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Gilbert Boss MONTAIGNE ET LA VIE SANS DIEUX 1 Il y a bien des façons d'être ou de ne pas être athée, et en les confondant on se perd dans des débats interminables et vains sur l'opportunité d'attribuer ou de refuser ce titre à quelqu'un. Formellement, on pourrait qualifier d'athées uniquement ceux qui nient l'existence de dieux. Mais la procédure est trop grossière et ne convient pas. Plusieurs de ceux qui posent l'existence d'un dieu paraissent en réalité plus athées que d'autres, déterminés à ne reconnaître explicitement l'existence d'aucun dieu. On a violemment attaqué comme athées des penseurs qui faisaient de la thèse de l'existence de Dieu la pierre angulaire de leur philosophie, comme c'est le cas évidemment pour Spinoza. C'est qu'on peut définir les dieux de bien des façons et qu'il ne suffit pas d'affirmer leur existence selon l'une quelconque de leurs définitions possibles pour échapper à l'accusation d'athéisme, parce que la reconnaissance de l'existence d'un dieu peut exclure celle d'un autre, qui importe seul à l'accusateur. On peut même définir la divinité de telle sorte qu'elle doive être reconnue pour existante et que son affirmation soit pourtant compatible avec toutes les sortes d'athéisme. Revenons à l'exemple de Spinoza, qui conçoit Dieu comme ce qui existe par nature. Ce Dieu sera donc tout ce qui existe, quoi que ce soit. Et par conséquent le terme de Dieu ne désigne ici aucun être à part, ce qui le rend incompatible avec toutes les conceptions que s'en font les croyants ordinaires, si bien que ceux-ci auront raison, de leur point de vue, de considérer l'auteur d'une telle conception de Dieu comme athée. Ou citons le procédé de Hume dans ses Dialogues sur la religion naturelle. Les interlocuteurs s'accordent au départ pour admettre la thèse de l'existence de Dieu et pour ne faire porter la discussion que sur sa nature. Or cette nature indéfinie pourra prendre toutes les formes, demeurer entièrement mystérieuse, apparaître comme infinie ou finie, humaine, animale ou matérielle. Bref, cet être dont l'existence est postulée, mais dont la nature est problématique, peut devenir à peu près n'importe quoi d'existant, et satisfaire l'athéisme le plus extrême, malgré le nom de Dieu qu'on lui attribue par convention. Et ici encore, les chrétiens ordinaires n'auront-ils pas raison de voir de l'athéisme dans ces dialogues qui commencent par poser comme assurée l'existence de Dieu ? Or, là où la loi et la coutume exigent de tous la reconnaissance de l'existence d'un être nommé dieu, il faut s'attendre évidemment à ce que des penseurs de toutes tendances se conforment au langage qu'on leur impose pour nommer leurs principes, quels qu'ils soient. Le terme de dieu devient alors une sorte de façade obligatoire derrière laquelle se cachent plus ou moins les concepts les plus divers.

MONTAIGNE ET LA VIE SANS DIEUX · attentifs à élaborer leur déguisement. Ainsi, un Giordano Bruno avait pris soin de s'exprimer de façon à respecter davantage à première vue

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Gilbert Boss

MONTAIGNE ET LA VIE SANS DIEUX

1

Il y a bien des façons d'être ou de ne pas être athée, et en les confondant on seperd dans des débats interminables et vains sur l'opportunité d'attribuer ou derefuser ce titre à quelqu'un. Formellement, on pourrait qualifier d'athéesuniquement ceux qui nient l'existence de dieux. Mais la procédure est tropgrossière et ne convient pas. Plusieurs de ceux qui posent l'existence d'un dieuparaissent en réalité plus athées que d'autres, déterminés à ne reconnaîtreexplicitement l'existence d'aucun dieu. On a violemment attaqué comme athéesdes penseurs qui faisaient de la thèse de l'existence de Dieu la pierre angulaire deleur philosophie, comme c'est le cas évidemment pour Spinoza. C'est qu'on peutdéfinir les dieux de bien des façons et qu'il ne suffit pas d'affirmer leur existenceselon l'une quelconque de leurs définitions possibles pour échapper à l'accusationd'athéisme, parce que la reconnaissance de l'existence d'un dieu peut exclure celled'un autre, qui importe seul à l'accusateur. On peut même définir la divinité detelle sorte qu'elle doive être reconnue pour existante et que son affirmation soitpourtant compatible avec toutes les sortes d'athéisme. Revenons à l'exemple deSpinoza, qui conçoit Dieu comme ce qui existe par nature. Ce Dieu sera donc toutce qui existe, quoi que ce soit. Et par conséquent le terme de Dieu ne désigne iciaucun être à part, ce qui le rend incompatible avec toutes les conceptions que s'enfont les croyants ordinaires, si bien que ceux-ci auront raison, de leur point devue, de considérer l'auteur d'une telle conception de Dieu comme athée. Ou citonsle procédé de Hume dans ses Dialogues sur la religion naturelle. Lesinterlocuteurs s'accordent au départ pour admettre la thèse de l'existence de Dieuet pour ne faire porter la discussion que sur sa nature. Or cette nature indéfiniepourra prendre toutes les formes, demeurer entièrement mystérieuse, apparaîtrecomme infinie ou finie, humaine, animale ou matérielle. Bref, cet être dontl'existence est postulée, mais dont la nature est problématique, peut devenir à peuprès n'importe quoi d'existant, et satisfaire l'athéisme le plus extrême, malgré lenom de Dieu qu'on lui attribue par convention. Et ici encore, les chrétiensordinaires n'auront-ils pas raison de voir de l'athéisme dans ces dialogues quicommencent par poser comme assurée l'existence de Dieu ?

Or, là où la loi et la coutume exigent de tous la reconnaissance de l'existenced'un être nommé dieu, il faut s'attendre évidemment à ce que des penseurs detoutes tendances se conforment au langage qu'on leur impose pour nommer leursprincipes, quels qu'ils soient. Le terme de dieu devient alors une sorte de façadeobligatoire derrière laquelle se cachent plus ou moins les concepts les plus divers.

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C'est pourquoi son seul usage ne trompera pas vraiment les censeurs, quichercheront à savoir si le dieu de tel penseur est bien celui de la religion officielle.Or cet examen s'impose et devient plus difficile là où la terreur suffit à détournerpresque tout le monde de nier explicitement l'existence d'un ou plusieurs dieux.Quel penseur sera en effet assez malhabile pour ne pas savoir éviter au moins enparoles cette négation directe ? Partout où la croyance en des dieux est obligatoire,c'est donc en vérifiant la présence d'une série de propriétés reconnues de la naturedivine qu'il va falloir s'assurer qu'une pensée n'est pas athée en dépit de lapremière apparence. Mais ces propriétés diffèrent selon les religions.

Tenons-nous en à celles qui définissent la religion dans laquelle se trouvent prisles philosophes de la Renaissance et de la modernité, le christianisme. Pour leschrétiens, il ne doit y avoir qu'un seul Dieu, qui doit avoir les propriétés suivantes,entre autres : il est une personne, douée de pensée et de volonté ; il est créateur dumonde et des hommes ; il s'intéresse à sa création et aux hommes, et il conduit lemonde en fonction de ses desseins ; il régit les hommes, les punissant et lesrécompensant, dans cette vie, et surtout après la mort ; il a suffisamment d'affinitéavec la nature humaine pour avoir pu devenir homme lui-même, quoiqueparadoxalement, et révéler par l'exemple aussi la voie du salut ; il a généralementdonné sa révélation dans un livre sacré. Celui qui nie d'un coup l'existence d'un teldieu est évidemment athée, mais également ceux qui se contentent de niercertaines de ses propriétés ou qui ne reconnaissent pas la morale qu'il est censénous dicter. Car alors, quoique reconnaissant peut-être l'existence d'un Dieu, ils nereconnaissent pas celle du vrai Dieu, de sorte que, en vérité, ils nient sonexistence, et même l'existence de tout dieu, vu que pour les chrétiens, il ne peut yen avoir qu'un seul.

Dans ces conditions, percevoir que Spinoza est athée malgré l'importance qu'ilaccorde à Dieu dans son système, se ramène à un jeu d'enfant, puisque lephilosophe prend lui-même soin de démontrer explicitement que son Dieu estcontraire au vrai Dieu des chrétiens sur presque tous les points, n'étant pas unepersonne, étant dénué de volonté, n'ayant jamais créé le monde, etc. Il fallait vivredans un pays où les multiples sectes avaient rendu incertains la plupart desdogmes et des conceptions de la divinité pour espérer atténuer l'influence del'accusation d'athéisme par quelques concessions formelles à la religion, et il étaitévident que presque personne ne resterait dupe du déguisement verbal. Enrevanche, l'entreprise de démasquage n'était pas si facile face à des auteurs plusattentifs à élaborer leur déguisement. Ainsi, un Giordano Bruno avait pris soin des'exprimer de façon à respecter davantage à première vue les définitionscanoniques de Dieu et les divers dogmes des théologiens. Pourtant, les analogiesavec plusieurs aspects de la pensée de Spinoza sautent aux yeux dès qu'oncompare les deux pensées. Et les inquisiteurs avaient également flairé l'athéismecaché dans l'œuvre de l'Italien. Mais précisément, même s'ils avaient finalementcondamné et envoyé ce penseur trop audacieux au bûcher, il leur avait fallu desenquêtes et discussions interminables pour étayer leurs soupçons, tant il estdifficile de percer un déguisement bien fait, même lorsqu'on a saisi qu'il s'agissaitbien d'un déguisement. Et nul doute que d'autres avaient pris un soin plus grandencore à se confectionner un masque plus efficace en évitant maintes imprudencesdu bouillant Bruno.

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Ce qui donne pourtant prise à l'inquisiteur, c'est le fait qu'un penseur ne peutpas se satisfaire d'un déguisement si parfait qu'il ne révélerait plus rien d'autre quelui-même, c'est-à-dire la doctrine simulée, car il deviendrait ainsi inutile pourcommuniquer l'athéisme qui s'y dissimulerait sans même plus s'y laisser deviner.Même prudemment masqué, l'athée doit encore prendre le risque de ne pas sedissimuler tout à fait et de livrer quelque signe au soupçon de l'inquisiteur commedu lecteur. C'est un jeu subtil, plus difficile encore que l'échange de signesconvenus entre tricheurs, justement parce qu'ici, l'auteur ne peut pas entrer dansdes conventions préalables avec certains lecteurs, mais qu'il doit les négocier dansle jeu même, face à l'adversaire qui peut tout observer aussi bien que le lecteurcomplice.

Il faut donc que l'auteur donne au lecteur quelque avertissement de sonintention de communiquer un message caché dans ses écrits, déchiffrable à ceuxseuls en principe qui manifesteront les dispositions propres à le découvrir. Et cetavertissement lui-même devra prendre la forme d'une énigme pour garder cachésnon seulement le secret, mais son existence même. Autrement dit, le voiledissimulant le secret devra se révéler de manière ambiguë comme voile d'un côtéet de l'autre comme l'habit normal, censé ne rien cacher de particulier, de manièreà ce que seuls les lecteurs appelés à découvrir le secret songent aux moyens de ledévoiler.

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Trouvons-nous chez Montaigne des indices de ce genre ? Commençons par leschercher au lieu où on peut les attendre le plus naturellement, c'est-à-dire au débutdes Essais, là où ceux-ci se présentent pour la première fois eux-mêmes, c'est-à-dire dans l'adresse au lecteur, qu'il est utile de citer en son entier.

Au Lecteur

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dès l'entrée, que je ne m'ysuis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle considerationde ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Jel'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m'ayantperdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mesconditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plusvifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveurdu monde, je me fusse mieux paré et me presanterois en une marche estudiée. Jeveus qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention etartifice : car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, et ma formenaïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté entre cesnations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, jet'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur,je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce n'est pas raison que tu employeston loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premierde Mars mille cinq cens quatre vingts.

A première vue, s'il s'agit bien d'un avertissement, il semble annoncer tout lecontraire d'une dissimulation, en affirmant que les Essais sont un livre de bonnefoi, où s'exprime la plus parfaite franchise. On peut certes s'étonner que cette

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franchise doive s'afficher, et se méfier d'un tel procédé, dont l'expérience de la vienous apprend assurément qu'il est d'habitude celui des trompeurs, qui cherchentun peu naïvement à dissimuler leur ruse sous l'assurance de la bonne foi, etéveillent justement le soupçon par là. Car l'honnête homme a-t-il besoin des'affirmer comme tel ? Certes, la profession de franchise ne suffit pas à dénoncerla mauvaise foi de son auteur, parce qu'il arrive qu'elle soit elle-même sincère.Mais chez l'homme franc, elle n'intervient guère qu'en réaction à une suspicion, etnon pour la prévenir. Voit-on les honnêtes gens se présenter explicitement dèsl'abord comme honnêtes gens ? L'introduction d'un propos par l'assurance que cen'est pas un mensonge n'est-elle pas justement propre à éveiller le soupçon qu'ilpuisse être menteur ? Et lorsqu'il s'agit d'un habile discoureur, ne faut-il pas mêmesupposer qu'il veuille sciemment avertir le bon entendeur de cette possibilité ?Certes, l'auteur peut être aussi très naïf et ne pas se rendre compte de l'effet qu'ilrisque de produire. Et Montaigne ne se pose-t-il pas justement commeparfaitement naïf, presque un bon sauvage ignorant des ruses du civilisé ? Mais cen'est sûrement pas le naïf sauvage qui penserait, lui, à se réclamer de sa naïveté.

Pourtant, qu'il y ait d'innocentes protestations de bonne foi, même faitesmalhabilement, par extrême naïveté justement, avant même toute accusation,comme pour la prévenir par quelque crainte exagérée ou timidité, voilà ce quechacun pourrait aussi confirmer par des exemples tirés de sa propre expérience dumonde. Il serait donc très exagéré de vouloir conclure automatiquement qu'unetelle protestation de franchise soit le signe assuré d'une dissimulation. Et si c'étaitle cas d'ailleurs, l'aveu ainsi tourné serait trop direct pour laisser au doute la placeque doit lui conserver un signe plus subtil d'intelligence.

La suite de l'avertissement des Essais — puisque c'est le livre lui-même quinous annonce ici les intentions de son auteur, comme s'il en était le vrai témoin, legarant en somme — est fort étrange, car elle nous propose le paradoxe d'unouvrage s'adressant à nous, le public étranger au cercle d'amis de Montaigne, pournous avertir qu'il ne s'adresse justement pas à nous, mais seulement au cerclefamilier de l'auteur, auquel nous restons justement étrangers. Qu'un auteur écrivedans une lettre qu'elle a un caractère privé, qu'elle ne doit pas être montrée, ouqu'elle ne concerne pas celui qui la lirait par hasard, cela se comprend encore.Mais que le livre, publié et essentiellement public, avertisse son public quel'auteur n'a rien à lui dire, c'est contradictoire. Faudrait-il croire que ce livre auraitpris une telle autonomie qu'il aurait abusé des intentions de l'auteur pour les trahiren publiant ce que celui-ci réservait à un cercle privé ? Il est vrai que les livrestrahissent souvent, peut-être même toujours, leurs auteurs. Mais c'est à leur insu,tandis que Montaigne manifeste dans son avertissement qu'il doit être au moinscomplice de cette trahison, qui n'en est plus tout à fait une. Il reste que d'unecertaine façon ce livre, se disant de bonne foi, est traître, et qu'il se présentecomme tel par la façon même dont il contredit la vie privée de son auteur en lapubliant, selon son propre aveu, au moins indirect, contre ses intentions. En unsens, pourtant, il se montre au moins de bonne foi en avouant sa trahison. Maisc'est une franchise aussi retorse que celle du menteur avouant qu'il ment.

Dans ces conditions, cet avertissement peut-il encore avoir le moindre sens ?Qui croira que Montaigne, pour donner un souvenir de lui à ses parents et amis,sans autre souci du lecteur, auquel il destine pourtant cet avertissement, aura

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choisi de procéder par la publication d'une œuvre inutile à presque tous ceux quien viendront effectivement à la découvrir et à la lire ? Un tel étourdi, dénué detoute raison, ne mériterait certainement pas d'être lu, sinon comme caspsychologique.

