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La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Âge à nos jours VOLUME PREMIER Actes du colloque de Metz Juin 1996 Quorum Sous la direction de Vincent ENGEL et Michel GUISSARD

Nouvelle Frontiere 1

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La nouvelle de langue françaiseaux frontières des autres genres,

du Moyen Âge à nos jours

VOLUME PREMIER

Actes du colloque de MetzJuin 1996

Quorum

Sous la direction deVincent ENGEL et Michel GUISSARD

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La nouvelle de langue françaiseaux frontières des autres genres,

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La nouvelle a toujours fait figure de parent pauvre de la critique lit-téraire en France. S’il existe quelques tentatives pour définir ce genre,elles n’en demeurent pas moins isolées, marginales, ou centrées sur

une période très particulière, principalement le XIXe siècle, dont on dit qu’ilconstitue le siècle d’or du genre, avec des auteurs tels que Maupassant ouMérimée. La définition du genre est donc largement tributaire d’une ap-proche morcelée et incomplète ; établie a posteriori sur des exemples d’unepériode spécifique, elle ne répond que très imparfaitement aux textesd’autres périodes. Ainsi, par exemple, la pratique contemporaine du genrene correspond plus aux canons établis à la lecture de Maupassant : qu’enfaut-il conclure ? Que des textes que l’on appelle « nouvelles » n’en sontpas, quand bien même des auteurs prétendent l’inverse ? Ou reconsidérerla définition du genre ? De même, la nouvelle est presque systématique-ment définie en rapport avec le roman, et les plus souvent, comme étantson parent pauvre. Mais là encore, l’approche demeure lacunaire, on enreste à des formules lapidaires qui ne résistent guère à l’analyse critique.

Il y a là une démarche à creuser ; puisqu’il n’est pas simple, visible-ment, de définir la nouvelle en elle-même, pour de multiples raisons, il estintéressant, en un premier temps, de tenter une approche « en creux ». Nonplus par rapport au seul genre romanesque, mais par rapport à tous lesgenres littéraires qui ont quelque affinité ou parenté – ou opposition – avecla nouvelle. Procéder, donc, par analogie et contradiction, dans un chemi-nement qui part du Moyen Âge et du fabliau pour arriver à cette fin desiècle et au récit de presse, en passant par Marguerite de Navarre.

Le présent volume reprend une quarantaine d’interventions cou-vrant ce large champ, rédigées par les meilleurs spécialistes de la question.Il constitue une base d’études sur la nouvelle indispensable tant pour lechercheur que pour l’étudiant.

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EXPOSÉ INAUGURAL

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LE TEMPS DE LA NOUVELLE

Commencer un colloque consacré principalement à l’histoire de la nouvelle,en particulier de la nouvelle de langue française, par des considérations de carac-tère théorique, peut sembler paradoxal. La théorie aurait pu tout aussi bien êtreprésentée à la fin, comme l’effet de plusieurs journées de discussions sur la prati-que de la nouvelle à travers les siècles, comme le résultat inductif et non pascomme une réflexion préalable. Les considérations que je vous soumets seraientdonc peut-être à réviser à la fin de ces travaux.

Une réflexion sur les genres devrait en principe commencer par une réflexionsur la question de savoir s’il est possible de définir les genres1. Les définir, c’estétablir des cases permettant de classer l’ensemble des productions artistiques etculturelles ; les critères utilisés à cette fin au cours de l’histoire sont extrêmementdivers. Ils sont toujours relationnels, c’est-à-dire qu’un genre ne peut jamais êtredéfini hors de toute relation avec les autres genres2. En outre, la respectable lon-gévité des genres pose dès le début un problème à la critique : que se passe-t-ilsi j’utilise le même terme roman pour parler d’Héliodore et de Joyce, ou l’expres-sion poésie lyrique pour parler d’Horace et d’Eluard ?

Les genres existent depuis plusieurs millénaires, une définition devrait doncsoit accepter cette historicité et se faire mobile, changeante selon les époques,soit rechercher un très haut degré d’abstraction et éliminer tout élément histori-que. On a essayé de concilier ces deux optiques pour les genres les plus consacréspar la tradition et ayant par conséquent un grand nombre de contraintes préci-ses, comme l’épopée et la tragédie. C’était relativement facile dans le premier cas,puisqu’une imitation trop stricte avait tué l’épopée, notamment en France, dèsles premiers essais : de Ronsard à Voltaire, la théorie reste, la pratique échoue3. Latragédie offre un exemple plus complexe : elle survit triomphalement à l’Anti-quité et sa longue agonie ne commence, curieusement, qu’au moment où elle4

devient consciente de sa spécificité nationale, c’est-à-dire au XVIIIe siècle.

