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 287 BRUNO MOYSAN LES RELATIONS LISZT-CHOPIN: COEXISTENCE PACIFIQUE, RALLIEMENT  À  LA  CAUSE OU EXERCICE  D ADMIRA TION? Chopin et Liszt incarnent chacun à leur manière cet  esprit de liberté  que Tocqueville dans  La démocrati e en Amérique  donne comme cara- ctéristique de la société, moderne et romantique, de l’après-Révolution. Confronter Liszt et Chopin, c’est mettre en relation deux tempéra- ments d’artistes profondément différents. Chopin est une personnalité marquée par le libéralisme éclairé des Lumières de la fin du XVIII e  siècle et du début du XIX e  siècle. Sa liberté d’esprit vient d’une attitude, fon- damentale dans la culture libérale, qui est le refus du préjugé 1 . A cette attitude générale, ajoutons aussi une certaine forme de réalisme issu d’un sens précis de l’observation du réel comme on peut le voir dans sa correspondance. Liszt en revanche est un utopiste, un idéologue aussi, finalement beaucoup plus libertaire que libéral. Au lieu de voir le monde tel qu’il est, il préfère le voir tel qu’il devrait être. Son grand 1  Il nous est impossibl e de développer da ns le cadre de cette co ntribution cet aspe ct de la per- sonnalité et de la sensibilité de Chopin, qui pourtant n’a jamais fait preuve d’un goût exacerbé envers les passions politiques, cela contrairement à Liszt. Cette hypothèse d’une sensibilité libérale de Chopin que celui-ci partagerait par exemple avec son contemporain Mendelssohn est l’objet d’une contribution spécifique en préparation. Sur cette question de la sensibilité libé- rale on consultera avec profit de René Rémond,  Les droites en France, Paris, Aubier, 1982, ainsi que Les cultures politiques en Franc e , sous la direction de Serge Bernstein, Paris, Seuil, 1999, et  Histoire du libéra lisme en Europe, sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, Paris, PUF, 2006. 13.indd 287 9/14/10 1:52:42 PM

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Les reLations Liszt-Chopin:

CoexistenCe paCifique, raLLieMent  à  La  Cause ou exerCiCe d’ adMiration?

Chopin et Liszt incarnent chacun à leur manière cet esprit de liberté  

que Tocqueville dans  La démocratie en Amérique donne comme cara-

ctéristique de la société, moderne et romantique, de l’après-Révolution.

Confronter Liszt et Chopin, c’est mettre en relation deux tempéra-

ments d’artistes profondément différents. Chopin est une personnalité

marquée par le libéralisme éclairé des Lumières de la fin du xviiie siècle

et du début du xixe siècle. Sa liberté d’esprit vient d’une attitude, fon-

damentale dans la culture libérale, qui est le refus du préjugé1. A cetteattitude générale, ajoutons aussi une certaine forme de réalisme issu

d’un sens précis de l’observation du réel comme on peut le voir dans

sa correspondance. Liszt en revanche est un utopiste, un idéologue

aussi, finalement beaucoup plus libertaire que libéral. Au lieu de voir

le monde tel qu’il est, il préfère le voir tel qu’il devrait être. Son grand

1 Il nous est impossible de développer dans le cadre de cette contribution cet aspect de la per-

sonnalité et de la sensibilité de Chopin, qui pourtant n’a jamais fait preuve d’un goût exacerbé

envers les passions politiques, cela contrairement à Liszt. Cette hypothèse d’une sensibilité

libérale de Chopin que celui-ci partagerait par exemple avec son contemporain Mendelssohn

est l’objet d’une contribution spécifique en préparation. Sur cette question de la sensibilité libé-

rale on consultera avec profit de René Rémond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1982, ainsi

que Les cultures politiques en France, sous la direction de Serge Bernstein, Paris, Seuil, 1999, et

 Histoire du libéralisme en Europe, sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, Paris, PUF,

2006.

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texte « De la situation des artistes et de leur condition dans la société »2 

est d’ailleurs un grand texte que l’on pourrait rattacher au courant ditdu socialisme utopique3.

Chopin et Liszt, ce sont aussi deux façons de vivre la relation duelle

entre la virtuosité d’estrade marquée par une forme d’oralité et le rapport

à l’écrit qu’est la composition. Là encore tout les oppose. Chopin en ce

qui concerne la composition est un magnifique premier de classe, doté

d’une formation scolaire des plus solides (« Six heures de leçons de con-

 trepoint strict par semaine   avec Elsner » écrit-il à son ami Bialoblocki dans

une lettre datée du 2 novembre 18264), formation musicale complète

enrichie de cours à l’université (Brodzinski, Bentkowski5). Ajoutons

à cela une famille unie, équilibrée, ouverte aux arts et à la culture et

nous avons un jeune homme qui démarre dans la vie avec un excellent

 capital social , dirait-on aujourd’hui. Liszt, au contraire, est un aventurier

du cursus académique. Il quitte très tôt sa formation viennoise, au grand

regret de son maître Czerny, pour conquérir les estrades et les cours

d’Europe, cela au moment où, après avoir étudié les bases de la tech-

nique pianistique et l’essentiel du cursus d’improvisation, Czerny allait

lui apprendre justement la composition écrite6. Liszt est un autodidacte

boulimique qui fait de son absence de cadre académique le moyen d’une

formidable liberté, associée à une absence totale de censure.Pour finir, Liszt et Chopin ont deux façons différentes de vivre leur

intégration dans l’univers de la mondanité. Certes, ils on en commun

2 Ce texte a été publié en plusieurs livraisons dans la Gazette musicale de Paris au cours de l’an-

née 1835 sous le titre général « De la situation des artistes et de leur condition dans la société ».

Il a été livré en sept fois : Premier article, 3 mai 1835 ; Deuxième article, 10 mai 1835 ; Troisième

article, 17 mai 1835 ; Quatrième article, 26 juillet 1835 ; Cinquième article, 30 août 1835 ;

Dernier article, 11 octobre 1835 ; article supplémentaire « Encore quelques mots sur la subalter-

nité des musiciens », 15 novembre 1835. Il est aujourd’hui accessible notamment dans l’édition

scientifique : Franz Liszt, Sämtliche Schriften (Detlef Altenburg dir.), t. I, Frühe Schriften, publiés

par Rainer Kleinertz avec commentaires de Serge Gut, Wiesbaden-Leipzig-Paris, Breitkopf 

& Härtel, 2000. C’est cette édition, abréviée sous la forme Franz Liszt,  Frühe Schriften, que nous

utilisons pour les textes cités dans cette contribution.3 Sur cette question voir notre Liszt, virtuose subversif , Lyon, Symétrie, 2009.4  Correspondance de Frédéric Chopin, recueillie, révisée, annotée et traduite par Bronislaw

Edouard Sydow en collaboration avec Suzanne et Denise Chainaye, t. I : « L’Aube, 1816-1831 »,

Paris, Richard Masse, 1981, lettre 29, à Jan Bialoblocki, p. 685   Ibid .6 Carl Czerny, Souvenirs de ma vie, cité dans Ernst Burger, Franz Liszt, Paris, Fayard, 1988, p. 335.