Si son discours a un sens, il faut donc qu'il soit indirect, présenté comme uneénigme à deviner pour le lecteur. Si le sens littéral est absurde, tentons donc de luien trouver un autre, figuré. D'ailleurs, le thème constant de cette préface estprécisément celui du déguisement. Il s'agit de se présenter masqué ou non masqué.Le livre se présente sans fard, il est de bonne foi. L'auteur refuse aussi les parures,et préfère se montrer tel qu'il est, sans apprêts, et désirerait même se montrer nu,s'il en avait la possibilité comme chez les sauvages. Il y aurait donc une écriturequi sert à se cacher, et une autre qui découvre. C'est cette dernière que nous ditpréférer Montaigne. Serait-ce la signification métaphorique cherchée ? L'auteurnous ferait savoir en somme que, si nous voulons bien nous défaire des exigencesde la politesse afin d'aller trouver l'auteur dans son livre tel que le voient sesfamiliers, sans façon, sans récriminer sur les défauts admissibles dans la vieprivée, alors, ce livre sans apprêt nous est ouvert, et ne présente plus d'artifice.Toute la référence au déguisement ne servirait en quelque sorte que de formule depolitesse, pour permettre à l'auteur de s'excuser de la simplicité de son accueil,sans façons justement. Et toute la contradiction se résumerait au fait que c'estencore par une politesse, par un masque conventionnel, qu'il faudrait entreprendrede détruire tout masque. En somme, la négation du mensonge resterait encorenécessaire pour conduire à la vérité nue dans un monde où nul ne peut seprésenter sans habit.

Cependant, entre autres raisons de ne pas se satisfaire d'une telle explication,c'en est une forte que nous donne Montaigne en remarquant que, justement, nosconventions ne permettent pas de se présenter nu comme chez les sauvages, sibien qu'il lui faudra bien renoncer à se peindre tout entier et continuer à sedéguiser, en dépit même de toute intention du contraire.

Distinguons toutefois entre diverses raisons de se déguiser. L'une des plusfréquentes se rapporte à la vanité. Les gens (et les auteurs) n'aiment pas se laisservoir tels qu'ils sont, avec leurs défauts, parce qu'ils cherchent à montrer une imagefavorable d'eux-mêmes, pour se faire admirer du public et s'en faire applaudir sipossible. Or Montaigne nous assure ne pas rechercher ce type de vaine gloire,désireux qu'il est de se connaître vraiment, tel qu'il est, plutôt que de trouver lemoyen de se parer pour se donner une figure propre à plaire au goût du public.D'ailleurs qu'importe le vrai visage de l'auteur à ce public désireux de se faireprésenter des figures régulières conformes aux canons en vigueur ? On ne peutcertes pas le servir par une peinture irrégulière et bizarre, sauf s'il s'agit des'adresser à des amis, curieux de voir l'individu dans sa singularité réelle, deparents, partageant avec l'auteur une même nature ou disposition fondamentale lespoussant à rechercher également une connaissance aussi singulière que celle del'individu concret saisi dans sa pure réalité. Ces amis, ces parents, ne font pas eneffet partie du public général, pour lequel on peint des figures conventionnellesselon les canons admis et appréciés, quoiqu'ils n'en soient pas non plusentièrement distincts, puisque c'est dans ce public que le livre des Essais cherche àles atteindre comme ses véritables lecteurs.

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Or comment les distingue-t-il pour les inviter dans cette sphère privée, commesauvage, où les hommes se révèlent nus, sans plus aucun voile ? L'auteur lui-même nous a avoué qu'il ne pouvait se dévoiler, parce que son livre est publié etdoit répondre aux exigences imposées par les conventions de sa société, obligeantà mettre les habits correspondant plus ou moins à la mode régnante. Le publicgénéral ne trouvera donc aucun usage utile d'une telle œuvre, si ce n'est ledivertissement que peut apporter un sujet vain et futile. Et quant aux amis et auxesprits parents, comment pénétreront-ils dans l'intimité qui leur est réservée ? Nefaudra-t-il pas qu'ils apprennent à lever eux-mêmes le voile ?

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Supposons maintenant, non pas un ami de Montaigne, mais un historien desidées, qui se pose une question relativement objective touchant pourtant cedomaine de la vie privée du penseur. Par exemple, il peut se demander sil'athéisme était présent, plus ou moins fréquent, au XVIe siècle, et dans ce cas,quelles formes il pouvait prendre. L'idée de choisir le cas de Montaigne dans lecadre d'une telle étude pourrait sembler raisonnable, étant donné que des doutesexistent sur la véritable religion de l'auteur des Essais, et que ces soupçons aurontcrû au point de faire mettre l'œuvre à l'Index au siècle suivant. Objectivementdonc, peut-on affirmer que Montaigne ait été athée, ou savoir, parmi toutes lespositions possibles entre une religiosité sincère et convaincue et l'athéisme,laquelle était la sienne ?

Mais comment entreprendre une telle recherche ? Si les mécréants du XVIe

siècle avaient eu l'habitude d'afficher franchement leur incroyance, en prenantmême soin de l'expliquer aussi clairement que possible, rien ne semblerait plusfacile que de se faire une idée précise de la situation, et notre historien n'auraitpresque plus qu'à collecter des faits évidents et parlant d'eux-mêmes. Le problèmevient bien sûr déjà du fait que toutes les positions religieuses n'étaient pasexprimables impunément, et surtout pas l'incroyance et l'athéisme. Il faut doncabandonner l'espoir de récolter les confidences plus ou moins publiques desmécréants. On aura plus de succès en suivant les accusations des églises, quivoient partout des incroyants cherchant à se cacher sous les feintes professionsd'une foi conforme. Mais ces accusations sont-elles plus objectives et plusfiables ? N'a-t-on pas vu des multitudes accusées de sorcellerie de manière fortdouteuse ?

L'avantage d'un écrivain, c'est bien sûr qu'il a laissé les traces publiques de sapensée, surtout s'il a abordé des sujets touchant la religion, la foi et l'incroyance,comme c'est le cas de Montaigne. De plus, s'agissant d'une confession, pense-t-on,les Essais doivent être des témoins, non pas de ce que pensaient généralement lespenseurs de l'époque, mais au moins des croyances de l'un d'entre eux, de leurauteur même.

Assurément, rien n'oblige un écrivain à parler de ses croyances religieuses, pouraffirmer sa foi ou son incrédulité. Il est bien libre d'afficher sa foi, s'il le désire,quoiqu'il n'ait pas la même liberté de se déclarer athée. On ne s'étonnera donc pasde trouver dans les Essais des protestations d'orthodoxie religieuse, mais pas derevendication d'athéisme. A première vue, dans ces conditions, en se déclarant

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croyant et en évitant toute déclaration en sens contraire, leur auteur ne ferait quesuivre les usages obligés de la société dans laquelle il vivait, si bien qu'il faudraitn'en rien conclure sur ses convictions réelles, ni dans un sens ni dans l'autre. A laréflexion, on en viendra peut-être à envisager la situation autrement et àconsidérer que, loin d'être neutre parce qu'elle est seulement conventionnelle,l'affirmation de sa croyance religieuse doit compter en faveur de la thèse queMontaigne est bien un chrétien convaincu, quel que soit le parti religieux plusprécis auquel il aura donné sa préférence. Car pourquoi, dira-t-on, aurait-il prissoin de déclarer sa foi, plutôt que de s'en abstenir, s'il n'était pas croyant ? Eneffet, même s'il ne pouvait s'afficher comme athée, rien ne lui interdisait au moinsde rester de la plus grande discrétion sur sa position religieuse, à supposer qu'elleait été de nature à choquer et à mettre en danger le penseur. Autrement dit, sonsilence sur ce qu'il croyait au sujet de la religion, là même où il en traitait, auraitpu laisser subsister l'hypothèse gratuite qu'il ait été athée, tandis que son souci dese déclarer sans contrainte pour la religion de son temps et de son pays sertd'argument en faveur de sa foi.

Une nouvelle réflexion renverse cependant cette conclusion. Car, si lesconsidérations dans lesquelles se lance le penseur ne sont pas d'ordre purementthéologique, clairement fondées sur le présupposé de la foi, elles le rendentsuspect d'adhérer secrètement aux opinions non religieuses exposées, sans lecontrepoids ou de leur évidente réfutation ou d'une protestation d'orthodoxiereligieuse, et si possible même des deux. Par conséquent, une déclarationpurement gratuite de sa foi par quelqu'un, qui ne donnerait sinon prise à aucunsoupçon d'en manquer, pourrait bien représenter une raison de l'en croire, mais cen'est plus le cas pour celui qui a lieu de craindre que ses discours ou ses attitudesne le rendent suspect de mécréance. Et donc les passages où l'auteur avoue sa foine prouvent rien, puisqu'ils trouvent leur motif aussi bien dans un élan sincère quedans la prudence recommandant de déguiser ses vrais sentiments.

Puisqu'on voit l'auteur des Essais se poser explicitement comme chrétien àdivers endroits, sans jamais revendiquer directement l'incroyance et l'athéisme àaucun moment (pas plus d'ailleurs dans sa vie que dans son œuvre, à ce qu'onsache), tout en discutant à diverses reprises de religion, de manière assez critique,il est impossible de rien conclure objectivement sur l'état de ses croyances réelles.

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Abandonnons donc notre historien avec son aporie, et changeons tout à faitd'approche pour aborder Montaigne comme il nous y invite, en amis. Est-ce alorsun athée que nous allons rencontrer ? Mais n'allons pas trop vite. Il ne suffit pasde nous dire ses amis pour qu'il nous reconnaisse pour tels. Quelles sont lesconditions de cette amitié indispensable à la lecture pour ainsi dire autorisée(c'est-à-dire autorisée par l'auteur, bien sûr) des Essais ? L'auteur s'y adresse auxparents et aux amis, et les uns ne sont pas toujours les autres, au sens propre, maisles amis sont toujours des parents en un sens, des personnes de la même race, ouplutôt du même esprit, comme l'essai sur l'amitié y insiste. C'est alors que peuts'instaurer la conversation à travers la lecture, comme Montaigne disait lapratiquer avec ses auteurs préférés. Elle introduit une forme d'intimité qui n'est

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pas celle d'une relation relâchée, bien au contraire. Elle s'accompagne d'une sorted'émulation intellectuelle, qui va jusqu'à pousser le lecteur à écrire à son tour.Celui qui n'est pas capable de s'élever à ce niveau demeure étranger à cettecommunication active, en principe d'égal à égal, car cette intimité de l'amitié estextrêmement exigeante. L'invitation est celle d'un livre d'essais, et par conséquentune invitation à lire des essais, où l'auteur lui-même se met à l'épreuve, et invitedonc aussi à se soumettre soi-même à ces essais, à s'y mettre à son tour àl'épreuve. Le spectateur qui espérait observer simplement Montaigne se dénuderpour lui ne verra rien, ou ne verra que les déguisements, peut-être même lemasque d'un bon chrétien. Et rien ne lui interdira certes d'observer aussiattentivement qu'il voudra, de noter tous les détails des figures. Il pourra citerprécisément mille passages soigneusement recopiés et mémorisés sur tous lessujets abordés par l'auteur, sans rien voir d'autre que l'écran bariolé fait pour luicacher ce qui est réservé aux vrais amis. Et Montaigne se révèle même un hôtecharmant pour ceux qu'il éconduit sans en avoir l'air, en leur racontant millehistoires amusantes et curieuses qui leur donneront la fausse impression d'êtreentrés dans sa familiarité.

Au début de l'essai sur l'amitié, l'auteur nous explique comment il a construitson premier livre, à l'imitation d'un peintre de l'époque, en réservant l'espacecentral au tableau principal, composé selon l'art, et en l'entourant de toute unesérie de grotesques, irréguliers et bizarres. La place d'honneur, il l'avait réservéeau Discours sur la servitude volontaire d'Étienne de la Boécie, se réservantl'encadrement fantaisiste. C'est dire que les Essais sont entièrement ordonnésautour de l'ami absent, et de l'amitié la plus parfaite que nous décrit justement cetessai placé juste à côté du centre et lui servant d'introduction directe. En quelquesorte l'absence de l'ami est la raison de l'écriture, cherchant à retrouver le rapportréel disparu. Et cette absence est rendue d'autant plus sensible que même letableau central a été volé, les partis religieux l'ayant usurpé pour leur proprepropagande et ayant déformé ainsi la composition classique, la rendant impropre àson usage premier. En somme, malgré elle, l'œuvre de La Boécie aura servi à desluttes pour lesquelles elle n'était pas faite, et Montaigne compte bien pour sa partrendre ses essais impropres au service public, comme il le dit dans son avant-propos, pour les réserver réellement à l'amitié. Et l'irrégularité de la compositionsemble destinée notamment à cette fonction. L'absence de La Boécie (représentéfaute de mieux par des vers, qu'on finit par devoir aller voir ailleurs) nemarquerait-elle pas la place essentielle, mais difficile à prendre, du lecteur ami ?

On peut entendre l'amitié en plusieurs sens, puisqu'elle peut signifier toutes lesrelations bienveillantes ou de collaboration entre les hommes, aussi bien quel'amitié parfaite dont Montaigne nous donne le modèle dans sa propre amitié avecLa Boétie. Alors que les degrés inférieurs sont aisés à atteindre, le sommetdemeure réservé à quelques très rares héros, n'apparaissant au plus qu'une foistous les trois siècles. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que pourretrouver un véritable ami, il faille se projeter au-delà de la mort et s'élancer àtravers les siècles par l'écriture. N'est-ce pas une étrange entreprise ? C'est d'abordl'esprit de l'ami réel, disparu, qui hante cette écriture et lui donne son lieu propre,que retrouvera peut-être quelque ami lecteur presque improbable. Accessoirement,le livre sert à amuser bien d'autres amis en un sens large, en des entretiens futiles,

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dont le sens et la saveur véritable ne se révèleront qu'aux très rares vrais amis. Carc'est à ceux-ci seuls qu'il appartient de se connaître vraiment. Mais il faut ajouteraussi que non seulement ils se connaissent mieux que ne font habituellement leshommes, mais qu'ils ont en outre l'un de l'autre une connaissance parfaite,certaine, si l'on en croit notre auteur, pourtant généralement porté à l'attitudesceptique :

Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde de me desloger de lacertitude que j'ay, des intentions et jugemens du mien. Aucune de ses actions ne mesçauroit estre presentée, quelque visage qu'elle eut, que je n'en trouvasseincontinent le ressort.

Est-ce donc ainsi que le véritable lecteur des Essais devrait pénétrer leur sens,jusqu'à le saisir avec la plus entière certitude ? Lui serait-il donc possible de savoirparfaitement par exemple si Montaigne est athée, et en quel sens ?

Au premier abord, c'est aux grotesques sortis de l'imagination de Montaignequ'on se trouve confronté, et nous savons à présent que ce mode de compositionbizarre et peu sérieux à première vue est délibéré. Il s'agit donc davantage derendre impossible toute interprétation sérieuse que d'offrir un sens avec certitude.Cet essai sur l'amitié lui-même ne devrait-il pas faire partie de ces grotesques ? Ilprocède avec une étrange certitude pour proposer un idéal extrême, avoué à peuprès irréalisable, bien qu'appuyé sur un exemple réel, dont, il est vrai, l'auteur estle seul témoin intime. Tournons-nous vers l'autre côté du tableau manquant pourlire l'essai symétrique, sur la modération, où nous découvrons aussitôt cet aveu :« J'aime des natures tempérées et moyennes. L'immodération vers le bien mesme,si elle ne m'offense, elle m'estonne et me met en peine de la baptiser. » Ce goût dela modération en tout, même dans le bien, n'est-il pas tout contraire à l'élanimmodéré vers l'amitié parfaite et extrême, qui lui fait pendant ? Faut-il prendreau sérieux cette déclaration d'un goût pour la modération de la part de l'amiextrémiste qui s'est révélé juste auparavant ? Ou faut-il comprendre que l'idéal del'amitié absolue ne pouvait être qu'une plaisanterie de la part de l'ami de lamodération jusque dans le bien ? Certes, la contradiction n'est peut-être pas aussiradicale, car Montaigne nous dit s'étonner sans pourtant s'offenser del'immodération vers le bien, et se trouver plutôt incapable de l'exprimer. Latension reste cependant très grande entre ce goût de la modération et l'amourextrême de l'amitié parfaite. Et pour le moins, le lecteur ne peut que s'en étonner,s'il ne s'en offense, et il sera bien en peine à son tour de « baptiser » ce paradoxe.Mais ce n'est qu'un exemple ; partout Montaigne se plaît à jeter la pensée régléedans l'embarras et l'aporie. Il plaisante, c'est certain. Mais plaisante-t-il toujours ?Ses plaisanteries n'ont-elles pas d'autre sens que d'amuser ? Et dans ce cas,comment reconnaître les passages où il parle sérieusement ?

