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INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA LECTURE PUBLIQUE D'année en année, les travaux de micro-histoire modifient les pers- pectives. Base et aliment des synthèses dont nous rêvons et qui, sans eux, seraient construites sur le sable, ils obligent à de perpétuels recom- mencements. Sur un plan général, nous écrivons, nous enseignons des erreurs : loi mélancolique de toute science. Ce n'est pas une raison pour courtiser la contradiction, ni pour nourrir des songes creux. Robert BOUTRUCHE. Note liminaire. Ilconvient, pour la clartéde l'exposé, de définir de façon sommaire et provisoire un terme que l'on chercherait vainement dans les dictionnaires de la langue française. La lecturepublique est l'activité ou, si l'on préfère, le service, ou les fonctions d'une catégorie de bibliothèques que la terminologie pro- fessionnelle internationale désigne sous le nom de bibliothèques publiques. L'épithète n'est pas prise ici dans son sens administratif, mais dans un sens fonctionnel défini par l'Unesco en 1970 : est publique toute bibliothèque instituée pour desservir, sans discrimination, les membres d'une collectivité. En ce sens, des bibliothèques de statut privé entrent dans la catégorie des bibliothèques publiques, et beaucoup de bibliothèques de statut public n'en font pas partie. Pour éviter une ambiguïté à laquelle la langue française répugne, nous n'hésiterons pas à utiliser l'expression de bibliothèque de lecture publique pour désigner ces bibliothèques. I. HISTOIRE DE LA LOCUTION Dans l'éventail largement ouvert de l'activité des bibliothécaires d'aujourd'hui, la lecture publique occupe une place de choix et, à bien des égards, privilégiée. C'est, dans l'histoire des bibliothèques, un fait récent. La notion et les réalités de la lecture publique se sont en effet lentement constituées au cours du premier tiers du XX e siècle. Elle n'apparaît à l'horizon des bibliothécaires professionnels qu'après la première guerre mondiale, comme une transforma- tion de la lecture populaire. Il est vrai que sur les plans de la chronologie, de la réalité quotidienne, des institutions, la lecture publique est le successeur immédiat de la lecture populaire. Mais c'est un succes- seur qui a délaissé l'héritage. Il a rejeté l'esprit et la finalité de la vieille bibliothèque populaire qui n'a été tout au long de son histoire qu'un instrument du conditionnement des classes laborieuses et du maintien de l'ordre social. La lecture publique, elle, sevoulait ouverture sur les valeurs de civilisation et instrument de libre réflexion. Il y a antinomie, incompatibilité radicale entre l'idéologie de la lecture populaire et celle de la lecture publique. Cette rupture et l'origi- nalité de la lecture publique n'ont cependant pas été clairement perçues par les générations professionnelles des années 1920-1940. Les bibliothécaires de tradition ont accueilli avec indifférence, avec réserve ou avec hostilité la conception nouvelle du rôle éducatif et documentaire de la bibliothèque publique qui leur était proposée par quelques bibliothécaires municipaux qui avaient tenté, avant 1914 déjà, d'ouvrir leurs établissements à un public plus large que le petit cercle des érudits et des étudiants qui les fréquentaient. Lorsque ces mêmes bibliothécaires, cherchant une expression pour désigner le service nouveau qu'ils tentaient d'annexer à leurs vieilles bibliothèques, introduisirent l'expression de lecture publique dans les réunions professionnelles, ils suscitèrent une querelle terminologique qui ne paraît pas encore tout à fait apaisée aujourd'hui. Cela n'a pas été qu'une querelle de mots : la lecture publique, qui s'affirmait, provoqua alors des réactions franchement hostiles dans le milieu des bibliothécaires de tradition, où la lecture populaire avait cependant rencontré des sympathies actives dans les générations précédentes. Mais la lecture populaire était portée par d'autres institutions et elle se développait à un niveau social et intellectuel qui n'interférait pas avec celui des institutions qu'ils dirigeaient. La lecture publique, au contraire, touchait leur domaine de plus près, et beaucoup y virent une concurrente redoutable dans le partage de la maigre audience qui était la leur et des maigres crédits municipaux alloués aux institutions de lecture. L'expression est d'abord entrée dans la langue française avec son sens littéral. La lecture collective est une pratique spontanée et banale dans les milieux populaires peu alphabétisés, où les plus instruits font la lecture des livres et des journaux, en famille ou dans des cercles constitués. Les autorités civiles et religieuses ont régulièrement utilisé la lecture

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INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA LECTURE PUBLIQUE

D'année en année, les travaux de micro-histoire modifient les pers-pectives. Base et aliment des synthèses dont nous rêvons et qui, sanseux, seraient construites sur le sable, ils obligent à de perpétuels recom-mencements. Sur un plan général, nous écrivons, nous enseignons deserreurs : loi mélancolique de toute science. Ce n'est pas une raison pourcourtiser la contradiction, ni pour nourrir des songes creux.

Robert BOUTRUCHE.

Note liminaire. Il convient, pour la clarté de l'exposé,

de définir de façon sommaire et provisoire un terme

que l'on chercherait vainement dans les dictionnairesde la langue française. La lecture publique est l'activité

ou, si l'on préfère, le service, ou les fonctions d'une

catégorie de bibliothèques que la terminologie pro-fessionnelle internationale désigne sous le nom de

bibliothèques publiques. L'épithète n'est pas priseici dans son sens administratif, mais dans un sens

fonctionnel défini par l'Unesco en 1970 : est publique

toute bibliothèque instituée pour desservir, sansdiscrimination, les membres d'une collectivité. En cesens, des bibliothèques de statut privé entrent dans lacatégorie des bibliothèques publiques, et beaucoupde bibliothèques de statut public n'en font pas partie.Pour éviter une ambiguïté à laquelle la langue françaiserépugne, nous n'hésiterons pas à utiliser l'expressionde bibliothèque de lecture publique pour désigner cesbibliothèques.

