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BIBEBOOK MONTESQUIEU ÉLOGE DE M. DE MONTESQUIEU PAR M. DE MAUPERTUIS

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    MONTESQUIEU

    LOGE DE M. DEMONTESQUIEU PAR M.

    DE MAUPERTUIS

  • MONTESQUIEU

    LOGE DE M. DEMONTESQUIEU PAR M.

    DE MAUPERTUIS1755

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1121-8

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  • LOGE DE M. DEMONTESQUIEU PAR M. DE

    MAUPERTUIS

    C lusage de faire dans cette acadmie lloge des aca-dmiciens trangers que nous perdons: ce serait en quelque sorteusurper sur les droits des nations auxquelles ils ont appartenu.Mais il est des hommes si fort au-dessus des hommes de chaque nation,quaucune na plus de droit que les autres de se les approprier, et quilssemblent navoir t donns qu lunivers.

    Nous rclamerons donc ici un bien commun, dont une partie nous ap-partient: si quelque chose pouvait nous empcher dentreprendre llogede M. de Montesquieu, ce ne serait que la grandeur du sujet et le sen-timent de notre insusance. Toutes les acadmies qui ont eu lhonneurde le possder ne manqueront pas de rendre le mme hommage sa m-moire, et sen acquitteront mieux que nous; mais nous avons cru quonne saurait trop parler, ni parler dans trop de lieux, dun homme qui a tant

    1. Cet loge a t lu dans lAssemble publique de lAcadmie royale des sciences deBerlin, le 5 juin 1755.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    fait dhonneur la science et lhumanit; quon ne saurait trop pr-senter limage de M. de Montesquieu, dans un sicle surtout o tant degens de lettres paraissent si indirents sur les murs: o ils ont voulupersuader, et nont peut-tre que trop persuad, que les qualits de les-prit et celles du cur devaient tre spares, si mme elles ntaient pasincompatibles. Quils se retracent M. de Montesquieu: quand ils verronttant de vertus runies dans lhomme dont lesprit fut le plus juste et leplus sublime; quand ils verront les murs les plus pures jointes aux plusgrandes lumires, ils penseront peut-tre que les vices ne sont que la suitede limperfection de lesprit.

    Charles de Secondat, baron de la Brde et de Montesquieu, naquitdans le chteau de la Brde, trois lieues de Bordeaux, le 18 janvier 1689,dune ancienne famille noble de Guyenne. Son troisime aeul, Jean deSecondat, sieur de Roques, avait t matre dhtel de Henri I, roi deNavarre. Jeanne, lle de ce roi, reine de Navarre et pouse dAntoine deBourbon, par un acte du 2 octobre 1561, fait prsent Jean de Secondat,pour rcompense de ses services, dune somme de dix mille livres, pouracheter la terre de Montesquieu.

    Jacob de Secondat, ls de Jean, fut gentilhomme ordinaire de lachambre de Henri II, roi de Navarre, qui fut Henri IV, roi de France. Ceprince rigea en baronnie la seigneurie de Montesquieu, voulant, dit-il,reconnatre les bons, dles et signals services qui nous ont t faits parlui et par les siens.

    Jean-Gaston de Secondat, second ls de Jacob, fut prsident mortierau parlement de Guyenne.

    Son ls, Jean-Baptiste, un des plus beaux gnies de son temps, et undes plus grands magistrats, possda cette charge aprs lui. Il perdit un lsunique, et laissa ses biens et sa charge son neveu Charles de Secondat,auteur de lEsprit des lois. Passons rapidement sur toutes ces anecdotes,

    2. De Thou, dans ses Mmoires, liv. II, raconte qu Agen, en 1581, il fut reu splendi-dement par de Roques Secondat. Ce gentilhomme, dit-il, avait pous la tante de JosephScaliger, du ct de sa mre; il en avait eu plusieurs enfants, dont la plupart se mirent au ser-vice, entre autres Paul de Secondat, qui fut tu au sige dOstende. Il avait avec lui le frrean de Joseph Scaliger, nomm Sylvius, pour qui Jules, leur pre, avait crit sa Potique,etc.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    dont la mmoire de M. de Montesquieu a si peu de besoin, et venons lui.Le pre de Charles, qui, aprs avoir servi avec distinction, avait quitt

    le service, se donna tout entier lducation de son ls.Ce ls, qui est M. de Montesquieu, ds sa plus tendre jeunesse, avait

    fait une tude immense du droit civil, et ses talents, perant de tous cts,avaient produit un ouvrage dans lequel il entreprenait de prouver quelidoltrie de la plupart des paens ne mritait pas un chtiment ternel.M. de Montesquieu, auteur, avant le temps, dun ouvrage rempli desprit,eut encore, avant le temps, la prudence de ne point le laisser paratre.

    Il fut reu conseiller au parlement le 24 fvrier 1714, et prsident mortier le 13 juillet 1710. Se trouvant Paris en 1722, il fut charg de pr-senter les remontrances que le parlement de Bordeaux faisait loccasiondun nouvel impt sur les vins. M. de Montesquieu se t couter favo-rablement; mais aprs son dpart limpt supprim reparut bientt sousune autre forme.

    En 1725 il t louverture du parlement par un discours dont llo-quence et la profondeur rent voir de quoi il tait capable dans ce genre.Mais une autre compagnie lattirait elle; une acadmie nouvellementfonde Bordeaux navait eu garde de laisser chapper M. de Montes-quieu. Il y tait entr ds 1716, et avait rform cette compagnie ds sanaissance, en lui marquant des occupations plus dignes que celles que sontablissement lui avait destines.

    Tout grand quest lexercice de la magistrature dont M. de Montes-quieu tait revtu, il sy trouvait resserr: il fallait une plus grande libert son gnie. Il vendit sa charge en 1726, et lon ne pourrait le justier surce quil faisait perdre par l, si, en quittant une place o il interprtait etfaisait observer les lois, il ne se ft mis en tat de perfectionner les loismmes.

    En 1728 M. de Montesquieu se prsenta pour la place de lAcadmiefranaise, vacante par la mort de M. de Sacy. Ses Leres persanes, qui

    3. Ctait un impt de 40 sols sur la sortie de chaque tonneau de vin.4. Ctait un impt de 3 sols pour livre sur toutes les marchandises, en sus des droits

    ordinaires dentre et de sortie. Cet impt existe encore prsent, disait, en 1755, M. lechevalier de Solignac, dans son loge de Montesquieu.