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Tentons à nos risques la conversation dans ces conditions incertaines et, poursimplifier, tenons-nous en au premier livre des Essais, et à sa cohérenceparticulière. Commençons par aller voir ceux avec lesquels Montaigne aurait puse montrer nu, ses chers cannibales qu'il estime vivre en un véritable âge d'or et

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mieux encore. Ils mènent une vie simple, mais non pauvre du tout, ayant tout cedont ils ont besoin, logement, nourriture et société, et même le luxe principal, leloisir, qu'ils passent principalement à danser. Leur gloire est de ne pas craindre ladouleur ni la mort, et ils se font des guerres dans le seul but de prouver leur vertu.Ils croient les âmes éternelles, sans paraître se soucier autrement de la vie après lamort, se contentant de bien vivre. Leurs moralistes ne leur prêchent « que deuxchoses : la vaillance contre les ennemis et l'amitié à leurs femmes. » Leurssentiments sont simples comme leurs mœurs, « Les paroles mesmes qui signifientle mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la detraction, lepardon, inouies. » En somme, ils n'ont rien de ce qui concerne le chrétien, nipéché ni pardon. Et toute leur attention est tournée vers cette vie, qu'ils passentsans « nulles occupations qu'oysives ; nul respect de parenté que commun ; nulsvestemens », étrangers à tous nos soucis les plus ordinaires. Quelques prêtresvivent à l'écart et passent leur faire des prédictions, à leurs risques et périls,puisqu'ils tuent ceux qui se sont trompés, ce que Montaigne approuve tout à fait.

Ceux qui manient les choses subjettes à la conduitte de l'humaine suffisance, sontexcusables d'y faire ce qu'ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant desasseurances d'une faculté extraordinaire qui est hors de nostre cognoissance, faut-ilpas les punir de ce qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temeritéde leur imposture ?

Voilà une politique qui réduit fortement le recours à des révélations et inspirationsdivines, sur lesquelles reposent aussi nos religions. Il est légitime de recourir à laraison, qui nous est commune et que nous savons faillible, mais de prétendre à dessavoirs surnaturels, invérifiables en eux-mêmes, c'est se donner le moyen detromper facilement, et il faut s'en garder. D'ailleurs, la vie excellente descannibales n'est pas décrite comme religieuse, mais comme accomplissant « laconception et le desir mesme de la philosophie. »

Et pourtant, ne croient-ils pas à la vie éternelle et à des dieux ? En tout cas, c'estsans tomber dans la superstition vulgaire, de faire intervenir les dieux dans lecours de nos vies, comme il arrive face aux accidents, où par exemple, « ésconfusions publiques les hommes estonnez de leur fortune se vont rejettantcomme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces ancienes deleur malheur. »

Montaigne revient au thème de l'imposture prophétique et de la croyance dansl'essai suivant, en insistant et en élargissant le propos :

Le vray champ et subject de l'imposture sont les choses inconnues. D'autant qu'enpremier lieu l'estrangeté mesme donne credit ; et puis, n'estant point subjectes à nosdiscours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre.

Bref, dans le domaine de l'inconnu, on peut prétendre n'importe quoi, et c'estseulement par les éventuelles conséquences de ces supposés savoirs sur le mondequ'on peut éventuellement prouver la supercherie. Sinon, nous n'avons aucunmoyen de combattre ce qui ne peut non plus aucunement se prouver. Que peut laprudence dans ce domaine, sinon constater son ignorance et s'y tenir, plutôt qued'en arriver à l'aberration courante de croire le plus fermement ce qu'on sait lemoins. Mais les cannibales ne croient-ils pas qu'il y a des dieux ? Certes, mais ilssemblent éviter les conséquences superstitieuses de cette croyance, en la ramenant

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à un simple encouragement moral. Ne pourrait-on limiter de la même façon la foichrétienne ? C'est ce que propose en effet Montaigne :

Suffit à un Chrestien croire toutes choses venir de Dieu, les recevoir avecreconnoissance de sa divine et inscrutable sapience, pourtant les prendre en bonnepart, en quelque visage qu'elles luy soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce queje voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par le bon-heur etprosperité de nos entreprises.

Pour suivre ce conseil, il faut donc renoncer à se servir de Dieu pour expliquer lesévénements du monde et de notre vie et se contenter d'adopter à leur égard uneattitude morale, en les considérant comme s'ils découlaient d'une infinie sagesse etpouvaient être interprétés comme bons dans ce qui reste en eux inaccessible aujugement de notre prudence. En somme la foi en un Dieu sage n'est, ainsicomprise, qu'un encouragement moral. Pour en savoir plus, il faut ou bien se fier àceux qui prétendent à des révélations, et s'exposer sans défense à leurs impostures,ou bien tenter de scruter soi-même l'inscrutable. Mais c'est comme avec le soleil,dont la lumière éclaire notre monde : « qui eslevera ses yeux pour en prendre uneplus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouve pas estrange si, pour la peinede son outrecuidance, il y perd la veue. » Ceux qui veulent regarder Dieus'aveuglent et finissent donc par en savoir bien moins que les autres, malgré leursprétentions. Cette considération devrait suffire pour retenir de s'engagersérieusement dans les spéculations théologiques, comme pour prendre au sérieuxce que d'autres peuvent dire sur ces sujets.

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Si la raison ne peut rien nous découvrir dans ce domaine de l'inconnu, qui esttel non pas faute d'investigation, mais parce que le sujet dépasse nos capacités, ilfaut bien renoncer à rien en savoir naturellement. Faut-il donc recourir à la foi ? Iln'y a guère d'autre possibilité. Mais du moins devons-nous juger de ce qui estdigne d'entraîner notre croyance et de ce qui se présente comme une probableimposture.

Se pourrait-il que les dieux nous parlent dans le monde, en bouleversant pournous l'ordre de la nature, ou que la nature avoue les dieux dans ces événementssurprenants que nous nommons les miracles ? Encore faudrait-il pouvoir nousassurer que les miracles aient lieu réellement. Mais en vérité « les miracles sontselon l'ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l'estre de lanature. » Et par conséquent, ils signifient seulement qu'il se passe quelque chosedont nous ignorons les causes, que nous attribuons aux dieux, et non pas que cescauses ne soient pas en fait naturelles. Notre raison ne peut nous assurer d'aucunmiracle, mais seulement de notre ignorance, qui ne nous permet de rien conclure.Le miracle n'est donc qu'un produit de l'imagination, et doit s'expliquer par laforce de cette faculté, comme dans l'essai qui y est consacré :

Il est vray semblable que le principal credit des miracles, des visions, desenchantemens et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance del'imagination agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. Onleur a si fort saisi la creance, qu'ils pensent voir ce qu'ils ne voyent pas.

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Le philosophe ne peut donc accorder aucune valeur à ces illusions, dont il a repéréle mécanisme.

Il reste que les témoins de cette sorte de visions, sûrs de leur vérité, puissent lagarantir autrement que par la raison, la force de l'imagination ou la rhétorique, enrecourant à d'autres moyens aptes à nous impressionner et à nous convaincre del'authenticité du témoignage. Montaigne en envisage principalement un, fortimportant en effet, l'aptitude du témoin à souffrir, voire à mourir, pour saprétendue vérité. En un sens, en proposant de punir et de tuer éventuellement lesfaux prophètes, il recourt à ce critère, puisque le ressort d'une telle loi ou coutumeconsisterait dans la frayeur par laquelle elle retiendrait une partie au moins de cesprophètes de tenter leur chance. Si certains acceptaient la torture et la mort, serait-ce donc une raison de croire qu'ils aient raison ?

Dans son quatorzième essai, examinant la manière dont nous supportons ladouleur et la mort, l'auteur cite divers exemples de courage, et en vient à des casmoins héroïques, et notamment à ceux des femmes qui supportent pour se garderou se rendre belles les traitements les plus horribles, comme de se faire« escorcher pour seulement en acquerir le teint plus frais d'une nouvelle peau ».Or le fait remarquable est qu'il n'y a rien d'exceptionnel dans ce genre de courageféminin, pour des fins apparemment futiles, ce qui amène Montaigne às'exclamer :

Combien d'exemples du mespris de la douleur avons nous en ce genre ? Que nepeuvent elles ? Que craignent elles ? pour peu qu'il y ait d'agencement à esperer enleur beauté ?

Mais ces souffrances, allant parfois jusqu'à la mort, ne leur servent pas à nousprouver quoi que ce soit, pas même que nous aurions tort de trouver futile labeauté. Pourtant, doutera-t-on qu'elles n'y donnent un très grand prix pour lui fairede tels sacrifices ?

Aussitôt après ces exemples féminins, l'essai passe à ceux de la douleur servantà garantir sa parole. Et après quelques exemples étrangers, il en vient à ceux quinous intéressent ici :

Je suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en avons plusaffaire : car la Chrestienté nous en fournit à suffisance. Et, apres l'exemple denostre sainct guide, il y en a eu force qui par devotion ont voulu porter la croix.Nous apprenons par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy Saint Loys porta la herejusques à ce que, sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa, et que, tous lesvendredis, il se faisoit battre les espaules par son prestre de cinq chainettes de fer,que pour cet effet il portoit tousjours dans une boite.

La passion du Christ, sa mort ignominieuse pour nous sur la croix, ne joue-t-elle pas en effet un grand rôle pour nous convaincre qu'un tel mépris de lasouffrance et de la mort ne pouvait être le fait d'un simple homme, mais qu'ildevait manifester la divinité ou du moins quelque influence divine ? L'exemple deSt Louis n'est-il pas également un argument en faveur d'une foi qui, chez un roiqui aurait pu vivre à l'aise, le conduit à se rendre souffrant toute sa vie pour sareligion ? Mais faut-il reprocher à Montaigne de donner ces exemples à la suite deceux des femmes souffrant pour leur beauté ? Ne tend-il pas à les banaliser ainsi ?Certes, il pourra s'excuser en nous rappelant qu'il écrit souvent d'une manière

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désordonnée, suivant les associations d'idées de son imagination, sans autreintention. C'est le lecteur sans doute, qui manifeste son esprit mal tourné eninterprétant ainsi une simple contiguïté des textes.

Suivons-le donc encore dans ses exemples tirés des chrétiens, où après quelquesautres, il en vient à celui-ci :

Mais ne voit-on encore tous les jours le Vendredy Saint en divers lieux un grandnombre d'hommes et femmes se battre jusques à se déchirer la chair et percerjusques aux os ? Cela ay-je veu souvent et sans enchantement : et, disoit-on (car ilsvont masquez) qu'il y en avoit, qui pour de l'argent entreprenoient en cela degarantir la religion d'autruy, par un mespris de la douleur d'autant plus grand, queplus peuvent les éguillons de la devotion que de l'avarice.

Ces démonstrations de souffrance que les fidèles s'imposent à eux-même dans desfêtes publiques ne doivent-elles pas servir de caution de la sincérité de leur foi, etde sa vérité ? Montaigne ne devrait-il pas s'en réjouir, plutôt que d'exprimer sondéplaisir face à ces preuves de dévotion, sinon peut-être de la vérité de leurreligion ? La remarque ajoutée finit de démonter l'argument de la douleur garanted'une vérité religieuse, puisque certains ne participent à ces démonstrations quepour de l'argent, un motif supposé, mais à tort dans les faits, inférieur à celui del'élan de la dévotion. De plus, sous le masque, on découvre ici que les garants dela sincérité peuvent être eux-mêmes tout à fait hypocrites, puisqu'ils mententeffectivement sur les motifs de ces démonstrations.

Le fait de mêler les exemples des femmes souffrant pour leur beauté et ceux desmartyrs plus ou moins grands et sincères des religions n'est donc pas incongru nifortuit. L'analogie sert à montrer que la souffrance, et même la mort, ne peuventêtre des garants sûrs, et que non seulement des motifs jugés futiles, mais mêmed'autres considérés comme bas, tels que la vénalité, suffisent à produire le genred'effets qu'on aimerait nous donner pour des preuves d'authenticité destémoignages religieux.

Montaigne nous avait d'ailleurs déjà donné sa conclusion plus haut dans l'essai :« Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au pris de la vie. […]Exemple de quoy nulle sorte de religion n'est incapable. » En effet, pourquoitoutes les religions sont-elles capables d'appuyer leurs révélations sur de longueslistes de martyrs, sinon parce que ni la souffrance ni la mort ne prouvent jamaisrien d'étranger à la psychologie ordinaire, les motivations les plus diversescôtoyant celles de la religion ? C'est pourquoi les exemples sont innombrables enrapport avec toute sorte de motifs très divers et opposés :

D'enfiler icy un grand rolle de ceux de tous sexes et conditions et de toutes sectesés siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherchéevolontairement, et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, maisaucuns pour fuir simplement la satieté de vivre, et d'autres pour l'esperance d'unemeilleure condition ailleurs, je n'auroy jamais faict.

La raison et le témoignage éliminés, que reste-t-il pour soutenir l'idée del'existence d'un dieu (ou de plusieurs dieux) ? Ne semble-t-il pas que nouspuissions déjà conclure que Montaigne devait bien être athée et qu'en somme, àtravers la bigarrure de ses essais, il a laissé un fil de raisons relativement aisé àretrouver pour le faire voir ?

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Pourquoi Montaigne insiste-t-il à se dire bon chrétien et fidèle catholique ?Nous savons déjà que ce genre de professions n'ont pas par elles-mêmes unegrande signification concernant sa véritable façon de voir les choses, puisqu'il estexclu par l'ordre social qu'il puisse se déclarer athée simplement. Néanmoins faut-il croire qu'il mente effrontément, en se présentant comme « tenant pourexecrable, s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertament contreles sainctes prescriptions de l'Eglise catholique, apostolique et Romaine, enlaquelle je meurs et en laquelle je suis nay. » ? Et si c'est le cas, commentcomprendre sa forte protestation de haine extrême du mensonge dans une formuleaussi appuyée que celle-ci : « En vérité le mentir est un maudit vice. Nous nesommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. » ? Et onsait combien il tient à se présenter comme un caractère franc. D'ailleurs la raisonqu'il donne pour détester le mensonge n'est-elle pas vraie ? Car la parole n'est-ellepas effectivement le principal lien social, à tous niveaux, de la simple coopérationà la plus parfaite amitié ? Mentir, n'est-ce pas donc non seulement se retirer de lasociété, mais également gâter celle-ci ?

Ne pourrait-on pas concilier les critiques des croyances religieuses avec uncatholicisme sincère ? Nous avons vu que ce n'était pas tant la croyance enl'existence d'un dieu mystérieux, dont l'idée encourage l'action morale, qui luiparaissait contestable, mais son usage pour expliquer les événements particuliersde notre réalité ou la prétention de connaître sa nature. Ainsi, tant que la croyanceen l'existence d'un dieu juste se limite à nous encourager dans la vie la plusvertueuse, en affectant notre imagination et nos sentiments, sans réclamer l'accordde notre raison ni la heurter, n'est-elle pas compatible avec la forme d'athéismeintellectuel résultant de la critique que nous avons exposée ? Ne peut-on ainsiconcilier le scepticisme et la foi, une incroyance intellectuelle avec une adhésionimaginaire, sentimentale, poétique en quelque sorte, et pratique, à la religion ? Ledomaine de l'inconnu que la raison tient vide, ne peut-il s'offrir aux projections del'imagination, obtenant un certain accord affectif qui n'entraîne pas la raison ? Lacritique des superstitions affectant toutes les religions — et le christianismeégalement — ne toucherait qu'à leur partie impure, inacceptable pour la raison, etdégagerait au contraire le noyau purement moral de la religion, qu'on pourrait direétranger à la raison et à la vérité naturelle, plutôt qu'irrationnel ou contraire à elle.Nul besoin alors de mentir pour tenir ensemble ces deux parties contradictoiresseulement en apparence.

Toutefois, un tel rapport à la religion pour faire un tri, une sorte d'épuration,afin d'adopter ce qu'elle a de meilleur et d'en éliminer les parties superstitieuses,convient-elle à l'intention affirmée de se soumettre en tout à l'Église ? Par unetelle opération, ne tombe-t-on pas dans la réforme ? Or Montaigne rejette lesoupçon qu'il puisse faire secrètement, en son fort intérieur, partie des réformés,sous quelque forme que ce soit. Car le mensonge consistant à vivre selon unereligion tout en croyant à une autre semble insupportable. N'est-il pas du mêmeordre que l'hypocrisie ou la folie de ceux qui vivent dans le péché, tout en lesachant et en espérant se faire pardonner au dernier moment ? Après en avoirdonné quelques exemples, Montaigne, dans l'essai sur les prières, poursuit ainsi :

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Et celuy qui, se confessant à moy, me recitoit avoir tout un aage faict profession etles effects d'une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit enson coeur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges : commentpatissoit-il ce discours en son courage ?

N'est-il pas absurde d'offenser ainsi par sa conduite le vrai Dieu auquel on voueson culte intérieur pour obéir en fait aux prescriptions d'une religion jugée fausseet incompatible avec la vraie ? Ce ne serait plus ici concilier une croyance nonirrationnelle avec la raison, mais abandonner celle-ci et perdre en même tempstous les fruits de la religion.