I. HISTOIRE DE LA LOCUTION

Dans l'éventail largement ouvert de l'activité desbibliothécaires d'aujourd'hui, la lecture publiqueoccupe une place de choix et, à bien des égards,privilégiée. C'est, dans l'histoire des bibliothèques,un fait récent. La notion et les réalités de la lecturepublique se sont en effet lentement constituées aucours du premier tiers du XXe siècle. Elle n'apparaîtà l'horizon des bibliothécaires professionnels qu'aprèsla première guerre mondiale, comme une transforma-tion de la lecture populaire. Il est vrai que sur lesplans de la chronologie, de la réalité quotidienne, desinstitutions, la lecture publique est le successeurimmédiat de la lecture populaire. Mais c'est un succes-seur qui a délaissé l'héritage. Il a rejeté l'esprit et lafinalité de la vieille bibliothèque populaire qui n'a ététout au long de son histoire qu'un instrument duconditionnement des classes laborieuses et du maintiende l'ordre social. La lecture publique, elle, se voulaitouverture sur les valeurs de civilisation et instrumentde libre réflexion. Il y a antinomie, incompatibilitéradicale entre l'idéologie de la lecture populaire etcelle de la lecture publique. Cette rupture et l'origi-nalité de la lecture publique n'ont cependant pas étéclairement perçues par les générations professionnellesdes années 1920-1940. Les bibliothécaires de traditionont accueilli avec indifférence, avec réserve ou avechostilité la conception nouvelle du rôle éducatif etdocumentaire de la bibliothèque publique qui leurétait proposée par quelques bibliothécaires municipauxqui avaient tenté, avant 1914 déjà, d'ouvrir leurs

établissements à un public plus large que le petitcercle des érudits et des étudiants qui les fréquentaient.Lorsque ces mêmes bibliothécaires, cherchant uneexpression pour désigner le service nouveau qu'ilstentaient d'annexer à leurs vieilles bibliothèques,introduisirent l'expression de lecture publique dansles réunions professionnelles, ils suscitèrent unequerelle terminologique qui ne paraît pas encore toutà fait apaisée aujourd'hui. Cela n'a pas été qu'unequerelle de mots : la lecture publique, qui s'affirmait,provoqua alors des réactions franchement hostilesdans le milieu des bibliothécaires de tradition, où lalecture populaire avait cependant rencontré dessympathies actives dans les générations précédentes.Mais la lecture populaire était portée par d'autresinstitutions et elle se développait à un niveau socialet intellectuel qui n'interférait pas avec celui desinstitutions qu'ils dirigeaient. La lecture publique,au contraire, touchait leur domaine de plus près,et beaucoup y virent une concurrente redoutable dansle partage de la maigre audience qui était la leur etdes maigres crédits municipaux alloués aux institutionsde lecture.

L'expression est d'abord entrée dans la languefrançaise avec son sens littéral. La lecture collectiveest une pratique spontanée et banale dans les milieuxpopulaires peu alphabétisés, où les plus instruitsfont la lecture des livres et des journaux, en familleou dans des cercles constitués. Les autorités civileset religieuses ont régulièrement utilisé la lecture

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publique comme un moyen de l'information et del'instruction du peuple. Lorsque l'enseignement élé-mentaire est apparu comme une nécessité économique,politique et sociale, les pouvoirs publics ont utilisé,entre autres moyens, cette manifestation du besoininstinctif de communiquer pour favoriser l'alphabé-tisation des milieux populaires. On l'a vu dans laFrance du XIXe siècle comme dans les nouvellesrépubliques soviétiques après 1917. Au début de laDeuxième République, le ministre de l'Instructionpublique institutionnalise la lecture collective etorganise des lectures publiques régulières à Paris.C'est dans ce sens que l'expression a été courammentutilisée pendant toute la seconde moitié du siècle.La chute de la République a entraîné l'abandon deslectures publiques officielles, mais la pratique s'enest longtemps maintenue dans les écoles du soir etdans les bibliothèques populaires. Cette premièreanimation de la lecture a décliné à mesure que l'ins-truction populaire se généralisait et que l'analphabé-tisme régressait. Elle semble avoir à peu près complète-ment disparu au début de notre siècle. Dans son sens,primitif, l'expression n'apparaît plus que rarementdans la littérature professionnelle et pédagogique dela fin du XIXe siècle. Mais, par un glissement de sensdont nous percevons mal le processus, on la voittrès vite réapparaître avec un sens nouveau, celuiqu'elle a conservé jusqu'à nos jours.

L'utilisation la plus ancienne de l'expression avecson sens actuel apparaît sous la plume du pasteurJean-Frédéric Oberlin. Dans un texte transcrit dans leregistre de la bibliothèque paroissiale de Waldrsbachet daté du 9 février 1792, Oberlin confie à ses parois-siens les difficultés qu'il a rencontrées pour gérer labibliothèque. Rappelant sa fondation par son prédé-cesseur, le pasteur Jean-Georges Stuber, il écrit :« ...il établit une bibliothèque de lecture publique et uneautre pour servir dans les écoles ». Cette précoce etsingulière apparition du terme est inexplicable. Nousne pouvons imaginer, dans l'état de nos connaissancessur les bibliothèques du peuple au XVIIIe siècle, quelleest la réalité qu'Oberlin a voulu évoquer en utilisantl'expression bibliothèque de lecture publique pourdésigner, non pas la fonction, mais l'institution dansune locution complexe que beaucoup de bibliothé-caires hésitent encore à employer aujourd'hui. Leschoses, en revanche, apparaissent plus cohérenteslorsqu'on lit les textes de ceux qui se sont intéressésprofessionnellement à la lecture.

Au XIXe siècle, la fonction des bibliothèques popu-laires a été tout naturellement désignée par le termede lecture populaire qui, avec ceux de instructionpopulaire et éducation populaire, était d'un usagecourant dans la littérature administrative et pédago-gique. Vers les années quatre-vingt-dix, la critiquese fit trés vive à l'égard de ces bibliothèques jugéesinefficaces parce que mal adaptées aux besoins nou-veaux suscités par l'élévation générale du niveauéconomique et intellectuel des classes populaires. EnAllemagne comme en France, les esprits progressistescondamnent cette vieille institution dont ils associentvolontiers l'image aux relents de la soupe populaire.Dans deux ouvrages publiés en 1908 et en 1910,Eugène Morel introduit une distinction radicale entredeux fonctions de la bibliothèque: conserver etinstruire. Il propose de désigner par le terme de

librairie publique les institutions créées pour fairelire les livres et de réserver celui de bibliothèque auxinstitutions chargées de conserver les livres. Son secondouvrage, qu'il intitule La Librairie publique, commenceainsi: « Concevoir la lecture comme un service publicnécessaire... », et lorsque Morel parle de la fonctionde la librairie publique, le terme de lecture publiquevient tout naturellement sous sa plume. Il n'éprouvepas le besoin d'expliquer cette expression, alors qu'iljustifie longuement sa tentative de ressusciter le sensancien du mot librairie. Si on rejetait le qualificatifpopulaire, lecture publique s'imposait en effet commesubstitut de lecture populaire dans les années mêmesoù l'expression instruction populaire était délaisséepeu à peu au profit de : instruction publique.

