. A Tours,Serge Babary (UMP) augmente de4,2 % les impôts locaux. A Nice,Christian Estrosi (UMP) a choisi de faire passer l’abattement sur lataxe d’habitation de 15 % à 10 %,ce qui équivaut à une hausse de lafiscalité locale comprise entre 2 %et 5 %. A Hyères, Jean-Pierre Giran(UMP) augmente les impôts lo-caux de 4,3 %.

Ces hausses ne s’appliquenttoutefois pas que dans des muni-cipalités de droite. A Strasbourg,Roland Ries (PS) augmente les impôts locaux de 3 %. A Lille, diri-gée par Martine Aubry (PS), la taxe foncière sur le bâti passe de 23,56 % à 29,06 %, soit une hausse

de 23 %, mais la taxe d’habitationne bouge pas. A Lyon, Gérard Col-lomb (PS) augmente les impôtslocaux de 5 %. La palme des haus-ses revient à Cugnaux (Haute-Ga-ronne), où la nouvelle municipa-lité, dirigée par un maire Mo-Dem, a décidé d’augmenter lesimpôts locaux de 30 % ! D’autres grandes villes, cependant, à com-mencer par la capitale, mais aussiMontpellier, Nantes, Metz,Rouen ou Toulon et de nombreu-ses autres, ainsi que l’immensemajorité des communes demoindre importance, ne sacri-fient pas à la tentation d’augmen-ter leur fiscalité locale.

Les municipalités qui ont décidéune augmentation justifient leur choix, en premier lieu, par labaisse des dotations de l’Etat aux collectivités territoriales, dans lecadre des 50 milliards d’eurosd’économies engagés sur trois

ans : les collectivités en suppor-tent 11 milliards, soit 3,67 mil-liards pour 2015. Elles mettent également en cause les charges supplémentaires auxquelles elles ont à faire face, avec notammentla réforme des rythmes scolaires.Certains nouveaux élus évoquentaussi le legs d’investissementssurdimensionnés laissé par leurs prédécesseurs. Point commun àces édiles : ils avaient tous fait

campagne, avant les électionsmunicipales de mars 2014, sur lapromesse de ne pas les augmen-ter. « Sauf transfert de charges de l’Etat », plaide Jean-Claude Gau-din, qui estime que « la hausse contrainte des impôts est le résul-tat de l’incurie des socialistes ».« J’avais dit que, à périmètre cons-tant, nous n’augmenterions pas lesimpôts », se défend pour sa partAlain Juppé.

« Assumer ses responsabilités »

Tous jurent que ce n’est pas degaieté de cœur qu’ils se sont rési-gnés à le faire. Pour une ville comme Lille, même si aucunehausse de la fiscalité locale n’estintervenue depuis 2001, celle de la taxe sur le foncier bâti va rap-porter 14 millions d’euros de re-cettes supplémentaires, quand labaisse des dotations de l’Etat re-présente 9 millions d’euros, sur

« La hausse

des impôts est

le résultat

de l’incurie

des socialistes »

JEAN-CLAUDE GAUDINmaire de Marseille

un budget global de 476 millionsd’euros. « Je préfère une hausseune fois pour toutes en m’enga-geant pour le reste du mandat », justifie Martine Aubry. « Je suis contre l’austérité », déclare quantà lui le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc.

« Ce n’est pas le gouvernementqui augmente les impôts dans lescollectivités territoriales, rappelle le ministre des finances, Michel Sapin. Chacun doit assumer sesresponsabilités en évitant de les re-porter sur d’autres. » Le gouverne-ment veut éteindre au plus vite cette polémique naissante, quirelance le débat sur le « matra-quage fiscal » au moment même où il entend mettre en avant lesbaisses d’impôt sur le revenu quibénéficieront cette année à9 millions de ménages modesteset moyens. p

patrick roger

Une dotation de l’Etat réduite de 11 milliardsDans son programme pour 2012, l’UMP prévoyait une baisse de 10 milliards d’euros

A u premier rang des argu-ments invoqués par lescommunes ayant décidé

d’augmenter leur fiscalité locale, figure la baisse de la dotation glo-bale de fonctionnement (DGF) at-tribuée par l’Etat. Dans le cadre du programme de 50 milliards d’euros d’économies décidé en 2014, les collectivités vont en ef-fet contribuer pour 11 milliards d’euros sur trois ans, soit une di-minution de 3,67 milliards d’eurospar an. Les dotations de l’Etat avaient déjà été réduites de 1,5 mil-liard en 2014.

Dans son programme pour 2012,l’UMP prévoyait de baisser de 10 milliards d’euros les dotations aux collectivités. Cette dotation re-présente 28 % des ressources tota-les des collectivités. La DGF du bloccommunal (21 milliards d’euros en 2015), représente quant à elle 57 % de la dotation globale. Elle se répartit entre 69 % (14,6 milliards) pour les communes et 31 % (6,4 milliards) pour les intercom-munalités. Les écarts de dotation, y compris entre communes de même strate démographique, res-tent importants, en dépit de la pro-gression de l’objectif de péréqua-tion.

La baisse des dotations doit ce-pendant être minorée de plusieursdispositions prises en parallèle. Elle s’est en effet accompagnée d’une majoration de la dotation desolidarité rurale et d’une modifica-

tion du fonds de compensation de la TVA pour un montant global de 250 millions d’euros, ce qui réduit la baisse réelle à 3,4 milliards. En outre, les collectivités bénéficient en 2015 de l’augmentation de 0,9 % des bases d’imposition, alorsque l’inflation est à zéro, ce qui leurprocure mécaniquement un sur-plus de ressources de 580 millions d’euros. « Sans changer les taux d’imposition, les deux tiers des re-cettes des collectivités territoriales augmentent naturellement », sou-ligne le secrétaire d’Etat chargé du budget, Christian Eckert.

Dans son dernier rapport sur lesfinances publiques locales, publié en octobre 2014, la Cour des comp-tes déplorait que les dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales continuent d’aug-menter plus vite que leurs recet-tes. La masse salariale a progressé de 3,1 % en 2013, après 3,5 % en 2012.« Cette évolution, notait la Cour, découle notamment de la triple hausse des effectifs, des rémunéra-tions indiciaires et des régimes in-demnitaires. Elle résulte également,mais pour une part minoritaire, de décisions de l’Etat qui échappent aux collectivités. » Dans le même rapport, elle dénonçait l’augmen-tation de 26 % des effectifs dans le bloc communal (mairie-intercom-munalité) entre 2000 et 2011, ap-pelant à une « nécessaire rationali-sation ». p

p. rr

« La hausse

des impôts n’est

ni générale

ni massive,

contrairement

à ce que je lis

ou entends »

MANUEL VALLSpremier ministre

Page 8: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

8 | france VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

F R O N T N AT I O N A L

Ce sont juste quelquesmots, piochés au coursd’une conversation télé-phonique, mais ils si-

gnent l’implication personnelle deMarine Le Pen dans l’affaire visant le financement de son parti. Ce mercredi 15 avril 2014, c’est la pani-que au FN. Les policiers multi-plient les auditions, sur la piste d’un financement illégal de la campagne des élections législati-ves 2012. Imprimeurs imposés, si-gnatures imitées, prêts suspects… Un expert-comptable, Nicolas Cro-chet, est en ligne de mire, et la liste des délits possibles s’allonge.

Axel Loustau, le trésorier deJeanne, un microparti satellite du FN, relate alors l’énervement de sa patronne, dans une conversation téléphonique avec Frédéric Cha-tillon, autre membre de la galaxie frontiste, patron de la société Riwal, une interface commerciale imposée aux 559 candidats du FN. Les policiers sont à l’écoute : « J’viens d’avoir Marine, elle est un peu agacée », indique M. Loustau. Réponse de M. Chatillon : « Elle est au courant de tout depuis le dé-but… » Réplique de M. Loustau : « Nous faut qu’on ferme notre gueule (…). J’vais te dire, avant qu’onsoit mis en examen hein, moi, chez Jeanne, j’ai les couilles propres. »

Pas très visionnaire sur le coup,M. Loustau a été mis en examen un an plus tard, en mars 2015, pour« escroquerie ». Dans un procès-

verbal lié aux écoutes, la brigade fi-nancière note que « Marine Le Pen s’enquiert et est informée du choix des imprimeurs et de la répartition des quantités pour chacun d’eux et semble influencer ces décisions. Elleest en lien direct avec Nicolas Cro-chet et se tient très au courant au sujet de Chatillon, des articles de presse le concernant ainsi que con-cernant Loustau, Jeanne et Riwal. Elle semble d’ailleurs en être contra-riée et être informée et au courant de tout », concluent les policiers. Qui notent par ailleurs, à propos de M. Chatillon, placé sur écoute, « qu’il informe Marine Le Pen de [leurs] investigations ».

« Elle était du FN et jolie fille »

Elle sait tout, notamment, de cettecampagne des législatives, en 2012, où le FN a dû faire face àses deux maux classiques : peu de moyens financiers, et des candi-dats souvent inexpérimentés. C’est en effet ce double constat qui

émerge de l’enquête menée par lesjuges Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi, chargés de démêler le système alambiqué de finance-ment « obligatoire » mis en place.

En témoigne le cas de ce peintreen bâtiment à la retraite en Haute-Savoie, Patrick Chevallay. Il est detoutes les élections. Tant pis si cela l’expose à quelques visites dé-sagréables de policiers. Commeen ce mois d’avril 2014, quand la police vient lui demander de dé-crire par le menu le financement de sa campagne, en 2012. Ces dé-tails ne l’intéressent pas, manifes-tement. Pourquoi avoir choisi tel mandataire financier, par exem-ple ? « Elle était du Front national et elle était jolie fille, dit-il, je pré-fère une jolie fille qu’un mec pasbeau. » Argument imparable. Comme son amour des mee-tings : « On a fait tous les meetingspossibles, se souvient-il, mais il n’ya jamais personne dans ces réu-nions, c’est histoire de boire un coup et de prendre un casse-croûte. » Les enquêteurs n’en sau-ront guère plus. D’ailleurs, M. Chevallay n’a pas donné suite,non plus, aux courriers de la Com-mission nationale des comptes decampagne et des financementspolitiques (CNCCFP), lorsque cel-le-ci lui a demandé des précisions sur diverses irrégularités relevées.« Oui, j’en ai reçu, mais moi je les aidéchirés… », relate l’ex-candidat.

M. Chevallay n’est pas un casisolé. Procédant par échantillons, les enquêteurs se sont concentréssur le Puy-de-Dôme, la Savoie et laHaute-Savoie, afin de mieux com-prendre le système de finance-ment mis au point par le FN pour les législatives de 2012. Ils ont sou-vent obtenu les mêmes réponses à leurs interrogations. Véronique Drapeau, candidate dans la 1ere cir-conscription de Savoie, s’est sou-venue : « Nous avons été obligés deprendre l’expert-comptable de Pa-ris », convenant avoir « signé plu-sieurs documents » sans en « avoirpris connaissance ».

Les enquêteurs sont repartisavec le vague sentiment d’avoir étémenés en bateau. « Nous avons pu constater que les derniers candi-dats perquisitionnés et entendus semblaient nous attendre et con-naître à l’avance les réponses à nos questions », relève ainsi une capi-taine de police, le 10 avril 2014, dans un rapport adressé à sa hié-rarchie.

Mais certaines langues se sontdéliées. Tout est parti du courrier d’un certain Gérald Perignon, candidat dans le Puy-de-Dôme.Juste après les élections, il reçoit

un chèque de 17 400 euros sur soncompte personnel. En préfecture, on lui indique qu’il s’agit là du remboursement de sa campagne, qui ne lui a coûté que… 450 euros. Il avait consenti un prêt auprès dela structure Jeanne, sans même s’en rendre compte. Et pourcause : sa signature avait été con-trefaite. Etonnement, énerve-ment : il écrit le 2 février 2013 à la CNCCFP, et rappelle que sa fédéra-tion frontiste lui avait dit ceci :« que je faisais chier de téléphoner à Paris ou à la préfecture au sujet de cette somme et que je devais la renvoyer à l’association Jeanne sans me poser de questions. »

La Commission s’en pose, elle,des questions. Le FN, en 2012, a opté pour un financement mutua-lisé de ses candidats en leur impo-sant des « kits de campagne ». C’estl’entreprise Riwal, dirigée par M. Chatillon, très impliqué dans Jeanne, qui fournit le matériel.

Le 2 mai 2012, dans un mail

adressé à ses sous-traitants impri-meurs, il lance la campagne et pré-cise ceci : « Je vous donne la versiondéfinitive des kits de campagne auxquels doivent souscrire tous les candidats. » Autre obligation, les candidats doivent faire appel aux services de l’expert-comptable pa-risien Nicolas Crochet, co-com-missaire aux comptes de Jeanne.

« Situations inacceptables »

Le 28 mars 2013, la CNCCFP dé-nonce auprès du parquet de Paris la « complexité du montage » qui peut « certainement conduire à dessituations inacceptables ». Pour la Commission, les « deux organis-mes Riwal et Jeanne ne sont que desémanations directes du Front na-tional ». Du coup, les « prestations sont unilatéralement arrêtées par le parti », et les « dépenses facturéespeuvent être surévaluées ». Dansles mois suivants, la brigade finan-cière examine les bilans de Riwal et Jeanne. Selon Tracfin, l’orga-nisme antiblanchiment de Bercy, Riwal a enregistré « entre avril 2012et janvier 2014 des mouvements créditeurs provenant pour une large part de Jeanne, à hauteur glo-bale de près de 7 millions d’euros ». Les responsables du FN tentent de s’en expliquer auprès de la CNCCFP. En pure perte.

D’autant que les policiers relè-vent les marges bénéficiaires im-

La société Riwal

est une interface

commerciale,

imposée aux

559 candidats

du FN lors des

élections de 2012

Marine Le Pen rattrapée par l’affaire du financement du FNImprimeurs imposés, signatures imitées, prêts suspects… Les candidats aux législatives de 2012 ont raconté aux enquêteurs les dessous de leur campagne

portantes obtenues par Riwal : 2,43 millions d’euros, jusqu’à44,5 %, selon les calculs des assis-tants spécialisés du pôle financier.« Je suis une entreprise privée donc je fais les marges que je veux », se justifie devant les policiers M. Cha-tillon. Les imprimeurs, eux, n’ont pas eu le choix. Le système choisi leur est expliqué dans un salon de réception, près de Nanterre, en présence des Le Pen père et fille.

Jean-Philippe Tauran, présidentd’Imprimatur, s’en souvient de-vant les enquêteurs : « On nous a expliqué qu’il y aurait une société en charge de la gestion des docu-ments électoraux, à savoir Riwal, et que c’était à prendre ou à lais-ser. » Riwal n’est pas la seule struc-ture à profiter du système. Nico-las Crochet, l’expert comptable, empoche pour sa part657 630 euros pour la campagnedes élections législatives, « unmontant particulièrement impor-tant » pour la justice.

Dans un rapport de synthèse, labrigade financière dénonce des« faux et des documents antidatés ayant permis un remboursement par l’Etat d’un montant apparem-ment plus élevé que le coût réel, et ce de façon systématique ». Les ju-ges parlent désormais de« manœuvres frauduleuses ». p

gérard davet

et fabrice lhomme

considérés comme illégaux par les ju-ges Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi, les tours de passe-passe financiers aux-quels le Front national a eu recours lors desdernières élections présidentielle et légis-lative, au printemps 2012, sont de diversesnatures.

Il y a d’abord les soupçons d’« escroque-rie », en l’occurrence le fait d’avoir proposé aux candidats du FN l’achat de « kits de cam-pagne » coûtant 16 650 euros, ensuite factu-rés à l’Etat. Composés de tracts, affiches et si-tes Web, ces kits, vendus par la société Riwal à l’association Jeanne, le microparti du FN, étaient ensuite revendus aux candidats. Ils leur auraient en fait été largement surfactu-rés, « dans l’unique but de majorer des dépen-ses électorales remboursables ». « Certaines prestations étaient basées sur des fausses fac-

tures », assurent même les juges.Par ailleurs, ces kits auraient été imposés

aux candidats, ce que proscrit le code élec-toral. C’était « la contrepartie obligatoire de leur investiture », notent les enquêteurs.

Surtout, pour financer l’achat des kits, lescandidats frontistes aux législatives se sonttous vu proposer par Jeanne des prêts, as-sortis d’un taux d’intérêt (6,5 %) bien supé-rieur à celui des banques. L’occasion pour Jeanne d’empocher une plus-value aux dé-pens des contribuables.

« Dons déguisés »

« Les conventions de prêts entre les candi-dats et Jeanne semblaient antidatées »,ont par ailleurs noté les enquêteurs dansun rapport de synthèse. « Ces faux, con-cluent les policiers, permettaient le rem-

boursement par l’Etat de dépenses decampagne dont la réalité, mais aussi le vé-ritable besoin étaient difficilement vérifia-bles, dépenses qui semblaient surfacturéesau bénéfice de l’association Jeanne et de lasociété Riwal. »

Les faits de « financement illicite de partipolitique » – et de « campagne électorale » –visent pour l’essentiel les relations inces-tueuses entretenues par le FN avec Riwal. Les juges reprochent à Riwal d’avoir salarié,en mai et juin 2012, deux proches de Mme LePen, David Rachline et Nicolas Bay, alors encampagne pour les législatives. « Lesdits sa-laires versés par la SARL Riwal uniquement pendant les campagnes présidentielle et lé-gislatives 2012 s’analysent en dons déguisés aux candidats », concluent les juges. p

g. da. et f. lh.

Les manœuvres financières du parti durant les élections de 2012

Tout est parti

d’un candidat

étonné

de recevoir

17 400 euros

sur son compte

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Page 9: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 france | 9

Marine Le Pen,à Hénin-Beaumont(Pas-de-Calais),le 10 juin 2012.CYRIL BITTON POUR « LE MONDE »

VERBATIM

« Il faut prévenir Marie.Comme je n’ai pas vrai-

ment d’ascendant sur elle… et que je pense qu’elle est un peu ingérable… Il faudrait pas qu’elle se mette à parler à la presse… Il faut pas qu’elle se mette à table, voilà… »

Frédéric Chatillon, le patron de Riwal, dans une conver-sation téléphonique inter-ceptée par la police le 15 avril 2014, à 15 h 58,faisant part de ses craintes concernant son ex-femme, Marie d’Herbais, confidente de Jean-Marie Le Penet candidate FN dansla Sarthe, lors des élections législatives 2012.

UMP : le nouveau nom suscite des polémiquesSarkozy a choisi d’appeler le parti « Les Républicains »

C’ est décidé. NicolasSarkozy veut renommerl’UMP « Les Républi-

cains », lors du congrès de refon-dation du parti, prévu le 30 mai, à Paris. Le président de l’UMP l’a confirmé à sa garde rapprochée, estimant que le concept de Répu-blique est « celui qui rassemble le plus » et reste difficile à attaquer. Il le met désormais en avant pour justifier ses positions les plus con-troversées. Récemment, il a par exemple dit vouloir interdire les menus de substitution dans les cantines scolaires au nom de « la défense des valeurs républicaines ».

En changeant la dénominationde son parti, l’ancien chef de l’Etat cherche à tourner la page de deux ans de divisions internes, marquéspar la guerre Copé-Fillon, et à faire oublier un acronyme attaché à plusieurs dossiers judiciaires, no-tamment celui de l’affaire Bygma-lion. L’opération ne va pas pour autant effacer d’un coup de ba-guette magique les différentes en-quêtes qui concernent la droite.

Outre sa volonté de priver leFront national de l’argument del’« UMPS », M. Sarkozy voit dans cette nouvelle appellation un moyen de s’approprier la forma-tion créée en 2002 par Jacques Chirac et son rival Alain Juppé, afin d’en faire une machine de guerre à sa main pour 2017. Il es-père aussi symboliser le renouvel-lement du parti promis lors de

son retour, quand il s’était engagé à le « transformer de fond en com-ble » pour « bâtir la formation po-litique du XXIe siècle ». Or, sept mois plus tard on est loin de la ré-volution annoncée. Les nouveauxstatuts, qui doivent être approu-vés le 5 mai, n’entraînent pas de mutation profonde dans le fonc-tionnement du parti.

« Communication politique »

Pour les rivaux de M. Sarkozy, la manœuvre vise surtout à donner l’impression que tout change quand seule la façade est repeinte. « Le changement de parti se ré-sume à son changement de nom, car les nouveaux statuts n’introdui-sent pas de grande différence », es-time le député Benoist Apparu, proche d’Alain Juppé. Autre sou-tien du maire de Bordeaux, le dé-puté Edouard Philippe évoque dans Le Figaro une opération de « communication politique ». Pourlui, « le fond est plus important quele nom, et la clarification doctrinaleplus décisive qu’un nouveau logo ».

« Le terme de “républicains” neme pose pas de problèmes, mais ce changement ne s’imposait pas », abonde Bruno Le Maire. « Modifierle nom du parti n’est pas la préoccu-pation majeure des Français. L’es-sentiel, c’est d’apporter des solu-tions à leurs problèmes et de les ré-concilier avec la politique, au lieu denous regarder nous-mêmes », dé-clare-t-il au Monde. « Ce qui doit

être révolutionnaire, c’est nos pro-positions », estime le député de l’Eure, qui préférait mettre en avant le terme de « nation » plutôt que celui de « République ».

D’autres, à l’UMP, jugent « risquéde casser la marque UMP », alors qu’elle a permis à la droite de l’em-porter aux élections départemen-tales. « Est-ce bien utile de changer le nom de l’UMP après une telle vic-toire ? », a ainsi demandé l’ex-pa-tron du parti, Jean-François Copé, lors du bureau politique du 31 mars.

Autre inconvénient, selonM. Philippe : la « tonalité trèsaméricaine » du nom « Les Répu-blicains ». « C’est la droite améri-caine. Nicolas Sarkozy est à ce pointfasciné par M. Bush qu’il en a repris le sigle. Ils ont même le Tea Party avec La Droite forte », raille le pre-mier secrétaire du PS, Jean-Chris-tophe Cambadélis.

La majorité dénonce « une capta-tion d’héritage » de la part de l’UMP, accusée de s’approprier le nom « Les Républicains ». Le se-crétaire d’Etat aux relations avec leParlement, Jean-Marie Le Guen, parle même d’« abus de pouvoir ». Dans une tribune publiée dans Le Monde (15 avril), l’historien Jean-Noël Jeanneney a lui aussi dé-noncé ce choix, en soulignant que « la République appartient à tous, et ne saurait être confisquée par un seul parti ». p

alexandre lemarié

« Si Jean-Marie veut faire ce qu’il veut, il démissionne »Les jeunes militants du Front national soutiennent la présidente du parti. Selon eux, « elle devait faire des choix » face à son père

O fficiellement, ils sont ve-nus pour parler de l’im-migration. C’est même

écrit sur un tableau à feuilles, le genre de support qui trônait au milieu des salles de classe dans lesannées 1990 : « l’immigration, unetriple insécurité ». « Oui, le sujet estoriginal », convient dans un sou-rire Gaëtan Dussausaye, directeur national du Front national de lajeunesse (FNJ). Il est venu prodi-guer, mercredi 15 avril, quelques éléments de langage à une ving-taine de militants réunis dans leslocaux du FN, à Paris.

« Nous avions raison trop tôt »,poursuit le jeune homme, louant le rôle « précurseur », selon lui, de Jean- Marie Le Pen. C’est la seule fois où le nom du cofondateur du FN est cité durant son interven-tion, mais il revient dans toutesles conversations.

Ses entretiens des dernières se-maines à RMC, et plus encore à Ri-varol, continuent de faire débat, alors qu’une procédure discipli-naire est toujours pendante contrelui. Le bureau politique du FN doit par ailleurs se réunir, vendredi 17 avril, pour entériner la candida-ture de Marion Maréchal-Le Penaux élections régionales en Pro-vence-Alpes-Côte d’Azur, en lieu et place de son grand-père.

Dans cette génération engagéeau FN de « Marine » depuis seule-ment quelques années, voire quelques mois, la fermeté dé-montrée par la présidente duparti contre son père est approu-vée par tous. « Il a créé un parti quile dépasse. Le FN, ce n’est pas Jean-Marie. Je ne suis pas contre lui, mais il n’y a pas de sentiments en politique, Marine devait faire des choix », plaide Nicolas Demarez,

militant depuis 2011.L’intervention de Gaëtan Dus-

sausaye est finie, l’heure est àl’apéritif. « L’UMP aurait dû dispa-raître avec Bygmalion, mais les gens s’en foutent, ils oublient. Ils vont oublier ça aussi », veut croire Cyril Bellier, une cannette de bièreà la main. « Peut-être, mais des op-posants politiques ou des journa-listes ne vont pas manquer de leressortir », lui répond Nicolas. Il poursuit. « Le parti a des ambi-tions, une ligne, celle de Marine. Si Jean-Marie veut faire ce qu’il veut, il démissionne et il devient chroni-queur TV. On a l’impression de re-tourner en arrière. »

« Cote d’amour dans le parti »

La plupart s’accordent néan-moins à dire que Florian Philip-pot, le vice-président du parti, est allé trop loin en jugeant « préféra-ble » que le vieux chef de file fron-tiste se retire du mouvement qu’ila contribué à créer. « Il a exagéré, ila réagi un peu trop instinctive-ment », juge Nicolas.

Gaëtan Dussausaye, 21 ans, etadhérent depuis 2011 − « J’en ai vu des choses, ici » −, ferait presque fi-gure d’ancien. « Jean-Marie, il s’est engagé avant même que je sois né, je le respecte. Mais il y a une ligne, ettout le monde la suit. Florian Philip-

« Le FN, ce n’est

pas Jean-Marie.

(…) Il n’y a pas

de sentiment

en politique »

NICOLAS DEMAREZmilitant FN depuis 2011

pot a émis un avis personnel, je ne l’aurais pas dit en ces termes pour ma part », assure-t-il.

Si Jean-Marie Le Pen bénéficieencore, à 86 ans, d’une « cote d’amour dans le parti », commel’assure Cyril, ses soutiens sontpresque inexistants. « Il y a eu un apport de militants très important avec l’élection de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011. Certainsétaient jusque-là repoussés par la personnalité de Jean-Marie Le Pen, analyse le politologue Sylvain Cré-pon. Et dans le même temps, Ma-rine Le Pen a su rétribuer ceux quiétaient proches de son père, ils ont vu que la ligne de la nouvelle prési-dente était la plus prometteuse.Aujourd’hui, la sociologie du mou-vement n’est pas différente d’avanten termes d’origine sociale, mais desensibilité politique. »

Cependant, cette mutations’inscrirait dans un cycle politi-que relativement banal. « Le corpsmilitant frontiste n’a jamais cesséd’être en constant renouvellement depuis la création du parti, un re-nouvellement générationnel mais aussi doctrinal ont ensemble ou tour à tour occupé les rangs du parti », écrit Alexandre Dézé, maî-tre de conférences à l’université Montpellier-1, dans une étude quevient de publier l’Observatoiredes radicalités politiques (Le « Nouveau » Front national en question).

Depuis les nationalistes-révolu-tionnaires jusqu’aux lepénistes, mégrétistes ou marinistes, les mues ont en effet été nombreuses.Mais elles avaient un point com-mun jusque-là : Jean-Marie Le Pen représentait la figure incontour-nable du Front national. p

olivier faye

Page 10: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

10 | france VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

Taubira,une ministre dans la tempêteCible de l’UMP, la garde des sceaux est désavouée par une partie du PS

Le jour où je ne suis pas soli-daire du gouvernement, jem’en vais », a déclaréChristiane Taubira dans

un entretien à L’Obs, le 2 avril. La ministre de la justice ne s’en étant pas encore allée, il faut donc en conclure qu’elle est toujours soli-daire de l’équipe de Manuel Valls etde François Hollande. C.Q.F.D. La si-tuation est en réalité plus com-plexe, et la garde des sceaux n’en finit pas de prendre sur elle pour ne pas provoquer une crise politi-que qui pourrait fortement gréver la fin du quinquennat du chef de l’Etat.

Mais que fait encoreMme Taubira dans cette galère ? La question se pose après le derniercamouflet qu’elle a reçu dans la soirée du 14 avril avec le rejet de son amendement qui visait à écarter les surveillants pénitenti-aires du projet de loi renseigne-ment. La position de la ministre,pourtant officiellement partagéepar le gouvernement, a été désa-

vouée par 68 voix contre 38, dont celles de l’opposition UMP et UDI,rejointe par 18 députés PS, parmilesquels plusieurs proches du pre-mier ministre, comme le rappor-teur de la loi, Jean-Jacques Urvoas.

Les députés de l’aile gauche duPS ont dénoncé une « faute politi-que » de la part de leurs camara-des, y voyant une « manœuvre » des amis de M. Valls pour mettre en difficulté Mme Taubira avec qui les rapports sont plus que frais de-puis 2012.

Face à une telle gifle, elle tente defaire bonne figure. « On a eu le soutien de la majorité des députés socialistes et l’amendement n’estpas passé à cause d’un axe politi-que entre Jean-Jacques Urvoas et la droite. On le regrette, surtout pour lui », répond son entourage. Mais Mme Taubira ne s’avoue pas vaincue. « On ne va pas lâcher l’af-faire, on déposera de nouveau l’amendement lors de l’examen de la loi par le Sénat. La bataille n’est pas terminée », prévient la chan-cellerie.

« Avaler des couleuvres »

Cet épisode est symbolique du bras de fer constant que mène l’an-cienne candidate à la présiden-tielle en 2002 au sein d’un gouver-nement qui est loin de correspon-dre à sa ligne personnelle. Si elle maintient que ses relations avec M. Valls sont toujours « fluides », lagarde des sceaux a néanmoins dé-noncé dans L’Obs la doxa trop « gestionnaire » et « pragmati-que » du premier ministre, elle qui

plaide pour davantage d’« idéal » et de « mouvement ».

A 62 ans, celle qui est désormaisau panthéon des personnalités de gauche depuis sa bataille pour le mariage pour tous en 2013, devientchaque jour un peu plus une énigme au sein de l’équipe Valls. Elle a refusé d’accompagner en août 2014 ses amis Arnaud Monte-bourg, Benoît Hamon et Aurélie Filippetti quand ils ont claqué la porte du gouvernement, alors qu’elle partage avec eux nombre de désaccords. Depuis, elle ne cesse de devoir « avaler des couleu-vres de plus en plus épaisses », se-lon des propos que lui a prêtés Le Canard enchaîné le 8 avril.

Au début de l’année, la réformedes professions juridiques régle-mentées, l’un des volets de la loi Macron, a été pilotée par le minis-tre de l’économie et non par elle, qui avait publiquement critiqué le texte. Depuis qu’elle est en poste, elle a bien obtenu une augmenta-

tion du budget de son ministère etl’abrogation des peines planchers. Mais pas celle de la rétention de sû-reté, héritée du quinquennat Sarkozy et qu’elle récuse, ni la transcription dans l’état civil fran-çais des actes de naissance des en-fants nés d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger.

« Une grande ministre »

La ministre refuse de se formali-ser. Elle affirme au contraire jouer pleinement son rôle. « Contraire-ment à ce qui est dit, elle obtient beaucoup de victoires, mais elle es-time qu’elle n’a pas besoin de le clai-ronner à chaque fois. Elle préfère mener bataille en interne, dans l’ombre mais avec efficacité », ex-plique son entourage.

Si elle est restée au gouverne-ment c’est, dit-elle, pour mener à terme deux réformes chères à ses yeux : le projet de loi sur « la justiceau XXIe siècle » et celui sur la justicedes mineurs. Mais les deux textes

ne cessent d’être annoncés et tou-jours repoussés.

Certes, la garde des sceaux est laseule dans l’équipe Valls à disposerd’une liberté de ton Mais au fil desmois, celle-ci, en étant rarement suivie de faits, tend à l’enfermer dans le rôle d’une simple ministre de la parole. Les critiques com-mencent à se multiplier au sein même de la majorité. « Christiane Taubira est quelqu’un qui aurait pu être, comme on dit, mais en réalité, elle ne fait pas suffisamment avan-cer ses dossiers et elle a peu de poidsau sein de la gauche », regrette le député de l’Essonne Malek Boutih.

Depuis l’affaire du barrage de Si-vens (Tarn) et son silence relatif après la mort du manifestant Rémi Fraisse en octobre 2014, les écologistes se montrent circons-pects à son égard. Beaucoup lui re-prochent de se contenter d’entre-tenir son image d’icône de la gau-che. « Ce qu’elle veut avant tout, c’est qu’on se souvienne d’elle

comme on se souvient de Badinter ,comme d’une figure historique et intouchable à gauche », estime un député socialiste.

L’aile gauche du PS lui conserveson soutien et son admiration. « Elle sert à éviter le pire dans un gouvernement qui n’a plus que deux mots à la bouche : libéralisme et sécurité », explique Pouria Amirshahi, député des Français de l’étranger. « Elle est une grande mi-nistre qui fait preuve de beaucoup de loyauté et de dignité dans un gouvernement qui ne la soutient pas toujours autant qu’elle le mé-rite », ajoute M. Hamon.

Pourra-t-elle rester dans un telinconfort politique jusqu’à la fin du quinquennat ? C’est tout le sou-hait de l’exécutif. « Hollande la garde uniquement pour des raisonstactiques : il a besoin d’elle en 2017 car elle est la seule à parler encore àune partie de la gauche », résume un proche du chef de l’Etat. p

bastien bonnefous

Une petite fille de 9 ans enlevée et tuée à CalaisInterdit de séjour, un ressortissant polonais, déjà condamné en France pour de violentes agressions, a été arrêté

L e profil du principal sus-pect de ce fait divers sor-dide alimentera à coup sûr

la polémique. Mercredi 15 avril, un ressortissant polonais de 38 ans, déjà condamné en France pour de violentes agressions et in-terdit du territoire, a été interpellépour le meurtre d’une petite fille de 9 ans enlevée le jour même à Calais.

Il est environ 15 h 30, mercredi,le temps est estival et les enfants du voisinage jouent comme à leurhabitude sur une aire de jeu du quartier Beau-Marais. Une mère de famille surveille ses deux en-fants de 4 et 5 ans, tandis que l’aînée, Chloé, 9 ans, s’amuse unpeu plus loin avec une copine.

Une voiture rouge s’immobilise, un homme en descend, attrape violemment la fillette et démarre en trombe.

Un témoin de la scène, cité parLa Voix du Nord, affirme que « l’homme la portait en la serrant

SÉNATL’immunité du sénateur Yvon Collin levéeLe bureau du Sénat a levé mercredi 15 avril l’immunité parlementaire du sénateur du Tarn-et-Garonne, Yvon Collin (Rassemblement dé-mocratique et social euro-péen, RDSE), visé par une en-quête pour corruption. Dans une lettre, une connaissance d’Yvon Collin indiquait lui avoir proposé de participer au financement d’une cam-pagne électorale à hauteur de 40 000 euros contre l’ob-tention d’un emploi au dé-partement pour son fils.− (AFP)

par le cou, l’étranglant presque. Elle se débattait, a tenté de s’échap-per. Il l’a claquée contre un mur etlui a crié : je vais te tuer ». La mère de Chloé assiste impuissante à cerapt en plein jour. Les parents de la fillette alertent aussitôt les poli-ciers du commissariat de Calais, qui quadrillent le secteur avec l’aide de compagnies de CRS.

Le corps de la petite fille a demidévêtue et portant des marques de strangulation est retrouvé aux alentours de 17 heures à moins de deux kilomètres du lieu de l’enlè-vement, à l’entrée du bois Du-brulle, l’ancienne jungle des mi-grants de Calais. Selon les premiè-res constatations médico-légales,Chloé a été violée et est morte parstrangulation, explique au Mondele procureur de Boulogne-sur-mer, Jean-Pierre Valensi. Une autopsie doit être pratiquée cejeudi.

Faits de vol et de violence

Non loin de son cadavre, les poli-ciers retrouvent une voiturerouge immatriculée en Pologne, semblable à celle qui a été signa-lée une heure et demi plus tôt par les témoins du rapt. Un homme de 38 ans, de nationalité polo-naise et fortement alcoolisé, est rapidement interpellé non loin dela scène de crime et placé en gardeà vue par la police judiciaire de Co-quelles.

Connu de la police de son payspour des faits de vols et de violen-ces, ce ressortissant polonais a déjà derrière lui une longue vie

d’errance ponctuée de rendez-vous avec la justice. Déjà con-damné en France à quatre ans de prison pour vol et séquestration,il avait été expulsé une première fois vers la Pologne, où il avait éga-lement été entendu par la justice.

Il rentre en France en 2009, avecpour projet de rejoindre un mem-bre de sa famille installé dans lapériphérie de Londres, explique au Parisien une source judiciaire.« Mais faute d’argent, il est restésur le territoire, où il a poursuivi son errance criminelle déjà dans larégion de Calais ».

Il se rend alors coupable d’unesérie d’agressions dans la région, qui lui vaudront d’être condamné à 6 ans de prison en 2010, unepeine assortie d’une interdictiondéfinitive du territoire. Le Pari-sien rapporte le témoignaged’une de ses victimes, une octogé-naire, qui avait été agressée au couteau en 2009. Le mobile étaitalors financier. « Le suspect n’avait aucun antécédent judi-ciaire pour des affaires de

L’individu a déjà

été condamné

en 2010 à six ans

de prison et

une interdiction

définitive

du territoire

mœurs », précise au Monde le procureur de Boulogne-sur-Mer.

Libéré le 13 février 2015, il est re-mis le jour-même aux autoritéspolonaises dans le cadre d’un mandat d’arrêt international, pré-cise au Monde Jean-Pierre Va-lensi. Il est revenu en France mer-credi matin, quelques heures seu-lement avant l’enlèvement et le meurtre de Chloé. p

soren seelow

ChristianeTaubira

et FrançoisHollande ,

le 31 mars. AFP

LE CONTEXTE

DÉPARTTroisième directeur de cabinet de Christiane Taubira depuis 2012, Gilles Le Chatelier cesse ses fonctions à compter du 16 avril. Il avait été choisi le 9 avril 2014.

« Le suspect

n’avait aucun

antécédent

judiciaire pour

des affaires

de mœurs »

JEAN-PIERRE VALENSIprocureur de Boulogne-sur-Mer

- CESSATIONS DE GARANTIE

LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRETD’APPLICATION N° 72-678 DU 20

JUILLET 1972 - ARTICLES 44QBE FRANCE, sis Cœur Défense – TourA – 110 esplanade du Général de Gaulle– 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCSNANTERRE 414 108 708), succursalede QBE Insurance (Europe) Limited,Plantation Place dont le siège social est à30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD,fait savoir que, la garantie financière dontbénéficiait la :

SARL CABINET VOLCLAIRIMMOBILIER

21 Rue Aristide Briand44120 VERTOU - RCS: 420 616 708

depuis le 1er janvier 2004 pour ses activitésde :TRANSACTIONS SUR IMMEUBLESET FONDS DE COMMERCE cesserade porter effet trois jours francs aprèspublication du présent avis. Les créanceséventuelles se rapportant à ces opérationsdevront être produites dans les trois moisde cette insertion à l’adresse de l’Etablis-sement garant sis Cœur Défense – TourA – 110 esplanade du Général de Gaulle– 92931 LA DEFENSE CEDEX. Il estprécisé qu’il s’agit de créances éven-tuelles et que le présent avis ne préjuge enrien du paiement ou du non-paiement dessommes dues et ne peut en aucune façonmettre en cause la solvabilité ou l’honora-bilité de la SARL CABINET VOLCLAIRIMMOBILIER.

LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRETD’APPLICATION N° 72-678 DU 20

JUILLET 1972 - ARTICLES 44QBE FRANCE, sis Cœur Défense – TourA – 110 esplanade du Général de Gaulle– 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCSNANTERRE 414 108 708), succursale deQBE Insurance (Europe) Limited, PlantationPlace dont le siège social est à 30 FenchurchStreet, London EC3M 3BD, fait savoir que,la garantie financière dont bénéficiait la :

SAS EOLE REAL ESTATE106 rue de Sèvres - 75015 PARIS

RCS: 522 693 993depuis le 1er juillet 2010 pour ses activitésde : TRANSACTIONS SUR IMMEUBLESET FONDS DE COMMERCE cesserade porter effet trois jours francs aprèspublication du présent avis. Les créanceséventuelles se rapportant à ces opérationsdevront être produites dans les trois mois decette insertion à l’adresse de l’Etablissementgarant sis Cœur Défense – Tour A – 110esplanade du Général de Gaulle – 92931LA DEFENSE CEDEX. Il est précisé qu’ils’agit de créances éventuelles et que le pré-sent avis ne préjuge en rien du paiement oudu non-paiement des sommes dues et nepeut en aucune façon mettre en cause la sol-vabilité ou l’honorabilité de la SAS EOLEREAL ESTATE.

Consultation du public dans le cadre de l’évaluation environnementale duContrat de Plan Interrégional Etat-Régions (CPIER)

Plan Rhône

En vue de son adoption par le partenariat du Plan Rhône, le Préfet de la régionRhône-Alpes, Préfet Coordonnateur du bassin Rhône-Méditerranée, invite lepublic à prendre connaissance du projet de CPIER, du rapport d’évaluation envi-ronnementale, et de l’avis de l’autorité environnementale.

Le public peut formuler ses observations sur la prise en compte des considé-rations environnementales par ce nouveau contrat à partir du 27 avriljusqu’au 27 mai 2015 inclus en utilisant le formulaire se trouvant à cetteadresse :

www.planrhone.frrubrique « Actualités »

et en l’adressant par courriel à l’adresse suivante :

[email protected]

APPEL D’OFFRES - AVIS D’ENQUETE

01.49.04.01.85 - [email protected]

Page 11: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 france | 11

Le harcèlement de rue, « c’est notre quotidien »Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes rend son rapport sur cette violence sexiste

Scène de la vie quotidienned’une jeune femme, re-cueillie par l’associationStop harcèlement de rue.

« Mmmm ! Mignonne !Eh j’tai dit que t’étais jolie !Sale pute, va ! »Cette situation, la plupart des

passagères qui attendent leurtrain de banlieue gare du Nord, à Paris, l’ont vécue. Quand on leur demande s’il leur arrive d’êtreharcelées dans l’espace public, el-les sourient d’un air las. « Tous les jours ! », s’exclame Aminata Touré, une Parisienne de 24 ans. « Ils disent : “T’es charmante”, “donne-moi ton 06”, témoigneCarla, 30 ans. Quand on ne répondpas, ils soufflent et te traitent de connasse. » « Je dirais que ça m’ar-rive une fois par semaine, estime Ophélie Seveque, 19 ans. Ils de-mandent : “Chérie, tu descends où,t’habites où ?” Les regards insis-tants c’est tout le temps. »

« C’est triste, mais on s’habitue »

Elles font bien la différence entre drague et harcèlement. « Tant quec’est poli, ça va, dit Valentine Le-tailleur, 20 ans. Quand on dit non et que la personne insiste, c’est gê-nant. » « Les regards ne me déran-gent pas, affirme Alexiane Des-champt, 20 ans. On fait attention àsoi aussi pour les attirer. Mais ce n’est pas parce qu’on se fait bellesqu’on est des putes ! » Or, beau-coup d’hommes « ne lâchent pas facilement l’affaire ». « Même si tu changes de place, ils se calent dansun angle du wagon d’où ils peu-vent te voir », relate Ophélie. Beaucoup s’étonnent qu’on leur pose cette question. « C’est triste,

mais on s’habitue, observe Ophé-lie. C’est notre quotidien. »

Cela ne devrait pas être le cas, se-lon le Haut Conseil à l’égalité en-tre les femmes et les hommes, quirend public jeudi 16 avril un rap-port commandé par le gouverne-ment, signe d’un intérêt nouveau pour ce sujet. Pour cette instance, il s’agit d’une forme de violencefaite aux femmes. « Le harcèle-ment sexiste, écrit le Haut Conseil,se caractérise par le fait d’imposer tout propos ou comportement (…)qui a pour objet ou pour effet de créer une situation intimidante, humiliante, dégradante ou offen-sante (…). Il peut prendre des for-mes diverses comme des siffle-ments ou des commentaires sur le physique, non punis par la loi, ou des injures, punies par la loi. »

Chacune se souvient d’au moinsune grosse frayeur. Alexiane se rappelle un trajet nocturne très an-xiogène vers Saint-Leu-la-Forêt (Val-d’Oise). « Un type agressif m’a abordée, il m’insultait, se souvient-elle. Je serrais mes clés dans ma po-che pour me défendre au cas où. En sortant du train j’ai couru jusqu’à ma voiture. »

La présence d’autres passagersrassure mais n’est pas un gage de

sécurité. « Je rentrais en bus à Deuil-Montmagny [Val-d’Oise], deux types saouls me parlaient et m’attrapaient le bras, rapporte Ma-gdalena Swinoga, 30 ans. Ça a durétout le trajet, quarante minutes. » Sans entraîner d’intervention des passagers ou du chauffeur. L’af-fluence peut même être propice aux agressions. « Récemment, à l’heure de pointe, un homme m’a touché les fesses, relate Aurélie Oumezzaouche, 28 ans. Je n’ai rien dit, j’étais sidérée. » Même quand on a affaire à des atteintes punies par le code pénal (exhibitions, mains sur les fesses ou les cuisses, baisers forcés), les victimes por-tent rarement plainte.

