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Morin Interdisciplinarite 021103

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Vertu de la spécialisation et risque de l’hyperspécialisationLa fécondité de la discipline dans l’histoire de lascience n’a pas à être démontrée; d’une part, elleopère la circonscription d’un domaine de com-pétence sans laquelle la connaissance se fluidifie-rait et deviendrait vague; d’autre part, elle dévoile,extrait ou construit un objet non trivial pourl’étude scientifique: c’est en ce sens que MarcelinBerthelot disait que la chimie crée son propreobjet. Cependant l’institution disciplinaire en-traîne à la fois un risque d’hyperspécialisationdu chercheur et un risque de «chosification» del’objet étudié dont on risque d’oublier qu’il estextrait ou construit. L’objet de la discipline seraalors perçu comme une chose en soi; les liaisonset solidarités de cet objet avec d’autres objets,traités par d’autres disciplines, seront négligéesainsi que les liaisons et solidarités avec l’universdont l’objet fait partie. La frontière disciplinaire,son langage et ses concepts propres vont isoler ladiscipline par rapport aux autres et par rapportaux problèmes qui chevauchent les disciplines.L’esprit hyperdisciplinaire va devenir un esprit depropriétaire qui interdit toute incursion étrangèredans sa parcelle de savoir. On sait qu’à l’originele mot discipline désignait un petit fouet qui

a discipline est une catégorie orga-nisationnelle au sein de la connais-sance scientifique; elle y institue ladivision et la spécialisation du travailet elle répond à la diversité des do-maines que recouvrent les sciences.

Bien qu’englobée dans un ensemble scientifiqueplus vaste, une discipline tend naturellement àl’autonomie, par la délimitation de ses frontières,le langage qu’elle se constitue, les techniquesqu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, etéventuellement par les théories qui lui sont pro-pres. L’organisation disciplinaire s’est instituée auXIXe siècle, notamment avec la formation desuniversités modernes, puis s’est développée auXXe siècle avec l’essor de la recherche scienti-fique; c’est-à-dire que les disciplines ont une his-toire: naissance, institutionnalisation, évolution,dépérissement, etc. ; cette histoire s’inscrit danscelle de l’université, qui, elle-même, s’inscrit dansl’histoire de la société ; de ce fait les disciplinesrelèvent de la sociologie des sciences et de la so-ciologie de la connaissance et d’une réflexioninterne sur elle-même, mais aussi d’une connais-sance externe. Il ne suffit donc pas d’être à l’inté-rieur d’une discipline pour connaître tous lesproblèmes afférents à celle-ci.

DossierDossier

l’interdisciplinaritéEdgar MorinDirecteur émérite de recherche au CNRS

Déjà en 1982, dans Sciences avec conscience, Edgar Morin traitait de l’«ancienne» et de la «nouvelle» transdisciplinarité, en présentant favorablement cette dernière comme une invitation non pas à effacer la diversité du réel, mais à «penser soi-même dans la complexité». Le texte qui suit élabore de nouveau cette idée–à une époque plus récente, en 1990, où il était devenu évocateur de parler de «perestroïka scientifique». Maintes fois cité, republié1, «Sur l’interdisciplinarité» connaît un effet de réception qui a incité L’Autre Forum à le réactualiser comme repère en introduction à ce dossier sur les parcours «ouverts» de la pensée disciplinaire.Sur

LL1. En 1994 dans leBulletin interactif duCentre international de recherches et étudesinterdisciplinaires et en2003 dans Les Cahiers de la recherche architectu-rale et urbaine.

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«Quand on ne trouve pas de solution dans unediscipline, la solution vient d’en dehors de ladiscipline.»

Empiètement et migrations interdisciplinairesSi les cas de Darwin et de Wegener sont excep-tionnels, on peut néanmoins dire très rapidementque l’histoire des sciences n’est pas seulementcelle de la constitution et de la prolifération desdisciplines, mais en même temps celle de rup-tures des frontières disciplinaires, d’empiétementsd’un problème d’une discipline sur une autre,de circulation de concepts, de formation dedisciplines hybrides qui vont finir par s’autono-miser; enfin c’est aussi l’histoire de la formationde complexes où différentes disciplines vonts’agréger ou s’agglutiner.Autrement dit, si l’his-toire officielle de la science est celle de la disci-plinarité, une autre histoire liée et inséparable,est celle des inter-trans-poly-disciplinarités.