La profession n'a pas retenu la librairie publiquequi ne correspondait à aucune réalité institutionnelle.Lecture publique, en revanche, était appelée à un belavenir. L'expression ne prit cependant sa place quetrès lentement dans la terminologie professionnelleet elle rencontra des résistances tenaces. Morellui-même ne lui a pas accordé beaucoup d'intérêt.Lorsque, président en exercice de l'Association desbibliothécaires français, il visita en novembre 1918la bibliothèque centrale organisée à Paris pourdesservir les unités de l'armée américaine, il formulaà trois reprises dans son allocution le voeu d'uneorganisation de la lecture collective et non de la lecturepublique. L'expression réapparaît en 1921 sous laplume d'Ernest Coyecque dans un article intituléUne Organisation de la lecture publique en Suisse.

En juillet 1925, Gabriel Henriot emploie, pour lapremière fois semble-t-il, la locution lecture publiquerurale en brossant dans une réunion professionnelleun tableau de la situation des bibliothèques françaises,mais il n'utilise plus l'expression en 1928 lorsqu'ilpropose l'organisation d'un Service public de lecture,d'information et de documentation. Le terme gagnecependant les milieux politiques et administratifs.En octobre 1923, l'Association des bibliothécairesfrançais envoie au ministre de l'Instruction publiqueun voeu qui commence ainsi: « Au moment où l'admi-nistration veut organiser la lecture publique... ». Enmars 1929, le Sénat adopte une résolution demandantau gouvernement de créer des salles de lecture publiquedans toute la France, et le ministre suit en instituant,en novembre, une Commission de la lecture publique.En 1931, l'Association des bibliothécaires françaisorganise à Alger un Congrès international de la lecturepublique et Henri Lemaître tente de définir à la tribunece qui était encore un néologisme: « Le mot même debibliothèque, par son aspect savant, est devenu sirébarbatif pour beaucoup qu'on a cherché une autrelocution pour désigner l'endroit où chacun trouveraitles livres qui lui conviennent: c'est ainsi qu'on a crééla locution lecture publique. La lecture publique n'estnullement... la lecture à haute voix devant un publicqui écoute; c'est la lecture, à part soi, dans un endroitpublic, que cet endroit se nomme... bibliothèque ousalle de lecture; nous avons réservé cependant l'emploides mots lecture publique non pas aux bibliothèquesdestinées surtout aux érudits, mais aux établissementsoù le grand public trouve des collections appropriéesà ses goûts et à ses besoins... elle ne nécessite pas deslivres savants, elle veut seulement des livres bien faits,d'un maniement commode, qui rendent à tous les

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services qu'ils en attendent; il faut aussi qu'elle soitorganisée pour que chacun trouve d'abord ce qu'ilveut et pour que les livres donnent en même temps lemeilleur rendement ». Cette laborieuse démonstrationn'était pas faite pour convaincre la soixantaine debibliothécaires qui avaient fait le voyage d'Alger. Ilfallut de longues années avant que ceux d'entre euxqui oeuvraient pour la promotion de la lecture acceptentune expression qui ne leur semblait pas exprimer avecpertinence l'objet de la mission dont ils se sentaientinvestis. Le débat s'aviva après 1936, lorsque lagauche au pouvoir mit les loisirs et la culture popu-laires dans son programme de gouvernement. Dansune communication sur l'abbé Grégoire qu'il fit le25 avril 1937, le Conseiller d'État Pierre Grunebaum-Ballin eut cette réflexion : « ...à une époque où il esttant question de l'utilisation des loisirs « culturels »,où nombre d'éminentes personnalités songent à organiserce qu'on appelle dans un jargon quelque peu anglo-français la « lecture publique » et que je préfère dénom-mer la « lecture populaire »,... ». Le Comité inter-national des bibliothèques réuni à Paris en août 1937eut une « vive discussion sur la meilleure manière dedénommer les bibliothèques populaires », au cours delaquelle le bibliothécaire municipal de Nantes, PierreLelièvre, déclara que le terme de lecture publique étaitimpropre, mais il le reconnut consacré par l'usage.Pierre Lelièvre réitéra sa critique dans deux articlesparus en 1938 et en 1939, et il tenta, comme HenriLemaître l'avait fait sept années plus tôt, de définirle contenu de la lecture publique: « Le terme incorrect,mais usuel désormais, de lecture publique est une réalitéfort extensible. J'entends ici désigner par ces motstout ce qui n'est pas érudition, recherche, étude, infor-mation ou documentation utilitaire: le livre, la lectureconsidérés comme des instruments de culture désinté-ressée ou de distraction ».

Ces textes illustrent parfaitement le malaise dumilieu professionnel devant une situation nouvellequ'il ne dominait pas encore et dont il discernait mall'incidence sur l'activité des bibliothèques. De mêmeque Charles Mortet, en 1910, ne voyait qu'unebibliothèque populaire améliorée dans la librairiepublique proposée par Morel, de même Grunebaum-Ballin est incapable de percevoir l'originalité de lalecture publique, et il commet une bien singulièreerreur de jugement en voyant un anglicisme dans unelocution authentiquement française, que les Anglaisavouent comprendre difficilement. Le Comité inter-national des bibliothèques est sensible à la différence,mais sa réflexion n'aboutit pas. Pierre Lelièvre neparvient pas non plus à formuler une définition ;par une démarche toute négative, il délimite le domaine

de la lecture publique par rapport à celui des biblio-thèques de recherche, d'étude et de documentationet le restreint aux finalités gratuites de la chose im-primée : culture désintéressée et distraction.