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

le fait d’être des bourgeois dans la société de cour, pour ne pas dire des

gens du peuple dans le cas de Liszt, cela dans un univers où le discrimi-nant noble / non noble structure les relations sociales. Si on a coutume

de présenter Chopin comme une personnalité un peu solitaire, il faut

souligner la facilité avec laquelle il s’intègre dans la société aristocratique

de son temps et y est respecté, d’où peut-être, chez lui, cette absence de

porte à faux, ce sentiment d’être différent socialement qui au contraire

structure le comportement social de Liszt et son idéologie.

i - Bref inventaire

Que nous reste-t-il de la rencontre entre Liszt et Chopin ? En pre-

mier lieu, un ensemble de dédicaces. Chopin dédie ses Etudes opus 10

à Franz Liszt, ses Etudes opus 25 à Madame la comtesse d’Agoult. Liszt,

de son côté, dédie à Chopin sa Grande Fantaisie sur la Tyrolienne de

l’opéra La Fiancée d’Auber, mais dans la deuxième édition de 1840 chez

  Wessel, ainsi que l’édition italienne chez Ricordi de ses Vingt-Quatre

Grandes Etudes pour le piano. Le Rondo fantastique sur un thème espag-

 nol est dédié à George Sand. Il nous reste aussi comme trace de cette

amitié compliquée une histoire : celle de l’intégration de Chopin dansl’univers créateur de Liszt. Dès les années 1830, Liszt joue les śuvres de

Chopin en concert. En général des pièces de petite dimension : Etudes,

Mazurkas, qu’il met aux côtés ou à la place des pièces de Schubert, par

exemple (transcriptions de Lieder).7 En 1837, il intègre une variation

de Chopin dans le fameux Hexameron. Chopin se retrouve aux côtés de

Pixis, Czerny, Thalberg et Herz. En 1841, il écrit une critique du concert

de Chopin à la Salle Pleyel du 26 avril 1841, mais il faut attendre les

années 1848-1852 pour que cette relation se cristallise esthétiquement.

Bien sûr, ils ont été amis, au moins jusqu’en 1839, avant que GeorgeSand et Marie d’Agoult ne viennent contrarier leur relation. Mais comme

nous le constatons, aussi bien en ce qui concerne les dédicaces que leur

7 Sur cette question des concerts lisztiens, voir l’article de Philippe Autexier, « Musique sans

frontières ? / Les choix de programmes de Liszt pour ses concerts de la période virtuose », dans

 Actes du colloque international Franz Liszt, textes rassemblés et présentés par Serge Gut, Paris,

Richard Masse, 1987, p. 297-305, ainsi que   Franz Liszt, un saltimbanque en province (Nicolas

Dufétel et Malou Haine dir.), Lyon, Symétrie, 2007.

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collaboration musicale, il s’agit sans doute à ce moment là plus d’une

amitié entre artistes que véritablement d’une communion esthétique.Celle-ci se cristallisera progressivement à partir de ses séjours en Ukraine

polonaise chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Bien entendu, c’est la

mort de Chopin en 1849 qui précipitera les choses mais, dès 1847, Liszt

semble s’intéresser de plus en plus à la musique de son ami. Il est prob-

able que la rencontre avec la princesse de Sayn Wittgenstein, qui avait

d’immenses domaines en Ukraine polonaise, ait été en quelque sorte le

déclencheur de ce renouveau d’intérêt ; ainsi, la pièce numéro deux des

Glanes de Woronince8, « Mélodies polonaises », dont l’une des deux prin-

cipales mélodies, la deuxième, est composée à partir de l’opus 74 n° 1 de

Chopin, Zyczenie. C’est cette même mélodie Zyczenie qui servira de base

au premier des six Chants polonais de Liszt d’après l’op. 74 de Chopin.

D’une certaine manière, l’intérêt pour Chopin est intégré dans un

champ plus vaste, qui est celui de l’identité polonaise de la princesse

Sayn-Wittgenstein. A peu près au même moment, sans doute entre 1846

et 1848, Liszt compose  La Leggierezza9. Publiée en juillet 1849, cette

 Etude de concert / Caprice poétique10 présente de surprenantes similitudes

avec le troisième Impromptu de Chopin. La Ballade n° 1, commencée en

1845, est achevée en 1848. Mais, est-elle véritablement chopinienne11 ?

8 Les références des śuvres de Liszt que nous donnons ici sont celles du catalogue Mueller-

Eckhardt publié dans l’article « Liszt » de la dernière édition de The New Grove Dictionary

of Music and Musicians, London, Macmillan Publishers Ltd / Oxford University Press, 2001.

LW-A143 Glanes de Woronince : 1) Ballade d’Ukraine (Dumka), 2 Mélodies polonaises, 3)

Complaintes (Dumka), dédiées à Princesse Marie Sayn-Wittgenstein, Leipzig, Kistner, 1849.

  A ces śuvres polonaises, il convient d’ajouter, bien qu’il soit inédit et sans références directes

à Chopin, l’ Albumblâter   für Marie Sayn-Wittgenstein LW-A135 : 1) Lilie, 2) Mazurek : Gdy

w czystem polu, 3) Hryc, 4) Krakowie.9 LW-A118 n° 2 (voir ci dessous).10 LW-A118 : Trois [grandes] études de concert : 1) Il lamento, 2) La leggierezza, 3) Un sospiro,

dédiées à Eduard Liszt, Leipzig, Kistner, 1849, et Paris, Meissonier, 1849.11 Ce problème justifie des développements qui dépassent le cadre de cette contribution.

L’esthétique générale, malgré de fugitives parentés comme celle du  melos introductif de main

gauche voire celle du premier thème qui ne sont pas sans rappeler la première  Ballade op. 23

de Chopin (introduction et thème 1), et plus encore le programme narratif explicite de cette

 Ballade n° 1 de Liszt dite Le chant du croisé , alors que dans le cas des quatre Ballades de Chopin

la question même du programme est sujette à caution et à débat, fait à tout le moins douter d’une

influence de Chopin sur Liszt pour privilégier plutôt, au moins à titre d’hypothèse, un complexe

poétique plus vaste, incluant des influences multiples, comme celles de recueils poétiques du

romantisme français, tels que les Odes et Ballades de Victor Hugo, ou encore sur un plan musical

et germanique le Konzertstück de Weber.