    5. Dune socit littraire, il avait fait une acadmie des sciences.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    avaient paru ds 1721 avec le plus grand succs, taient un assez bontitre; mais la circonspection avec laquelle saccordent les places dans cettecompagnie, et quelques traits trop hardis de cet ouvrage, rendaient le titredouteux. M. le cardinal de Fleury, eray de ce quon lui en avait rapport,crivit lAcadmie que le roi ne voulait pas quon y admit lauteur desLeres persanes. Il fallait renoncer la place ou dsavouer le livre. M. deMontesquieu dclara quil ne sen tait jamais dit lauteur, mais quil nele dsavouerait jamais. Et M. le marchal dEstres stant charg de fairevaloir cette espce de satisfaction, M. le cardinal de Fleury lut les Lerespersanes, les trouva plus agrables que dangereuses, et M. deMontesquieufut reu.

    Quelques mois aprs M. de Montesquieu commena ses voyages etpartit avec milord Waldgrave, son ami intime, envoy dAngleterre lacour de Vienne. Il y t assidment sa cour au prince Eugne; lun jouissaitde la vue du plus grand guerrier du sicle, lautre de la conversation delhomme du sicle le plus spirituel et le plus aimable.

    De Vienne il parcourut la Hongrie, partie de lEurope qui a si peu tentla curiosit des voyageurs, et qui par l nen mrite que plus lattentiondun voyageur philosophe. M. de Montesquieu crivit un journal exact decette partie de ses voyages.

    Il rentra dans le monde par Venise, o il trouva le comte de Bonneval,cet homme si clbre par ses aventures, par ses projets et par ses mal-heurs; spectacle digne dun tel observateur.

    Prenant sa route par Turin, il arriva Rome o il vit, avec les yeux dunhomme de got, que la nature na accords que rarement aux philosophes,les merveilles de lantiquit et celles qui y ont t ajoutes par les Michel-Ange, les Raphal, les Titien.Mais plus curieux de voir les grands hommesque les prodiges de lart, il se lia troitement avec le cardinal de Polignac,alors ambassadeur de France, et avec le cardinal Corsini, depuis pape

    6. Le 24 janvier 1728. (Maup.)7. Ce journal na pas t publi.8. Il fut toujours ami deM. le cardinal de Polignac, et rendit justice ses talents avec cette

    critique dlicate qui ne blesse point, parce que lestime y domine. Voici ce quil mcrivait:LAnti-Lucrce du cardinal de Polignac parait, et il a eu un grand succs. Cest un

    enfant qui ressemble a son pre; il dcrit agrablement et avec grce, mais il dcrit tout et

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    sous le nom de Clment XII.M. de Montesquieu revenant par la Suisse suivit le cours du Rhin,

    et aprs stre arrt quelque temps en Hollande, passa en Angleterre.Ctait l proprement le terme de ses voyages; ctait l quil devait trou-ver tant de grands hommes, la tte desquels nous mettrons cette reine, digne de la conversation de Newton et de Locke, et qui ne trouva pasmoins de plaisir dans celle deM. deMontesquieu. Ce fut l quenmditantsur les ressorts de ce gouvernement qui runit la fois tant davantagesqui paraissent incompatibles, M. de Montesquieu trouva ce qui pouvaitlui manquer de matriaux pour les grands ouvrages que contenait sonesprit.

    Ds quil fut de retour en France, il se retira la Brde pour jouir dufruit de ses travaux, et bien plus encore des richesses de son propre fonds.L, pendant deux ans, ne voyant que des livres et des arbres, plus lui-mme, et par consquent plus capable de tout, il crivit ses Considrationssur les causes de la grandeur des Romains et de leur dcadence, qui parurenten 1733. Il avait eu dessein dy joindre un livre sur le gouvernementdAngleterre qui tait fait alors; quelques rexions len dtournrent,et ce livre, excellent partout, a trouv cependant une place encore plusconvenable dans lEsprit des lois.

    Le succs du livre sur les Romains ne pouvait manquer dencouragerencore un homme rempli de tant de grandes choses. M. de Montesquieune voyait plus quun ouvrage faire; mais quelque tendue queussentses lumires et ses vues, elles lui semblaient sy perdre: il ne se croyaitpoint capable de lexcuter: ses amis, qui connaissaient mieux ce quilpouvait que lui-mme, le dterminrent. Il travailla lEsprit des Lois, eten 1748 cet ouvrage parut.samuse partout. Jaurais voulu quon en et retranch environ deux mille vers; mais cesdeux mille vers taient lobjet du culte de comme les autres, et on a mis la tte decela des gens qui connaissaient le latin de lEnide, mais qui ne connaissaient pas lEnide.N. est admirable; il ma expliqu tout lAnti-Lucrce, et je men trouve fort bien. Pour vous,je vous trouve encore plus extraordinaire; vous me dites de vous aimer, et vous savez queje ne puis faire autre chose. (Maup.)10. La reine Anne.11. En 1734, Amsterdam, chez Desbordes.12. Esprit des lois

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    Jai remis jusquici parler des ouvrages de M. de Montesquieu, parceque les autres nont t, pour ainsi dire, que le commencement de celui-ci. Ctaient comme les degrs de ce magnique temple quil levait laflicit du genre humain. Quel bonheur quun homme si propre porterla lumire partout se soit uniquement appliqu la science la plus utilede toutes!

    Nous ne craindrons point de regarder ici comme appartenant cettescience le premier ouvrage de M. de Montesquieu, quoique bien des gensne laient pris dabord, et ne le prennent peut-tre encore aujourdhui, quepour un ouvrage dagrment. Il est sans doute rempli dagrment, mais cenest pas l ce qui en fait le prix, ni ce que lauteur sy est propos: ca tde peindre lhomme dans deux points de vue des plus opposs. Un Persan Paris, frapp de nos vices et de nos ridicules, les expose ses amis enPerse, les compare ce quil croit de plus raisonnable dans les murs deson pays, et le lecteur ny trouve que des vues et des ridicules dirents.

    Quoique cet ouvrage porte sur les murs en gnral, lauteur semblestre tendu sur lamour au del de ce quexigeait le plan de son livre.Le Persan ne dveloppe-t-il point avec trop de nesse les sentimentsde lamour dEurope? Ne peint-il point avec des traits trop enammslamour dAsie dans ses plaisirs, dans ses fureurs et jusque dans sonanantissement? Les gens sensibles se plairont dans ces peintures, peut-tre trop vives; le lecteur svre les pardonnera dans un premier ouvrage;le philosophe trouvera peut-tre que la passion la plus violente de toutes,celle qui dirige presque toutes les actions des hommes, noccupe pointtrop de place dans un livre dont lhomme est lobjet.