La « révolution biologique» des années cin-quante est née d’empiétements, de contacts, detransferts entre disciplines aux marges de laphysique, de la chimie et de la biologie. Ce sontdes physiciens comme Erwin Schrödinger quiont projeté sur l’organisme biologique les pro-blèmes de l’organisation physique. Puis deschercheurs marginaux ont essayé de décelerl’organisation du patrimoine génétique à partirdes propriétés chimiques de l’ADN.On peut direque la biologie cellulaire est née de concubinages«illégitimes».Elle n’avait aucun statut disciplinairedans les années cinquante et n’en a acquis un enFrance qu’après les prix Nobel de JacquesMonod, François Jacob et André Lwoff. Cettebiologie moléculaire s’est alors autonomisée, puiselle a eu à son tour tendance à se clore, voiremême à devenir impérialiste, mais ceci, commediraient Jean-Pierre Changeux et RudyardKipling, est une autre histoire.

MigrationsCertaines notions circulent et, souvent, traversentclandestinement les frontières sans être détectéespar les «douaniers». Contrairement à l’idée, fortrépandue, qu’une notion n’a de pertinence que

servait à s’autoflageller, permettant donc l’auto-critique ; dans son sens dégradé, la disciplinedevient un moyen de flageller celui qui s’aven-ture dans le domaine des idées que le spécialisteconsidère comme sa propriété.

L’œil extra-disciplinaireL’ouverture est pourtant nécessaire. Il arrivemême qu’un regard naïf d’amateur, étranger à ladiscipline, voire même à toute discipline, résolveun problème dont la solution était invisible ausein de la discipline. Le regard naïf, qui ne con-naît évidemment pas les obstacles que la théorieexistante met à l’élaboration d’une nouvellevision, peut, souvent à tort, mais parfois à raison,se permettre cette vision. Ainsi Charles R.Darwin, par exemple, était un amateur éclairé ;comme l’a écrit Lewis Mumford: «Darwin avaitéchappé à cette spécialisation unilatérale profes-sionnelle qui est fatale à une pleine compréhen-sion des phénomènes organiques. Pour ce nou-veau rôle, l’amateurisme de la préparation deDarwin se révéla admirable. Bien qu’il fût à borddu Beagle en qualité de naturaliste, il n’avait au-cune formation universitaire spécialisée. Même,en tant que biologiste, il n’avait pas la moindreéducation antérieure, sauf en tant que chercheurpassionné d’animaux et collectionneur de co-léoptères. Étant donné cette absence de fixationet d’inhibition scolaire, rien n’empêchait l’éveilde Darwin à chaque manifestation de l’environ-nement vivant. » De même, le météorologisteAlfred Wegener, en regardant naïvement la cartede l’Atlantique Sud, avait remarqué que l’OuestAfrique et le Brésil s’ajustaient l’un à l’autre.Relevant des similitudes de faune et de flore,fossiles et actuelles, de part et d’autre de l’Océan,il avait élaboré, en 1912, la théorie de la dérivedes continents: celle-ci, longtemps refusée par lesspécialistes, parce que « théoriquement impos-sible», undenkbar, a été admise cinquante ans plustard notamment après la découverte de la tecto-nique des plaques. Marcel Proust disait: «Un vraivoyage de découverte n’est pas de chercher denouvelles terres, mais d’avoir un œil nouveau.»Jacques Labeyrie nous a suggéré le théorèmesuivant, que nous soumettons à vérification :

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dans le champ disciplinaire où elle est née, cer-taines notions migratrices fécondent un nouveauchamp où elles vont s’enraciner, même au prixd’un contresens. Benoît Mandelbrot va mêmejusqu’à dire qu’«un des outils les plus puissantsde la science, le seul universel, c’est le contresensmanié par un chercheur de talent». De fait, uneerreur par rapport à un système de référencespeut devenir une vérité dans un autre type desystème. La notion d’information, issue de la pra-tique sociale, a pris un sens scientifique précis,nouveau, dans la théorie de Shannon, puis elle amigré dans la biologie pour s’inscrire dans legène; là elle s’est associée à la notion de code,issue du langage juridique, qui s’est biologiséedans la notion de code génétique. La biologiemoléculaire oublie souvent que sans ces notionsde patrimoine, code, information, message,d’origine anthropo-sociomorphe, l’organisationvivante serait inintelligible.