L'officialisation du terme par la création d'uneDirection des bibliothèques et de la lecture publiqueen 1945, direction dont les actes et les publicationsont vulgarisé le terme et fait la fortune des expressionslecture publique rurale et lecture publique urbaine,n'a cependant pas fait disparaître les réticences. Onpourrait multiplier les citations de discours et d'articlesdont les auteurs ont utilisé le terme en s'en excusantcomme d'une incongruité, ou bien l'ont mis entreguillemets comme une singularité étrange dont ilsne voulaient pas prendre la responsabilité. Le débatreprit encore en 1966 au sein de la section de lecturepublique de l'Association des bibliothécaires français.Ceux qui étaient hostiles à la locution déclarèrentqu'elle ne signifiait rien; ils arguèrent du fait qu'ellen'avait pas d'équivalent dans les langues étrangères,en anglais tout particulièrement, et qu'elle n'étaitpar conséquent pas utilisable dans les relationsinternationales. La section changea alors son nomet devint Section des bibliothèques publiques.

A la réflexion, l'objet de la querelle paraît insaisis-sable. La langue professionnelle dispose en effetd'un certain nombre de termes pour désigner lesfonctions des bibliothèques: conservation, étude etrecherche, documentation générale, documentationspécialisée, lecture publique. Les uns sont pertinentset compréhensibles sans explication pour le profane.Les autres le sont moins. Lecture publique, assurément,est de ceux-ci. Mais les uns et les autres ont l'autoritéque leur confère un usage général. Accolés au motbibliothèque, ils forment des expressions qui définissentdes institutions parfaitement typées: bibliothèque deconservation, bibliothèque d'étude et de recherche,bibliothèque spécialisée, bibliothèque de lecturepublique, toutes ces locutions entraînent des ensemblesde connotations qui caractérisent sans ambiguïté cesdivers types de bibliothèques par leur vocation domi-nante, par les services qu'elles assurent, par le niveauet la qualité de leurs collections, par le public qu'ellesdesservent. Aucun des censeurs cités plus haut n'a parailleurs jamais proposé de substitut à cette locutionmal aimée, à l'exception de l'impossible retour à lalecture populaire, et force nous est bien de reconnaîtreque le bibliothécaire français qui dispose de deuxlocutions, bibliothèque publique pour désigner l'insti-tution, lecture publique pour désigner la fonction, estmoins démuni que la communauté internationale,qui ne possède qu'un vocable pour nommerl'institution.

II. LE CONTENU DE LA LECTURE PUBLIQUE

Si la communauté internationale ignore le terme delecture publique, elle en a cependant donné, sinon unedéfinition, au moins une analyse dans le Manifestesur la bibliothèque publique publié par l'Unesco en1972 dans le cadre de l'Année internationale du livre.Ayant posé en principe que la bibliothèque publique,« institution démocratique d'enseignement, de culture

et d'information », était ouverte à tous « sans distinctionde race, de couleur, de nationalité, d'âge, de sexe, dereligion, de langue, de situation sociale ou de niveaud'instruction », ce texte prolixe définit une médiathèqueidéale qui assurerait tous les services des bibliothèquesd'hier, d'aujourd'hui et de demain. La lecture publiquey apparaît comme une fonction composite qui réunit

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celles de divertissement, de culture, de formation, devulgarisation et d'information, de documentation etd'étude, le jeu de ces fonctions étant assuré par unefonction fondamentale qui est la fonction de conser-vation. Sous une forme plus concise, on peut trouvertoutes ces composantes énumérées dans un textebeaucoup plus ancien, le rapport présenté par laCommission de la lecture publique au ministre del'Instruction publique en 1930:

« Notre commission est la première qui aborde leproblème dans son ensemble et qui, avec un soucid'éducation nationale, se préoccupe à la fois du livred'étude et du livre de récréation... On ne s'est préoccupéjusqu'ici que des bibliothèques d'étude et de conser-vation ; on laissait encore de côté les simples biblio-thèques de lecture, de culture, de récréation à l'usagede tout le monde... »

Ces deux textes nous montrent la voie à suivre poursaisir concrètement le contenu de la lecture publique.Ils nous invitent à faire une analyse de cette fonctioncomplexe en la décomposant en éléments simples.Ces éléments une fois isolés, l'histoire de la lecturepublique doit chercher à voir, en les suivant dans letemps, pourquoi et comment ils se sont combinéspour former un cadre fonctionnel original où labibliothèque publique a pu se constituer.

La conservation, la documentation et l'étude nesont pas des fonctions spécifiques de la lecturepublique. Ce sont des fonctions communes à toutesles bibliothèques. La formation, la vulgarisation desconnaissances, l'accès au patrimoine culturel et ledivertissement apparaissent, en revanche, commedes finalités propres à la bibliothèque publique etcomme des caractéristiques spécifiques de la lecturepublique. Or, si l'on se place dans une perspectivehistorique, on constate d'une part que les composantesde la lecture publique apparaissent à des époquesdifférentes de l'histoire des bibliothèques, et d'autrepart que la bibliothèque publique d'aujourd'hui réunitdes fonctions et des services qui ont été assurés dansle passé par des institutions différentes.

DOCUMENTATION ET ÉTUDE

La fonction de documentation et d'étude, surtoutlorsqu'elle s'applique à la création intellectuelle,littéraire et esthétique, est indissolublement liée à lafonction de conservation. Ces fonctions existent déjàdans les bibliothèques de l'Antiquité. Perpétuée auMoyen âge par les bibliothèques monastiques, dontbeaucoup allèrent, au cours des siècles suivants,enrichir les collections des princes, des villes et desuniversités, cette tradition de conservation et d'érudi-tion est toujours vivace dans les bibliothèques muni-cipales françaises les plus anciennes, celles qui se sontconstituées au XVIIIe et pendant la première moitiédu XIXe siècle. Un certain nombre de bibliothèquespubliques de création plus récente - municipales etcentrales de prêt - tendent à dépasser le stade primitifde simples bibliothèques de prêt et de dépôt, et ellescommencent à constituer des collections durablesd'ouvrages de référence, de documentation locale etde documentation iconographique.