    Malgr la prfrence que M. de Montesquieu donnait cette sciencedes murs sur les autres sciences, on trouve dans son livre des rexionsphilosophiques qui font juger de quoi lauteur et t capable, sil etvoulu se borner ce genre. Avec quelle clart, avec quelle prcision ilexplique dans une lettre les grands principes de la physique moderne!Avec quelle profondeur expose-t-il dans une autre les spculations de lamtaphysique! Il nappartient quaux plus grands gnies de saisir tou-jours juste les principes de toutes choses: un esprit qui ne voit pas, pour13. Leres 97 et 69., liv. XI, ch. VI, et liv. XIX, ch. XXVIII.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    ainsi dire tout, tout la fois, ny saurait jamais parvenir. Lors mmequil aura acquis beaucoup de connaissances dans quelque partie, commeses connaissances ne seront pas toutes au mme degr, il sengagera sansle vouloir dans des dtails quil ignore, et sy trouvera au dpourvu. Lesphilosophes qui ont fait les systmes les plus heureux ny sont parve-nus quaprs une multitude de phnomnes laborieusement rassemblset compars les uns aux autres: un gnie assez vaste par une espce desens philosophique, franchissant les dtails, se trouve tout dun coup auxgrands objets et sen rend matre. Newton ni Leibnitz, resserrs dans unmme nombre de pages que M. de Montesquieu, nen auraient pas dit da-vantage et ne se seraient jamais mieux exprims. Combien en cela M. deMontesquieu dire-t-il de ces auteurs, qui par une passion ridicule deprtendre tout, ayant charg leur esprit dtudes trop fortes pour eux,et aaiss leur imagination sous des objets trop trangers pour elle, nousont donn des ouvrages o lon dcouvre tout moment les lacunes deleur savoir, tombent ou bronchent chaque pas!

    Quant au style des Leres persanes, il est vif, pur et tincelant partoutde ces traits que tant de gens regardent aujourdhui comme le principalmrite dans les ouvrages desprit, et qui, sil nest pas leur principal m-rite, cause du moins leur principal succs. Jamais on ne vit tant de sagesseavec tant dagrments, tant de sens condens dans si peu demots. Ce nestpas ici un bel esprit, qui, aprs les plus grands eorts, na t quun philo-sophe superciel; cest un philosophe profond qui sest trouv un trs-belesprit.

    Aprs avoir considr les eets des passions dans lhomme, pour ainsidire, isol, M. de Montesquieu les considra dans ces grandes collectionsdhommes qui forment les nations, et choisit pour cela la nation la plusfameuse de lunivers, les Romains. Sil est si dicile de dcouvrir et desuivre leet des passions dans un seul homme, combien lest-il encore da-vantage de dterminer ce qui rsulte du concours et de lopposition despassions de tout un peuple, surtout si, comme il est ncessaire, lon consi-dre la raction des autres peuples qui lenvironnent! Lesprit, quelque14. On a dit avec raison des crits de Montesquieu ce que lui-mme disait de la Germanie

    de Tacite: Il est court, cet ouvrage; mais cest louvrage de Tacite, qui abrgeait tout parcequil voyait tout. Esprit des lois XXX, 2.

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    degr quil soit, ne sut point pour cela; le raisonnement y a continuel-lement besoin de lexprience; il faut une connaissance parfaite des faits,ce savoir laborieux, si rarement joint la subtilit de lesprit.

    Pour un crivain qui ne sattacherait quaux faits les plus singuliers,ou qui contrastent le plus avec les autres; qui se permettrait den faire unchoix, de les joindre, de les sparer son gr; enn de sacrier au frivoleavantage de surprendre ou damuser, la dignit et la vrit de lhistoire;pour un tel crivain il ny a point de systme qui ne soit possible: ouplutt il na qu imaginer son systme et prendre dans lhistoire de quoile soutenir. M. de Montesquieu tait bien loign de ce genre de roman:une tude suivie et complte de lhistoire lavait conduit ses rexions;ce ntait que de la suite la plus exacte des vnements quil tirait lesconsquences les plus justes. Son ouvrage, si rempli de raisonnementsprofonds, est en mme temps un abrg de lhistoire romaine capable derparer ce qui nous manque de Tacite. En transposant les temps de cesdeux grands hommes, et les accidents arrivs leurs ouvrages, je ne saissi Tacite nous aurait aussi bien ddommag de ce qui nous manquerait deMontesquieu.

    M. de Montesquieu, dans ses Leres persanes, peignit lhomme danssa maison ou dans ses voyages. Dans celui sur les Causes de la grandeur etde la dcadence de lEmpire romain, il t voir les hommes runis en soci-ts; comment ces socits se forment, slvent et se dtruisent. Ces deuxouvrages le conduisaient un troisime, le plus important de tous ceuxquun philosophe peut entreprendre, son trait de lEsprit des lois. Nonque je croie que M. de Montesquieu, lorsquil crivit ses Leres persanes,se ft propos cette gradation; mais cest que lordre des choses et le ca-ractre de son esprit ly portaient. Un tel gnie qui sattache un objetne saurait sarrter une seule partie; il est entran par la connexionquelle a avec les autres, puiser le tout; sans eort, et peut-tre sanssen apercevoir, il met dans ses tudes lordre mme que la nature a misdans le sujet quil traite.

    Lhomme, soit quon le suppose seul, soit quon le considre en so-cit, na pour but que son bonheur. Mais lapplication de ce principeuniversel est bien dirente dans lun ou dans lautre de ces deux tats.Dans le premier, le bonheur de lhomme se bornant lui seul, lui seul

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    considre ce qui peut le rendre heureux ou malheureux, et le cherche oule fuit, malgr tout ce qui peut sy opposer; dans le second, le bonheurde chaque homme se trouvant combin avec celui des autres, il ne doitplus chercher ou fuir que dans cette combinaison ce qui peut le rendreheureux ou malheureux.