Sur un plan théorique général, l’une des meilleures méthodes pour définir lesgenres est sans doute celle de la pragmatique, c’est-à-dire celle qui permet de lesdistinguer à partir du destinataire, et qui remonte en fait à la Poétique d’Aristote.

1 Voir H. BOLL-JOHANSEN, « Une théorie de la nouvelle et son application aux Chroniques italiennes deStendhal », dans Revue de littérature comparée, 1976, pp. 421-432.

2 Voir M.-L. PRATT, « The short story : the long and the short of it », dans Poetics 10, 1981, pp. 175-194 et mon article « Les genres littéraires », dans J.-P. de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey,Dictionnaire des littératures de langue française, Paris : Bordas, 1984, pp. 897-900.

3 Voir S. HIMMELSBACH, L’épopée ou La case vide – La réflexion poétologique sur l’épopée nationale en France,Tübingen : Niemeyer, 1988.

4 Ou plus exactement la critique ; je pense notamment à Marmontel.

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Le public écoute un artiste chanter un texte versifié : voici le lyrique ; il écouteun artiste réciter un texte versifié : voici l’épique ; il voit des artistes jouer etréciter un texte : voici le dramatique. Le chant monovocal ne peut nous occuperque pendant un temps limité, le jeu théâtral dispose d’un laps de temps pluslong, mais c’est le temps de la récitation épique qui l’emporte. Entre ces troisgenres il y a une certaine asymétrie. Contrairement aux deux autres, le lyrismes’inscrit à peine dans la chronologie. En revanche, l’épopée et le théâtre compor-tent toujours des éléments narratifs – récités ou représentés – et la narration nepeut jamais entièrement s’arracher au temps5.

Une telle distinction des genres du côté de la pragmatique a toutefois un in-convénient : elle ne se laisse guère subdiviser davantage selon ses propres critèresen « sous-genres », comme comédie et tragédie, roman, épopée, nouvelle, etc.6

Pour distinguer ceux-ci, il faut avoir recours, semble-t-il, à d’autres critères, denature hétérogène : thématiques (dénouement heureux ou malheureux, mariageou mort) ou sociaux (personnages princiers ou bourgeois) par exemple. Ces critè-res sont d’ailleurs rarement théoriques au sens strict, ils sont très souvent descritères historiques déguisés : les actants « prince » ou « mariage », par exemple,représentent-ils des institutions universellement valables ? Y a-t-il, en particulier,des critères pour distinguer les genres selon les nations ? Des expressions comme« le roman anglais », « le roman français », « le roman russe », « le roman alle-mand » correspondent à des intuitions justes mais difficilement définissables. Lamême chose vaut pour les nouvelles. Joyce a-t-il écrit des nouvelles irlandaises etEudora Welty des nouvelles nord-américaines ? Maupassant représente-t-il le mieuxla France dans ce domaine ou faut-il considérer plus encore, à cause peut-être decertains stéréotypes répandus à l’étranger, le chef-d’œuvre érotique de VivantDenon (Point de lendemain) comme le spécimen parfait de la « nouvelle française » ?

Sur le plan pragmatique de la tripartition des genres, il est impossible de pro-céder à un affinement et de définir le sous-genre « nouvelle ». Il convient parconséquent d’en étudier les définitions dans une perspective historique.

Ainsi nous savons, du moins depuis les travaux de Walter Pabst7, quels sont lesancêtres lointains de la nouvelle. Les Controverses constituent, dans l’Antiquité,des exercices rhétoriques basés sur un bref récit ; certains récits seront au Moyen

5 Voir G. GENETTE, Introduction à l’architexte (Paris : Seuil, 1979, p. 54), qui donne un examen critiqueet historique de cette fameuse tripartition.

6 Parmi les tentatives récentes de donner une définition théorique universelle de la nouvelle, citonscelle de Mary Louise PRATT (op. cit.), qui utilise huit, celle de Michel VIEGNES (L’esthétique de la nouvellefrançaise au vingtième siècle, New York : Peter Lang, 1989 p. 39), qui utilise six, et celle de GeraldPRINCE (« The Long and the Short of it », dans Style, 1993, vol. 27, n° 3. sp. sur la short story, pp. 327-331), qui utilise sept critères pour déterminer le sous-genre « nouvelle ». Ces critères se recoupentpour l’essentiel d’un auteur à l’autre, mais ils sont chez chacun pris dans des domaines différents.