Plus importants sont les transports de schèmescognitifs d’une discipline à l’autre: ainsi ClaudeLévi-Strauss n’aurait pas pu élaborer son anthro-pologie structurale s’il n’avait eu de fréquentesrencontres à New York, dans des bistros semblet-il, avec Roman Jakobson qui avait déjà élaboréla linguistique structurale ; de plus Jakobson etLévi-Strauss ne se seraient pas rencontrés s’ilsn’avaient pas été l’un et l’autre réfugiés d’Europe,l’un ayant fui quelques décennies auparavant larévolution russe, l’autre quitté la France occupéepar les nazis. Innombrables sont les migrationsd’idées, de conceptions, les symbioses et transfor-mations théoriques dues aux migrations de scien-tifiques chassés des universités nazies ou stali-niennes. C’est la preuve même qu’un puissantantidote à la clôture et à l’immobilisme des disci-plines vient des grandes secousses sismiques del’Histoire (dont celles d’une guerre mondiale),des bouleversements et tourbillons sociaux qui auhasard suscitent des rencontres et des échanges,lesquels permettent à une discipline de diasporerune semence d’où naîtra une nouvelle discipline.

Les objets et projets inter et polydisciplinairesCertaines conceptions scientifiques maintiennent

leur vitalité parce qu’elles se refusent à la clôturedisciplinaire.Ainsi en est-il de l’histoire de l’écoledes Annales qui est maintenant extrêmement ho-norée après avoir occupé un site marginal dansl’université. L’histoire des Annales s’est constituéedans et par le décloisonnement: elle a opéré unepénétration profonde de la perspective écono-mique et sociologique dans l’histoire; puis uneseconde génération d’historiens y a fait pénétrerprofondément la perspective anthropologique,comme en témoignent les travaux de GeorgesDuby et Jacques Le Goff sur le Moyen Âge.

L’histoire ainsi fécondée ne peut plus êtreconsidérée comme une discipline stricto sensu,c’est une science historique multifocalisée, poly-dimensionnelle, où les dimensions des autressciences humaines se trouvent présentes, et où laperspective globale, loin d’être chassée par lamultiplicité des perspectives particulières, estrequise par celles-ci.

Certains processus de complexification dechamps de recherche disciplinaire font appel àdes disciplines très diverses en même temps qu’àla polycompétence du chercheur: un des cas lesplus éclatants est celui de la préhistoire, dontl’objet, à partir des découvertes de Louis Leakeyen Afrique australe (1959), a été l’hominisation,processus, non seulement anatomique et tech-nique, mais aussi écologique (le remplacementde la forêt par la savane), génétique, éthologique(concernant le comportement), psychologique,sociologique,mythologique (traces de ce qui peutconstituer un culte des morts et des croyancesen un au-delà). Dans la lignée des travaux deSherwood Washburn et d’Irven De Vore, le pré-historien d’aujourd’hui (qui se consacre à l’ho-minisation) se réfère d’une part à l’éthologie desprimates supérieurs pour essayer de concevoircomment a pu se faire le passage d’une sociétéprimatique avancée aux sociétés hominiennes,et d’autre part aux sociétés archaïques, pointd’arrivée de ce processus, étudiées par l’anthro-pologie. La préhistoire fait de plus en plus appelà des techniques très diverses notamment pourla datation des ossements et des outils, l’analyse

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du climat, de la faune et de la flore, etc. En asso-ciant ces diverses disciplines à sa recherche, lepréhistorien devient polycompétent, et quandYves Coppens, par exemple, dresse le bilan deson travail, il en résulte un ouvrage qui traite desmultiples dimensions de l’aventure humaine. Lapréhistoire est aujourd’hui une science poly-compétente et poly-disciplinaire. Cet exemplemontre que c’est la constitution d’un objet à lafois interdisciplinaire, polydisciplinaire et trans-disciplinaire qui permet de créer l’échange, lacoopération, la polycompétence.