    Nous ne parlerons point des lois que devrait suivre un homme seul surla terre; elles seraient bien simples et se rapporteraient immdiatementet uniquement lui; ni de celles que chaque homme devrait suivre l o ilny aurait aucune socit; les lois alors ne direraient gure de celles quedevrait suivre lhomme suppos seul. Chacun alors ne devrait considrerles autres hommes que comme des animaux dont il aurait peu davantage retirer et beaucoup craindre. Toute la dirence de sa conduite danslun et dans lautre de ces deux cas ne viendrait que du plus grand nombrede prils auxquels il serait expos; ces deux cas heureusement nexistentpoint. Ds quil y a eu des hommes, il y a eu des socits, et les peuples lesplus sauvages que nous connaissions ne sont point des btes froces. Ilsont leurs lois, qui ne dirent de celles des autres peuples que par le plusou le moins de sagesse de leurs lgislateurs. Tous ont senti que chaqueparticulier doit une partie de son bonheur au bonheur de la socit quilforme. Mais cette partie quil cde peut tre plus grande ou plus petitepar rapport lavantage quil en retire lui-mme, et par rapport ce quien rsulte pour le bonheur public: elle pourrait tre telle que le particu-lier perdt beaucoup, sans que le bonheur public ft accru. Il y a millemanires de faire cette distribution: la maxime de sacrier le plus petitnombre au plus grand a des exceptions et des rgles. Si le tort que souri-rait chaque partie dune rpublique, pour procurer au chef ou aux chefsde plus grandes commodits, est capable de rendre un gouvernement vi-cieux, le tort que sourirait le petit nombre, et mme un seul homme,pourrait tre tel quil ne faudrait pas ce prix acheter la commodit detous. On peut considrer le bonheur et le malheur comme les gomtresconsidrent la quantit, quils distinguent en positive et ngative; et direque le bonheur rel de la socit est la somme qui reste aprs la dductionfaite de tous les malheurs particuliers.

    Par cette exposition du principe que nous regardons comme le fon-dement de toutes les lois, nous sommes obligs de laisser voir que nous

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    osons direr du sentiment de M. de Montesquieu; et cette crainte nousaurait impos silence, si la dirence qui est entre nous stendait plusloin qu la seule spculation: mais tout ce qui suit de son principe suitgalement du ntre; nous ne dirons que dans lordre de nos ides. Ilest parti dun principe tabli par plusieurs grands hommes pour fonde-ment de toutes les lois, tant politiques que civiles; dun certain rapportdquit, que nous sentons peut-tre mieux que nous ne pourrions le d-nir. Sans examiner si ce rapport dquit se trouve primordialement gravdans nos mes, ou si, comme de clbres philosophes lont prtendu, ilny est entr que par lducation et par lhabitude de lois dj tablies, ilme semble que dans lun ni dans lautre cas, ce nest point ce quon doitprendre pour le principe fondamental des lois; ce principe est trop obs-cur, trop susceptible de direntes interprtations, et laisserait trop dar-bitraire au lgislateur. Et quand mme le rapport dquit aurait t misdans la plus grande vidence, ce principe, pour dterminer les hommes,aurait-il jamais la force de celui que nous avons pos, de celui du plusgrand bonheur? Celui-ci, quand il ne scrait pas antrieur tous les autres,ne serait-il pas toujours le plus puissant et le vritable motif de toutes lesactions des hommes? Nous reconnaissons tous une Providence, et dsquil en est une, il faut que la rvlation, lquit naturelle et le principedu plus grand bonheur conduisent la mme lgislation. Une dispute pluslongue sur la priorit des motifs serait vaine.

    Ce principe du plus grand bonheur est si universel, que non-seulementil devrait galer le sort de chaque partie dune mme rpublique, mais ildevrait encore tre la rgle de toutes les rpubliques prises ensemble, cequon appelle le Droit des gens. Le genre humain nest quune grandesocit, dont ltat de perfection serait que chaque socit particulire sa-crit une partie de son bonheur pour le plus grand bonheur de la socitentire. Si aucun homme na jamais eu un esprit assez vaste, ni une puis-sance assez grande pour former cette socit universelle dans laquelle setrouverait la plus grande somme de bonheur, le genre humain y tend ce-pendant toujours, et les guerres et les traits ne sont que les moyens dontil se sert pour y parvenir. Vraisemblablement ces moyens seront toujours15. Locke et son cole.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    les seuls; ce sera ainsi que la nature aura soin du bonheur de la totalitdu genre humain. Cest assez pour le lgislateur, sil peut pourvoir aubonheur de la petite partie qui lui en est cone.

    Dailleurs chaque peuple, chaque nation qui a sa forme de gouverne-ment, ses lois et ses murs, est naturellement port les prfrer toutesles autres. Il semble donc que pour le plus grand bonheur, mme du genrehumain, chaque lgislateur ne doive avoir en vue que dassurer son paysltat le plus constant et le plus durable, et de le mettre galement labride la crainte de se voir entamer et de la tentation de sagrandir.

    Le problme que le lgislateur a donc rsoudre est celui-ci:Une mul-titude dhommes tant rassemble, lui procurer la plus grande somme debonheur quil soit possible. Cest sur ce principe que doivent tre fondstous les systmes de lgislation.

    Dieu ayant donn les premires lois aux hommes, ces lois sans doutetaient celles qui devaient rpandre dans la socit la plus grande sommede bonheur, et malgr tous les changements arrivs dans ltat du monde,ces lois sont encore ncessaires pour le procurer, et se retrouvent danstoutes les lgislations raisonnables. Mais ce petit nombre de lois, faitespour un peuple simple qui venait de sortir de la main de Dieu, ne su-raient plus pour des hommes qui se sont aujourdhui tant carts de cepremier tat. Les vices multiplis, les socits diremment formes, ontrendu ncessaires des lois nouvelles, et il sest trouv dans chaque nationdes hommes assez suprieurs aux autres pour entreprendre de leur pres-crire ces lois, quoique si lon examine celles que les lgislateurs les plusclbres ont proposes, on les trouve souvent bien dfectueuses.