FORMATION, VULGARISATION, INFORMATION

La fonction de formation, inséparable de celle devulgarisation des connaissances et de celle d'informa-tion, apparaît dans les bibliothèques beaucoup plustardivement. Le livre nous semble aujourd'hui unoutil indispensable de la formation de l'individu àtous les stades de son existence. Il n'en a pas toujoursété ainsi. L'apprentissage de la vie collective et celuid'une profession ont été pendant longtemps un condi-tionnement oral et gestuel réalisé par l'imitation demodèles et d'exemples. Le progrès technique, ladiversification et la spécialisation des connaissances,la complexité croissante de la vie collective ont imposél'écrit, d'abord comme auxiliaire, puis comme substitutde cet enseignement oral. Vers la fin du XVIIIe siècleon voit poindre l'idée de rassembler dans des sallespubliques les livres pratiques utiles à la conduite dela vie et à l'exercice d'un état. Ces petites collections,n'étaient destinées qu'aux individus de basse condition,à ceux dont le travail manuel était une source derichesses pour la nation et à qui il convenait, pourcette raison, d'enseigner ce qui était nécessaire à leurmétier. La bibliothèque populaire du XIXe siècle n'aété, à ses débuts au moins, qu'une reprise et uneamplification de cette idée. Dès le moment où elleétait reconnue comme une nécessité, la lecture dupeuple releva donc, comme l'enseignement auquelelle est restée longtemps étroitement liée, de la respon-sabilité de la collectivité. Son organisation fut assuréed'abord par des associations et par les communes,puis par l'État. Mais, dans les classes supérieuresde la société, la lecture informative et documentaireest restée en dehors de toute institution. La biblio-thèque privée a longtemps répondu aux besoins descouches sociales favorisées. Cependant, vers le milieudu siècle dernier, au moment même où les biblio-thèques populaires connaissaient un développementspectaculaire, on vit apparaître en milieu urbain desassociations aux cotisations relativement élevées,qui créèrent des bibliothèques de lecture et de prêtdestinées à une clientèle de petite et moyenne bour-geoisie. Les fonctions de formation permanente, devulgarisation et d'information qui se développentdans les bibliothèques au cours du XIXe siècle, sontdonc fortement marquées par des clivages sociaux, quidemeurent encore sensibles aujourd'hui dans beaucoupde bibliothèques publiques.

DIVERTISSEMENT

La fonction de divertissement est plus récente encoreque les précédentes. Lorsque celui qui allait devenirl'abbé Grégoire pénétra, encore enfant, dit-il, pour lapremière fois à la bibliothèque publique de Nancy, onlui demanda ce qu'il désirait: « Des livres pourm'amuser. -- Mon ami, vous vous êtes mal adressé:on n'en donne ici que pour s'instruire. - Je vousremercie; de ma vie je n'oublierai la réprimande ».Savantes ou populaires, les bibliothèques n'ont vouluêtre pendant longtemps que des bibliothèques utiles.Elles ne considéraient pas qu'elles avaient la moindreplace à tenir dans les loisirs des hommes. Les biblio-thécaires ont été unanimes à condamner le roman,à l'exception des oeuvres classiques reconnues. Leroman ne sera toléré dans les bibliothèques populaires

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qu'après 1860. Ce ne fut d'abord qu'une concessionfaite au public, lorsque les promoteurs constatèrentl'inanité de leurs efforts pour faire lire les ouvragesédifiants et didactiques. C'est beaucoup plus tardive-ment que les bibliothécaires reconnurent que le plaisirde la lecture avait aussi une valeur éducative et qu'ilsprirent en compte les aspects ludiques de l'activitéde la bibliothèque.

CULTURE

La fonction culturelle des bibliothèques publiquesest affirmée avec vigueur par le manifeste de l'Unesco.Elles sont « le principal moyen de donner à tous libreaccès au trésor des pensées et des idées humaines etaux créations de l'imagination de l'homme ». Leurscollections « doivent être la preuve vivante du savoiret de la culture ». Mais ce savoir et cette culture ontlongtemps été le domaine réservé d'une élite écono-mique et sociale. Lorsque cette élite a découvert, auXVIIIe siècle, les réalités d'une classe populaire qu'ellevoulait croire vouée aux « travaux mercenaires,manuels et serviles », elle a commencé à lui déniertout droit à une autre instruction que celle de lareligion et que l'apprentissage d'un métier. Une plusjuste appréciation des réalités économiques lui fitvite reconnaître la nécessité de donner au peuple lesconnaissances utiles au perfectionnement de son savoirfaire. Le système éducatif du XIXe siècle est sorti decette conception qui a modelé l'instruction publiqueet imposé de façon durable des réseaux distincts dediffusion du savoir: d'un côté l'école primaire et labibliothèque populaire, de l'autre le lycée, l'université,la bibliothèque de l'homme cultivé. Une lente prisede conscience des limites d'une école publique destinéeà encadrer, à conditionner, à maintenir la stratificationsociale, a suscité, vers la fin du XIXe siècle, la créationd'un ensemble d'oeuvres post- et parascolaires quicommencèrent à démocratiser l'accès au savoir etaux valeurs culturelles. La participation de toutesles classes sociales à la culture est une idée nouvelle.On pourrait certes en trouver l'expression dès laRévolution française, mais elle n'a pas pénétré dansles comportements avant le XXe siècle. Elle n'estdevenue réalité institutionnelle qu'à une époque trèsrécente: c'est en 1946 que le droit à la culture a étéinscrit dans la constitution française et les affairesculturelles n'ont été détachées de l'enseignementqu'en 1959 pour constituer un ministère spécialisé.La lecture publique a naturellement suivi un coursparallèle. Les bibliothèques municipales, bibliothèquesde l'élite, ont peu à peu annexé la lecture populaireavant d'ouvrir plus largement leurs portes à tous lespublics. Mais l'accès des classes populaires auxoeuvres de l'esprit et leur participation aux valeursde culture ne pouvaient être réalisés sans médiation.C'est ce qui explique et justifie l'importance desactivités d'animation dans les bibliothèques publiques.C'est là une réalité ancienne dont on découvre l'exis-tence dès le début du XIXe siècle. Ces activités semblentse développer par paliers et recevoir des impulsionsnouvelles chaque fois que l'histoire permet auxclasses populaires d'exprimer plus hautement leursaspirations. 1848, 1936, 1945, 1968, ces dates jalonnentl'histoire de la lecture publique en France, parcequ'elles ont modifié les attitudes sociales devant la

diffusion des valeurs de culture et infléchi en consé-quence les conceptions et le comportement des biblio-thécaires de lecture publique.