Mais ne serait-il pas possible d'être raisonnablement catholique, en ne retenantde cette religion que ce qui demeure compatible avec la raison, sans se jeter à descroyances contraires ? C'est une solution apparemment plausible, que Montaignerefuse pourtant, car « ou il faut se submettre du tout à l'authorité de nostre policeecclesiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part quenous luy devons d'obeïssance. » L'alternative réduit le rôle de notre proprejugement au choix entre l'acceptation globale de la religion officielle et son refustotal. Car ce dont il s'agit, c'est d'obéir ou non, et obéir seulement à ce qu'on jugeraisonnable, ce n'est pas vraiment obéir, comme Montaigne le remarque à proposdes exécutants qui se substituent à leur maître plutôt que de se contenter de luiobéir — même si la ligne de démarcation n'est pas toujours claire en ce quiconcerne le degré de liberté de jugement laissé par un commandement. On ne peutdonc être catholique en se gardant le droit d'aménager sa croyance à sa guise, cequi reviendrait à passer justement du côté des protestants. Mais Montaignes'interdit-il vraiment de juger de tout ce que l'Église commande d'une façon ou del'autre ? Loin de là, comme nous le verrons encore.

Ne faut-il donc pas envisager l'idée qu'il puisse mentir, et se résigner au vicehorrible du mensonge ? Écoutons à ce propos l'aveu indirect qu'il fait dans l'essaimême sur le mensonge, où il condamne ce dernier et affirme vivement sarépugnance à son égard : « certes je ne m'asseure pas que je peusse venir à bout demoy, à guarentir un danger evident et extresme par une effrontée et solemnemensonge. » En avouant son extrême désir de franchise, il reconnaît indirectementqu'un très grand danger excuse le mensonge, malgré la répugnance qu'il enéprouve. Et si le danger extrême justifie le recours au mensonge effronté etsolennel, il excuse à fortiori les mensonges plus timides ou ambigus, et peut-êtremême dans des dangers moins extrêmes, quoique l'honnête homme commeMontaigne ne puisse songer à s'y résoudre que très à contre-cœur. A quel pointparvient-il à surmonter cette aversion ? Il faut le voir dans sa pratique même,comme dans les Essais. Or n'y a-t-il pas extrême danger à se déclarer contre lesreligions farouches de son temps ? Et y aurait-il mensonge plus solennel eteffronté que de s'affirmer entièrement soumis à l'Église catholique, pour quelqu'unqui en mettrait en doute la plupart des dogmes ? Et cela n'est peut-être pas si peuraisonnable pour quelqu'un qui estime qu'il y a possibilité d'exagération dans lapoursuite de la vertu, si bien qu'un vice apparent peut être plus vertueux parfoisqu'une vertu exagérée.

Et alors, s'il faut être entièrement catholique ou pas du tout, faut-il en conclureque la possibilité d'un franc mensonge à ce sujet corresponde à celle d'un rejet

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total du catholicisme ? Et si un croyant ne peut vivre selon les prescriptions d'unereligion contraire à la sienne sans chercher à se faire hypocrite devant Dieu,devant son Dieu même, auquel il croit, qu'il aime et craint, alors ne faut-il pas quece rejet du catholicisme soit celui du christianisme et de tout dieu exigeant purefoi et obéissance ? Mais un athée, contrairement à un croyant, peut-il vivre unetelle double vie, supposant un mensonge extrême, assumé et constant ?

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Revenons donc à cette déclaration de soumission entière à l'Église pour lacomprendre dans son contexte. Elle ouvre l'essai sur les prières de la manièresuivante :

Je propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publientdes questions doubteuses, à debattre aux escoles : non pour establir la verité, maispour la chercher. Et les soubmets au jugement de ceux à qui il touche de regler, nonseulement mes actions et mes escris, mais encore mes pensées. Esgalement m'ensera acceptable et utile la condemnation comme l'approbation, tenant pourexecrable, s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertament contreles sainctes prescriptions de l'Eglise catholique, apostolique et Romaine, enlaquelle je meurs et en laquelle je suis nay.

C'est un thème des Essais que de se référer à eux-mêmes en les désignantcomme des fantaisies informes, des grotesques, comme les qualifiait le début del'essai sur l'amitié. La formule semble inciter à ne pas les prendre au sérieux et àrenoncer à y voir des thèses. Tout ce qui y est dit est non seulement le produit del'imagination plus que des conclusions du raisonnement, ce sont des propositionsnon résolues, de simples hypothèses telles que les questions soumises à la disputepour exercice dans les écoles du temps. Il suffit de pratiquer les essais pour voirqu'il s'agit en effet, non pas d'établir la vérité, mais de la chercher. Et on comprendalors que tout leur propos ne peut avoir le statut ni de vérité ni de mensonge,puisque la valeur de vérité reste en suspens. On se méprendrait donc à vouloirchercher dans ces essais quelque affirmation dogmatique que ce soit dans ce quin'est qu'une série d'exercices de raisonnement, ou plutôt ici d'exercices dujugement sur tout ce qui peut se présenter à l'esprit. Toutes les idées ne serventque de matière à ces exercices, plutôt qu'elles ne seraient traitées pour elles-mêmes. En effet, apprend-on dans un autre chaptire : « Le jugement est un util àtous subjects, et se mesle par tout. A cette cause, aux essais que j'en fay ici, j'yemploye toute sorte d'occasion. » Les sujets touchant la religion de près ou de loinne sont donc que des occasions, et on aurait tort de chercher dans ce livre desenseignements dogmatiques dans ce domaine comme dans d'autres. Nous savonsque cet aspect des Essais représente justement une grande difficultéd'interprétation dès qu'on veut y chercher autre chose que des occasions d'exercicepour le lecteur lui-même. Tout reste suspendu, en mouvement, susceptible devarier, sans abolir le doute ni l'ignorance, comme on le lit un peu après notredernière citation :

Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons despris de leur piece, escartez, sansdessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy

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mesme, sans varier quand il me plaist ; et me rendre au doubte et incertitude, et àma maistresse forme, qui est l'ignorance.

En somme, si le lecteur veut tirer des conclusions et s'y fixer, c'est toujours soussa propre responsabilité, et ainsi, à proprement parler, Montaigne ne ment jamais,mais il ne nous dit non plus la vérité, sa croyance authentique, sur rien.

Ainsi, en soumettant ses écrits au jugement des autorités ecclésiastiques,chargées de régler les actions, les écrits et même les pensées des gens en payscatholiques, Montaigne prétend en somme ne rien offrir à mordre à cette censure,n'ayant rien affirmé vraiment et ne s'étant donc opposé à aucun dogme non plus. Ilpeut donc laisser aux censeurs la responsabilité entière de juger de l'entièreconformité de ses écrits, leur approbation comme leur condamnation ne touchantpas les intentions réelles de l'auteur, ignorant de ce qu'il aurait pu affirmer ouparaître affirmer à l'encontre des saintes prescriptions de l'Église (à moins qu'il nelaisse penser aussi que ce qu'il a avancé sciemment contre ses dogmes ne le désolepas). Certains lecteurs jugeront sans doute qu'il y a de l'ironie dans cettesoumission d'une pensée même qui se retire ainsi et se joue de toute véritableresponsabilité, et ils rejoindront mon propre sentiment.

Fallait-il que, pour ses exercices, Montaigne touche à tout, y compris les sujetsreligieux, même s'il évite la plupart du temps d'aborder directement ceux de lareligion en vigueur ? Comme il veut s'essayer à aborder des question sur lesprières, ce petit avertissement pour désamorcer la censure n'était pas inutile. Etrien n'oblige à y voir une provocation, quoique la précaution semble indiquer qu'ilpourrait y avoir lieu de trouver peu orthodoxe son traitement du sujet.

Observons-le opérer :

Je ne sçay si je me trompe, mais, puis que, par une faveur particuliere de la bontédivine, certaine façon de priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par labouche de Dieu, il m'a tousjours semblé que nous en devions avoir l'usage plusordinaire que nous n'avons. Et, si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issue de nos tables,à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres ausquelles on aaccoustumé de mesler des prieres, je voudroy que ce fut le patenostre que lesChrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousjours.

Quoi de plus dévot que ce désir de réciter en toute occasion la prière officielle,et de se conformer ainsi le plus étroitement à la tradition, plutôt que de se livrer ence domaine à des inventions risquées. D'ailleurs, Montaigne précise qu'il neprétend pas exclure d'autres prières, ce qui pourrait contrevenir aux règles del'Église. Il valait bien la peine de s'alerter pour si peu. Lisons un peu plus loin :

C'est l'unique priere de quoy je me sers par tout, et la repete au lieu d'en changer.D'où il advient que je n'en ay aussi bien en memoire que celle là. J'avoypresentement en la pensée d'où nous venoit cett'erreur de recourir à Dieu en tousnos desseins et entreprinses, et l'appeller à toute sorte de besoing et en quelque lieuque nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est juste ou injuste ;et de escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons,pour vitieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peut touteschoses à nous ayder ; mais, encore qu'il daigne nous honorer de cette douce aliancepaternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant.

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Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favoriseselon la raison d'icelle, non selon noz demandes. Platon, en ses loix, faict troissortes d'injurieuse creance des Dieux : Qu'il n'y en ayt point ; qu'ils ne se meslentpas de noz affaires ; qu'ils ne refusent rien à noz voeux, offrandes et sacrifices. Lapremiere erreur, selon son advis, ne dura jamais immuable en homme depuis sonenfance jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance.

On pourra trouver encore louable que Montaigne se serve constamment de cetteprière. Mais fallait-il ajouter qu'elle est aussi la seule qu'il connaisse tout à fait parcœur ? Car est-ce par dévotion ou paresse qu'il s'en contente ? C'est par dévotion,qu'on se rassure, puisque sa question concerne justement l'opportunité, non pastant de se servir d'une seule prière ou de plusieurs, mais de prier toujours, entoutes circonstances. N'est-il pas inconvenant en effet de vouloir intéresser Dieu àtoutes nos actions, de vouloir en quelque sorte le soumettre à notre volonté, plutôtque de nous contenter de nous soumettre à la sienne, c'est-à-dire à sa justice. Onretrouve ici l'idée que la croyance en Dieu ne doit servir qu'à nous encourager àagir le plus justement possible, et que la tentative d'utiliser Dieu à d'autres fins estmauvaise. Voilà qui n'est peut-être plus aussi orthodoxe, rejetant hors de lareligion bien des choses que l'Église y réclame, en multipliant notamment bienautrement les prières. Montaigne en vient même à rendre la prière inutile, dumoins si on l'entend comme une demande, puisque Dieu suit de toute façon laseule loi de sa justice. C'est donc la droiture morale qui seule plaît à Dieu, si l'onpeut l'exprimer ainsi.

Et pour nous apprendre la bonne manière de rendre culte aux dieux, c'est ausage païen Platon qu'on s'adresse. Si l'Église a tout pouvoir sur notre religion, dansl'exercice du jugement à ce sujet, le philosophe Platon est une meilleure référencepour juger des pratiques mêmes de notre religion. Où se trouve donc l'impiété ?Dans l'athéisme, dans l'idée que les dieux ne s'occupent pas de nous, et dans lacroyance qu'ils sont là pour nous aider selon nos prières. Ces deux dernièrescroyances peuvent être constantes, et c'est de la dernière qu'il s'agit à présent, quicorrespond à une habitude presque universelle et condamnable, pour les raisonsque nous savons. La seconde n'est pas l'objet de l'essai actuel, mais il va de soiqu'un dieu qui serait indifférent aux hommes ne servirait pas à la fonctiond'encouragement moral attribuée par Montaigne à la religion. Quant à l'athéisme,il est inconstant, personne n'étant athée de naissance en effet, cette position étantacquise par un exercice critique du jugement. Cette circonstance de l'inconstanceatténue-t-elle l'erreur de l'athéisme ? Ou est-elle un signe de son caractère peunaturel ? Ici, elle semble donner un prétexte de ne pas s'y arrêter, sa conséquenceétant qu'il supprime totalement la prière, alors que Montaigne veut seulement lamodérer. Remarquons aussi qu'il échappe évidemment au vice dénoncé, qui est dechercher à rabaisser les dieux à nos propres intérêts.

Voyons un peu plus bas comment se poursuit cette charge contre la dévotionvulgaire :

Et l'assiette d'un homme, meslant à une vie execrable la devotion, semble estreaucunement plus condemnable que celle d'un homme conforme à soy, et dissolupar tout. Pourtant refuse nostre Eglise tous les jours la faveur de son entrée etsocieté aux moeurs obstinées à quelque insigne malice. Nous prions par usage etpar coustume, ou, pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prieres. Ce n'est

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en fin que mine. Et me desplaist de voir faire trois signes de croix au benedicite,autant à graces (et plus m'en desplaist il de ce que c'est un signe que j'ay enreverence et continuel usage, mesmement au bailler), et ce pendant, toutes lesautres heures du jour, les voir occupées à la haine, l'avarice, l'injustice. Aux vicesleur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C'estmiracle de voir continuer des actions si diverses, d'une si pareille teneur qu'il ne s'ysente point d'interruption et d'alteration aux confins mesme et passage de l'une àl'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en mesmegiste, d'une societé si accordante et si paisible le crime et le juge ? Un homme dequi la paillardise sans cesse regente la teste, et qui la juge tres-odieuse à la veuedivine, que dict-il à Dieu, quand il luy en parle ? Il se rameine ; mais soudain ilrechoit. Si l'object de la divine justice et sa presence frappoient comme il dict, etchastioient son ame, pour courte qu'en fust la penitence, la crainte mesme yrejetteroit si souvent sa pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices quisont habitués et acharnés en luy. Mais quoy ! ceux qui couchent une vie entiere surle fruit et emolument du peché qu'ils sçavent mortel ? Combien avons-nous demestiers et vacations reçeues, dequoy l'essence est vicieuse. Et celuy qui, seconfessant à moy, me recitoit avoir tout un aage faict profession et les effects d'unereligion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit en son coeur, pourne perdre son credit et l'honneur de ses charges : comment patissoit-il ce discoursen son courage ?

On peut assurément lire rapidement ce passage comme exprimant une vertueuseprotestation contre la perversion de la religion par ceux qui, au lieu d'en faire lemoyen de perfectionner leur vertu, l'utilisent pour favoriser leurs vices, et se fontde Dieu un serviteur au lieu d'un maître. Et qui prouvera que ce n'est pas cettesorte de prêche, qu'on pourrait entendre à l'église, que Montaigne produit ici ? Il aplacé dès le début de cet essai l'œil du censeur devant ce qu'il écrit, et il ne peutguère l'oublier. Qu'un homme dissolu vaille mieux sans religion qu'en mêlant à sesvices la dévotion, c'est ce qui peut se discuter. Il est vrai que par la dévotion, ilajoute à ses vices celui de l'hypocrisie. D'un autre côté, la dévotion n'est-elle paspour lui l'occasion de se souvenir d'une autre exigence, et de se réformer ? Faitesles signes, et vous finirez par croire et par vous amender, diront plusieurs. Sinon,la religion, qui dépend d'une autorité extérieure, celle de l'Église, peut-elle rienfaire pour améliorer la morale ? La vraie dévotion ne dépendra-t-elle pas de lavraie vertu, plutôt qu'elle n'y conduira ? Et la dévotion fausse, la plus fréquente deloin, n'ajoute-t-elle pas simplement le vice au vice ? N'empire-t-elle pas lacondition morale habituelle des hommes ? La dévotion obligatoire, celle quecontrôle la censure, est une sorte de mécanique régissant le comportementextérieur, réglant les signes sans la pensée. Elle introduit la dissociation quiproduit l'hypocrisie chez ceux qui prétendent exprimer leur croyance profondeainsi. On fait partout des signes de croix, avant et après des actions de toute sorte,vicieuses ou non, ce qui montre leur caractère dérisoire. Et Montaigne ajoute qu'ilutilise ce signe abondamment, même au bailler. Veut-il nous faire croire qu'il lefait chaque fois avec une attention extrême, comme il convient face à Dieu, mêmeen des occasions futiles ? Ou s'amuse-t-il à nous montrer l'universelle hypocrisiequ'implique ce genre de dévotion ? A première vue, il s'indigne face à l'immoralitédes gens. Et pourquoi non ? Ne fait-il pas aussi la critique de pratiques qui nepeuvent qu'être vides, insincères, sinon toujours, du moins souvent, la plupart du

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temps ? Car qui sont ceux chez lesquels la profonde dévotion ne laissera place auréflexe, dans des pratiques si courantes et si automatiques ?

De manière amusante, Montaigne envisage le cas d'un homme dissolu qui parmoments se laisse affecter par ses propres actes de dévotion, et leur donne unsens, prend même la décision de se réformer, mais après s'être ramené, rechoit. Nefallait-il pas crier victoire, et voire un petit effet positif de sa dévotiongénéralement hypocrite ? Au contraire, Montaigne s'en indigne. Car n'est-ce pas lapreuve qu'il ne s'est pas vraiment senti en présence de Dieu ? S'il avait entenduson jugement, il en aurait été profondément marqué, et il n'aurait pu l'oublier,craignant de l'offenser à nouveau. La croyance qu'un Dieu infiniment puissant etjuste nous juge ne pourrait que produire un effet radical et réformer entièrement lecroyant. Or ce n'est pas ce que nous voyons, bien au contraire. Qu'en conclure,sinon que les dévots ordinaires n'ont pas du tout la foi qu'ils feignent. Et parconséquent, contrairement aux mécréants, ils sont encore gâtés davantage par leurreligion.