7 Novellentheorie und Novellendichtung – Zur Geschichte ihrer Antinomie in den romanischen Literaturen,Heidelberg : Carl Winter, 1967.

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Âge repris par les prédicateurs dans leurs sermons comme exempla, c’est-à-direcomme, à la fois, des preuves implicites de l’argumentation et des moments dedélassement8. Voici l’un de ces récits tirés de Sénèque le Père :

Un père et un fils accomplirent des actions d’éclat. Le père demanda au fils de luiaccorder le droit de choisir le premier la récompense ; le fils refusa. La questiondébattue en justice, le fils triompha. Comme récompense, il demande qu’on élèveune statue à son père ; celui-ci le chasse9.

Une telle généalogie – controverse, puis exemple, puis nouvelle de la Renais-sance – permet de recenser un certain nombre d’éléments qui reviennent danspresque toutes les définitions. D’abord : la nouvelle est brève10. La critique seplaint toujours du flou de cette notion (trois cents mots ? trois mille mots ?) maissemble oublier que l’adjectif bref fait exactement partie d’une catégorie séman-tique particulière, de ce groupe d’adjectifs comme grand, long, vieux, mince, etc.,dont le sens est relatif, relatif au contexte et au sujet parlant11. La notion debrièveté, tout en étant indispensable, introduit donc une mobilité, voire uneindécidabilité au cœur même de la définition. D’autant plus qu’il y a deux limitesà la brièveté de la nouvelle : non seulement du côté maximal (Colomba de Mériméeest-il encore une nouvelle ?), mais aussi du côté minimal : Gerald Prince cite untexte espagnol de trente-deux mots, remplissant de nombreux critères que l’onrencontre dans les définitions courantes, mais qu’il refuse de qualifier de nou-velle à cause de sa brièveté excessive12.

Ensuite : une communication brève doit avoir un but précis : on n’est jamaisbrièvement bavard. La rareté des mots proférés dans le théâtre de Beckett leurconfère, même dans leur banalité lexicale, une importance sémantique et hermé-neutique. De même, un récit bref tend vers un but, un sens, c’est-à-dire vers unepointe13. Dans le récit cité de Sénèque – et c’est sans doute l’une des raisons pourne pas le considérer comme une nouvelle – la pointe est même double14. La pré-sence très forte ou, au contraire, savamment cachée de la pointe constitue seloncertains critiques anglo-saxons un moyen de distinguer, à travers l’histoire, deux

8 Voir Ernst Robert CURTIUS, Europäische Literatur und lateinsiches Mittelalter, Bern : Francke, 1948,p. 164 et J.-C. SCHMITT, Prêcher d’exemples – Récits de prédicateurs du Moyen Âge, Paris : Stock, 1985.

9 Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, Paris : Aubier, 1992, p. 389.10 Voir H.-F. IMBERT, « Un intense scrupule ou les avatars de la forme courte », dans Revue de littérature

comparée, 1976, pp. 341-354.11 Voir S. C. DIK, Relatieve termen, Noord-Hollandse Uitgeversmaatschappij, Amsterdam, 1969.12 G. PRINCE, op. cit., p. 331. G. PRINCE donne ce texte, dû à Enrique Anderson Imbert, uniquement en

traduction anglaise : « His guardian angel whispered to Fabian, behind his shoulder : « Careful, Fabian !It is decreed that you will die the minute you pronounce the word doyen. Doyen ? asks Fabian, intrigued.And he dies. »

13 Pour la pointe, voir l’excellent article d’I. FÓNAGY « Csattanó », dans Világirodalmi Lexikon, Budapest :Akadémiai, vol. 2, 1972, pp. 417-420.

14 1. Le fils veut choisir le premier pour surprendre agréablement son père ; 2. le père, au lieu d’êtretouché par le geste de son fils et de lui pardonner, le chasse.

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grandes catégories de nouvelles : epiphanic versus anecdotal. La pointe est enfin undes critères qui permettent de distinguer la nouvelle et le roman15.

Le dénouement du roman moderne est libre ; s’il ne l’a pas été à l’origine, ilétait toutefois précisément opposé à celui de la nouvelle issue de Boccace : loinde constituer une surprise, il était tout à fait attendu : le roman se termine tou-jours par le mariage des protagonistes. C’est d’ailleurs pour s’opposer délibéré-ment à la tradition de la nouvelle « avec pointe » que Cervantes opte, dans sesNovelas Ejemplares, pour ce dénouement qui remonte à Héliodore, le premier ro-mancier européen16.