Écrire l'histoire de la lecture publique, c'est donctout d'abord retracer la genèse et l'apparition de sescomposantes spécifiques, c'est-à-dire celle de lafonction de formation, de la fonction de divertissementet de la fonction culturelle, dans l'histoire généra.ledes bibliothèques. L'histoire interne de celles-ci nesaurait nous éclairer sur les circonstances qui ontprovoqué la pénétration de ces fonctions nouvellesdans des bibliothèques traditionnellement vouéesà la conservation, à l'étude et à la recherche. L'utilisa-tion de collections organisées de livres dans laformation de l'individu, dans ses activités de loisirset pour l'accès au patrimoine culturel commun esttout à fait étrangère à ces bibliothèques. C'est dansl'histoire sociale qu'il convient de chercher uneexplication à l'apparition de ces fonctions, dont ledéveloppement allait entraîner une profonde mutationdans le comportement des bibliothécaires et modifierradicalement le statut de la bibliothèque traditionnelle.

Lorsque la pratique scolaire généralisa, au coursdes XVIIe et XVIIIe siècles, l'usage du livre commeinstrument de l'enseignement, lorsque l'accumulationdes connaissances pratiques et les changements desmodes de la vie collective firent apparaître, vers la findu XVIIIe siècle, la nécessité d'une formation continuéeau-delà de l'école, la fonction éducative reconnue auxbibliothèques suscita d'abord la création d'institutionsoriginales qui se développèrent en marge des biblio-thèques traditionnelles, dans tous les milieux et surl'ensemble du territoire. Au siècle dernier, les biblio-thèques étaient légion. A côté des prestigieusesbibliothèques nationales, des bibliothèques municipaleset des jeunes bibliothèques universitaires, toutestrois utilisées seulement par de minuscules élitesintellectuelles, on trouvait les bibliothèques de lectureprivées fondées pour les classes sociales favorisées,les bibliothèques populaires créées par les églises,des municipalités, des manufacturiers, des associationsinspirées par les idéologies les plus variées, philantro-piques d'abord, religieuses, laïques ou politiques. Ily avait encore dans les campagnes le réseau desbibliothèques scolaires, bibliothèques populaires desmilieux ruraux, créées, soutenues et contrôlées parl'État. Mais ces bibliothèques n'étaient pas desbibliothèques de lecture publique. Aucune ne s'adres-sait à l'ensemble des citoyens. Elles pratiquaienttoutes, sans exception, une censure morale, religieuseou politique, qui assurait une parfaite adéquation del'institution aux idéaux et aux besoins des groupespour lesquels elles avaient été créées. La ségrégationdes publics et la sélection sévère des collectionsdonnaient à ces différentes bibliothèques une vocationdéterminée, souvent exclusive : conservation, recher-che, vulgarisation, endoctrinement.

L'apparition de la fonction culturelle allait boule-verser cet ordre bien établi, détruire les cloisonnements,abolir les discriminations. Lorsqu'elles ne surent pasaccepter cette fonction nouvelle, les bibliothèquesinstitutionnellement bien implantées se sclérosèrent,les autres furent condamnées à dépérir et à disparaître.C'est ainsi qu'une majorité de bibliothèques muni-cipales et de bibliothèques populaires fournit les

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modèles qui alimentèrent jusqu'à nos jours la veinepolémique d'Eugène Morel et de ses épigones. Cellesqui surent reconnaître et assumer la fonction culturelletransformèrent progressivement leur esprit et leursméthodes et finirent par découvrir la réalité de labibliothèque publique telle que nous pouvons lapercevoir aujourd'hui.

Si on entend lecture publique au sens strict, c'est-à-dire entièrement formée avec toutes ses composantes,son histoire ne remonte guère au-delà du premiertiers du XXe siècle. On peut l'envisager ainsi et montrercomment les influences étrangères, l'américaine sur-tout, ont inspiré des bibliothécaires entreprenantsoeuvrant souvent dans des milieux que la bibliothèquepopulaire avait déjà sensibilisés à la lecture institution-nelle, comment l'action sur le terrain a fourni desmodèles à la réflexion professionnelle, comment unedoctrine vivante de la lecture publique s'est peu à peudégagée de la pratique, comment les éléments de cetteréflexion compatibles avec les structures de la viefrançaise et avec les moyens encore réduits de l'admi-nistration des bibliothèques ont été pris en comptepar les pouvoirs publics, et comment l'action enretour de ceux-ci a étendu encore l'influence desmodèles et normalisé les pratiques. Ainsi conduite,l'analyse du phénomène contemporain de la lecturepublique fournirait la matière d'une belle synthèsedont la contribution à l'histoire professionnelle,administrative, culturelle et sociale ne serait pasmince.

Mais l'histoire de la lecture publique est beaucoupplus éclairante si on la considère d'un point de vuegénétique. L'historien cherchera alors à en isolerles fonctions originales et spécifiques. Il découvriral'origine de ces fonctions dans les courants de penséequi traversent l'histoire sociale de la France, dans lesattitudes collectives à l'égard du problème de laformation et de la participation au patrimoine culturel,et dans l'idée que les classes dirigeantes et les pouvoirspublics se font de leurs responsabilités à ce sujet. Ilremontera alors nécessairement beaucoup plus hautdans le temps. La lecture publique lui apparaîtracomme la convergence et comme l'amalgame deplusieurs courants institutionnels qui se sont cotoyéspendant près de deux siècles sans se rencontrer ailleursque dans l'esprit de quelques réformateurs hardisou dans la pratique discrète de quelques bibliothé-caires marginaux. On peut schématiser une situationassez fluante, confuse même à certaines périodes, endistinguant un courant populaire, un courant lettré(qui serait mieux caractérisé par l'épithète bourgeois,qui le situe plus justement par rapport au courantpopulaire, si le terme ne portait pas une connotationpolitique et polémique qui déformerait notre propos)et un courant conservateur.

Le courant populaire est celui des bibliothèques àvocation formatrice et éducative. Elles sont essentielle-ment conçues comme des auxiliaires et des complé-ments de l'école et de l'apprentissage, et elles veulentavant tout former de bons chrétiens, de bons citoyens,de bons laboureurs, de bons ouvriers. A cette fonctionde formation, exclusive à l'origine, la fonction dedivertissement vint s'amalgamer assez tardivement.