    Toutes les formes de gouvernement se rduisent dabord deux prin-cipales: la monarchie qui est le gouvernement dun seul, et la rpu-blique qui est le gouvernement de plusieurs. Mais chacune de ces pre-mires divisions reoit tant de modications, quon peut dire quil y a au-tant de direntes formes de gouvernement quil y a de gouvernements;on y trouve tous les degrs possibles, depuis le despotisme absolu jusqula dmocratie parfaite. Pour chaque tat, cependant, il y aura toujoursdeux sortes de lois. Les unes regardent le gouvernement mme considrcomme individu, et sont ce quon appelle le droit politique; les autres re-gardent les citoyens, assurent leur tat, rglent leurs devoirs et forment le

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    droit civil. Dans la multitude et la varit innie des direntes formes degouvernements, qui pourrait entreprendre de trouver les lois politiquesqui formeraient le meilleur gouvernement de tous? Dans chaque gouver-nement il ne serait peut-tre pas plus facile de prescrire les lois civilesqui rendraient les sujets les plus heureux. M. de Montesquieu tait tropclair pour se croire capable de remplir entirement lun ou lautre deces objets: l o la nature de la chose le permettait, il a donn des prin-cipes; ailleurs il sest born aux rexions et approcher le plus quil taitpossible dun but auquel il nest pas permis datteindre.

    Entre toutes les nuances possibles qui se trouvent dans les direntessortes de gouvernement, il en faut distinguer trois principales: la dmo-cratie, o le pouvoir est partag galement entre tous; la monarchie, ole pouvoir est runi dans un seul, mais modr et rgl par les lois; et ledespotisme, o le pouvoir est runi dans un seul, sans lois et sans bornes.Chacun de ces gouvernements inspire aux citoyens un certain esprit, uncertain genre de motifs qui lui est propre, quon peut appeler le ressortde ltat. Dans la dmocratie , ce ressort est la vertu; dans la monarchie,cest lhonneur; sous le despotisme, cest la crainte. Ces trois motifs semodieront les uns avec les autres dans toutes les formes de gouverne-ments intermdiaires; mais chaque motif y dominera plus ou moins, se-lon que ltat approchera plus ou moins de celle des trois constitutions laquelle il appartient. Cest de l que M. de Montesquieu tire toutes lesrgles applicables chaque nature de gouvernement; la solution de ce quidans chacune pourrait surprendre, la connaissance de ses avantages, deses dfauts, de ses ressources. Cette seule remarque est plus lumineuse etplus utile que plusieurs gros livres que nous avons sur le droit politiqueet sur le droit civil.

    Depuis la premire page du livre de M. de Montesquieu jusqu ladernire, on voit le caractre de son me, lamour de lhumanit, le dsirde son bonheur, le sentiment de sa libert.La seule peinture quil fait dudespotisme asiatique, de cet areux gouvernement o lon ne voit quunmatre et des esclaves, est peut-tre le meilleur remde ou le meilleurprservatif contre un tel mal. On voit la mme sagesse dans ses conseilspour prserver la dmocratie de cette licence laquelle tend une tropgrande galit.

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    On peut considrer M. de Montesquieu comme un de ces sages quiont donn des lois aux peuples, et cette comparaison ne fera tort ni auxSolons ni aux Lycurgues. Mais il parait encore ici commemagistrat de cesderniers temps, o la complication des lois a rendu lexercice de la juris-prudence si embarrass, quil ne serait peut-tre pas plus dicile de for-mer une lgislation nouvelle, que de bien observer les lois telles quellessont aujourdhui. Ce serait une belle entreprise que de faire seulement unbon choix des direntes lois que les dirents temps, les dirents lieux,les dirents progrs dans le bien et dans le mal ont fait natre. La seulejurisprudence des Franais est aujourdhui un mlange des anciennes loisgauloises, de celles des Francs et de celles des Romains; mais chaque pro-vince de ce grand royaume ayant appartenu dirents matres, a faitdiremment ce mlange, et de l rsultent encore mille varits dans lajurisprudence de chacune. Les rois, en runissant ces provinces sous leurobissance, nont point voulu les priver dune lgislation laquelle ellestaient accoutumes et dont elles regardaient la conservation comme leurplus grand privilge. On ne voyait point assez clair que la lgislation la-quelle on aurait pu les soumettre ft prfrable la leur.

    Indpendamment de ce quon pourrait faire de nouveau, il y aurait unchoix faire entre toutes ces lois, qui formerait un corps de lgislation lemeilleur de tous. Nos plus grands hommes en ont trop senti les dicultspour lentreprendre: ils se sont contents dapporter des remdes particu-liers aux dfauts de chaque loi, mesure quils les dcouvraient. Le tempset le cours naturel des choses ont fait peu prs ici ce quils font dans tousles arts: ce qui tait dfectueux, ou mme barbare dans son origine, a tperfectionn par lexprience; les lois dun systme de lgislation, qui necadraient point avec celles du systme dans lequel on les transportait,sen sont rapproches; les lois faites pour prvenir et punir les dsordres,ont t corriges par les dsordres mmes.

    La complication des lois a ncessairement compliqu la forme judi-ciaire, et dans quelques pays de lEurope cette forme est devenue si im-portante, quon peut dire quelle fait une partie de la loi mme.

    On ne sent que trop les inconvnients qui doivent natre de tant de for-malits: le moindre est le dlai dans lexercice de la justice; elles ruinentsouvent le plaideur et absorbent toujours une partie de la capacit du

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    juge; il serait sans doute souhaiter quon pt les retrancher ou les rendreplus simples; et cest une des premires ides qui se prsente au lgis-lateur. Mais ces formalits considres sous un autre aspect conserventla libert du citoyen, et par l deviennent respectables Si lon y changequelque chose, ce ne doit donc tre quavec la mme circonspection quontoucherait aux lois mmes. M. de Montesquieu, dans lexercice de la ma-gistrature dun grand royaume, avait reconnu cet eet des formalits, auprix duquel les dlais et les dpenses, et tous les inconvnients quelles en-tranent, ne lui paraissaient rien. Lorsquil sagit de conserver ou de faireperdre au citoyen sa vie, son honneur ou ses biens, lexcs des prcautionssuperues est moins craindre que lomission dune seule prcaution n-cessaire.

    Sil tait possible de former le meilleur systme de lgislation, quelstalents ne faudrait-il pas voir runis dans ceux qui entreprendraient unpareil ouvrage? La science universelle des lois, la connaissance de leureet, lexprience de la manire dont on les observe, dont on les lude,dont on les viole; tout cela encore serait inutile si le plus grand fonds des-prit philosophique nen faisait usage. Mais si un tel systme tait jamaisform, ce serait lautorit den faire la loi universelle; de faire com-prendre lavantage de cette nouvelle lgislation, ou en tout cas de la faireobserver. Il est des occasions o le souverain peut voir si videmment lebonheur dun peuple, quaprs avoir voulu lclairer, il doit le faire obir.