La brièveté et la pointe sont deux critères qui semblent rattacher la nouvelle àl’anecdote orale. Les hommes se racontent depuis toujours des anecdotes, récitsramassés, rapides, d’événements intéressants ou mémorables. Ces récits sont ra-rement de la narration pure : l’anecdote introduit des hommes qui parlent et leurconversation se termine sur une pointe. Les recueils d’anecdotes en donnent d’in-nombrables spécimens17. Ainsi, Farid-ud-Din’Attar raconte l’anecdote suivante àpropos du souphi Ibrahim Edhem :

Quelqu’un lui dit : « Donne-moi un conseil. » Ibrahim répondit : « […] Dénoue ceque tu as lié et lie ce que tu as dénoué. – Voilà des paroles que je ne comprends pas »,fit observer cet homme. Et Ibrahim de reprendre : « Dénoue ta bourse que tu as liée etlie ta langue que tu as dénouée18 ».

L’anecdote est un récit parlé, la nouvelle garde souvent les traces de ses ori-gines orales. Les nouvelles de Boccace et de Marguerite de Navarre se présententcomme des récits racontés par tel personnage à d’autres : le lecteur ne lit pasBoccace, il lit ce qu’un personnage de Boccace est censé raconter. Ce procédépragmatique devient une tradition : Maupassant donne souvent la parole à l’unde ses personnages, dans une situation où, d’ordinaire, les hommes aiment seraconter des histoires, après dîner, au moment d’allumer un cigare. Le cadre fictifdes « devisants » a une valeur rhétorique : il suggère l’autorité de celui qui parleet l’authenticité de ce qu’il raconte. Pour le public, ce type de nouvelle débuteet se termine comme une pièce de théâtre : le lecteur voit mentalement des per-sonnages qui s’agitent et qui se parlent, il est invité ensuite à s’imaginer le récitraconté par l’un d’entre eux, mais ce récit débouche de nouveau immanquable-ment sur un moment théâtral : la péripétie, la pointe19.

15 Sauf, bien entendu, le roman policier classique : le meurtrier démasqué à la fin par le détective n’estjamais celui que le lecteur est censé soupçonner. La distinction entre nouvelle et roman est aussiune affaire de réception. Voir le test de S. HUNTER BROWN dans Modern Fiction Studies, vol. 28, n° 1,1982, pp. 25-44.

16 Voir mon article « Roman et savoir avant Cervantès », dans Henk HILLENAAR et Evert VAN DER STARRE

(éds), Le roman, le récit et le savoir, Groningen, CRIN 16, 1986, pp. 109-130 et H. SCHLAFFER, Poetikder Novelle, Stuttgart : Metzler, 1993, pp. 241-243.

17 L’étude de H. P. NEUREUTER sur la« Theorie der Anekdote » (dans Jahrbuck des Freien deutschen Hochstifts,1973, pp. 458-480), montre combien il est difficile de bien distinguer l’anecdote et la nouvelle.

18 FARID-UD-DIN’ATTAR, Le mémorial des saints, Paris : Seuil, 1976, p. 127.19 Sont-elles synonymes ?

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La nouvelle est toujours située, elle renvoie le lecteur à la vie sociale, elle nepermet pas d’y échapper comme le roman. Les origines rhétoriques de la nouvelleexpliquent aussi que les événements et les paroles racontés ont toujours un butsocial : il s’agit de faire admirer ou de faire détester le personnage qui se trouve aucentre de l’anecdote. Les deux pointes dans l’exemple de Sénèque permettentencore aux orateurs de choisir qui admirer et qui blâmer, le père ou le fils : maisle prédicateur et, à sa suite, le narrateur (le nouvelliste, selon la terminologie deRené Godenne) a déjà décidé, il ne nous laisse pas le choix. L’anecdote sert l’élogeou le blâme, l’anecdote est soit encomiastique – c’est le cas de toutes les hagiogra-phies, celle d’Attar cité plus haut, aussi bien que celle de Jacques de Voragine,l’auteur de La légende dorée – soit satirique : autrefois satire sociale directe, dansces « fabliaux en prose » que sont les premiers recueils de nouvelles en Europe,aujourd’hui satire fine de la banalité quotidienne, comme dans les anecdotesconcernant la vie de Monsieur Songe, « divertissement » de Robert Pinget.