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

  Après la mort de Chopin, en octobre 1849, Liszt publie coup sur

coup une succession d’hommages à son ami disparu. En premier lieu,son émouvant ouvrage intitulé simplement Chopin12. Terminé dès février

1850, il sera publié en feuilleton dans La France musicale de février à août

1851 sous la forme de dix-sept articles. Ensuite, ou plutôt pratiquement

en même temps, Liszt publie trois œuvres véritablement chopiniennes :

la  Mazurka brillante13, la   Polonaise mélancolique14 et la   Polonaise en mi

 majeur15. La Mazurka brillante est composée au début de l’année 1850 et

elle est contemporaine de la rédaction de Chopin. La Polonaise mélancol-

ique est composée un an après, en décembre 1850, et la Polonaise en mi

 majeur, un peu plus tard, courant 1851.

Ces trois œuvres, comme la rédaction de Chopin, correspondent à deux

séjours de Liszt et de la princesse Sayn Wittgenstein dans la ville d’eau

de Bad Eilsen d’octobre à janvier 1849-1850 et 1850-1851. La rédaction

de Chopin et la composition de la   Mazurka brillante correspondent au

premier séjour, la composition de la Polonaise mélancolique au deuxième

séjour. Il est probable que Liszt, lors de ce deuxième séjour, qui corres-

pond au premier anniversaire de la mort de Chopin, ait eu à nouveau

le désir de composer une œuvre souvenir. Ensuite se pose dans la même

période le problème de « Funérailles », avec cette date sinistre que Liszt

marque sur la partition : oct. 1849. Cette date crée un complexe séman-tique qui associe amitié, mort et patriotisme hongrois, puisqu’en octobre

1849 meurent Chopin et le prince Félix Lichnowski, avec qui Liszt était

très lié, tandis qu’au même moment sont impitoyablement exécutés par

le pouvoir autrichien seize officiers hongrois ainsi que le comte Lajos

Batthyany. Contrairement à ce qu’écrit Alan Walker, il semble difficile

d’évacuer la réminiscence chopinienne de la partie centrale en octaves

de  Funérailles, et la démonstration de Serge Gut semble convaincante

à ce sujet16.

  Après cette période, l’intérêt de Liszt pour Chopin s’estompe. En1853, il compose la Ballade n° 2 en si mineur (mais comme la première

est-elle vraiment chopinienne ?) et publie, en 1860, ses Chants polonais 

12 Franz Liszt, Chopin, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1852.13 LW-A168 Mazurka brillante, Leipzig, Senff, 1850.14 LW-A171 n° 1 Polonaise mélancolique, Leipzig, Senff, 185215 LW-A171 n° 2 Polonaise, Leipzig, Senff, 185216 Serge Gut, Liszt, Paris, Fallois-L’Age d’homme, 1989, p. 321.

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à partir des mélodies de l’opus 74 de Chopin. Ajoutons enfin la Berceuse,

commencée en 1854 puis remaniée et achevée dans une deuxième ver-sion en 1862. Aux côtés de ces compositions musicales, il convient de ne

pas négliger aussi les éditions critiques et révisions que Liszt a faites des

œuvres de Chopin.

ii - essai d’interprétation

1. L a coexistence  pacifique

On a coutume de louer la générosité de Liszt. Incontestablement,

Liszt était généreux, on en a de multiples exemples. C’est oublier qu’il

savait d’une manière redoutable éliminer la concurrence dans un Paris

des années 1830 saturé de virtuoses. La plupart du temps les concurrents

s’éliminaient d’eux-mêmes en raison du différentiel important, écrasant

même, qui existait entre les prouesses lisztiennes sur le plan technique

et ce que les autres pouvaient faire. Dans le cas de Chopin, Liszt n’a rien

fait. Pourquoi ? En revanche, on le sait, il a utilisé tous les moyens à sa

disposition pour éliminer Thalberg.Le système concurrentiel entre virtuoses du Paris des années 1830 est

un système complexe, qui met en concurrence les pianistes entre eux

selon une logique déjà complexe : les parisiens avec les non-parisiens

de passage, les jeunes avec les plus âgés (ex. Liszt vs Moscheles ou Liszt

vs Chopin), puis les pianistes avec les autres instrumentistes, tels que

les violonistes, les violoncellistes, etc.… (ex. Liszt vs Paganini), les ins-

trumentistes avec les chanteurs (ex. Liszt ou Paganini vs Rubini ou La

Malibran) et enfin les exécutants qui sont aussi toujours compositeurs

avec les compositeurs d’opéra ou de musique symphonique qui ne sontpas exécutants mais font exécuter leur musique (ex. Liszt vs Rossini ou

Meyerbeer, Beethoven ou Berlioz). Ce système complexe, multipolaire et

multi-concurrentiel fonctionne selon un double mécanisme finalement

assez simple, qui associe mise en concurrence, élimination et potentiali-

sation progressive des écarts de réputation. Le premier mécanisme associe

premièrement un jeu de comparaison sélective dans des lieux tels que les

concerts, leurs relais d’opinion tels que la presse, les critiques, les diverses

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

rumeurs mondaines, et deuxièmement une logique d’élimination de la

concurrence. Le deuxième mécanisme, jumelé au premier, est un systèmeà double entraînement qui potentialise les écarts de réputation. Le pre-

mier élément du doublé est celui de la double attraction : la réputation

attire les investisseurs et les choix sélectifs des investisseurs potentialisent

la réputation ; le deuxième, celui des appariements sélectifs, étudié par

le sociologue Pierre-Michel Menge17ou l’économiste Daniel Cohen18 

à la suite de Michael Kremer19. « Pour procurer à un artiste prometteur les

meilleurs chances de développer son talent, écrit Pierre-Michel Menger,

il importe de lui associer des professionnels de valeur comparable dans

les autres métiers nécessaires à la production et à la mise en circulation

des œuvres »20. L’ensemble du système est mis sous tension par la marge

d’incertitude, fondée sur le fameux principe dit de rationalité limitée21, qui

vient structurer toute prise de décision, toute forme de pari.

Quand Chopin arrive à Paris, en novembre 1831, il est incontestable-

ment pour Liszt un redoutable concurrent, cela d’autant plus que Liszt

est en situation de relative fragilité. Son dernier concert remonte au 22

janvier 1830, il n’a pratiquement que peu composé et sort d’une période

de solitude, voire de dépression, en tout cas de forte remise en question

suite à sa rupture avec Caroline de Saint Cricq. Cette absence, partiel-

lement théâtralisée d’ailleurs et soulignée par la comtesse d’Agoultdans ses Mémoires22, n’empêche pas Liszt de sortir dans les salons aussi

17 Pierre-Michel Menger  , Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Paris,

Seuil, 2002, p. 40-49.18 Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Paris, Flammarion, 1997, p. 76-81.19 Michel Kremer, « The O-Ring Theory of Economic Development », Quarterly Journal of 

 Economics, 108 (1993), p. 551-575.20 P.-M. Menger, op. cit., p. 43-44.21 Ce principe, formalisé en premier lieu par Herbert Simon, a été développé par exemple dans

le domaine particulier de la sociologie de la décision et des organisations par Michel Crozier-

Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.22 « Virtuose incomparable, écrit la comtesse d’Agoult, il [Liszt] ne se faisait plus entendre nulle

part. Il donnait encore quelques leçons pour soutenir sa vieille mère, mais, ce devoir rempli, il

se confinait strictement et vivait dans la plus entière retraite […]. Au nombre des personnes qui

s’intéressaient à ce mystère romanesque était une vieille dame [la marquise Le Vayer, chez qui

Liszt et la comtesse se rencontreront pour la première fois en décembre 1832] qui m’avait en

amitié. Une jolie nièce qu’elle élevait dans sa maison, était du petit nombre des élèves privilégiés

de Franz ». Dans Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult, Daniel Stern , présenta-

tion et notes de Charles F. Dupêchez, t. I, Paris, Mercure de France, 1990, p. 299

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bien aristocratiques que romantiques et de fréquenter les cercles saint-

simoniens.L’ autre handicap de Liszt est politique. Lorsque Chopin arrive

à Paris, il est servi par une mode, tragique d’ailleurs : la   question polo-

 naise. Rappelons que la première moitié du xixe siècle est agitée par deux

grandes questions de relations internationales : la question grecque, de

1821 à la Conférence de Londres en 1830, et la question polonaise, à

partir de la révolte de novembre 1830, qui aura pour conséquence la

liquidation du Royaume du Congrès par les Russes. Malheureusement

pour Liszt, il n’y a pas de question hongroise en 1830 ! Liszt la fab-

riquera d’ailleurs de toutes pièces un peu plus tard, en 1839, lorsqu’il

médiatisera à outrance les concerts de charité qu’il fera au bénéfice

des inondés de Buda. Liszt transfère en quelque sorte la logique de la

catastrophe qui est celle du drame humain caractérisant la question

polonaise du politique vers la catastrophe naturelle ou écologique ! Ce

qui n’empêche pas d’ailleurs cet événement d’être le moment où Liszt

prend véritablement conscience de son identité hongroise.

 Au moment de l’arrivée de Chopin à Paris, Liszt est bien implanté,

dans la mesure où il est parisien depuis 1823. Il a ses réseaux, mais

Chopin aussi. Malgré une arrivée un peu difficile23, Chopin s’implante

vite. La lecture de sa correspondance laisse apparaître de nombreusesinvitations à dîner dans le réseau de l’immigration polonaise24, qui

lui ouvriront d’autres portes, comme celle par exemple des milieux

libéraux25. Et puis surtout, Chopin arrive avec un solide ensemble de

compositions déjà éditées ou en passe de l’être26, un bon souvenir laissé

23 « Je me lance un peu dans le monde ; hélas, je n’ai qu’un ducat en poche ! » écrit-il à son

ami Norbert Alfons Kumelski le 18 novembre 1831, dans Correspondance, t. II, p. 15, lettre 91 ;

ou encore le post-scriptum de la lettre du 12 décembre 1831 à Tytus Woyciechowski où il fait

indirectement allusion à sa chambre sans feu (Correspondance, t. II, p. 48-49, lettre 98).24 Dîner le 17 novembre chez la comtesse Delfina Potocka, « la jolie femme de Miecislas », le 18

chez les Komar avec Walenty Radziwill, « le frère aîné du mari de Stecka », si nous en croyons

la lettre à Kumelski déjà citée (Correspondance, t. II, p. 15). Ajoutons aussi que Chopin sera élu

membre de la Société littéraire polonaise de Paris (Correspondance, t. II, p. 86, lettre 121 du 16

janvier 1833 au Président de la Société littéraire polonaise de Paris)25 En avril-mai 1832, Chopin joue par exemple chez James de Rothschild, recommandé par

 Walenty Radziwill (Correspondance, t. I, chronologie, p. xxxviii).26 Parmi lesquelles les Variations sur Là ci darem la mano op. 2, la Grande  Fantaisie sur des airs

 polonais op. 13, les deux Concertos op. 11 et op. 22, le Trio avec piano op. 8, le Krakowiak op. 14,

les Mazurkas op. 6 et op. 7, les Rondos op. 1 et op. 5, les Etudes op. 10 nos 1-2-5-6-8-9-10-11 (?).

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

à Vienne27, le soutien à distance d’Elsner28. Liszt, en 1831-1832, est loin

d’avoir un ensemble aussi conséquent de compositions, cela dit bienqu’un certain nombre de ses œuvres de jeunesse soient réputées perdues.

De même, il est loin de posséder un métier aussi accompli que celui de

son rival polonais. Si on compare deux œuvres composées au même

âge, à dix-sept ans, par exemple les Variations sur Là ci darem la mano 

de Chopin et la Grande Fantaisie sur la Tyrolienne de l’opéra La Fiancée

 d’Auber de Liszt dans sa première version de 1829, l’avantage en terme

de maîtrise technique sur le plan de la conduite de l’harmonie et du

trajet modulant ainsi que de la conduite des voix et du contrepoint est

nettement en faveur de Chopin.

S’instaure rapidement un rapprochement puis une amitié, visibles

dans la correspondance de Chopin ou encore dans celle de Liszt avec

la comtesse d’Agoult29. Je ne développerai pas tout ce qui a trait à la

sociabilité formée aux alentours de 1832-1833 entre Chopin, Liszt,

Marie d’Agoult, George Sand, le groupe des Humanitaires ou la retraite

des Anachorètes pour m’attarder sur les deux textes écrits par Liszt

sur Thalberg et Chopin. Ces deux critiques sont un peu en miroir.

L’impitoyable Revue critique M. Thalberg. – Grande fantaisie, śuvre 22, 1 er 

 et 2 e Caprice, śuvres 15 et 1930 révèle ce que Liszt n’a pas pu ou n’a pas

voulu faire vis-à-vis de Chopin, tandis que la belle  Lettre d’un bachelier ès musique consacrée au concert de Chopin à la Salle Pleyel du 26 avril

184131 montre tout ce que Liszt estime chez Chopin et d’une certaine

27 Comme l’indique entre autres la lettre de recommandation du 1er décembre 1831 écrite par

Paer au fonctionnaire du bureau des passeports de la Préfecture de Paris ( Correspondance, t. II,

p. 18-19, lettre 92, de Ferdinand Paer à C. P. Sotte).28 Ainsi, entre autres, la lettre d’Elsner à Lesueur, à laquelle il est fait allusion dans la lettre de

Ludwika Chopin à son frère du 27 novembre 1831 (Correspondance, t. II, lettre 95, de Ludwika

Chopin, p. 31).29 Cette évolution est en effet nettement perceptible à la lecture croisée de la Correspondance

entre Liszt et la comtesse d’Agoult (Correspondance Franz Liszt-Marie d’Agoult, présentée et

annotée par Serge Gut et Jacqueline Bellas, Paris, Fayard, 2001) et de la correspondance de

Chopin, cela dès la première allusion à Liszt dans la lettre à Tytus du 12 décembre 1831 déjà citée

jusqu’à celles de l’année 1837 (ex. Correspondance de Frédéric Chopin, t. II, lettres 98 à 212).30 F. Liszt, « Revue critique M. Thalberg. – Grande fantaisie, śuvre 22, 1er et 2e Caprice, śuvres

15 et 19 »,   Revue et Gazette Musicale de Paris, n° 2, 8 janvier 1837, p. 17-20, et Liszt,  Frühe

Schriften, p. 350-356.31 F. Liszt, « Concert de Chopin », Lettre d’un bachelier ès musique n° 15,  Revue et Gazette

 Musicale de Paris, n° 31, 2 mai 1841, p. 245 et Liszt, Frühe Schriften, p. 390-394.