Beaucoup essaient d’ignorer lesharceleurs. « Avant j’avais ten-dance à répondre, argumenteAlexiane. Mais cela envenime leschoses. » « On ne sait pas quoi faire, parce qu’on ne sait pas com-ment ça peut tourner », observeMagdalena. Très souvent, elles di-

sent qu’elles ont un copain,même si c’est faux.

Pour le Haut Conseil à l’égalité, ceharcèlement, répétitif, « entame le droit [des femmes] à la sécurité et limite leurs déplacements dans l’es-pace public ». Beaucoup modifientleur comportement pour l’éviter. « Si tu es en jupe, dans leur tête, tu provoques », affirme Aminata. Même chose pour les talons ou les tenues légères. « Même quand il fait hyper-chaud en plein été, on ne peut pas être comme on veut, en

tee-shirt et short », témoigne Jo-hanna Dehayes, 18 ans. En toute saison, mieux vaut « tracer » et « regarder par terre ». Les endroits jugés les moins sûrs sont le train, leRER et le bus. « Dans la rue, tu peuxcourir, observe Alexiane. Dans un train, il n’y a pas d’échappatoire. »

Carla se dit « bien contente d’allerau travail en voiture maintenant ». Les autres continuent à utiliser les transports en commun. Elles n’ontpas le choix, et disent ne pas avoir peur. « J’essaie de ne pas changer

« Avant j’avais

tendance à

répondre, mais

cela envenime

les choses »

ALEXIANE20 ans

Les HLM de Paris disponibles sur InternetLa municipalité lance Locannonces, qui proposera 500 logements sociaux en ligne

L a Ville de Paris lance son sited’annonces immobilières.Dès jeudi 16 avril, le site Lo-

cannonces, accessible depuis le portail Paris.fr, proposera 500 lo-gements (c’est-à-dire environ 30 % de l’offre totale de HLM), à raison de 15 à 20 nouvelles offres par se-maine. Avec ce nouveau système, « nous souhaitons renverser la logi-que des attributions et rendre les de-mandeurs plus acteurs de leur pro-jet », déclare Ian Brossat, adjoint aumaire chargé du logement.

Paradoxalement, alors que leslistes d’attente pour obtenir un HLM ne cessent de s’allonger – 180 000 candidats à Paris –, les bailleurs sociaux ont parfois du mal à remplir leurs immeubles. Lamunicipalité, qui attribue quelque4 000 logements chaque année, essuie 40 % de refus à ses premiè-res propositions, obligeant à re-lancer la procédure. Typiquement c’est le cas d’un couple avec enfantqui habite une HLM dans le 15e ar-rondissement et qui, à l’arrivée de son second enfant, espère un qua-tre-pièces. On le lui propose, mais dans le 19e. Il y a bien sûr des locali-sations moins recherchées que d’autres et des loyers parfois trop élevés, notamment dans des im-meubles neufs ou de catégories supérieures financées.

Pour postuler sur Locannonces,il faut être déjà enregistré comme demandeur mais cela peut se faire en ligne facilement, avoir des res-sources compatibles avec les barè-mes réglementaires et suffisantes pour couvrir trois fois le loyer. Exemple : la Mairie propose un quatre-pièces dans le 13e arrondis-sement, de 97 m2, au prix de 1 361 euros par mois, ou ce six-piè-

ces de 110 m2 dans le 12e pour 1 577 euros… « Nous espérons atti-rer une clientèle des classes moyen-nes qui s’autocensure et n’ose pas candidater », indique Ian Brossat. Postuler n’est que la première étape d’un long processus, car, unefois passé le premier filtre du nom-bre d’occupants, qui doit être en adéquation avec la taille de l’ap-partement proposé, puis celui des ressources, ni trop élevées ni trop faibles, la Ville sélectionne les cinq dossiers qui ont obtenu les meilleures notes attribuées selon 25 critères, dossiers soumis à la commission d’attribution !

Cette mise en ligne est pour lemoment expérimentale et limi-tée au patrimoine de l’office Paris Habitat et au contingent de la Ville, qui peut désigner les locatai-res de 20 à 30 % des logements li-bérés. Paris s’attache à moderni-ser ce lourd processus d’attribu-tion, depuis fin 2013 tous les dos-siers sont anonymisés et font l’objet d’une cotation, une mé-thode de « scoring » afin de hié-rarchiser les demandes, en prin-cipe en toute transparence.

Il n’y a pas que Paris qui va au-de-vant des candidats locataires pour remplir les immeubles. « Dès que l’on s’éloigne de Paris, les immeu-bles neufs se remplissent lentement,c’est le cas, par exemple, à Etampes ou Montereau », admet Yves Laf-foucrière, PDG de 3F, qui détient plus de 200 000 logements. Ce bailleur n’hésite pas à publier ces annonces sur son site ou sur « Le-boncoin » ou « Seloger ». C’est de cette façon qu’en Essonne 170 loge-ments ont trouvé preneur sur les 1 200 attribués en 2014. p

isabelle rey-lefebvre

mes habitudes, de ne pas me faire raccompagner le soir, parce que ce n’est pas normal, affirme Alexiane. Je veux pouvoir m’habiller comme je veux et aller où je veux. »

Le Haut Conseil à l’égalité estimele phénomène très largement ré-pandu. Il demande sa quantifica-tion précise, qui n’a jamais été ef-fectuée, les études se concentrant sur les violences les plus graves. Il appelle à une prise de conscience générale de la part des victimes,mais aussi des harceleurs, et des témoins, encouragés à ne pas tolé-rer de tels comportements.

Elle a commencé, sous l’impul-sion d’associations comme le col-lectif Stop harcèlement de rue, créé en février 2014, qui sensibi-lise par son site Internet et des ac-tions sur le terrain. Selon le Haut Conseil, les pouvoirs publics doi-vent maintenant prendre le relais,notamment par une campagnenationale d’information. p

gaëlle dupont

Solutions à tester dans les transports

Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes en-courage les sociétés de transport à lutter contre le harcèlement sexiste, par exemple dans le cadre de la campagne contre les inci-vilités de la RATP, qui pour l’heure n’en dit mot. Elles sont invitées à tester des solutions expérimentées à l’étranger, comme l’arrêt du bus entre deux stations la nuit qui permet de limiter la mar-che, et à adapter leurs systèmes d’alerte, par exemple en généra-lisant le 3117, le numéro d’urgence de la SNCF, et en mentionnant les violences comme motif de recours au signal d’alarme.

5H-7HRTL PETIT MATIN

7H-9H30RTL MATIN

9H30-11HÇA PEUT VOUS ARRIVER

11H-12H30À LA BONNE HEURE

15H-16HON EST FAIT

POUR S’ENTENDRE

18H-19HRTL SOIR

1ÈRE RADIO DE FRANCE

Photos:Elodie

Grégoire.

16H-18HLES GROSSES TÊTES

*

543000AUDITEURS

SUR TOUS LES CRITÈRES

Source : Médiamétrie, 126 000, Janv-Mars 2015, L à V, 5h-24h, 13 ans et +.*Janv-Mars 2015 vs Janv-Mars 2014, AC.

France Bleu

Europe 1

NRJ

France Inter

7,3%

8,2%

9,3%

9,5%

NRJ

France Inter

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Page 12: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

12 | enquête VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

adrien le gal

Aucun Cambodgien n’oublierajamais la date du 17 avril 1975.Ce jour-là, les Khmers rougesentrent dans Phnom Penh etfont basculer le pays dans lechaos. Les villes sont éva-

cuées, les citadins réduits en esclavage dansdes camps de travail, les religions interdites, tandis que dans un lycée désaffecté de la capi-tale, rebaptisé S-21, des milliers de prison-niers sont torturés à mort, contraints de li-vrer des aveux insensés. Comme le dit un desnombreux slogans de l’Angkar, l’« organisa-tion » dirigée par Pol Pot, « qui proteste est unennemi, qui s’oppose est un cadavre ».

Le même jour, pourtant, en Europe et enAmérique, des intellectuels, journalistes – y compris au Monde – et militants opposés à laguerre menée au Vietnam par les Etats-Unis, applaudissent. Vus d’Occident, les Khmersrouges ne sont pas très différents des com-munistes vietnamiens, et cette victoire préfi-gure la prise de Saïgon, douze jours plus tard.

Dans les semaines qui suivent, la questiondu Cambodge devient centrale : des milliersde réfugiés traversent la frontièrethaïlandaise, racontent la terreur, la famine,les exécutions sommaires. Mensonge, affir-ment les défenseurs du Kampuchéa démo-cratique, le nouveau nom du Cambodge. Detoute façon, le pays est verrouillé. Nul nepeut y entrer, nul ne peut évaluer par lui-même si l’ancien royaume d’Angkor s’est transformé en utopie ou a sombré dans letotalitarisme.

UNE SOCIÉTÉ NOUVELLEEn 1978, le rideau s’entrouvre. Le Cambodge, soutenu par Pékin, est quasiment en guerre contre le Vietnam, son frère ennemi, allié deMoscou. « Les Chinois avaient conseillé à leursprotégés de se trouver de nouveaux amis dansle monde communiste – et même de tenter de renouer avec l’Amérique », note Henri Locard, historien auteur de Pourquoi les Khmers rou-ges (Vendémiaire, 2013). Une proposition est alors faite aux militants maoïstes d’Europe etdes Etats-Unis : souhaitent-ils se rendre auKampuchéa démocratique et voir, de leurs yeux, la société nouvelle qui est en train d’être créée ?

Ils sont une poignée à avoir fait le voyage,par petites délégations de trois ou quatre :des Américains, des Français, des Belges, desDanois, des Suédois… Gunnar Bergström, mi-litant gauchiste de 27 ans, qui préside alorsune Association d’amitié Suède-Kampuchéa, est de ceux-là : « Nous avons discuté de la composition de la délégation. Jan Myrdal étaitun écrivain connu, qui avait ses entrées dans les médias. Hedda Ekerwald travaillait à la ré-daction du magazine de notre association, et Marita Wikander était mariée à un cadre kh-mer rouge, qui était rentré au pays, se sou-vient-il. Les récits des réfugiés étaient déjà troublants, mais j’espérais qu’il s’agissait d’ex-ceptions. Nous avons discuté des façons d’évi-ter d’être manipulés, comme les communistes qui avaient été invités par Staline pour visiter l’URSS. Nous avons échoué. »

Le programme proposé aux groupes de mi-litants ne varie guère : depuis Pékin, vol vers Phnom Penh, devenue une ville fantôme ; rencontre avec le ministre des affaires étran-gères, Ieng Sary ; départ en train vers le nord, fin du trajet en voiture jusqu’à Siem Reap ; vi-site des temples d’Angkor, privés de leurs tou-ristes et de leurs archéologues, puis d’unchantier de barrage, où s’activent des « tra-vailleurs volontaires », d’une usine de médi-caments traditionnels (les Khmers rouges voulaient rompre avec la médecine occiden-tale). Enfin, retour à Phnom Penh et, pointd’orgue du séjour, un entretien avec Pol Poten personne. Norodom Sihanouk, l’ancien roi du Cambodge, père de l’indépendance qui s’est allié aux Khmers rouges en 1970, est« trop occupé » pour les recevoir, leur assure-t-on. Il est en fait placé sous haute sur-veillance dans son palais par les Khmers rou-ges, qui l’ont privé de tout pouvoir et se mé-fient de lui.

Les impressions des visiteurs étrangerssont mitigées : « Il était clair que les Khmers rouges nous mentaient sur certaines choses,raconte Gunnar Bergström. Ils nous disaient que les moines avaient décidé volontairementde travailler dans les champs, que les anciens habitants des villes n’avaient pas de temps pour parler avec nous… Mais, en même temps,nous avons rencontré des personnes que les médias occidentaux disaient mortes, et celanous a rassurés. » Marita Wikander, elle, de-mande sans succès à voir son mari, Someth Huor. Comme elle le découvrira plus tard, il était déjà mort, à S-21, après avoir été torturé.

En décembre 1978, dans les derniers joursdu régime, une délégation d’un autre type estaccueillie à Phnom Penh. Cette fois-ci, elle estcomposée d’un seul « ami » du régime, Mal-colm Caldwell, un enseignant à l’Ecole des études orientales et africaines, à Londres. Les deux autres sont des journalistes : Elizabeth Becker, du Washington Post, et Richard Dud-man, du St. Louis Post Dispatch. Le dernier soir, à Phnom Penh, Caldwell est autorisé àparler avec Pol Pot en tête-à-tête. La nuit sui-vante, il est assassiné.

Pourquoi le régime a-t-il fait tuer le seulmembre de la délégation qui lui était favora-ble ? Henri Locard croit à la thèse de l’acci-dent : « Les soldats de la section Y-10, chargésde conduire les accusés à S-21, s’occupaientaussi de la sécurité des invités. Il y eut une his-toire de femmes entre eux, d’où une bagarre, et, dans la confusion, Caldwell a pris une balle qui ne lui était pas destinée. Je tiens cette ver-sion de Phi Phuon, responsable de la sécurité des étrangers à l’époque. » « Certains Khmers rouges désapprouvaient notre visite, c’est laseule explication que j’ai. Le meurtre de Cald-well leur aurait permis d’en finir avec ces voya-ges », raconte de son côté Elizabeth Becker. Lelendemain, Ieng Sary accuse les Vietnamiens d’avoir organisé l’assassinat. Après une brèvecérémonie, les journalistes sont raccompa-gnés à l’aéroport et prennent l’avion pour Pé-kin, avec le cercueil de Caldwell.

« Ce meurtre était irrationnel, comme la plu-part des actions des Khmers rouges », avance Elizabeth Becker. Quant aux intellectuels gau-chistes qui ont participé à ces voyages et n’ontpas été troublés par ce qu’ils ont vu, ils ne lui inspirent guère d’estime : « Il était évident que quelque chose de terrible était en cours. Tout était fermé, les cafés, les magasins… Dansla campagne, tout le monde était habillé ennoir et travaillait la terre avec les méthodes les plus rudimentaires. Et c’est cela que le régime adécidé de montrer aux visiteurs étrangers, celaqu’il considérait comme un idéal ? »

« Je me vois encore au milieu d’une avenuecentrale de Phnom Penh, raconte David Kline,un ex-militant gauchiste de Chicago, qui lui aussi a fait le voyage. Quelques années avant, elle devait être noire de monde, et là, il n’y avait plus personne. Tout ce qu’on pouvait en-tendre, c’était le vent et le babillage de IengSary qui tentait d’expliquer pourquoi les 2,5 millions d’habitants de la ville avaient été évacués. Je me rappelle m’être dit : “Cela n’est pas humain.” »

« J’ÉTAIS DANS LE DÉNI »Pourtant, après le 7 janvier 1979, date de l’en-trée des Vietnamiens dans Phnom Penh et dela chute de Pol Pot, ces intellectuels vont s’employer à défendre les Khmers rouges. Ilsmultiplient les conférences, les livres, les tri-bunes pour dénoncer l’« agression » vietna-mienne. David Kline publie The New Face ofKampuchea (Liberator Press, 1979) – « Le Nou-veau Visage du Kampuchéa » –, où il vante lesmérites du régime, photos à l’appui. « Pour-tant, j’étais toujours poursuivi par cette image de Phnom Penh vide. Il m’a fallu quelques moispour réaliser que j’étais dans le déni, et que ce qui s’était passé au Cambodge était terrible.C’est là que j’ai rompu avec l’idéologie gau-chiste. Plus de villages Potemkine pour moi. »

Contactés, certains ne souhaitent pas par-ler, évoquent un emploi du temps chargé ou

la peur d’être critiqués. Marita Wikander a ra-conté l’histoire à son fils, Jesper Huor, né en 1975. « Elle regrette profondément d’avoir soutenu les Khmers rouges, alors qu’ils ont tuépresque toute ma famille cambodgienne », in-dique-t-il. Jan Myrdal, lui, n’a jamais con-damné les Khmers rouges. En 2007, à PhnomPenh, un tribunal parrainé par l’ONU a in-culpé Douch, le patron de S-21, ainsi que qua-tre anciens responsables du régime, accusés de « génocide » et de « crimes contre l’huma-nité ». « J’étais prêt à témoigner en faveur deKhieu Samphan [l’un des prévenus, présidentdu Kampuchéa démocratique de 1976 à 1979],mais ses avocats ont estimé que mon témoi-gnage ne l’aiderait pas », raconte-t-il. Pendantson procès, l’accusé n’a d’ailleurs pas nié lescrimes du régime, se contentant d’en rejeter la responsabilité sur Pol Pot, mort en 1998.En 2014, Khieu Samphan a été condamné à laréclusion à perpétuité. Un appel est en cours.

En 2001, Jacques Jurquet, membre de la dé-légation française, a publié un livre, A contrecourant (Le Temps des cerises), dans lequel il défend le bilan du Kampuchéa démocratiqueet conteste le bilan de 1,7 million de morts.Même l’auteur de la préface, son ami Jean-Luc Einaudi, juge bon d’y préciser que JacquesJurquet est un homme qui s’est « beaucoup trompé », en dépit de sa « sincérité ». Le2 avril, Jacques Jurquet a fêté ses 93 ans. « Il a des pertes de mémoire et ne se souvient plusdu tout du Cambodge », regrette son fils ca-det. L’aîné, lui, assure que ces dernières an-nées, son père « a évolué à petits pas » sur les Khmers rouges, sans jamais les renier tout à fait. Alain Castan, un autre membre de la dé-légation, ne défend plus le régime, mais évo-que une « époque confuse ». Il se rappelle avoir été avant tout choqué, lors de sa visite, par l’état de destruction du Cambodge après la guerre du Vietnam.

Eric Bacher, ancien militant du Parti com-muniste marxiste-léniniste (PCML), la petite formation maoïste dont Jacques Jurquet étaitle chef, n’a pour sa part aucune difficulté à es-timer que soutenir les Khmers rouges rele-vait de l’« autisme politique » : « Les militants du PCML affirmaient de manière impavide deschoses que la réalité têtue ne cessait de démen-tir », se souvient-il.

Gunnar Bergström, lui, a choisi d’affronterson passé. En 2008, il s’est rendu au Cam-bodge pour présenter ses excuses. Les photosqu’il avait prises en 1978 ont été exposées dans les locaux de S-21, transformé en « Mu-sée du crime génocidaire ». On y découvre unKampuchéa démocratique paisible, des pay-sans et des cadres souriants, bien nourris, à l’uniforme noir impeccable. Dans les pièces attenantes s’étale la réalité qu’il n’avait pas suvoir : les visages des milliers de Cambod-giens torturés en ces lieux, photographiés une dernière fois avant leur exécution. p

« IL ÉTAIT CLAIR QUE LES KHMERS

ROUGES NOUS MENTAIENT SUR CERTAINES

CHOSES »GUNNAR BERGSTRÖM

militant gauchiste suédois

Quarante ans après la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, les rares Occidentaux invités à visiter le Cambodge en 1978 se souviennent. Certains admettent avoir été manipulés, d’autres ne se déjugent pas

Voyage chez Pol Pot

URWILLER ICINORI

Page 13: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 débats | 13

¶Eric Delbecque est membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique

La loi sur le renseignement ne crée pas une société de surveillance !

par éric delbecque

S avons-nous vraiment enFrance ce que nous vou-lons ? A la suite des atten-

tats de janvier, les voix furent lé-gion pour réclamer des mesuresfortes permettant d’anticiper etde traiter les menaces terroristes. La question était effectivement de répondre à cette exigence légi-time d’amélioration du dispositif actuel sans tomber dans le piège de la loi opportuniste exploitant le choc traumatique. Bref, le pire aurait été de voter une loi d’ex-ception nous rapprochant de l’es-prit du Patriot Act de l’adminis-tration Bush.

De ce point de vue, le texte ac-tuel s’inscrit dans un long travail sur le renseignement mené par Jean-Jacques Urvoas, le président de la commission des lois, et ja-lonné par plusieurs rapports sur ces questions. Ce n’est donc pasun projet hâtif, dicté par les cir-constances. Il est également vrai que la démarche actuelle intro-duit un cadre juridique dans un monde (celui des « services ») dont une part de l’activité se situedans l’illégalité, ou tout au moins le flou (la « zone grise » évoquée par Manuel Valls).

A cet égard aussi, le projet de loiest clairement un progrès. L’argu-ment consistant à affirmer qu’il se produirait une régression deslibertés individuelles parce quel’illicite entrerait dans le corset dudroit est absurde. Par définition,

des actions clandestines ne peu-vent pas être contrôlées et éven-tuellement sanctionnées. Il faut attendre des scandales pour met-tre un terme à certains abus… jus-qu’à la prochaine fois. Le principe du « pas vu, pas pris » sied mal à une démocratie et à un Etat dedroit.

Parallèlement, il faut assumerjuridiquement les exceptions à la philosophie sociale libérale :dans des cas extrêmement spéci-fiques et sévèrement limités, afin de garantir de surcroît le respect de nos droits, de manière noncontestable. Les « services » y ga-gneront par ailleurs en légitimité et rigueur. Combien de fois doi-vent-ils aujourd’hui ruser avec unappareil public peu réceptif à leurs besoins et contraintes, par-fois un brin méprisant, et finale-ment payer le prix en image de cequ’ils doivent faire sans l’assu-mer ? Il faut en finir avec cette ha-bitude trop facile d’en faire des boucs émissaires.

MESURES NÉCESSAIRESPrenons deux exemples : la géo-localisation de véhicules à l’aide de balises ou la pose de micros dans un appartement sont sans doute effectivement nécessairesdans le cadre de la lutte antiterro-riste. Les professionnels du ren-seignement ne doivent plus secontorsionner pour parvenir àexécuter ce type de mesures né-cessaires pour identifier un terro-riste ou une action en prépara-tion.

Quant à la surveillance demasse, une bonne connaissance de notre appareil de sécurité per-met d’en mesurer le caractère im-probable : les IMSI-catchers ser-vant à localiser les téléphones etéventuellement à écouter les con-versations ne vont pas pulluler dans les « services ». Leur usage sera donc mécaniquement ré-servé à celui qu’on leur destine. De même pour l’algorithme d’analyse du trafic sur les réseaux des fournisseurs d’accès à Inter-net : c’est un système de veille quisélectionnera des suspicions en-trant ensuite dans la procédure d’autorisation. En cas de déra-page, les sanctions devront êtreen revanche exemplaires.

Affirmons-le clairement : lerenseignement n’est pas une réa-lité méprisable. Hélas, nous nedisposons guère en France des organismes permettant de diffu-ser décisivement une culture desécurité et de renseignement. Or,les services spécialisés doiventdisposer de la reconnaissance et des moyens indispensables pourtravailler. La seule question quiimporte vraiment, mais elle est déterminante, c’est celle des ga-ranties qui convaincront nosconcitoyens que ce système nepeut pas être dévoyé, c’est-à-direappliqué à d’autres sujets que l’antiterrorisme ou la préserva-tion de nos intérêts fondamen-taux en matière technologiqueet économique.

Dans cet ordre d’idées, le dialo-gue entre Jacques Toubon, le dé-fenseur des droits, et les parle-mentaires montre l’exempled’une discussion ferme mais pro-ductive : la problématique sur les limites de la procédure d’urgence,la présence de membres perma-nents au sein de la Commission nationale de contrôle des techni-ques de renseignement (CNCTR), la crédibilité du contrôle a poste-riori de la commission par le Con-seil d’Etat, la protection des ma-gistrats, des avocats et des journa-listes, constituent des questions-clefs que le législateur doitimpérativement prendre en compte pour que le texte soit à la fois efficace et légitime.

Il faut bien évidemment com-prendre et entendre les craintesqui s’expriment sur la cristallisa-tion d’une société de sur-veillance. Et il est hautement né-cessaire de demeurer vigilant. Ne cachons pas en effet que l’admi-nistration peut être un rouleaucompresseur parfois trop arro-gant, sûr de sa force et de son droit. C’est au gouvernement et à la loi de s’assurer qu’elle ne peut pas franchir les limites de nos droits et libertés. p

Assorti de garde-fous, le projet de loien discussion constitue un bon textequi évite les dérives de l’après-11-Septembre.De la géolocalisation aux écoutes, il est nécessaire de pouvoir éviter les actes terroristes

Il faut défendre la fiction indépendante française !

collectif

P ourquoi la France, qui investit plus de680 millions d’euros par an dans la fic-tion audiovisuelle, se montre-t-elle inca-

pable d’assurer le renouveau de ce genre, aux cô-tés des Etats-Unis, de l’Angleterre et de plus pe-tits pays à audience et moyens de financementsréduits, comme Israël ou les pays scandinaves ?Pourquoi nos productions sont-elles encore ma-joritairement absentes du marché mondial ?Avec l’explosion des séries à l’international, denombreux observateurs s’interrogent sur notre incapacité à en produire plus et mieux.

A cette question essentielle, des experts, sou-vent financés par les diffuseurs et les grands groupes audiovisuels dont ils sont les plus fer-vents lobbyistes, ne répondent que par un empi-lement d’idées toutes faites : le carcan régle-mentaire français freinerait l’industrialisation du secteur, empêchant la concentration verti-cale, seule à même de concurrencer les géantsaméricains. L’obligation faite aux chaînes de confier la fabrication des œuvres à des produc-teurs indépendants leur interdirait de déployerune politique de production intégrée, tournéevers le reste du monde.

FAIBLESSE DE L’EXPORTATIONLe diagnostic, comme le remède proposé, prête-rait à sourire, s’il ne trahissait un mépris volon-taire des faits. Disons-le tout de suite, aucun desarguments de cette vieille antienne de l’intégra-tion verticale ne résiste à l’épreuve d’une ana-lyse sérieuse des conditions du renouvellement créatif de la fiction. En effet, tous les succès em-blématiques du renouveau de la série télévi-suelle des vingt dernières années, qu’ils soientaméricains, anglais ou européens, ont été pro-duits par des indépendants, le plus souvent dans une alliance vertueuse avec un diffuseur.La liste est longue, des « Sopranos » à « Down-ton Abbey », de « The Bridge » à « Engrenages »,qui en témoigne. La capacité des indépendants àproduire pour l’international n’est plus à dé-montrer. Mieux équipés créativement, structu-rellement aptes à l’innovation et aux risques, ilssont en prise directe avec les talents.

Au départ, les nouvelles séries TV ont été en-gendrées par des niches, à la marge de la produc-tion majoritaire. Dans un premier temps, c’est laqualité (singularité des prototypes) qui a imposél’originalité de ses formats face à la quantité (vo-lume et flux), puis elle s’est consolidée en se multipliant grâce à la confiance établie entrediffuseurs et indépendants. Aux Etats-Unis,c’est ainsi que la marque HBO (« True Detec-tive », « Game of Thrones ») s’est forgée, dont le succès remodela la fiction américaine et que tous les networks se sont depuis efforcés de co-pier. En Angleterre, pays où l’intégration verti-cale était devenue le dogme central au sortir desannées Thatcher, tous les diffuseurs ont fini parfaire le choix d’un retour vers les indépendants. C’est bien dans ce double mouvement de la marge vers le centre, du prototype vers l’indus-trialisation, que la fiction peut se renouveler et prospérer.

Si la France a raté le marché mondial des sériesTV et que la faiblesse de l’exportation de nos fic-tions à l’international continue de désespérer les autorités de tutelle, c’est à cause de deux rai-sons de fond :

1/En France, les « niches » ont été tuées dansl’œuf et diluées dans le généralisme consensuel de la fiction de papa, éditorialement tournée vers le seul public français : une audience vieillis-sante, qui a défini, et continue de le faire, la politi-que de production du service public. Les grandeschaînes hertziennes, jusque très récemment, ne souhaitaient pas développer d’œuvres abordant des sujets ou des univers jugés trop « clivants » –pourtant qualité première des œuvres qui ontformé le goût des consommateurs de séries dansle monde. Or, même écrits dans leur langue d’ori-gine, les sujets à forte singularité peuvent con-naître des succès retentissants. Des exemples le montrent : « Borgen », diffusée sur Arte, récit en danois de l’ascension d’une femme politique, a connu un succès international. « Les Reve-nants », série en langue française pour Canal+ oùles morts reviennent, a été vendue dans le monde entier et a obtenu le Emmy Award de la meilleure série internationale.

2/Les coproductions internationales de fic-tion, capables de toucher des publics étrangerset impliquant un producteur et des talents fran-çais, ont été longtemps cruellement négligées dans notre pays ou cantonnées à de l’opportu-nisme financier – les fameux « Euro-pudding ».

Les premiers à avoir ouvert des brèches vers la fabrication de nouveaux formats avec des parte-naires internationaux, en mélangeant les ta-lents, les imaginaires et les sources de finance-ment, ont été des indépendants. Car les grands groupes n’en voulaient pas, trop attachés à leursfranchises calibrées, la plupart du temps des sé-ries familiales ou policières, fabriquées pour maximiser les marges de production, modèlequi a bien atteint ses limites.

Mais si céder aux sirènes du « tout industriel »est un leurre dangereux, nous ne souhaitons paspour autant nous arc-bouter sur des combats d’arrière-garde. Nous appelons de nos vœux unerévolution des mentalités : que l’esprit start-up qui a permis l’expansion des nouvelles techno-logies accompagne l’indispensable remise à platde la fiction française pour qu’elle s’attelle enfin aux défis… d’aujourd’hui. Les grandes entrepri-ses du secteur des nouvelles technologies onteu, elles, l’intelligence de reconnaître qu’elles étaient prises de vitesse par les PME entrantes, seules capables de rupture, d’innovation, et donc créatrices de nouveaux marchés. Ont-elles fait le choix de les détruire ? Au contraire, elles ont vu dans leur développement même l’oppor-tunité de nouveaux débouchés. D’autant que laforce de ces PME tient dans une organisation ho-rizontale, un mode de travail collaboratif et une prise de risque aux antipodes de la verticalité des groupes, qui font porter aux œuvres le poidsde frais généraux massifs.

LA CLÉ DU RENOUVELLEMENTLa défense de la production indépendante n’est donc pas le réflexe corporatiste d’un secteur as-siégé. Au contraire, elle est la clef du renouvelle-ment. Mais ce n’est que main dans la main que producteurs et diffuseurs peuvent s’atteler à cebeau chantier.

Nous avons perdu dix ans ! Eh bien, pre-nons-en dix d’avance avec un contrat d’objectifet de moyens signé entre diffuseurs et produc-teurs, qui aille à l’encontre de la peur et du repli et ouvre bien grandes les fenêtres du secteur pour que notre fiction aille enfin respirer l’air dularge : remettons la concurrence au cœur dusystème, diversifions nos possibilités de finan-cements, créons de la place aux entrants, jeunesproducteurs et jeunes auteurs, avec moins de pression sur le budget et l’audience, favorisons les nouveaux formats (26 min), inventons da-vantage d’espaces de diffusion, y compris sur la TNT, en seconde partie de soirée, prenons le ris-que de thèmes et d’écritures en rupture avec latélévision du passé, affirmons enfin la logique d’offre et non plus de demande.

Car plus qu’un devoir, la fiction, miroir tendu àchacun, vecteur de démocratie et de construc-tion collective, est une nécessité de service pu-blic, impliquant un pacte nouveau entre lescommanditaires et tout le tissu productif. Et il y a urgence : il faut que la télévision cesse d’êtredu bon côté de la fracture sociale, loin des aspira-tions de la jeunesse et des minorités, pour enfinentrer dans la société d’aujourd’hui en offrant à tous un droit égal au récit et à l’imaginaire.

L’avenir de notre secteur est à ce prix. Il nousappartient. p

Ce n’est pas le carcan réglementaire qui empêche la Francede concurrencer les géants américains. Au contraire,tous les succès emblématiques du renouveau de la série télévisuelledes vingt dernières années ont été produits par des indépendants

¶Caroline Benjo, Carole Scotta, Jimmy Des-marais, de Haut et Court (« Les Revenants »)Arnaud Louvet, d’Aeternam films (« Virage Nord »)Bruno Nahon, d’Unité de production(« Ainsi soient-ils »)Vassili Clert, de Son & Lumière (« Engrenages »)Jean Bréhat, de 3 B Productions(« Le P’tit Quinquin »)Marie Masmonteil, de Elzevir films(« Chien de guerre »)Tous les signataires sont producteurs

REMETTONSLA CONCURRENCE

AU CŒUR DU SYSTÈME, CRÉONS DE LA PLACE AUX JEUNES AUTEURS

ET PRODUCTEURS, AVEC MOINS

DE PRESSION SUR LE BUDGET ET L’AUDIENCE

NOUS NE DISPOSONS GUÈRE

EN FRANCEDES ORGANISMES

PERMETTANTDE DIFFUSER

DÉCISIVEMENTUNE CULTURE DE SÉCURITÉ ET DE RENSEIGNEMENT

Cimetière marin | par cagnat

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14 | éclairages VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE

frédéric fritscher

Yasser Arafat avait rêvé d’être enterréà la mosquée Al-Aqsa, dans une Jéru-salem capitale de la Palestine. Il estmort dans un hôpital militaire de la

banlieue parisienne, le 11 novembre 2004, après avoir vécu plusieurs années assiégé parl’armée israélienne dans les ruines de sa rési-dence, à Ramallah, capitale administrative de l’Autorité palestinienne, en Cisjordanie.

Dans les dernières années de sa vie, le chefpalestinien avait vu les obstacles surgir de touscôtés. Dans son propre camp, où il s’était forgé,au fil du temps, de solides inimitiés. Mais aussien butant sur le double mur israélo-américain érigé en 2001 par son implacable ennemi Ariel Sharon, devenu premier ministre, et l’inflexi-ble président américain George W. Bush.

Yasser Arafat n’a pas su composer. Il n’a pasenvisagé de se décharger progressivement d’une partie de ses fonctions ni de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération politi-que. Arafat a fait ses premières apparitions pu-bliques au lendemain de la victoire fulgurante de l’armée israélienne dans la guerre des Six-Jours, du 5 au 10 juin 1967. Les pays arabes sontalors traumatisés.

Le 21 février 1968, les Israéliens se disposent àprendre par la force le village jordanien de Ka-rameh, que les Palestiniens utilisent comme base arrière pour leurs incursions armées enCisjordanie désormais occupée. Tsahal, l’ar-

mée israélienne, qui bute sur une résistance inattendue, détruit le village, mais connaît de lourdes pertes avant de se retirer. Les fedayins palestiniens montrent aux armées arabes et au reste du monde qu’ils sont debout et conti-nuent de se battre. Au lendemain de ces com-bats, les jeunes Palestiniens affluent par mil-liers pour rejoindre le mouvement et s’enrôler.Trois semaines après la bataille, le Fatah, mem-bre de l’Organisation de libération de la Pales-tine (OLP), demande à Arafat d’incarner la ré-sistance palestinienne.

Le 4 février 1969, l’OLP l’élit à sa tête. De cettedate et jusqu’à ce que la mort l’emporte, sa vie se confond avec celle de l’organisation. En 1970, l’OLP est solidement implantée à Am-man, en Jordanie, où les camps de réfugiés pa-lestiniens sont nombreux. Ses activités ont une telle ampleur que le pouvoir jordanien, prenant ombrage de cet Etat dans l’Etat, chasseles Palestiniens par la force en septembre 1970.

Ce « septembre noir » pousse l’OLP vers le Li-ban, où l’histoire va se répéter. La résistance fera de Beyrouth son quartier général durant douze ans, avant d’être contrainte à l’exil, cette fois par l’armée israélienne massée autour de la capitale libanaise. Arafat évacuera la ville sous protection française, le 30 août 1982, et installera finalement le siège de l’OLP à Tunis, le 3 septembre.

Dans l’intervalle, fin octobre 1974, le sommetarabe de Rabat, au Maroc, a fait de l’OLP le « seul et légitime représentant du peuple pales-tinien ». Quelques jours plus tard, le 13 novem-

bre, le président du comité exécutif de l’OLP estofficiellement invité à s’exprimer devant l’As-semblée générale des Nations unies à New York. Le 21 novembre, l’OLP est admise aux Na-tions unies, avec le statut d’observateur. Arafat a désormais fait le choix de la diplomatie.

Quatorze ans plus tard, en novembre 1988,lors d’une réunion à Alger du Parlement pales-tinien en exil, il reconnaît implicitement l’exis-tence d’Israël. Il accepte les résolutions 242 et 338 des Nations unies et proclame un Etat in-dépendant en Palestine. Les principes d’un dia-logue se dessinent. Lorsqu’il est reçu six mois plus tard, en 1989, par le président François Mitterrand à l’Elysée, il déclare « caduque » lacharte de l’OLP, qui prône la lutte armée et la destruction d’Israël.

VINGT-SEPT ANS D’EXILL’administration américaine convainc Israëld’engager un premier dialogue avec l’OLP à Madrid en octobre 1991, dans un cadre multi-latéral. Mais tandis que les délégations offi-cielles se rencontrent en Espagne, des négo-ciations secrètes se tiennent à Oslo, en Nor-vège, menées par Mahmoud Abbas, alors nu-méro deux de l’OLP, et Shimon Pérès.

L’accord d’Oslo est signé le 13 septem-bre 1993, à Washington. Le démocrate Bill Clinton joue le maître de cérémonie. Le visagedu président américain s’illumine quand il voit Yasser Arafat s’avancer et tendre la mainau premier ministre, Yitzhak Rabin, qui hé-site, mais la saisit. Arafat fait un pas supplé-

mentaire et serre la main de Shimon Pérès. Les trois hommes recevront l’année suivante, en 1994, le prix Nobel de la paix, à Stockholm.

Après vingt-sept ans d’exil, Yasser Arafat re-vient enfin en Palestine. Le 1er juillet 1994, il estaccueilli par une foule en délire à Gaza, où il s’installe jusqu’aux élections, avant de gagner Ramallah. Le 24 avril, le Parlement palestinienvote l’abrogation de la clause appelant à la des-truction de l’Etat d’Israël, contenue jusqu’alorsdans la charte nationale. L’objectif du prési-dent reste la création d’un Etat indépendant, avec Jérusalem comme capitale. Le rêve se brise net au moment où échoue le deuxième sommet de Camp David, en juillet 2000.

Dix ans après la disparition d’Arafat, les Pa-lestiniens attendent toujours leur Etat. Le pré-sident sans terre n’a pas atteint de son vivant le but qu’il s’était fixé. Mais il a regroupé le peuple palestinien autour de l’OLP. La Pales-tine, de simple observateur, est devenue Etat observateur non membre aux Nations unies en 2012, avec une majorité écrasante de 138 voix pour, 9 contre et 41 abstentions.

Fort de cette avancée, le gouvernement pa-lestinien a demandé son adhésion à la Cour pénale internationale (CPI), début janvier. L’ONU a tranché favorablement et, pour la première fois, la CPI s’est déclarée compétentepour intervenir sur le fond du dossier israélo-palestinien. Alors que les négociations de paix sont dans l’impasse, Mahmoud Abbas a coiffé le keffieh d’Arafat pour se lancer sur leterrain de la guerre diplomatique. p

Yasser Arafat, un président sans terre

LETTRE D’ESPAGNE | sandrine morel (madrid, correspondance)

L’énigme du Petit Nicolas espagnol

Avec son regard bleu un tantinet ar-rogant et son sourire narquois,Francisco Nicolas Gomez Iglesiasest parvenu à mettre en difficulté

les plus hautes institutions de l’Etat espagnol.Du haut de ses 20 ans, ce médiocre étudiant en droit que la presse a vite surnommé « le Pe-tit Nicolas », en référence au héros de Sempé et Goscinny, assure avoir agi à la fois comme agent du Centre national d’intelligence (CNI),conseiller de La Moncloa, le siège du gouver-nement, ou émissaire de La Zarzuela, la rési-dence du roi…

Sur son profil Facebook, l’imposteur ef-fronté ou le génie de la politique, selon les in-terprétations, a posté moult photos de ses rencontres au plus haut niveau. Le jeune homme qui traîne ses mocassins et ses che-mises bleu clair au siège du Parti populaire (PP, droite, au pouvoir) depuis qu’il a 14 ans, a produit quantité de selfies tantôt avec l’an-cien chef du gouvernement José Maria Aznar, tantôt avec le chef du patronat madrilène, Ar-turo Fernandez, ou se rendant à la cérémonie de proclamation du roi d’Espagne Felipe VI.

Grâce à ses contacts présumés, il s’est fait ré-munérer pour des services d’intermédiaire, obtenant par exemple 25 000 euros d’un chef

d’entreprise pour vendre une vaste propriétéestimée à 10 millions d’euros. Une entreprise de construction l’aurait embauché pour qu’ill’aide à obtenir des contrats publics etd’autres chefs d’entreprise floués refuseraientde porter plainte, assaillis par un sentimentde honte, rapporte la presse espagnole.

PHÉNOMÈNE MÉDIATIQUELe mobile financier n’explique pas à lui seul l’ensemble des agissements du jeune homme.Il a rencontré une quinzaine de fois le secré-taire général du syndicat d’extrême droite Manos Limpias, Miguel Bernad, à l’origine dela plainte pour délit fiscal contre la sœur duroi, l’infante Cristina. Prétendumment de lapart de La Zarzuela, il lui a demandé de renon-cer aux poursuites, « néfastes à l’image de l’Es-pagne et au système démocratique », a avoué M. Bernad. Pour le convaincre, le Petit Nicolas lui a révélé que son téléphone était sur écouteet lui en a donné la preuve en lui fournissantdes détails d’une conversation téléphoniqueprivée récente.

Son histoire tient en haleine l’Espagne sansdiscontinuer depuis octobre 2014, quand il a été arrêté, première surprise, par l’unité poli-cière des affaires internes, la police des poli-

ces. A son domicile, les forces de l’ordre ont trouvé un gyrophare, du faux papier à en-tête des services secrets espagnols, des plaques d’immatriculation de véhicules de police. Leslangues ont commencé à se délier. Et l’Espa-gne a appris comment le petit village de GaliceRibadeo a attendu en vain le roi d’Espagne, après que Franscisco Nicolas Gomez eut fait croire au maire qu’il amènerait Felipe VI à dé-jeuner. Finalement, le Petit Nicolas est apparu seul, mais escorté de quatre voitures, dans un véhicule de luxe, gyrophare sur le capot.

Sur les plateaux de télévision, dont il estfriand, il assure qu’il possède du « matérieltrès sensible qui affecte toutes les institutionsde l’Etat » et a déjà laissé filtrer des échanges avec le secrétaire d’Etat au commerce, ancien secrétaire général du puissant think tank duPP, la FAES, Jaime Garcia-Legaz. Ces messages téléphoniques témoignent d’une complicité indéniable, des commentaires salés sur les femmes aux demandes de soutien officiel pour faciliter des contrats à des amis.

Ceux qui le côtoient le décrivent comme« très malin » et ne doutent pas qu’il y a forcé-ment une part de vérité dans le récit abraca-dabrant du jeune homme. « Il a d’abord été présenté comme un “freaky”, mais dans le récit

de Francisco Nicolas, il y a une part de réalité qui a déjà été démontrée, rappelle le journa-liste Javier Negra, du quotidien El Mundo. Ilreste des zones d’ombre qui doivent être éclair-cies, mais il a déjà réussi à mettre sur les nerfs beaucoup de cadres du pays. »

Comment expliquer, si ce jeune hommeissu d’un milieu modeste n’a pas de puissantsparrains, qu’il puisse se payer une université privée d’élite, louer des voitures haut de gamme à tour de bras, et occuper un apparte-ment de luxe dans le quartier huppé du Viso, dans le nord de Madrid ?

Mis en examen pour arnaque, usage de fauxet usurpation d’identité, Francisco Nicolas Gomez a « une conception fleurie des choses, de type mégalomaniaque », assure la juge qui enquête sur l’affaire, mais elle ne « parvient pas à comprendre » comment avec « son sim-ple bagout » il a pu participer à tant d’actes of-ficiels. Le 17 avril, l’audition de nouveaux té-moins pourrait permettre d’en savoir plus.Une chose est sûre, l’ascension fulgurante de ce jeune homme trop bien introduit en dit long sur les liens entre politique et affaires,dans une Espagne rongée par la corruption. p

[email protected]

À 20 ANS, L’ÉTUDIANT EN DROIT NICOLAS

GOMEZ IGLESIAS A MIS EN DIFFICULTÉ LES PLUS HAUTES INSTITUTIONS DE L’ÉTAT ESPAGNOL

Des hommes puissants, mais si seuls

LIVRE DU JOUR

alexis duval

L’Elysée comme Matignon sont desprisons dorées qui protègent leurslocataires autant qu’elles les isolent.Ainsi pourrait-on résumer la trame

autour de laquelle Jean-Michel Djian a tissé So-litudes du pouvoir. En racontant à hauteur d’homme divers épisodes forts de la Ve Répu-blique, le journaliste et producteur à FranceCulture parvient à brosser une certaine his-toire politique. Une histoire personnelle, par-fois privée, qui vient nourrir et compléter le récit de la grande Histoire.