L’évolution de la nouvelle suit celle de la société et du statut de la littératureà l’intérieur de celle-ci. Il convient ici de distinguer entre la société fermée dessiècles classiques et la société ouverte des deux derniers siècles.

Une société fermée, dont tous les membres adhèrent officiellement au mêmesystème de valeurs, accorde à la nouvelle une fonction très précise, comparabledans une certaine mesure à celle que remplit la comédie : contrairement au ro-man et au théâtre qui font admirer des héros lointains dans des situations extrê-mes (guerre, amour, mort), la nouvelle et la comédie permettent au public de seretrouver dans le quotidien qui lui est familier et de devenir conscient des ques-tions psychologiques et morales auxquelles il se trouve chaque jour confronté.L’histoire littéraire a pu ainsi établir un rapport, sur le plan des idées, entre mora-listes et nouvellistes des siècles classiques, entre La Rochefoucauld et Nicole d’unepart, Donneau de Visé et Saint-Réal d’autre part : la nouvelle est la maximenarrativisée, la maxime est le message caché de la nouvelle20.

La fonction rhétorico-psychologique de la nouvelle d’autrefois explique sansdoute un autre trait caractéristique du genre et qui en constitue pour beaucoupde théoriciens l’un des principaux critères : sa sérialité. Une nouvelle n’est jamaisautonome, n’en déplaise aux défenseurs de l’autotélisme littéraire21, elle est so-cialement contextualisée par ceux qui sont censés la proférer, par le « message »qu’elle véhicule22 et par tous les autres « messages » qui, à l’intérieur d’une so-

20 Voir D. STELAND, Moralistik und Erzählkunst, von La Rochefoucauld und Mme de Lafayette bis Marivaux,München : Wilhelm Fink, 1984. Les analogies avec la structure des fables de La Fontaine sont évi-dentes. C’est également dans cette perspective que la question se pose de savoir dans quelle mesurecertains portraits de La Bruyère pourraient être considérés comme des nouvelles.

21 G. PRINCE introduit l’« autonomie » parmi ses sept critères.22 J’ai analysé ailleurs l’épineux problème de la multiinterprétabilité des récits, qui peuvent soutenir en effet

plusieurs « messages », fort différents (Discours, récit, image, Bruxelles : Mardaga, 1989, pp. 82-84).

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ciété donnée, demandent à être narrativisés. Les « Commonplace Books » des siè-cles classiques recensent l’ensemble, en principe fini, des lieux communs cou-rants et narrativisables d’une époque ; les modalités de la narrativisation sont enprincipe infinis23.

La nouvelle fait toujours partie d’une série. Les unités de la série ne sont jamaisradicalement différentes, elles se rattachent les unes aux autres selon les lois de lasynonymie et de l’antonymie. Elles se répètent partiellement : une vertu répèteune vertu, mais un vice aussi en tant qu’absence de vertu. Imiter, répéter, voirecopier sont des procédés rhétoriques courants et non seulement pour la nou-velle : tous les arts répètent ce que l’époque considère de grande importance.Pour certains arts, comme la peinture ou l’architecture, il s’agissait autrefois derépéter, en les rappelant toujours de nouveau, les grandes et nobles vérités reli-gieuses ; pour d’autres arts, comme la nouvelle et la comédie, la répétition con-cerne les configurations morales du quotidien. L’histoire des idées gagneraitd’ailleurs à connaître, par des méthodes statistiques, la popularité de certainssujets narratifs, avec toutes leurs variantes.

La société des deux derniers siècles pourrait être caractérisée comme une so-ciété ouverte, dans la mesure où l’émancipation idéologique de l’individu limiteà un minimum politiquement indispensable le consensus à l’intérieur de la société.Du même coup, la fonction de la nouvelle se modifie radicalement ; son messagene peut plus désormais tabler sur un ensemble de valeurs partagées. Il s’agit doncde travailler en profondeur, d’abandonner le domaine du public, du question-nement social (« Que dois-je faire pour réussir en société ? ») à la faveur du privé,du questionnement individuel (« Que dois-je faire, moi, pour être heureux à mafaçon au milieu des autres ? »). Si le lecteur ne peut plus être touché lorsque l’onfait appel aux valeurs qui le rattachent au groupe, il faut le toucher en lui im-posant une réflexion personnelle, plus difficile, et qui fait appel à son imagina-tion individuelle. La nouvelle moderne renonce souvent à la pointe, elle lui préfèreune écriture fragmentée et énigmatique, dominée par l’ellipse.