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manière aussi tout ce que Thalberg n’a jamais su faire en matière de

musique de l’avenir et de musique tout simplement.L’angle d’attaque de Liszt est simple et efficace. L’exécution de

Thalberg se fait selon un feu nourri, en trois points :

Premièrement, la construction sociale de la réputation : « M.

Thalberg est […] pianiste de S. M. l’Empereur d’Autriche » et « les

salons aristocratiques lui sont ouverts en raison d’une parenté indirecte

avec une noble famille »32. Cela lui a ouvert les portes de tout ce qui

compte dans la société. Pour Liszt, cela n’a aucune valeur. Ce n’est pas

le jugement de la société qui fait le talent. Liszt insinue que le public

se déplace au concert de Thalberg pour des raisons mondaines et non

artistiques. Implicitement, pour Liszt, les critères de construction de la

valeur artistique ne peuvent être que purement artistiques et l’expertise

du monde de l’art ne doit revenir qu’aux artistes eux-mêmes.

Deuxièmement, la fausse nouveauté : Thalberg pratique un genre, la

fantaisie sur des thèmes d’opéra, qui, s’il ne relève pas des formes clas-

siques, n’a strictement aucun intérêt. Pour Liszt, la fantaisie, en raison de

l’incohérence formelle due à l’hétérogénéité de son matériau emprunté,

qu’il qualifie de « pauvre et mesquine rhapsodie »33, est une «  décom-

 position »34. C’est l’occasion pour lui de prouver que la mode n’est pas

l’innovation. On admirera la mauvaise foi de Liszt dans la mesure où ilpratique lui-même le genre de la fantaisie sur des thèmes d’opéra…

Troisièmement, l’absence de métier : Liszt reproche à Thalberg la

banalité de ses idées (« Pas la moindre surprise ! pas l’ombre d’une nou-

veauté choquante ! »35) et son absence totale d’innovation en ce qui con-

cerne notamment l’écriture pianistique (« Voilà enfin une main gauche

comme il ne s’en était jamais écrite ! Des arpèges, partout des arpèges,

rien que des arpèges ! Quelle merveilleuse unité ! »36). On remarquera

que Liszt termine par une série de comparaisons peu flatteuses envers

Thalberg. Hummel, Schubert, Beethoven, Czerny et Kalkbrenner sontconvoqués pour montrer ce que Thalberg aurait pu faire en mieux

et qu’il ne fait pas. « Nulle part, écrit Liszt, rien de spontané, rien de

32 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 352.33  Ibid .34  Ibid .35  Ibid ., p. 354.36  Ibid .

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

vivant ; nulle part aussi de ces beaux développements, de ces  conduites 

habilement travaillées, comme dans la Fantaisie (œuvre 18) de Hummelou dans celle de Schubert (en ut majeur), dédiée à Boklet. Le dirons-

nous ? La grande Fantaisie de Czerny dédiée à Beethoven, imitation

amplifiée de celle du maître, et l’ Effusio  musica de M. Kalkbrenner,

calqué sur la fantaisie de Hummel, sont sans contredit des productions

très-supérieures à celle de M. Thalberg, œuvre également infirme sous

le rapport mélodique et harmonique, également impuissante et nulle

part quant au fond et quant à la forme »37. Bien sûr, Liszt a l’élégance

de ne pas faire allusion à ses propres compositions. On remarquera

qu’il n’est pas sans être conscient qu’il a déjà publié à ce moment

là sa Grande fantaisie di bravura sur La clochette de Paganini38 et ses

 Réminiscences de La Juive39, et qu’il a déjà composé sa Grande fantai-

  sie sur des motifs de Niobe40, œuvre avec laquelle il assassinera bientôt

son rival lors du concert du 31 mars 1837 dans le salon de la princesse

Belgiojoso, sans compter qu’au même il sait bien qu’il renouvelle

puissamment le genre avec sa   Fantaisie romantique sur deux mélodies

 suisses41. Liszt termine son exécution par une seconde énumération qui

sert en même temps de conclusion : « En résumé, ces deux œuvres [1 er 

  et 2 e Caprices, op. 15 et 19] qui sont certainement les deux meilleures

productions de M. Thalberg, dénotent un talent d’exécution incontest-able, et de plus, une connaissance superficiellement exacte des œuvres

de Moscheles, Kalkbrenner, Hertz, – et Chopin »42. Habilement, notre

polémiste sans pitié mélange les générations et termine, d’une manière

significative, par Chopin, dont le nom est mis en relief par un effet de

ponctuation et une position en dernier de l’énumération. La dernière

phrase de l’article étant l’annonce du suivant, qui d’ailleurs ne paraîtra

jamais, on peut même dire que c’est sur le nom de Chopin que se ter-

mine le texte de Liszt…

37  Ibid ., p. 356.38 LW-A15 Grande fantaisie di bravura sur La clochette de Paganini, Paris, Schlesinger, 1834.39 LW-A20 Réminiscences de La Juive [d’Halévy], Paris, Schlesinger, 1836.40 LW-A24 Grande fantaisie sur des motifs de Niobe [Divertissement sur la cavatine de Paccini « i tuoi

 frequenti palpiti »], Paris, Latte, s.d.41 LW-A  Fantaisie romantique sur deux mélodies suisses, Basle, Knopf, 1837.42 Liszt, Frühe Schriften, p. 356.

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Cet assassinat en règle révèle en contrepoint le respect de Liszt

envers Chopin. Le talent de Chopin est mérité et ne relève pas de fac-teurs sociaux, tels que la richesse ou l’héritage, extérieurs aux œuvres

elles-mêmes. Chopin ne pratique pas la fausse nouveauté. Chopin est

un compositeur au métier incontestable et qui sait innover.

C’est à ce stade là que nous sommes confrontés à un aspect structurant

de la personnalité de Liszt qui est son militantisme esthétique. Ne pou-

vant, ni ne voulant éliminer Chopin, il va l’enrôler, cela d’autant plus que

Chopin par sa discrétion sort partiellement du système concurrentiel.