On ne s'étonnera pas de voir Montaigne en venir à estimer que la révélationdivine n'est en réalité réservée qu'aux meilleurs : « ce n'est pas l'estude de tout lemonde, c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Lesmeschans, les ignorans s'y empirent. » On a eu tort de vouloir mettre la Bible dansles mains de tous, pense-t-il, parce qu'ils ne savent la comprendre. Étrangereligion, qui n'améliore pas les méchants, ni les ignorants, mais les rend pires plusils s'en occupent et veulent en faire leur objet d'étude ! Face aux protestants, lescatholiques ont donc raison de vouloir cacher les textes sacrés. Mais ne faudrait-ilpas les cacher davantage encore et garder le mystère presque entier ?

C'est ce que suggère ce passage :

L'un de noz historiens Grecs accuse justement son siecle, de ce que les secrets de lareligion Chrestienne estoient espandus emmy la place, ès mains des moindresartisans ; que chacun en peut debattre et dire selon son sens ; et que ce nous devoitestre grande honte, qui, par la grace de Dieu, jouïssons des purs mysteres de lapieté, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires,veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon et aux plus sages, de parler ets'enquerir des choses commises aux Prestres de Delphes.

Loin d'imiter les protestants, il faudrait imiter les Grecs, et renfermer totalementles mystères de la religion dans le fond des temples, sous la garde des prêtres, sanslaisser même s'en enquérir les meilleurs des hommes, ni Socrate, ni Platon, ni lesplus grands sages. Au lieu d'imposer la religion, de soumettre les écrits, les actes,les pensées à la censure, en obligeant ainsi à se préoccuper de savoir quelquechose de ces mystères, il faudrait aller bien plus loin et laisser entièrement leshommes dans l'ignorance des vérités religieuses. Voilà un retournement qu'il estdifficile de ne pas juger ironique.

Et les sages grecs semblent d'accord pour condamner ces pratiques perpétuellesde dévotion automatique si la religion doit être une affaire sérieuse. C'est àXénophon que Montaigne fait appel à présent :

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en quelque manière que ce soit que nous appellons Dieu à nostre commerce etsocieté, il faut que ce soit serieusement et religieusement. Il y a, ce me semble, enXenophon un tel discours, où il montre que nous devons plus rarement prier Dieu,d'autant qu'il n'est pas aisé que nous puissions si souvent remettre nostre ame encette assiete reglée, reformée et devotieuse, où il faut qu'elle soit pour ce faire ;autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vitieuses.

Que dirait Xénophon des prières et des signes de croix perpétuels deMontaigne, sinon qu'ils ne sont pas les signes d'une dévotion sérieuse etreligieuse, mais d'une disposition vicieuse ?

Et si l'on suit les préceptes d'une telle religion véritable, que reste-t-il àdemander dans nos prières, pour ne pas la dégrader ? Cela peut se résumer en unephrase : « Il ne faut pas demander que toutes choses suivent nostre volonté, maisqu'elles suivent la prudence. » On voit que le retour aux sages n'est pas fortuit.Qu'importe en réalité la connaissance des mystères, qui ne nuira peut-être pas aumeilleurs, mais bien à tous les autres ? S'il n'importe pas de suivre notre volontésimplement, mais notre prudence, alors le guide authentique, c'est encore la raisonou le jugement exercé, et les futilités qu'annonçait l'essai, pour s'autoriser detoucher aux choses sacrées, conduisent à proposer comme l'objet le plus haut quepuisse se proposer la religion celui de la sagesse, à savoir l'exercice en tout sens,et pratique également, du jugement, c'est-à-dire la prudence.

Quant à la religion officielle, il semble qu'elle implique bien l'hypocrisie, àdivers niveaux. La plus profonde est celle de ceux qui se persuadent d'avoir la foi,alors qu'ils ne peuvent pas l'avoir. La plus innocente est sans doute celle duphilosophe qui sait devoir jouer le jeu, et le fait sans s'y laisser prendre. Ilreconnaît en paroles l'autorité de la censure sur ses pensées, et il y échappe par cesmêmes pensées.

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Mais, répliquera-t-on peut-être, si Montaigne s'indigne et se moque, ce n'est pastant de la véritable religion que de celle qui est effectivement pratiquée autour delui. Le point de vue duquel il fait sa critique n'est-il pas celui d'une pure religion,simple, franche et naïve, qui représente l'objet de son désir ? Il n'avait rien àreprocher à celle des cannibales, et il conçoit une façon pour le chrétien de se fierau secours moral de Dieu pour cultiver sa vertu, sans ambition de mettre sinon sapuissance à son service. Et, prenant cette perspective, ne peut-on pas lireautrement l'idée qu'il ne faut demander aux dieux que de voir les choses suivre laprudence ? Car cette prudence ne peut-elle être comprise aussi bien comme cellede Dieu ? Et dans ce cas, cette sorte de prière se contenterait d'exprimer le désir dese contenter de ce que la prudence divine nous envoie, et de le considérer toujourscomme bon et juste parce que sa prudence l'aura jugé tel.

La question ne serait peut-être pas celle de croire ou de ne pas croire, mais celledes diverses manières de croire et de ne pas croire, ainsi que de leurs raisons.Dans son essai sur les vaines subtilités, Montaigne s'amuse à jouer chez lui avec

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sa famille « à qui pourroit trouver plus de choses qui se tiennent par les deuxbouts extremes », et en vient en poursuivant ce jeu à examiner la foi :

Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s'en faict de bonsChrestiens qui, par reverence et obeissance, croient simplement et se maintiennentsoubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s'engendrel'erreur des opinions : ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque tiltred'interpreter à simplicité et bestise, de nous voir arrester en l'ancien train, regardantà nous qui n'y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis etclairvoians, font un autre genre de bien croyans ; lesquels, par longue et religieuseinvestigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere és escriptures, etsentent le misterieux et divin secret de nostre police Ecclesiastique.

Aux deux extrémités, les simples et les ignorants, d'un côté, et les sages, del'autre, font de bons croyants, tandis que ceux qui se situent au milieu veulentfaire les subtils, se mettent à critiquer et à rechercher quelques nouveautés plusadaptées à leur goût, et ils tombent dans l'erreur et les mauvaises croyances. Orquelles sont les raisons de ces diverses attitudes ? Les plus simples, dépourvus descapacités de critiquer les opinions qu'on leur inculque, les acceptent sans autre,par révérence et obéissance à l'égard des autorités sociales et religieuses.D'ailleurs ce n'est pas seulement la religion qu'ils ne remettent pas en cause, maisl'ensemble des lois et coutumes. Ils n'ont pas besoin de comprendre les raisons deschoses et se contentent de suivre l'ordre du monde tel qu'il se présente dans leursociété et leur environnement, respectant les autorités simplement parce qu'ellesleur sont toujours apparues comme les autorités en place. Leur foi est d'autant plusassurée qu'ils ne songent pas à douter et qu'ils se tiennent en deçà de toutephilosophie. Au milieu, ce sont au contraire les mauvais philosophes, qui ontassez de capacités pour se poser des questions, mais trop peu pour saisir leurpropre limitation, et suffisamment d'orgueil pour s'imaginer aptes à découvrir lavérité là où elle leur reste cependant cachée. Les autorités ne leur en imposentplus comme telles, mais ils veulent les discuter, les remettre en question, lesadapter à leur capacité, les perfectionner selon leur sens, en détruisant ainsil'obéissance et l'ordre des lois. Quant aux sages, leur plus grande capacité leurpermet de voir au-delà de ces apparences qui frappent les esprits médiocres,d'interpréter les textes sacrés selon des principes cachés, pénétrant les mystères(qui ne nous sont pas révélés ici) de la police ecclésiastique.

Il est frappant que la foi soit ici entièrement considérée en rapport à l'ordrejuridique et à l'obéissance. Les plus simples acceptent les lois et obéissent, fautede pouvoir les critiquer. Les esprits médiocres discutent les lois, les tiennent pourhumainement établies, accessibles à leurs facultés, modifiables à leur sens, et ilsn'obéissent plus que selon ce qui leur semble juste. Les plus sages ne prétendentpas tant saisir la vérité des lois elles-mêmes, mais ils comprennent autre chose, lesprincipes de la politique conduisant à tenir compte de l'importance de l'obéissancedans l'ordre social et de la puissance de la coutume pour la favoriser. Ainsi, lessimples et les sages se rejoignent sur un point, l'importance de la simpleobéissance, mais les uns parce qu'ils n'en connaissent pas les principes, les autresparce qu'ils les comprennent. Les médiocres contestent l'obéissance faute d'en voirle principe et de pouvoir s'y tenir sans disputer.

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On s'attendrait à ce que Montaigne se place parmi les sages, ayant si bien décritla situation, qui ne se voit que de leur point de vue. Il se place pourtant au-dessous :

Les mestis qui ont dedaigné le premier siege d'ignorance de lettres, et n'ont peujoindre l'autre (le cul entre deux selles, desquels je suis, et tant d'autres), sontdangereux, ineptes, importuns : ceux icy troublent le monde. Pourtant de ma part jeme recule tant que je puis dans le premier et naturel siege, d'où je me suis pourneant essayé de partir.

On voit bien pourquoi les métis, savants sans être sages, sont dangereux ettroublent le monde. Ils croient savoir et veulent réorganiser le monde selon leurfausse science, livresque notamment. Leur tort est de ne pas percevoir à quel pointils demeurent ignorants, et combien leur science très imparfaite ne les sort qu'àmoitié de leur première condition. On voit aussi pourquoi Montaigne se compteparmi eux, puisqu'il fait profession d'enquêter sur tout, de s'essayer à tous sujets,cherchant les raisons de tout, critiquant, sans aboutir jamais à aucun savoirdéfinitif. Pourtant, ajoute-t-il, il se distingue des autres par le fait qu'au lieu de secroire véritablement savant, il revient autant que possible à l'ignorance, doutantégalement de sa propre science. Comment concevoir ce mouvement ? Peut-onréellement imaginer ce retour ? Est-il possible de retrouver la naïveté après l'avoirquittée ? Certainement pas, parce que la raison de ce retour est une consciencesupérieure de la limitation de sa connaissance, c'est-à-dire que c'est encore uneconnaissance qui s'ajoute à la précédente. Autrement dit, ce recul représenteégalement un progrès vers davantage de sagesse, d'autant que nous avonsjustement vu que les sages percevaient les avantages politiques de l'obéissance quipassaient plus ou moins inaperçus aux métis habituels. Pourtant, Montaigne n'a-t-il pas avec les métis le point commun d'avoir le cul entre deux selles ? C'est uneposition fort inconfortable, parce qu'instable, et on conçoit que vouloir s'ymaintenir risque de provoquer des accidents. Cependant, n'y a-t-il que cette façonde se trouver le cul entre deux selles ? L'essai sur les destriers nous en présenteune autre, celle de ces guerriers qui chevauchent deux chevaux, sautant sans cessede l'un à l'autre selon que l'occasion le requiert. Et alors, ils valent mieux que ceuxqui se contentent d'un seul cheval. Seulement, ces cavaliers ne tentent pas des'installer entre deux selles, ils passent de l'une à l'autre. Et là est toute ladifférence, car les uns se trouvent fixés dans une position instable, tandis que lesautres bougent en sautant de l'une à l'autre. Or, nous avons vu que Montaigne étaitégalement en mouvement, s'avançant à la science et se retirant à l'ignorance,pratiquant donc un tout autre art, dynamique, d'occuper deux selles. Il s'amusedonc à se ranger parmi les métis et mauvais croyants ou mécréants, par politesse,par feinte humilité (comme il fait souvent), et par ironie. En réalité, ce mouvementpar lequel on allie science et ignorance, c'est précisément celui de la sagesse, desorte que, paraissant dire le contraire, c'est parmi les sages de la troisièmecatégorie qu'il se place. Car ceux-ci, nous le savons, ce n'est pas une connaissancedes principes secrets des diverses lois, expliquant pourquoi telle loi serait la vraie,simplement, qui les caractérise, mais le renversement de perspective, selon lequelc'est l'obéissance qui compte en premier lieu.

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Où trouve-t-on donc la vraie foi ? Chez les ignorants, parce qu'ils se fient àceux qui savent ou se présentent comme savants. Mais cette foi n'est pas uneperfection des fidèles, bien qu'elle soit très utile à la société. A l'autre extrémité,elle se trouve chez les sages, parce que, connaissant l'avantage de l'obéissance, ilsen montrent l'exemple. Mais ils le font sans croire que les lois se recommandentpar leur vérité, puisque c'est seulement en tant que principe d'ordre qu'elles valenten général. Ils sont certainement même capables d'envisager, aussi bien et mieuxque les métis, des lois meilleures, tout en sachant qu'une bonne loi qui n'entraînepas l'obéissance, mais la dispute, est par cela plus mauvaise qu'une moins bonne àlaquelle on obéit. Cela vaut dans la politique en général comme dans la politiqueecclésiastique en particulier. Autrement dit, dans cette conception, la religion estune branche de la politique, et on se trompe en la prenant pour une sciencetouchant les choses elles-mêmes.

Pourquoi faut-il donc croire ? Parce qu'il y a un dieu qui nous aurait révélé desvérités inaccessibles à notre raison ? Non, car il n'est pas raisonnable de le croire.Mais parce qu'il est utile que, vu l'ignorance entière ou métissée de presque tous,il y ait des croyances coutumières qui donnent un ordre à la société et lemaintiennent. Encore une fois, la religion se révèle d'ordre purement pratique,moral et politique.

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Cette sagesse qui estime la coutume comme le grand principe d'ordre moral etpolitique, ne conduit-elle pas à renier les puissances dynamiques de la raison, sescapacités de critique et d'invention, pour se confiner dans le conservatisme ?N'est-ce pas cette attitude qui amène Montaigne à proférer sa célèbre phrasedésabusée : « Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte, etay raison, car j'en ay veu des effets tres-dommageables. » ? Il faut certesdistinguer entre les esprits conservateurs qui situent la vérité dans quelque passé etveulent, justement, la conserver, d'un côté, et de l'autre ceux qui se replient à lacoutume faute de croire en la puissance politique immédiate de la raison, etréservent la philosophie à une élite restreinte. Les premiers, au fond, se ramènentau parti des ignorants, qui se fient à ce que la coutume a imposé et le tiennent pourvrai, sans autre. Les seconds ont dépassé au contraire l'illusion selon laquelle lavérité était, au moins directement, un principe politique. Les premiers veulent quela foi soit vraie, les seconds ne lui demandent que d'être croyable pour le peuple etd'ordonner la société. La seule façon dont Montaigne exprime son dégoût nousporterait à le ranger parmi les seconds. Car ce n'est pas une haine naturelle qui ledétourne des nouvelletés, mais un goût pour elles qui s'est gâté et s'est tourné enson contraire à cause de leurs mauvais effets dans la société. C'est la désillusionpar rapport à l'idée que la vérité devrait et pourrait être, par soi, le principe d'ordred'une société.

Quelle est en effet la force si considérable de la coutume, à laquelle il consacrejustement l'essai dans lequel il fait sa remarque désabusée ? Loin d'être leconservatoire de la raison ou de la vérité, c'est une force très capricieuse, sinonfolle.

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Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances ? Y a il opinion si bizarre (jelaisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant de grandes nations ettant de suffisans personnages se sont veux enyvrez : car cette partie estant hors denos raisons humaines, il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y estextraordinairement esclairé par faveur divine) mais d'autres opinions y en a il de siestranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ?

Laissons d'abord de côté la parenthèse sur l'imposture des religions pour neretenir que cette constatation que la coutume semble imposer aux hommesn'importe quoi, sans que rien, aussi étrange soit-il, ne trouve pas sa place dans lesopinions et mœurs de quelque pays. Elle semble donc ne pas choisir, et moinsencore le meilleur. De plus, elle est si puissante qu'elle finit par trouverl'approbation des lois.