L’ellipse est la figure de la suppression. Mais supprimer, ce n’est jamais appau-vrir, c’est, au contraire, aiguiser l’attention, refuser la facilité de l’évidence ba-nale : la rhétorique, on le sait, préfère l’enthymème au syllogisme complet, ellepréfère le récit rapide aux détails oiseux. L’ellipse n’a jamais été absente de lanouvelle. René Godenne cite la fin de la onzième des Cent nouvelles nouvelles :« […] du surplus de la vie au jaloux, de ses afferes et manieres et maintiens, cettehistoire se taist24 ». Mais pendant les siècles classiques, l’ellipse est rhétorique,

23 Les travaux consacrés à la nouvelle classique en Italie et en France considèrent celle-ci comme unesource de connaissances sociologiques (les métiers, l’état des sciences, etc.) et non pas comme unreflet idéologique. Voir R. J. CLEMENTS and J. GIBALDI, Anatomy of the Novella, New York : New YorkUniversity Press, 1977 ; G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle, Genève : Droz, 1977 (ajou-tons cependant que l’Index des Réalités, pp. 549-553 est extrêmement utile).

24 La nouvelle française, Paris : PUF, 1974, p. 20.

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c’est une ellipse de l’efficacité sociale que la nouvelle classique met en jeu. Pourcomprendre une anecdote morale, il suffit de connaître superficiellement un oudeux traits du caractère du personnage, un ou deux traits saillants de son com-portement : le personnage est un type – l’avare, le snob, le faux dévot – et non pasun individu25. La nouvelle moderne se sert d’une autre ellipse ; celle-ci, au lieu derassurer le lecteur qui remplit facilement, dans la nouvelle d’autrefois, ce quimanque dans le texte, cherche maintenant à le désorienter.

L’ellipse entretient un rapport métonymique avec la réalité. Schleiermacherdéfinit la nouvelle comme la représentation du monde extérieur de l’homme etle roman comme celle de son monde intérieur26. Il s’agit là de deux perspectives,celle du regard qui pénètre vers le dedans et celle de la vue intérieure qui setourne vers le dehors. Le dehors, le physique, les paroles, le comportement sontmétonymiques par rapport à la vie intérieure, la vie psychique des émotions etmotivations invisibles et inversement. Chaque perspective est métonymique et,du même coup, elliptique : elle tait ce qui relève de la perspective opposée.

L’ellipse est liée à une certaine expérience du temps. Schleiermacher adapte aurapport roman-nouvelle la célèbre opposition il di dentro – il di fuori (l’intérieurvers l’extérieur), que Benedetto Varchi avait appliquée, deux cent cinquante ansplus tôt, au rapport poésie-peinture. La peinture comme la nouvelle freinent l’écou-lement du temps. L’image fixe est toujours un pré-texte, une source de l’imagina-tion créatrice individuelle. Elle est immobile et par-là même elle nous invite àmouvoir, à inventer, à narrativiser ; l’analogie avec la nouvelle est évidente : celle-ci est à peine plus mobile que l’image fixe, elle s’inscrit trop peu, trop légèrementdans l’épaisseur de la temporalité. Ce n’est sans doute pas un hasard si Cortázarvoit des rapports étroits entre la manière d’écrire une nouvelle et celle de prendreune photo27. Ce que l’image fixe et le récit bref suggèrent est incomplet sans lemouvement temporel que le public ajoute ensuite.

Quelles sont les ellipses possibles de la modernité, les ellipses spécifiques dela nouvelle postclassique ? Je voudrais citer, presque au hasard, trois exemples,trois procédés elliptiques, différents certes mais qui visent la même intériorisa-tion des événements et la même désorientation du lecteur.

L’ELLIPSE DESCRIPTIVE

Le récit présuppose toujours la présence d’êtres humains ou anthropomorphes ;par contre la description d’objets inanimés n’a pas été toujours considérée comme

25 Voir à ce sujet les travaux de L. VAN DELFT.26 F. SCHLEIERMACHER, « Der Roman und die poetische Form », cité d’après H. Krämer (éd.), Theorie der

Novelle, Arbeitstexte für den Unterricht, Stuttgart : Reclam, 1976, p. 11.27 Voir M. ZWERLING SUGANO, « Beyond what Meets the Eye : the Photographic Analogy in Cortázar’s

Short Stories », dans Style 27, 1993, pp. 333-351.