Le courant lettré ou bourgeois a longtemps conservéun caractère familial et privé. Lorsqu'il a pénétré

dans la vie sociale, il s'est manifesté d'abord sous uneforme commerciale, celle des cabinets de lecturependant la première partie du XIXe siècle. Il a prisensuite une forme institutionnelle avec des associationsde lecture créées parallèlement aux bibliothèquespopulaires pour les couches sociales plus élevées.Elles assuraient tout à la fois les fonctions de formation,d'information, de culture et de divertissement.

Le courant populaire et le courant lettré, sans seconfondre, se sont rencontrés assez tôt. Il n'y a pas eneffet de limite nette entre des couches sociales dont lesfranges se confondent. On ne saurait, sur le planintellectuel et culturel, distinguer le niveau, les goûtset les besoins de l'ouvrier qui aime lire, de l'artisanet du petit bourgeois. L'analyse du public des biblio-thèques populaires, des cabinets de lecture et dessociétés de lecture montrerait que ces institutionsattiraient, avant 1870 déjà, un éventail assez large depublics appartenant à des milieux sociaux différents.

Le courant conservateur, qui assumait depuistoujours les fonctions de conservation, d'étude et derecherche, finit par rencontrer les deux autres pourdonner naissance à la lecture publique dans uneinstitution nouvelle, la bibliothèque publique, quia fait la synthèse des services assurés auparavant par labibliothèque savante traditionnelle, par la biblio-thèque de culture et par la bibliothèque populaire.

Si l'on envisage l'histoire de la lecture publiquede ce point de vue, c'est-à-dire en considérant lagenèse des fonctions de la bibliothèque dans le cadrede courants de lecture correspondant à des clivagessociaux, on peut y distinguer un certain nombre depériodes qui, jusqu'en 1945 au moins, ne se succèdentpas linéairement mais se chevauchent. Nous enproposerons cinq, dont les deux premières formeraientune sorte de protohistoire de la lecture publique,l'histoire proprement dite commençant au début duXXe siècle avec la naissance de l'idée de la bibliothèquepublique:

1° La période de la bibliothèque populaire, donton perçoit nettement l'origine au milieu du XVIIIe

siècle, lorsque la bourgeoisie et l'aristocratie éclairéesdécouvrirent l'existence du peuple et commencèrentà s'interroger sur leur responsabilité et celle de l'Étatà l'égard de l'éducation nationale. On peut clore cettepériode en 1914, non que cette date marque absolumentla fin de la bibliothèque populaire, mais très certaine-ment celle de sa période créatrice originale. Aprèscette date, elle perd peu à peu ses caractéristiques,s'assimile au courant lettré et au courant conservateurou se fond en eux. Les bibliothèques populaires quiont continué à fonctionner après la première guerremondiale ne sont que des survivances.

2° L'intervention de la bibliothèque traditionnelle.L'histoire de la lecture publique n'a certes pas àconsidérer la bibliothèque de conservation et d'étudedepuis ses origines, mais elle doit la prendre en comptelorsqu'elle décèle l'intention de l'utiliser à des finséducatives et à des fins culturelles. Cette intentionest sensible dès la Révolution de 1789 ; on peut laretrouver, exprimée sporadiquement au siècle suivant,et elle s'incarna dans les bibliothèques municipalesau XXe siècle.

3° L'histoire de la lecture publique commenceréellement à la même époque, lorsque la dénonciation

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de l'institution de lecture populaire se fit plus vive etque le modèle anglo-saxon imposa la conceptiond'une bibliothèque d'étude, d'information, de cultureet de distraction ouverte à tous, offrant au choix dechacun, dans un climat d'entière liberté, un largeéventail de l'ensemble de la production imprimée.Pour les bibliothécaires français, qui venaient à peinede créer un milieu d'échanges en fondant leur associa-tion nationale, commence alors une période derecherche fiévreuse, riche de projets et d'affrontements,pendant laquelle l'originalité de la lecture publiquese dégagea lentement. On peut dater cette périodeavec précision. Elle s'ouvre en 1908 avec l'énormepamphlet qu'Eugène Morel publie sous le titre deBibliothèques. Elle s'achève en 1945 avec la créationd'une direction ministérielle des bibliothèques et dela lecture publique.

4° Une période de vingt-quatre années s'ouvrealors, où l'administration centrale met en oeuvre unplan national d'organisation de la lecture publique,dont les lignes directrices lui ont été fournies par lesréflexions et par les expériences de la période précé-dente. La lecture publique prend alors la structureque nous lui connaissons aujourd'hui. Nous pouvonsclore en 1968 cette période, qui est celle où la lecturepublique française a reçu ses fondations.

5° Nous manquons évidemment du recul nécessairepour définir la période qui commence en 1968. L'annéeest marquée par deux faits d'inégale importance.Le premier est d'ordre interne. C'est la publicationdu rapport d'un groupe interministériel chargéd'étudier la situation de la lecture publique et deproposer un plan de développement. La direction desbibliothèques met alors en place un service de lalecture publique, dont l'activité renforce l'actionministérielle et favorise les initiatives des collectivitéslocales. Le second fait est d'ordre externe et il serévélera probablement beaucoup plus lourd de consé-quences pour le devenir de la lecture publique. C'estle vent de révolte qui souffla sur la France au prin-temps de cette année-là. Son influence directe sur lesbibliothèques et sur la lecture publique a été peusensible. Mais il provoqua chez beaucoup d'hommespolitiques et d'élus municipaux une prise de consciencede l'importance de l'action culturelle dans la vielocale, et plusieurs d'entre eux découvrirent alors lerôle des bibliothèques et de la lecture publique danscette action. Au sein des bibliothèques, comme danstous les milieux associés à l'action artistique et cultu-relle, les discussions furent vives. Les plus anciensdécouvrirent alors que les jeunes générations avaientune conscience aiguë des limites d'une réflexionpurement corporative et qu'elles posaient le problèmede la lecture publique dans le cadre d'une critiqueglobale des structures économiques, sociales et admi-nistratives. Cette façon nouvelle d'appréhender leproblème a fortement infléchi l'action des bibliothé-caires sur le plan local. Dans un certain nombre devilles, les liens se firent plus étroits entre bibliothé-caires, éducateurs et animateurs, et la lecture publiques'intégra plus fortement à l'action culturelle locale.Des bibliothécaires se posèrent le problème du non-public et tentèrent en plus grand nombre une approchedes milieux peu ou non lisants. On vit peu à peu lesbibliothécaires d'entreprise participer aux réunionset aux associations professionnelles. Ces attitudes

nouvelles ont provoqué une relative politisation dumilieu professionnel. Depuis 1975, les partis politiquessont invités aux journées d'étude organisées par lesassociations et plusieurs d'entre eux ont défini leurposition à l'égard de la lecture publique dans le cadred'une politique générale de la création intellectuelleet du livre. Il semble donc bien que 1968 ait radicale-ment modifié les données du problème de la lecturepublique, et que celle-ci a perdu le caractère marginalet un peu gratuit avec lequel elle apparaissaitjusqu'alors à l'opinion publique.