 2. - L e  raLLiement   à  La cause : « i  L vous  fera un   beau   royaume »

La réponse de Chopin à Legouvé, lui disant que Liszt lui [à Chopin]

ferait, par sa critique du concert d’avril 1841, « un beau royaume »43, est

tout à fait intéressante, car elle nous révèle un Chopin lucide sur les vel-

léités annexionnistes de son ami, sans compter que, peut-être, seul un

Polonais – c’est-à-dire l’enfant d’une nation, d’un royaume, démantelé

par des empires annexionnistes – pouvait être à ce point sensible à cette

réalité géopolitique qu’est la relation entre le royaume et l’empire !

Le texte de Liszt est un démarquage point par point du Contre-

Thalberg de 1837. La critique de Liszt est dans un certain sens l’enversde la critique du concert de Thalberg. D’ailleurs, si la critique de 1837

fait de Thalberg l’envers de Chopin, la critique de Liszt du concert de

Chopin de 1841 est donc d’une certaine façon l’envers de l’envers, ce qui

ne veut pas dire que l’envers de l’envers soit pour autant… l’endroit !

Comme en 1837, Liszt commence par une évocation de la monda-

nité. Le monde élégant (« les femmes les plus élégantes, les jeunes gens

les plus à la mode, les artistes les plus célèbres, les financiers les plus

riches, les grands seigneurs les plus illustres, toute une élite de la société,

43 Ainsi que l’écrit Legouvé dans Soixante ans de souvenir, t. I, Paris, Hetzel, 1886,

p. 309 : « Je ne puis oublier sa réponse après le seul concert public qu’il ait donné. Il m’avait prié

d’en rendre compte. Liszt en réclama l’honneur. Je cours annoncer cette bonne nouvelle à Chopin,

qui me dit doucement : “J’aurais mieux aimé que ce fût vous. — Vous n’y pensez pas, mon cher

ami ! Un article de Liszt, c’est une bonne fortune pour le public et pour vous. Fiez-vous à son

admiration pour votre talent. Je vous promets qu’il vous fera un beau royaume. — Oui, me dit-il

en souriant, dans son empire !”. Liszt lui-même, dont Chopin se défiait à tort, car il écrivit un

article charmant de sympathie sur ce concert, n’est devenu pour moi presque un ami, que grâce

à mon amitié avec Berlioz. »

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

toute une aristocratie de naissance, de fortune, de talent, et de beauté »)44 

s’est déplacé, mais cette fois cette évocation est positive. Le monde élé-gant s’est déplacé, mais pour de bonnes raisons, des raisons légitimes, qui

sont celles du talent. C’est le talent seul qui attire, est agissant, et non la

reconnaissance des institutions.

Ensuite, Chopin est l’homme d’une véritable nouveauté : il ne com-

pose pas selon des formes classiques. « A une pensée nouvelle il a su

donner des formes nouvelles »45. La musique de Chopin se caractérise

par la qualité de ses inventions et de ses idées : « Admirables par leur

diversité, le travail et le savoir qui s’y trouvent ne sont appréciables qu’à

un scrupuleux examen »46. On remarquera que Liszt élude partiellement

l’analyse technique des œuvres jouées par Chopin ce soir là, ce qu’il ne

fera pas plus tard dans son Chopin. On peut invoquer plusieurs raisons :

une forme de perfidie, où l’absence de la preuve par l’analyse technique

servirait finement à affaiblir l’argumentation, la force ou la crédibilité

de la louange. Il est plutôt vraisemblable que la véritable raison soit

à chercher dans les conventions de la mondanité élégante, qui implicite-

ment structurent le discours lisztien. Une analyse trop technique dans le

genre littéraire choisi par Liszt pour sa critique, celui du compte-rendu

mondain, écrit par un  fashionable artiste qui s’adresse au  fashionable 

public du concert, et… aux absents qui auraient rêvé d’y être,  car y être, c’est en être47, aurait été d’une insupportable lourdeur, d’un pédantisme

jugé vulgaire, car trop professoral, trop didactique, « assommant »48, dans

un tel contexte.

 3. cohérence  doctrinaLe  et   enrôLement 

La façon dont Liszt instrumentalise Chopin dans son combat

esthétique ne prend sa signification que si on la met en relation avec

le rapport spécifique que Liszt entretient avec le politique. Liszt est

44 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 39045  Ibid ., p. 39246  Ibid ., p. 39247 Cyril Grange,   Les gens du Bottin mondain, y être, c’est en être (1903-1987), Paris,  Fayard,

1996.48 Qualificatif donné dans certains salons même encore aujourd’hui vis-à-vis d’un certain type

de discours professoral. Source : tradition orale !

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l’exemple même de ce qu’on appelle en sociologie politique un militant.

Il s’identifie entièrement à un credo qui est sa cause, il instrumentaliseindividus, discours et circonstances à cette cause et cherche à rallier le

plus de monde possible à cette même cause. Dans le groupe constitué

par Liszt, Chopin, Berlioz, George Sand, la comtesse d’Agoult et

Lamennais, c’est incontestablement Liszt qui est l’idéologue et le porte-

parole influent du groupe. C’est lui qui transforme une simple logique

d’appariement sélectif, productrice d’écarts différentiels de réputation,

en groupe de pression, en minorité active49.

Le credo de Liszt est simple et cohérent. Il le résume dans un autre

de ses articles consacré aux compositions pour piano de monsieur Robert

Schumann50. En trois mots : «   Individualité, nouveauté et savoir »51.

 A la logique purement sélective de construction des écarts de réputa-

tion s’ajoute une idéologie, une construction de l’Histoire et du sens

de l’Histoire, ainsi qu’un  credo esthétique qui s’incarne dans des

individualités particulières qui font sens et agissent. Il ne s’agit plus

seulement d’émerger dans un système de sélection impitoyable, mais

véritablement de faire bouger les mentalités, tout en affirmant une

subjectivité à la fois libérée des conventions mais responsable de ses

actes. L’artiste est celui qui incarne le changement social. Le problème

de Liszt est qu’il est trop lucide pour ne pas se rendre compte qu’iln’a pas encore composé les œuvres qui lui permettent d’incarner son

 credo esthétique. C’est vraisemblablement pour cette raison qu’il enrôle

Berlioz et Chopin dans une croisade où il fait de leurs œuvres la base

argumentaire de son discours militant. Si l’on se tient seulement à ces

trois individualités que sont Berlioz, Chopin et Liszt, et si on les met en

relation avec les trois emplois complémentaires et agissants de composi-

teur, écrivain et virtuose, on constate que Berlioz est compositeur, écri-

vain mais pas virtuose, Chopin, compositeur, virtuose mais pas écrivain

et Liszt, virtuose, écrivain et encore bien peu compositeur. C’est dans lamise en système de ces compétences complémentaires que prend sens

toute l’action de Liszt.