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indispensable au récit. L’époque classique lui fut plutôt hostile, elle devient po-pulaire au XIXe siècle28. Dans les nouvelles de Robbe-Grillet, la description, pro-cédé en principe familier au lecteur, envahit tout ; elle supprime à quelques tra-ces près les êtres humains. Le seul élément verbal qui permet de désigner « Lemannequin » comme une nouvelle est la phrase : « Une bonne odeur de caféchaud vient de la cafetière qui est sur la table29 » – l’homme n’est présent que parcertains indices : à travers l’espace créé pour lui – l’auteur décrit une pièce meu-blée –, ensuite, plus directement, par l’effet métonymique d’une action récem-ment entreprise et enfin, tout à fait à la fin du texte, par une indication tempo-relle : « pour le moment ».

L’ELLIPSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

La présence de l’homme ne se manifeste pas seulement par ses actions maisaussi par un enchaînement en général explicitement marqué entre ces actions ;enchaînement qui repose tantôt sur un rapport de causalité banale (« je sors,donc je me couvre »), tantôt sur des conventions culturelles (« X me félicite, je leremercie »). Le roman comporte souvent une abondance de motivations, des ré-flexions psychologiques très détaillées qui permettent de sentir toute la com-plexité – dynamique, hésitante, ironique, destructrice – des mécanismes psychi-ques ; en revanche, la nouvelle est en général peu prolixe sur ce point. Les per-sonnages de la nouvelle sont souvent, pour le nombre limité de pages dont ilsdisposent, particulièrement actifs, mais c’est au lecteur de s’imaginer l’enchaîne-ment des actions, d’interpréter, avec une certaine marge de liberté, la complexitépsychique du personnage. La suppression de la motivation correspond au désirphénoménologique de ne rapporter que le sensible, de ne rien interpréter, de nepas intervenir dans la vie de l’autre, de respecter sa liberté. Une telle ellipse a uneforce dramatique particulière, l’absence de motivation semble curieusement rap-procher les activités humaines de leurs limites, de la solitude et de la mort qui lesarrêtent et leur enlèvent toute signification. On pourrait penser ici en particulieraux nouvelles de Hemingway ou d’Emmanuel Bove.

L’ELLIPSE ONIRIQUE

L’enchaînement des activités humaines dépend d’une espèce de rationalité,d’une logique du quotidien. Lorsque cette logique se trouve remplacée par lalogique obsessive du rêve, le lecteur se met à la recherche de clés. Mais comme il

28 Voir mon article « De Zeuxis à Warhol – les figures du réalisme », dans Protée, 24 janvier 1996,pp. 101-109.

29 Instantanés, Paris : Minuit, 1962, p. 13.

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ne s’agit pas de ses propres rêves, cette recherche est particulièrement difficile. Ilne réussit pas à se mettre à la place du psychanalyste et l’auteur l’y invite pour-tant. La suppression est irréparable. Dans une nouvelle de Pierre-Jean Jouve, unartiste entre sans s’en rendre compte chez son pire ennemi, et devant la femmetrès désirable de celui-ci, il jette sur un sofa son chapeau et trois gants30. Manganellinous présente un astrologue qui calcule qu’il rencontrera la femme de sa vieexactement vingt jours après sa mort31. L’ellipse, ici, ouvre un vide que le lecteurne sera jamais assuré d’avoir comblé.

L’ellipse est en fait une figure si puissante qu’elle en devient invisible. Elle estomniprésente : il n’y a que quelques jargons spécifiques, telle la jurisprudenceou les modes d’emploi, qui font des efforts considérables, mais en général vains,pour l’éviter. Les anecdotes comme les nouvelles citées plus haut sont le résultatde suppressions, d’une sélection préalable à la rédaction du texte. Par rapport àla réalité, toute représentation est nécessairement elliptique. Comment lire, lors-qu’on sait que tout ce qu’on lit, absolument tout, est un résumé, que tout estellipse ? Il faudrait connaître tous les blancs, tous les vides, mais pour les iden-tifier et localiser dans leur totalité, il faudrait avoir une connaissance exhaustive,divine donc, de la réalité.

La nouvelle ne nous permet pas, comme le roman, de nous engager dans unmonde parallèle, un monde fictif qui se présente comme indépendant du nôtre.La nouvelle exige que le lecteur reprenne et repense sa réalité, qu’il réinvente sonpropre temps : « c’est comme si Dieu renonçait à finir le monde32 ».

Aron KIBÉDI VARGA

Amsterdam.