    Comme le plan de M. de Montesquieu renfermait tout ce qui peut treutile au genre humain, il na pas oubli cette partie essentielle qui regardele commerce, les nances, la population, science si nouvelle parmi nousquelle ny a point encore de nom. Cest chez nos voisins quelle estne, et elle y demeura jusqu ce que M. Melon lui t passer la mer. Cenest point dans ce moment lamiti qui maveugle, ni la mmoire dunami qui est mort entre mes bras; mais je ne craindrai point de mettre son16. Esprit des lois, XXIX, I.17. Cest lconomie politique.18. G.-F. Melon, premier commis de Dubois et de Law, mort en 1738. Dans son Essai,

    publi en 1734, il a fait lloge du systme mercantile. Il est probable que Montesquieu lui aemprunt plusieurs de ses ides, ou de ses erreurs, sur le commerce et sur le caractre de lamonnaie.

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    Essai politique sur le commerce au rang de ce quil y a de mieux en cegenre dans le livre de lEsprit des lois. Cette science nglige, ou pluttentirement omise par les anciens, est une de celles qui demandent leplus de pntration et le plus de justesse, et est sans contredit une des plusutiles; ses problmes, plus compliqus que les problmes les plus dicilesde la gomtrie et de lalgbre, ont pour objet la richesse des nations,leur puissance et leur bonheur. Le mme amour du bien public, qui tentreprendre M. de Montesquieu son ouvrage, avait port M. Melon donner le sien; des lumires gales lui avaient assur les mmes succs.Ces deux hommes eurent le mme genre dtude, les mmes talents, lesmmes agrments de lesprit, vcurent dans les mmes socits, et malgrtout cela furent toujours amis.

    Si louvrage de M. de Montesquieu nest pas ce systme de lgislationqui rendrait les hommes les plus heureux, il contient tous les matriauxdont ce systme devrait tre form. Plusieurs y sont djmis enuvre, lesautres y sont contenus; ils y sont, non comme les mtaux et les pierresprcieuses se trouvent dans leurs mines, spars, et mls de matireshtrognes: ici tout est pur, tout est diamant ou or. Ce quon y pourraitdsirer ce serait un ordre plus exact, qui formt de toutes ces parties untout, qui nen laisst pas quelques-unes briller hors de leur place, qui lesapproprit toutes louvrage. Mais ce serait alors ce systme parfait delgislation, qui ne saurait tre louvrage des hommes.

    Cette dispersion de matire t dire une personne de beaucoup des-prit, que lEsprit des lois ntait que de lEsprit sur les lois. Je ne sais si letitre que M. de Montesquieu a donn son livre est celui qui lui tait leplus propre; mais ce livre sera toujours celui qui contient ce quon pou-vait dire de mieux sur les lois.

    Il est tel ouvrage compos dans les universits, auquel un enchane-ment de propositions a donn un air de profondeur et de mthode, qui nevaut pas un seul chapitre du livre de lEsprit des lois, o aprs avoir traitlonguement et pesamment des matires que M. de Montesquieu a pui-ses, en ne paraissant que les eeurer, on ne les a qu peine eeures.Et quant ce prtendu ordre que ces auteurs ont cru mettre dans leurs19. M du Deand.

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    ouvrages, ce nest le plus souvent que parce quils ne voyaient pas si bienque M. de Montesquieu, quils ont li des choses quil a laisses spares.

    Nous ne dissimulerons pas quil nous semble que M. de Montesquieu,pour expliquer les causes des varits quon observe dans les murs desdirents peuples, dans leurs lois, dans leurs formes de gouvernement,dans leur religion mme, avait trop donn au climat, au degr de chaleur, lair quon respire, aux aliments dont on se nourrit, et que quelques rai-sonnements sur lesquels il veut appuyer ses explications navaient pasla force quil leur suppose. Ce quil y a de certain, cest que ce principephysique a lieu jusqu un certain point, et que, quand M. de Montes-quieu en aurait tendu linuence au del de ses vritables limites, il najamais mrit certains reproches quon a voulu lui faire. Une fausse phi-losophie, actuellement trop commune, met en danger les philosophes lesplus sages; elle veut les attirer elle en rapprochant ses opinions desleurs, ou les rendre odieux en tenant les dvots tellement en garde contreelle, quils croient lapercevoir l o elle nest pas.

    M. de Montesquieu avait fait peu de cas des critiques philosophiqueset littraires; la raison tait assez forte pour le dfendre. Il ne pouvait pastant compter sur elle contre ce nouveau genre de censure. Il en connais-sait la valeur, lorsquelle porte faux; mais il en craignait les eets. Iltait lhomme qui ne devait pas mme tre souponn; il eut sur cela desinquitudes dont jai t le tmoin et le dpositaire; il ntait pas menacde moins que de voir condamner son livre et dtre oblig une rtracta-tion ou des modications toujours fcheuses. Cependant, aprs bien desmenaces, un long examen et des rexions plus judicieuses, la Sorbonnele laissa tranquille; comment aurait-elle pu persuader que celui qui faisaittant de bien la socit pt nuire la religion?

    Ce sera un opprobre ternel pour les lettres, que la multitude des cri-tiques qui parurent contre lEsprit des lois. Il fut presque toujours attaquavec injustice, mais quelquefois avec indcence. Aprs quon eut manqu ce quon devait la raison, on manqua aux gards dus lhomme leplus respectable. M. de Montesquieu fut dchir par ces vautours de lalittrature, qui, ne pouvant se soutenir par leurs productions, vivent dece quils arrachent des productions des autres; il prouva aussi les traitscachs de cette espce dennemis quun autre motif rend plus cruels et

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    plus dangereux, qui ne sauraient voir le mrite sans envie, et que la sup-riorit de M. de Montesquieu dsesprait. Le sort singulier dune critiquede lEsprit des lois mrite quon en parle. Lauteur stait donn beaucoupde peine pour composer contre M. de Montesquieu un gros ouvrage quiallait paratre. Ses amis lui conseillrent de relire lEsprit des lois: il le lut;la crainte et le respect le saisirent, et son ouvrage fut supprim.

    Quelques plumes excellentes prirent la dfense deM. deMontesquieu,et quand il naurait pas trouv de dfenseurs, il tait en droit de mpriser;il daigna rpondre.Quoiquil nait point avou une Dfense de lEsprit deslois qui parut, on ne saurait lattribuer un autre qu lui, parce quelleest digne de lui.