Revenons à la parenthèse, qui nous intéresse bien sûr. On s'étonne du langagetrès critique de Montaigne qui ne craint pas de parler de la grossière imposture desreligions, en précisant qu'il ne vise pas juste celle qu'on peut trouver chezquelques peuples sauvages, mais aussi bien celle qui enivre de grandes nations etdes personnes intelligentes. Si seules ces dernières étaient nommées, on pourraitpenser que le plaisir qu'elles prennent à l'imposture, c'est en tant qu'elles sontelles-mêmes les imposteurs. Mais il est difficile de voir des nations entières dansce rôle. Et il faut comprendre que l'imposture religieuse bouleverse souventjusqu'aux bons esprits. D'où vient cette force ? De la coutume, puisque c'est d'ellequ'il est question. Mais précisément, si les exemples des croyances religieuses nesont pas aussi bons que les autres pour montrer son influence, c'est parce quecelle-ci y a une opération plus facile. En effet, comme les opinions faisant l'objetde l'imposture concernent des questions où le raisonnement ne peut plus riendécider, l'intelligence ne permet plus de résister directement. Pour s'y retrouverdans cet espace vide, il faudrait une aide extraordinaire et supérieure à la nature,celle d'une révélation divine. Sans un tel appui, on se rend donc inévitablementvictime des impostures dans ce domaine. Est-ce à dire que toutes les religionssoient des impostures ? Évidemment, on pourra répondre au censeur qu'il fautfaire exception pour la vraie religion, qui nous vient justement d'une authentiquerévélation divine. Mais c'est aussi ce que diront toutes les victimes d'imposturesreligieuses. Pourquoi le philosophe pratiquera-t-il telle religion dans ce cas, sinonparce que c'est celle qui est chez lui coutumière, quelle que soit l'imposture dontelle provienne, et dont le sage, suspendant son jugement, se gardera de tombervictime.

Mais dira-t-on, cela vaut pour l'enseignement extérieur des religions, et nonpour le sentiment intérieur que nous en avons, parce que là, c'est la voix de Dieului-même que nous entendons. N'est-ce pas ainsi que le dieu juste et bon guide sesdisciples en les inspirant dans leurs jugements moraux, tels qu'ils les trouvent dansleur cœur même, dans leur propre nature ? Ici, apparemment, il n'y a plus de lieupour l'imposture, et nous touchons au moins sur ce point la vérité même, en deçàégalement des déformations de l'habitude. Mais Montaigne n'accorde pas cerefuge de la conscience innée :

Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de lacoustume : chacun ayant en veneration interne les opinions et moeurs approuvées

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et receues autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sansapplaudissement.

La diversité morale que nous observons prouve cette influence variée descoutumes, puisque la voix de la conscience prescrit à chacun ce qu'elle prescrit àceux qui partagent les même mœurs, mais non aux autres. C'est l'approbation et ladésapprobation de nos voisins qui forme notre conscience morale. Quand nousnous référons à notre conscience pour nous assurer de la vérité d'une morale oud'une religion, c'est donc la coutume qui nous y pousse et nous sert de garant.

Ne s'ensuit-il pas que, comme il faut obéir à la religion de son pays, il fautsuivre également la coutume en toute chose ? C'est bien ce qu'il semble aussi àMontaigne :

Il me semble que toutes façons escartées et particulieres partent plustost de folie oud'affectation ambitieuse, que de vraye raison ; et que le sage doit au dedans retirerson ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement deschoses ; mais, quant au dehors, qu'il doit suivre entierement les façons et formesreceues.

La vraie raison des mœurs, c'est en effet la coutume, à laquelle on n'oppose pasefficacement des raisons, puisque la coutume elle-même paraît donner raison. Ilfaut donc s'y plier dans la vie publique et cultiver en soi, en secret, sa libertévéritable, celle de juger de tout. Pour les mœurs, il y a cependant un véritableprincipe partout valable, « car c'est la regle des regles, et generale loy des loix,que chacun observe celles du lieu où il est ». Nous retrouvons ici commecaractéristique du sage la scission entre une pratique extérieure, réglée par lesautorités sociales, religion, lois, mœurs, et une activité intérieure libre, sise danssa faculté de juger.

Ainsi compris, le sage laisse la société gouverner ce qui lui appartient, nos actespublics, et il renonce pour sa part à lui contester cette autorité et à chercher àtransformer l'ordre public.

Il y a grand amour de soy et presomption, d'estimer ses opinions jusque-là que,pour les establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de mauxinevitables et une si horrible corruption de meurs que les guerres civiles apportent,et les mutations d'estat, en chose de tel pois ; et les introduire en son pays propre.

La présomption du réformateur vient de ce que, par amour de ses propres idées,il est prêt à tenter de les imposer au prix du malheur de sa société. Et cetteassurance est généralement le propre du métis, qui ne perçoit pas le degréd'ignorance subsistant dans ses convictions les plus fortes.

Dans ces conditions, Montaigne, quelle que soit la religion de son pays, nedevrait-il pas tenter d'y trouver des justifications, comme il fait pour la sienne ?

La religion Chrestienne a toutes les marques d'extreme justice et utilité ; mais nulleplus apparente, que l'exacte recommandation de l'obéissance du Magistrat, etmanutention des polices.

Aussi une telle recommandation ne relève-t-elle pas de la sagesse demandantd'approuver la religion reconnue, plutôt que de la découverte d'un véritable

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avantage en elle. De toute façon, l'idée avancée que le christianisme excelleraitparticulièrement en ce qu'il recommande l'obéissance à l'autorité sociale,religieuse ou non, est en parfait accord avec la conception politique de la religion,et elle la confirme une fois de plus.

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Pour celui qui a compris la fonction politique de la religion, la question desavoir si celui qui ne peut croire à ce qu'elle enseigne doit prendre le masque ouexprimer son opposition au dogme, est résolue. Se conformer à la religion, ce n'estpas un engagement philosophique pour une vérité, mais un acte extérieur desoumission à l'autorité, qui laisse libre la pensée. Non seulement il est admissiblede tenir secrète sa véritable conviction, mais c'est un devoir que nous impose lareligion lorsque cette conviction la contredit et que son expression pourraitsusciter des mouvements de révolte et des troubles sociaux. La situation est à peuprès la même que par rapport aux lois civiles, que nous devons respecter mêmelorsque nous ne les trouvons pas bonnes, la différence étant néanmoins que ceslois ne règlent pas la pensée, ou son expression, comme celles de la religion. Ensomme, en nous conformant à la religion sans y croire, nous ne mentons ni plus nimoins que lorsque nous suivons une règle de politesse obligeant à tenir àquelqu'un un langage différent de celui qui exprimerait notre opinion réelle, oulorsqu'un juge prononce selon la loi un jugement différent de son propre sentimentintime. Quand l'action ou la parole nous est imposée, elle n'est plus vraiment nôtredans cette mesure. Et dans tous ces cas, c'est souvent par une forme d'ironie qu'onparvient à laisser entendre la différence entre sa pensée propre et son expressionofficielle. Il n'est donc pas étonnant que ce soit souvent au moment même oùMontaigne affirme le plus fortement son adhésion à la religion officielle qu'ilexprime le plus ironiquement sa réticence intime.

Toutefois l'obligation de se conformer à une religion, surtout si elle prétendrégler l'ensemble de la vie des fidèles, n'empêche-t-elle pas l'expression de toutepensée libre, toute vie menée selon la raison plutôt que selon la seule foi, bref,toute philosophie, toute sagesse ?

Comme par rapport aux autres obligations sociales, il y a plusieurs méthodes.La première est d'interpréter en bonne part tout ce qui peut l'être, et de rapprocherainsi la religion de la philosophie en la pliant le plus qu'il se peut vers celle-ci.C'est ainsi que Montaigne procède à diverses reprises, comme nous l'avons vu parexemple dans son interprétation générale de la religion chrétienne en tant queconsistant essentiellement dans le soutien moral de la justice. La seconde consisteà se retirer autant que possible du domaine public que régit la loi, etparticulièrement celle de la religion, pour aménager sa vie privée selon son proprejugement. Non seulement, selon la célèbre formule, « il se faut reserver unearriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostrevraye liberté et principale retraicte et solitude », mais il faut si possible se créer àl'écart de la vie publique une sphère privée de liberté relative parmi ses parents etamis. Et troisièmement, comme le font les Essais, on peut chercher à étendre les

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réseaux privés à travers le public même par une écriture apte à voiler et à dévoilerà la fois la philosophie.

Plutôt que dans les spéculations directes sur les objets de la religion chrétienne,dont, bien sûr, l'existence de Dieu, c'est dans les idées sur la vie concrète duphilosophe, dans ce qui dépend de lui, qu'il faut saisir la pensée de Montaigne. Ilserait illusoire pourtant d'imaginer qu'alors il s'exprime sans voile, dans un livrepublic, livré tout entier à la censure, même s'il peut se donner une plus grandeliberté.

Parmi les thèmes les plus importants de la religion, et du christianismenotamment, il faut compter celui de la mort. Voyons donc si l'adhésion officielleau catholicisme détermine chez Montaigne une conception conséquente de lamort. Tournons-nous vers deux essais qui lui sont consacrés : Qu'il ne faut jugerde notre heur, qu'après la mort et Que philosopher c'est apprendre à mourir.

La mort peut être considérée comme le juge de la vie, dont elle est le dernieracte. Pour les Anciens, c'est le moment où se révèle à nu le courage, et pour leschrétiens, c'est l'heure de la rencontre avec le juge suprême. Dans la vie, on peuts'arranger avec les événements, éviter les risques, se déguiser, alors qu'à la mort, iln'y a plus de fuite, plus rien à obtenir par ruse : « à ce dernier rolle de la mort et denous, il n'y a plus que faindre ». Il n'est donc pas étonnant qu'on considère la mortcomme le véritable révélateur du caractère de quelqu'un, puisque c'est le momentoù, semble-t-il, on voit l'homme nu. « J'ai vu, constate Montaigne, plusieursdonner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. » Mais est-ceun critère infaillible ? Apparemment non, si l'on en croit ce témoignage :

Dieu l'a voulu comme il luy a pleu : mais en mon temps trois les plus execrablespersonnes que je cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eudes mors reglées et en toutes circonstances composées jusques à la perfection.

Cet exemple n'est pas suivi de commentaires, et il nous est laissé brut, àinterpréter. L'opposition est exacerbée. Ce sont des personnes exécrables, infâmesen tout, qui ont réglé pourtant parfaitement leur mort. Certes, Dieu l'aura voulucomme il lui aura plu, autrement dit, on peut toujours penser qu'il aura converti àla dernière heure ces trois parfaits méchants, ou qu'il les aura laissés au contrairese plonger dans le pécher, se moquer de lui jusqu'à la fin, pour les damner plussûrement, peu importe. Ce qui est certain, c'est que la volonté divine ne semanifeste certainement pas là, et qu'il ne nous reste, si nous la supposons, qu'à lalaisser à son entière incertitude. Le recours à Dieu n'explique donc rien ici. Etsurtout, la mort n'est pas dans ce cas le révélateur infaillible qu'on aimerait y voir.Mais il y a plus. La description de ces morts insiste sur la maîtrise des troisscélérats, car leur mort est parfaitement réglée et composée. Cela suggère unesimulation extrême, et le désir de tromper jusqu'à la fin. S'étant fait connaîtrecomme infâmes, espéraient-ils s'acquérir d'un coup une réputation d'honnêtesgens ? Leur réputation leur serait-elle subitement devenue infiniment précieusealors qu'ils la négligeaient jusque là ? Ou bien leur fond de croyance les incitait-ilà tenter par une parfaite momerie de tromper le prince du monde où ils pensaiententrer ? Dans ce cas, leur mort parfaitement composée donnerait un exemplesupplémentaire fort remarquable de l'hypocrisie à laquelle incite la religion. Enfin

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cet exemple entre finalement dans la série de ceux qui montrent que, loin d'avoirl'immense importance que l'on croit, la mort est souvent envisagée, et même pardes esprits bas, comme un événement relativement anodin.

Et cette constatation est davantage en accord avec la philosophie qu'avec lareligion, du moins dans sa forme chrétienne populaire, qui s'appuie fortement surla peur de la mort. Sa dramatisation, comme le moment de rencontrer son jugeultime, avec le risque de la damnation, va à l'encontre d'une attitude plus sereine,tandis que le raisonnement nous délivre de ces imaginations d'un au-delà effrayanten s'en tenant au côté que nous pouvons en connaître, celui de notre disparition dumonde. En effet, voici le raisonnement que nous pouvons faire à son sujet à partirde l'observation courante :

Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, aussi fera lamort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce qued'icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas ily a cent ans. La mort est origine d'une autre vie. Ainsi pleurasmes-nous : ainsi nouscousta-il d'entrer en cette-cy : ainsi nous despouillasmes-nous de nostre ancienvoile, en y entrant.

Du point de vue du sujet et de sa stricte expérience, notre naissance n'a pas lieudans un monde préexistant, mais le monde naît avec nous. Symétriquement, nousne mourrons pas en laissant le monde subsister après nous, mais il mourra avecnous. Nous ne regrettons pas un état qui aurait précédé notre naissance, et notremort mettra fin à la vie sans rien laisser, ce qui devrait nous consoler en nousincitant à voir qu'un supposé état succédant à la mort ne peut nous concernervraiment plus qu'un état ayant précédé notre naissance, déjà parce que ce supposéétat où nous n'étions pas, ni nous ni rien d'autre, où nous ne serons pas, ni nous nirien d'autre, est impensable. Après nous avoir suggéré que la mort ne laisse que lenéant, y compris de nous-même, Montaigne semble se raviser et vouloir atténuercette image pour en proposer une autre qui n'exclue pas une vie après la mort, sansabandonner pourtant la comparaison avec une vie supposée précéder la naissance.Poussant la comparaison dans l'hypothèse d'une certaine continuité de la vie, ilattire notre attention sur le fait que nous ne sommes pas entrés dans cette vie debon cœur, selon toute apparence, puisque les nouveaux-nés pleurent, alors quenous pleurons plutôt de la quitter. Dans ce cas, ce que nous refusons ne sera-t-ilpas ce que nous désirerons ensuite ? Mais, si notre vie se continue par-delà cetévénement qui est un, quoique se présentant comme naissance ou mort selon lepoint de vue d'où on le regarde, il faut bien admettre que quelque chose de nous adisparu ou est apparu à ce moment, qu'on pourra appeler notre voile. La pensée estnaturellement invitée à poursuivre. Si nous n'avons pas d'idée du néant quiprécède notre vie ou qui suit la mort, en avons-nous davantage de ce voile ou dece qui s'y voilait ? Non, nous ne savons rien de ce que nous aurions pu être avantde naître, et nous ne nous en soucions pas. Nous sommes tout aussi ignorants dece que nous pourrions être après la mort, et nous ne devrions pas nous en soucier.

Dans ses deux versions cette vision de la mort, plutôt inspirée d'Épicure,contredit celle des chrétiens. Dans la première, nous disparaissons avec le monde,et nous ne pouvons donc avoir d'autre vie. Dans la seconde, nous avons d'autresvies, indéfiniment semble-t-il, comme dans la conception de la transmigration des

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âmes, mais nous vivions de même avant notre naissance. Et le principe deconsolation est également contraire à celui du christianisme, en retirant sonimportance à la mort plutôt que d'en faire un moment décisif, en nous invitant àpenser la mort à partir de la vie plutôt que la vie à partir de la mort et de l'au-delà.La référence à Épicure deviendra d'ailleurs tout à fait explicite lorsque sera reprisplus loin à propos de la mort sa formule dans sa radicalité : « Elle ne vousconcerne ny mort ny vif : vif, parce que vous estes : mort, par ce que vous n'estesplus. » La vague possibilité d'une survie n'est même plus envisagée ici.

Pour poursuivre cette réflexion sur l'attitude à prendre face à la mort,Montaigne place, de façon tout à fait significative, son discours, non en la bouched'un dieu, d'un de ses prêtres ou prophètes, mais dans celle de la nature, marquantbien que c'est d'elle que la philosophie tire son enseignement sur l'art de mourir. Etil n'est pas étonnant qu'alors la mort trouve sa mesure dans la vie. C'est ainsi quela nature peut nous rappeler non seulement que la mort fait partie de sa loi, maisqu'elle peut nous montrer comment ne pas se plaindre d'avoir à s'y soumettre,nous disant par exemple : « Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous enestes repeu, allez vous en satisfaict », et en insistant par la négative : « Si vousn'en avez sçeu user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-il de l'avoir perdue,à quoy faire la voulez-vous encores ? » Si pour bien vivre, il faut savoir mourir,inversement, pour mourir satisfait, il faut savoir bien vivre, et cette perspective estdécisive. En effet, ici, ce n'est pas la vie qui doit être conduite en fonction de lamort, comme ne valant qu'en vue d'une autre vie, pour laquelle il faudraitéventuellement la sacrifier, mais au contraire, celui qui a profité de la vie commetelle, pour elle-même, qui s'en est repu, peut consentir à mourir satisfait. Quant àl'autre, celui par exemple qui, justement, n'a pas su vivre pour la vie présente, iln'a pas à réclamer non plus, bien qu'on sente qu'il ne puisse pourtant se résigner,puisqu'il faut le convaincre de cesser de la vouloir sans savoir en profiter. La vie adonc son sens entièrement en elle-même, et la mort même ne prend son sens qued'elle. Nul besoin de faire intervenir rien au-delà d'elle, au contraire.