Dans les palais de la République, présidentset premiers ministres sont confrontés à la dif-ficile expérience du pouvoir, chacun à leurmanière. Car la solitude d’un François Mit-terrand affaibli par la maladie à la fin de sonsecond septennat n’a que peu de chose à voiravec celle d’un Michel Rocard que le mêmechef de l’Etat se plaisait à rudoyer et humilier en public.

Lorsque le 29 mai 1968 Charles de Gaulle, au

milieu de son second mandat, quitte brusque-ment une France en pleine crise pour partir enhélicoptère à Baden-Baden, en Allemagne, ondit le général en proie à « une solitude lugubre,proche de la dépression ». En 1958, il s’était ins-tallé dans un trône présidentiel forgé par son lieutenant, Michel Debré, inspirateur de la Constitution. Le texte, qui renforce l’exécutif, dessine un pouvoir conçu par les gaullistespour les gaullistes.

« SOLITUDE DÉSENCHANTÉE »Dix ans plus tard, c’est « tel un animal blessé »,affecté par ce qu’il aurait appelé, selon l’ex-pression consacrée, « la chienlit », que le géné-ral se rend outre-Rhin. Pour Jean-Michel Djian,son but était clair : « Chercher la force de tuer,calculer une dernière fois ses chances et (…) re-trouver le feu. » Après s’être adonné à la médi-tation, il revient le 29 mai au soir et annonce ladissolution de l’Assemblée nationale le 30. De quoi lui offrir, du moins pour quelque temps,« une rémission politique ».

Si la solitude de l’homme du 18 juin est à lasource d’un coup politique, celle qu’a pu éprouver Jacques Chirac le 14 avril 2005 est

d’une tout autre nature : c’est « la solitude dé-senchantée ». A quelques jours du référendumfrançais sur le traité constitutionnel euro-péen, le cinquième homme fort de la Ve ré-pond aux questions d’un panel de jeunes. Sur le plateau de TF1, « on lit dans les yeux du prési-dent toute la douleur du torturé cherchant quelqu’un pour lui tendre une main et le sau-ver », écrit Jean-Michel Djian. Pris au piège d’un dispositif scénique qui le place au centre comme un gladiateur dans une arène, l’ancienmaire de Paris est visiblement désarmé.

Interrogé sur le manque de confiance desFrançais dans l’Europe, il finit par lâcher : « Jene le comprends pas. » Lapidaire, définitive, la formule atteste aussi bien de la fracture géné-rationnelle que de l’isolement d’un hommefrappé par la surdité. A l’aide d’une écriture nerveuse, Jean-Michel Djian fait revivre de l’intérieur des moments critiques d’un pou-voir qui coupe un peu plus des réalités du monde ceux qui le détiennent. p

Solitudes du pouvoirde Jean-Michel DjianGrasset, 162 pages, 15 euros

Yasser Arafat. Le héros de la cause palestinienne

« Ils ont changé

le monde »

(collection « Le Monde »

Histoire, n° 13,

104 p., 6,99 €),

disponible en kiosques

Page 15: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 disparitions & carnet | 15

Percy SledgeChanteur américain

Il était avant tout l’hommed’une chanson, mais quellechanson ! Le chanteur améri-cain Percy Sledge, créateur de

When a Man Loves a Woman, l’un des plus légendaires standards de la musique soul, est mort, mardi 14 avril, à Baton Rouge, en Loui-siane, à l’âge de 73 ans, des suites d’un cancer du foie.

De ce tube immense, publiéen 1966, par la maison de disques Atlantic, l’historien de la musique américaine Peter Guralnick disait dans son livre référence, Sweet Soul Music. Rhythm and blues et rêve sudiste de liberté (éditions Al-lia, 2003), qu’il avait été « aussi si-gnificatif comme facteur d’intégra-tion que That’s Allright d’Elvis Pres-ley, Tutti Frutti de Little Richard ou la campagne de Birmingham me-née par Martin Luther King, deux ans plus tôt ».

De son côté, Jerry Wexler (1917-2008), le légendaire patron d’At-lantic, se souvenait « avoir entendudes histoires sur des gens qui étaient au volant quand la chansonest passée à la radio et sont entrés dans le décor ». Sans parler des mil-lions de couples enlacés, au fil des décennies, au son de ce slow incar-nant comme aucun autre l’âpreté et l’émotion viscérale de la soul dusud des Etats-Unis.

Peu de choses avaient préparéPercy Sledge à cette gloire interna-tionale. Né en 1941, à Leighton, pe-tite ville du nord-ouest de l’Ala-bama, ce petit bonhomme à l’im-mense sourire, illuminé de dents de la chance, chantait certes dans des groupes de gospel depuis son enfance, ou dans le chœur de son lycée, mais sans ambition profes-sionnelle, jusqu’à l’âge de 25 ans.

En remplacement d’un vocalistemalade, celui qui vivotait jus-que-là comme ouvrier en bâti-ment ou infirmier au Colbert County Hospital accepte, en 1965, une proposition d’engagement au sein des Esquires, groupe local re-prenant des chansons des Mira-cles, des Temptations, des Beatles ou de Bobby « Blue » Bland.

« La pire décision de sa vie »

La légende raconte – le chanteur enavait livré lui-même plusieurs ver-sions – qu’un soir de concert PercySledge, déprimé par une sépara-tion amoureuse et éméché après quelques verres de scotch, se met àimproviser, en s’époumonant, « Why Did You Leave Me, Baby ? » (« pourquoi m’as-tu quitté, bébé ? »), qui le fait remarquer d’undisc-jockey-parolier, du nom de Quin Ivy, impressionné par son té-nor guttural. Ce dernier lui pro-pose de retravailler le morceau dans son studio et d’en changer le

texte « pour avoir quelque chose deplus dynamique et riche émotion-nellement ».

Rebaptisée When a Man Loves aWoman, peaufinée pendant des semaines, la chanson est enregis-trée dans l’agglomération de Mus-cle Shoals (Alabama) qui devien-dra célèbre, dans la foulée, pour ses studios, véritable Mecque des productions soul. Accompagné d’un orgue Farfisa à l’humeur spectral – qui inspirera plus tard A Whiter Shade of Pale, le tube des Anglais de Procol Harum –, le titre est placé par ses producteurs auprès de la maison de disques At-lantic Records, label phare du rhythm’n’blues. Quelques semai-nes plus tard, en mai 1966, la chan-son devient le premier morceau de soul sudiste à parader au som-met des hit-parades pop améri-cains.

Entre-temps, Percy Sledge a prisce qu’il considérera comme « la pire décision de [sa] vie » : la vente des droits de la chanson à deux membres des Esquires – le bassisteCalvin Lewis et l’organiste Andrew Wright – qui l’avaient aidé à la composer.

Longtemps perturbé par cetriomphe international – le chan-teur pouvait à l’époque disparaître des semaines sans donner de nou-velles –, Percy Sledge enchaîne pourtant une poignée de hits en-tre 1966 et 1968 (Warm and TenderLove, It Tears Me Up, Out of Left Field, Take Time to Know Her…) et devient, ironiquement, lui qui estl’un des symboles de la musique noire américaine, l’un des chan-teurs les plus populaires d’Afrique du Sud, le pays de l’apartheid.

Après une éclipse, il revient avecun nouveau petit succès en 1974, I’ll Be Your Everything, connaît des soucis de santé, mais publie spora-diquement quelques albums, Blue Light, en 1994, Shining Through theRain, en 2004…, avant d’être intro-nisé au Rock’n’Roll Hall of Fame, en 2005.

Si le miracle de When a Man Lo-ves a Woman ne s’est pas répété, sacarrière entière aura été portée parce tube qui lui permettait encore, dans les dernières années de sa vie, de donner une centaine de concerts par an, dans le monde en-tier. p

stéphane davet

25 NOVEMBRE 1941 Naissance à Leighton (Alabama)1966 « When a Man Loves a Woman »14 AVRIL 2015 Mort à Baton Rouge (Louisiane)

En 1974. HANEKROOT/

SUNSHINE/DALLE

AU CARNET DU «MONDE»

Mariage

M. Frédéric DOMBREet

M. Nicolas FRIOTsont heureux d’annoncer leur mariage,célébré le 11 avril 2015,à Saint-Céneri-le-Gérei (Orne).

Ils adressent leurs remerciements émusà Mme Christiane Taubira.

Décès

Claude et Elisabeth Benmussa,Michelle Benmussa,

ses enfants,

Frédéric, Sonia, Alexandre, Fanny,ses petits-enfants,

Antoine, Lenzo, Kylian,ses arrière-petits-enfants,

Ginette, Adrienne, Jacques, Simon,ses sœurs et frères,

Ana AragaoEt toute sa famil le portugaise

d’adoption,

ont l’immense chagrin de faire partdu décès de

Charles BENMUSSA,survenu le 11 avril 2015,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

L’inhumation aura lieu le lundi 20 avril,à 15 h 30, au cimetière parisien de Pantin,164, avenue Jean Jaurès, à Pantin.

Graciane et Lionel Dugué,ses parents,

Arnauld, Alexis et Odeline,ses frères et sœur,

Priscilla,son amie,

Sa familleEt ses proches,

ont l’immense douleur de faire partdu décès de

Aymeric DUGUÉ,survenu le samedi 11 avril 2015,à l’âge de vingt-sept ans.

Les obsèques auront lieu le vendredi17 avril, à 15 heures, en l’église de Barc(Eure).

[email protected]

Delphine Mignon et Benjamin Wills-Johnson,

Adèle-Shirel Mignon et AaronBensimhon,ses enfants,

Elisabeth Bensimhon,sa petite-ille,

ont le chagrin de faire part du décès de

Sylvie FERRAND-MIGNON,survenu à Paris, le 11 avril 2015.

Une messe a été célébrée en l’égliseSainte-Jeanne-de-Chantal, place de laPorte de Saint-Cloud, Paris 16e, ce jeudi16 avril, à 10 h 30.

L’inhumation aura lieu le lendemain,17 avril, aux Contamines-Montjoie (Haute-Savoie), à 10 heures.

[email protected]@gmail.com

André GALLICEvient de nous quitter à Lyon,dans sa quatre-vingt-onzième année.

Marie, Dominique, Paul, Claireet Jean,ses enfants,

Simone et Colette,ses sœurs

Et Taher,son frère,

Tous ses petits-enfantsEt ses arrière-petits-enfants,

sont dans la tristesse de son départ,un an après celui de son épousebien-aimée,

Annette.

Une célébration d’adieu aura lieusamedi 18 avril 2015, à 15 heures,au Chatelard, 41, route du Bruissin,à Francheville (Rhône).

Les éditions du Seuil

ont appris dans l’émotion le décès de

Günter GRASS,romancier, poète, dramaturge et peintre,

Prix Nobel de littérature en 1999,

survenu le 13 avril 2015, à Lübeck,en Allemagne.

Elles saluent l’oeuvre, qu’elles ont eu leprivilège de publier en France, et lamémoire de l’un des écrivains les pluspuissants de notre époque.

(Le Monde du 15 avril.)

Françoise Huth,son épouse,

Olivier et Joëlle Huth,leurs enfants,

Sa famille,

ont la douleur d’annoncer le décès de

Michel HUTH,journaliste,

survenu le samedi 11 avril 2015.

Une crémation aura lieu le 17 avril.

3, l’Âge Quatre Maux,23160 Crozant.

Mme Nadine Coleno-Michel,son épouse,

Pierre Coleno-Michel,son ils,

M. Jean-Marie Michel,son père,

Mme Florence Michel,sa sœur

Ainsi que toute sa famille,

font part du décès de

M. Dominique MICHEL,survenu le 10 avril 2015.

Cet avis tient lieu de faire-part.

10, rue des Jeûneurs,75002 Paris.

Jean Morard,son époux,

Serge et Aurore Morard,et Cassandre,

Sandrine Morard,ses enfantset sa petite-ille,

M. Claude Capra,son père,

Ses sœur, frères,belles-sœurs, beau-frère

Ainsi que toute la famille,

ont la douleur de faire part du décès de

Mme Marie-ChristineMORARD,

survenu à Paris, le 12 avril 2015.

La cérémonie religieuse sera célébréece jeudi 16 avril, à 15 h 30, en la basiliqueSainte-Clotilde, Paris 7e.

Cet avis tient lieu de faire-part.

7, rue de Villersexel,75007 Paris.

Paris. Sarajevo.Marie-Claude Bavière-Muratovic,

son épouse,Nicolas Muratovic,

son ils,Les familles Muratovic, Bavière

et Pannier,Ses amis,

ont la tristesse de faire part du décès deIbro MURATOVIC,

survenu le 28 mars 2015,à l’âge de soixante-sept ans.

Une cérémonie d’adieu s’est dérouléedans l ’ in t imi té , au cimet ière duMontparnasse, Paris 14e.

17, rue Brézin,75014 Paris.

Paris.Didier, Anne, Claire et Christine Parez,

ses enfantset leurs familles,ont la tristesse d’annoncer le décès de

Mme Simonne PAREZ,née BOISSON.

Les obsèques auront lieu ce jeudi16 avril 2015, à 16 heures, au cimetièrede Méry-sur-Seine.

Elle rejoindra son époux,Louis PAREZ,

son ils aîné,Claude PAREZ.

Les fleurs peuvent être remplacéespar un don à Handicap Internationalou Les Restos du Cœur.

Mme Claire Parez,12, avenue Gaston Bosc,13009 Marseille.

Suzanne Pauthier,Agnès Bauche, François Pauthier,

Isabelle Goldringer,ses enfants,

Marion, Raphaël, Anne-Sophie,Pierre, Antoine, Timothée, Nicolas,Adèle et Mayeul,ses petits-enfants,

Camille, Cécilia, Valentine, Zacharie,ses arrière-petits-enfants,ont la tristesse de faire part du décès de

Marcel PAUTHIER,ingénieur ESPCI,

directeur de Recherches à la CGCT.

L’inhumation aura lieu le vendredi17 avril 2015, 14 h 15, au cimetièrede Bures-sur-Yvette (Essonne).

On se retrouvera ensuite à la mairiede Bures pour évoquer nos souvenirs.

« L’homme sait enin qu’il est seuldans l’immensité indifférentede l’univers d’où il a émergé

par hasard.Non plus que son destin,

son devoir n’est écrit nulle part. »Jacques Monod.

Pas de leurs.Marcel avait à cœur : le fond ESPCI

Charpak, l’ADMD Association pourle Droit de Mourir dans la Dignité,le Mouvement Européen France.

Familles Pauthier, Bauche, Goldringer,Catalan, Hospital, Lelièvre, Munch,

73, rue de Paris,92100 Boulogne-Billancourt.

Ses collèguesEt amis de l’IPN Orsay, du LPTMS

et de l’ancienne division de physiquethéorique de l’IPNO,

ont la tristesse d’annoncer le décès de

Marcel VÉNÉRONI,directeur de recherche honoraire

du Centre nationalde la recherche scientiique,

survenu le 12 avril 2015.

Il laissera le souvenir d’un maîtrerespecté, d’un théoricien passionnéet d’une personnalité attachante etexceptionnelle.

Mme Andrée Vénéroni,son épouse,

M. et Mme Paul Vénéroni,son frère et sa belle-sœur,

M. et Mme Jean-Robert Chocard,son beau-frère et sa belle-sœur,

Ses neveux et nièces,Toute sa familleEt tous ses amis,

ont la tristesse de faire part du décès de

M. Marcel VÉNÉRONI,ancien directeur

de recherche au CNRS,

survenu le 12 avril 2015,dans sa quatre-vingt-sixième année.

Vous pourrez vous recueillir aufunérarium de Clamart (Hauts-de-Seine),le vendredi 17 avril, à partir de 13 h 30,104, rue de la Porte de Trivaux.

La crémation aura lieu le vendredi17 avril, à 15 h 30 (présence 15 heures),au crématorium du Parc, à Clamart,104, rue de la Porte de Trivaux.

4, rue des Capucins,92190 Meudon.

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Jean-Maurice, Marie-Claude, Alain,Dominique, Didier et Valérie,ses enfants,

Ses petits-enfants,Ses arrière-petits-enfants,Ses gendres et ses belles-illesAinsi que toute sa famille,

ont la grande tristesse de faire partdu rappel à Dieu, le 9 avril 2015, de

Andrée VERBOIS,née BELLEVUE.

Les obsèques ont été célébrées ce jeudi16 avril, à 14 heures, en l’église Saint-Martin, à Louveciennes, suivies del’inhumation au cimetière paysagé.

Cet avis tient lieu de faire-part.

Famille Verbois,8, parc du Château,78430 Louveciennes.

Anniversaire de décès

Il y a treize ans,

Bernard HAILLANT,auteur-compositeur-interprète,

nous quittait le 17 avril 2002.

« L’Homme qui pleure »est toujours dans notre cœur...

www.bernardhaillant.com

Page 16: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

16 | culture VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

Caroline Guiela Nguyen, lestée d’enfanceLa metteuse en scène, qui monte « Le Chagrin », nourrit son théâtre d’histoires intimes et de création collective

PORTRAIT

valence - envoyée spéciale

Première impression deCaroline GuielaNguyen : une jeunefemme – ravissante – dé-

boule, en minijupe, bonnet sur la tête, vous claque la bise et entamela discussion, avec son accent du Sud. Une rugbywoman dans une enveloppe délicate, se dit-on ce

soir-là. On est à Valence, à la Fabri­que, un lieu qui a tout de la friche artistique, mais dépend du Centredramatique national. C’est là, dans ces bâtiments couverts detags colorés, en lisière d’un parc, que Caroline Guiela Nguyen, le31 mars, a créé avec sa compagnie,Les Hommes approximatifs, sonnouveau spectacle, Le Chagrin.

Quelques jours plus tard, oncroise de nouveau la route de Ca-

roline, à Paris et à Reims, et on se dit que c’était l’inverse, en fait : une femme délicate dans une en-veloppe de fonceuse. On n’a pasl’habitude d’une telle sponta-néité, d’une telle fraîcheur, dans lethéâtre français.

On voit bien que CarolineGuiela Nguyen tranche, dans cemilieu. D’abord c’est une jeune femme – elle est née en 1981. Depar ses origines familiales, elle a des liens avec le Vietnam, l’Indeet l’Algérie, et avec l’histoire colo-niale et postcoloniale de la France. Et c’est lestée de ce bagagequ’elle amène quelque chose de tout à fait neuf, et réinvestit des territoires oubliés, au fil de ses spectacles : Se souvenir de Vio-letta (2011), Le Bal d’Emma (2012), Elle brûle (2013), qui ne cesse de tourner, et ce Chagrin qui, après Valence, va poser quelques soirs àTours, puis au Théâtre de la Col-line, à Paris, sa bulle de réalisme magique.

Deux rencontres fondamentalesDans le petit village de Provenceoù Caroline Guiela Nguyen apassé son enfance, les gens appe-laient sa mère « la Chinoise ». « Ma mère est vietnamienne, samère était indienne, née à Pondi-chéry, raconte la jeune femme. El-les sont arrivées en France en 1956,après la défaite de Dien Bien Phu, comme de nombreux Vietna-miens restés du côté de la France.Et, plus tard, elle a rencontré mon père, qui était pied-noir, et séfa-rade, mais ne parlait jamais decette histoire… »

Caroline Guiela Nguyen va auVietnam régulièrement, mais n’est jamais allée en Algérie. Elle dit que cette histoire familialecomplexe et « remplie de non-dits » a « façonné un rapport aumonde particulier », qu’elle n’a de cesse d’élucider et de creuser à tra-vers le théâtre.

Quand elle est entrée à l’école duThéâtre national de Strasbourg (TNS), après des études de sociolo-

gie et d’ethnoscénologie, elle arencontré deux artistes qui ont été fondamentaux pour son éclo-sion artistique. Le Polonais Krys-tian Lupa d’abord, pour « sa façonde travailler avec les comédiens :l’acteur chez lui n’est pas quelqu’unqui va dire un texte, mais une per-sonne qui va témoigner d’uneforme de présence, être traversé par tout un paysage intérieur, imaginaire ».

Ensuite, il y a eu le « choc » pro-voqué par Les Marchands, de Joël Pommerat, qui a « ouvert de nom-breuses portes » à la jeune met-teure en scène : « Dans le fait decomposer une troupe avec des vi-sages, des corps, des origines diffé-rentes : une “diversité”, comme on dit maintenant, qui me semblefondamentale pour raconter les histoires dont nous avons besoin aujourd’hui. Et puis Pommeratmontrait que l’on pouvait s’empa-rer des questions sociales, souvent considérées comme impures, voirevulgaires, dans le théâtre français. Moi, je ne peux pas faire sans cette question-là, sinon il y a une partie de mon rapport au monde qui n’est plus là. »

Caroline Guiela Nguyen avaitune idée assez claire de ce qu’elle voulait faire, quand elle a fondé la compagnie Les Hommes approxi-matifs – dont le nom, tiré d’un poème de Tristan Tzara, dit bien leprojet –, en 2007, avec plusieurs camarades de l’école du TNS : lascénographe Alice Duchange, l’auteure Mariette Navarro…

Il s’agissait d’abord de créer unvrai collectif, pour de vraies créa-tions collectives. Caroline et ses compagnons ont su très vite quepour raconter leurs histoires, illeur fallait écrire à partir du pla-teau, des acteurs – de la vraie vie. Réinvestir des terrains abandon-nés du théâtre français : l’intime, le social, des histoires ordinairestraversées, comme toutes le sont, par la grande Histoire. Commedans Elle brûle, qui soulève, avec un hyperréalisme saisissant, les

couches de non-dits d’une familleet la douleur d’une femme d’aujourd’hui qui s’appelle Emma, comme chez Flaubert.

Pour cela, il fallait casser lemoule, réintégrer dans la repré-sentation de nos vies ce qui en faitla matière même, sa fragilité et sa complexité. Alors tous les specta-cles des Hommes approximatifsmêlent comédiens profession-nels et amateurs, de tous âges et d’origines différentes.

Comme une Atlantide engloutieAinsi en va-t-il dans Le Chagrin qui, au milieu de l’étonnant décor imaginé par Alice Duchange, ins-piré par l’art brut, raconte une his-toire banale et universelle. Un frère et une sœur, après la mort dupère. La sœur est partie à Paris, desannées auparavant, pour devenir danseuse, vivre dans un autre univers. Le frère est resté là, au pays, et maintenant ils se retrou-vent, alors que le père n’est plus là,et que remontent les souvenirs.

Tout ici est dans la façon siémouvante qu’a Caroline Guiela Nguyen de convoquer l’enfance, cette enfance inscrite en chaque être humain comme une Atlan-tide engloutie, toujours prête à re-faire surface. Ou d’évoquer la mort de manière un peu vaudoue,en instaurant sur le plateau un fascinant jeu avec la matière, les objets, les poupées, les bricolages divers et variés que chacun s’in-vente pour recréer du vivant, en-core et encore.

Caroline Guiela Nguyen aimeMike Leigh, les frères Dardenne,Maurice Pialat ou Abdellatif Ke-chiche, les cinéastes qui serrent leréel au plus près, et son travails’inscrit dans cette lignée. Mais avec Le Chagrin, elle est allée plus loin, sur des territoires encorenouveaux, qui intègrent la pré-sence dans la vie d’une forme de « pensée magique », sans la-quelle l’homme ne peut pas af-fronter la mort.

Alors évidemment, en voyantson parcours, en l’écoutant, on ne peut s’empêcher de penser à Ariane Mnouchkine, que CarolineGuiela Nguyen admire. La jeunemetteure en scène aimerait bien, un jour, créer un lieu semblable à la Cartoucherie de Vincennes, « une fabrique de théâtre où l’on installerait notre univers, où l’on ferait à manger, où l’on accueille-rait le public », rêve-t-elle. Son pro-chain spectacle devrait d’ailleurs recréer la vie d’un restaurant viet-namien – tiens, tiens, là encore,on pense à Mnouchkine, à un des premiers spectacles du Soleil, La Cuisine, d’après Wesker. Caroline, c’est l’as de trèfle qui pique le cœur du théâtre français. p

fabienne darge

Le Chagrin, par Les Hommes approximatifs. Mise en scène : Caroline Guiela Nguyen. Centre dramatique régional de Tours, du 21 au 24 avril. Tél. : 02-47-64-50-50. Théâtre national de la Colline, du 6 mai au 6 juin. Tél. : 01-44-62-52-52.Elle brûle. Jusqu’au 17 avril, à la Comédie de Reims, 3, chaussée Bocquaine, Reims (51). Tél. : 03-26 48-49-10. Puis le 21 avril à Aubusson, Scène nationale d’Aubusson, Théâtre Jean-Lurçat, avenue des Lissiers, Aubusson (23). Tél. : 05-55-83-09-09. Du 27 au 29 mai au Théâtre national de Nice, promenade des Arts, Nice (06). Tél. : 04-93-13-90-90.

Caroline Guiela Nguyen,à Lyon, le 10 avril. PABLO CHIGNARD I

HANSLUCAS.COM POUR « LE MONDE »

La jeune femmea des liens avec

le Vietnam, l’Inde et l’Algérie,

et avec l’histoire

coloniale

et postcoloniale

de la France

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Les passions de Roberto Longhi

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Page 17: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 culture | 17

Poussin au Louvre : qui dit pieux ?Une exposition à Paris prête au peintre une inspiration religieuse. Abusivement

ARTS

On sait depuis long-temps que le Louvreest le plus grand mu-sée du monde. On

ignorait qu’il est aussi le plus pieux. Ce ne peut être en effet quepar une volonté d’édification qu’ilprésente ensemble deux exposi-tions intitulées l’une, « La Fabri-que des saintes images », l’autre « Poussin et Dieu ». Ce second ti-tre prête à controverse car le motdieu a – faut-il le rappeler ? – des sens très variés, aussi variés que les visiteurs du Louvre. Il aurait été plus précis historiquement et plus judicieux politiquement des’en tenir à « Poussin et le catholi-cisme romain », ce qui est le sujet.

Il s’agit en effet de démontrerque Nicolas Poussin (1594-1665) est essentiellement un peintre chrétien, contrairement à ce quel’on pourrait croire devant tantd’œuvres inspirées par les mytho-logies gréco-romaines.

Pour appuyer – euphémisme –la thèse, une centaine d’œuvres sont réunies, deux tiers de ta-bleaux, un tiers de dessins. Les unes ont des sujets tirés des An-cien et Nouveau Testaments, cequi n’est pas surprenant pour unpeintre du XVIIe siècle établi àRome qui, pour s’imposer et vi-vre, doit répondre à la demandede commanditaires religieux. Les autres ont des sujets antiques, mais il conviendrait néanmoins de les comprendre comme des œuvres religieuses parce que Poussin aurait fait sienne l’inter-prétation qui reconnaît dans tout épisode mythologique, tel qu’ilest rapporté par Virgile ou Ovide, la préfiguration d’une scène bibli-que. Il participerait ainsi au mou-vement de reconquête religieuseengagé par le concile de Trente pour s’opposer à la Réforme.

Cette thèse suppose, de la partde l’artiste, une conception intel-lectuelle de la religion, par super-position des mythes païens et dessymboliques chrétiennes. Il estpossible que Poussin ait été capa-

ble de tels jeux de réécriture et de décryptage – ou que certains deses proches l’aient initié à ces exercices savants. On le croirait même d’autant plus volontiers que Poussin a, de la peinture, une conception non moins théorique.

Les rapprochements organiséspar l’accrochage entre plusieurs versions d’un même motif mon-trent comment il opère. Sur le thème de la Sainte Famille, il pro-cède par variations méthodiques. Le sujet n’exige qu’un petit nom-bre de figures qui peuvent être dis-posées dans un espace clos qui est alors défini par des murs et des an-gles ; ou dans l’espace ouvert d’un paysage que doit fermer, à l’hori-zon, une ligne de collines ou une chaîne de montagnes. La disposi-tion des personnages peut évo-luer, les couleurs des vêtements changer, quoique le nombre des possibilités soit assez restreint – un rouge, un ocre jaune vif, des bleus, du blanc. Mais à l’intérieur d’un système, que Poussin met en pratique en disposant dans une boîte des figurines de cire ha-billées d’un peu d’étoffe ou de pa-pier. Il peint cette mise en scène.

Sujets antiques et sujets chrétiens

Cette conception réglée et répéti-tive se vérifie pour d’autres sujets, qu’il traite en reprenant et modi-fiant un schéma d’une version à la suivante. Des types se reconnais-sent d’un tableau à l’autre – selon le sexe, l’âge, l’expression, la pos-ture. Il y a le vieillard méditatif de profil qui joue le rôle d’un roi ou d’un saint – selon les cas ; la femmed’environ 30 ans, la tête à moitié voilée, qui incarne la piété, la pu-deur ou telle autre vertu. Ces typesservent également pour les sujets antiques et les sujets chrétiens – cequi n’a rien de surprenant puisqueAntiquité et christianisme se-raient confondus. Cette technique vaut aussi pour les architectures, qui se répètent inlassablement : une forteresse inspirée du châteauSaint-Ange, une colonne toujours plus ou moins Trajane, un temple qui est le prototype du temple clas-

sique et un édifice rectangulaire au toit de tuiles sans destination précise. Ils sont, selon les nécessi-tés du sujet, intacts ou en ruines. Ce sont les matériaux visuels de base que Poussin dispose, agrège ou isole : son jeu de construction àtous les sens du terme.

On a vite fait de savoir ce qu’il luimanque : la capacité d’éprouver lessentiments qu’il doit peindre et deles exprimer intensément. On le sait dès les premiers tableaux, La Mort de la Vierge, de 1623, qui est une belle parade de drapés, et Le Martyre de saint Erasme, de 1628,

dont est absente la suggestion, même discrète, d’une quelconque douleur. Poussin n’accède pas au tragique. Il en est du reste cons-cient. Un commanditaire lui ayantdemandé un Portement de Croix, ilrefuse et s’excuse en ces termes : « Je ne pourrais pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l’esprit et le cœur pour réussir à ces sujets, d’eux-mêmes si tristes et lugubres. »Regrettable faiblesse pour un peintre religieux.

Elle se voit d’autant mieux que,tout à côté, « La Fabrique des sain-tes images » évoque, à travers lescollections du Louvre, la peinture sacrée entre Rome et Paris au temps de Poussin. Rome, c’est La Mort de la Vierge du Caravage. Pa-ris, c’est le Christ mort de Philippe de Champaigne.

Nul besoin d’être théologienpour ressentir quelle douleur et quelle angoisse s’inscrivent dansces œuvres et combien elles ont un sens universel, bien au-delà des textes chrétiens. Leur proxi-mité inflige aux Poussin les plus savants et les mieux machinés des comparaisons qui leur sont fatales. p

philippe dagen

Poussin et Dieu et La Fabrique des saintes images, Rome-Paris, 1580-1660. Hall Napoléon, Musée du Louvre, Paris 1er. Du mercredi au lundi de 9 heures à 17 h 30, mercredi et vendredi jusqu’à 21 h 30. Entrée : 13 €. Jusqu’au 29 juin. Louvre.fr.

En Italie, un musée né d’une fuite d’eauUn trésor archéologique avait été découvert en 2000 par un habitant de Lecce

rome – correspondant

C’ est un musée né du ha-sard qu’un article duNew York Times, publié

mercredi 15 avril, vient de mettre

en lumière. Du hasard, et d’un problème de plomberie. Toutcommence à Lecce, dans les Pouilles, en 2000. Propriétaireavec sa famille d’une maison si-tuée au 56, rue Ascanio-Grandi,

Luciano Faggiano rêve d’y ouvrir un restaurant. Seulement voilà, lelocal est humide. Probablement une simple histoire de robinet quifuit. Il faut juste trouver d’où vientla fuite. Simple, non ?

Caverne d’Ali Baba

Au bout du compte, ce n’est pas une banale histoire de canalisa-tion défectueuse que Luciano Fag-giano va résoudre, mais une minearchéologique qu’il va ramener à la lumière. Car le sous-sol du 56, rue Ascanio-Grandi est à l’image de celui de l’Italie : une caverned’Ali Baba. Comme dans le filmFellini Roma (1972) dans lequel une excavatrice, creusant une li-gne de métro, éventre une villa ro-maine, les Faggiano à la recherchede la fuite mettent au jour, empi-lés l’un au dessus de l’autre, les re-liefs de plus de deux mille ansd’histoire. C’est bien simple, plusils creusent et plus le butin s’enri-chit. « Ici, quel que soit l’endroit oul’on creuse, on trouve quelque chose », explique un adjoint au maire de Lecce.

S’enfonçant dans le sous-sol deleur maison, Luciano et ses trois enfants remontent à l’air libre un trésor archéologique de près de 3 000 pièces, et diverses structurestémoignant du passage en ces lieux de très anciens occupants. De la civilisation messapique (du grec messapia : « entre deux

mers ») aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ aux moines franciscains du Moyen Age – qui préparaient là des cadavres avant de les enterrer – en passant par les templiers… C’est bien simple, tout le monde semble être passé par Lecce. Perle du baroque, elle révèle ses dessous de cité déjà très fré-quentée pendant l’Antiquité.

Les travaux conduits sousl’autorité de la surintendance de Tarente se poursuivent pendant des années. Il apparaît bientôt quece n’est pas tant un restaurant (avec pâtes au pois chiches, une délicieuse et roborative spécialité des Pouilles) qu’il faut ouvrir, mais un musée. Ce sera chose faite en 2007. Un musée privé et familial, ouvert tous les jours de 9 h 30 à 13 heures et de 16 heures à20 heures. La famille Faggiano faitle guide. D’abord tenue à l’écart des travaux effectués par son mari, Anna Maria, l’épouse de Lu-ciano, s’est prise au jeu, de même que ses enfants.

Mais Luciano n’a pas renoncé àson projet d’ouvrir un restaurant. « Finalement, écrit le New York Ti-mes, il a trouvé la fuite. » Juste unehistoire de canalisation rompue.Le voilà donc prêt à reprendre l’histoire où elle s’est interrom-pue il y a quinze ans. « Je suis asseztêtu », reconnaît-il sans difficulté. Comme un manche de pioche ? p

philippe ridet

« L’assomption de la Vierge » (vers 1630-1632). NATIONALGALLERY OF ART

Ce qu’il lui

manque :

la capacité

d’éprouver

les sentiments

qu’il doit peindre

et de les

exprimer

intensément

CINÉMALe thriller « Enfant 44 » interdit en RussieLe gouvernement russe a interdit la sortie sur son terri-toire du film Enfant 44, esti-mant que ce thriller hollywoo-dien sur un tueur en série dans l’URSS de Staline défor-

mait l’Histoire de manière « inacceptable », à la veille du 70e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie. Le film, avec Vincent Cassel, Gary Old-man et Tom Hardy, sorti mer-credi 15 avril en France, est adapté du roman de Tom Rob Smith. – (AFP.)

CAROLINE BROUÉ

DU LUNDI AU VENDRED

I / 12H-13H30

Retrouvezla rédactio

n du supplément «Cult

ure & Idées»

du Monde chaque vend

redi dans l’émission

en partenariat avec

Écoute, réécoute, po

dcast

franceculture.fr

Page 18: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

18 | télévisions VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

HORIZONTALEMENT

I. A prendre chaque fois que l’on est

au plus bas. II. A prendre pour aller

plus loin. Ensembles d’individus.

III. Coin et points de suspension.

Alimente à l’étable. IV. En plein dans

les yeux. Prit sa carte. V. Etudie les

mécanismes mentaux. Né en France,

il arrose l’Espagne. Pour faire de

belles alliances. VI. Prise au piège. Pe-

tite pièce moyenâgeuse. VII. Facilitent

les tractions. Donna belle allure aux

pompes. VIII. Doublé romain. Fait du

neuf. Parfum du Sud. IX. Argile. Tou-

jours prête à exploser. X. Arrivée chez

nous. Remises en bon ordre.

VERTICALEMENT

1. Permet d’être connu et reconnu.

2. Entraîne vers les hauteurs.

3. Facilite la manœuvre. Dieu solaire.

4. Suit le choc de près. Caractère ger-

manique. 5. Se lance dans l’épreuve.

6. Une fois de plus. Triste et lar-

moyant. 7. Basses eaux. Pour un pre-

mier tour de cadran. 8. A inspiré So-

phocle, Euripide et Racine. Pièce de

charrue. 9. Préposition. Interpelle.

Son aide est souvent attendue en

vain. 10. Rejetée. Très atténué.

11. Donne du caractère à la produc-

tion. Personnel. 12. Font place nette

pour la culture.

SOLUTION DE LA GRILLE N° 15 - 090

HORIZONTALEMENT I. Semi-libertés. II. Afocale. Aigu. III. Ifs. Berlines.

IV. Sitar. Gel. Rp. V. Oc. Ma. Assoie. VI. Nicodème. Sen. VII. Neurone. Le.

VIII. In. Art. Pi. Ri. IX. Echu. Rosario. X. Réexpédition.

VERTICALEMENT 1. Saisonnier. 2. Eicience. 3. Most. Cu. Hé. 4. IC. Amo-

raux. 5. Labrador. 6. Ile. Entre. 7. Bergame. Od. 8. Lésé. Psi. 9. Rails. Liât.

10. Tin. Ose. Ri. 11. Egérie. Rio. 12. Suspension.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

I

II

III

IV

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X

GRILLE N° 15 - 091

PAR PHILIPPE DUPUIS

0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SADurée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 94.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).

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Vendredi 17 avril

TF120.55 Qui veut gagnerdes millions ?Jeu présentépar Jean-Pierre Foucault.23.25 Vendredi, tout est permis avec ArthurDivertissement animé par Arthur.

France 220.55 CaïnSérie créée par Bertrand Arthuys et Alexis Le Sec.Avec Bruno Debrandt (saison 3, ép. 5-6/8 ; S1, ép. 4/8).23.40 Ce soir (ou jamais !)Magazine animé par Frédéric Taddeï.

France 320.50 ThalassaMagazine présenté par Georges Pernoud. « Méditerranée : les îles mystérieuses ».23.20 Alain Souchonet Laurent VoulzyDocumentaire de Mireille Dumas (Fr., 2015, 125 min).

Canal+21.00 BarbecueComédie d’Eric Lavaine. Avec Lambert Wilson, Franck Dubosc, Florence Foresti (Fr., 2014, 95 min).22.35 Le Dernier DiamantThriller d’Eric Barbier. Avec Yvan Attal, Bérénice Bejo, Jean-François Stévenin (Fr./Bel ., 2014, 105 min).

France 520.40 On n’est pas que des cobayes !Magazine animé par Agathe Lecaron, Elise Chassaing, David Loweet Vincent Chatelain.23.35 Entrée libreMagazine présentépar Laurent Goumarre.

Arte20.50 DCI BanksSérie inspirée des romans de Peter Robinson. Avec Stephen Tompkinson(GB, S2, ép. 3/3).22.25 Régalec, premiers contacts avec le poisson roiDocumentaire de Bertrand Loyer(Fr., 2015, 50 min).

M620.55 NCIS : Nouvelle-OrléansSérie créée par Gary Glasberg.Avec Scott Bakula (EU, S1, ép. 5-6/22).22.40 NCISSérie créée par Donald Paul Bellisario et Don McGil(S7, ép. 8, 9/24 ; S4, ép. 3/24).

Le serpent de mer, en chair et en osMission « Boussole » pour découvrir le régalec, étrange et rare poisson chevelu des profondeurs, à la peau de miroir

ARTEVENDREDI 17 – 22 H 25

DOCUMENTAIRE

Le serpent de mer n’est pasune légende. On savait,dès le XIXe siècle, que cemonstre mythique, qui

hantait les songes des marins, n’était pas un de ces dragons aqua-tiques ornant cartes et portulans médiévaux, dévorant à belles dents caravelles et caraques. Les carcasses trouvées échouées sur les rivages des mers tempérées avaient vendu la mèche : il s’agis-sait bel et bien d’un poisson os-seux, nommé régalec. Certes le plus long du monde (jusqu’à 11 mètres pour 270 kg), mais doté d’une petite mâchoire peu propre à en faire un naufrageur sangui-naire.

Les 250 échouages recensés de-puis deux siècles n’avaient guère éclairé les savants sur les mœurs du « roi des harengs » (poisson avec lequel il n’a rien à voir) : très discret, il n’avait encore jamais été observé bien vivant dans son mi-lieu naturel.

Jusqu’à ce qu’entre en scène Da-vid Luquet, plongeur scientifique à l’Observatoire océanographique de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). A l’été 2000, la « Bous-sole », une bouée océanographi-que chargée de mesurer la couleurde l’eau, indicatrice des variations

de teneur en plancton, est mouillée à 60 km au large, dans la zone du courant liguro-provençal. David Luquet est chargé de son en-tretien et plonge, mois après mois,avec, sous lui, 2 500 mètres d’eau, pour nettoyer les capteurs opti-ques sous-marins colonisés par al-gues et planctons.

C’est là que, un jour d’avril, unlong ruban argenté et vertical a surgi des profondeurs, pour une visite aussi furtive que rare : en 120 plongées sur la « Boussole », David Luquet ne rencontrera que deux fois l’étrange animal à la

peau de miroir. Le documentairede Bertrand Loyer est né de ces premiers rendez-vous et de l’opi-niâtre désir d’en susciter de nou-veaux.

Un cerveau de 2 cmL’entreprise, risquée, a été couron-née de succès, puisque le régalec a pu être filmé depuis à plusieurs re-prises, à l’aplomb d’une autre bouée. Deux individus sont mêmevenus de conserve sous les camé-ras, pour une étrange parade où leurs fines nageoires dessinaient comme une croix. Quel contraste

avec les spécimens morts, délavés, entreposés dans les chambres froi-des de quelques rares laboratoires autour du monde dont les docu-mentaristes nous ouvrent les por-tes ! Mais ces fragments de régalec aussi ont parlé : la génétique les a divisés en deux espèces. Tyson Ro-berts, expert mondial de l’animal, avec 35 spécimens à son actif, a mesuré son cerveau par IRM et scanner (2 cm seulement). Il a identifié ses narines, logées dans sa gueule, qui seraient crucialespour guider les individus vers leurs semblables dans l’immense

obscurité océanique.L’Américain a aussi sa théorie sur

la queue souvent tronquée de l’animal. La bouche du régalec est trop petite pour lui assurer une ali-mentation abondante, il ferait donc face à la disette en pratiquantl’amputation volontaire (autoto-mie). A moins que ces blessures nesoient dues à des attaques de ca-chalot, qui partage avec le régalec des parasites du système digestif identique – indice que l’un serait laproie de l’autre ?

Mais revenons à l’océan et auxformidables images sous-marines de l’équipe de Bertrand Loyer. A ces angoissantes plongées de nuit, pour vérifier que le régalec re-monte bien des profondeurs en suivant les petites crevettes dont ilse nourrit : c’est toute cette chaîne alimentaire que les « aquanau-tes », en apesanteur dans l’obscu-rité de la mer, vont mettre en évi-dence – avec pour seule boussole le câble vertical de la bouée qui concentre ce cycle vital. Mais, pourpeu qu’ils quittent un instant ce fild’Ariane, le régalec, avec son étrange chevelure et sa danse du ventre irisée, risque bien de les en-traîner à sa suite dans sa demeure, les abysses insondables… p

hervé morin

Régalec, premiers contacts avec le poisson roi, de Bertrand Loyer (Fr., 2015, 50 min).

Le régalec est le plus long poisson osseux du monde. SAINT THOMAS PRODUCTIONS

Dans la famille Coppola, demandez GiaLa petite dernière du clan signe un premier film incandescent, qui porte l’empreinte de Francis Ford et de Sofia

CANAL+ CINÉMAVENDREDI 17 AVRIL - 20 H 50

FILM

A dapté de nouvelles de l’ac-teur, écrivain et réalisa-teur américain James

Franco, qui endosse en plus ici le survêtement d’un coach libidi-neux, Palo Alto est un film pour adolescents incandescent. Il portel’empreinte de Francis Ford Cop-pola et des films qu’il consacra à la jeunesse (Outsiders, Rusty James), et celle du style éthéré de Sofia Coppola (Virgin Suicides). On re-

trouve la même mélancolie éva-nescente, la tentation du vide, le goût pour l’autodestruction et le vertige qu’elle procure.

Le film décrit les errements d’ungroupe de lycéens, dans la ban-lieue chic de Palo Alto, une ville dunord de la Silicon Valley, en Califor-nie. Teddy (Jack Kilmer) aime se-crètement April (Emma Roberts), mais subit la mauvaise influence de son meilleur ami, Fred (Nat Wolff), un garçon exubérant au comportement autodestructeur. Des fêtes alcoolisées qui apportentleur lot de désillusions aux aven-

tures sans lendemain, l’histoire d’amour entre les adolescents est contrariée. Sans compter qu’April tombe sous le charme de son sé-ducteur de coach. April et Teddy vont devoir accomplir un long chemin pour parvenir à se trouver.

Héros cramés et romantiquesGia Coppola filme une éducation sentimentale amère. L’idylle, se-mée d’embûches, donne lieu à unechronique réaliste, qui détaille les comportements excessifs de cette jeunesse, certes privilégiée, mais à laquelle on peut s’identifier.