La définition des courants sociaux dans lesquelss'inscrit la lecture publique, le fractionnement decelle-ci en fonctions bibliothéconomiques simples, ladivision en périodes chronologiques tranchées plusou moins nettement, ne sont, en l'état actuel de notreconnaissance du problème, que des hypothèses detravail qui peuvent nous aider à préciser quelquesorientations de recherche.

Nos travaux sur les bibliothèques populaires ontdégagé les lignes de force du courant populaire, etnous avons déjà proposé un programme de recherchespossibles dans ce domaine. Une période essentiellepour la compréhension de la genèse de l'idée delecture publique est cependant restée hors de notrepropos: le XVIIIe siècle, années pré-révolutionnaireset Révolution. Il conviendrait, pour chacune de cesdeux périodes, de rassembler et d'analyser les textesqui, dans l'abondante littérature pédagogique del'époque et dans les débats des assemblées nationaleset des sociétés populaires, ont traité de l'instructionet de la lecture du peuple. Il faudrait aussi interrogerla documentation locale pour y trouver les tracesdes bibliothèques, paroissiales ou autres, qui ont étécréées avant 1789 et pour élucider un problèmeencore obscur: qu'a-t-on voulu que soient les biblio-thèques des districts, les bibliothèques des écolescentrales et les bibliothèques municipales créées de1790 à 1803 ? Qu'ont-elles été réellement, là où ellesont fonctionné ?

Le courant lettré ou bourgeois est beaucoup plusmal connu que le courant populaire. Maurice Tirola dépouillé aux Archives nationales les documentsrelatifs aux cabinets de lecture et a livré le résultatde ses recherches dans quatre articles parus dans laRevue des bibliothèques en 1926 et 1927.Claude Pichoisa étudié les cabinets de lecture parisiens dans un articledes Annales de 1959. Les sociétés de lecture ouvertesaux couches sociales favorisées n'ont pratiquementpas été étudiées. Nous en connaissons à Dijon, à Lyon,à Nantes, à Mulhouse, et elles ont certainement éténombreuses ailleurs. La documentation locale peutseule nous renseigner sur ces deux types d'institutions.Les services d'archives départementales recèlent desdocuments nombreux sur les cabinets de lecture :dossiers de demandes de brevets adressés au ministrede l'Intérieur, rapports de police sur tous ceux qui,relieurs, marchandes de nouveauté, petits commer-çants, joignaient à leur activité l'exploitation illicited'un abonnement de lecture. Il faut relever dans cesdocuments tout ce qui nous permettrait de connaître

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la qualité et le niveau des collections (des cataloguessont parfois joints aux demandes de brevet) et laqualité des usagers, qui sont parfois nommémentdésignés dans les rapports de police lorsqu'il s'agitde notabilités locales. Les mêmes données relevéesdans les archives des sociétés de lecture qui auraientpu être conservées, permettraient d'établir une typo-logie plus élaborée et plus nuancée de la lectureinstitutionnalisée pendant le XIXe siècle.

Il y a eu, dans le mouvement des bibliothèquespopulaires, un aspect militant qui n'a pas disparuavec la mise en accusation et la mort de l'institution.Il serait intéressant d'étudier la persistance, le renou-vellement et les transformations des bibliothèquesintégrées aux tendances et aux milieux qui animentla société française. Persistance, avec la continuitédes associations catholiques et de la Ligue de l'en-seignement. Renouvellement avec la fin du paterna-lisme culturel et l'apparition des bibliothèques crééespar les cercles syndicaux et politiques et par lescomités d'entreprise. Persistance et renouvellementqui interfèrent largement puisque les premiers syndi-cats chrétiens, qui virent le jour à la fin des années1880, ont déjà créé des bibliothèques, dont il faudraitcomparer le contenu aux publications et aux listessélectives proposées par la Société bibliographique.Transformations avec la laïcisation du service desbibliothèques de l'Action catholique générale fémi-nine. La liaison étroite instituée dès le début duXIXe siècle entre bibliothèque et édition populairedidactique est un des aspects les plus significatifs ducôté militant de la lecture publique. Une étude récentede Marie-Christine Bardouillet (La Librairie du travail(1917-1939), publiée chez Maspero en 1977) illustre

parfaitement sa vigueur et sa fécondité. L'exploitationdes documents réunis au Centre d'histoire du syndica-lisme de l'université de Paris et de ceux conservésdans les archives de la Ligue de l'enseignement etdes associations catholiques de lecture permettraitsans doute d'éclairer ce problème particulier.

Il serait intéressant enfin d'analyser les résistancesque les bibliothécaires professionnels ont opposéesà la lecture publique naissante pendant la période1908-1945. Il faut utiliser pour cela les revues pro-fessionnelles et les actes des congrès. On y rechercherales réactions défavorables à l'idée de la Bibliothèquemoderne et leurs motivations, et on mesurera l'impor-tance progressive prise par la lecture publique dansdes publications qui reflètent fidèlement les tendancesdominantes d'une profession encore peu nombreuse.L'histoire de cette querelle des anciens et des modernesne saurait ignorer les hommes et elle doit s'efforcerde restituer les attitudes des grands bibliothécairesqui l'ont vécue : Julien Cain, Ernest Coyecque,Marcel Giraud-Mangin, Gabriel Henriot, CharlesHirschauer, Henri Lemaître, Eugène Morel, CharlesMortet, Pol Neveux, Charles Oursel, Charles Schmidt.Les rapports et la correspondance de Charles Ourselconservés dans le fonds des manuscrits de la Biblio-thèque municipale de Dijon et ceux de GabrielHenriot conservés à la Bibliothèque Forney serontune source vivante d'information sur cette périodeparticulièrement riche.

Noë RICHTER

Conservateur en chef

de la Bibliothèque de l'Université

du Maine.