Les schèmes cognitifs réorganisateursDe même, la science écologique s’est constituéesur un objet et un projet poly et interdisciplinaireà partir du moment où non seulement le conceptde niche écologique mais celui d’écosystème(union d’un biotope et d’une biocénose) a étécréé (Arthur G.Tansley, 1935), c’est-à-dire à par-tir du moment où un concept organisateur decaractère systémique a permis d’articuler lesconnaissances les plus diverses (géographiques,géologiques, bactériologiques, zoologiques ouencore botaniques). La science écologique a punon seulement utiliser les services de différentesdisciplines, mais aussi créer des scientifiques poly-compétents ayant de plus la compétence des pro-blèmes fondamentaux de ce type d’organisation.

L’exemple de l’hominisation et celui de l’éco-système montrent que,dans l’histoire des sciences,il y a des ruptures de clôtures disciplinaires, desdépassements ou des transformations de disci-plines par la constitution d’un nouveau schémacognitif, ce que Norwood R. Hanson appelait larétroduction. L’exemple de la biologie molécu-laire montre que ces dépassements et transforma-tions peuvent s’effectuer par l’invention d’hypo-thèses explicatives nouvelles, ce que Charles S.Peirce appelait l’abduction. La conjonction desnouvelles hypothèses et du nouveau schémacognitif permet des articulations, organisatricesou structurelles, entre des disciplines séparées etpermet de concevoir l’unité de ce qui était alorsdisjoint.

Ainsi en est-il du cosmos, qui avait été chassédes disciplines parcellaires, et revient triomphale-ment depuis le développement de l’astrophy-sique, depuis les observations de Edwin P.Hubblesur la dispersion des galaxies en 1930, la décou-verte du rayonnement isotrope en 1965, et l’inté-gration des connaissances microphysiques delaboratoire pour concevoir la formation de lamatière et la vie des astres. Dès lors l’astrophy-sique n’est plus seulement une science née d’uneunion de plus en plus forte entre physique,macrophysique et astronomie d’observation; c’estaussi une science qui a fait émerger d’elle-mêmeun schème cognitif cosmologique: celui-ci per-met de relier entre elles des connaissances disci-plinaires très diverses pour considérer notre uni-vers et son histoire, et du coup introduit dans lascience (en renouvelant l’intérêt philosophiquede ce problème-clé) ce qui semblait jusque là re-lever seulement de la spéculation philosophique.

Il y a enfin des cas d’hybridation extrêmementféconds ; peut-être un des moments les plusimportants dans l’histoire scientifique tient-ildans les rencontres qui se sont opérées en pleineguerre dans les années quarante, et puis dans lesannées cinquante, entre ingénieurs et mathémati-ciens; elles ont fait confluer les travaux mathéma-tiques inaugurés par Alonzo Church et Alan M.Turing et les recherches techniques pour créerdes machines autogouvernées, lesquelles ont con-duit à la formation de ce que Norbert Wiener aappelé la cybernétique, intégrant la théorie del’information conçue, dans le cadre de la compa-gnie Bell des téléphones, par Claude E. Shannonet Warren Weaver.

Un véritable nœud gordien de connaissancesformelles et de connaissances pratiques s’est alorsformé dans les marges entre les sciences et dansles marges entre science et ingénierie. Ce corpsd’idées et de connaissances nouvelles s’est déve-loppé pour créer le règne nouveau de l’informa-tique et de l’intelligence artificielle. Son rayon-nement s’est diffusé sur toutes sciences, naturelleset sociales. John Von Neuman et Wiener sontdes exemples typiques de la fécondité d’esprits