La réalisatrice nous attache à sespersonnages avant tout parce qu’ils sont joués par de très bons comédiens. L’excellence du cas-ting prêtait pourtant à caution.Car au-delà de son prestigieux pa-tronyme qui la vouait à la suspi-cion de l’entre-soi, la réalisatrice aaggravé son cas, en s’entourant de « fils de ». Teddy est campé par JackKilmer, révélation du film et fils deVal Kilmer, également présent au générique. La douce April a le vi-sage d’Emma Roberts, la nièce de l’actrice Julia Roberts. Quant à Fred, c’est Nat Wolff qui l’incarne,

lequel rappelle les héros cramés et romantiques qui traversaient les films de Francis Ford Coppola.

Ces personnages promènentleur spleen avec une élégance bla-sée et dandy qui contient jusqu’au vertige le mal-être de la générationde Gia Coppola. C’est en cela que son film est bouleversant. Plus qu’un hommage au cinéma de songrand-père et de sa tante, il en est l’émouvant trait d’union. p

sandrine marques

Palo Alto, de Gia Coppola (Etats-Unis, 2013, 100 min).

V O T R ES O I R É E

T É L É

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Le cuisinier était en noirLe look d’Olivier Streiff, éliminé en demi-finale de « Top Chef », a beaucoup fait parler de lui. C’est pourtant sa cuisine, rigoureuse et amoureuse des légumes, qu’il faut retenir

GASTRONOMIE

Le Lorrain Olivier Streiff,38 ans, connaît bien l’Alsa-cien Xavier Koenig, 19 ans,vainqueur de « Top Chef »

2015. Ils ont regardé ensemble à la télévision la demi-finale qui a vu l’élimination du premier, désor-mais noyé sous les messages de soutien. Sans doute le personnage le plus atypique de cette édition de« Top Chef », Olivier évoque Phil Defer, le tueur à gages filiforme dans « Lucky Luke », tout de noir vêtu, les mèches ébène rabattues sur le front en guise de Stetson et une canne à pommeau comme seule arme. Ce chef à domicile, consultant en cuisine à ses heures,cultive ce look de dandy aux yeux bleus cerclés de khôl qu’il assume « un milliard de % », même s’il ne peut plus désormais circuler inco-gnito.

Lors de notre déjeuner à la Bras-serie Mollard près de la gare Saint-Lazare, nous avons eu droit à unservice VIP pour son turbot etmes huîtres, et les dames à la tablevoisine sont venues le féliciterpour la qualité de ses prestations. « Vous n’auriez pas dû être éli-miné », selon l’une d’elles. Si l’onen croit le buzz qui a suivi, elle n’est pas la seule. Parlons-en, de cette élimination !

Le goût de la carotte

Olivier accepte, bien sûr, le verdictdu jury, mais « n’a rien à se repro-cher » lorsqu’il regarde son plat, exécuté sur le thème qu’il avait lui-même proposé : le panier de légumes. « On a dit qu’il n’y avait pas assez de légumes mais si l’on regarde bien, il y en a neuf : poi-vron confit, tomate, trois sortes de carottes, artichaut façon bari-goule, crémeux d’artichaut, vinai-grette à base de jus de légumes, se-moule de chou-fleur, pâtes au jus de persil et de betterave. Mon sujetn’a jamais été de faire de l’assietteun champ de légumes cuits à l’eau mais d’amener un côté contempo-rain à ces légumes sans utiliser deprotéines. » Le jury n’a pas suivi.En comparant avec le foot, « c’estcomme si l’arbitre avait sifflé un penalty pour une main dans la sur-face de réparation et lorsqu’on re-garde au ralenti, on se rendcompte qu’il n’y a pas de main ».

Ces légumes, Olivier les connaîtdepuis l’enfance, dans la ferme fa-miliale (élevage laitier, céréales) près de Saint-Avold (Moselle), où l’on écossait les petits pois, grattaitles radis et triait les mirabelles

sans rechigner. Il n’est pas venu à la cuisine guidé par les « bons pe-tits plats de sa maman » mais par « souci d’authenticité, de proximité avec la matière première », lors-qu’il a commencé à mal manger à la cantine et à se demander pour-quoi les carottes n’avaient pas le goût de carotte. Au départ, il auraitvolontiers embrassé une carrière dans l’armée et il a retrouvé dans l’organisation quasi militaire descuisines cette discipline et cette ri-gueur qu’il affectionne. Pré-apprentissage en CFA à 14 ans, ap-prentissage de 16 à 18 ans dans la région de Sarreguemines, il gra-

vira tous les échelons jusqu’à de-venir chef de son restaurant à Beaulieu-sur-Mer (Côte d’Azur), aujourd’hui fermé. Il l’avait bap-tisé La Raison gourmande, en hommage au livre de Michel On-fray, dont il est l’ami et qui lui en a gracieusement accordé l’usage.

« Comme un peintre »

« Cuisiner, ça paraît simple au dé-but, mais il faut flatter les cinq sens de gens qu’on ne connaît pas, à l’hu-meur changeante, dans un cadre évolutif, avec une matière premièrequi n’est pas aseptisée, tout en es-sayant de maintenir un risque

zéro. » Olivier a fréquenté de gran-des brigades où il a appris les fon-damentaux qu’il ne cessait de ré-péter aux plus jeunes durant « TopChef » : « Cuisson, assaisonne-ment, température. » Le reste, il le doit à son professeur en apprentis-sage, Louis Heitzmann, auquel il rend un vibrant hommage, et qui l’a initié à l’art des associations et du mariage des goûts et des pro-duits. « Le cuisinier, il cuisine avant tout pour lui. Si j’aime je vous le pro-pose. Comme un peintre. Il peint ce qu’il a dans sa tête. Vous aimez ou pas. C’est ce que je dis à mes briga-des. Cuisinez pour vous. Moi, je

vous donne la note mais c’est vous qui transformez la matière. Il est important qu’ils comprennent et qu’ils s’accaparent un peu la cuisinedu chef. »

Pour l’heure, Olivier n’a plus debrigade et n’aura plus de restau-rant à lui. « Trop de contraintes ad-ministratives qui sont des parasi-tes à la création et au métier de cui-sinier. » Les propositions ne man-queront pas après « Top Chef », plus souvent pour profiter de sa notoriété et de son look que pour ce qu’il est vraiment. Un cuisi-nier. p

jp géné

Olivier Streiff ne souhaite plus avoir de restaurant à lui. PASCAL BASTIEN POUR « LE MONDE »

BOUCHE-À-OREILLE | CHRONIQUE

par jp géné

Pierre Jancou est revenu chez lui, c’est écrit sur la façade : Heimat

M ais où est passé Jancou ? Laquestion agite régulière-ment le petit monde des afi-

cionados de la bistronomie parisienne qui, depuis La Crèmerie (2001), suivent à la trace le plus tatoué des tauliers. Un jour, c’est Racines, dans le passage des Panoramas, où il a posé la première quille d’une enseigne désormais em-blématique ; trois ans plus tard, il ouvre Vivant dans une ancienne oisel-lerie aux faïences millésimées, puis Vi-vant Cave, « parce que le coiffeur d’à côté s’en allait », et puis Jancou dispa-raît. La famille, le grand air, les voyages et, finalement, le retour à Paris. A une nouvelle adresse cachée entre le Palais-Royal et la rue de Richelieu, là où serait mort Molière après avoir mangé un morceau de parmesan à l’issue d’une représentation du Malade imaginaire. On n’invite pas Jancou au resto, on va manger chez lui, au comptoir d’Hei-mat, dont le nom intrigue le passant.

Ce Zurichois d’origine maîtrise la lan-gue allemande jusque dans l’expres-sion de ses sentiments les plus pro-fonds. Celui du Heimat, du « chez soi », dont l’absence ou l’éloignement susci-tent cet indicible blues germanique : le Heimweh, le mal de chez soi. Pierre Jan-cou est revenu chez lui. Qu’on se le dise, c’est écrit sur la façade : Heimat.

À L’IMAGE DE LEUR AUTEURŒuf mollet, asperges vertes, parmesan en entrée ; spaghettis, anchois, crème de citron, oignons nouveaux et tarte rhubarbe meringuée en dessert. Ce n’est pas sa cuisine, mais celle qu’il aime, entièrement déléguée à un autre – Michele Farnesi, ancien de Rino – pour la première fois dans son histoire. « J’ai toujours cuisiné à la maison et j’ai appris en Italie, mais je ne me considère pas comme un chef. Si j’ai un petit ta-lent, il est dans la cuisine familiale, mé-nagère, de transmission, mâtinée de

beaucoup d’Italie. » Elle est parfaite-ment lisible et visible dans le livre qu’il vient de publier. Un ouvrage à la cou-verture rugueuse qui retrace un itiné-raire de visages et de plats, d’émotions et de souvenirs couleur sépia, qu’on a plaisir à prendre en main. Comme si l’on touchait la vie de Jancou. Les plats et les produits sélectionnés racontent chacun une histoire, du gâteau de Zoé au lardo di colonnata. Lapin et polenta, risotto au bouillon et au parmesan, tourte aux blettes, petits pâtés à la viande, tagliatelle al ragu, d’inspiration française ou italienne, toujours pro-ches de la cuisine familiale, ils sont à l’image de leur auteur : francs, directs et bien envoyés.

En rachetant La Crèmerie, à Saint-Germain-des-Prés, siège jadis des Ca-ves Miard, Jancou est devenu caviste malgré lui. « Quand j’ai goûté ce qu’on y vendait, je n’aimais rien. Alors j’ai commencé à faire les foires et les sa-

lons. J’ai dégusté des vins bio, nature, sans sulfites, je me suis rendu compte que c’était mon truc et je suis resté de-dans, très autodidacte. » Depuis, sa cave s’est considérablement enrichie et fait référence en vins nature comme ce blanc de Corrèze 2011 aux cépages disparus, œuvre d’un prof qui possède à peine plus d’un hectare et dont Jancou est le seul à offrir quel-ques-unes des 3 000 bouteilles pro-

duites chaque année. Plus « démo-cratique » que certains de ses collègues, Jancou n’a jamais imposé ces vins nouveaux, prenant toujours soin de les expliquer au public néo-phyte, poursuivant ce travail un mo-ment sur son blog Morethanorga-nic.com.

Avec la publication de son livre et l’ouverture d’Heimat, Pierre Jancou prend un nouveau départ et a retrouvé sa clientèle avec une cuisine qui a fran-chi un nouveau palier. Seule incerti-tude : jusqu’à quand sera-t-elle servie à la même adresse ? p

Pierre Jancou - La Table vivante, textes François Simon, photos Martin Bruno, (Ed. Flammarion, 210 p., 30 €)Heimat 37, rue de Montpensier, Paris 1er. Tél. : 01-40-26 -78-25. Fermé samedi et dimanche.

[email protected]

LE LIVRE

Honoré d’une médaille d’or par la Société nationale d’hor-ticulture de France, Histoire des légumes, publié en 1912, est considéré comme l’ouvrage de référence sur les origines d’une centaine de lé-gumes différents. Sa réédition à l’initiative de Menu fretin est l’occasion de saluer le beau travail de mé-moire gastronomique mené par cette maison discrète à destination du grand public. Sa collection « Archives nutri-tives » compte au catalogue le Manuel des amphitryons, d’Alexandre Balthazar Lau-rent Grimod de La Reynière, Eloges de la cuisine française, d’Edouard Nignon, La Cuisine et pâtisserie anglaise et amé-ricaine, d’Alfred Suzanne, La Table au pays de Brillat-Sava-rin, de Lucien Tendret. Des classiques, qui retrouvent une soudaine jeunesse et une actualité nouvelle.Les activités de Laurent Semi-nel, le fondateur de Menu fre-tin, ne se limitent pas à l’édi-tion. Il anime Gastronomie Magazine (gMAG), qui, pour son 25e numéro, passe trimes-triel. Portraits, produits et propos de tables de qualité sans pollution marketing, la revue est disponible sur abon-nement (1 an, 48 euros, www.gmag.fr).Histoire des légumes,

de Georges Gibault, Menu fretin,

384 p., 26 €.

menufretin.fr

« Si j’ai un petit talent,il est dans la cuisinefamiliale, ménagère,

de transmission, mâtinée de

beaucoup d’Italie »PIERRE JANCOU

CES LÉGUMES, OLIVIER

LES CONNAÎT DEPUIS L’ENFANCE,

DANS LA FERME FAMILIALE (ÉLEVAGE LAITIER, CÉRÉALES),

PRÈS DE SAINT-AVOLD (MOSELLE)

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suite de la première page

Deux lieux ont compté. En 1920, le salon d’honneur de la majestueuse Manufac-ture de Sèvres accueille la conférence dumême nom. Au lendemain de la pre-mière guerre mondiale, les Alliés décou-pent un Empire ottoman finissant. Leprincipe d’un territoire autonome, puisd’un Etat kurde indépendant est acquis. Le traité ne sera pas appliqué, l’Etat ne verra jamais le jour. La longue marchedes Kurdes commence.

Le deuxième lieu est à Paris, sur les hau-teurs, dans le 10e arrondissement, au 106, rue La Fayette. Un fond de cour des plus modestes, figé quelque part dans les années 1950, abrite l’Institut kurde de Pa-ris (IKP). Cette association culturelle n’a pas d’équivalent en Europe. Elle va être unatout pour la diplomatie française. Les Etats-Unis la solliciteront, elle servira de lieu de médiation pour nombre d’Etats duMoyen-Orient.

Elle sera un relais sans égal pour popula-riser la cause des Kurdes. Elle fournira un carnet d’adresses à une génération de di-plomates et de journalistes. Elle servira de bureau d’aide sociale pour des vagues

d’immigrés kurdes. Enfin, et surtout, le « 106 » va aider aux premiers pas de la ré-gion autonome kurde d’Irak. Le palais de Sèvres accouche d’un échec, l’arrière-cour du « 106 » contribue à une naissance.

Modèle de fédéralisation

Faut-il se priver d’une pareille institutionau moment du réveil kurde ? Les Kurdes sont nos alliés dans la lutte contre l’Etat islamique. Le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak incarne un modèled’autonomie fédérale qui pourrait, dansle cadre des frontières actuelles, servir d’exemple pour la recomposition desEtats de la région. Dans un monde kurde volontiers divisé, l’institut a réussi la per-formance d’entretenir de bonnes rela-tions avec toutes les tribus d’une familledéchirée par l’Histoire.

Le mérite en revient à Kendal Nezan,66 ans, dont la courtoisie et l’extrême amabilité cachent un caractère forgé dans l’épreuve. Personnage à dimensions mul-tiples : éminemment républicain, ten-dance plutôt PS, ancien physicien au Com-missariat à l’énergie atomique, ami de quelques princes, mais chez qui rien, aucun succès, n’a étouffé « le premier homme » – le jeune Kurde de Turquie, né àDiyarbakir, venu en France presque par hasard. Il est sur le chemin de Berkeley quand il fait étape à Paris, en mai 1968. Il n’en partira plus, n’ira pas en Californie, devient français, reste fidèle à la physique et à ses origines. Quand il ne planche pas sur le mouvement des particules, Nezan s’attache à cette autre passion : faire con-naître l’histoire et la culture kurdes.

Dans le Paris de ces années-là, la gauchetiers-mondiste n’a qu’une seule cause auProche-Orient : les Palestiniens. Aidés par quelques grands intellectuels de l’époque – de Jean-Paul Sartre à Laurent Schwartz,

de Pierre Vidal-Naquet à Maxime Rodin-son –, Nezan, le polémologue-voyageur-poète Gérard Chaliand et le cinéaste kurdeturc Yilmaz Güney – Yol, Palme d’or 1982 – créent l’Association France-Kurdistan. En 1983, elle devient l’IKP, déclaré fonda-tion d’utilité publique en 1993. Avec Ber-nard Kouchner, Kendal forme le PS à la question kurde. Auprès du président Mit-terrand, il trouve un interlocuteur atten-tionné, grand lecteur de Yachar Kemal, ro-mancier et aristocrate kurde (1923-2015) ;auprès de Danielle Mitterrand, une mili-tante prête à prendre des risques.

L’IKP va être de tous les épisodes et detous les drames qui aboutissent, au début des années 1990, à la création d’une ré-gion autonome kurde en Irak – le gouver-nement régional du Kurdistan (GRK). Aujourd’hui, l’IKP n’a plus de budget oupresque. Il n’a que deux salariés. Long-temps, il a vécu avec une subvention de 600 000 euros, aujourd’hui ramenée à 55 000. Le Quai d’Orsay vit à l’heure de l’austérité, il a ouvert en 2008 un consulatà Irbil et verse directement des boursesaux étudiants kurdes. L’Institut du monde arabe gloutonne une subvention de 12,8 millions d’euros. Le ministère de la culture a d’autres théâtres d’opération. L’Europe ne comprend rien au Moyen-Orient. Le secteur privé est absent.

Le GRK pourrait prendre le relais. Mais ilcroule sous les contraintes financières, à commencer par celle de la guerre contre les djihadistes. Kendal observe : « Il y a une conjonction d’événements malheu-reux. » Les Kurdes sont l’une des forces montantes, et des plus rassurantes, du Moyen-Orient. Avec l’IKP, la France, l’Eu-rope se privent d’un instrument inégalé. Ilfaut sauver le « 106 ». p

[email protected]

A près cinq ans de tergiversa-tions, Bruxelles choisit, en-fin, la manière forte avec

Google. Mercredi 15 avril, la Commis-sion européenne a accusé le géantaméricain de l’Internet de violer la loiantitrust de l’Union en favorisant os-tensiblement, sur son moteur de re-cherche, son service Google Shop-ping, aux dépens de ceux des concur-rents. Elle a aussi décidé de lancer une enquête formelle au sujet d’An-droid, le système d’exploitation mo-bile du groupe. C’est une bonnechose.

Règles du jeu

D’un point de vue tactique, cela vainstaller Bruxelles dans une positionde négociation bien meilleure quandil s’agira, comme ce sera probable-ment le cas dans les prochains mois,d’imposer à l’Américain des mesurescorrectives sur son moteur de recher-che. Au bénéfice final des concur-rents du moteur et des consomma-teurs européens.

Ensuite, cette décision crée un pré-cédent : non, l’Europe ne craint pas

de s’attaquer à une firme aussi puis-sante que Google. Comme elle necraint pas non plus, dans le cadre desenquêtes qu’elle mène actuellementconcernant des aides d’Etat illicites,de montrer du doigt les pratiquesd’évasion fiscale d’Amazon ou d’Ap-ple.

Eh oui, l’Union européenne s’estdotée de lois qu’elle entend faire res-pecter : si Google, Amazon ou Appleveulent continuer à prospérer sur cemarché de 500 millions de consom-mateurs, ils doivent respecter les rè-gles du jeu.

Insuffisant

Que l’Europe passe à l’offensive surces sujets est une bonne chose – no-tamment sur la fiscalité du numéri-que, alors que l’accès à Internet, de-venu quasi indispensable dans nossociétés, est désormais contrôlé parquelques groupes américains (les fa-meux GAFA, pour Google, Amazon, Facebook et Apple) échappant large-ment à toute régulation.

Cela n’est pas suffisant. Si elle veuts’armer pour mieux protéger ses ci-toyens et ses entreprises dans unmonde qui se numérise à grande vi-tesse, l’Union européenne doitadopter la directive sur la protectiondes données personnelles, proposéeil y a plus de trois ans, et sur laquelleles vingt-huit Etats membres n’en fi-nissent plus de pinailler. Elle doits’attaquer à tout ce qui relève de laquestion de la souveraineté numéri-que.

Pour autant, l’Europe n’échappe pasà la critique qui lui est faite outre-At-lantique : elle réglemente par jalou-sie, faute d’avoir su enfanter un Goo-gle européen.

De fait, si on veut éviter une totaledépendance par rapport aux GAFA, ilfaut favoriser la naissance de géantseuropéens du Net. L’UE doit faire du numérique une vraie priorité de dé-veloppement. p

L’INSTITUT KURDE DE PARIS A SERVI

DE LIEU DE MÉDIATION POUR NOMBRE D’ÉTATS

DU MOYEN-ORIENT

L’EUROPE A RAISON D’ENCADRER GOOGLE

INTERNATIONAL | CHRONIQUE

par alain frachon

La fin d’une belle histoire franco-kurde ?

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Cahier du « Monde » No 21850 daté Vendredi 17 avril 2015 - Ne peut être vendu séparément

AUTOMOBILECONSEIL

D’ADMINISTRATION

CHEZ RENAULT SUR LES

DROITS DE VOTE DOUBLE

→ LIRE PAGE 6

MÉDIAS & PIXELSMUSIQUE NUMÉRIQUE :LE FRANÇAIS BELIEVE ACHÈTE SON HOMOLOGUE AMÉRICAIN→ LIRE PAGE 8

PERTES & PROFITS | RENAULT

L’Etat « activiste », pour quoi faire ?

L’Etat actionnaire se met à jouer les ac-tivistes. On ne va pas lui reprocherde se montrer habile. Encore fau-drait-il que cela soit pour une bonne

cause. Souvent pataud et réagissant après la ba-taille, il a laissé tout le monde bouche bée enprenant une initiative aussi inédite que culot-tée chez Renault. Il a annoncé mercredi 8 avril mettre environ 1 milliard d’euros sur la table afin de porter sa participation dans le capitaldu constructeur automobile de 15,01 % à19,74 %. Une opération temporaire dont l’uni-que objectif est de peser pour défendre ses in-térêts lors de l’assemblée générale (AG) des ac-tionnaires convoquée le 30 avril.

L’Etat souhaite profiter de la loi Florange quiattribue des droits de vote double aux action-naires restés fidèles plus de deux ans à une en-treprise. L’avantage qu’il y voit est que cela lui permettrait de vendre des actions Renault, auprofit du budget de la France, sans diminuer son poids en termes de droits de vote. Le con-seil d’administration présidé par Carlos Ghosnpréfère maintenir le principe « une action, unevoix » cher aux investisseurs anglo-saxons. Ilsoumet à l’AG du 30 avril une résolution pour maintenir les droits de vote simple.

Le coup d’éclat de Bercy est de bonne guerre.D’autres investisseurs professionnels agissent depuis longtemps de la sorte. Il serait temps que le Trésor défende avec autant de volonta-risme ses intérêts patrimoniaux.

En revanche on peut se demander pourquoiil veut à tout prix conserver ces droits de vote

chez Renault. Qu’a-t-il fait de ce pouvoir, de ses votes en assemblée générale ou de la pré-sence de deux de ses représentants au conseil d’administration de l’ex-Régie ? Il n’a pas em-pêché que ce temple du progrès social des « trente glorieuses » privilégie depuis quinzeans le développement de sa production àl’étranger. L’autre constructeur automobile,PSA, a jusqu’ici mieux préservé sa présence in-dustrielle en France, alors qu’il était 100 %privé.

Souveraineté

De même, cette présence au capital, censée être une garantie d’on ne sait plus très bienquoi, n’empêche pas le PDG de Renault d’être parmi les plus grassement payés du CAC 40. Lepaquet que M. Ghosn devrait recevoir au titre de l’année 2014 devrait atteindre 7,2 millions d’euros (rémunération fixe + variable + actionsde performance) contre 2,7 millions un an plustôt. Sans compter qu’il gagne autant chez Nis-san. Rappelons que le groupe de Boulogne-Billancourt a conclu en 2013 avec ses syndicatsun accord de compétitivité imposant, entre autres, une modération salariale…

La pertinence de la présence résiduelle del’Etat au capital de ces entreprises est en ques-tion. L’automobile n’est pas vraiment une in-dustrie de souveraineté. Sinon, comment peut-on dans le même temps laisser filer une entreprise comme Alcatel sous contrôle étran-ger ? p

jean-baptiste jacquin

J CAC 40 | 5 238 PTS – 0,30 %

j DOW JONES | 18 112 PTS + 0,42 %

j EURO-DOLLAR | 1,0644

j PÉTROLE | 62,68 $ LE BARIL

J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,34 %

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Total : nouvelle restructuration du raffinageen France

P atrick Pouyanné, direc-teur général de Total, a an-noncé, jeudi 16 avril, au

cours d’un comité central d’en-treprise extraordinaire, une im-portante restructuration de sonactivité de raffinage en France.Cette branche du géant pétroliersubit depuis des années uneforte baisse de ses marges, et uninvestissement de 600 millionsd’euros dans ses deux raffineriesdéficitaires de La Mède (Bou-ches-du-Rhône) et de Donges(Loire-Atlantique).

Les trois autres sites français nesont pas concernés : Gonfre-ville-l’Orcher (Seine-Maritime),Feyzin (Rhône) et Grandpuits (Seine-et-Marne). Total poursuit également la politique lancée en2010 avec la fermeture de la raffi-nerie des Flandres, à Dunkerque(Nord). « Le plan apporte des so-lutions durables et vient redonnerun futur à ces deux sites indus-triels, a souligné Patrick Pou-yanné. Total conduira cette trans-formation sans aucun licencie-ment, ni mobilité géographiquecontrainte pour les salariés non-cadres. »

Le groupe pétrolier va arrêtertoute son activité de raffinage depétrole brut à La Mède d’ici à lafin de 2016, un site qui perdait environ 150 millions d’euros paran depuis 2011.

jean-michel bezat

→LIRE L A SUITE PAGE 5

INVESTISSEMENTS DE TOTAL

DANS LE RAFFINAGE EN FRANCE

600MILLIONS D’EUROS

La City est entrée en guerrecontre le Labour d’Ed Miliband

Devant la Chambredes communes,à Londres. STEFAN

WERMUTH/REUTERS

▶ Le leadertravaillisteparticipe, jeudi, au débattélévisé avecles chefs del’opposition▶ La City, qui s’était réconci-liée avec le La-bour de Tony Blair, soutient massivement les conservateurs▶ Le Labour est de nouveau quasi exclusive-ment financé par les syndicats→ L IRE PAGE 2

C e jeudi 16 avril, quatre grands ins-tituts de conjoncture économi-que ont révisé à la hausse leurs

prévisions. Ils tablent désormais, pour l’Allemagne, sur une croissance de 2,1 %en 2015 et de 1,8 % en 2016. A l’automne 2014, ils ne misaient que sur 1,2 % pourchacune des deux années.

C’est un fait, les bonnes nouvelles s’ac-cumulent. Les caisses de l’Etat se remplis-sent plus vite que prévu. Mercredi, les

services du ministre des finances, Wol-fgang Schäuble, ont détaillé le pro-gramme de désendettement du pays. Ladette a été ramenée à 71,5 % du produitintérieur brut (PIB) cette année, contre80,3 % en 2010, et ce ratio devrait descen-dre à 61,5 % dès 2019. Le chômage (6,4 % en mars) n’a jamais été aussi bas depuisla réunification. Quant au moral des con-sommateurs, il est, lui, au plus haut de-puis treize ans.

Il y a certes quelques ombres au ta-bleau : travailleurs pauvres, vieillisse-ment de la population, investissementsinsuffisants… Mais les Allemands, eux,voient la vie en rose. Et se réjouissent de leur puissance retrouvée. Première agri-culture européenne, l’Allemagne se féli-cite aussi d’avoir misé sur cette industrie qu’on disait agonisante il y a quinze ans. Elle représente aujourd’hui plus de 22 %du PIB, contre 11,4 % en France.

A l’occasion de la Foire de Hanovre, quia ouvert ses portes lundi, le vice-chance-lier Sigmar Gabriel s’est voulu conqué-rant : « L’Allemagne est le premier fournis-seur industriel du monde. Les chaînes decréation de valeur vont évoluer. De nou-veaux modèles économiques vont s’éta-blir. L’avenir appartiendra au savoir-fairedes ingénieurs made in Germany couplé aux compétences high-tech ». p

→ L IRE PAGE 3

L’Allemagne voit la vie en rose▶ Quatre grands instituts de conjoncture ont revu à la hausse leurs prévisions : ils misent sur 2,1 % de croissance en 2015

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Page 22: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

2 | plein cadre VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

« PLUS M. MILIBAND ENTEND LES GRANDS PATRONS COUINER,

MIEUXIL SE PORTE »UN EX-MINISTRE

DE TONY BLAIR

londres - correspondance

Pour les argentiers de la City, cesera une vision d’horreur. Cejeudi 16 avril au soir, les cinqleaders des partis d’oppositionbritanniques vont se rencon-trer lors du troisième débat té-

lévisé avant les élections législatives du 7 mai. Ensemble, plusieurs d’entre eux pour-raient former le prochain gouvernement bri-tannique, au sein d’une coalition plus oumoins formelle. Vu du district financier, ceserait une catastrophe.

A gauche, le débat réunit quatre partis : lesVerts, les indépendantistes écossais du Scot-tish National Party, les indépendantistes gal-lois de Plaid Cymru, et surtout les travaillis-tes, emmenés par Ed Miliband. Avec l’appui des trois premiers – ils sont très à gauche surl’échiquier politique britannique –, ce der-nier a de réelles chances de devenir premierministre. A droite, le très europhobe Nigel Fa-rage, du United Kingdom IndependenceParty (UKIP), ne rassure pas.

« La City est nerveuse, juge Stuart Thom-son, spécialiste des affaires politiques au ca-binet d’avocats Bircham Dyson Bell. Quel quesoit le résultat, il y aura des conséquences né-gatives pour les entreprises. Si les travaillistes gagnent, on aura une politique plus interven-tionniste et des attaques contre les riches. Siles conservateurs l’emportent, il y aura un ré-férendum sur l’Europe. Mais entre les deux, c’est la première option qui fait le plus peur. »

LETTRE OUVERTE DE 120 DIRIGEANTS

A la City, les invectives pleuvent contre M. Mi-liband. « Il nous a déclaré la guerre et c’est réci-proque », lance un gérant de hedge fund. « Les travaillistes ne comprennent pas com-ment le monde réel fonctionne », s’exaspère Nigel Green, fondateur du groupe deVere, quigère des grandes fortunes. « Ces trois derniè-res décennies, aucun des partis de gouverne-ment n’a jamais remis en cause le libre marché.Ce ne peut plus être considéré comme acquis »,s’inquiète John Cridland, le directeur du Con-federation of British Industry (CBI), qui repré-sente le patronat britannique.

Le 1er avril, cent vingt dirigeants de grandesentreprises ont publié une lettre ouvertepour s’opposer à M. Miliband. « Nous pen-sons que l’actuel gouvernement mené par lesconservateurs a été positif pour les entreprises(…). Un changement de direction menaceraitl’emploi et détournerait les investissements. (…) Cela mettrait en danger la reprise écono-mique. » Parmi les signataires, les patrons de la compagnie pétrolière BP, de l’assureur Pru-

dential, des magasins de vêtements Pri-mark… Des poids lourds, influents.

Voilà des années que les pouvoirs de l’ar-gent ont choisi leur camp, en finançant lar-gement les tories de David Cameron. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le premierministre a reçu le soutien d’un nombre crois-sant de grandes fortunes de la City. En cinq ans, parmi les vingt premiers donateurs duParti conservateur, ceux issus du secteur fi-nancier ont versé 17 millions d’euros, selon une analyse du Financial Times. C’est 50 % deplus que les cinq années précédentes.

Le plus généreux est Michael Farmer, direc-teur d’un hedge fund, qui a fait fortune sur lemarché des métaux : il a versé plus de cinq millions d’euros depuis 2010. Anobli par la reine en 2014, il siège désormais à la Cham-bre des lords. Michael Hintze a, pour sa part, versé deux millions et demi d’euros ces cinq dernières années. Ce gérant de hedge fund a été intronisé « Sir » en 2013 et a été reçu avecsa femme par M. Cameron au 10 DowningStreet. Son fonds d’investissement, CQS Ca-

de nombreux riches oligarques à Londres.Dans la communauté des 120 000 « non-

dom » qui vivent au Royaume-Uni, l’an-nonce a agi comme un électrochoc. M. Greenassure avoir reçu de nombreux appels de ses clients, qui envisagent de quitter le pays :« L’annonce de M. Miliband est dangereuse-ment naïve. » Son confrère Hugo Smith, avo-cat à Bircham Dyson Bell, renchérit : « QuandHollande est arrivé au pouvoir en France, j’ai reçu des grandes fortunes françaises qui sesont installées à Londres. Ceux-là sont certai-nement prêts à déménager de nouveau. Et même si le nombre de départs est faible, il estprobable que d’autres qui auraient choisi devenir à Londres vont y renoncer. »

ROMPRE AVEC LES ANNÉES BLAIRPourquoi M. Miliband a-t-il choisi de rompreavec les années Blair, qui avaient vu le Labourse rapprocher des milieux d’affaires ? Pour un ancien ministre de Tony Blair, qui avaitbeaucoup œuvré pour le rapprochement avec la City, il s’agit en partie d’un calcul élec-toral. « Ed Miliband ne cherche absolumentpas le soutien de la City. De son point de vue, plus il entend les grands patrons couiner, mieux il se porte. Depuis la crise, une large partie des Britanniques est en colère et sou-haite se venger des milieux financiers. » Maisle leader travailliste est « sincère dans son at-taque des entreprises, dit-il. Je me souviensd’une discussion qu’on a eue il y a quinze ansenviron, il reprochait à Tony Blair de toujours dire oui au patronat. » La City, elle, n’entend pas le laisser faire… p

eric albert

pital, avait pourtant attiré l’attention des mé-dias britanniques, avec des traders enregis-trés à Jersey et des impôts particulièrement faibles : un système légal mais qui lui avait quand même valu de devoir négocier un ac-cord à l’amiable avec le fisc britannique.

Dans le même temps, les travaillistes ontpresque entièrement perdu leurs donations privées, importantes sous Tony Blair. Ils sontde nouveau quasi exclusivement financéspar les syndicats, ses argentiers historiques.

La City n’apprécie pas les attaques répétéesde M. Miliband. Dès 2011, il s’en prenait auxentreprises « prédatrices », prônant un « ca-pitalisme responsable ». Il est vrai qu’il a un penchant pour l’interventionnisme écono-mique : il a promis, s’il devient premier mi-nistre, de geler le prix du gaz et de l’électricitépour les ménages jusqu’en 2017, ainsi que les prix des trains pendant un an. « C’est une ap-proche qui peut sembler normale en Europe continentale mais qui est inhabituelle au Royaume-Uni », rappelle M. Thomson.

Plus encore, la City lui reproche de ne pasaimer les riches. Comme en atteste sa pro-messe de taxer les propriétés de plus de deuxmillions de livres (2,8 millions d’euros). Oude relever la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu de 45 % à 50 % (au-delà de 200 000 euros). Enfin, M. Miliband a lancé une vraie bombe en annonçant la suppres-sion du fameux statut fiscal des « non-doms » (non domiciliés), qui permet aux étrangers vivant au Royaume-Uni de nepayer des impôts que sur l’argent gagné ourapatrié outre-Manche, et pas sur leurs éven-tuels gains à l’étranger. Un régime qui a attiré

Campagne d’affichage des tories montrant Ed Miliband, le leader du Labour, « dans la poche » de Nicola Sturgeon, nouvelle première ministre de l’Ecosse et dans celle de son prédécesseur,Alex Salmond.D. STAPLES/REUTERS

La guerre de la City contre Ed Miliband

Le Labour, que Tony Blair avait réconcilié avec la finance, n’a presque plus de donateurs privés. Une victoire travailliste aux législatives du 7 mai serait une catastrophe pour la City

derrière sa rhétorique antipatro-nale et ses promesses de matraquage fiscal des riches, Ed Miliband, le leadertravailliste, affiche une politiquemacroéconomique plutôt prudente. Ilpromet ainsi de réduire chaque annéele déficit, qui s’élève encore à 5,2 % du produit intérieur brut (PIB). Hors lesministères de la santé, de l’éducationet de l’aide au développement inter-national, qu’il compte protéger, il cou-pera partout ailleurs, poursuivant l’austérité menée depuis cinq ans par la coalition tory - lib-dem au pouvoir.

Là où les conservateurs annoncentl’équilibre budgétaire en 2019, le La-bour garantit un équilibre du budgetcourant, c’est-à-dire hors des dépen-

ses d’investissement, d’ici à 2020. En-tre les deux approches, la différence est d’environ 30 milliards de livres(41 milliards d’euros), soit 2 % du PIB, sur cinq ans. « L’impact de la politique macroéconomique de M. Miliband n’est pas très différent de celui des con-servateurs », estime Andrew Good-win, économiste à Oxford Economics.

Bons fondamentaux économiquesDans ces circonstances, les marchésfinanciers ne sont pour l’instant pastrop inquiets de l’impact des électionsà venir. Si certains secteurs peuventêtre affectés par la politique de M. Mi-liband (énergie, ferroviaire, finance…),ou si la suppression du régime des

« non-dom » peut avoir des consé-quences sur les grandes fortunes, les grands équilibres macro-économi-ques devraient être maintenus.

Bien sûr, les marchés n’aiment pasl’incertitude, à commencer par le fait que le résultat du vote s’annonce serré et qu’une période de négocia-tions pour former une coalition ou ungouvernement minoritaire n’est pasexclue. Cela contribue sans doute à lafaiblesse de la livre sterling, à son plusbas niveau face au dollar depuis cinqans. Pour David Absolon, directeur dufonds d’investissement Heartwood, lescrutin pourrait « produire plus de se-cousses que d’habitude ». Mais il pré-cise aussitôt que, historiquement, la

réaction des marchés aux élections est « apathique ».

Neil Mellor, stratégiste à BNY Mel-lon, ne dit pas autre chose : le résultat des élections pourrait faire vaciller la livre, mais à la marge. Et de rappeler leprécédent de 1974 : la monnaie britan-nique avait certes chuté quand ungouvernement sans majorité absolue à la Chambre des communes avait gouverné, mais elle avait vite rebondi.

Tous précisent que les fondamen-taux économiques du pays auront plus d’impact que les élections. Le ni-veau des taux d’intérêt ou la politiquebudgétaire du prochain exécutif se-ront les vrais facteurs d’influence. p

e. a.

Face à l’incertitude du scrutin, les marchés restent flegmatiques

Page 23: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 économie & entreprise | 3

L’Allemagne croule sous les bonnes nouvellesQuatre grands instituts révisent à la hausse leurs prévisions. Ils tablent sur une croissance de 2,1 % en 2015

berlin - correspondant

Lundi 13 avril, la chance-lière Angela Merkel et sonvice-chancelier SigmarGabriel, par ailleurs prési-

dent du Parti social-démocrate (SPD), ont donné à Berlin le coup d’envoi d’une série de rencontresinhabituelles. D’ici au mois d’octo-bre, soixante-dix acteurs de la so-ciété civile – universités populai-res, associations, syndicats, mou-vements de gays et lesbiennes… – sont chargés d’organiser 150 réu-nions afin de dire au gouverne-ment ce que signifie pour la popu-lation « bien vivre en Allemagne ».

Le clip lançant cette campagneapporte un début de réponse : on yvoit un père de famille jouant avecses enfants, une femme évoque « la santé, l’amour », une jeune fille travaille en bibliothèque. Il y aun jeune homme qui recherche un emploi mais il n’a pas l’air très inquiet : assis sur un banc au so-leil, il écoute de la musique.

Cette opération de relations pu-bliques est révélatrice du climat qui règne outre-Rhin. Contraire-ment à la plupart des autres Euro-péens, les Allemands ne sont pas inquiets pour l’avenir. Le chô-mage est au plus bas depuis la réu-nification (6,4 % de la population active en mars) et le moral desconsommateurs n’a jamais étéaussi élevé depuis treize ans.

Ce jeudi 16 avril, quatre grandsinstituts de conjoncture écono-mique révisent à la hausse leurs prévisions. Ils tablent désormaissur une croissance de 2,1 % cette année et de 1,8 % en 2016. A l’automne 2014, ils ne misaient que sur 1,2 % pour chacune des deux années. Le patronat alle-mand a, lui, porté, lundi, de 1,5 % à2 % ses propres prévisions pour 2015, grâce notamment à la baissede l’euro et du prix du pétrole.

Grâce à ces bons résultats, lescaisses de l’Etat se remplissent aussi plus vite que prévu. Lescomptes publics sont excédentai-

res. Si Wolfgang Schäuble, le mi-nistre des finances, a accepté d’augmenter les investissements publics à venir, il devrait à nou-veau faire l’éloge de comptes pu-blics équilibrés lors de sa visiteaux Etats-Unis, jeudi, à l’occasion de l’assemblée du Fonds moné-taire international (FMI).

Un pays en paix avec lui-même

Mercredi 15 avril, ses services ontdétaillé le programme de désen-dettement de l’Allemagne. La dette du pays a été ramenée à 71,5 % du produit intérieur brut (PIB) cette année, contre 80,3 % en 2010, et ce ratio devrait descen-dre à 61,5 % dès 2019. Si les Améri-

cains et le FMI jugent que ce ne de-vrait pas être la priorité, la plupartdes Allemands sont ravis.

En visite à Berlin à la mi-mars,l’ancien premier ministre fran-çais, Jean-Marc Ayrault, a pu cons-tater l’écart qui sépare la France del’Allemagne. Devant quelques hauts fonctionnaires et responsa-bles sociaux-démocrates, il adressé un sombre tableau de la si-tuation économique et politique européenne et a appelé à une ini-tiative franco-allemande pour re-lancer la dynamique.

Poliment, ses interlocuteurs luiont fait comprendre que les Alle-mands ne partageaient pas du tout son pessimisme. « Nous vi-

vons un moment allemand. Tout va bien. On n’est pas inquiet. Leseul problème est que ce moment n’est qu’allemand et pas euro-péen », a expliqué l’un d’eux. « Pour la première fois depuis cent ans, ce pays est en paix avec lui-même », a renchéri un second.

Première agriculture euro-péenne, l’Allemagne se félicite aussi d’avoir fait le bon choix en misant sur l’industrie. Depuis vingt ans, la part de celle-ci dans larichesse nationale est restée quasiconstante. Elle représente plus de 22 % du PIB, contre 11,4 % en France. Moquée il y a dix ans parles tenants d’une économie de services, l’Allemagne savoure sa

revanche. A l’image d’un Volkswa-gen triomphant – le chiffre d’affai-res du constructeur automobile a dépassé pour la première fois les200 milliards d’euros en 2014 et legroupe pourrait bientôt prendre àToyota sa place de leader mondialdu secteur.

La Foire de Hanovre, qui aouvert ses portes le 13 avril, le prouve. Bien évidemment, cel-le-ci est consacrée à « l’industrie 4.0 », c’est-à-dire aux usines pilo-tées par Internet. Le gouverne-ment allemand en fait une prio-rité. Même si certains industriels craignent d’être demain sous l’emprise de Google ou d’Apple, Sigmar Gabriel s’est voulu con-

quérant : « L’Allemagne est actuel-lement le premier fournisseur in-dustriel du monde (…).Les chaînesde création de valeur vont conti-nuer d’évoluer, peut-être même to-talement se restructurer. De nou-veaux modèles économiques vont d’établir. L’avenir appartiendra au savoir-faire des ingénieurs madein Germany couplé aux compéten-ces high-tech. » Certains indus-triels évaluent l’actuel chiffre d’af-faires de l’industrie 4.0 allemandeentre 10 et 15 milliards d’euros.

« Angela’s dream »

Certes l’Allemagne a des faibles-ses : une population vieillissante, une pénurie de main-d’œuvrequalifiée, peu de capital-risque,des investissements insuffisants, mais, malgré tout, les Allemands sont convaincus d’être sur labonne voie. Lundi, avant de lancerson forum citoyen, Angela Merkela inauguré la Foire de Hanovre avec le premier ministre indien Narendra Modi.

Devant le stand de Siemens, lachancelière a reçu un flacon de parfum réalisé par une « machineintelligente ». Alors qu’on lui sug-gérait de le baptiser « Hillary’s Dream » – à la suite de la candida-ture d’Hillary Clinton à la Maison blanche –, la chancelière a ré-pondu : « Commençons par Ange-la’s Dream. » Le message est clair : l’Allemagne n’entend faire de ca-deau à personne. p

frédéric lemaître

Bruxelles renoue avec une ligne dure en matière de concurrenceL’affaire Google prouve la détermination de la commissaire Margrethe Vestager, en rupture avec l’attitude conciliante de son prédécesseur

bruxelles - bureau européen

L’ accusation d’abus de posi-tion dominante de laCommission européenne

contre Google – concernant sonservice Google Shopping – et l’an-nonce dans la foulée, mercredi 15 avril, de l’ouverture d’une en-quête formelle sur Android, le sys-tème d’exploitation mobile dugroupe américain, signent le grand retour de Bruxelles sur lessujets « antitrust ». Et, aussi, l’en-trée dans la cour des grands de Margrethe Vestager, la commis-saire à la concurrence, en poste depuis seulement six mois, et à l’origine de ces décisions à poi-gne.

La Danoise de 47 ans avait lalourde responsabilité de boucler au plus vite l’enquête lancée en

novembre 2010 contre le groupe américain. Et, surtout, de repartir sur de nouvelles bases, alors quela stratégie de son prédécesseur, l’Espagnol Joaquin Almunia, asuscité beaucoup de critiques enEurope. Il a cherché à trois repri-ses, en vain, un compromis avec legroupe américain sans jamais al-ler jusqu’à l’acte d’accusation.

« Le souci du consommateur »

A la tête de compétences parmi les plus importantes de l’exécutifeuropéen, Mme Vestager, ancienneministre des finances et ex-leader du Parti social libéral à Copenha-gue, a donc choisi la manière forte. Sans pour autant « jeter à la poubelle » le travail d’enquête mené par la puissante Direction générale de la concurrence entre 2009 et 2O14.