49 Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, 1979.50 F. Liszt, « Compositions pour piano, de M. Robert Schumann », Paris,   Revue et Gazette

 Musicale de Paris, n° 46, 12 novembre 1837, p. 488-490, et F. Liszt,  Frühe Schriften, p. 374-382.51 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 374.

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

On remarquera que, dans ce système, Chopin, Liszt et Berlioz sont

bénéficiaires, ce qui n’a pas échappé, au moins en ce qui concerneBerlioz, à l’śil de Fétis52. Dans ses critiques et ses écrits polémiques, Liszt

invente le corpus de dé-légitimation des habitudes, des conformismes et

des normes de son temps, travail de production d’image et de  discours

 sur… qui en même temps oriente une nouvelle lecture et produit une

lecture orientée des innovations de Berlioz et Chopin en matière de

composition musicale.

Chopin et Berlioz sont bénéficiaires de la croisade lisztienne même si,

notamment dans le cas de Chopin, certains restent à distance. Le fait est

significatif lors de l’élimination de Thalberg : Chopin, on le sait, n’avait

pas beaucoup d’estime pour son collègue Thalberg, mais ce n’est pas lui

qui a pris la plume, c’est Liszt. Le travail de Liszt profite à tous et Liszt

se réapproprie les points forts de ses amis notamment en investissant le

champ du social par quelque chose de plus noble, à ses yeux d’abord,

mais aussi de la société, que la simple virtuosité. Cette mise à profit de

compétences complémentaires lui permet, en s’associant aux composi-

tions modernistes de ses collègues, de modifier et d’améliorer son image.

Chez Liszt, au moins avant 1848, le producteur de systèmes et d’utopies

se substitue partiellement au compositeur qu’il n’est pas encore. D’une

certaine manière, la production d’un corpus d’imageries politiques sesubstitue à la composition.

iii - exercices d’ admirations53

1. avant   La  mort   de c hopin 

On remarque, en premier lieu, une cohérence entre les écrits cri-tiques, la cohérence doctrinale de Liszt et certains choix de concerts.

La personnalité artistique de Chopin, celle de Berlioz, les concerts que

52 Dans son texte « Analyse critique : épisode de la vie artiste » paru dans la   Revue Musicale,

n° 5, du 1er février 1835, où Fétis se montre extrêmement lucide sur les stratégies d’autopromo-

tion via la manipulation de l’opinion qu’on appellerait aujourd’hui les médias et l’appui de gens

influents de Berlioz.53 Emile Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1986.

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Liszt organise avec Berlioz ou encore les concerts de musique de cham-

bre organisés avec Urhan et Batta en 1837 construisent le dispositif plusvaste de changement de paradigme évoqué précédemment. La situ-

ation change à partir du moment où Liszt abandonne sa carrière de

virtuose itinérant. Pour cette raison, il faut envisager différemment le

corpus d’œuvres composé après 1847 et notamment la  Leggierezza. Il

semble que ce soit la proximité de la princesse Sayn-Wittgenstein qui,

on le sait, avait d’immenses domaines en Ukraine polonaise, qui soit

à l’origine de l’intérêt du Liszt de ces années-là pour la Pologne. En ce

qui concerne la Leggierezza, une autre hypothèse devrait être creusée,

qui est la personnalité de la dédicataire du troisième  Impromptu de

Chopin: la comtesse Esterhazy née Batthyany.54 Liszt a rencontré cette

comtesse hongroise lors de ses deux séjours à Vienne et Raiding durant

les deux étés de 1846 et 184855. Un axe électif se dessine entre Chopin et

ces deux grandes familles aristocratiques qui incarnent en même temps

la région natale de Liszt : le Burgenland austro-hongrois. D’une cer-

taine manière, en dédicaçant son Impromptu à une comtesse hongroise,

aussi bien e par sa famille, les Batthyany, que par celle de son mariage

les Esterhazy, Chopin fait intrusion chez Liszt. Peut-être Liszt a-t-il

voulu marquer son territoire dans cette magnifique étude de concert si

proche du troisième Impromptu de son ami ? Il est probable qu’il y aitaussi et avant tout des raisons strictement musicales. Le premier chapi-

tre de Chopin est d’une rare clairvoyance en ce qui concerne les innova-

tions musicales de Chopin. Après avoir résumé la nouveauté de Chopin

sous la forme de « beautés d’un ordre très élevé, d’une expression par-

faitement neuve, et d’une contexture harmonique aussi originale que

savante »56, Liszt dégage cinq points. Il définit premièrement le sens

de l’équilibre et de la logique qui est propre à Chopin. Chez lui, « la

hardiesse se justifie toujours ; la richesse, l’exubérance même, n’exclut

pas la clarté ; la singularité ne dégénère pas en bizarrerie baroque ; lesciselures ne sont pas désordonnées, et le luxe de l’ornementation ne

54 Il s’agit de la Comtesse Johanna Batthyány (1797-1880). Elle avait é pruse en 1818 le Comte

 Alajos Esterházy (1780-1868).55 Hypothèse viennoise qui peut être confirmée au moins partiellement par la dédicace des trois

Etudes à l’oncle-cousin Eduard Liszt.56 F. Liszt, Chopin, p. 7.

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

surcharge pas l’élégance des lignes principales »57. Cette alliance

d’équilibre et de logique, de complexité et de clarté fait deuxième-ment, pour Liszt, histoire. Ce sont des « combinaisons » qui « forment

époque dans le maniement du style musical »58, écrit-il. En troisième

lieu, Liszt rattache Chopin sans le dire à un lieu commun du classicis-

me aristocratique européen : l’art cache l’art. C’est en ce sens qu’il dis-

cerne dans l’art de son ami une « profondeur » déguisée « sous la grâce »,

une « habileté » déguisée « sous le charme »59. La suite de la démonstra-

tion lisztienne est plus technique : « extension des accords soit plaqués,

soit en arpèges, soit en batteries ; […] sinuosités chromatiques et enhar-

moniques ; […] petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les

gouttelettes d’une rosée diaprée par-dessus la ligne mélodique »60 qui,

la précision est essentielle, nodale même, ont libéré l’ornementation

pianistique de la copie servile de la voix humaine61, enfin « admirables

progressions harmoniques, qui ont doté d’un caractère sérieux, même

les pages qui par la légèreté de leur sujet ne paraissaient pas devoir pré-

tendre à cette importance »62. Le dernier point concerne les œuvres du

dernier Chopin. Liszt parle « des émotions alambiquées de Jean Paul,

de « sensibilité surexcitée », de « contournement » et de « torsion de [l]

a pensée »63. Là, en 1850, il ne comprend pas. Sans entrer dans de trop

long développements, on peut penser que Liszt qui fera évoluer sonlangage – le langage des œuvres des années 1880 – dans le sens d’une

désintégration expérimentale, d’une forme de dislocation quasiment

nihiliste, voire fantomatique, vers le quasi niete, ne peut comprendre cet

art de la saturation, notamment de la surcharge chromatique, au bord

de la rupture qui caractérisera bientôt celui d’un Scriabine voire d’un

Schoenberg, et que Chopin annonce par bien des aspects.