Est-ce à dire que la vie soit bonne en soi, et qu'il suffise de vivre ? Le croirereviendrait à diviniser la vie, à admettre un bien qui ne soit pas relatif à notrepropre jugement. Et il faudrait soutenir inversement que la mort est mauvaise ensoi, mettant fin à un bien. En vérité, nous dit la nature, « La vie n'est de soy nybien ny mal : c'est la place du bien et du mal selon que vous la leur faictes. » Lebien et le mal dépendent de nous, de notre action, de notre jugement, et la nature,à laquelle la parole est attribuée fictivement, n'est pas un dieu, elle resteindifférente à nos catégories morales. La responsabilité de bien vivre est donc lanôtre, non seulement dans le sens qu'il nous revient de réaliser le bien, maiségalement dans le sens qu'il nous revient aussi de le définir, même si c'est « selonla nature ». Et cette responsabilité de faire notre vie est telle que, face à elle, ladurée de la vie, dépendante de la nature ou de la fortune, pour l'essentiel, comptepeu, car « l'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage : tel a vesculong temps, qui a peu vescu : attendez vous y pendant que vous y estes. » La viecertes est utile à notre action morale, dont elle est la condition, mais sa véritableutilité est dans l'usage que nous en faisons, usage qui est notre vie même, et c'estpourquoi la quantité de notre vie est d'abord notre fait. S'il faut être attentif à sa

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vie, en vivant, c'est également pour cette vie, et non pour une quelconquerécompense hors d'elle, comme le croient tant de fidèles.

Mais aussi, comme seul l'usage donne son prix à la vie, il est non seulementindifférent de mourir à celui qui ne sait pas vivre, mais il peut même être avisé depriver de la vie celui qui s'annonce incapable de bien vivre, comme le remarqueMontaigne en plaisantant au sujet du problème que pose l'éducation d'un enfantd'un caractère bas : « Je n'y trouve autre remede, sinon que de bonne heure songouverneur l'estrangle, s'il est sans tesmoins, ou qu'on le mette patissier dansquelque bonne ville ». Décidément, l'auteur des Essais se rit de tout, et il a sus'assurer que les tendres mères ne songent pas à lui envoyer leurs tendres fils àéduquer.

Maintenant, pourquoi, si la mort est si naturelle, si neutre moralement,acceptable en principe tant à celui qui vit bien qu'à celui qui vit mal, ne sommes-nous pas par nature sans crainte d'elle ? Il y a certes peut-être des raisons de lacraindre un peu par celui qui n'est pas encore repu, mais elles sont loin de rendrecompte de la terreur qu'elle nous inspire souvent. Ne faut-il pas trouver desraisons qui ne sont pas elles-mêmes purement naturelles, si le discours de lanature ne doit pas être simplement contredit et laisser place par exemple auxconsolations de la religion ? Si l'on en croit Montaigne, c'est bien l'inverse.

Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nousl'entournons, qui nous font plus de peur qu'elle : une toute nouvelle forme de vivre,les cris des meres, des femmes et des enfans, la visitation de personnes estonnées ettransies, l'assistance d'un nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour,des cierges allumez, nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs ; somme,tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voylà des-jà ensevelis et enterrez.Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez, aussiavons-nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : ostéqu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ousimple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste leloisir aux apprests de tel equipage.

En somme, la responsable de notre frayeur, c'est la cérémonie, la mise en scènede la mort selon une idée effrayante d'elle que la société, c'est-à-dire la religionconcrète, s'en fait et veut imposer. Médecins et prêtres se liguent pour lui donnercette figure et entraînent toute la maison pour terroriser le mourant et lesassistants. La religion nous demande de prendre le masque du dévot, et il faut luiobéir pour vivre en société, parce qu'elle fait partie de la loi, mais lorsqu'il s'agitproprement de nous, de nos sentiments, de notre vie propre et de notre mort (quin'en est qu'un aspect), il faut ôter les masques pour voir la réalité et y attribuernotre sens au lieu de celui qu'y forge la religion. On retrouve ici l'envers ducaractère conventionnel de la religion, dont l'endroit était le devoir d'obéissance.La religion est affaire de masque, et il faut donc à la fois savoir se masquer etsavoir démasquer les gens et les choses qu'elle déguise. Et derrière le masque, onne trouve pas Dieu, mais la nature.

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Pour savoir mourir, il faut savoir vivre. Or quel est cet art de vivre que nousdécouvre la philosophie, et comment se rapporte-t-il à la religion et aux dieux ?

En vérité, le grand défaut de notre esprit est justement de se tourner toujoursvers ces choses non existantes qui intéressent tant les religions. Nous avons vuque s'il faut penser à la mort, c'est en somme pour pouvoir y penser moins, c'est-à-dire pour parvenir à la concevoir de telle manière qu'elle ne nous fasse plus peuret que nous en perdions le souci. Cette malheureuse tendance de nos passions ànous rendre inquiets de chimères est générale, et ne concerne pas que la peur et lamort.

Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, ledesir, l'esperance nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobent le sentiment et laconsideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne seronsplus.

La grande opposition, c'est entre être chez soi et être au-delà. Chez nous, c'estici, maintenant, dans le monde, dans la vie concrète, en nous-mêmes, dans notrecorps et notre esprit. Au-delà, c'est ailleurs, dans l'avenir, hors du monde, hors desoi, dans les opinions des autres, voire après la vie. Le désir qui nous lance versl'avenir entraîne la crainte et l'espérance, qui nous font vivre hors de nous-mêmes,au lieu de nous laisser considérer et sentir le présent, seul réel et satisfaisant. Orn'est-ce pas la première de ces deux tendances qui intéresse principalement lareligion, et n'est-ce pas la première que Montaigne valorise ? Quand il s'amuse àtenter de les réconcilier directement, il plaisante évidemment, comme lorsqu'ilattribue à l'Écriture la recommandation de sa philosophie :

De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu'à nostre contentement, ettout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, commedict la Saincte Escriture.

L'image d'une moquerie de la raison, lorsqu'elle vise à autre chose que notrecontentement, et naturellement surtout quand elle travaille à produire le contraire,la douleur, la tristesse, la frustration, est intéressante, en posant comme ridicule latentative d'user du raisonnement pour nous persuader de vivre autrement qu'ànotre aise. Or comment la raison se moque-t-elle ? En faisant bien sûr passer pourdes raisons de fausses raisons.

Nous avons pourtant déjà vu que la raison semble recommander également lamodération. Ne doit-elle donc pas lutter contre le plaisir pour le limiter ? Et celui-ci n'est-il donc pas, sinon entièrement mauvais, du moins inférieur à d'autres biensqu'il faut lui préférer ? Revenons donc à cet essai sur la modération :

Il n'est en somme aucune si juste volupté, en laquelle l'excez et l'intemperance nenous soit reprochable. Mais, à parler en bon escient, est-ce pas un miserable animalque l'homme ? A peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouterun seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours[…]. La sagesse humaine faict bien sottement l'ingenieuse de s'exercer à rabattre lenombre et la douceur des voluptez qui nous appartiennent, comme elle faict

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favorablement et industrieusement d'employer ses artifices à nous peigner et farderles maux et en alleger le sentiment.

Ce passage est un moment de basculement de l'argument de l'essai. Toutevolupté doit être limitée, mais cela est malheureux. Ce malheur est-il inévitable ?Dans une certaine mesure, certainement. Car ce sont les hommes qui s'ingénient àlimiter le nombre de nos plaisirs, par faux raisonnement. Et la raison de cetteerreur de raisonnement nous est suggérée. Elle est d'un type habituel queMontaigne ne cesse de dénoncer sous ses diverses formes. Nous avons établi unerègle morale, selon laquelle toute volupté peut être excessive, par unegénéralisation abusive, qui ne tient pas compte de l'existence de purs plaisirs. Apartir de la constatation que les plaisirs sont généralement mélangés, et que leurrecherche exclusive aboutit à la souffrance, les hommes ont décrété qu'aucunplaisir ne devait être recherché sinon modérément, et que même, tous les plaisirstrop vifs de nature, étant purs et entiers, devaient être évités. Or la sagesse devraitaugmenter nos voluptés, et ne les régler que pour éviter les maux qui leur sontliés, non pour les réduire. C'est d'ailleurs ainsi qu'elle procède généralement avecles maux, qu'elle n'hésite pas même à déguiser pour les rendre plus supportables.Autrement dit, selon la vraie sagesse il n'y a pas d'excès de la volupté comme tel,puisque celle-ci est son but. Et on aurait tort d'opposer une vertu austère, valantpar son austérité, à une vie de plaisirs, car « en la vertu mesme, le dernier but denostre visée, c'est la volupté. »

Et si l'on réplique que la vertu est difficile, qu'elle implique un dur exercice et lacapacité d'en supporter la peine, il faut répondre que les choses sont pluscompliquées, justement à cause du mélange habituel des plaisirs et des peines,qu'il faut démêler. En effet :

L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances etavenues, jusques à la premiere entrée et extreme barriere. Or des principauxbienfaicts de la vertu est le mespris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'unemolle tranquillité, nous en donne le goust pur et amiable, sans qui toute autrevolupté est esteinte.

Le rythme en deux temps supposé nécessaire dans la recherche du bonheur etdu plaisir — d'abord la peine et le travail, et ensuite, en fin, la jouissance de sesfruits — n'est tel que si l'on ne tient pas compte du fait que la fin de l'effort n'yreste pas étrangère jusqu'à la fin, mais qu'elle le transforme et lui donne déjà soncaractère dès le début. Et Montaigne s'amuse à en inverser la nature, puisque, parle mépris de la mort (de ce qui met fin à la vie et nous prive de nos fins nonencore atteintes, faisant du travail une peine inutile pour celui qui ne jouit pas déjàde sa fin), la vertu perd son caractère aride et austère, pour se faire molletranquillité. C'est bien sûr une vision contestée du sage, mais ce qui reste l'objet dela critique, c'est l'idée de la vie comme épreuve pénible, dont la récompense estau-delà de la mort.

Lorsqu'il s'agit de l'institution des enfants, Montaigne affirme fortement cettefigure joyeuse de la philosophie :

On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné,sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux ? Il

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n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre. Ellene presche que feste et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n'estpas là son giste.

Cette philosophie, gaie, gaillarde, enjouée, folâtre même, qui en effet l'amasquée pour la faire paraître pâle et hideuse ? Qui sont ceux qui s'opposent à cequ'on ne prêche que fête et bon temps ? Qui sont ceux qui la défigurent enmontrant eux-mêmes une mine triste ? Les pédants bien sûr, et les prêtres de lasouffrance et de la mort. A eux, il faut opposer un philosophe païen :

C'est ce que dict Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus : Ny le plusjeune refuie à philosopher, ny le plus vieil s'y lasse. Qui faict autrement, il sembledire ou qu'il n'est pas encores saison d'heureusement vivre, ou qu'il n'en est plussaison.

C'est encore Épicure qui enseigne la véritable sagesse, dont toute la visée, toutela pratique, est de vivre heureux, ici et maintenant. Voilà un conseiller qui n'estsûrement pas l'ami des prêtres ! Sa philosophie ne se fonde pas sur l'interprétationdes signes que nous enverraient les dieux, mais sur l'examen raisonné de la nature,dont nous faisons partie. Nous cherchons le plaisir par nature, la nature nous adonc donné ce désir, qui fait simplement partie de nous et qu'il serait absurde decondamner comme tel. Nous avons la capacité de raisonner, et le raisonnementnous sert pour réaliser efficacement nos désirs, pour les régler, selon leur finnaturelle, comme cela se voit par la raison elle-même. La sagesse est donc larecherche rationnelle du bonheur.

N'est-ce pas dans ce sens que Montaigne écrit par exemple :

L'intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employeronsnous à nostre ruine, combatans le dessein de nature, et l'universel ordre des choses,qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité ?

Ce n'est pas le dessein des dieux qu'il consulte, mais celui de la nature, et celle-civise notre commodité. Quant à l'intelligence, qui nous révèle le dessein de lanature, elle est à son tour l'un de nos instruments naturels, et donc une facultésubordonnée à cette fin. Les autres usages que nous pouvons en faire la tournentcontre la nature, c'est-à-dire contre notre propre nature, et nous ruinent. Mais notrenature n'est certes pas parfaite, et notre esprit comporte également des défauts quinous poussent à ces mauvais usages, même s'ils sont corrigibles par laphilosophie. C'est ce qu'on constate en comparant les hommes aux animaux, dontl'esprit est plus fruste :

Ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Lesbestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments, libres etnaïfs, et par consequent uns, à peu pres en chaque espece, comme nous voions parla semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions pas en nozmembres la jurisdiction qui leur appartient en cela, il est à croire que nous enserions mieux, et que nature leur a donné un juste et moderé temperament envers lavolupté et envers la douleur.

Cet avantage dont nous nous vantons, d'avoir plus d'esprit que les animaux, est cequi nous déséquilibre aussi. Les animaux ne sont pas dépourvus d'esprit, mais le

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leur est mieux soumis à leur constitution, alors que le nôtre pense pouvoir enquelque sorte pousser sa pointe hors du corps et se libérer de notre nature. A cetégard, les animaux peuvent nous servir de modèles, et c'est peut-être l'un desmeilleurs usages de cette pointe d'esprit supplémentaire que nous avons, que de laplier à cette observation. Ainsi, si dans certaines religions l'homme se plaît à secroire, par son esprit, le favori des dieux, à l'exclusion des autres animaux, il n'estpas évidemment celui de la nature, surtout quand son esprit le pousse à croirepouvoir s'en libérer. Il faut rééquilibrer nos conceptions des rapports de l'esprit etdu corps, au désavantage du privilège que certaines conceptions religieusesaccordaient à celui-ci.

On sait que l'essai sur l'inégalité commence par une remarque de Plutarque,selon laquelle les hommes diffèrent plus entre eux encore que les bêtes. Jugée tropmodérée, elle est corrigée dans la formule suivante : « il y a plus de distance de telà tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste ». Voilà une façon claire denaturaliser l'homme et de le replacer parmi les animaux. Mais en même temps,comme c'est par l'esprit d'abord que les hommes diffèrent entre eux, l'importanceaccordée à celui-ci est immense également. La faiblesse des qualités de l'espritpeut rendre l'homme très proche de bien des animaux. Et l'on sait que les gens trèssimples peuvent parfois servir de modèles de vie naturelle, comme les animaux,parce que leur proximité est très étroite. Ceux qui possèdent un peu plus d'esprit,quoiqu'à un état encore très imparfait, nous savons qu'ils manquent de sagessepour en bien user, mais croient pouvoir s'élever bien au-dessus des animaux, etempirent au contraire leur condition. Quant aux plus sages, leur raison leur donneeffectivement une très grande supériorité à la fois sur les autres hommes et sur lesanimaux. Mais ils ne s'élancent pas hors du corps, comme tentent de le faire les« métis », ils assument au contraire leur nature entière et la règlent selon elle. Cesont donc les différences spécifiques des constitutions corporelles quidifférencient les animaux et les rendent inégaux entre eux, alors que c'est lasagesse et ses degrés, c'est-à-dire les aptitudes à la sagesse d'abord, qui formentles degrés de la hiérarchie réelle des hommes. C'est dire que tous ne sont pasappelés au même salut, et que seuls en sont capables les plus intelligents, les plusvertueux. Telle est la loi de la nature, bien différente de celles de la religionchrétienne.

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Si les hommes sont si inégaux entre eux, et surtout dans leur aptitude à lasagesse, on comprend que les enseignements de cette dernière ne soient pasdestinés à tous. Voici donc une raison supplémentaire pourquoi, mêmeindépendamment de toute censure, la philosophie ne peut se communiquer demanière vraiment utile qu'à une minorité, celle des parents et des amis des sages.Cela signifie aussi que le philosophe ne peut espérer partager réellement sa vieavec sa société. Il a besoin d'une retraite pour se retrouver seul, ou presque.

De ce jugement d'une très grande distance entre les plus grands et les plusmédiocres des hommes, on trouve nombre d'expressions dans les Essais, mais sesconséquences les plus nettes paraissent peut-être dans le chapitre sur Héraclite et

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Démocrite. Tous deux observaient la misérable condition de l'humanité, mais l'uns'en affligeait et l'autre s'en moquait. Or Montaigne préfère l'attitude de ce dernier.

Il me semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostremerite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation de lachose qu'on plaint ; les choses dequoy on se moque, on les estime sans pris. Je nepense point qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ny tant demalice comme de sotise : nous ne sommes pas si pleins de mal comme d'inanité ;nous ne sommes pas si miserables comme nous sommes viles.