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Une autre conscience, celle de ce que JeanPiaget appelait le cercle des sciences qui établitl’interdépendance de facto des diverses sciencesest également nécessaire. Les sciences humainestraitent de l’homme, mais celui-ci est, non seule-ment un être psychique et culturel, mais aussiun être biologique, et les sciences humaines sontd’une certaine façon enracinées dans les sciencesbiologiques lesquelles sont enracinées dans lessciences physiques, aucune de ces sciences n’étantévidemment réductible l’une à l’autre.Toutefoisles sciences physiques ne sont pas le socle ultimeet primitif sur lequel s’édifient toutes les autres;ces sciences physiques, pour fondamentalesqu’elles soient, sont aussi des sciences humainesdans le sens où elles apparaissent dans une his-toire humaine et dans une société humaine.L’élaboration du concept d’énergie est insépa-rable de la technicisation et de l’industrialisationdes sociétés occidentales au XIXe siècle. Donc,dans un sens, tout est physique, mais en mêmetemps, tout est humain. Le grand problème estdonc de trouver la voie difficile de l’entre-articulation entre des sciences qui ont chacune,non seulement leur langage propre, mais desconcepts fondamentaux qui ne peuvent paspasser d’un langage à l’autre.

Le problème du paradigmeEnfin, il faut être conscient du problème du para-digme. Un paradigme règne sur les esprits parcequ’il institue les concepts souverains et leur rela-tion logique (disjonction, conjonction, impli-cation, etc.) qui gouvernent de façon occulte lesconceptions et les théories scientifiques quis’effectuent sous son empire. Or aujourd’huiémerge, de façon éparse, un paradigme cognitifqui commence à pouvoir établir des ponts entredes sciences et des disciplines non communi-quantes. En effet, le règne du paradigme d’ordrepar exclusion du désordre (qu’exprimait la con-ception déterministe-mécaniste de l’Univers)s’est fissuré en de nombreux endroits. Dans diffé-rents domaines, la notion d’ordre et la notion dedésordre demandent de plus en plus instamment,en dépit des difficultés logiques que cela pose, àêtre conçues de façon complémentaire et non

polycompétents dont les aptitudes peuvent s’ap-pliquer à des pratiques diverses et à la théoriefondamentale.

L’au-delà des disciplinesCes quelques exemples, hâtifs, fragmentaires,hachés, dispersés, veulent insister sur l’étonnantevariété des circonstances qui font progresser lessciences en brisant l’isolement des disciplines, soitpar la circulation des concepts ou des schèmescognitifs, soit par des empiètements et des inter-férences, soit par des complexifications de dis-ciplines en champs polycompétents, soit parl’émergence de nouveaux schèmes cognitifs etde nouvelles hypothèses explicatives, soit enfinpar la constitution de conceptions organisatricesqui permettent d’articuler les domaines discipli-naires dans un système théorique commun.

Aujourd’hui, il faut prendre conscience decet aspect qui est le moins éclairé dans l’histoireofficielle des sciences et qui est un peu comme laface obscure de la lune. Les disciplines sont plei-nement justifiées intellectuellement à conditionqu’elles gardent un champ de vision qui recon-naisse et conçoive l’existence des liaisons et dessolidarités. Plus encore, elles ne sont pleinementjustifiées que si elles n’occultent pas de réalitésglobales. Par exemple, la notion d’homme setrouve morcelée entre différentes disciplines bio-logiques et toutes les disciplines des scienceshumaines: le psychisme est étudié d’un côté, lecerveau d’un autre côté, l’organisme d’un troi-sième, les gènes, la culture, etc.: il s’agit effective-ment d’aspects multiples d’une réalité complexe,mais qui ne prennent sens que s’ils sont reliés àcette réalité au lieu de l’ignorer. On ne peutcertes créer une science unitaire de l’homme,qui elle-même dissoudrait la multiplicité com-plexe de ce qui est humain. L’important est dene pas oublier que l’homme existe et n’est pasune illusion «naïve» d’humanistes préscientifi-ques. On arriverait sinon à une absurdité (en faiton y est déjà arrivé dans certains secteurs dessciences humaines où l’inexistence de l’hommea été décrétée puisque ce bipède n’entre pasdans les catégories disciplinaires).