Liszt dans ce premier chapitre de son Chopin propose un inventaire

d’une rare lucidité qui, confronté au langage de la Leggierezza, fait de

57  Ibid .58  Ibid .59 « Osées, brillantes, séduisantes, elles [les combinaisons chopiniennes] déguisent leur profon-

deur sous tant de grâce, leur habileté sous tant de charme… », dans F. Liszt, Chopin, p. 7.60  Ibid ., p. 7-8.61  Ibid ., p. 8.62  Ibid .63  Ibid ., p. 17.

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cette œuvre une magnifique tentative de réappropriation des innova-

tions de son ami polonais où, il convient de le souligner, l’appropriationmusicale précède de plusieurs années l’exposé lucide de l’inventaire des

procédés du premier chapitre de Chopin.

 2. L es  années 1849-1851

Le Chopin de Liszt est le point d’aboutissement du processus de

construction esthétique commencé dans les années 1830. Le premier

chapitre est – nous venons de le dire – le plus bel inventaire des innova-

tions de Chopin. Liszt y développe ce qu’il se contentait d’évoquer dans

son article de 1841. En même temps, c’est dans le Chopin qu’on trouve

le corpus d’images qui permet de comprendre l’identité profonde de la

 Mazurka brillante et des deux polonaises. Liszt procède pour les mazur-

kas et pour les polonaises comme il procède pour ses propres mélodies

hongroises. Il construit un mécanisme de régression primitiviste où il

révèle l’essence de la mazurka ou de la polonaise avant que la civilisation

et les conventions ne les dégradent. « Le caractère primitif de la danse

polonaise, remarque Liszt, est difficile à deviner maintenant, tant elle

est dégénérée »64. Et ensuite, il incarne musicalement les concepts ainsiconstruits. Retenons seulement deux citations qui, à leur manière, dans

leur concision caractérisent, selon Liszt, l’essence de la Polonaise et de

la Mazurka avant que les corruptions de la civilisation ne viennent les

altérer et qui ne sont pas sans résumer le style des deux polonaises et de

la Mazurka brillante de Liszt. Il y a dans les deux polonaises de Liszt une

forme de folie virtuose, une extériorité, notamment dans la Polonaise en

 mi majeur, qui ne sont guère chopiniennes mais qui ne prennent sans

doute leur sens que si l’on se souvient que, pour Liszt, la polonaise est

une danse où, « chez les Polonais des temps passés, une mâle résolutions’unissant à cette ardente dévotion pour les objets de leur amour, qui

dictait tous les matins à Sobieski, en face des étendards du Croissant,

 aussi nombreux que les épis d’un champ, de si tendres billets à sa femme,

prenait une teinte singulière et imposante, dans l’habitude de leur

64  Ibid ., p. 23.

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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?

maintien, noble jusqu’à une légère emphase »65. Quant à la Mazurka,

elle devient, selon la définition de Liszt, un rapt sensuel où il ne s’agitpas tant de conquérir que d’écraser ses… rivaux : « L’homme choisi par

sa danseuse s’en empare comme d’une conquête dont il s’enorgueillit,

et la fait admirer à ses rivaux avant de l’enlever dans une étreinte volup-

tueuse à travers laquelle on aperçoit encore l’expression narguante du

vainqueur et la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de

son triomphe »66. Triomphe qui est aussi celui du virtuose qui toujours

« se relève Roi » !

conclusion

Bien entendu, il est difficile de départager en définitive ce qui relève

dans les relations entre Liszt et Chopin de la coexistence pacifique, du

ralliement à la cause ou de l’exercice d’admiration. Quee que l’on pense

des motivations de Liszt par rapport à son ami, qui était aussi pour lui,

de toute façon, une forme de concurrent redoutable, et de l’instrumenta-

lisation qu’il a pu faire de lui dans sa croisade esthétique, on ne peut nier

l’impact historique de cette relation au sommet. La personnalité artis-tique hors du commun de Chopin a été pour Liszt le moyen d’affirmer

des valeurs nouvelles, au nombre desquelles on mentionnera : la promo-

tion sociale de la méritocratie, le respect devant la qualité des œuvres et

devant le métier, le basculement de l’expertise sur les musiciens et non

les commanditaires et les mondains. Liszt a été – avec la complicité,

consciente ou inconsciente de Chopin, volontaire ou involontaire – un

véritable acteur de ce qu’on appellerait aujourd’hui le changement social.

Et ce changement social est indissociable d’un trait propre à Liszt qui

est son idéologie, idéologie qui est elle-même à mettre en relation avecsa pratique constante de la réécriture et de l’arrangement. Paul Ricœur, à

la suite de Karl Mannheim, remarque qu’idéologie et utopie ont en

commun une forme de « non-congruence avec la réalité ». Il remarque

ensuite que « la possibilité de cette non-congruence, de cette distorsion

65   Ibid ., p. 21.66  Ibid ., p. 49-50.

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Bruno Moysan

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à l’égard de la réalité, présuppose déjà de beaucoup de manières que

les individus comme les groupes se rapportent à leurs propres vies età la réalité sociale sur un mode qui n’est pas celui de la participation

sans distance, mais précisément celui de la non-congruence. Toutes les

figures de la non-congruence doivent être parties prenantes de notre

appartenance à la société. » Ce qui fait dire aussi à Paul Ricoeur que,

premièrement, « l’imagination sociale est constitutive de la réalité socia-

le » et, deuxièmement, « tout se passe comme si l’imagination sociale,

ou l’imagination culturelle, opérant de manière constructrice et de

manière destructrice, était à la fois une confirmation et une contestation

de la situation présente »67. Liszt regarde la réalité avec justement cette

distorsion, cette imagination sociale et culturelle qui le met en projet.

Il est probable que ce soit dans ce regard « idéologique »68, et subjectif,

que se trouve un des ressorts profonds du rapport lisztien à son environ-

nement et à son action transformatrice sur ce même environnement, ce

qui explique peut être le formidable transcripteur mais aussi faiseur de

doctrines qu’il a été. En proposant à ses contemporains sa propre lecture

des enjeux esthétiques et sociaux de son temps et en conduisant ses

contemporains à s’y conformer partiellement par la force de son argu-

mentation et de son action, Liszt a été un véritable acteur historique du

changement social et notamment de ce changement de paradigme qu’aété le romantisme.

67 Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, coll. Points-Essais, 1997, p. 19.68 Sur la question de l’idéologie, on se reportera, outre l’ouvrage de Ricoeur que nous venons de

mentionner, à l’ouvrage de Nestor Capdevila, Le concept d’idéologie, Paris, PUF, 2004.

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