Mauvais et misérables, nous méritons bien la pitié. Et les chrétiens semontreraient sans doute assez d'accord avec Héraclite sur ce point, la charité serapprochant de cette pitié. Mais nous sommes pires encore, vains et vils, des êtresqui ne valent rien et qui cherchent à se faire valoir, demeurant vains et vaniteux.Cela fait rire, parce que rien n'appelle en eux la reconnaissance d'une valeur et lasympathie pour leurs défauts. A première vue, ce n'est pas d'une seule catégoried'hommes qu'il s'agit, mais de notre condition commune. Mais se moque-t-on sansprendre un point de vue supérieur ? Par cette conscience de la vanité habituelle dela condition humaine, dont les plus fous sont dépourvus, Démocrite et les plussages valent au moins infiniment mieux que ceux dont ils rient. Nous connaissonsdéjà cette tactique de Montaigne, qui par une sorte de politesse, assez moqueused'ailleurs, feint de se placer au rang de ceux qu'il critique, laissant aux quelquesrares amis le soin de saisir l'altitude d'où la scène est décrite, surtout s'ils sesouviennent que les différences entre les hommes sont très grandes. Un Socrate,un Alexandre, un César, un Caton, qui ne voit qu'ils sont infiniment au-dessus dela condition commune, même en des civilisations où les grands hommes étaientplus communs que dans la chrétienté ? D'autre part, une fierté non vaines'accommode moins de la pitié que du mépris, l'une nous laissant au niveau du peuque nous valons, l'autre nous rappelant l'exigence de noblesse que nous avonséventuellement et qui constitue notre meilleure part, notre cœur, comme ditMontaigne ailleurs. Peut-on rejeter plus vivement la pitié d'un imaginaire dieu decharité ?

Or ces hommes vils qui forment notre société habituelle, il nous faut bien vivreavec eux, feindre de partager leurs superstitions, leur religion, nous adapter dansnos comportements visibles à leurs mœurs, même en conservant en notre cœurnotre liberté. Ce domaine caché suffit-il au sage ? Peut-il jouer toujours le doublejeu consistant à agir d'une manière et à penser de l'autre, à prendre les attitudesvulgaires et à garder la pensée et les sentiments nobles, purs de toute participationintime à ce rôle imposé par la société ? A la limite, l'idéal du sage, tel que lepeignent les stoïciens notamment, nous le présente justement capable de cetteprouesse, capable de jouer le rôle le plus vil sans en être du tout affectéintérieurement. Et ne peut-on penser que quelques héros, tels que Socrate ouCaton, ne se soient approchés de très près de cette perfection, quoiqu'ils aientpréféré la mort au déshonneur ? Mais, pour y réussir tout à fait, ne faudrait-il pasque l'esprit et le corps soient entièrement distincts, ce que nie Montaigne ?

Sinon, il faut admettre que la solitude réelle est préférable et presqueindispensable, comme l'explique l'essai qui lui est consacré, parce qu'on ne peutpas absolument séparer le rôle de l'acteur.

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La contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou leshaïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, par ce qu'ils sontbeaucoup ; et d'en hair beaucoup, parce qu'ils sont dissemblables.

En somme, la contagion pourrait être vue comme s'effectuant en deux temps.L'attitude des autres affecte la nôtre en tant que nous jouons le rôle qu'ils nousdictent et imitons leur attitude. Et notre rôle nous affecte intérieurement, dans lamesure où nous ne pouvons nous séparer entièrement de nous-mêmes. Or la foule,ce sont les vicieux, parce qu'ils en composent la large majorité, et parce que leurvice, leur défaut, est justement ce par quoi ils diffèrent de nous. Il y a deuxstratégies à leur égard : ou bien l'imitation, l'adaptation, de manière à s'en faireaccepter, l'adoption de leurs mœurs, et donc, au moins extérieurement, de leursvices, au risque de leur ressembler et de s'avilir ; ou bien la haine, la guerre, quinous préserve de la contagion, puisque nous refusons de jouer leur rôle, mais aurisque de succomber très vite sous le poids de leur nombre. La société laisse doncau philosophe le choix entre deux façons de disparaître. La troisième solution, larecherche de solitude concrète ou d'une retraite au moins relative de la vie sociale,semble donc s'imposer.

Cette retraite n'est cependant pas facile, parce que nous désirons la société,même si c'est celle de nos semblables plutôt que de nos dissemblables. Or lepenseur, dans sa solitude, ne rêve-t-il pas de se faire reconnaître d'une humanitécapable de l'apprécier et de le comprendre, et ne restera-t-il pas soucieux de sagloire ? Mais si la gloire consiste à se faire reconnaître du plus grand nombre, cen'est toujours pas s'isoler que de la rechercher depuis sa retraite, puisqu'elleimplique encore le souci de plaire, et donc d'imiter, qu'il s'agissait d'abandonner.

Qu'en est-il de cette autre société, celle de Dieu, et du désir de se faire accepterdans son paradis pour obtenir après la mort le bonheur auquel il a fallu renoncer ?Nous connaissons déjà la critique de tout souci d'un bonheur au-delà du présent etde nous-mêmes dans notre condition actuelle. Pourtant, ce qui n'est pas désirableen soi, ne l'est-il pas dans notre situation, où un certain compromis estindispensable ? Montaigne semble en tout cas préférer à la recherche de la gloirecelle du salut après la mort.

L'imagination de ceux qui, par devotion, recherchent la solitude, remplissant leurcourage de la certitude des promesses divines en l'autre vie, est bien plus sainementassortie. Ils se proposent Dieu, object infini et en bonté et en puissance : l'ame adequoy y ressasier ses desirs en toute liberté. Les afflictions, les douleurs leurviennent à profit, employées à l'acquest d'une santé et resjouyssance eternelle : lamort, à souhait, passage à un si parfait estat. L'aspreté de leurs regles estincontinent applanie par l'accoustumance ; et les appetits charnels, rebutez etendormis par leur refus, car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cetteseule fin d'une autre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nousabandonnons les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut embraserson ame de l'ardeur de cette vive foy et esperance, reellement et constamment, il sebastit en la solitude une vie voluptueuse et delicate au delà de toute autre forme devie.

On aurait tort cependant de voir dans ce passage une acceptation de la foireligieuse au salut dans l'au-delà. Tout le bonheur que les dévots retirent de leur

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dévotion est imaginaire, et ce sont les plaisirs de l'illusion qui les contentent. Nousavons déjà vu qu'il était préférable d'utiliser notre imagination et même leraisonnement pour lutter contre la douleur que pour réduire nos plaisirs. Ici,l'illusion semble acquérir un tel pouvoir qu'elle rende indifférent aux plaisirs réelset puisse compenser leur perte. Cette efficacité ne lui retire pas pourtant soncaractère illusoire, mais, concrètement, elle dépend au contraire du fait quel'illusion soit maintenue. Pour jouir de ce bonheur de rêve, il faut pouvoircontinuer à rêver sans jamais se réveiller. Sinon, c'est le désespoir de ladésillusion. C'est pourquoi ce bonheur est réservé à ceux qui sont capables decontinuer réellement et constamment à croire que le rêve est la vérité et à espérerque tout se réalisera plus pleinement après la mort. Alors, il faut avouer que detels esprits se forgent une sorte de nouvelle vie au-delà de la vie concrète, et qu'ilsen jouissent maintenant, au point qu'on peut penser qu'ils ont trouvé le vrai moyend'accroître les voluptés et de les raffiner. Cependant, il est évident que Montaignese moque. Non seulement une telle capacité de s'illusionner est contraire à laphilosophie, mais elle n'est constante chez personne, sinon peut-être quelquesfous. Sans qu'il ait besoin d'y insister, sa manière de présenter cette fantaisiemontre bien sa fragilité, et il n'est pas nécessaire de nous rappeler explicitementque faute de parvenir à se tenir constamment dans leur fiction ces rêveurs sontsouvent pris de doutes et d'angoisses torturantes. Surtout, à aucun momentMontaigne n'envisage ici la question de savoir si leur imagination ne pourrait pasêtre vraie, et si leurs malheurs actuels ne pourraient pas être compensés par unefélicité éternelle dans une vie future. Cette question paraît déjà réglée, puisquetout ce bâtiment ne tient que par l'imagination, et il s'agit seulement de savoir sinous pourrions avoir avantage, dans notre vie actuelle, à entrer dans une tellerêverie et à y fuir entièrement les inconvénients de la société et de la vie réelles.C'est uniquement le bonheur tiré à présent d'une telle foi ou illusion qui comptepour qui ne place son bonheur qu'ici et maintenant.

Ce n'est pas Dieu qui pourrait rendre heureux le dévot, mais uniquement le rêvede Dieu. De manière plus large, c'est le bonheur tiré de la fiction, de la poésie, quiest évalué ici. Plus loin, la question reviendra en partie à propos des livres. Et dansles deux cas la réponse est nuancée et plutôt négative. Quelles que soient lesdélices de la fiction, et même si elles peuvent croître pour ceux qui s'y laissententièrement prendre, le gain n'est que provisoire et ne compense pas la perte de larecherche des jouissances plus réelles.

Or, contrairement à l'imagination, la raison nous reconduit à la réalité et nous yconduit, et c'est donc pour la pratiquer justement qu'il est utile et peut-êtrenécessaire de rechercher la solitude.

Celuy qui se retire, ennuié et dégousté de la vie commune, doit former cette-cy auxregles de la raison, l'ordonner et renger par premeditation et discours. Il doit avoirprins congé de toute espece de travail, quelque visage qu'il porte ; et fuïr en generalles passions qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame, et choisir la routequi est plus selon son humeur, ...

Ni perte dans la rêverie, ou la dévotion, ni travail, ni soucis qui affectent latranquillité, voilà ce qu'on peut espérer trouver dans la solitude et que la société

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n'autorise guère. Cette vie du sage libéré autant que possible des obligationssociales, Montaigne se plaît à l'envisager dans le détail.

Au menage, à l'estude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner jusques auxderniers limites du plaisir, et garder de s'engager plus avant, où la peine commenceà se mesler parmy. Il faut reserver d'embesoignement et d'occupation autantseulement qu'il en est besoing pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir desincommoditez que tire apres soy l'autre extremité d'une lache oysiveté et assopie. Ily a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse : il lesfaut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n'ayme, pour moy, que deslivres ou plaisans et faciles, qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent etconseillent à regler ma vie et ma mort.

Cette vie qui est le produit non seulement du raisonnement, mais de l'action,parfaitement réglée pour produire le plus de plaisir, requiert toute l'attention dusage, autant qu'il est en lui, et ne laisse guère de place aux spéculations surl'inconnaissable, si ce n'est par pur jeu et pour le seul amour du jeu. La vie du sagese retourne entièrement sur elle-même.

Évidemment, ce n'est pas ainsi qu'on se la représente, mais comme sientièrement retirée dans la forteresse de l'esprit que la vie extérieure, celle ducorps, en devient indifférente, la solitude devenant tout intérieure et absolue. Cettesorte d'au-delà qui prend la forme d'un au-delà du corps dans le corps même, etqui peut sembler préfigurer la possibilité d'une vie au-delà de la vie, Montaignen'y croit pas, et il s'en moque dans son style, en feignant encore une faiblesse toutepersonnelle qui l'empêcherait de s'y élever, mais dont nous savons qu'elle estdavantage la force d'assumer franchement la réalité.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'ame forte etvigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que j'ayde à me soutenir par lescommoditez corporelles.

Si nous avons bien un esprit, et plus que d'autres animaux, si cet esprit est notremeilleure part, celui-ci n'est rien d'indépendant du corps, et il ne peut rien sanscelui-ci. Il est si certain que nos vrais plaisirs se rattachent à lui et dépendent delui qu'il faut les cultiver assidûment jusqu'à la fin de la vie, comme quelqu'un quin'en espère pas d'autres auxquels il pourrait les sacrifier. Le ton de cetteexhortation ne trompe pas : « Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l'usagedes plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poingts, les uns apres lesautres. » A l'approche de la mort, ce n'est pas au-delà que le sage regarde, maisvers cette vie, luttant pour lui arracher tous les plaisirs qu'elle peut encore donner.

Et le sage craint si peu la mort, se soucie si peu de ce qui pourrait y succéder,qu'il en fait encore un ultime moyen de la vie. Car il peut arriver aussi que celle-cin'ait plus de plaisirs à nous donner, mais seulement des souffrances. Alors lephilosophe ne se tourne pas vers le ciel pour prier, pour appeler à l'aide, à la pitié,pour interpréter son comportement passé et s'en repentir comme si la souffrancedevait signifier une punition pour ses péchés. Non, cette vie qui est l'espace desbiens et des maux, et qui ne vaut que par les plaisirs qu'elle permet, il la traitealors comme un instrument devenu inutile, et dont on se débarrasse, sans autreétat d'âme. La mort devient le moyen d'éliminer définitivement la souffrance avec

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la vie, sa condition. Et par le suicide, il ne cherche pas à rejoindre une autre vie,au-delà, mais il est encore tourné vers celle-ci à laquelle il doit mettre fin, n'ayantplus rien à en tirer que des maux. La possibilité du suicide, comme ultime moyende se garantir des maux, assure la tranquillité du vivant face à toutes les menacesdu monde. Car « s'il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre ennecessité, il n'est aucune necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. »

On voit combien cette vie du philosophe est opposée à celle du monde, etsuppose un renversement radical des opinions communes. Le même penseur quin'aime pas les nouvelletés en politique, lorsqu'il s'agit de modifier les mœurs de lafoule, attachée à la coutume plus qu'à la raison, et peu susceptible de s'améliorerpar celle-ci, se propose de se retirer autant que possible de cette société (vicieuseaussi notamment par son incapacité de s'émanciper de la coutume, car « c'est uncommun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d'avoir leurvisée et leur arrest sur le train auquel ils sont nais ») pour s'inventer une vie toutenouvelle par rapport à celle-là. Et dans le même temps qu'il demande de laisser lasociété suivre ses coutumes, bonnes ou mauvaises, mais au moins bonnes pourelle comme coutumières, il invite ses rares amis aux nouveautés les plusaudacieuses. Loin que la philosophie ne demande de se fier à la coutume, elleexige de briser toujours son carcan. Ce n'est pas un homme soucieux en ce qui leconcerne lui-même de se fier à la coutume et à la religion coutumière de son paysqui s'exclame « Ou que je vueille donner, il me faut forcer quelque barriere de lacoustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos avenues. »

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Y a-t-il place pour des dieux dans la vie et les conceptions de Montaigne, sinonen tant que fictions des religions populaires ? S'il s'agit du Dieu de Spinoza, quiest identique à la nature, n'écoute aucune prière, ne nous promet aucune vie aprèsla mort, ne se soucie pas de nous ni de rien, et nous laisse vivre à notre guise,selon notre raison si nous le pouvons, alors on ne voit pas ce que Montaigne auraità objecter à une telle idée. S'il s'agit des dieux d'Épicure, jouissant d'une vietranquille dans les intermondes, sans s'occuper de nous ni nous concerner en rien,alors, il n'y a aucune raison de croire en leur existence plus qu'à toute autre fictionpoétique, mais ils ne nuisent à personne. Si c'est le Dieu horloger d'un Voltaire,artisan de notre monde, mais devenu étranger à lui, alors c'est une hypothèsegratuite, mais assez inoffensive aussi. Si ce sont les dieux des cannibales, soutiensde l'ordre moral naturel, alors ils sont illusoires sans doute, mais servent à la viede ceux qui croient à leur existence. S'il s'agit du Dieu des chrétiens et d'autresreligions analogues, d'une sorte de personne fantastique, infinie, toute puissante,faisant profession de se préoccuper des hommes, ses créatures, ses enfants, pourles châtier et les récompenser, écoutant leurs prières, répondant arbitrairement auxunes plutôt qu'aux autres, et ainsi de suite, alors c'est une fiction absurde etnuisible par le cortège de superstitions qui se rattachent à cette croyance. On peuttenter de la purifier, mais au risque de provoquer inutilement des guerres sansl'avoir pour autant amendée. On peut tout au plus en retenir une interprétationfavorable, rapprochant par exemple ce dieu unique des dieux des cannibales, pour

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se justifier socialement de ne pas adopter les superstitions les plus grossières.Mais la philosophie demande de renverser pour soi, dans son for intérieur, danstous les aspects de sa vie privée qui l'autorisent, la religion contraire à la vie sagequi nous est imposée en son nom. Un penseur défendant de telles opinions, n'est-ce pas ce que nous appelons un athée ?

Trouvera-t-on cette conclusion osée ? Du moins il n'est pas contre l'esprit deMontaigne de le lire ainsi, lui qui nous incite à nous ingénier à faire parler sesessais là même où ils semblent silencieux, comme par cette remarque : « Combieny ay-je espandu d'histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra esplucher unpeu ingenieusement, en produira infinis Essais. » Et ingénieusement, c'est aussiaudacieusement, si on l'en croit, car, avertit-il, « elles portent souvent, hors demon propos, la semence d'une matiere plus riche et plus hardie, et sonnent àgauche un ton plus delicat, et pour moy qui n'en veux exprimer d'avantage, et pourceux qui rencontreront mon air. »

Bruxelles, juin 2012

[Sur le site : http://gboss.ca/]

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