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complexes d’inter, de poly et de transdiscipli-narité qui ont opéré et qui ont joué un rôle fé-cond dans l’histoire des sciences; il faut retenirles notions clés qui y sont impliquées, c’est-à-dire coopération, et mieux, articulation, objetcommun et mieux, projet commun.

Enfin, ce n’est pas seulement l’idée d’inter etde transdisciplinarité qui est importante. Nousdevons «écologiser» les disciplines, c’est-à-diretenir compte de tout ce qui est contextuel, ycompris des conditions culturelle et sociales,c’est-à-dire voir dans quel milieu elles naissent,posent des problèmes, se sclérosent, se métamor-phosent. Il faut aussi du métadisciplinaire, leterme méta signifiant dépasser et conserver. Onne peut pas briser ce qui a été créé par les disci-plines; on ne peut pas briser toute clôture, il enest du problème de la discipline, du problème dela science comme du problème de la vie: il fautqu’une discipline soit à la fois ouverte et fermée.

En conclusion, à quoi serviraient tous les sa-voirs parcellaires sinon à être confrontés pour for-mer une configuration répondant à nos attentes,à nos besoins et à nos interrogations cognitives?

Il faut penser aussi que ce qui est au-delà dela discipline est nécessaire à la discipline pourqu’elle ne soit pas automatisée et finalement sté-rilisée, ce qui nous renvoie à un impératif cognitifformulé déjà il y a trois siècles par Blaise Pascal,justifiant les disciplines tout en ayant un pointde vue métadisciplinaire : «Toutes choses étantcausées et causantes, aidées et aidantes, médiateset immédiates, et toutes s’entretenant par un liennaturel et insensible qui lie les plus éloignées etles plus différentes, je tiens impossible de con-naître les parties sans connaître le tout, non plusque de connaître le tout sans connaître particu-lièrement les parties.»

Il invitait en quelque sorte à une connaissanceen mouvement, à une connaissance en navettequi progresse en allant des parties au tout et dutout aux parties, ce qui est notre ambition com-mune.

plus seulement antagoniste: la liaison est apparuesur le plan théorique chez von Neumann (théo-rie des automates autoreproducteurs) et Heinzvon Förster (order from noise); elle s’est imposéedans la thermodynamique d’llya Prigogine mon-trant que des phénomènes d’organisation appa-raissent dans des conditions de turbulence; elles’implante sous le nom de chaos en météorolo-gie, et l’idée de chaos organisateur est devenuephysiquement centrale à partir des travaux etréflexions de David Ruelle. Ainsi, de différentshorizons, arrive l’idée qu’ordre, désordre et orga-nisation doivent être pensés ensemble. La missionde la science n’est plus de chasser le désordre deses théories, mais de le traiter. Elle n’est plus dedissoudre l’idée d’organisation, mais de la conce-voir et de l’introduire pour fédérer des disci-plines parcellaires.Voilà pourquoi un nouveauparadigme est, peut-être, en train de naître.

La perestroïka scientifiqueRevenons sur les termes d’interdisciplinarité, demulti ou polydisciplinarité et de transdisciplina-rité qui n’ont pas été définis parce qu’ils sontpolysémiques et flous. Par exemple, l’interdisci-plinarité peut signifier purement et simplementque différentes disciplines se mettent à unemême table, à une même assemblée, comme lesdifférentes nations se rassemblent à l’ONU sanspouvoir faire autre chose que d’affirmer chacuneses propres droits nationaux et ses propres souve-rainetés par rapport aux empiètements du voisin.Mais interdisciplinarité peut vouloir dire aussiéchange et coopération, ce qui fait que l’inter-disciplinarité peut devenir quelque chose d’orga-nique. La polydisciplinarité constitue une associa-tion de disciplines en vertu d’un projet ou d’unobjet qui leur est commun; tantôt les disciplinesy sont appelées comme techniciennes spécialistespour résoudre tel ou tel problème, tantôt aucontraire elles sont en profonde interactionpour essayer de concevoir cet objet et ce projet,comme dans l’exemple de l’hominisation. En cequi concerne la transdisciplinarité, il s’agit sou-vent de schèmes cognitifs qui peuvent traverserles disciplines, parfois avec une virulence tellequ’elle les met en transes. En fait, ce sont des

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