    II net pas t moins facile reconnaitre dans un dialogue entre Syllaet Eucrate, dans son Lysimaque et dans son Temple de Gnide, ouvrage dungenre dirent, mais rempli de tant de charmes quil semble compos surlautel de la desse; sorti de la plume de M. de Montesquieu, il prouve quela sagesse ne proscrit point la volupt.

    Il serait trop tard pour nous excuser de nous tre tant tendus sur cesouvrages; peut-tre trouverait-on que nous navons pas besoin dexcuse.Un excellent crivain a dit que la vie des philosophes ne devait tre quelhistoire de leurs travaux; je nexcepte que celle de ces hommes qui nousont donn des exemples de vertu, aussi prcieux que leurs ouvrages.

    Aussitt que Sa Majest prussienne met con ladministration deson acadmie, je crus ne pouvoir rien faire de plus propre augmen-ter son lustre que dy proposer M. de Montesquieu. LAcadmie sentitce quelle gagnait dans une telle acquisition, et M. de Montesquieu reutcette distinction avec la plus vive sensibilit; pour moi je tchais encorede macquitter dune obligation. Je lui devais lhonneur que lAcadmiefranaise mavait fait de madmettre. Sans lillusion que son amiti pourmoi lui avait cause, et sans celle quelle mavait cause moi-mme, je ne20. Cest louvrage de M. Dupin, qui ne fut pas mis dans le commerce, mais dont il reste

    des exemplaires.21. Il ne me cacha point quil en tait lauteur. Voici ce quil mcrivait:M dAiguillon menvoya demander pour vous ma Dfense de lEsprit des lois, et ne

    mayant donn pour cela quun quart dheure, je nai pu vous envoyer quun exemplairebroch, etc. (Maup.)

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    me fusse jamais prsent pour entrer dans une compagnie dont ma m-diocrit et le genre de mes tudes me tenaient galement loign. Quelledirence donc se trouvait ici! M. de Montesquieu mavait fait obtenirune vritable grce; je ne pouvais lui procurer quune justice qui lui taitdue.

    Il regarda cependant son association notre acadmie comme unefaveur, et comme une faveur des plus prcieuses, par ladmiration quilavait pour le monarque qui la protge et qui lanime. Voici comme il mex-primait ses sentiments: une lettre de M. de Montesquieu, ft-elle la plusfamilire et la plus nglige, est une pice quon sera toujours bien aisede trouver partout:

    Monsieur, mon trs-cher et trs-illustre confrre,Vous aurez reu une lettre de moi date de Paris. Jen reus une de

    vous date de Potsdam; comme vous laviez adresse Bordeaux, ellea rest plus dun mois en chemin, ce qui ma priv trs-longtemps duvritable plaisir que je ressens toujours lorsque je reois des marques devotre souvenir; je ne me console point de ne vous avoir point trouv ici,et mon cur et mon esprit vous y cherchent toujours. Je ne saurais vousdire avec quel respect, avec quels sentiments de reconnaissance, et, sijose le dire, avec quelle joie japprends par votre lettre la nouvelle quelAcadmie ma fait lhonneur de me nommer un de ses membres; il nya que votre amiti qui ait pu lui persuader que je pouvais aspirer cetteplace. Cela vame donner de lmulation pour valoir mieux que je ne vaux;et il y a longtemps que vous auriez vumon ambition, si je navais craint detourmenter votre amiti en la faisant paraitre. Il faut prsent que vousacheviez votre ouvrage, et que vous me marquiez ce que je dois faire encette occasion; qui, et comment il faut que jaie lhonneur dcrire, etcomment il faut que je fasse mes remercments. Conduisez-moi, et je seraibien conduit. Si vous pouvez dans quelque conversation parler au roi dema reconnaissance, et que cela soit propos, je vous prie de le faire. Je nepuis orir ce grand prince que de ladmiration, et en cela mme je nairien qui puisse presque me distinguer des autres hommes.

    Je suis bien fch de voir par votre lettre que vous ntes pas encoreconsol de la mort de monsieur votre pre. Jen suis vivement touchmoi-mme; cest une raison de moins pour nous pour esprer de vous revoir.

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    Pour moi, je ne sais si cest une chose que je dois mon tre physique, ou mon tre moral; mais mon me se prend tout. Je me trouvais heureuxdans mes terres, o je ne voyais que des arbres, et je me trouve heureux Paris au milieu de ce nombre dhommes qui galent les sables de la mer;je ne demande autre chose la terre que de continuer tourner sur soncentre; je ne voudrais pourtant pas faire avec elle daussi petits cerclesque ceux que vous faisiez quand vous tiez Torno. Adieu, mon cher etillustre ami. Je vous embrasse un million de fois. A Paris, ce 25 novembre1746.

    M. de Montesquieu ntait pas seulement un de ces hommes dont lestalents honorent une acadmie; ses vertus et la considration quelles luiavaient attire ly rendaient encore plus utile. Lorsque lAcadmie fran-aise eut remplir la place de M. larchevque de Sens, tous les suragessallaient runir pour un homme qui avait donn les plus fortes preuvesdu mrite acadmique; mais dans cent ouvrages excellents il sen taittrouv un seul, fruit malheureux de la jeunesse de lauteur; ce ntait ce-pendant point un de ces carts frntiques o lon ose attaquer la Divinitou dchirer les hommes. Ctait un petit pome quHorace et Ptrone au-raient avou, mais dans lequel les murs taient trop peu respectes. M.de Montesquieu , alors directeur de lAcadmie, reut ordre de se rendre Versailles, et le roi lui dit quil ne voulait point que Piron ft lu. M.de Montesquieu en rendit compte lAcadmie; mais en mme temps ilinstruisit une dame, protectrice des talents, parce quelle les possde tous,du mrite et de la mauvaise fortune de celui que lAcadmie ne pouvaitplus songer admettre. Dans une lettre quil crivit M la marquisede Pompadour, il en t une peinture si vive, que deux jours aprs M. Pi-ron reut une pension de cent pistoles, dont la bont du roi consolait lemrite, que sa justice ne lui avait pas permis de rcompenser autrement.