Dès décembre 2014, un moisaprès son arrivée à Bruxelles, ellea pris soin de rencontrer la tren-taine de plaignants. « Elle l’a fait avant de voir Eric Schmidt [le pré-sident de Google], ce qui a été ap-précié », souligne l’un d’eux. Tous ceux qui a Bruxelles ont eu ré-cemment à faire avec elle souli-gnent son pragmatisme, son écoute, « son souci constant du consommateur », souligne une source européenne, et sa maîtriserapide du dossier. Relativement discrète dans les médias, Mme Ves-tager a su aussi s’imposer au sein du collège des commissaires pré-sidé par Jean-Claude Juncker.

Preuve de sa détermination à in-vestir le secteur du numérique,Mme Vestager a aussi décidé de lancer une enquête formelle surde possibles violations de la loi

antitrust concernant Android, le système d’exploitation mobile de Google. Mercredi, la Commission a envoyé un acte d’accusation concernant uniquement la partieGoogle Shopping (les suggestionsd’achat proposées en tête des ré-ponses quand un internautecherche un produit à acheter en ligne). Mais d’autres domaines ont fait l’objet de plaintes, concer-nant les requêtes sur les voyagesou les hôtels.

Mme Vestager a aussi récemmentvalidé la création d’une Task Forcesur le commerce en ligne, une équipe au sein de la DG Comp, chargée d’enquêter – pour l’ins-tant de manière informelle – sur les barrières au e-commerce au sein de l’Union européenne (UE).

Pas impossible non plus que,dans les semaines qui viennent,

« ressorte » l’enquête pour posi-tion dominante contre Gazprom, initiée en septembre 2012, mais stoppée au printemps 2014, aumoment où les tensions avec Moscou ont soudain augmenté.La « notification des griefs » (l’acte d’accusation) serait en voiede finalisation, selon une source européenne.

Contraste

Un dossier cependant sensible : notifier des griefs à Gazprom,aujourd’hui, serait forcément lucomme une sanction supplémen-taire contre Moscou, et pourrait détériorer encore un peu plus les relations entre l’UE et la Russie.

Le contraste entre Mme Vestageret son prédécesseur est flagrant.Peu de cas d’antitrust sont de fait« sortis » durant le mandat de Joa-

quin Almunia, plus favorable à la conciliation, estimant qu’elle per-mettait de parvenir à des actionscorrectives bien plus rapidement qu’une action contentieuse au long cours.

« M. Almunia n’a manqué ni decourage ni d’idées. Il a lancé l’en-quête Gazprom, celles sur la fisca-lité [enquêtes pour aides d’Etat il-licites, impliquant Apple et Ama-zon]. Il lui manquait juste la vi-tesse », estime Benoit Le Bret, « partner » au cabinet d’avocats Gide Loyrette Nouel, à Bruxelles.

Il faut remonter au commissaireMario Monti, au début des années2000, et aux trois actes d’accusa-tion de Bruxelles contre Micro-soft (2000, 2001, 2002), pour re-trouver une activité intense dansle domaine de l’antitrust. p

cécile ducourtieux

Le PDG de Volkswagen, Martin Winterkorn, et la chancelière Angela Merkel à la Foire de Hanovre, le 13 avril. WOLFGANG RATTAY/REUTERS

« L’avenir

appartiendra

au savoir-faire

des ingénieurs

made in

Germany »

SIGMAR GABRIELvice-chancelier de l’Allemagne

un jour dans le mondedu lundi au vendredi 18h20

avec les chroniques

d’Arnaud Leparmentier et Alain Frachonfranceinter.fr

nicolasdemorandnationalL’

à la loupe

Page 24: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

4 | économie & entreprise VENDREDI 17 AVRIL 2015

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Le FMI alerte sur les risques liésà des taux d’intérêt très basL’institution de Washington juge que les périls financiers se sont accrus ces six derniers mois

Les risques financiers sesont accrus au cours dessix derniers mois et ils sesont déplacés vers des

parties du système financier où ils sont beaucoup plus difficiles à évaluer et à traiter, estime leFonds monétaire international (FMI) dans son dernier rapportsur la stabilité financière, rendu public mercredi 15 avril.

« La croissance et des politiquesmonétaires divergentes ont accru les tensions sur les marchés finan-ciers et sont à l’origine de mouve-ments de change et de taux d’inté-rêt rapides et volatils », a relevé, mercredi 15 avril, José Viñals, le di-recteur du département moné-taire et des marchés de capitauxdu Fonds et conseiller financier deChristine Lagarde, la directrice gé-nérale. « Cette situation n’est qu’en partie le fruit d’un héritage du passé », a-t-il analysé, en souli-gnant que les risques financiers avaient migré « des banques vers lesecteur non bancaire (gestion d’ac-tifs et shadow banking – « la ban-que de l’ombre »), du champ de la solvabilité vers celui de la liquidité du marché, et des économies avan-cées vers les émergentes ».

A propos des politiques moné-taires, et même s’il est un partisanrésolu de politiques non conven-tionnelles, comme les rachats massifs d’actifs (quantitative easing, QE) pour soutenir la crois-sance, auxquels procède actuelle-ment la Banque centrale euro-péenne (BCE), le FMI ne s’attarde pas sur les risques de bulles quipeuvent aller de pair avec de telsdispositifs. Tout juste M. Viñalsobserve-t-il que la prise de risquesfinanciers et la quête du rende-ment « continuent de pousser lavalorisation de certains actifs ». Le Fonds ne souhaite probablementpas se voir accusé d’être un pom-pier pyromane…

S’il juge « courageuses » les poli-tiques monétaires accommodan-tes de la BCE ou de la Banque du Ja-pon, le conseiller financier de la directrice générale du FMI conti-nue d’affirmer la nécessité d’enamplifier l’impact en les accom-pagnant par d’autres mesures.

« Dans la zone euro, a-t-il insisté,

il faut s’attaquer aux créances dou-teuses pour dégager les circuits du crédit. Pourquoi est-ce si impor-tant ? Parce que des banques char-gées de créances douteuses prêtentmoins, or ces créances douteuses représentent plus de 900 milliards d’euros dans la zone euro. » Et sansmesures correctrices, l’institutionde Washington estime que la pro-gression de la capacité de prêt des banques pourrait se limiter à un faible niveau de 1 % à 3 % par an.

Au Japon, avertit le FMI, le succèsdes « Abenomics » passe non seu-lement par une politique moné-taire non conventionnelle, mais aussi par la mise en place des réfor-mes budgétaires et structurelles annoncées par le premier minis-tre (participation accrue des fem-mes au marché du travail, etc.).

L’assouplissement des politi-ques monétaires n’a pas que des avantages. Le FMI le sait et invite les économies avancées à gérer leseffets négatifs de taux d’intérêtbas. En zone euro, où près d’un tiers des obligations souveraines àcourt et long terme présentent des rendements négatifs, une pé-riode prolongée de faibles taux d’intérêt mettrait en péril beau-coup d’établissements financiers.

Le Fonds cite le cas de 24 % des as-sureurs-vie européens de taille moyenne. Or l’assurance-vie a un

portefeuille de 4 400 milliardsd’euros d’actifs dans l’Union euro-péenne, et ce secteur est de plus enplus connecté à l’ensemble du sys-tème financier. D’où un risque decontagion.

« Parcours accidenté »

Par ailleurs, tout en saluant la po-litique suivie par la présidente de la Réserve fédérale américaine (Fed), Janet Yellen, le FMI n’en es-time pas moins que le relèvementannoncé du loyer de l’argent aux Etats-Unis constitue un « risque évident ».

« Une normalisation en douceurn’est pas garantie », a même dé-claré M. Viñals. Deux scénarios luisemblent envisageables : « unesortie graduelle bien annoncée »,ou, « en dépit de signaux clairs, un parcours accidenté », susceptible

de conduire à une volatilité nette-ment plus forte.

Aux Etats-Unis et dans d’autrespays, où le système non bancaire joue un rôle important, le Fonds recommande, enfin, de maîtriserles risques d’illiquidité en renfor-çant les structures des marchés. Parmi les mesures qu’il défend fi-gure une meilleure supervisionde la gestion d’actifs, un secteurdont l’activité porte sur76 000 milliards de dollars (une année de PIB mondial et 40 % des actifs financiers mondiaux).

Du côté des pays émergents,éprouvés par les brusques varia-tions des cours des matières pre-mières et de leurs taux de change,l’urgence est de renforcer la sur-veillance des secteurs vulnéra-bles. Il s’agit, par exemple, de ré-duire la partie la plus risquée du shadow banking chinois, de ra-lentir la progression du crédit enChine et d’y assurer une restruc-turation en bon ordre de la dette des entreprises. Mais aussi, plus généralement, de suivre de près etrégulièrement le levier financierdes entreprises et leurs engage-ments en devises.

Le FMI juge « impératif de mettrerapidement en place une réglemen-tation qui permette de transformerle secteur bancaire parallèle en pourvoyeur stable de financement

La politique menée par la BCE met l’assurance-vie sous pressionLes taux d’intérêt très bas contribuent à réduire les marges des assureurs. Le FMI souligne un risque pour la solvabilité du secteur

L’ action énergique de laBanque centrale euro-péenne (BCE), censée

soutenir l’économie, a d’autresconséquences moins heureuses. Certes, en rachetant massive-ment des obligations souverai-nes, la BCE a fait chuter les taux d’emprunt et les Etats bénéfi-cient de meilleures conditionspour se financer. Mais l’anémiedes rendements obligatairesn’est pas sans risque pour le sec-teur financier.

« La persistance de faibles tauxd’intérêt mettra à rude épreuve ungrand nombre d’établissementsfinanciers », met en garde leFonds monétaire international (FMI) dans son rapport sur la sta-bilité financière dans le monde,publié mercredi 15 avril. Et l’insti-tution de souligner que les testsde résistance réalisés par l’Auto-rité européenne des assuranceset des pensions professionnelles(EIOPA) « font apparaître que 24 %des assureurs risquent de ne paspouvoir tenir leurs exigences desolvabilité » si les taux restent du-

rablement faibles. La veille, labanque centrale des Pays-Bas nedisait pas autre chose en esti-mant qu’une période prolongéede taux d’intérêt faibles mena-çait la solvabilité des compagniesd’assurances.

Si les assureurs font l’objet detelles inquiétudes c’est qu’ils pè-sent lourds. « Ce secteur compte un portefeuille d’actifs de 4 400 milliards d’euros dans l’Union européenne et présenteune interconnexion forte et crois-sante avec le système financierdans son ensemble », souligne leFMI.

Déconnectés de la réalité

Or, la situation actuelle de tauxbas ne fait pas leurs affaires. Lesobligations représentent la ma-tière première des contrats d’as-surance-vie. Plus les taux bais-sent, moins les contrats sont per-formants et moins les compa-gnies pourront se rémunérer dessus par le biais des frais. « Dequoi mettre les marges du secteur sous pression », souligne Marc-

Philippe Juilliard, analyste chez Fitch Ratings.

Plus grave, dans certains pays,les assureurs ont pris l’habitude de promettre à leurs clients unniveau minimum de rémunéra-tion. Mais, après la rapide chute des taux, ces rendements sontaujourd’hui totalement décon-nectés de la réalité du marché.

« C’est particulièrement problé-matique en Allemagne, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure en Belgique. L’écart entre leurspromesses et les taux actuels nepeut que pénaliser leur rentabi-lité ainsi que leur solvabilité »,prévient M. Juilliard. A tel pointque le FMI demande aux instan-ces réglementaires de se penchersur la viabilité de ces produits ga-rantis.

En France, la situation est quel-que peu différente, car les assu-reurs proposant encore des tauxgarantis supérieurs à 0 % sont très rares. Pour autant, les rende-ments servis en 2014 – 2,5 % en moyenne – semblent élevés. « Lasituation n’est pas tenable, les as-

sureurs devront diminuer drasti-quement leurs taux », prévientCyrille Chartier-Kastler, prési-dent de Facts & Figures.

Risque de contagion

Dans ce contexte, les compagniescherchent du rendement sur lesmarchés et prennent donc da-vantage de risque. « Elles ont ten-dance à investir sur des obliga-tions moins sûres, voire sur duhaut rendement. Elles se position-nent aussi sur des durées très lon-gues, ce qui semble périlleux, car lesurcroît de rémunération n’est pas

spectaculaire », prévient M. Char-tier Kastler.

Reste maintenant à savoir si labaisse de la rentabilité des assu-reurs peut entraîner des problè-mes de solvabilité et présenter unrisque de contagion. Le FMI le craint et demande donc aux régu-lateurs du secteur d’agir pour at-ténuer les retombées des problè-mes que pourraient rencontrercertains assureurs.

« L’impact de cet environnementde taux bas varie selon les pays, lesentreprises. Et les dernières publi-cations financières des assureurs

français confirment leur solidité. Sicela se prolongeait sur le long terme – ce qui n’est pas une certi-tude –, il est évident qu’il faudrait en tirer les conséquences, expliqueBernard Spitz, président de l’Asso-ciation française de l’assurance. Le FMI est dans son rôle en invitantles Européens à anticiper, c’est-à-dire à réfléchir dès à présent auxsolutions les plus pertinentes. »

« La crainte du FMI me semblesurestimée », souligne de son côté Grégory Claeys, chercheur au think tank Bruegel. Tous les pays ne sont pas concernés. « Ce pro-blème de décalage de maturité destaux concerne particulièrement lesacteurs allemands, mais, comme ce sont des groupes suffisamment diversifiés, ils pourront compenser la moindre rentabilité de leur acti-vité d’assurance-vie. » Une vision rassurante quelque peu atténuéepar M. Juilliard : « En fait, tout dé-pendra de la durée de cet environ-nement, mais tant que les taux res-tent aussi faibles, le risque grandit de mois en mois. » p

frédéric cazenave

« Les politiques

monétaires

divergentes ont

accru les tensions

sur les marchés »

JOSÉ VINALSdirecteur du départementmonétaire et des marchés

de capitaux du FMI

M. Draghi souligne l’efficacité de la BCE

« Il est clair que les mesures de politique monétaire que nous avons mises en place sont efficaces », s’est félicité Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), à l’issue de la réunion de l’institution, mercredi 15 avril. De fait, le programme de rachats massifs de dette publique lancé le 9 mars (60 milliards d’euros par mois) a fait décoller les Bourses européennes et fait baisser l’euro face au dollar, contribuant à la reprise de la zone euro. Mais celle-ci atteindra son plein potentiel uniquement si les Etats poursuivent leurs efforts de réformes structurelles, a pré-venu l’Italien.

LES CHIFFRES

900C’est en milliards d’euros, le montant des créances douteusesde certaines banques de la zone euro. Deux tiers se concentrent dans six pays : Chypre, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et la Slovénie.

76 000C’est en milliards de dollars (soit 71 465 milliards d’euros) les montants gérés par les sociétés de gestion d’actifs. Cela repré-sente plus de 100 % du produit intérieur brut mondial. Ces entre-prises aident les investisseurs à diversifier leur patrimoine. Elles peuvent servir de « roue de se-cours » pour financer l’économie réelle même quand les banques ont des difficultés.

50 %C’est la part du trading haute fréquence – il amplifie la volati-lité – dans les échanges sur le marché au comptant des em-prunts d’Etat américains. Elle s’établit entre 60 % et 70 % sur les marchés à terme.

par le biais des marchés ». Il recom-mande de « renforcer les politiquesmicro-prudentielles et macro-pru-dentielles applicables aux établis-sements non bancaires » et de ren-forcer, autant qu’il est possible, laliquidité du marché.

« Les marchés ont assez de liqui-dités quand tout va bien, mais ellespeuvent vite s’assécher en période de stress et amplifier l’impact des chocs sur les prix », a fait valoirM. Viñals, en insistant sur les ris-ques accrus de contagion de l’ins-tabilité financière et de propaga-tion entre classes d’actifs (obliga-tions, actions, etc.). et entre pays.Des risques qui s’expliquent aussi,selon lui, par le développement dutrading haute fréquence et l’auto-matisation des échanges sur des plates-formes électroniques. p

claire guélaud

Le Fonds défend

une meilleure

supervision de la

gestion d’actifs,

dont l’activité

porte sur une

année de PIB

mondial

Page 25: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 économie & entreprise | 5

Fiscalité : Hollande dit croire à l’aide suisse La justice helvétique met encore des bâtons dans les roues aux demandes du fisc français

genève - correspondance

Le président a déminé lesujet. « Cette question estderrière nous », a déclaréFrançois Hollande quel-

ques instants après son arrivée à Berne, au premier jour de sa visited’Etat en Suisse, mercredi 15 avril, à propos des tensions fiscales avec l’hôte du jour. En annonçant qu’elle allait adopter l’échange automatique d’informations, la Suisse a accepté de mettre formel-lement fin au secret bancaire. Dès 2018, les détails sur les comp-tes des Français en Suisse de-vraient donc être transmis aux instances fiscales de l’Hexagone.

Depuis plusieurs mois déjà, lesbanques helvétiques exhortent leurs clients français à déclarerleurs fonds, ou à les récupérerséance tenante. A Bercy, la cellule de régularisation fiscale a permisde récolter environ 2 milliards d’euros en 2014 et table sur un vo-

lume équivalent pour 2015.Autour du Léman, fiduciaires et avocats se démènent pour en-voyer les informations sur leurs clients en temps et en heure. Des cartons de plusieurs kilos sont postés chaque jour vers Paris.

Tous les Français qui ont uncompte en Suisse n’ont pas choisi cette option. Ceux qui hésitent à négocier avec Bercy auront, jus-qu’en 2018, un allié de taille : le Tri-bunal administratif fédéral. Si l’Etat français soupçonne une fraude fiscale, il peut demander à la Suisse de lui envoyer des élé-ments sur ce cas, afin d’avancer dans son enquête et d’éventuelle-ment porter plainte. Sa demande est traitée à Berne, par l’adminis-tration fédérale des contributions, qui a vu le nombre de demandes exploser en quelques années.

Depuis que la Suisse s’est enga-gée, en 2009, à accorder l’assis-tance administrative aux pays quien font la demande, cette institu-

tion est surchargée : en 2014, elle recevait 2 700 demandes, contre 300 en 2011 – la France étant parmi les premiers pays à la solli-citer. « En matière fiscale, l’échange de renseignement sur demande a été simplifié et les re-quêtes de l’administration fiscale française ont été traitées pour l’es-sentiel », s’est félicité M. Hollande.

« C’est un domaine nouveau »

Régulièrement, le Tribunal admi-nistratif fédéral s’oppose pour-tant à ces échanges en validant lesrecours des personnes soupçon-nées de fraude. L’avocat fiscalistesuisse Philippe Kenel a récem-ment gagné un de ces recours. Pour lui, la question formulée par les services français n’était pas lé-gitime : « Ils demandaient des élé-ments sur une personne, alors que l’affaire concernait une taxationde société en France. Cela ne rentreclairement pas dans le cadre de l’assistance administrative ! » De

fait, l’échange automatique de données ne concerne pas les in-formations sur les entreprises. Dans ce domaine, même après 2018, l’Etat français devra passerpar la procédure d’assistance. Et risquer une réponse négative

Sur ce cas, comme sur d’autres,le Tribunal fédéral – la plus haute instance judiciaire suisse – pour-rait être sollicité. Pour M. Kenel,celui-ci pourrait limiter la trans-mission d’informations à laFrance au minimum, « ce qui re-tendra les relations de Berne avec Paris ». La justice helvétique va-t-

elle mettre un frein à la transpa-rence fiscale ? Alexandre Dumas, chef du service d’échange d’infor-mations en matière fiscale à l’ad-ministration fédérale des contri-butions, relativise. « C’est un do-maine nouveau, il faut que la juris-prudence se fasse ».

M. Hollande, décidément opti-miste, a salué les initiatives prises par le gouvernement helvétique pour « supprimer un certain nom-bre de régimes fiscaux ». Le régime d’imposition selon la dépense, en-core appelé « forfait fiscal », reste pourtant en vigueur et concerne de nombreux Français venus s’installer en Suisse. Or, de-puis 2013, ces personnes ne béné-ficient plus de la convention dedouble imposition et peuventaussi être imposées en France, ce qui fâche Berne. Un désaccord qui n’était pas non plus à l’ordre du jour de la visite de M. Hollande. p

david revault d'allonnes

et marie maurisse

En 2014, la Suisse

recevait

2 700 demandes

d’assistance,

contre 300

en 2011

Total va reconvertirla raffinerie de La MèdeLe site produira du biocarburant. Le groupe investira 600 millions dans le raffinage

suite de la première page

Il a décidé d’y investir 200 millionsd’euros pour créer « la première bio-raffinerie de France » et « l’une des plus grandes d’Europe » afin de répondre à une demande crois-sante, tout en maintenant certai-nes activités de raffinage « renta-bles ».

Total y développera aussi uneplateforme logistique (négoce de produits raffinés) et implantera une ferme solaire photovoltaïque d’une capacité de 8 mégawatts (MW) pour fournir 50 % des be-soins du site. Elle sera équipée des panneaux produits par sa filiale américaine SunPower. Ces choix permettront le maintien de 250 des 430 emplois du site, la décrois-sance des effectifs se faisant par des départs anticipés à la retraite, la mobilité pour les non-cadres et des mutations pour les cadres.

Par ailleurs, Total va investir400 millions d’euros à Donges – moins déficitaire que La Mède –pour moderniser les installa-tions. La raffinerie produira des carburants moins soufrés et con-formes aux nouvelles normes européennes, alors qu’elle est ac-tuellement contrainte d’en expor-ter une part importante car sa pro-duction ne répond plus à ces nor-mes très contraignantes, ce qui pé-nalise son équilibre économique. Mais ce site est classé « Seveso seuil haut », et il est traversé par la ligne de chemin de fer reliant Nan-tes au Croisic. Total demande doncà l’Etat, aux collectivités locales et àla SNCF de la détourner et il s’est engagé à financer un tiers des tra-vaux dans le cadre d’une infras-tructure publique. Ce partage de l’effort est prévu dans les plans de prévention des risques technolo-giques, rappelle-t-on chez Total, oùl’on espère conclure un accord avant la fin de l’année.

La restructuration de l’outil deraffinage de Total se fera donc sansfermeture de sites ni licencie-ments parmi les 3 900 salariés tra-vaillant dans les cinq raffineries françaises de la compagnie. Chris-tophe de Margerie, PDG de Total, s’y était engagé avant son décès ac-cidentel en octobre 2014. Un enga-gement repris par M. Pouyanné dès sa nomination, qui répète que Total doit être « responsable » sur le plan économique et « exem-plaire » sur le plan social.

La politique de restructuration

du raffinage a commencé en France il y a plus de vingt ans, et elle s’est accélérée ces cinq derniè-res années avec quatre fermetures successives : la raffinerie de Dun-kerque (Nord) exploitée par Total, en 2010, après un long conflit so-cial ; celles de Reichstett (Bas-Rhin)en 2011 et de Petit-Couronne (Sei-ne-Maritime) en 2012, opérées par le suisse Petroplus ; et celle de Berre (Bouches-du-Rhône), mise sous cocon par l’américain Lyon-dellBasell. Pourquoi une telle hé-catombe ? En France, les raffine-ries produisent trop d’essence et pas assez de gazole, alors que ce dernier bénéficie d’une fiscalité encore avantageuse et qu’il repré-sente plus de 80 % des volumes écoulés dans les stations-service.

Mais le mal est aussi européen.De nombreuses raffineries du Vieux Continent sont moins com-pétitives que leurs concurrentes américaines, moyen-orientales et asiatiques. Certaines datent des années 1930, comme celle de La Mède. Le secteur souffre surtout de sur-capacités dans une région du monde où la consommation decarburant stagne sous le double ef-fet de la crise économique et de vé-hicules moins gourmands en es-sence et en gazole.

La France a commencé sa res-tructuration, comme le Royaume-Uni. L’Italie reste à la traîne et de-vra faire un effort douloureux dans les prochaines années, selon les experts du secteur. En Europe, le taux d’utilisation des raffineries est tombé de 89 % en 2005 à seule-ment 79 % en 2013, indique l’Union française des industries pétrolières. Son président, Francis Duseux, estime qu’« on devrait avoir une restructuration d’environ 25 % voire 30 % du raffinage à l’ho-rizon 2035-2040 ». Ce qui signifie lafermeture de 20 à 30 raffineries sur les 79 actuellement en activité dans l’Union européenne. p

jean-michel bezat

CONJONCTURELes investissements étrangers en Chineont accéléré en marsLes investissements directs étrangers en Chine ont un peu augmenté en mars, pour atteindre 12,4 milliards de dol-lars (hors secteur financier, soit 11,66 milliards d’euros), soit + 2,2 % sur un an, a indi-qué jeudi 16 avril le ministère du commerce chinois. En re-vanche, les investissements chinois à l’international ont fait du surplace, s’établissant à 8,39 milliards de dollars en mars, soit + 0,4 % sur un an.

Le taux de chômage australien a enregistré une baisse surpriseen marsLe taux de chômage en Aus-tralie a baissé à 6,1 % en mars, après 6,2 % en février, alors que les analystes misaient sur une hausse, a annoncé jeudi 16 avril l’Insee australien. Sur un mois, 40 000 emplois ont été créés, dont 80 % à temps plein, principalement grâce aux mesures d’aide à la crois-sance engagées par la banque centrale.

Les sites du

Vieux Continent

sont moins

compétitifs

que leurs

concurrents

étrangers

INFORMERET AGIR

BOURDIN DIRECT

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Jean-JacquesBourdin

Géraldinede Mori

ÉricBrunet

HervéGattegno

AdrienBorne

LaurentNeumann

AnthonyMorel

MatthieuBelliard

ThomasGuénolé

CharlesMagnien

VirginiePhulpin

sources : BFMTV : Médiamétrie Médiamat Mars 2015 - TCE – 8h35/9h làv – cible ensemble 4 ans et + // RMC : Médiamétrie 126 000 Radio – JM15 – AC – 6h/10h – cible ensemble 13 ans et + //RMC DECOUVERTE : Médiamétrie Médiamat Mars 2015 - TCE – 6h/8h30 làv – cible ensemble 4 ans et +// Twitter : Nb followers du compte « @JJBourdin_RMC » au 31 mars 2015.

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Page 26: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

6 | économie & entreprise VENDREDI 17 AVRIL 2015

0123

Automobile : l’Europe remonte la penteAu mois de mars, les immatriculations ont augmenté de 10,6 % sur un an

La reprise du marché auto-mobile européen est belet bien là. C’est désormaisindéniable. En mars, les

immatriculations européennes ont encore augmenté de 10,6 % par rapport à mars 2014, et dépas-ser le seuil des 1,6 million d’uni-tés, selon les données publiées, jeudi 16 avril, par l’Association desconstructeurs européens d’auto-mobiles (ACEA).

C’est une croissance bien plusrapide que depuis le début del’année. « Nous constatons enfinun vrai rebond du marché après des années de difficultés », assureJonathon Poskitt, de la société LMC Automotive. Selon ce cabi-net d’études, le rythme de crois-sance permettrait d’atteindre, enannée pleine, 13,15 millions de vé-hicules immatriculés, contre12,5 millions enregistrés pendant l’année 2014.

Reste que le mois de marscomptait un jour ouvré de plus

qu’en 2014. Et, de manière géné-rale, ce mois est l’un des meilleursmois de ventes de l’année. Aupremier trimestre, la croissance s’établit à 8,6 %, un rythme un peu moins rapide. Sur l’année2015 entière, la croissance devrait s’étalonner entre 5 % et 8 %.

Un premier pas vers la normale

LMC Automotive estime que le marché devrait atteindre sur l’an-née 12,8 millions de véhicules vendus en Europe de l’Ouest.Chez un autre cabinet d’études,IHS, Carlos Da Silva assure que« la zone Europe [qui inclut une trentaine de pays, dont l’Europe centrale] atteindra environ13,5 millions d’unités sur l’année. »

C’est un million de véhicules deplus qu’en 2014, le point bas desimmatriculations, pour mé-moire, ayant été enregistré en 2013, à 11,8 millions d’unités. Il faudra attendre 2020 pour re-trouver le seuil de 15 millions

d’immatriculations, un niveau connu pour la dernière fois en 2007.

L’année 2015 est pour l’instantconsidérée par les professionnels comme un premier pas vers unretour à la normale. « La repriseactuelle n’a rien à voir avec ce que l’on pouvait vivre il y a encoredouze ou dix-huit mois, souligne un responsable du commerce du groupe PSA. Désormais, tous les pays contribuent à la reprise du marché. L’Europe du Nord, commel’Europe du Sud, la plus marquéepar la crise. »

En mars, l’Espagne et le Portu-gal ont affiché une croissance deplus de 40 %, quand l’Irlande dé-passait les 30 %, l’Italie, 15 %, l’Alle-magne et la France 9 %.

Le Royaume-Uni est un cas àpart. Avec 6 % de croissance en mars, il a connu le 37e moisconsécutif de progression des im-matriculations. Surtout, le pays a connu, avec 492 774 véhicules

vendus, « le meilleur mois de marsdepuis le début du siècle », assureMike Hawes, directeur général de l’Association britannique desconstructeurs et des vendeurs d’automobiles. Le Royaume-Uniprofite à la fois des nouveaux mo-dèles et de conditions de finance-ment très abordables.

« La plupart des marchés sont entrain de rebondir, car les basesétaient extrêmement basses en 2014, rappelle Carlos Da Silva.C’est notamment le cas des pays du Sud (Espagne, Italie, Portugal, etc.), ceux qui, en taux de progres-sion, affichent les performances lesplus marquantes. Comme ces pays ont beaucoup souffert pendant la crise, on assiste à un rééquilibrage par le remplacement d’un parc vieillissant de véhicules. »

En Irlande, l’un des pays les pluséprouvés par la crise financière, il s’est ainsi vendu, au premier tri-mestre, 65 000 véhicules, soitplus que les 58 000 écoulés pen-dant toute l’année 2009. Les ven-tes de voitures neuves sont d’autant plus importantes que lenombre de voitures d’occasionrécentes sont rares et chères.

Outre le rebond des pays lami-nés par la crise, le fait marquant leplus positif pour le marché auto-mobile européen est la reprise des ventes aux entreprises, en rai-son de l’amélioration des pers-pectives économiques. En France

et en Allemagne, ces ventes ont largement porté le marché.

« Avec la crise, les sociétés ont eutendance à baisser la voilure, en prolongeant le cycle d’utilisationde leurs véhicules, et doiventmaintenant revenir sur le marchéet renouveler leurs flottes », indi-que Carlos Da Silva, d’IHS.

Mais la reprise du marché auto-mobile ne sera complète que si les particuliers reviennent de ma-nière plus importante dans lesconcessions. Et, sur ce front, ilfaut encore transformer l’essai. « En mars, nous commençons à voir un frémissement sur ce front, précise l’expert. Si cela se con-firme dans les mois qui viennent alors on pourra devenir franche-ment plus optimiste. »

Pour l’instant, outre les entrepri-ses, ce sont les ventes dites « tacti-ques » qui permettent aux cons-tructeurs d’afficher de bons chif-fres. En Allemagne, en France, en Italie ou en Espagne, les ventes aux loueurs de courte durée, aux garages ou aux concessions res-tent très importantes, faussant unpeu la compréhension du marché.A long terme, cela risque d’affecterla rentabilité des constructeurs, déjà ébranlés pendant la crise.

« Le poids des ventes tactiquesn’est pas plus important que pen-dant la crise, juge-t-on cependant chez un constructeur. De manièregénérale, tout le monde essaie dese discipliner pour améliorer les revenus et donc favoriser les ven-tes aux particuliers, de loin les plusrentables. »

De fait, estime Carlos Da Silva,sur l’année, si le taux de crois-sance devrait se stabiliser autour de 8 %, les sources de cette crois-sance devraient se rééquilibrer :« La part des ventes aux particu-liers devrait progresser et les ven-tes tactiques baisser. » p

philippe jacqué

Renault : l’équilibre entre actionnaires en questionAprès la montée de l’Etat au capital du groupe, le PDG Carlos Ghosn a convoqué un conseil d’administration extraordinaire jeudi

J ouer l’apaisement ou contre-attaquer ? Carlos Ghosn, lePDG de Renault, devait dévoi-ler, jeudi 16 avril, son senti-

ment sur la montée surprise del’Etat au capital de l’ex-Régie le 8 avril. Le patron a convoqué un conseil d’administration extraor-dinaire en fin d’après-midi pourévoquer « l’évolution de la compo-sition de l’actionnariat et les consé-quences sur l’alliance », comme l’a dévoilé, mercredi soir, Les Echos.

L’achat de 4,73 % d’actions parl’Etat, pour monter à près de 20 % du capital du constructeur, a été mal vécu chez Renault. En renfor-çant son poids dans le groupe, l’Agence des participations de l’Etat cherche à bloquer, lors de l’assemblée générale des action-naires du 30 avril, l’adoption d’une résolution interdisant lesdroits de vote double, imposée par la loi Florange, adoptée enmars 2014 afin de renforcer l’ac-tionnariat de long terme.

Mais en renforçant sa participa-tion, l’Etat rompt un équilibre his-torique avec l’autre actionnaire deréférence de Renault, son allié ja-ponais Nissan, qui détient 15 % dufrançais. Ce dernier détenant44,3 % du japonais, Nissan nepeut en effet pas voter chez Re-nault malgré sa présence au capi-tal, pour éviter tout autocontrôle.

En rompant cet équilibre, l’Etat amécontenté Nissan, qui assure depuis une dizaine d’années l’es-

sentiel des bénéfices de Renault. L’industriel japonais, égalementprésidé par Carlos Ghosn, pour-rait réclamer d’exercer ses droits de vote, afin de bloquer l’Etat.

« La seule solution pour contrerl'Etat, c'est d'augmenter le quorumà l'assemblée générale des action-naires (...) ou éventuellement de réactiver les voix de Nissan au sein de l'assemblée générale », a indi-qué à l’AFP Richard Gentil, admi-nistrateur CGT de Renault.

« Déclaration de guerre »

Selon différentes sources, Renaultenvisagerait de repasser sous les 40 % du capital de Nissan, afin de « libérer » les droits de vote de Nis-san. Le japonais peut également organiser une augmentation de capital afin de diluer le construc-teur français. « Mais ce serait assi-milé à une déclaration de guerre », juge un administrateur.

Interrogé sur France Inter jeudi,le ministre des finances Michel Sa-pin a tenu à rassurer : « L'Etat pè-sera dans Renault, non pas pour di-riger Renault à la place des diri-geants, mais pour peser sur le deve-nir. » Manière de dire qu’il ne s’agitpas d’une remise en cause de M. Ghosn, agacé de n’avoir pas été associé à la décision de Bercy : il n’aappris la montée de l’Etat au capi-tal que la veille de sa communica-tion, par un appel du ministre de l’économie Emmanuel Macron. p

ph. j. et cédric pietralunga

SPECTACLETPG Capital et Fosun en passe d’acheter le Cirque du SoleilLe fonds TPG Capital, allié au chinois Fosun, récent repre-neur du Club Med, a rem-porté les enchères pour ache-ter le Cirque du Soleil, selon le quotidien The Globe and Mail du mercredi 15 avril. Le Qué-bécois Guy Laliberté, fonda-teur et propriétaire de la troupe, avait annoncé en 2014 son intention de s’adosser à un partenaire. Le Cirque du Soleil emploie 4 000 person-nes dans le monde.

CIMENTL’actionnaire russe d’Holcim accepte d’entrer au conseilL’homme d’affaires russe Fi-laret Galtchev, le deuxième actionnaire d’Hol-cim, qui était très critique sur le projet de fusion avec La-farge, a accepté un poste au conseil d’administration du futur groupe, a indiqué le ci-mentier suisse, mercredi 15 avril. Ce ralliement devrait faciliter le vote de la fusion lors de l’assemblée d’Holcim le 8 mai.

La reprise ne sera

complète quesi les particuliersreviennent plus

massivement dans les

concessions

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Page 27: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

0123VENDREDI 17 AVRIL 2015 idées | 7

par pierre-cyrille hautcœur

I l n’est pas de jour sans que destransformations technologi-ques ou institutionnelles

semblent affecter la nature mêmede l’activité financière, et ne susci-tent, par la même occasion, es-poirs ou inquiétudes.

L’histoire nous apprend que la fi-nance est une activité perma-nente de l’espèce humaine : les ta-blettes cunéiformes assyriennes, voici quatre mille ans, retraçaient des contrats financiers, et non de la poésie ou de la théologie… Elle nous montre aussi que les modali-tés de l’intermédiation financière ont profondément changé au fil du temps : des temples antiques, elle a migré vers les ordres monas-tiques médiévaux, puis vers les marchands de la Renaissance, les notaires et trésoriers de l’Etat royal, les banques d’émission, de dépôt, les marchés boursiers orga-nisés, mais aussi les sociétés d’as-surances, les systèmes d’assuran-ce-vieillesse ou maladie. Les tran-sitions ont toutes été lentes, différentes organisations cohabi-tant souvent pendant des siècles.

NÉCESSAIRES INTERMÉDIAIRESLes relations de pair à pair par In-ternet sont aujourd’hui vues par certains comme la possibilité de mettre réellement en œuvre, pour la première fois, la « finance di-recte », du financeur au financé. Celle-ci, théorisée depuis long-temps, n’a en fait jamais vraiment été pratiquée autrement qu’au ni-veau familial ou au sein de grou-pes industriels, car des intermé-diaires se sont toujours avérés né-cessaires, qu’ils prennent ou non la forme de banques : les émis-sions de titres sont organisées et placées par des spécialistes, non par les émetteurs seuls.

Aujourd’hui, un particulier peut,certes, techniquement prêter de l’argent à une PME, qu’elle soit française ou étrangère, mais il ne le fait pas. Pourquoi ? Parce qu’il veut des informations et des ga-ranties, et en général ne peut les obtenir directement. C’est juste-ment à collecter les premières et à

par christophe seltzeret thomas rockenstrocly

Le ministre de l’économie, Em-manuel Macron, a fustigé lorsde l’examen du projet de loipour la croissance une

« forme d’union » de « ceux qui ne veu-lent pas changer le pays », lâchant son micro pour mieux embrasser d’unmême geste l’Hémicycle. Voulant ren-voyer dos à dos gauche et droite, il ne parvient cependant pas à sortir com-plètement du jeu. Car, en la matière, larévolution ne peut être politique.

Conservatismes politiques, mono-poles et privilèges exacerbent l’immo-bilité sociale : notre pays souffre deparalysie, il lui manque la liberté per-mettant d’envisager de nouvelles so-lutions.

SOLUTIONS INNOVANTESIl y a moyen de changer les choses. Une nouvelle génération le montrepar ses initiatives spontanées, quicréent une véritable économie du par-tage. Des start-up disruptives naissenttous les jours, portant des solutionsinnovantes, stimulant la coopération, le bien-être et l’emploi, et cela sans ar-gent public ni dirigisme, sans soutien de l’Etat ni des grands groupes. Ellesbâtissent un monde nouveau. Elles fa-çonnent une société libre et harmo-nieuse. Ces projets sont inclusifs, ren-forcent les solutions décentralisées

dans un « ordre » spontané et soli-daire, recréant les liens entre les indi-vidus que l’Etat-providence avait ré-duits à peau de chagrin.

Notre but est de répondre aux défisde notre temps par des solutions ve-nant d’en bas, des solutions non pashiérarchiques et autoritaires, mais li-bres, venues de la créativité d’indivi-dus qui décident d’œuvrer ensemble, à l’instar d’un très bel événement qui s’est tenu récemment à Paris, le hacka-thon Réfugiés connectés, qui a permisd’imaginer des solutions numériques pour aider les réfugiés à mieux com-prendre leur société d’accueil, s’instal-ler plus facilement, se rencontrer, s’entraider, échanger.

Efficacité et amélioration des servi-ces, c’est aussi le sens d’une applica-tion mobile, OptiMiam, qui permet demettre en relation des consomma-teurs comme des étudiants – au bud-get souvent maigre – et des restaura-teurs ou commerçants qui souhaitent brader leurs invendus.

C’est le sens de mille et une start-upqui se développent tous les jours pourlutter contre le gaspillage, faciliter les opportunités, réduire les coûts d’usage, relocaliser la production et les emplois, recycler les produits pour leur donner une deuxième vie.

Des étudiants convaincus que nousne subissons pas une crise mais vi-vons une mutation ont décidé de créer le Free Startup Project pourbousculer l’ordre établi.

Qui porte ce projet ? Un collectifautonome d’une trentaine d’étu-diants provenant d’écoles et de facul-tés parisiennes très diverses, et no-tamment d’écoles comme 42 ou la Web School Factory. Des écoles auxformats et contenus pédagogiques non conventionnels s’affranchissent des carcans académiques, laissant s’exprimer la créativité et donnantune chance aux exclus d’un système français de plus en plus stratifié.

Les proches du pouvoir régententaujourd’hui presque tous les secteurs, utilisant l’appareil coercitif de l’Etat à des fins intéressées, empêchant no-tamment des entreprises comme Or-nikar de proposer une inscription etune préparation du permis de con-duire bien moins chères au service des consommateurs.

Le Free Startup Project, c’est 120 étu-diants qui se réunissent, se rencon-trent et collaborent pour élaborer des solutions concrètes, participatives et solidaires.

Pendant cinquante-quatre heures,du vendredi 17 au dimanche 19 avril, ils concevront des projets de start-upinnovantes avec l’aide de mentorsqualifiés dans les locaux de l’école 42. Les meilleurs projets seront récom-pensés par un jury de professeurs en innovation, d’entrepreneurs sociaux et de business angels.

Nous organiserons dans le mêmetemps des conférences pour le grand public sur un modèle participatif et dynamique. Notre objectif est de met-tre en valeur des entreprises, des asso-ciations et des projets libres dans di-vers secteurs tel le projet Ethereum,qui réinvente Internet dans un écosys-tème décentralisé indépendant de toute autorité centrale, gouverne-ment ou entreprise.

RENVERSER L’ORDRE ÉTABLIS’engager, c’est donner vie à des idées pour une société ouverte. Entrepren-dre, c’est renverser l’ordre établi. Selonles mots bien choisis du Comité invi-sible, dans A nos amis (La Fabrique éditions, 2014), « il nous faut forcer la porte de là où nous sommes déjà. Leseul parti à construire est celui qui est déjà là. Il faut nous débarrasser de toutle fatras mental qui fait obstacle à la claire saisie de notre commune situa-tion, de notre “commune terrestri-tude”, selon l’expression de Gramsci. Notre héritage n’est précédé d’aucuntestament ».

Le Free Startup Project est d’abordun projet collaboratif. Nous croyons à la contribution de chacun, nous avonsbesoin de soutiens, de sponsors et de mentors. Vous croyez en nos idées ?Apportez votre pierre à l’édifice ! p

¶Christophe Seltzer est membre de Students for Liberty-ParisThomas Rockenstrocly est président de ThinkLibéral Sciences Po

#MUTATIONS | CHRONIQUE

par vincent giret

Les nouveaux facteurs de la puissance globale

Une nouvelle génération de start-up pour changer le pays

Une centaine d’étudiants se sont associés au sein du Free Startup Project pour promouvoir un entrepreneuriat de solutions

NOTRE BUT EST DE RÉPONDRE AUX DÉFIS

DE NOTRE TEMPS PAR DES SOLUTIONS

NON PAS HIÉRARCHIQUES ET AUTORITAIRES, MAIS LIBRES, VENUES DE LA

CRÉATIVITÉ D’INDIVIDUS QUI DÉCIDENT D’ŒUVRER

ENSEMBLE

A vouons-le sans même unsoupçon de honte, les livresde grands patrons me sont

toujours tombés des mains. Ecrits par d’autres, ils naviguent, en général, en-tre le plaidoyer pro domo et la petite leçon de choses condescendante. Une affaire de com et d’ego, quand le si-gnataire ne se prend pas pour le nou-veau gourou des temps modernes. Ce triste constat n’empêche pas de nour-rir un regret paradoxal : pris dans les rets de cette « grande transforma-tion », les chefs d’entreprise ne font pas assez entendre leur voix dans les débats de la société civile. En France, les patrons sont plus prudents qu’ailleurs, refroidis par la violence de la scène médiatique nationale.

L’ancien PDG de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, est l’un des rares, depuis plusieurs années, à vouloir expliquer sa vision personnelle des bouleverse-ments du monde et de l’économie française, entre manuel de pédagogie et kit d’urgence de la réforme. Signant un troisième livre en cinq ans, l’homme d’entreprise a de la suite dans les idées et la vision du temps long : on ne préside pas pendant deux

décennies aux destinées d’un groupe créé par Colbert il y a trois cents cin-quante ans, sans avoir le sens de l’His-toire et de ses revirements !