    Cette considration si justement acquise dont jouissait M. de Montes-quieu faisait quayant abdiqu la magistrature, et stant par son genre devie loign des aaires, son cur toujours citoyen, et sa vaste connais-sance des lois, lui faisaient toujours prendre un vif intrt tout ce qui22. Cest Torno ou Torna, en Finlande, que Maupertuis avait t envoy, en 1736, par

    lAcadmie des sciences de Paris, pour y dterminer la gure de la terre.

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    regardait la gloire ou la flicit de sa nation, et donnaient un grand poids ses sentiments. Il franchissait alors les opinions particulires des compa-gnies dont il avait t membre, et voyait les choses en homme dtat. En1751, lorsquil fut question des immunits ecclsiastiques, il ne crut pointquil fallt ter au clerg un privilge quil regardait comme lombre res-pectable dun droit commun toute la nation. Il faisait beaucoup de casdun petit livre qui parut alors sur la conservation de ce privilge dansles provinces dtats. Il croyait que les dcisions dogmatiques du clerg,munies de lautorit du souverain, mritaient encore plus de respect; quela Constitution tait reue; quil fallait empcher quon nen abust.

    Si tout cela fait voir ltendue de lesprit de M. de Montesquieu , il nepeint pas moins son caractre. Toujours port la douceur et lhuma-nit, il craignait des changements dont les plus grands gnies ne peuventpas toujours prvoir les suites. Cet esprit de modration avec lequel ilvoyait les choses dans le repos de son cabinet, il lappliquait tout, et leconservait dans le bruit du monde et dans le feu des conversations. Ontrouvait toujours le mme homme avec tous les tons. Il semblait encorealors plus merveilleux que dans ses ouvrages: simple, profond, sublime,il charmait, il instruisait et noensait jamais. Jai eu le bonheur de vivredans les mmes socits que lui; jai vu, jai partag limpatience aveclaquelle il tait toujours attendu, la joie avec laquelle on le voyait arriver.

    Son maintien modeste et libre ressemblait sa conversation; sa tailletait bien proportionne.Quoiquil et perdu presque entirement unil,et que lautre et toujours t trs-faible, on ne sen apercevait point; saphysionomie runissait la douceur et la sublimit.

    Il fut fort nglig dans ses habits et mprisa tout ce qui tait au delde la propret; il ntait vtu que des toes les plus simples et ny faisaitjamais ajouter ni or ni argent. La mme simplicit fut dans sa table et danstout le reste de son conomie; et malgr la dpense que lui ont cote sesvoyages, sa vie dans le grand monde, la faiblesse de sa vue et limpressionde ses ouvrages, il na point entam le mdiocre hritage de ses pres et a23. Le droit de voter limpt quon paye, droit que le clerg a conserv jusqu la Rvo-

    lution.24. La bulle qui condamne le jansnisme. Montesquieu est loin de sen montrer ladmi-

    rateur. Leres persanes, 24 et 101.

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    ddaign de laugmenter, malgr toutes les occasions qui se prsentaient lui dans un pays et dans un sicle o tant de voies de fortune sont ouvertesau moindre mrite.

    Il mourut le 10 fvrier de cette anne, et mourut comme il avait vcu,cest--dire sans faste et sans faiblesse, sacquittant de tous ses devoirsavec la plus grande dcence. Pendant sa maladie sa maison fut rempliede tout ce quil y avait en France de plus grand et de plus digne de sonamiti. M la duchesse dAiguillon, qui me permettra de la citer ici (lammoire de M. de Montesquieu y perdrait trop, si je ne la nommais pas),ne le quitta point et recueillit ses derniers soupirs. Ce fut chez elle que jele vis pour la premire fois, et ce fut alors que se forma cette amiti, danslaquelle jai trouv tant de dlices; cest delle que je tiens les circons-tances de sa mort. Ces derniers moments dun bien que nous allonsperdre semblent devenir les plus prcieux, et sont en eet les plus beauxdune belle vie, lorsque lme, prte quitter la terre et dj dbarrassedu corps, se montre dans toute sa puret.

    M. de Montesquieu stait mari en 1715 et avait pous, le 30 avril,demoiselle Jeanne de Lartigue, lle du sieur Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au rgiment de Maulevrier; il en a eu un ls et deux lles. M. deSecondat, clbre par son got et par ses connaissances dans les math-25. 1755.26. La douceur de son caractre (cest M la duchesse dAiguillon qui parle) sest soute-

    nue jusquau derniermoment. Il ne lui est pas chapp une plainte, ni lamoindre impatience.Comment est lesprance la crainte? disait-il aux mdecins. Il a parl convenablement ceux qui lont assist: Jai toujours respect la religion; la morale de lvangile est uneexcellente chose et le plus beau prsent que Dieu put faire aux hommes. Les jsuites quitaient auprs de lui le pressant de leur remettre les corrections quil avait faites aux Lerespersanes, il me remit et M Dupr son manuscrit,(est devenu ce manuscrit?) en nousdisant: Je veux tout sacrier la raison et la religion, mais rien la socit;(Cest--direaux jsuites.) consultez avec mes amis, et dcidez si ceci doit paratre. II tait bien aisede voir ses amis, et prenait part la conversation dans les intervalles o sa tte tait libre.Ltat o je suis est cruel, me disait-il, mais il y a aussi bien des consolations; tant iltait sensible lintrt que le public y prenait, et laection de ses amis! Jy passais lesjours et presque les nuits; M Dupr y tait aussi trs-assidue, M. le duc de Nivernois, M.de Bucley, la famille de Fitz-James, le chevalier de Jaucourt, etc. La maison ne dsemplissaitpas, et la rue tait embarrasse. Les soins ont t aussi inutiles que les secours. Il est mortle treizime jour de sa maladie, dune vre inammatoire qui attaquait galement toutesles parties. (Maup.)

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  • loge de M. De Montesquieu par M. De Maupertuis Chapitre

    matiques et la physique, a t choisi par cette acadmie pour y remplirla place de son pre. Cest une consolation de retrouver parmi nous unnom si cher dans un confrre capable de le soutenir. M. de Chteaubrun,qui a rtabli sur notre thtre cette simplicit grecque que la mollessedes murs et la dcadence du got en avaient bannie, a eu sa place danslAcadmie franaise, et lAcadmie de Cortone la remplac par M. dela Condamine, qui recueille cet hritage dun ami qui il tait digne desuccder.

    M dAiguillon menvoya demander pour vous ma Dfense de lEs-prit des lois, et ne mayant donn pour cela quun quart dheure, je naipu vous envoyer quun exemplaire broch, etc. (Maup.)

    n

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.