Beffa a roulé sa bosse et dessine cette fois la nouvelle géographie de la puissance, celle d’un monde qui bas-cule à nouveau. Un précis de la mon-dialisation et de ses rapports de force, aussi limpide que lumineux. Ce grand patron classique à la française – Poly-technique, corps des Mines, puis dé-buts au ministère de l’industrie – cul-tive certes encore une petite nostalgie pour les « trente glorieuses », quand l’Etat tenait serrées les rênes de l’éco-nomie. Beffa en a sans doute gardé une sensibilité particulière à la géopo-litique et aux jeux des nations. Plus que jamais, dans un monde où les grands ne veulent plus se faire la guerre, la puissance d’un pays se me-sure au poids de son économie et à sa capacité de sa connexion au monde.

Beffa passe la planète en revue et évalue les quatre « facteurs de puis-sance » des grands pays à l’aube d’une nouvelle phase de la mondialisation : « l’industrie exportatrice, les nouvelles technologies couplées au système d’in-

novation, l’énergie, et les capacités mili-taires ». Résultat ? Un monde étrange : l’hégémonie américaine a certes dis-paru, mais sans faire émerger un monde multipolaire. En fait, seuls deux grands ont vraiment soif de pouvoir et dominent tous les débats.

« BIG BUSINESS »Les Etats-Unis et la Chine s’enferment dans un face-à-face, ou plutôt une ri-valité exclusive, un « G2 », faute de combattants pour élargir le cercle. A leur plus grand regret, surtout pour le second, dont la dépendance à l’égard des Etats-Unis inquiète les élites diri-geantes. Derrière ? Personne ou pres-que. Les puissances moyennes sem-blent toutes habitées par un grand renoncement. « Une troisième puis-sance n’est pas près d’émerger », re-grette l’auteur. La Russie s’est enfer-mée avec ses démons et rumine ses vieux rêves de puissance. Le Japon a baissé les bras, il s’abandonne à sa ri-chesse, plus encore à sa vieillesse. L’Inde est « une puissance qui ne s’éveille jamais » : trop repliée sur son marché, trop bureaucratique, trop dé-centralisée pour décoller comme la

Chine. Le Brésil n’est qu’un géant ré-gional aux pieds d’argile, incapable de fédérer autour de lui le sous-conti-nent sud-américain ; quant à l’Afrique, la croissance y est désormais plus forte qu’en Asie, mais le continent souffre de trop de maux pour qu’une puissance globale sorte du lot.

Reste l’Europe, le cas le plus ana-chronique. « Elle recule depuis plus de dix ans et génère elle-même les moyens de son déclin », juge Beffa. Déjà les Britanniques sont ailleurs, et la tentation mortifère du repli sur soi gagne les esprits partout dans l’Union. Le couple franco-allemand n’a plus d’inspiration, ni de direction.

L’archi-domination de ces deux hy-perpuissances ne doit pourtant rien au hasard. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les Etats-Unis et la Chine partagent quelques traits com-muns qui nourrissent leur appétit de puissance. Une alliance baroque entre hyper-capitalisme et intervention-nisme public décomplexé. Entre les poids des dépenses militaires, les grands choix de la politique énergéti-que, le soutien indéfectible apporté au« big business », une capacité à bran-

dir l’arme du protectionnisme quand ses intérêts sont menacés, et, enfin, le rôle considérable de sa banque cen-trale, la puissance publique améri-caine n’est pas aussi libérale que ne le veut la vulgate. Elle porte plus que ja-mais « le rêve américain ». Quant au développement spectaculaire de la Chine, il doit tout à ce mélange de marché débridé et de planification économique. Jean-Louis Beffa ne ca-che pas sa fascination pour un mo-dèle qui mêle ainsi la puissance du marché, l’engagement de l’Etat et l’élan d’un grand rêve collectif.

Beffa croit à un Etat stratège, partieprenante, mais qui ne se confond pas avec un Etat dépensier. Anachroni-que ? Pas si sûr ! Mais ce débat-là ne sera pas facile : en France, on préfère toujours les controverses théologi-ques, surtout en économie ! p

[email protected]

¶ Les Clés de la puissance

de Jean-Louis Beffa, (éd. du Seuil, 166 pages, 17 euros)

¶Pierre-Cyrille Hautcœur

est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris

HISTOIRE

Où va la finance ?

fournir les secondes que servent les intermédiaires.

La révolution technologiquesupprime-t-elle cet obstacle, en permettant de collecter (et de ven-dre) les informations nécessaires pour sécuriser les prêts de tout un chacun ? Ce serait oublier plu-sieurs choses : en premier lieu, le risque de défaut, volontaire ou non, requiert un tiers faisant ap-pliquer les contrats ; or, à ce jour, l’organisation judiciaire reste trop nationale et trop coûteuse pour nepas freiner l’extension d’un crédit désintermédié.

En second lieu, le coût de l’infor-mation est élevé, et les gains à sa concentration sont considérables. Cela conduit à un risque d’exploi-tation directe de l’information par ses collecteurs, et donc à une re-construction de l’intermédiation. Cette concentration présente des bénéfices, mais aussi des risques de monopolisation du pouvoir de marché… C’est ce qui a conduit soit à des obligations de diffusion publique gratuite de l’information (via les tribunaux de commerce), soit à des institutions publiques centralisant l’information et res-treignant son usage. Les banquierscentraux ou les systèmes publics de sécurité sociale en sont l’exem-ple, contre-pouvoirs d’Etat au pou-voir financier.

L’innovation technologique vacertes transformer la finance, mais sans doute beaucoup plus marginalement et plus lentement qu’on ne le pense, car les acteurs en place sont à la fois limités dans leurs appétits et protégés des nou-veaux entrants par la régulation. Certes, la fragilisation des Etats par la mondialisation renforce la possibilité de voir émerger des ac-teurs privés mondialisés concen-trant l’information, esquivant les contrôles et tentant de contrôler les flux financiers mondiaux.

Face à ce risque, la tentation deconcentrer toute l’information et tous les pouvoirs à la Banque cen-trale européenne est forte, au nom d’arguments d’efficacité, mais aussi en raison de son habilebienveillance actuelle envers les financiers publics. Mais s’il faut des régulateurs puissants, il faut aussi des contre-pouvoirs, tant publics que privés, sauf à voir un jour l’architecture utilisée à mau-vais escient. C’est dans cette direc-tion que gouvernements euro-péens et professionnels de la fi-nance doivent travailler. p

Page 28: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

8 | MÉDIAS&PIXELS VENDREDI 17 AVRIL 2015

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Le français Believe se déploie aux Etats-UnisLe spécialiste de la distribution numérique d’artistes et de petits labels achète son homologue américain

La start-up musicale Be-lieve Digital a annoncé,jeudi 16 avril, à New York,sa plus grosse opération

de croissance externe aux Etats-Unis qui fera de cette entreprise française, dont le siège social est situé dans les locaux du Parti communiste français, place du Colonel-Fabien, le leader mondial de la distribution numérique d’ar-tistes et de labels indépendants. Believe Digital était déjà le pre-mier distributeur français de ser-vices numériques consacrés à la musique (artistes et producteurs).

Ex-président du Syndicat natio-nal de l’édition phonographique, Denis Ladegaillerie, le PDG, a dé-cidé d’acquérir TuneCore, qui est peu ou prou son petit-cousin américain, leader de la distribu-tion numérique de musique et de gestion des droits éditoriaux aux Etats-Unis. Le montant de la tran-saction n’a pas été divulgué.

Dirigé par Scott Ackerman et

doté d’une équipe de 60 person-nes installées à New York et en Ca-lifornie, TuneCore représente l’un des plus importants catalogues demusique au monde en numéri-que. Grâce aux 12 milliards de streams et téléchargements géné-rés, la société a collecté plus de 504 millions de dollars (474 mil-lions d’euros) pour les artistes.

Alliance stratégique

Comme Believe Digital, TuneCore aide les artistes, labels et autres professionnels à commercialiser leur musique sur les plates-for-mes de téléchargement et de streaming (iTunes, Amazon Music, Spotify, Google Play, etc.), qui conservent 100 % de leur chif-fre d’affaires et tous leurs droits, mais en contrepartie versent un montant forfaitaire annuel mo-deste. La société fournit aussi une assistance aux auteurs-composi-teurs en administrant leurs com-positions au moyen de licences, et

en gérant les déclarations et la col-lecte des redevances dans le monde.

Deux autres services sont dispo-nibles : une interface TuneCore Artist Services qui offre une gamme d’outils et de services per-mettant aux artistes de promou-voir leurs œuvres, de se connecter avec les fans, et diffuser largementleur musique ; une nouvelle appli-cation dans un nuage qui donne aux amateurs de musique un ac-cès privilégié à des contenus ex-clusifs mis en avant par les artisteseux-mêmes, en fonction de leur localisation. « Dans la phase très rapide de mutations que nous vi-vons, Believe Digital doit croître impérativement, pour pouvoir exister face aux mastodontes de la musique que sont devenus aujourd’hui Apple, Google voire Spotify », dit M. Ladegaillerie.

L’entreprise, qui compte plus de250 salariés en France, au Royau-me-Uni, en Italie et Allemagne

(plus des relais au Canada, en Amérique latine, Asie, Europe de l’Est, Moyen-Orient et Afrique), a besoin de s’implanter aux Etats-Unis qui restent de loin le premiermarché musical. Sur les 6,85 mil-liards de dollars de chiffre d’affai-res issus du numérique pour la musique en 2014, la moitié (3,4 milliards) est de fait réalisée aux Etats-Unis.

Cette alliance va créer un leadermondial de la distribution numé-

rique de musique et de vidéos, ainsi que dans les services desti-nés aux artistes et labels indépen-dants. M. Ladegaillerie mise sur les opportunités que la révolution du streaming offre aux artistes. L’explosion des données requiert une expertise toujours plus pous-sée en marketing numérique, un des savoir-faire de Believe.

Avec 8 millions de titres enFrance, Believe est le distributeur numérique privilégié d’une ky-rielle de labels indépendants : Scorpio Music, Chinese Man Re-cords, Versatile, Fargo, etc. Et sous son label Believe recordings, l’en-treprise développe et distribue desartistes comme Youssoupha, Grand Corps Malade,… Le défi ouvert est d’apporter au niveau mondial, des réponses adaptées voire sur mesure aux besoins de chaque artiste ou label musical qui s’adressera à Believe. Une véri-table question de croyance. p

alain beuve-méry

Avec 8 millions

de titres en

France, Believe

est le distributeur

numérique

privilégié d’une

kyrielle de labels

indépendants

Florissant, le high-tech israélien est critiquéUn rapport ministériel souligne le faible rôle social et économique des jeunes pousses du pays

jérusalem - correspondance

D u côté de la « nationstart-up », tout semblealler pour le mieux dans

le meilleur des mondes. Rachats àla pelle de jeunes pousses israé-liennes et levées de fonds géantes esquissent déjà les contours d’une nouvelle année record en 2015. Mercredi 15 avril, Apple a confirmé avoir acquis pour plusde 20 millions de dollars (19 mil-lions d’euros) LinX, spécialiste descapteurs pour mobiles. Lors d’un voyage dans l’Etat hébreu en fé-vrier, le patron du groupe améri-cain, Tim Cook, annonçait vouloirintensifier ses relations avec l’éco-système local.

Pour mettre la main sur des pé-pites israéliennes, les compagniesétrangères ouvrent grands les cordons de la bourse. En janvier, Amazon et Dropbox ont payé res-pectivement 370 millions et 150 millions de dollars pour met-tre la main sur deux jeunes socié-tés de cloud computing (l’infor-matique en nuage), Annapurna Labs et CloudOn.

Culture de « l’exit »

« Les entreprises israéliennes ont su se positionner sur des secteurs suscitant l’intérêt au plan mon-dial, affirme Marianna Shapira, du centre de recherche IVC (IsraeliVenture Capital). On peut prédireque 2015 va égaler, voire dépasserles résultats exceptionnels de 2014. » En 2014, les sociétés du sec-teur ont levé un montant record de 3,4 milliards de dollars de capi-taux frais, 46 % de plus qu’en 2013.Quant aux cessions et introduc-tions en Bourse, elles ont pro-gressé de 5 %, totalisant 6,9 mil-liards de dollars.

Pourtant, la scène high-tech nes’attire pas que des applaudisse-ments. Un autre débat ne cesse derebondir sur le faible rôle écono-mique et social joué par ce secteurpour l’ensemble de la nation. Unrapport publié mercredi 15 avrilpar le chef scientifique du minis-tère de l’économie nourrit la con-troverse. « La capacité de la haute technologie israélienne à servir de moteur de croissance pour le reste de l’économie est un point d’inter-rogation », est-il écrit. Ainsi, lapart du secteur dans les exporta-tions du pays recule légèrement depuis trois ans pour s’établir à42,7 % en 2014.

La presse israélienne estprompte à décrire un écosystème fonctionnant comme un club de privilégiés aux salaires mirobo-lants. Le milieu high-tech fait tra-vailler moins de 9 % de la popula-tion active, un chiffre qui stagne,voire décline depuis plusieurs an-nées. Dans le même temps, indi-que le rapport, les succès du sec-teur seraient menacés par une« pénurie de main-d’œuvre », avec un nombre insuffisant d’ingé-nieurs et de programmeurs quali-fiés formés chaque année.

Le rapport du ministère de l’éco-nomie souligne l’importance de développer davantage de « gran-des entreprises » technologiques.L’Etat hébreu est marqué par uneculture de l’« exit » qui voit les en-trepreneurs revendre rapidement leurs start-up sans attendre leur arrivée à maturité commerciale. Résultat, les jeunes pousses sontsouvent cédées à des groupes étrangers avant d’avoir engrangé leurs premiers bénéfices. Et ce sont les acheteurs qui captent fi-nalement les dividendes de lacréativité israélienne. « La crois-sance de “grands vaisseaux lo-caux”, c’est-à-dire d’entreprises plus mûres, est indispensable, in-siste le rapport. Celles-ci emploientun éventail plus large et plus diversde salariés, elles contribuent au dé-veloppement de nouveaux savoirs en Israël et il est plus difficile de ré-pliquer leurs activités à l’étranger. »

Selon un indice publié fin 2014par DowJones Venture Source, ledélai entre la première levée de fonds et le rachat d’une start-up est bien plus court en Israël qu’en Europe : de 3,9 ans en moyennecontre 6,6 ans en France et 9 ans en Suède. Les détracteurs de cette pratique critiquent le manque de responsabilité sociale de créa-teurs d’entreprise cherchant d’abord à empocher leurs gains.

« Des indices montrent que toutcela est en train de changer, tem-père Mme Shapira. Les investisseurssont plus patients, les entrepre-neurs plus nombreux à choisir de faire grossir leur société plutôt que de rechercher le profit immédiat. » En témoigne la hausse des intro-ductions en Bourse en 2014 : 19 jeunes pousses ont levé 2,1 mil-liards de dollars, presque six fois plus qu’en 2013. Un procédé qui témoignerait d’une volonté de rester indépendant. p

marie de vergès

LES CHIFFRES

50C’est le chiffre d’affaires, en mil-lions d’euros, de Believe Digital en 2013. L’entreprise depuis trois ans connaît une croissance de 30 % par an en moyenne

60 %C’est la part du chiffre d’affaires réalisé par Believe Digital hors de la France, avant l’acquisition de TuneCore

300C’est le nombre de collabora-teurs que l’entreprise comptera après le rachat de TuneCore. Ceux-ci seront répartis sur les cinq continents. Paris reste le QG de l’entreprise

Page 29: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

Cahier du « Monde » No 21850 daté Vendredi 17 avril 2015 - Ne peut être vendu séparément

florent georgesco

Les royaumes de contes defées sont des terrainsmouvants. Des brumes,« fort utiles aux ogres qui,à l’époque, vivaient encoredans ce pays », glissent sur

les marécages, les collines, pénètrent les esprits, estompant les souvenirs comme elles effacent le paysage de cette Angleterre des temps immémo-riaux. Axl et Beatrice achèvent là une vie dont ils ignorent ce qu’elle a été,sauf quelques bribes échappées aubrouillard – l’éclat lumineux de leuramour, le visage d’un fils parti au loinet qu’ils décident d’aller rejoindre quand commence Le Géant enfoui,récit de leur voyage au milieu de l’in-connu, vers l’inconnu, fulgurante tra-versée du mystère et de la magie du monde.

Le septième roman de Kazuo Ishi-guro porte à son paroxysme cet artunique, qui fait de l’œuvre du ro-mancier britannique une des plus audacieuses de notre temps, de nepas raconter, dans des livres saturésde vie, débordant de la présence deleurs personnages, les histoires qu’il raconte. Comme L’Inconsolé (Cal-mann-Lévy, 1997), confrontant unhomme à son passé à travers desdoubles qui s’en révèlent davantageporteurs que lui-même, Le Géant en-foui entraîne Axl et Beatrice dansune aventure dont leur histoirepourrait offrir la clé, à ceci près que,faute de mémoire, ils n’en ont plus.De sorte que le rapport s’inverse :c’est l’aventure, tout incompréhen-

Par un matin pluvieux de 1997,vingt-cinq journalistes se retrou-vèrent autour d’une table à l’uni-

versité Harvard, aux Etats-Unis. Rédac-teurs en chef des principaux quotidiens, grandes voix de la radio et de la télé-vision, professeurs, auteurs… tous déci-dèrent de se poser un peu pour revenir à cette question simple : à quoi sert le journalisme ? S’ouvrit alors le plus grand atelier de discussion jamais entrepris sur le sujet, mobilisant des milliers de personnes et donnant lieu à une bonne vingtaine de forums publics.

De cette initiative est né un livre signé par Bill Kovach et Tom Rosenstiel, qui sont devenus les consciences critiques de leur profession. Ce livre, paru aux Etats-Unis en 2001, est enfin disponible en France, et en poche, sous le titre Principes du journalisme. Ce que les jour-nalistes doivent savoir, ce que le public peut exiger (traduit de l’anglais par Moni-que Berry, Folio, « Actuel », 352 p., 7,90 €). Riche, clair, indispensable, cet ouvrage passionnera, bien au-delà de ceux qui font métier d’informer, quiconque s’intéresse aux métamorphoses de la citoyenneté et de la démocratie à l’âge numérique.

Comme son sous-titre en témoigne, l’un des aspects les plus enthousias-mants de cet essai est sa manière de re-penser le journalisme en abordant de front la méfiance croissante dont il fait l’objet, et l’incapacité des médias à y faire face quand ils se trouvent coupés de leur audience. Comment prétendre que le journalisme est un service public, si le public n’y joue aucun rôle ? A l’heure des réseaux sociaux, les journalistes ne peu-vent plus jouer les directeurs de cons-cience. La référence ne s’impose pas, elle se reconstruit sans cesse dans l’échange, le partage, la diversité des usages et des prises de parti. S’ils veulent que leurs in-formations soient crédibles, et que leurs éditoriaux pèsent, les journalistes doi-vent également se montrer capables d’animer le débat public de façon loyale et pluraliste. Aux origines de cette pro-fession, rappellent Kovach et Rosenstiel, on trouve notamment le café et le mo-dèle de la conversation. Des siècles plus tard, c’est celui du cybercafé qui surgit : établissant les faits et laissant circuler le sens, le journaliste nourrit la discussion pour rebâtir quelque chose comme un espace public, un avenir commun. p

2aLa « une », suiteKazuo Ishiguro évoque ses thèmes et leitmotivs

3aTraverséeTrois romans derrière le volant

4aLittérature françaiseFrédéric Badré, Nathacha Appanah

5aLittérature étrangèreTom Franklin et Beth Ann Fennelly, Ran Walker

6aHistoire d’un livreLa République du catch, de Nicolas de Crécy

7a JeunesseLes mystères de la gémellité selon Jandy Nelson

8aLe feuilletonEric Chevillard boit volontiers la tasse avec Bertrand Belin

9aEssaisFreud Correspon-dance avec sa belle-sœur Minna Bernays ; avec son disciple Otto Rank

sible qu’elle soit pour eux, qui va peuà peu leur révéler leur vie.

Un apparent hasard leur fera croi-ser le chemin d’un guerrier saxon, Wistan, envoyé par son roi traquer Querig, le dragon qui règne sur ces terres et n’est peut-être pas pour rien dans l’amnésie de leurs habitants. Le roi et son soldat veulent la guerre, c’est-à-dire le souvenir et la ven-geance. Les Bretons ont autrefois massacré les Saxons. Si le dragon meurt, la colère saxonne renaîtra. La brume se lèvera enfin : sur des char-niers nouveaux. « Nous avons le de-voir de haïr chaque homme, femme et enfant de leur sang », dit le guerrier. Axl et Beatrice ne sauraient désirerces retrouvailles avec la destruction, mais comment ne désireraient-ils pas retrouver la mémoire ? Un amour aussi total que le leur ne peut

rester amputé de son passé ; il l’ap-pelle comme leurs corps plongés dans la brume appellent le soleil.

Et les deux vieillards bretons ac-compagnent le guerrier saxon, af-frontent avec lui les elfes, les lutins, les ogres, les sorcières et des moines cruels, voués au dragon. Le valeureux et chevrotant chevalier Gauvain, ves-tige chenu des temps arthuriens, les rejoint, les aide, les trahit ; a-t-il plus de souvenirs que les autres ? Il sembleporteur d’une mission ancienne, où se nouent beaucoup des destins quele roman rassemble, et paraît savoir sur le passé d’Axl ce qu’Axl en ignore. Peut-être le vieil homme est-il davan-tage mêlé aux affaires de son temps qu’il ne l’imaginait. Gauvain pourrait le lui dire. Il se tait. Des images ressur-gissent pourtant à son contact. « Axl

se souvenait des cris d’indignation, despleurs des enfants, des regards dehaine, et de sa propre fureur. » Devra-t-il, lui aussi, renouer avec sa hainequand la brume se dissipera ?

Si c’était le cas, si tous les personna-ges convergeaient ainsi vers le mêmebut, Le Géant enfoui mériterait le re-proche que certains lui ont fait, tel le grand critique britannique James Wood, dans le New Yorker, de sacrifierle romanesque à l’allégorie « qui rend tout littéral et simplifie tout » (« Legéant n’est pas assez enfoui », ajouteWood). Mais c’est trop se laisser im-pressionner par une part du roman, en effet allégorique, où Kazuo Ishi-guro tend un miroir aux tragédies historiques ; c’est ne pas voir que lamultiplication des allégories permetà un livre de ne pas s’enfermer dans son propre sens, et de laisser le mys-tère l’emporter.

Axl, témoin et acteur de l’Histoire, aautre chose à faire que de s’en mêler encore, et le roman avec lui, qui trouve son pôle magnétique nondans l’annonce des massacres à ve-nir, mais dans une histoire d’amoursur le point d’être défaite par la mort, laquelle n’a d’autre sens que celui quechacun peut y mettre, loin du poidsécrasant des grandes vérités collecti-ves. Le voyage ne s’achève pas auprès du dragon, mais sur la phrase la plus simple du récit, où l’oubli et la mé-moire, les beautés et les horreurs dumonde s’unissent et se métamor-phosent. « Adieu, mon seul véritable amour » : tout est dit d’un coup, justeau bord du silence, et cela suffit àfaire du Géant enfoui un étonnant chef-d’œuvre, qui démontre une fois de plus que Kazuo Ishiguro, maître des secrets, des vies cachées derrière les vies, est le grand romancier de la vérité humaine, telle que la brume à jamais la recouvre. p

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le géant enfoui(The Buried Giant),de Kazuo Ishiguro,traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Les Deux Terres, 432 p., 23 €.

Un voyage au milieu de l’inconnu, vers l’inconnu, fulgurante traversée du mystère et de la magie du monde

aRencontreSanjay Subrahmanyam Le père de l’« histoire connectée » publie Leçons indiennes10

p r i è r e d ’ i n s é r e r

j ean b i r n baum

Quoi de neuf sur le journalisme ?

Kazuo Ishiguro

Sous la brume,l’amour

Avec « Le Géant enfoui », le Britannique emprunte aux codes de la fantasy

pour raconter une passion que rien ne peut altérer.

Merveilleux

Kazuo Ishiguro est l’invité d’une conférence-débat animée par Florent Georgesco, à la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, accès Est, jeudi 16 avril de 18 h 30 à 20 heures. Entrée libre.

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2 | ... à la « une » Vendredi 17 avril 2015

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florence noiville

I comme Impassible. Impénétrable.I comme Ishiguro… Avec ses dou-bles racines japonaises et britanni-ques, l’auteur des Vestiges du jourest sans doute le plus secret desécrivains anglophones. Pour com-

ble d’imperméabilité, il s’ingénie à brouil-ler les pistes, en changeant de genre ro-manesque avec chaque nouvel ouvrage. Derrière ces masques, pourtant, on décèlequelques leitmotivs ou variations sur des thèmes chers. Tour d’horizon.

Le grand écart. Succès oblige, pour nom-bre de ses lecteurs, Ishiguro, c’est d’abord l’auteur des Vestiges du jour (1990), prixBooker en Grande-Bretagne et best-seller.C’est aussi – pour qui a vu le film de Ja-mes Ivory – un couple de personnages inoubliables, celui formé par le major-dome Stevens (Anthony Hopkins) et MissKenton (Emma Thompson), tous deux responsables du domaine de Darlington et observateurs privilégiés des dessousde la politique étrangère britannique à la veille de la seconde guerre mondiale.Que l’écrivain « revienne » aujourd’hui,après un long silence, avec un roman de fantasy médiévale, ne devrait cependant pas étonner ses admirateurs. A chaque li-vre ou presque, Ishiguro, avec une épous-touflante habileté technique, change de vision, de style, de décor. Il est même allé jusqu’à flirter avec la science-fiction lors-que, dans Auprès de moi toujours (2006), il imaginait une colonie de clones élevés pour donner leurs organes jusqu’au mo-ment où leur organisme cesserait d’être« exploitable ». Un adepte du grand écart.Comme si, d’un livre à l’autre, il bondis-sait d’une extrémité de lui-même à une autre… Remontant cette fois le temps, ildélaisse la vieille Angleterre sophistiquéepour celle de la fin de l’Empire romain, explorant une sorte d’entre-deux de l’his-toire britannique. Un champ romanes-que d’autant plus fertile qu’il reste mysté-rieux. « Nul ne sait précisément ce qui s’estpassé pendant les quelque cent cinquante ans qui ont séparé le départ des Romainsde l’arrivée des Anglo-Saxons, dit Ishiguro,interrogé par “Le Monde des livres”. Des massacres sans doute, un génocide peut-être : ce que l’on appellerait aujourd’hui un nettoyage ethnique. »

Le mythe et le brouillard. Ishiguro atoujours aimé les contours mouvants, lesmondes nébuleux, un peu flottants. La texture même de ses textes est toujours un peu bougée, comme sur une photovolontairement floutée. De telle sorte que tout ce qui est supposé vrai peut de-venir irréel et vice versa. Dans Le Géant enfoui, le brouillard est partout et on en découvre peu à peu l’origine. C’est une fa-rouche dragonne qui, depuis la monta-gne où elle se terre, exhale un souffle ma-léfique, des nuages de brume qui opaci-fient la mémoire collective et noient lessouvenirs des habitants. A la place vien-

nent se nicher toutes les superstitionsd’un monde peuplé d’humains mais aussi d’ogres et d’elfes. Dès les premières pages, on pense à Lancelot et aux légen-des de chevalerie arthurienne. « Je n’ai pas cherché consciemment à inscrire ce li-vre dans le genre du mythe ou du surnatu-rel, tempère Ishiguro. Ce que je voulais, c’était parler de violence interethnique sans la situer dans un cadre précis (Bosnie,Rwanda…). Le territoire du mythe m’of-frait pour cela une sorte de terrain neutre, parfaitement fictionnel, dont le lecteur pouvait s’emparer pour établir des corres-pondances avec le monde réel. Je voulais dégager des schémas récurrents dans l’ex-périence humaine. Explorer la dimensionémotionnelle de ces questions. »

La mémoire et la manipulation. Nous yvoilà. Le thème ishigurien par excel-lence ! L’écrivain le reconnaît sans peine : « Je suis un drogué de la mé-moire. » De la mémoire, mais aussi de la réminiscence, de l’empreinte, des tra-ces… Après avoir fouillé son propre passé,il s’est intéressé à celui des autres. Dans Le Géant enfoui, il élargit encore le spec-tre. Il veut comprendre comment lessociétés (et non plus les individus) serappellent, oublient ou décident volon-tairement d’oublier. Il cherche à savoir « quand il est plus approprié pour une na-tion ou une communauté de faire remon-ter au grand jour les épisodes traumati-ques de son histoire et quand il est préfé-

rable de les maintenir enterrés afin de nepas tomber dans la guerre civile ou la dé-sintégration ». Mais Ishiguro montre aussi que la mémoire peut être utiliséepour réveiller de vieilles hostilités. « J’ai commencé à y penser au moment de la chute de la Yougoslavie, puis du génocide rwandais, dans les années 1990. Je me de-mandais comment des communautés qui avaient vécu en bonne intelligence depuis des générations – qui recouraient l’une à l’autre pour baby-sitter leurs enfants – pouvaient se réveiller un matin sans pluspouvoir se tolérer. Et comment le souvenirde haines passées pouvait être intention-nellement réactivé pour mobiliser de nou-velles vagues de violence. C’est la mémoiremais aussi sa manipulation délibérée qui m’intéressent. »

L’amour et l’oubli. On peut donc être un« drogué de la mémoire » et choisir déli-bérément, dans certaines circonstances,l’oubli. C’est le cas dans le couple que for-ment Axl et Beatrice, les héros du Géant enfoui. Mais c’est aussi le cas, note Ishi-guro, « dans toutes les situations amou-reuses. Et même toutes les relations im-portantes telles que les liens parents-en-fants, frères-sœurs ou entre de vieux amis ». Il faut toujours se demander : « Sicertains souvenirs venaient à disparaître, le lien serait-il plus distendu ou plus fai-ble ? Et si l’amour repose sur le fait que cer-taines choses doivent être tues, cet amour est-il pour autant faux ou malsain ? Ce

sont des questions qui font peur, mais il est difficile d’imaginer que, dans une rela-tion humaine un peu profonde et durable,ce genre de dilemme ne surgisse pas à un moment ou à un autre. »

L’écriture et le temps. Ishiguro écrit pourretenir le temps. « Quand j’ai commencé, dans Lumière pâle sur les collines et Un artiste du monde flottant, [ses deux pre-miers romans], j’avais vraiment cette vo-lonté de préserver les souvenirs de mon en-fance au Japon, avant qu’ils ne s’évanouis-sent. » Mais c’est aussi un écrivain qui écriten prenant son temps. Il s’est passé dix ans entre Auprès de moi toujours et Le Géant enfoui. On dit que son épouse lui aurait conseillé de mettre à la poubelle les100 premières pages du manuscrit et de recommencer de zéro. « Ma femme me connaît depuis que j’ai 24 ans, dit-il. Elle a été témoin de mes premiers pas littéraires. Elle n’est en aucun cas aveuglée ou intimi-dée par ma “réputation” et elle considère toujours ce que j’écris avec la même exi-gence. » C’est bien comme ça. Même si on ne peut pas dire que chaque livre est le premier, il est vrai qu’« il faut à chaque foisinventer une nouvelle méthode d’écriture ».Aux yeux d’Ishiguro, le temps, pour un écrivain, ne fait (presque) rien à l’affaire.

En avant la musique. La musique a tou-jours nourri l’œuvre d’Ishiguro, depuisL’Inconsolé (1996), où le narrateur est un pianiste de renommée mondiale, jusqu’àAuprès de moi toujours, où l’héroïne s’im-prègne inlassablement du même disque, et plus encore Nocturnes. Cinq nouvelles de musique au crépuscule (2009). A15 ans, le jeune Kazuo se rêvait musicien et ne vivait que pour sa guitare. Au-jourd’hui, il continue à écrire des chan-sons, notamment pour la chanteuse de jazz américaine Stacey Kent. Il se produi-sait d’ailleurs avec elle, mardi 14 avril, à l’auditorium de la Fondation Louis-Vuit-ton, à Paris, arpentant avec la mêmeaisance le champ des harmoniques et celui des mots. p

Kazuo Ishiguro.�������������

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Extrait« Vous auriez cherché long-temps le chemin sinueux ou la prairie paisible qui, depuis, ont fait la gloire de l’Angleterre. Il y avait des kilomètres de terres désolées, en friche ; ici et là, des sentiers rustiques sur les colli-nes escarpées ou les landes désolées. La plupart des routes laissées par les Romains, en-dommagées ou envahies par les mauvaises herbes, dispa-raissant le plus souvent dans la végétation sauvage. Des bancs de brouillard glacé suspendus au-dessus des rivières et des marécages, fort utiles aux ogres qui, à l’époque, vivaient encore dans ce pays. Les gens qui habitaient dans les envi-

rons – on se demande quelle désespérance les avait conduits à s’établir en des lieux si lugu-bres – redoutaient sans doute ces créatures, dont le halète-ment était audible bien avant que n’émergent de la brume leurs silhouettes difformes. Mais ces monstres n’étaient pas une source d’étonnement. Les gens devaient alors les considérer comme un risque banal, car en ce temps-là, ils avaient bien d’autres sujets de préoccupation. (…) En tout cas, les ogres n’étaient pas si mé-chants pourvu qu’on ne les provoque pas. »

le géant enfoui, page 11

L’auteur du « Géant enfoui » change radicalement d’univers à chaque livre. Mais les thèmes qu’il y aborde se révèlent, au fond, semblables. Il les évoque pour « Le Monde des livres »

Variations ishiguriennes

Repères

1954 Kazuo Ishiguro naît à Nagasaki (Japon).

1960 Il s’installe avec sa famille en Grande-Bretagne.

1980 Il achève son master d’écriture créative à l’université d’East Anglia.

1982 Lumière pâle sur les collines(Presses de la Renaissance, 1984).

1982 Il acquiert la nationalité britannique.

1986 Un artiste du monde flottant (prix Whitbread, Presses de la Renaissance, 1987).

1989 Booker Prize pour Les Vestiges du jour (Presses de la Renaissance, 1990) adapté à l’écran par James Ivory en 1993.

1995 L’Inconsolé (Calmann-Lévy, 1997).

2000 Quand nous étions orphelins (Calmann-Lévy, 2001).

2005 Auprès de moi toujours (Les Deux Terres, 2006, adapté à l’écran par Mark Romanek en 2010). Il signe le scénario de La Com-tesse blanche, de James Ivory.

2009 Il cosigne quatre chansonspour la chanteuse de jazz Stacey Kent.

2009 Nocturnes. Cinq nouvelles de musique au crépuscule (Les Deux Terres, 2010).

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0123Vendredi 17 avril 2015 Traversée | 3

La Terre sous les ongles d’Alexandre Civico, Rivages, 88 p., 15 €.La narration est à la deuxième per-sonne du singulier : le récit s’adresse à un homme, encore jeune et en colère – jamais nommé. Celui-ci progresse vers l’Espagne en voiture. Il se souvient d’une enfance et d’une jeunesse mar-quées par l’immigration et l’exclusion sociale. La phrase est claire, les mots s’entrechoquent. Fin comme une lame de couteau, le premier roman d’Alexan-dre Civico joue au dur, râle et jure. En fait, il est sensible et triste : sale gosse.

Le démon avance toujours en ligne droite d’Eric Pessan, Albin Michel, 310 p., 20 €.David prend le large quand Mina lui demande un enfant. Sous le prétexte d’une quête des origines, il fuit : à Buchenwald puis à Lisbonne, où la folie le guette. David se débat avec les mots, ceux de son enfance, mais aussi ceux des livres qu’il lit – et qu’il essaie d’écrire. La littérature peut le sauver autant que le perdre dans cet exil. Un roman intense, clair et triste – beau.

La mort roule en Audi(Doden korer Audi), de Kristian Bang Foss, traduit du danois par Catherine Lise Dubost, Nil, 288 p., 19 €.Asger était un trentenaire normal jusqu’à ce que tout bascule : il devient le chauffeur et le confident de Waldemar, qui l’a engagé comme aide à domicile. Souffrant de presque toutes les mala-dies possibles, celui-ci devrait être mort – mais il résiste. Sur la piste d’un gué-risseur marocain, les deux hommes sont suivis par une étrange Audi noire. Extravagant mais efficace.

En 2015, le héros en quête de lui-même ou d’une vie nouvelle n’enfourche toujours pas un vélo électrique. Il monte dans une bonne vieille automobile – et roule vers son destin. Trois « road-novels » l’attestent

Le bruit de la portière qui claque

nils c. ahl

Particules fines ou pas, nom-bre de romanciers ne sem-blent pas près d’abandonnerleurs voitures. A tout lemoins, leurs personnagesne le sont pas. L’avantage de

l’automobile de fiction, c’est qu’elle ne pollue pas l’atmosphère, fait peu de bruitet qu’on ne peine pas pour la garer. Au fil du siècle, elle est devenue un accessoire récurrent, à la fois vaisseau d’Ulysse, fi-dèle destrier, équipage du roi en fuite à Varennes, nef des fous. On la retrouve cesjours-ci au cœur de trois textes aux en-jeux littéraires très éloignés les uns des autres, qui ont en commun ce bruit de portière qui claque, décisif pour lancer le récit. Il s’agit de La Terre sous les ongles, d’Alexandre Civico, du Démon avance toujours en ligne droite, d’Eric Pessan, et de La mort roule en Audi, de Kristian Bang Foss. A défaut de remplacer la voi-ture individuelle par le vélo en cette an-née de Conférence des Nations unies sur les changements climatiques, à Paris cet automne, on remarquera les allusions macabres ou lugubres contenues dansles titres choisis. Le véhicule se fait bar-que de Charon plutôt que carrosse, donc.

Les livres des Français Alexandre Civicoet Eric Pessan et du Danois Kristian Bang Foss sont trois romans du départ, de l’er-rance et de la quête. De ce point de vue, lapremière scène automobile – qu’elle soit décrite (comme chez Civico et Bang Foss)ou suggérée (chez Pessan) – signifie l’exil,la rupture avec un passé, la recherche de soi-même. Les deux premiers jouent sur la caricature du pater familias au volant pour installer leurs personnages dans laquête du père. Le protagoniste du pre-mier roman d’Alexandre Civico, né en 1971, remonte à l’émigration d’un ouvrier espagnol de Tétouan qui a fui lefranquisme, tandis que le narrateur d’Eric Pessan, lui, est sur les talons d’un« fils de salopard » disparu à Lisbonne en

abandonnant femme et enfant. Les deux hommes commencent par tourner une clé de contact symbole de liberté et de virilité : les fils sont devenus grands, ce sont eux qui tiennent le volant. Ainsi, La Terre sous les ongles commence comme un road-movie classique, presque sim-pliste : on compare les mécaniques ita-liennes et allemandes, on s’arrête dans des bars de province, on trimballe unmystérieux paquet dans le coffre… Leschapitres consacrés au père racontent, eux, une histoire connue du lecteur, etapparemment tout aussi prévisible, d’émigration et de misère.

Eric Pessan, né en 1970, ne semble pasdavantage faire dans l’originalité apriori : David, son narrateur, est con-fronté à l’absence de son père au mo-ment où sa compagne lui réclame unenfant. Héritier d’une lignée de femmesabandonnées, il commence par échouerà retrouver (en voiture) la trace de songrand-père : il y renonce, son vieux vé-hicule part à la casse et lui à Lisbonne(comme son père avant lui). Un vague projet de livre en poche, il veut échapperà la « malédiction » familiale : il se bat, mais cède petit à petit… Le prétexte quilance l’intrigue du livre de Kristian Bang

Foss peut apparaître encore plus artifi-ciel – sans autre intention que de dis-traire son lecteur, sans se draper dans laquête du père, qui guide les deux autresauteurs (né en 1977, Bang Foss appar-tient à la même génération qu’eux).Asger, son narrateur « alourdi par l’al-cool et gras comme un moine », joue auchauffeur pour Waldemar, qui vient del’engager comme aide à domicile. Ilspartent ensemble à la recherche d’unguérisseur dans le Sud marocain. Lesdeux hommes vont voir la mort dans lerétroviseur – et dans une Audi. Commeles personnages d’Eric Pessan etd’Alexandre Civico, ceux de Bang Fossfuient : après le spectre de la paternité etle fantôme d’une enfance pauvre, pourles deux premiers, c’est à la banlieue da-noise qu’il s’agit chez ce dernier d’échap-per. « Si Jérôme Bosch ou Bruegel avaientvécu en 2008 (…), ils auraient peint le bé-ton de Stentofte. Si vous croyez que l’enfern’existe pas, prenez la ligne B du train debanlieue de Copenhague. »

En somme, si le bruit du moteur qui dé-marre devrait éveiller les inquiétudes despersonnages, il a quelque chose de rassu-rant pour le lecteur. En effet, il inscrit le texte dans un genre instinctivement co-difié : il s’agit d’un récit de voyage, d’un roman d’initiation ou de révélation – in-dividuel comme son véhicule (même si on est deux à bord) et toujours plus ou moins à tombeau ouvert (la mort dans lerétroviseur chez Bang Foss, dans le cof-fre, ainsi qu’on ne tarde pas à le deviner, chez Civico, ou au coin du virage existen-tiel de la paternité chez Pessan). Du pointde vue écologique, l’automobile ne fait pas partie des mobilités douces ou dura-bles. En littérature non plus : elle est le véhicule de nos rendez-vous violents

avec nous-mêmes, entraîne la fin ou le début de quelque chose. Elle est une rup-ture, une vacance. Effet d’époque, peut-être : dans Le démon avance en lignedroite, La mort roule en Audi et La Terre sous les ongles, la scène automobile estaussi une réécriture contradictoire desvacances de l’enfance – vers le sud et lesoleil. Alexandre Civico décrit la « Simca bleu ciel » du père et « son roulis douce-reux » auxquels n’a rien à envier la four-gonnette très années 1970 de Kristian Bang Foss, tandis que le narrateur d’EricPessan se souvient d’un séjour portugais,en compagnie de ses premières amours, qui se confond avec les démons du père

et du grand-père. Quand il s’installe der-rière son volant, le narrateur connaît déjà le point d’arrivée : là où « la terre se termine », écrirait Alexandre Civico.

Comme souvent, cependant, les atten-dus du genre libèrent les écrivains. Etc’est d’autant plus le cas dans ces trois ro-mans ponctués par un départ ou uneéchappée en voiture. Telles ces nom-breuses publicités pour l’industrie auto-mobile, tourner la clé dans le contact re-vient à se libérer de la foule anonyme et des contraintes du quotidien. Il n’y a quechez Eric Pessan que cette libération estentière – il se débarrasse de sa voiture pour suivre ses démons. Cet épisode em-pêche symboliquement tout retour, il est le premier pas vers un dépouillementet un exil définitif.

Chez les trois auteurs, cette libérationest également linguistique et littéraire. Chez Kristian Bang Foss, qui s’amuse de la caricature de deux jeunes Scandinavesdans leur vieille fourgonnette alle-mande, tout est permis, et surtout l’ab-surde. Eric Pessan et Alexandre Civico,eux, font du départ des personnages uneplongée dans l’écrire (et le dire) pour lepremier, la langue (et les langues) pour lesecond.

Le carburant de La Terre sous les on-gles, c’est l’exclusion par la langue : l’hybridation des idiomes dans la bou-che des parents, le français vulgaire etl’espagnol trébuchant du fils. Il est enfuite parce qu’il est nulle part à sa place.David, le protagoniste du Démon avancetoujours en ligne droite, n’écrit jamais lelivre pour lequel il est parti, même s’il s’enveloppe dans des citations et des dé-clarations d’intentions, et clame sonbesoin de la littérature. De fait, il n’ar-rive nulle part et disparaît à son tour. Quant à Asger et Waldemar, une lugubreAudi noire finit par les rattraper en pleindésert marocain. Les personnages deces trois romans semblent prisonniersde l’habitacle et des tempêtes qui sedéchaînent sous leur crâne. Ces véhi-cules-là, littérairement, sont ceux d’unvoyage intérieur. Les paysages glissent contre la fenêtre : seul compte le ren-dez-vous avec soi en bout de route. Enbout de course. p

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Extraits« La route défile, lisse. La pluie te lâche un peu. Dans quelques heures, tu seras à Bayonne. Il te faudra t’y arrêter. Changer de voiture. Les kilomètres avalés, Bordeaux t’apparaît au loin. Tu passes à côté sans même lui je-ter un regard, sans même une pensée pour cette France, pour cette endormie au bord du fleuve qui n’attend rien, que les jours qui s’écoulent devant son museau de labrador. Tu gardes le cap. Cent trente, pas plus. C’est long, putain. La tension ne monte pas. Tu laisses tout cela de côté pour l’instant et te lais-ses avaler par la platitude de la route. Des pensées comme un borborygme léger, un frémisse-ment d’avant l’ébullition. »

la terre sous les ongles,

pages 26-27

« La voiture, je l’ai gardée pres-que huit ans (…). Le garagiste me fait rayer la carte grise, il écrit épave dessus. La voiture tombe en miettes de toute fa-çon, le caoutchouc s’effrite, la moindre durite fuit, le maître-cylindre des freins peut lâcher d’un instant à l’autre, les sièges laissent échapper leurs ressorts, de la mousse colonise la carros-serie. J’explique que je ne suis pas intéressé par une occasion (…). Je remercie le garagiste et je rentre à pied. Il y a une joie à se démunir, je pense, puis, tout en-tier absorbé par la préparation de mon second voyage, j’oublie de regarder une dernière fois la voiture en fin de course. »

le démon avance

toujours en ligne droite,

pages 47-49

« La Volkswagen grimpa ainsi, nous éloignant peu à peu de toute notion du temps. Aucun de nous ne parlait, absorbés à la fois par l’inquiétude et l’abrutissement. Notre trajet dans le brouillard ressemblait au long réveil après une anes-thésie. (…) Nous nous atten-dions aussi bien à voir surgir des ovnis et des créatures pré-historiques que nos propres sosies. Enfin, le dénivelé dimi-nua et la route s’élargit, tout à fait horizontale, ce qui me permit de m’arrêter sans dan-ger sur le bas-côté, car je n’en pouvais plus de conduire dans le brouillard. – Et si on fumait un joint en attendant, suggéra Waldemar. »

la mort roule en audi,

pages 157-158

Tourner la clé dans le contact revient à se libérer de la foule anonyme et des contraintes du quotidien

Page 32: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

4 | Littérature | Critiques Vendredi 17 avril 2015

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Sans oublier

Laure, bouleversanteLe Triste Privilège ou une vie deconte de fée, plus connu sous le ti-tre Histoire d’une petite fille, est uncourt récit qui dévoile à la manièred’un journal intime les désirs et lesenvies morbides d’une jeune filletraumatisée par la mort de sonpère et par son éducation corsetéedans un milieu bourgeois, une« enfance écrasée sous les lourdsvoiles de deuil, enfance voleuse d’en-fants ». Les éditions Allia et cellesdu Chemin de fer rééditent simul-tanément ce texte bouleversant,qui, dès la première phrase, hantele lecteur. Publié sous le pseudo-nyme de Laure peu après la mortde son auteure, Colette Peignot(1903-1938), par Michel Leiris etGeorges Bataille, ce récit aura uneinfluence forte sur les deux écri-vains. Leiris s’en inspirera pourL’Homme sans honneur (J.-M. Place,1994), et Bataille pour L’Expérienceintérieure (1943) ainsi que L’Abbé C.(1950). p alexandre mareaLe Triste Privilège ou une vie de

conte de fée, de Laure, Allia, 62 p., 6,20 €.

aHistoire d’une petite fille, de Laure,

Le Chemin de fer, 64 p., 9 €.

Le destin de DaphnéInspirée par une passion d’adoles-cence pour le roman Rebecca (1938), Tatiana de Rosnay a choiside consacrer une biographie à Daphné du Maurier (1907-1989). Ilfaut passer les cinquante premiè-res pages, qu’alourdit le processusd’identification, maladroit, entreles deux femmes, avant que l’auteure d’Elle s’appelait Sarah(Héloïse d’Ormesson, 2007) trouvela bonne distance pour raconter ledestin de Du Maurier. S’appuyantsur de nombreuses archives et surdes témoignages de proches, Tatiana de Rosnay offre un por-trait vivant de l’écrivaine enraci-née dans les lieux emblématiquesde sa vie : Londres, Paris et surtoutla Cornouailles et le manoir deMenabilly, modèle du célèbre Manderley de Rebecca. Une géo-graphie intime qui dévoile unepersonnalité ambivalente, atta-chée aux mœurs aristocratiques eten même temps rebelle, très éprisede son mari, mais séductrice etbisexuelle. De manière tout aussicontrastée, la cinquantaine venue,la dépression succède brutalementà l’appétit de vivre et à la détermi-nation à écrire. Cette parution s’ac-compagne d’une nouvelle traduc-tion de Rebecca (par Anouk Neu-

hoff, Albin Michel,544 p., 25 €.), inté-grale, celle-ci,contrairement àl’ancienne. pvirginia bartaManderley for

Ever, de Tatiana de

Rosnay, Albin Michel/

Héloïse d’Ormesson,

464 p., 22 €.

L’écrivain raconte, lucide, la maladie neurodégénérative qui le frappe. Et garde espoir

Frédéric Badré défie le sort

« Autoportrait », de Frédéric Badré, 2012.��������������������

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C’est un autopor-trait griffonnéau stylo à bille,réalisé par Fré-déric Badré, le27 août 2012 en

Italie, dans la région des Pouilles. Le trait est à la fois précis et incer-tain ; on remarque en effet quel-ques repentirs, un glissement de l’encre sur la page, qui ajoute unléger tremblé à ce visage inquiet, doux – figé (voir ci-contre). Sous ledessin, on peut aussi lire un petit texte. L’écriture y est très fine, res-serrée, presque indéchiffrable. « Ilfait très chaud l’après-midi dans la région d’Ostuni. Je profite d’uncoin à l’ombre pour dessiner un autoportrait. » En apparence, toutest normal, paisible. Mais, trois mois auparavant, alors que Frédé-ric Badré consultait un médecin à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, pour des troubles de l’élocution, on lui a appris l’irrémédiable : il est atteint d’une maladie orphe-line – la SLA (sclérose latérale amyotrophique), appelée aussi maladie de Charcot. En France, sixmille cas sont répertoriés. C’est une maladie neurodégénérative qui affecte le cerveau, provoqueune détérioration des cellules nerveuses qui commandent les mouvements volontaires ; pro-gressivement, la paralysie gagne,les muscles du corps fondent – conduisant le malade au silence.

Face à ce cauchemar, FrédéricBadré n’a pourtant pas décidé dese taire. Ecrivain, né à Paris en 1965, il a dirigé la revue litté-raire Ligne de risque avec François Meyronnis et Yannick Haenel ; il aaussi publié un texte sur Jean Paulhan (Paulhan le juste, Grasset,1996), un essai (L’Avenir de la litté-rature, Gallimard, 2003). Enmai 2000, quand l’écrivain et critique d’art Bernard Lamarche-Vadel s’est donné la mort, Badré a écrit sa nécrologie pour Le Monde.On retiendra cette phrase prémo-nitoire qui finira par ricochercontre la propre vie de Frédéric Badré : « Ainsi s’accomplit un des-tin entièrement voué à dépasserune malédiction originelle. »

C’est en écrivain qu’il a décidé des’interroger sur ce fatum frappantson corps, tout en laissant l’esprit absolument intact, d’une clartéépoustouflante. Ainsi est né ce li-vre, La Grande Santé, écrit avecson « index replié » dans l’applica-tion Note de son iPhone. C’est aussi grâce à son ami Dominique Commiot qu’il a pu aller au boutde ce projet. « Tous les jours, je luidictais les phrases que j’avais pré-parées mentalement. Ensemblenous discutions le texte », expli-que Frédéric Badré au début deson récit.

La seule issueEcrire sur la maladie, pour lui,

c’est entrer en résistance contre elle. La littérature constitue peut-être la seule issue pour espérer ladépasser mentalement. Mais il faut d’abord se confronter à elle. C’est l’objectif premier de ce texte composé avec un souci quasi

documentaire : faire le portrait dela maladie et établir l’ampleur des dégâts dans l’existence. « Cechamp de ruines, c’était le lit défaitde mon existence », écrit-il.Comme Hervé Guibert dans sonjournal d’hospitalisation (Cyto-mégalovirus, Seuil, 1992), Badré note le pire de ce qu’il lui arrive : sa langue qui se ramollit et me-nace sa parole, le risque que son diaphragme faiblisse, l’empê-chant alors de respirer. « Mon corps se suicide », constate-t-il.

Non sans humour, il rapporteaussi les bizarreries entendues au sujet de la SLA. Comme l’idée de sefaire congeler seulement la tête pour espérer guérir dans un temps incertain. « Peut-être faut-ilque je songe à congeler aussi la tête de mes proches, pour ne pasme retrouver perdu en compagnie de milliardaires américains. »

La seconde partie du livre opèreune sorte de dégagement par la littérature et les arts. La Métamor-phose, de Kafka, devient une réfé-rence centrale à partir de laquelle Badré explore son cauchemar,sans doute pour mieux l’admet-tre. Comme Gregor Samsa trans-formé en cancrelat, l’auteur vit l’expérience de la déshumanisa-

tion. « En un sens, ma vie porte la marque de ce cauchemar fantasti-que. » A l’instar du héros de Kafka,s’il ne peut plus bien se faire com-prendre par les siens, ou se mou-voir, il conserve une lucidité im-placable à l’égard du monde exté-rieur. La maladie n’a pas tué l’acuité des souvenirs ou la per-ception de la vie courante.

Pour retrouver la profondeur dutemps, Frédéric Badré rédige cequ’il appelle son « catalogue d’ins-tants vécus » : c’est un concert desRolling Stones à New York, le sou-venir du canal de la Giudecca à Ve-nise, ou une nuit passée dans ledésert de Djibouti. S’ensuivent de belles pages consacrées au dessin,qu’il réussit encore à pratiquermalgré la maladie, pour conser-ver des « miettes du temps ». Mais le seul passé ne l’intéresse pas, et la littérature est bien une affaire de désir et d’avenir. Ce que laisse entendre la dernière phrase de ce récit, folle et bouleversante : « Je reste là, immobile, et j’attends d’être guéri pour que ma vie re-prenne son cours normal. » p

« En somme, j’ai l’impression que ma vie est sortie de ses gonds. Je vis une expérience du temps grossie. Mon corps s’est retrouvé si vite métamorphosé que mon rapport au temps est chamboulé. Une vie normale est fondée sur l’illu-sion de la stabilité. Cette maladie m’a jeté dans un maelström temporel. L’illusion de la stabilité s’est évanouie. Tous les jours je dois imaginer de nou-veaux stratagèmes pour réaliser les gestes les plus simples, comme relever d’une chaise ou porter un verre à ma bouche. Tout le monde vieillit et il est à

craindre que tout le monde doive un jour mourir. La différence avec moi, c’est que la SLA m’oblige à endurer ce mouvement impitoyable.Mon corps se suicide. J’ai beau me trou-ver en complet désaccord avec lui, je vois bien qu’il ne se range pas à mes raisons. Alors, j’affermis mon esprit pour combattre du mieux possible cette volonté de mourir.La vie matérielle provoque chez moi desmouvements d’humeur. »

la grande santé, pages 101-102

Extrait

la grande santé,de Frédéric Badré,Seuil, 196 p., 17,50 €.

Tels des papillons qui se brûlent à la flammeAu contact d’Adèle, Adam et Anita accomplissent enfin leur vocation d’artiste. Jusqu’au drame. Nathacha Appanah, douce et saisissante

florence bouchy

La lecture d’En attendant demainlaisse penser que Nathacha Appa-nah est un peu comme son hé-roïne, Anita, dont la force est de sa-

voir « regarder : couleur, teinte, forme, as-pect, matière, ombre, lumière, termes précis (…), objets divers (…) viennent se lo-ger dans un coin de son cerveau (cet ani-mal aux mille lumières, portes, cachettes etcouloirs), se mettent en sommeil pour se réincarner plus tard dans une nouvelle, un poème, une ébauche de roman, un arti-cle ». Ce cinquième roman, qui paraît huit ans après le succès du Dernier Frère (L’Oli-

vier, 2007), semble nourri de toutes les ob-servations, toutes les sensations, tous les souvenirs que l’écrivaine a pris le temps de laisser cheminer en elle pour, le mo-ment venu, y puiser le matériau d’une fic-tion à la fois douce et saisissante, mélan-colique et lumineuse, tragique et apaisée.

On le sait d’emblée, un drame s’est pro-duit « il y a quatre ans, cinq mois et treize jours » : Adèle s’est noyée, Adam est en prison, Anita s’occupe de sa fille, Laura, gravement handicapée. Mais c’est en sui-vant le doux parcours de la lumière de l’aube que ces informations sont dis-tillées. Il y a si peu d’emphase dansl’énoncé de ces faits que le lecteur les metpresque de côté lorsque la narratrice re-vient sur les circonstances de la rencon-tre d’Adam et Anita, vingt ans plus tôt. Desorte qu’on épouse leurs enthousiasmes, qu’on croit à leurs projets et à leurs rêves,

sans chercher à tout prix les indices d’une catastrophe annoncée, mais en se laissant porter par la découverte de cespersonnages ni héroïques ni antipathi-ques, qui ont leur vie à construire et leur place à trouver. Lui, à Paris, se sent « “leprovincial de service” avec son accent, sa dégaine, ses traditions, son fromage ». Elle, originaire de l’île Maurice, se vivraconstamment comme « “l’étrangère deservice” », alors que, « lentement, la petite mémoire de son pays pâlit – ces choses in-times qui se nichent non pas dans la tête mais sur la peau et au creux de l’estomac :la teinte exacte de la fleur de canne en juin,(…) le bruit de la pluie sur un toit de tôle ».

Pôle lumineux

Le destin tragique d’Adèle, Mauricienneelle aussi, semble relever tout autant d’unepure contingence : « Il a suffi d’une couleu-

vre, d’un accident, d’une conversation sur laplage et d’une balade dans une vieille voi-ture » pour qu’elle dévie du chemin « qu’elle avait choisi il y a des années ». Elle qui avait voulu disparaître, se contentant de survivre, invisible et silencieuse, repré-sente soudain, pour Adam et Anita, le pôlele plus lumineux de leur vie quotidienne qui jusque-là s’enlisait, l’occasion de réali-ser leurs rêves, comme si la jeune femme d’« un mètre quatre-vingt » au crâne rasé et au douloureux passé avait le pouvoir de les relier à leur identité et à leurs désirs les plus essentiels : Anita, qui se rêvait roman-cière, écrit enfin, Adam se met à peindre d’une manière nouvelle et inspirée, le cou-ple et leur fille retrouvent l’élan et la joie qui semblaient les avoir quittés.

La force du roman de Nathacha Appa-nah tient en grande partie à son art dedécrire sans trop en dire, sans trop inter-

préter, adoptant le rythme de ses héros, bornant son savoir à ce qu’ils savent d’eux-mêmes, découvrant avec eux leurs espoirs et leurs renoncements, leurs joies et leurs cruautés. On ne saura donc jamais si la tragédie était inéluctable, si lafascination du couple pour Adèle conte-nait en elle-même sa propre destruction. L’écriture de Nathacha Appanah, parfai-tement maîtrisée, sait rendre sensible l’incertitude qui habite la répétition des jours, l’espoir comme la résignation que peut évoquer le choix de vivre, toujours, « en attendant demain ». p

en attendant demain,de Nathacha Appanah,Gallimard, 208 p., 17,50 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Blue Bay Palace, Folio, 128 p., 5,80 €.

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0123Vendredi 17 avril 2015 Critiques | Littérature | 5

E. M. Delafield à la ville et aux champsSon humour décapant, sa singularité au cœur de l’intelli-gentsia britannique : tout disposait E. M. Delafield (1890-1943) à moquer si finement les aristocrates londoniens oules intrigues de la province anglaise. Piquante et foncière-ment moderne, elle passe d’ailleurs, outre-Manche, pour« la Jane Austen du XXe siècle ». En atteste le très autobiogra-phique Pas facile d’être une lady !, enfin édité en français.Paru pour la première fois en 1930, ce « Journal humoristi-que » s’est vite imposé comme un best-seller en Grande-

Bretagne. On y lit les aventures d’une quadra-génaire intrépide, tout à la fois lady des villeset des champs, femme au foyer et féministe,sillonnant aussi bien les milieux huppés de lacapitale que la campagne du Devonshire etdévoilant, au fil des pages, l’absurdité desmœurs de ses contemporains. Une joliedécouverte. p paloma blanchet-hidalgoaPas facile d’être une lady ! Journal humoristique

(Diary of a Provincial Lady), d’E. M. Delafield, traduit de

l’anglais par Hélène Hinfray, Payot, 250 p., 18 €.

Un certain détachementAu début, c’est la voix d’une femme qui vous happe. Un filetmince, limpide, poignant. La narratrice avait 12 ans en 1930 :à nous de faire le calcul. A l’heure qu’il est, elle devrait être enmaison de retraite, comme son mari qui l’accueille commeune étrangère lorsqu’elle lui rend visite dans son mouroir.Alors, elle se fait toute petite. Pour qu’on ne la remarque paset qu’on lui laisse le peu d’autonomie dont elle dispose en-core. Ce jour-là, elle doit aller au village pour enterrer sonfrère. C’est sans doute le dernier voyage qu’elle entreprendrade son vivant et une occasion naturelle de se souvenir. De sonenfance misérable. « D’un pays maudit baigné par une mervide », c’est-à-dire de l’Islande, où naquit l’auteur, Jon AtliJonasson, en 1972. Bien connu dans son pays natal, Jonasson,dramaturge et scénariste, vit aujourd’hui à Berlin. Pourquoi cecourt récit en prose fait-il mouche ? Peut-être parce qu’on ytrouve un certain détachement, celui des vieilles personnesau seuil de la mort. Une posture qui permet d’aller loin dansla liberté de dire… De tout dire du dérisoire et du comique dece que l’auteur appelle joliment nos « échappées chancelantesdans le monde ». p florence noivilleaLes Enfants de Dimmuvik (Börnin i Dimmuvik), de Jon Atli Jonasson,

traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson, Notabilia, 90 p., 11 €.

Sans oublierCarlos Fuentes, « mexicomique »Adam Gorozpe et Adam Gongora incarnent tous les deux lepéché originel du premier homme biblique : « la cupidité, larébellion et l’orgueil ». Le premier, avocat et investisseur, aépousé à dessein la fille d’une des plus grosses fortunes duMexique. Le second, chef de la sécurité du pays, s’est acoquinéaux cartels de la drogue. Lorsque celui-ci prend pour maîtressela femme de Gorozpe, la rencontre entre les deux hommesaux ego hypertrophiés s’annonce électrique. Elle tourne à unelutte sans merci quand le militaire tente de contraindre l’avo-cat de s’allier à lui pour prendre le pouvoir. Dans cette « mexi-comédie » (selon ses termes), écrite trois ans avant sa morten 2012, Carlos Fuentes fait montre d’une ironie poussée à l’ex-trême pour peindre un pays gangrené par la corruption. Dansun style très oral, tranchant avec l’écriture soignée de l’ensem-ble de son œuvre, il fustige un Mexique où la classe dirigeanteemprisonne les petits délinquants plutôt que de toucher auxgrands mafieux. Où les hommes politiques ont laissé la place

aux « criminels… aux narcos… aux roulures quiles accompagnent… à leurs gros bras… et,comme toujours, aux fonctionnaires avec d’inex-plicables comptes en Suisse… » Cette fable politi-que doublée d’un conte moral figure un édendes temps modernes, où les valeurs éthiquesdisparaissent au profit des intérêts individuels.Une autre vision de l’enfer. p ariane singeraAdam en Eden (Adán y Edén), de Carlos Fuentes,

traduit de l’espagnol (Mexique) par Vanessa Capieu,

Gallimard, « Du monde entier », 226 p., 19,50 €.

L’Irlande à vifIl n’y a pas si longtemps encore, Bobby Mahon forçait l’admira-tion de son entourage. « Je rentrais mille euros par semaine. Jeme croyais arrivé, le bâtiment c’était l’avenir », confie cet anciencontremaître, à présent au chômage. Dans son village irlandaisravagé par la crise financière, Bobby n’est qu’un exemple parmid’autres. Les drames s’enchaînent et, sur fond de licenciementséconomiques, la population se délite chaque jour un peu plus…Dans ce premier roman,l’Irlandais Donald Ryanse glisse tour à tour dansla peau de vingt et unpersonnages truculents,de la mère de famille à laprostituée, en passantpar le maçon ou l’ouvrier,pour décrire une sociétéà vif. De ce récit percu-tant, on retiendra l’émo-tion, la drôlerie et la puis-sance critique. p p. b.-h.aLe cœur qui tourne

(The Spinning Heart),

de Donald Ryan,

traduit de l’anglais (Irlande)

par Marina Boraso, Albin

Michel, 210 p., 18 €.

Crue dévastatrice et prohibition d’un côté, blues salvateur de l’autre. Deux romans paraissent, nés des limons fertiles du fleuve américain

Eaux troubles du Mississippi

marc-olivier bherer

Début de l’année 1927, la pluiene cesse de tomber, le fleuveMississippi, de gonfler. Bien-tôt les digues vont céder. Le

21 avril, un territoire plus étendu que laBretagne et la Normandie rassemblées va soudainement se retrouver sous les eaux. Des centaines de personnes vont y trouver la mort, des centaines de mil-liers, être déplacées.

Dans la colère du fleuve fait revivre ceprintemps calamiteux. S’associant à safemme, la poétesse Beth Ann Fennelly, Tom Franklin poursuit son incursiondans le sud profond des Etats-Unis, dont il est devenu, en trois romans, l’un desauteurs les plus emblématiques. Fidèles au southern gothic, un genre littérairepropre au sud des Etats-Unis, où le gro-tesque emprunte au macabre, et dont les plus célèbres représentants sont William Faulkner et Tennessee Williams, Tom Franklin et Beth Ann Fennelly mettenten scène une région en proie à la corrup-tion et au pourrissement.

C’est ce triste monde, promis à l’en-gloutissement, que visitent Ham John-son et Ted Ingersoll, deux agents fédé-raux dépêchés à Hobnob, petite ville de l’Etat du Mississippi, pour enquêter sur ladisparition de deux collègues. Une autre fin approche, celle de la prohibition, dontchacun pressent l’abolition. Les bootleg-gers n’en continuent pas moins à vendre leur tord-boyaux, et c’est vers eux que lessoupçons des enquêteurs se portent.

Leur arrivée tire Dixie Clay de sa tor-peur. Depuis la mort de son enfant, deuxans plus tôt, elle trompe son chagrin et son ennui en distillant l’un des meilleurswhiskeys de la région. Elle a ainsi fait la fortune de son mari, Jesse, un dangereuxdandy. Homme retors et bien introduit, ila su jusque-là tenir la police à distance.Mais Dixie Clay redoute qu’il ne soit res-ponsable de ces deux disparitions, ce qui ferait d’elle la complice d’un doublemeurtre.

Alors qu’ils débutent leur enquête, lesfédéraux s’intéressent à un braquage qui a mal tourné. Une seule personne en a ré-chappé, un bébé, désormais orphelin,comme l’est Ted Ingersoll. Cette commu-nauté de destin va le pousser à se mettre en quête d’une mère pour l’enfant, qu’il va confier à Dixie Clay, sans avoir connaissance de ses activités illégales.

De fragiles liens se tissent entre eux,que le bébé et la crue contribuent à res-

serrer. Du délugeémerge la possibilitéd’une renaissance. En-tre effroi et espoir, cehaletant roman se ré-vèle un hommage pas-sionné à une terre dedamnés.

Vieille blessureUn hommage où se

distinguent des accentsde blues, cette musiquetenue pour diaboliquepar les Blancs. Elle hanteégalement le roman deRan Walker, Il était unefois Morris Jones, qui sedéroule aussi dans leMississippi, à notre épo-que. Si le calme règnedésormais sur les paysa-ges de cette Amérique

profonde, le cœur des hommes reste en proie au trouble.

Dans la petite ville d’Oak Bull, personnen’a oublié Morris Jones mais, en vérité, lebluesman n’est plus qu’une gloire an-

cienne, auteur d’un titre popularisé par un groupe britannique. Assis à l’ombre de sa véranda, il traîne une vieille bles-sure : il n’a pas connu son fils. C’estd’abord Coltrane Washington, écrivain en mal d’inspiration, qui est dépêché à saporte par un journal pour recueillir l’his-toire de cette légende vieillissante. Arriveensuite Jason Cobbs, un adolescent qui a perdu ses parents. Ignorant tout dublues, ces deux jeunes hommes y trouve-ront de quoi se confronter à leurs dé-mons. En évoquant ce passé que tous n’ont pas vécu mais dont chacun cherchela trace, ce roman plein de tendresseplace en son cœur l’identité noireaméricaine.

La rencontre entre les générations ré-vèle les incertitudes des plus jeunes,comme si ceux-ci étaient égarés, comme s’ils devaient remonter un fil pour se re-trouver. Coltrane Washington porte un prénom qui évoque le grand jazzman John Coltrane, mais il n’en a pas le souf-fle. Au contraire, face à Morris Jones, il a la sensation d’être « inaccompli », de nepas être l’écrivain qu’il pourrait devenir.Dans la langueur du sud des Etats-Unis,la nostalgie tend une passerelle vers l’avenir. p

Crue du Mississippi, 1927.�������������� ��

dans la colère

du fleuve

(The Tilted World), de Tom Franklin et Beth Ann Fennelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Albin Michel, 432 p., 22,90 €.

il était une fois

morris jones

(Mojo’s Guitar), de Ran Walker, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Autrement, 272 p., 18 €.

Fragments belgitudineuxLe Britannique Patrick McGuinness, belge par sa mère, publie un beau livre de souvenirs

monique petillon

Connaissez-vous Bouillon ?Sa rivière, selon Ver-laine ? « La Semoy, noiresur son lit de cailloux ba-

vards, ses truites… » C’est à cette ville frontalière belge, en régionwallonne, berceau de sa famille maternelle, que Patrick McGuin-ness, anglo-irlandais par sonpère, consacre un très savoureux Vide-grenier. Professeur à Oxford, poète et traducteur de Mallarmé, il a publié une Anthologie de la poésie symboliste et décadente (Les Belles Lettres, 2009). Il s’est aussi fait connaître par un remar-quable premier roman, Les CentDerniers Jours (Grasset, 2013), quise déroulait à Bucarest, durant lachute de Ceausescu.

Fils de parents diplomates quine cessaient de voyager, d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, il a toujours trouvé un

point de stabilité à Bouillon. Pourtant, « ici, en Belgique, même les moines trappistes doivent choi-sir dans quelle langue se taire ». Dans ce « grenier » à souvenirs, vignettes, anecdotes et portraits sont pleins d’empathie et d’hu-mour, avec un zeste « d’autodéri-sion belgitudineuse ».

Tels les « acteurs oubliés d’unfilm perdu », les personnages sontregroupés dans un triple géné-rique de fin. La famille : les Le-jeune, les Bourland, les McGuin-ness. Les Bouillonnais : la mar-chande de bonbons, Godefroi de Bouillon parti en croisade auXIe siècle, Madeleine Ozeray, ac-trice du XXe siècle. Enfin les visi-teurs, notamment Verlaine et Rimbaud qui dormirent sans doute à l’Hôtel des Ardennes oùJulia, l’arrière-grand-mère del’auteur, qui ne savait ni lire niécrire, était femme de chambre.

On trouve pêle-mêle, dans cesfragments, des manières de dire, des sobriquets, des recettes pour accommoder les « canados » ou les « trempinettes » de pain rassis.Sur les photos en noir et blanc de

l’auteur, des objets conservés avec soin dans la maison de la ruedu Brutz : le téléphone en baké-lite ou la machine à coudre de Lu-cie, la grand-mère couturière quilui confectionna un costume de Spiderman.

Surgissent des poèmes« Les événements doivent leur

existence aux souvenirs plus que l’inverse. Mon enfance me paraîtplus réelle aujourd’hui qu’autre-fois. Un tri s’est opéré. » Malgré les« tours de passe-passe » de la mé-moire, on débusque parfois ce quise cache dans la « doublure du temps » : il y a eu des séparations,des deuils. Tout ce qui alimente, selon les termes du poète belge Marcel Thiry, une « usine à penserdes choses tristes ». Alors surgis-sent des poèmes :

« Lorsque je parle français à mesenfants, je considère que c’est la langue/ de ma mère, même si cen’est plus ma langue/ maternelle. Ce français,/ il est chargé d’un manque : le sien, le mien, et ce qu’elle a perdu/ quand elle me l’a légué, à des continents de l’endroit

d’où elle était partie :/ criblé detrous, à la fois préservé dans la naphtaline,/ et mangé aux mites… »

Un autre poème évoque « Lavieille gare » de Bouillon. Il fait écho à un recueil, Guide bleu, qui, en vingt stations de chemin de fer, retrace, entre Bruxelles et Luxembourg, le trajet de la « ligne162 » (qu’emprunta Baudelaire pour rendre visite à Félicien Rops) : des poèmes traduits « en toute complicité » par Gilles Ort-lieb, qui partage cette aiman-tation pour les lieux en déshé-rence, et cette perception aiguë du temps ferroviaire. p

vide-grenier.

voyage dans la mémoire

(Other People’s Countries), de Patrick McGuinness, traduit de l’anglais par Karine Lalechère, Grasset, 270 p., 19 €.

guide bleu

(Jilted City), de Patrick McGuinness, traduit de l’anglais par Gilles Ortlieb, Fario, 80 p., 14,50 €.

Page 34: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

6 | Histoire d’un livre Vendredi 17 avril 2015

0123

Tout Shakespeare LE MONDE publie les œuvres complètes de Shakespeare en 35 volumes, dans la traduction de François-Victor Hugo. Le poète, critique et traducteur Michael Edwards, de l’Académie française, répondaux questions du Monde sur Roméo et Juliette, en kiosque cette semaine.

A l’époque, en quoi la pièce « Roméo et Juliette » a-t-elle fait événement ?

Le succès de Roméo et Juliette, pièce créée autour de 1594, est attesté par la publication en 1597 d’une édition pirate visant à profiter de sa popularité. Deux autres éditions, de 1599 et 1609, indi-quent la continuité de ce succès. Les per-sonnages étaient déjà célèbres. Leur his-toire, racontée dans des nouvelles italiennes des XVe et XVIe siècles, était passée par la France pour arriver en Angleterre dans les années 1560. Les premiers spectateurs durent sentir qu’en en renouvelant totalement le pa-thétique et la poésie, Shakespeare en de-venait pour toujours l’auteur reconnu.

Il traite un sujet omniprésent en litté-rature, et dans des genres apparemment opposés : la tragédie met en scène des amants (Héro et Léandre, Tristan et Iseut…) voués à parachever leur amour dans la mort ; la comédie, des amoureux triomphant de l’opposition de leurs pa-rents. Si beaucoup d’auteurs comiques

explorent ce sujet, Shakespeare ne s’y intéresse, après Les Deux Gentilshommes de Vérone, que dans le cas de Lysandre et Hermia dans Le Songe d’une nuit d’été, pièce écrite presque en même temps que Roméo et Juliette et conçue, entre autres, pour donner une perspective comique au même thème. Tragédie et comédie se rejoignent en mettant en lu-mière le désordre du monde, et en cher-chant, chacune de son côté, à dépasser le malheur. Les deux pièces firent événe-ment en montrant la concordance entre tragédie et comédie, et en ouvrant les deux genres au mystère qui les appro-fondit : à la magie des esprits de la forêt dans Le Songe d’une nuit d’été, au breu-vage qui provoque un sommeil proche de la mort et à une mise au tombeau prématurée dans Roméo et Juliette.

Cette tragédie fut aussi un événementpar la présence de la comédie. Lorsque Juliette veut savoir ce que dit Roméo de leur mariage, les réponses inconséquen-tes de la Nourrice puisent dans le réper-toire de la farce. Quand, par la même étourderie, la Nourrice laisse croire à Ju-liette que Roméo est mort avant de lui dire qu’il est banni pour avoir tué Tybalt,la tragédie émerge de la comédie. Ro-méo et Juliette se présente comme une comédie qui se transforme en tragédie : Mercutio, le discoureur spirituel, meurt

du coup d’épée qui déclenche le mal-heur, la pièce entière passe d’une fête à des funérailles, en dessinant une sorte d’expulsion de l’Eden.

Quelles sont ses résonances aujourd’hui ?

Roméo et Juliette a toujours semblé actuelle. De toutes les pièces de Shakes-peare, elle a suscité le plus d’adaptations.Sa représentation du conflit des géné-rations s’adresse à notre inquiétude et son étude de l’amour entre deux êtres à peine pubères éclaire en profondeur une autre question : les relations intimes et l’hésitation à s’engager envers l’autre. L’amour adolescent de Roméo pour Ro-saline l’enferme en lui-même, avec une image à contempler. Il cultive une déli-cieuse mélancolie, exprimée dans une poésie irréelle. La rencontre avec Juliette le sauve de lui-même, comme la décou-verte de Roméo et de l’amour révèle à Juliette sa capacité à donner, qu’elle trouve « aussi vaste que la mer ». L’amour devient la voie vers l’autre et vers le monde : Roméo, transporté de joie et s’adressant à Juliette au balcon, observe en même temps que la lune ar-gente seulement la cime des arbres du verger. L’amour les ouvre à la beauté et à la poésie. Ou plutôt, puisqu’ils ne sont pas conscients de parler en vers, c’est

nous qui discernons l’éloquence qu’ils atteignent grâce à l’amour, les images et les cadences par lesquelles ils s’appro-chent l’un de l’autre, sondent la nou-veauté de ce qu’ils ressentent, et se met-tent en rapport avec un monde dont ils apprennent l’attrait en l’augmentant.

Les pièces de Shakespeare peuvent aussiparler à notre actualité par ce qu’elles semblent avoir d’inactuel. Nous les atti-rons vers nous – certaines mises en scène de Roméo et Juliette l’orientent vers la crise du capitalisme (rivalité désastreuse des Montaigu et des Capulet), vers l’ho-mosexualité (Roméo et Mercutio), vers les problèmes du Canada (les Montaigu anglophones, les Capulet francophones) – plutôt que de les écouter. Un vieux my-the délaissé ne sous-tend-il pas la tragé-die ? Si notre romantisme, ou notre désil-lusion, nous incite à nous intéresser exclusivement à Roméo et Juliette, nous négligeons la réconciliation de leurs deux familles. Le prologue insiste deux fois sur la fin d’une ancienne rancune qui se perd dans la nuit des temps, amenée par la mort des amants. Il faut saisir l’émotion de Capulet disant à son ennemi : « O frère Montaigu ! » et le sens de ces mots. Le spectateur n’oublie ni l’infortune des amants ni la malchance qui traîne dans un monde déréglé, mais l’amour et le sacrifice ont apporté la paix. p

Sir MichaelEdwards : « “Roméo etJuliette”, unecomédie qui se transformeen tragédie »

« Le Monde » publie les œuvres complètes de Shakespeare en 35 volumes, dans la traduction de François-Victor Hugo. En kiosque cette semaine, le volume V : « Roméo et Juliette », 9,99 €.

Comment retrouver le goût de la BDNicolas de Crécy, dessinateur de talent, croyait avoir fait le tour du 9e art. Jusqu’à ce qu’un éditeur japonais lui donne carte blanche pour un manga. Ce sera « La République du catch »

frédéric potet

Un malentendu te-nace a fait croire,il y a quatre ans,que Nicolas deCrécy avait arrêtéla bande dessinée

pour toujours. Las des exercicesroutiniers inhérents à la réalisa-tion de ses planches, et effrayé à l’idée de s’installer dans des « sys-tèmes » narratifs trop prévisibles,le dessinateur s’était laissé aller à dire qu’il ne pouvait plus « physi-quement » faire de BD, ce que d’aucuns avaient interprété comme un renoncement définitif.

Bonne nouvelle. Le vrai-faux re-venant fait paraître un nouvel al-bum, dont l’originalité agit comme un antidote à sa peur del’ennui devant l’encrier : sorti si-multanément en France et au Ja-pon, La République du catch n’est

ni plus ni moins qu’un « pur » manga – entendez qu’il a été pré-publié dans une revue nipponne àfort tirage, le mensuel Ultra Jump.

L’expérience n’est pas tout à faitune première pour un auteur français. Au début des années 1990, Baru, Baudoin et Michel Crespin s’étaient vu commander des récits originaux par la revue Morning, propriété des éditionsKodansha. L’initiative était restée sans lendemain, les récits en question n’ayant pas rencontré le succès escompté au Japon, en rai-son de leur facture et de leur thé-matique trop européennes.

Nicolas de Crécy a voulu évitercet écueil. Son histoire de 220 pa-ges en noir et blanc s’appropriepour le coup de nombreux codes du manga : un séquençage dyna-mique, une recherche de la flui-dité dans la narration, peu d’ellip-ses… Et de multiples références auJapon des yakuzas et des yokai, ces petites créatures surnaturel-les issues de l’imaginaire collectif nippon. Point d’yeux immenses cependant chez ses personnages,

ni (trop) de lignes de vitesse pour accentuer les mouvements : ner-veux et souple à la fois, le style graphique adopté par de Crécy estbien celui – reconnaissable à cent lieues – de l’auteur du Bibendumcéleste (les Humanoïdes associés,1994-1999) et de Léon la Came(Casterman, 1995-1998).

L’origine de ce projet hybride re-monte à deux ans. Alors qu’il s’estinvesti dans des disciplines an-nexes (le dessin, la peinture, l’écri-ture), l’ancien élève des Beaux-Arts d’Angoulême est contacté par la maison d’édition japonaise Shueisha, qui publie Ultra Jump. La revue souhaite dynamiser sonoffre avec de la bande dessinéeeuropéenne. De Crécy n’est pasun inconnu dans l’Archipel, oùcinq de ses livres ont été traduits. Il a carte blanche pour faire ce qu’il veut. N’était une contrainte– de taille : livrer 25 planches par mois afin de coller au rythme depublication.

De quoi réfléchir à deux fois. « Ilm’a fallu un an avant de dire oui », se souvient-il, tout faraud de par-ticiper, même modestement, àune « inversion de l’équilibre »,comme il dit pour décrire la place importante qu’occupe la bandedessinée asiatique sur le marché français (30 % des parutions).

Au boulot ! De Crécy se ligotedès lors à sa table à dessin. Le scé-nario d’un projet de court-mé-trage n’ayant jamais abouti va lui servir de point de départ. Ses per-sonnages et son univers sont là. Il réalise d’une traite ou presque l’équivalent de trois mois de pu-blication, avant le début de la pa-rution dans Ultra Jump enaoût 2014.

Sens de lectureMiracle, le plaisir qu’il croyait

« disparu » est de retour. Ses soi-rées sont consacrées à la mise en place des personnages et des dé-cors. Ses matinées, à l’encrage de ce qu’il a fait la veille. Au plus fort de son activité, il y a dix ans, de Crécy était doté d’une telle aisance technique qu’il pouvait dessiner directement au feutre ou

à la plume sur ses pages, sans pas-ser par la phase du crayonné. « J’aidû y revenir car j’avais perdu la main », raconte-t-il.

Autre passage obligé : Shueishalui a attribué une éditrice chargée de veiller à ce que sa production soit parfaitement intelligible pour un public japonais habitué à ce que les choses aillent vite sur leplan narratif. « Elle m’a fait refaire quelques dessins au début, car je n’allais pas assez directement aubut dans la présentation de cer-tains personnages », détaille-t-il.

Propre au manga, le sens de lec-ture oriental – de droite à gauche –ne lui a en revanche pas été im-posé. Heureusement, en souffle encore l’intéressé : « J’ai un dessinqui n’est pas juste : il “part” naturel-

lement à droite. Personne ne s’enrend compte, sauf quand on re-garde mes planches dans un mi-roir. » De Crécy aurait par ailleurs adoré exécuter de grandes et bel-les onomatopées, et jouer avec ce langage supplétif. Las : « Il aurait fallu les traduire et les faire dessinerdans mon style par un graphiste ja-ponais. C’était trop compliqué. »

Comment son œuvre a-t-elle étéperçue sur place ? Ne parlant pas japonais, l’ancien résident de la Villa Kujoyama, à Kyoto (l’équiva-lent nippon de la Villa Médicis de Rome) – d’où il revint avec un livrede croquis, Carnets de Kyoto (LeChêne, 2012) – ignore ce qu’en ont pensé les internautes nippons. Ilsait juste que le premier épisode aété classé 10e sur 19 par les lecteurs

d’Ultra Jump qui, comme le veut la tradition du manga, sont invi-tés à noter les séries.

Mais Nicolas de Crécy sait aussi,et surtout, que l’expérience a un goût de revenez-y. Parmi les in-nombrables projets qui fermen-tent dans son esprit (continuer la peinture, imaginer un livre mê-lant textes et images « entreSempé et Edward Gorey »…) figure celui de dessiner une suite à La République du catch. L’auteur a volontairement laissé la fin ouverte, comme il est coutume dele faire au Japon à chaque fois qu’une nouvelle série est lancée. Seule la réussite économique de ce premier volume décidera de la suite. Manga, ton univers impitoyable. p

la république du catch,de Nicolas de Crécy,Casterman, 220 p., 20 €.

DE LA BAS-TON, de lavraie. Destraits d’hu-mour aussi. Etun zeste depoésie, car ilen faut dans le

monde de brutes que Nicolas de Crécy dépeint dans cette République du catch. Deux gangs s’opposent. Ici, des cou-sins mafieux dirigés par un chérubin sadique ayant égale-ment sous sa coupe des cat-cheurs survitaminés. Là, des fantômes en forme de perru-que sur pattes et de cycliste à bras mous. Leur chef à eux – oncle du bébé félon – est un petit vendeur de piano bigleux ayant pour meilleur ami un manchot mélomane.

Ce casting très improbable

est mis au service d’un scénario loufoque qui, en plus de faire la synthèse entre la BD asiatique et le graphisme européen, dont de Crécy est un brillant représen-tant, lorgne également du côté des Etats-Unis, entre Marvel et Pixar. Cette version exotique des Tontons flingueurs amusera beaucoup l’amateur de pulp et de pop culture, avec le risque peut-être de le lasser au bout d’un moment.

Des passages plus subtils – sur la solitude amoureuse ou la place de l’imaginaire dans le monde actuel – étoffent néanmoins cette farce musicale sur fond de Ravel et de Chostakovitch. p f. p.

Improbable et loufoque�������

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0123Vendredi 17 avril 2015 Mélange des genres | 7

Diables vénitiensShakespeare chez Goldoni. Pour sa quatrième enquête, le cheva-lier de Volnay, « commissaire aux morts étranges », déserte Parispour la Sérénissime, où lamort annoncée d’un patri-cien le requiert autantqu’une curieuse cohortede pendus. Jeux de mas-ques, de doubles, d’identi-tés dérobées, amours illici-tes : le tableau vénitienmarie les palettes du dra-maturge élisabéthain. Unediablerie réjouissante oùchacun tente de conjurerses démons. p p.-j. c.aHumeur noire à Venise,

d’Olivier Barde-Cabuçon, Actes

Sud, « Actes noirs », 336 p., 22 €.

abel mestre

En ce printemps 1973, quel-ques mois avant le pre-mier choc pétrolier, laFrance coule des jours

paisibles. Cependant, une ville dé-fraye la chronique judiciaire :Marseille. Marseille et ses règle-ments de comptes mafieux. Mar-seille et l’ombre des officines quiplane sur le monde politique. Marseille et le spectre de la « French Connection » qui vient juste d’être démantelée.

C’est dans cette ville de clairs-obscurs que la romancière Domi-nique Manotti situe Or noir, son onzième livre en vingt ans. Ce po-lar dense met en scène le policier fétiche de l’auteure, Théodore Da-quin, à ses débuts. Dans ce « pre-quel » – récit prenant place avant les enquêtes déjà publiées –, le po-licier, fraîchement débarqué dans la Cité phocéenne, doit démêler l’écheveau d’une intrigue aux multiples facettes. Un gangster reconverti dans le commerce ma-ritime est assassiné en pleine rue. A son bras, l’épouse d’un jeunetrader américain aux dents lon-gues. Cet apparent règlement decomptes dissimule un vaste trafic

Noah et Jude passent brutalement à l’âge adulte après la mort de leur mère. Et Jandy Nelson confirme son talent de conteuse

Les jumeaux magnifiques

Marseille inflammablePour « Or noir », Dominique Manotti ravive la brûlante Cité phocéenne des années 1970

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or noir,de Dominique Manotti,Gallimard, « Série noire », 336 p., 17,50 €.

dont les ramifications s’étendent à la Corse, aux Etats-Unis, en Iran et en Israël. En plaçant son en-quête policière dans l’univers des traders spécialisés dans les ma-tières premières, Dominique Ma-notti, qui a longtemps enseigné l’histoire économique, dévoile un monde opaque où la légalité est l’exception, l’horizon le profit et l’individu un pion.

Figure attachante, l’inspecteurDaquin promène le lecteur au rythme de ses doutes et de ses dif-ficultés à vivre. Comment assu-mer son homosexualité au grand jour dans un milieu aussi macho que la police du sud de la France ?

Au cœur de l’actionIl y a quelque chose de Jean-Pa-

trick Manchette (1942-1995) dans l’écriture de Manotti. Ses phrases ultra-descriptives claquent et fontrevivre les belles années du néo-polar français. Un style qui place le lecteur au cœur de l’action et auplus près des protagonistes.« Marseille n’est pas une ville pour touristes », faisait dire Jean-Claude Izzo (1945-2000) à son hé-ros Fabio Montale dans sa célèbre Trilogie marseillaise. En refermantOr noir, on en est convaincu. p

COMMENCÉE il y a vingt ans à Fluide Glacial dans une veine humoristique, la carrière de Manu Larcenet n’en finit pas de glisser vers un style réaliste qui sied plutôt bien au trait ins-tinctif de cet auteur prolifique (plus de 50 livres au compteur). En adaptant un roman, Le Rapport de Brodeck (Stock, 2007), de Philippe Claudel, l’auteur du Combat ordinaire (Dargaud, 5 tomes entre 2003 et 2008) et de Blast (Dargaud, 4 tomes en-tre 2009 et 2014) va plus loin encore dans cette direction.

Cette fable autour de la xénophobie a pour héros un dé-porté, revenu peu après la guerre dans son village. L’homme, en proie à ses souvenirs, est chargé de rédiger un rapport sur l’exécution collective d’un étranger de passage. Il lui faut soulager la mauvaise conscience des habitants…

A la manière d’un Bilal, Larcenet a d’abord réalisé de grandsdessins isolés afin de donner toute amplitude à son geste, avant de les assembler à l’ordinateur. Mêlant les techniques (pinceaux, feutres, grattoirs, doigts, papier essuie-tout…), son noir et blanc intense recrée un climat suintant que seuls de longs passages silencieux dans une nature enneigée rendent supportable. Entre Milton Caniff et Le Caravage, cette allé-geance au clair-obscur décuple, avec superbe, toute la puissance d’évocation du récit de Claudel. p frédéric potetaLe Rapport de Brodeck. Tome I : L’autre,

de Manu Larcenet, Dargaud, 160 p., 22,50 €.

Mauvaise conscience

b a n d e d e s s i n é e

marie pavlenko

Le soleil est pour toi est un feu d’ar-tifice, une histoire pleine de fou-gue, dont les protagonistes onten eux « des chevaux qui galo-

pent » ; ils s’aiment et se mentent, se dé-chirent et s’aimantent. En premier lieu, les jumeaux autour desquels s’articule le récit. Noah et Jude, collégiens de 13 ans, vivent en Californie, à portée du Pacifi-que. Artiste dans l’âme, peintre surdoué, le premier transforme le monde en ta-bleaux. Lorsqu’il rencontre un garçon qui lui plaît, ou qu’il perçoit un infimedésaccord entre ses parents, les imagesjaillissent pour sublimer ses émotions. Eblouissantes, elles expriment, mieux que des mots, les émois d’un adolescent découvrant désir et jalousie.

Jude, dont la voix alterne avec celle deson frère, poursuit le fil du récit deux anset demi plus tard. A 16 ans, elle a intégré l’école d’art dont son jumeau rêvait. Elle qui pratiquait le surf et embrassait desgarçons au goût de sel s’adonne désor-mais à la sculpture. Mais tout ce qu’elle touche est maudit. Ses argiles ressortent cassées du four. Jude est persuadée que sa mère s’échine à détruire son travail depuis l’au-delà. Car leur mère adorée, si solaire, a péri dans un accident de voi-ture lorsqu’ils avaient 14 ans. Noah ra-conte l’avant, Jude l’après.

L’art détonateurQue s’est-il passé pour que frère et

sœur s’évitent et se perdent ? Chacungarde ses secrets qu’il croit inavouables. Noah s’est violemment disputé avec sa mère le jour de sa mort. Convaincu de l’avoir tuée, il a renoncé à sa passion du dessin tandis que Jude n’a jamais posté ledossier d’inscription de son frère à l’écoled’art. Rongée par le remords, elle se con-fectionne des grigris pour se protéger desmaladies, dialogue avec sa grand-mèredisparue, laquelle commente ses états d’âme en surnommant Dieu « Clark

Gable ». Un jour, Jude frappe à la ported’un célèbre sculpteur. L’irruption de ce monstre sacré va fendre les armures bâ-ties par le chagrin…

C’est l’une des clés du livre : l’art est iciun formidable détonateur. Loin d’être unprétexte, il est le cœur palpitant du récit.

Il façonne les personnages,infléchit leurs destins, etaide à briser les frontières :intérieur/extérieur, cons-cient/inconscient, réel/imaginaire. Il libère la pa-role jusqu’à ce que présentet passé s’entrechoquentpour dire leur vérité. Grâceà lui, les deux moitiés de

l’histoire n’en feront plus qu’une.Agent littéraire, l’Américaine Jandy Nel-

son écrit de la poésie, mais c’est son pre-mier roman, Le ciel est partout (Galli-

mard, 2010), écoulé à 200 000 exemplai-res, qui l’a fait connaître. Dans son sillon,Le soleil est pour toi, en cours d’adapta-tion au cinéma, a remporté un franc suc-cès outre-Atlantique et raflé plusieursprix, dont le très couru Printz Award.

Jandy Nelson s’inscrit dans la veine desromancières Katja Millay (Tes mots sur mes lèvres, Fleuve, 2014) et RainbowRowell (Eleanor and Park, PKJ, 2014), qui mettent en scène des adolescents abîméspar la vie. Mais la supériorité de JandyNelson tient à son verbe évocateur, son grain de folie, son phrasé enchanteur,même dans la souffrance. Imparfaits et fêlés, ses personnages, qu’ils soient morts ou vivants, irradient par leurs dé-fauts, leur soif de vivre, leur fureur. Le so-leil est pour toi, où l’amour est complexe, le désir obscur et étourdissant, est unemerveilleuse parabole. p

j e u n e s s e

le soleil est pour toi (I’ll Give You the Sun), de Jandy Nelson, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Peronny, Gallimard, « Scripto », 480 p., 15,90 €. Dès 13 ans.

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Trans|Poésie

didier cahen, poète et écrivain

L’enfance de l’artTrois livres de poésie, on vit avec et on choisit des vers. On se laisse porter ; on tresse alors les œuvres pour composer un tout nouveau poème.

Un merle ahuriUne cité de pervenchesQuatre cosmos blottis sous la tonnelle

La vague invisible d’animalisation prolifèreEt s’élève vers le ciel depuis la terre entière

La feuille, elle,Ne craint pas de blesser l’airQu’elle est en train de trouer

Le Chansonnier, titre bien plat pour un livre attachant. Les mots se chevauchent, la parole rebondit, le rythme dégage l’horizon du sens… Plus proche d’Arthur Rimbaud que du Canzoniere de Pétrarque, Pierre Drogi (né en 1961) dessine tout en finesse l’autre musique du verbe.

Jeune homme malade mais combatif dans une Europe en décomposition, Antun Branko Simic (1898-1926) réinventera la poésie croate. Avant de succomber à la tuberculose, il engran-gera les expériences et distillera sa verve pour réveiller la vie.

Possibles futurs reprend les derniers livres écrits par Guillevic (1907-1997) en marge de l’œuvre principale. On y retrouve son obsession de creuser le silence pour « vivre plus » et accueillir l’avenir. Avec l’ultime espoir d’apprendre à « mieux mourir »… Le Chansonnier, de Pierre Drogi, La Lettre volée, 128 p., 18 €.

Au bord du monde, d’Antun Branko Simic,

traduit du croate par Martina Kramer, L’Ollave, 64 p., 13 €.

Possibles Futurs, de Guillevic, Gallimard, « Poésie », 204 p., 7,10 €.

A la fin des finsDans une cave du 15e arrondissement de Paris gît un cadavre nu,mains jointes, gorge tranchée. C’est le premier acte d’un terriblecérémonial où les suppliciés semblent victimes d’une ordalieaux échos eschatologiques. Pour traquer l’assassin, le comman-dant Bastien Carat mise sur son équipe, que vient d’intégrer lelieutenant Franka Kehlmann. La greffe est difficile. Chacun a sesfaiblesses : lui rongé par ses absences, elle encombrée par unfrère artiste et un père érudit qui tous deux vont apporter unconcours déterminant à l’enquête. Autant de fragilités quihumanisent un récit tendu et sobre, poétique dans sa noirceurmême. p philippe-jean catinchiaL’Archange du chaos, de Dominique Sylvain,

Viviane Hamy, « Chemins nocturnes », 336 p., 18 €.

PolarsHammett, même pas mort !Mieux qu’un hommage posthume, un exercice de style. Ilssont neuf écrivains, français ou étrangers, à proposer desvariations originales autour d’un même héros, âgé de 21 ans :Samuel Dashiell Hammett (1894-1961), le futur auteur de LaClé de verre et du Faucon maltais. Avant de se lancer dansl’écriture, avec des nouvelles publiées par le magazine BlackMask, il fut, en 1915, engagé par la plus grande agence amé-ricaine de détectives privés. Huit nouvelles inédites où le

jeune novice sillonne les Etats-Unis, traquantcriminels et politiciens corrompus, huit enquê-tes politiques ou mélancoliques, teintées d’hu-mour ou de critique sociale. p macha séryaHammett détective, de Stéphanie Benson, Benjamin

& Julien Guérif, Jérôme Leroy, Marcus Malte, Jean-Hugues

Oppel, Benoît Séverac, Marc Villard et Tim Willocks,

Syros, « Rat noir », 240 p., 15,90 €.

Signalons la parution de Flic maison. Sept nouvelles noires,

de Dashiell Hammett, multiples traducteurs de l’anglais

(Etats-Unis), Omnibus, « Bibliomnibus polar », 204 p., 10 €.

Rencontre exeptionnelle avec

DOMINIQUE Aqui publie aux Editions Stock

Regarder l’océanle mercredi 22 avril à 19h30

à la librairie

MILLEPAGES91, rue de Fontenay, Vincennes

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Page 36: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

8 | Chroniques Vendredi 17 avril 2015

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DURANT près de trenteans, Gerald Shea, avocatinternational et auteurde Ma vie malentendue,n’a pas su que la scarla-tine contractée dans son

enfance l’avait plongé dans une surdité sévère. Jeune homme, il est persuadé que ses congénères – étudiants, amis, amantes – ne perçoivent, comme lui, qu’un galimatias insensé. Il ignore que la plupart des consonnes lui échappent, ne peut imaginer qu’il est seul à enten-dre les lyriques (par lui si joliment nom-mées), ce charabia souvent poétique et drôle qui parvient à ses oreilles lésées.

Lors d’une introduction à l’histoire européenne, son professeur d’université évoque Charles Quint. Gérald prend note, et voici ce qu’on lit sous sa plume : « Charles débita les dents à ministre de son ampère, Max le chien, et fort en âge de ses pattes-en-parents devint le prié chef du second à peler des ors d’un heureux puni (…). Il se retira dans un monstre lais-sant ses possessions à son faux Ferdinand et à son fifils à la mode des pagnes. »

Aspirant avocat, sprinter d’élite, excel-lent chanteur et élève assidu, il se doute que son professeur n’a pas exactement prononcé les paroles qu’il relit après la classe ; il traduit donc : « Charles hérita des talents administratifs de son grand-père, Maximilien, et fort de l’héritage de ses quatre grands-parents devint le premier chef de ce qu’on aurait pu appeler… », etc.

Une torture inattendue et subtileC’est ainsi qu’ayant passé ses nuits à

changer le plomb qu’il entend en or qu’il écrit, Gerald sort diplômé en droit de Yale et de Columbia avant d’intégrer l’un des plus prestigieux cabinets d’affaires de New York. Lors de réunions où des contrats à plusieurs millions se négo-cient, il doit démêler en direct les inex-tricables lyriques sans le secours de ses notes. C’est, pour le lecteur, une torture inattendue et subtile.

Le médecin qu’il finit par consulter, après qu’un « poème Othello » (un pro-blème au cerveau) a été dépisté au cours d’un examen de routine, lui annonce : « Vous bossez plus que les autres parce que votre vie n’est qu’une grande traduc-tion. (…) Une traduction de l’anglais ab-surde en anglais sensé. »

De leur côté, Pierre-Emmanuel Dauzat(traducteur) et Aude de Saint-Loup (pro-fesseure et directrice d’une école pour sourds), passeurs de ce récit de vie, ac-complissent un travail stupéfiant. Leur tâche, proche de celle qui échoit au tra-ducteur de poésie, consiste à transmet-tre le son avant le sens, tout en conser-vant une trace fossile de ce dernier. Cela devient presque un jeu pour le lecteur qui tente de deviner avant d’avoir la so-lution. On imagine que le duo est passé par le relais de l’anglais, traduisant d’abord la phrase correcte en français, avant de recréer des lyriques plausibles dans la langue cible. Mais sans doute ont-ils rencontré des occurrences pour lesquelles il s’agissait bel et bien de tra-duire depuis et dans une langue que ne commandait aucune syntaxe connue. Ce double exploit, celui des traducteurs aussi bien que celui de l’auteur, consti-tue une méditation édifiante sur l’illu-sion de la compréhension et la capacité d’adaptation sublime et poignante du cerveau humain. p

Métaphysique du développement durableSI L’ON VOUS DITque la philoso-phie est capabled’indiquer une is-sue aux impassesde l’économie ac-

tuelle, vous avez le droit d’êtresceptique. Si l’on vous précise qu’un détour par la métaphysi-que est en mesure de déjouer la course mortelle d’une expansion capitaliste illimitée, vous pouvez être dubitatif. Et si l’on finit parvous affirmer que le néoplato-nisme, Plotin et Proclus, la dialec-tique de l’un et de l’être sont sus-ceptibles de contrebalancer Marx et Schumpeter, et mieux encore de dessiner le chemin d’un déve-loppement durable sans décrois-sance ni technophobie, alors vouspouvez être légitimement décon-certé et incrédule. C’est que vous n’avez pas encore lu l’impression-nant travail de Pierre Caye, direc-teur de recherche au CNRS, Criti-que de la destruction créatrice. Carsi vous entrez dans ce parcours étonnant, qui exige un lecteur

aguerri mais sans œillères, vousdécouvrirez qu’économie et mé-taphysique ont partie liée, que penseurs antiques et questionsactuelles peuvent se rapprocher de manière non seulement éclai-rante mais réellement féconde.En voici un aperçu.

En 1942, l’économiste autrichienJoseph Schumpeter, ancien mi-nistre des finances, publie, en exil aux Etats-Unis, Capitalisme, socia-

lisme et démocra-tie. Au chapitre VII,Schumpeter défi-nit la « donnée fon-damentale du capi-talisme » commeétant la « destruc-tion créatrice », qui

« révolutionne constamment de l’intérieur la structure économi-que, en détruisant continuelle-ment ses éléments vieillis et en créant perpétuellement des élé-ments neufs ». Désormais sansfrein, sans limite, sans contre-poids, ce processus détruit, mais définitivement. Il crée, mais sur-

tout des déchets, des rebuts, des dégâts humains sans nombre. Globalement, la démarche dePierre Caye consiste à confronter cette production capitaliste avecce qu’elle oublie : il existe d’autresconditions indispensables, con-cernant tout ce qui doit être repro-duit, transmis, préservé. Si nous devons transformer le monde, il nous faut aussi le conserver, pro-téger le patrimoine commun.

Changements de perspectivePas question pour autant de

condamner la technique ni de prôner la décroissance et le re-tour à quelque nature perdue. Le chemin est plus subtil et plus intéressant : il s’agit, pour PierreCaye, que nous puissions conci-lier progrès et patrimoine ou, si l’on préfère, expansion et durée.Ce qui suppose plusieurs change-ments de perspective, notam-ment : comprendre que l’êtreproduit mais que l’un conserve ; voir comment la technique a pour objet les limites plutôt que

l’illimité ; se souvenir qu’il existe des créations humaines non destructrices (architecture, insti-tutions) ; réhabiliter le droitcomme technique de l’improduc-tion ; réorganiser l’éducation…Pour plus de détails et de préci-sions, aventurez-vous dans celivre foisonnant, profondémentoriginal et novateur.

Car il tourne autour de cetteconviction centrale : « La résis-tance que réclame notre temps est non pas physique, mais métaphy-sique. » La solution serait donc dans cet apparent détour par des questions qui, au premier regard, semblent lointaines. Moralité : lacivilisation est en crise, la poli-tique en panne ? La production s’accélère, les dangers pour laplanète s’accroissent ? Faites de laphilosophie ! Non pour vous dé-tourner du réel, vous anesthésier,vous consoler, mais pour com-prendre nos impasses, et discer-ner les conditions d’un avenir possible. Inutile d’expliquer quec’est urgent. p

CET HOMME ayantoublié où il a rangé sesclés fait un nœud cou-lant à une corde, accro-che celle-ci au lustre et sepend. Toute sa vie défile

alors en accéléré et, quand il se voit met-tre son trousseau dans le premier tiroir de la commode, il retire sa tête du nœud mortel et se dirige tranquillement vers lemeuble. C’est une histoire dessinée de Chaval. Or si un tel film commémoratifnous est bel et bien proposé aux ultimes instants de l’agonie, en serons-nous le spectateur comblé, fier d’être le héros de ce biopic fulgurant, ou rêverons-nousd’abréger encore la séance, notre dernier râle interrompu alors par le claquement sec de notre strapontin ?

Ce phénomène mnésique reste sansdoute très incertain, mais les autobiogra-phies écrites dans le grand âge pour-raient bien être dictées aux écrivains par le pressentiment de leur fin prochaine. Mourir consisterait à se laisser douce-ment emporter par ce contre-courant pour rejoindre le non-être originel. Puresspéculations, qu’il soit bien entendu que je n’affirme rien. Ou plutôt si, j’affirme que cette idée du bilan d’une vie dressé dans l’urgence et la catastrophe de la mort imminente vient d’inspirer un fort beau récit à Bertrand Belin, Requin.

Auteur et interprète de chansons en-voûtantes (Hypernuit, Comment ça se danse), Bertrand Belin avait écrit pour la radio en 2011 une fiction musicale, Cachalot, qui aura servi de matrice à ce livre, puisque certains passages leur sontcommuns et que l’une et l’autre ont le même cadre, le contre-réservoir deGrobois, un lac artificiel à proximité deDijon. Dans le roman, cependant, lasituation est plus critique : victime d’unecrampe, un homme est en train de senoyer. Comme il s’agit du narrateur, nous pouvons craindre à tout momentque le récit s’arrête. Une dernière tasse pour la route, et adieu. C’est un drame peu spectaculaire qui se joue dans la quiétude d’un après-midi ensoleillé. Personne ne prend garde à l’infortuné nageur qui distingue au loin, sur la plage,sa femme avec un livre, son fils avec un ballon. Et le narrateur ne peut s’empê-cher d’être surpris par la banalité de la situation. Mourir advient donc comme le reste, dans l’ordre ordinaire des jours : « On ne s’empale pas toujours sur le para-tonnerre d’une cathédrale de faits com-plexes, ni ne tombe couramment du haut d’un échafaudage fébrile de données hétérogènes. »

Si la mort est un événement aussi con-tingent, qu’en est-il donc de tous ceux qui l’ont précédé ? Notre destin n’est-ilqu’un enchaînement paralogique de circonstances aléatoires ironiquement

conclu par une mort absurde ? « Lamême suite d’activités aurait tout aussi bien pu me conduire à acheter un chien,briser un tabou familial ou me brûler une cuisse ; mais allez savoir pourquoi, du tis-sage sauvage des fils de mon destin devaitrésulter que je me noierai. » Les pensées de cet homme s’ordonnent avec clarté alors même que son corps se débat, ladissociation est complète, comme dans le sommeil où nous faisons pourtant l’expérience inverse puisque c’est alors le corps qui repose tandis que l’esprit conçoit des rêves délirants. Bertrand Belin observe sans cruauté son person-

nage et, s’il le laisse mariner ainsi entredeux eaux, nous devinons que sa narra-tion étire une scène en vérité très brève.

L’homme se souvient. Topographe àl’Institut national d’archéologie préven-tive (Inrap), il lui appartient cette fois d’exhumer les souvenirs enfouis dans sa propre mémoire avant qu’il ne soit trop tard. Le premier baiser échangé avec sa femme, le vol de deux cents squelettes mérovingiens pour des raisons qui dé-sormais lui échappent, sa collection defossiles, un traumatisme d’enfance qu’il nomme « la nuit-de-lait », quand déjà il faillit perdre la vie. Parfois, il s’arrache àcette remémoration. Il s’en veut de nepas s’intéresser plutôt à ce qui lui arrive maintenant : « Mourir est tout de mêmesuffisamment rare pour que l’on se préoc-

cupe de vivre pleinement un tel moment.Hélas je suis dissipé et ne peux tout bonne-ment pas me noyer tranquillement. »

Il faut se méfier de l’eau qui dort, dit-on,et de même l’écriture extrêmement fluide de Bertrand Belin évoque ces « Fleuves impassibles » de Rimbaud, qu’un « noyé pensif parfois descend ». Soudain, le débit s’accélère, les eauxs’ouvrent, des tourbillons les creusent. Lenarrateur se souvient d’un jour où, poussé par la faim, il avait tué un cygne àcoups de rame pour le dévorer. Scène terrible et point culminant du livre : « Je le sais depuis : le cygne est immangeable. Le cygne est pourri de l’intérieur. » Amoins que ce meurtre ne soit plutôt « undevoir de classe (…), une tâche inhérente à mon rang : en finir avec un seigneur ».

Le corps lutte encore mais déjà l’exis-tence se fige dans le récit qui sera son ca-davre. La pulsion de vie persiste pour-tant, les regrets se formulent comme autant d’espoirs. Ce que l’on ferait si le temps était plutôt devant soi : « Roulerdans le raisin avec des Chinoises (…), met-tre sous ma chemise des hiboux et des sternes (…), voir plus souvent les loutres. » Magnifique énumération finale qui vou-drait ne pas cesser afin que la mort re-poussée par des désirs plus impérieuxreste toujours à venir. p

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la vie malentendue. j’étais sourd et je ne le savais pas (Song Without Words. Discovering My Deafness Halfway through Life), de Gerald Shea, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Vuibert, 336 p., 19,90 €.

Notre destin n’est-il qu’un enchaînement paralogique de circonstances aléatoires ironiquement conclu par une mort absurde ?

requin,de Bertrand Belin,POL, 192 p., 14 €.

critique de la destruction créatrice. production et humanisme,de Pierre Caye,Belles Lettres, 334 p., 27 €.

Galimatias à l’endroit

Le feuilletonD’ÉRIC CHEVILLARD

Traduire, dit-elleagnès desarthe

écrivaineUn noyé pensif

Figures libresroger-pol droit

Les écrivains Agnès Desarthe, Camille Laurens, Pierre Lemaitre et le sociologue Luc Boltanski tiennent ici à tour de rôle une chronique.

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0123Vendredi 17 avril 2015 Critiques | Essais | 9

christine lecerf

Dès sa toute pre-mière lettre du28 août 1882,Sigmund Freud,jeune fiancé, écrità sa future bel-

le-sœur, Minna Bernays, qu’ellelui est « à tout point de vue la plusproche ». Pendant plus de cin-quante ans, le maître viennois et sa « précieuse petite sœur »échangeront de tendres lettrescomplices. Cette correspondancefamiliale, longtemps inaccessibledans sa totalité, témoigne de profondes affinités électives, qui relèguent au rang de pur fan-tasme leur hypothétique liaison« incestueuse ».

La vie et l’œuvre du fondateurde la psychanalyse sont insépara-bles d’un modèle familial com-plexe, à la fois endogame et élargi. Quatre générations deFreud, sans oublier leurs fidèlesdomestiques et même quelques disciples sans le sou, se côtoie-ront dans l’appartement vien-nois du 19 de la Berggasse, où Minna viendra s’installer à sontour, en 1896, peu après la nais-sance du dernier des six enfants de sa sœur et de son beau-frère. Ces quelque quatre cents lettreséchangées au vif de la plume dé-voilent un Freud inhabituel, prisdans l’épaisseur de son quotidien,à la fois homme élégant, savant acharné, père de famille attentif

et assidu biologiste : « Nouveau costume en loden très original etréussi. Oliver commence à ressem-bler à Lucie (…). Je passe mon temps à torturer des écrevisses. »

Grande brune au teint pâle,Minna n’est pas sans ressembler à sa sœur Martha. Impétueuse et intellectuelle curieuse, elle est ce-pendant le double inversé de ladouce épouse de Freud, très ti-mide et attachée à son foyer.

La correspondance entre le maître viennois et Minna, la sœur de son épouse, témoigne de leurs réelles affinités, et montre « Sigi » sous un jour inhabituel

Freud et son âme belle-sœur

D’abord confidente de son « cher Sigi » dans sa lutte contre une belle-mère dominatrice, Minnadevient peu à peu son interlo-cutrice privilégiée. Le jeune mé-decin de l’âme, encore très isoléau début de sa carrière, lui fait lireses premiers manuscrits et par-tage avec elle ses trouvailles sur lacocaïne ou ses lentes avancéesavec sa nouvelle patiente, Annavon Lieben.

En 1893, peu après la naissancede son avant-dernier enfant,Freud confie à sa belle-sœur : « Je mets désormais à profit le fait que je dors dans la bibliothèque pour noter mes rêves. » Quelques an-nées plus tard, le grand théori-cien de la sexualité, à peine âgé de40 ans, renoncera définitivementà toute relation charnelle avec safemme, épuisée par de multiplesgrossesses. Cette abstinence sexuelle va renforcer sa fièvre desvoyages, qu’il effectue d’abordseul, puis accompagné par l’un deses disciples ou sa fille Anna. Mais, jusqu’en 1907, c’est avec

Minna que Freud cueille des fleurs dans les montagnes du Ty-rol et respire l’air épicé des lacsitaliens. Mystérieusement dispa-rues d’un coffre-fort familial, puistenues secrètes par Kurt Eissler,aux archives Freud, les lettres de cette période (1893-1910) ont longtemps alimenté la rumeur, colportée par Carl Gustav Jung, d’une liaison incestueuse entre le maître viennois et sa belle-sœur.Mais rien de tel dans cette belle collection de cartes postales, écri-tes le plus souvent conjointe-ment à Martha. Si ce n’est, peut-être, la trace délicate d’un léger épanouissement sensuel chez Minna, dont le seul destin envisa-geable pour l’époque fut de deve-nir « Tante Minna », deuxième mère de la maisonnée Freud, car elle n’avait jamais pu « rayer de ses pensées » son jeune fiancé mort de tuberculose, comme lelui avait pourtant enjoint Freud dans l’une de ses lettres. En com-pagnie de son « cher vieux », dé-sormais plus célèbre, Minna dé-

couvre les raffinements de l’art de voyager à la Belle Epoque. Le jour, elle éprouve son corps dans les randonnées ; le soir, elle dé-couvre le plaisir de s’habiller : « Jeparade enfin en robe de flanelleavec tous mes bijoux, et Sigi metrouve évidemment toujoursd’une haute élégance, est-ce aussile cas des autres ? », écrit-elle, du-bitative, à sa sœur.

Fourmillante de détails aussianecdotiques que précieux, cettecorrespondance charme égale-ment par un ton pétri d’humour allié à une langue truffée de cita-tions des écrivains Goethe, Schiller, Nestroy ou Jean Paul, usage très caractéristique de cet esprit viennois qui sera définiti-vement éradiqué par le nazisme, et auquel un très complet Cahier de L’Herne (Freud, sous la direc-tion de Roger Perron et Sylvain Missonnier, 424 p., 39 €) consacre de belles pages. Dans une ultimelettre, avant son exil pour Lon-dres, où il espère retrouverMinna, Freud écrit, le 2 juin 1938 : « Le temps est d’une beauté esti-vale, dommage que nous ne puis-sions vivre cette Pentecôte, la “chère fête” [allusion à Goethe], que sur le mode de l’emprisonne-ment. » Puis, il signe : « Affectueu-sement, Papa. » p

Fourmillante de détails aussi anecdotiques que précieux, cet échange charme également par un ton pétri d’humour allié à une langue truffée de citations

correspondance 1882-1938 (Briefwechsel 1882-1938), de Sigmund Freud et Minna Bernays, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, édité par Albrecht Hirschmüller et préfacé par Elisabeth Roudinesco, Seuil, 486 p., 27 €.

Sans oublierInquiet XIXe siècleDepuis plusieurs décennies, les histo-riens ont insisté sur les ambivalences d’un XIXe siècle français qui n’est plus vu comme celui de la marche unilaté-rale et triomphante du progrès. De nombreux travaux ont pointé la com-plexité de phénomènes tels que la dé-mocratisation, l’industrialisation, la croissance de l’Etat mais aussi celle des rapports entretenus par les contempo-rains à ces changements. Dans un es-sai historiographique stimulant, Em-manuel Fureix et François Jarrige ra-massent connaissances et hypothèses accumulées sur ce XIXe siècle inquiet, toujours occupé à se scruter lui-même, et s’efforcent de « frayer les chemins sinueux d’une modernisation qui n’a cessé (…) d’être critiquée ou contestée ». Toujours bien rendue grâce à l’appui de très nombreuses lectures, cette sinuosité est particulièrement bien mise en valeur dans le chapitre consa-cré aux identités, bricolées par les indi-vidus et les groupes à la croisée d’in-jonctions extérieures et de perception de soi. Cette modernité plus complexe est-elle pour autant intégralement « désenchantée » ? Reflet des doutes et des combats de notre temps, cette re-lecture du XIXe siècle sera, à n’en pas douter, révisée à l’avenir par d’autres synthèses : on les espère d’aussi

bonne qualité. ppierre karila-cohenaLa Modernité

désenchantée. Relire

l’histoire du

XIXe siècle français,

d’Emmanuel Fureix

et François Jarrige,

La Découverte,

390 p., 25 €.

L’audace de NancyAuteur, en 1978, avec Philippe Lacoue-Labarthe, de L’Absolu littéraire (Seuil), essai fondateur sur l’idée de littérature que les romantiques allemands ins-taurèrent autour de 1800, Jean-Luc Nancy n’a depuis cessé d’en approfon-dir les implications. Sont ici réunis les articles que, dans le sillage d’Heideg-ger, de Blanchot ou de Derrida, il a consacrés aux notions de tragédie ou d’œuvre, à la question formulée par Hölderlin, « Wozu Dichter » (« pour-quoi des poètes »), et surtout au par-tage entre littérature et philosophie, que leur commune prétention à pren-dre en charge le deuil de la vérité (à laquelle jadis les mythes livraient accès) place dans une éternelle rivalité, mais qui, parce qu’elles représentent chacune l’impossible de l’autre, s’insti-tuent en réalité réciproquement. Cette dialectique subtile, Nancy la pousse au point de mêler à cette réflexion théori-que ses propres œuvres poétiques, renouant ainsi avec l’audace d’un Nietzsche. p jean-louis jeannelleaDemande. Littérature et philosophie,

de Jean-Luc Nancy, Galilée, 382 p., 35 €.

Oberkampf, le patronA l’occasion du bicentenaire de la mort de Christophe-Philippe Oberkampf (1738-1815), les éditions Aubier réédi-tent l’ouvrage que Serge Chassagne lui avait consacré en 1980. Si l’on peut regretter l’absence d’une mise au point liminaire sur les évolutions his-toriographiques advenues depuis la première parution, on n’en retrouve pas moins avec intérêt cette biogra-phie du fondateur de la fabrique de Jouy-en-Josas, où furent produites pendant plus de huit décennies des toiles imprimées fort prisées. Véritable entrepreneur, Oberkampf incarne le passage à la modernité industrielle du XIXe siècle. S’appuyant sur de nom-breuses sources, l’auteur, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’industrialisation, brosse à la fois le portrait d’un patron, arrivé d’Alle-magne en France à 20 ans, et celui de son entreprise, de ses débuts sous l’Ancien Régime à son déclin sous la monarchie de Juillet. p p. k.-c.aOberkampf. Un grand patron

au siècle des Lumières. L’inventeur

de la toile de Jouy, de Serge Chassagne,

Aubier, « Collection historique », 408 p., 28 €.

Minna Bernays (à gauche), Martha(au centre) et Sigmund Freud, 1929.

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JAMAIS ÉDITÉE en allemand et partiel-lement connue en anglais grâce au biographe américain d’Otto Rank, la correspondance entre ce dernier et Sigmund Freud est publiée pour la première fois dans son intégralité en langue française. Tout au long de ces 243 lettres échangées pendant dix-neuf ans, on partage la vie quoti-dienne de Freud et de son disciple le plus viennois, lequel joue un rôle majeur aux côtés d’Ernest Jones, Karl Abraham, Sandor Ferenczi.

Né en 1884 dans la banlieue de Vienne, Rank avait été confronté dans son enfance à un père alcoolique et violent. Aussi trouva-t-il auprès de Freud un patriarche solide et dans la psychanalyse un engagement qui donna un sens à toute son existence. En témoigne son premier ouvrage, Le Mythe de la naissance du héros (Payot, 1983), véritable manifeste de la conception viennoise du « roman familial ». Tout sujet, dit-il, ressemble à Œdipe. Il s’invente une famille de substitution sur laquelle il projette ses fantasmes de meurtre du père en

se prenant pour un rebelle aban-donné à la naissance et promis à un glorieux destin.

Au fil des pages et des années, on dé-couvre ensuite comment se construi-sent, de façon collective, une doctrine et un mouvement, à coups de passions et d’amitiés mais aussi de conflits, de rup-tures et de rivalités. Pendant toute la durée de la Grande Guerre, Freud et Rank assistent à la défaite progressive de l’Empire austro-hongrois, puis à la vic-toire des puissances alliées et du monde anglophone.

Traverser l’AtlantiqueTandis que Freud redoute la supréma-

tie des psychanalystes américains sur son mouvement, au point de les traiter de « sauvages », Rank songe au contraire à traverser l’Atlantique et à promouvoir des thérapies brèves, s’éloignant ainsi de la sacro-sainte figure du père meurtri et omniprésent. En 1924, il publie Le Trau-matisme de la naissance (Payot, 1928), livre iconoclaste dans lequel il soutient l’idée que, à la naissance, tout être humain subit un traumatisme qu’il

cherche ensuite à surmonter en aspirant inconsciemment à retrouver l’utérus maternel. Il n’en fallait pas tant pour dé-clencher une tempête. Accusé de vouloir « tuer le père » et de chercher à materna-liser le complexe œdipien, il est sommé par les autres disciples de se livrer à une autocritique en bonne et due forme.

Freud le prend alors en analyse, convaincu qu’il doit résoudre son conflit avec le père. Peine perdue. Rank décide d’émigrer aux Etats-Unis. Une dernière fois, en 1926, il rend visite à son maître vénéré, auquel il offre les œuvres complètes de Nietzsche : vingt-trois volumes reliés de cuir blanc. Il poursui-vra outre-Atlantique une carrière fulgu-rante (il meurt à New York en 1939), tandis que Freud emportera en exil à Londres, en 1938, le superbe cadeau de son merveilleux disciple des premiers temps. p elisabeth roudinesco

Otto Rank, du fidèle disciple au meurtre du père

correspondance 1907-1926 de Sigmund Freud et Otto Rank, multiples traducteurs de l’allemand, présenté et annoté par Patrick Avrane, CampagnePremière, 426 p., 39,50 €.

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Page 38: Monde 3 en 1 Du Vendredi 17 Avril 2015

10 | Rencontre Vendredi 17 avril 20150123

Sanjay Subrahmanyam

Historien, il enseigne à Los Angeles et à Paris – au Collège de France. Il est le père de la formule « histoire connectée », qui définit une démarche devenue centrale dans la discipline. Et dont il montre la richesse dans « Leçons indiennes »

« Briser les frontières »

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Extrait« Dans la même veine, des historiens indiens rejetteront parfois instinctivement le point de vue d’historiens an-glais ou américains à cause de leur nationalité. Le pire de cela à présent, aux Etats-Unis, c’est quand des histo-riens d’origine indienne (qui ont grandi en Amérique) en viennent à prétendre qu’ils sont, en quelque sorte, mieux placés pour comprendre l’Inde en vertu de la réalité de leur ADN. Il n’y a absolu-ment rien qui prouve que de tels individus maîtrisent les codes culturels mieux que d’autres et aucune raison qu’ils puissent mécanique-ment lire ou interpréter un texte du XVe siècle en tamoul ou en télougou (…). Du côté du grand public, les choses sont plus complexes. Les gens sont souvent flattés par le fait qu’on vienne étudier “leur” histoire ou entrer dans “leurs archives” ».

leçons indiennes, page 345

claire judde de larivière

«Parfois, on meclasse comme his-torien américain,mais je trouve çatrès étrange », ex-plique Sanjay Su-

brahmanyam, en coulisse d’une rencon-tre à la librairie Ombres blanches de Tou-louse. Il n’est pas pour autant un « historien indien », même s’il s’amuse de l’expression américaine que l’on pour-rait ainsi traduire : « On peut retirer l’homme de l’Inde, mais pas l’Inde del’homme. » Son parcours intellectuel a été à l’image de l’histoire mobile et con-nectée qu’il pratique, et dont témoigne son nouveau livre, un recueil de textes d’origines diverses, Leçons indiennes. Après avoir été formé en Inde, puis avoir étudié et enseigné dans de nombreux pays, il partage désormais son temps entre les Etats-Unis, où il est professeur d’histoire moderne à l’université de Cali-fornie à Los Angeles (UCLA), et Paris, où ilest professeur invité au Collège de France.

A la fin des années 1990, alors qu’il estsollicité pour participer à un colloqued’histoire comparée, Sanjay Subrahma-

nyam accepte l’invitation tout en écri-vant, avec le goût de la controverse qui le caractérise, « une contre-proposition pour démontrer que l’organisation de ce colloque [est] absurde ». De là naîtront unarticle précurseur, « Connected Histo-ries » (1997), et la formulation d’une dé-marche, l’histoire connectée, qui croise

les préoccupations de nombreux histo-riens de l’époque : élargir les horizons géographiques en évitant l’européocen-trisme, dépasser les cadres nationaux,penser une histoire du monde à partir des connexions et des relations – pacifi-

ques ou violentes – au sein d’entitéspolitiques ou économiques hétérogè-nes (des empires, des océans ou descompagnies commerciales, parexemple…) Ainsi Sanjay Subrahma-nyam est-il devenu l’un des interlo-cuteurs essentiels du débat contem-porain sur l’histoire globale, en parti-culier tel qu’il s’est dessiné en France.

Né en 1961, issu d’une famille de bu-reaucrates, l’historien grandit en Indedu Nord et fait ses études à la Delhi

School of Economics. Il y prépare une thèse consacrée au commerce dans l’océan Indien au début de l’époque mo-derne. Aux archives de Goa, il rencontre l’historien britannique Geoffrey Parker,biographe de Philippe II d’Espagne et spé-cialiste d’histoire militaire : « Je pensaisque, comme moi, il était thésard… mais il

avait déjà publié cinq livres ! » De leursconversations, il comprend vite que son intention de se concentrer sur les sourcesportugaises est trop exiguë et qu’il luifaut au contraire élargir ses compétences linguistiques pour pouvoir multiplier les fonds documentaires. Certes, l’éducation qu’il a reçue facilite les choses : « A l’âge de 5 ou 6 ans, je pratiquais trois langues : le tamoul, langue parlée à la maison, l’hindi, qu’on parlait avec les amis, et l’an-glais, qu’on utilisait à l’école. »

Et ainsi Subrahmanyam est-il aujour-d’hui présenté comme l’historien poly-glotte par excellence. Ces déplacementsd’un continent ou d’un univers linguisti-que à l’autre ont façonné une voix origi-nale, « dedans et dehors ». Nourri du re-fus de tout « nombrilisme méthodologi-que » et « d’une histoire régionale enfermée sur elle-même », il porte un re-gard polycentrique sur les enjeux de la recherche. Il s’inquiète, par exemple, del’actuel mouvement de repli sur l’his-toire nationale dans les universités nord-américaines : « Je crains fort que, dans les années à venir, on revienne à une vision du monde selon laquelle les Etats-Unis contiennent tout, toutes les populationsdu monde, et qu’il serait inutile d’aller chercher ailleurs. » En revanche : « Peut-être un peu naïvement, j’ai moins peur pour la situation en Europe. » Quant au contexte indien, son constat est plus sé-vère. Dans les universités du pays, quasi-ment tous les chercheurs ont choisi d’étudier l’histoire de l’Inde, et c’est en-core la colonisation britannique qui con-centre l’essentiel de l’attention. Pour les périodes plus hautes, le dénigrement del’héritage de l’Empire moghol (1526-1857) est encore trop fréquent, avec le lieu commun de « l’Inde classique, dorée etheureuse, opposée à l’Inde musulmane, noire et horrible, qui alimente toujours le discours public ». Que ce soit face à ses étudiants américains issus de la diasporaindienne, dans ses comptes rendus pour la London Review of Books ou ses inter-ventions souvent polémiques dans lesgrands quotidiens indiens, Subrahma-nyam croise le fer avec cette histoire na-tionaliste nourrie de préjugés. Et s’il con-sidère avoir un rôle politique à jouer, c’est« plutôt en Inde », où il intervient réguliè-rement dans les débats.

La Grande-Bretagne reste relativementabsente du récit qu’il fait de son itinéraire.

Accueilli à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) pour ses re-cherches postdoctorales, il y a ensuite enseigné à partir du milieu des années1990. C’est là qu’il a rencontré Serge Gru-zinski, avec qui il a animé un séminaire, et des historiens aujourd’hui disparus, tels Jean Aubin (1927-1998) ou Denys Lombard (1938-1998), qui ont eu une in-fluence majeure sur lui. « Malheureuse-ment, en France, en ce moment, je penseque j’ai plus de rapports intellectuels avec les morts qu’avec les vivants », déclare-t-il,implacable.

Sanjay Subrahmanyam refuse le « my-the de l’auteur seul, du héros », et insiste sur la nécessité d’écrire les livres à plu-sieurs. « Si vous me demandez quels sont mes meilleurs livres : surtout ceux que j’ai écrits avec d’autres », car c’est en multi-pliant les compétences que les recher-ches trouvent leur qualité. Seul ou en col-laboration, il est l’auteur d’une œuvre importante, dont certains ouvrages ont été traduits en français, telle sa passion-nante biographie de Vasco de Gama(Alma, 2012), où il s’attaque au mythe du grand explorateur.

Sa définition du projet de l’histoireconnectée s’est affinée et, invité par lepublic et les nombreux étudiants venus l’écouter à le définir, il insiste sur la né-cessité de continuer à « briser les frontiè-res habituelles » pour « aller regarder làoù personne n’a voulu regarder ». En lais-sant de côté la « nation », souvent artifi-cielle et peu pertinente pour les périodesantérieures au XIXe siècle, il faut se dé-partir des conventions historiographi-ques spatiales ou temporelles tout enprenant garde de ne pas banaliser le pro-jet : « Dès que l’histoire connectée devientune histoire conventionnelle, alors il fauttrouver autre chose. » Sanjay Subrahma-nyam aime les discordes intellectuelleset n’est pas avare de ses jugements. DansLeçons indiennes, avec humour et parfoisférocité, il raconte ses expériences d’en-seignement et de recherche, s’amusantdes effets de décalage entre un milieuacadémique et un autre. C’est la richesse de son propos d’historien, comme d’in-tellectuel engagé dans le débat public. Un style, une écriture et une pensée qui font se rencontrer des points de vue et des héritages, prenant souvent le lecteurà contre-pied et l’obligeant à penser sansparesse. p

Parcours

1961 Sanjay Subrahmanyam naît à New Delhi.

1995 Il est nommé directeur d’études à l’Ecole des hautes étu-des en sciences sociales, à Paris.

1997 Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes (Alma, 2012).

2004 Il est professeur à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA).

2013 Il rejoint le Collège de France à la chaire d’histoire glo-bale de la première modernité.

leçons indiennes. itinéraires d’un historien. delhi lisbonne paris los angeles (Is Indian Civilization a Myth ? Fictions and Histories), de Sanjay Subrahmanyam, traduit de l’anglais par Jacques Dalarun, Alma, « Essai histoire », 354 p., 25 €.

Dans les quotidiens indiens, le chercheur croise le fer avec les tenants d’une histoire nationaliste nourrie de préjugés

Le sens de la controverse« A PARTIR DE L’INDE » : c’est ainsi que Sanjay Subrahma-nyam avait proposé à son édi-teur français de traduire le titre de cet ouvrage qui rassemble une vingtaine de textes écrits depuis le début des années 2000 pour des magazines ou des quotidiens indiens et européens.

Certains relèvent de l’exerciceautobiographique, retour sur son parcours, à partir de l’Inde justement, vers le Portugal, la France et les Etats-Unis, et récits d’expérience qui resti-tuent et racontent son itiné-raire intellectuel. Plusieurs cha-pitres s’attachent davantage à définir le contenu et les pré-supposés méthodologiques de sa démarche d’historien, tout en prenant part aux débats contemporains, en Inde en par-ticulier, en articulant l’histoire avec les enjeux d’actualité qu’elle alimente.

Enfin, sont également réunis des comptes rendus de romans et de biographies, dans lesquels Subrahmanyam joue sur les décalages entre histoire et litté-rature pour produire des criti-ques souvent rafraîchissantes. Avec beaucoup d’ironie et un sens de la controverse, l’auteur offre un propos vif et original, tant dans sa forme que dans son contenu. Il fait ainsi partager ses plaisirs de lecture comme ses irritations intellectuelles, et éclaire la pensée qui encadre son œuvre d’historien. pc. j. de l.

Il esquive sa « mauvaise expérience » à Oxford, un environnement un peu « vieux jeu » et « conservateur » où il a en-seigné pendant deux ans. Le pays occupe pourtant une place importante dans la mémoire familiale. Son grand-père, né audébut du XXe siècle et devenu fonction-naire colonial, « aimait beaucoup les Bri-tanniques », mais il avait été consterné par son voyage en Angleterre, au début des années 1970, « choqué par les hip-pies », dont il avait dit qu’ils n’avaient « rien à voir avec les vrais Britanniques quiavaient conquis l’Inde ». D’une déceptionl’autre, même si pour des raisons diffé-rentes, à deux générations de distance.

C’est sans doute en France que les pro-positions méthodologiques de Subrah-manyam ont trouvé le plus d’écho.