30 « Trois gants », dans La scène capitale, Paris : Gallimard, 1982, p. 28.31 G. MANGANELLI, « Soixante-Neuf », dans Centurie – Cent petits romans-fleuves, Mâcon : Éd. W, 1985,

p. 149.32 Cette phrase empruntée à Y. BONNEFOY s’applique à la peinture (La vie errante, Paris : Mercure de

France, 1993, p. 71). Je remercie S. BERTHO de m’avoir signalé ce poème (« Le musée »), qui fait partied’un ensemble narratif.

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MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE

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LA NOUVELLE, CETTE INVENTIONDU MOYEN ÂGE

Pour l’historien de la littérature qui se met en tête d’écrire l’histoire d’un genrelittéraire, le premier problème apparaît, tout naturellement, avec la détermina-tion de sa date de naissance. La découverte du premier emploi du terme généri-que n’apporte pas nécessairement la solution à ce problème, dans la mesure mêmeoù l’emploi de ce terme a pu apparaître tardivement, venant en quelque manièrereconnaître et accréditer une réalité déjà bien établie, à moins qu’on ne soit enprésence d’un terme qui a connu plus d’un avatar avant de trouver son acceptionfinale. Tel est bien le cas du roman. En va-t-il de même pour la nouvelle ? RenéGodenne, dont l’engagement au service de ce genre trop mal aimé est bien connu,écrit, dans la plus récente mouture de sa défense et illustration de la nouvelle :« Une tendance, touchante, de plus en plus marquée chez les médiévistes est devouloir faire remonter les origines de la nouvelle au moyen âge1. » Sera-t-il per-mis à un médiéviste de dire, en toute amitié, à l’éminent spécialiste de la nou-velle moderne qu’est René Godenne que ce qu’il qualifie, non sans une certainecondescendance, touchante, elle aussi, de « tendance » est, en réalité, une affir-mation faite en toute sérénité et fondée sur une analyse, qui se veut rigoureuse,des textes médiévaux eux-mêmes.

On peut tout d’abord, en s’en tenant à la seule définition, toute théorique, dela nouvelle, constater, entre le XVe et le XXe siècles, une réelle similitude. Le trèsrécent Dictionnaire historique de la langue française, propose, à l’article nouvelle, ladéfinition suivante : « nouvelle, n.f. pour désigner une œuvre littéraire et, p. méton.un genre littéraire, est emprunté (1414) à l’italien novella « récit imaginaire »(1348-1353 Boccace Le Décaméron), de même origine que le français nouvelle etemployé au sens de « récit concernant un événement présenté comme réel etrécent2 ». Les écrivains du Moyen Âge, on ne le sait que trop, n’ont point eul’élégance de rédiger, à l’intention de leurs lointains descendants, les préfaces oules avant-propos qui leur auraient donné l’occasion d’exposer leurs conceptionsthéoriques. Il serait tout à fait injuste d’en conclure que cette réflexion sur leursécrits n’existait pas. Pour s’en tenir au seul genre de la nouvelle, une lecture,attentive et orientée, de notre premier recueil, les Cent nouvelles nouvelles, regrou-pant en une synthèse les commentaires et les remarques dont l’auteur, au fil de laplume, a truffé le texte même des récits, permet de formuler une définition pré-cise de la nouvelle, telle que la concevait l’auteur du livre : « Une nouvelle est le

1 Dans La nouvelle, Paris : Champion (Bibliothèque de littérature moderne, n° 29), note de la p. 26.2 Sous la direction d’Alain REY, Paris, 1992.

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récit, le plus souvent bref, d’une aventure, en général récente et présentée commeréelle3 ». Ce que la langue moderne qualifie d’« événement » n’est autre choseque ce que tout le Moyen Âge a appelé l’« aventure » : d’un mot, tout ce qui peutintéresser par son caractère plus ou moins extraordinaire, tout ce qui est avanttout inattendu. Si l’on exclut la référence à la nécessaire brièveté de la nouvelle(dont le caractère d’évidence explique sans doute que le Dictionnaire historique aitomis de la mentionner), on a du mal à ne pas être amené à conclure que la visionde la nouvelle n’a guère évolué au cours des siècles. Sans doute, fera-t-on remar-quer que la définition de la nouvelle médiévale est le fruit d’une reconstitution,fondée sur le texte lui-même, certes, mais qui tient plus de la paléontologie quede la critique littéraire. Un autre écrivain du XVe siècle, Antoine de La Sale, s’estchargé, avec beaucoup d’à-propos, de réfuter cette objection, au moment mêmeoù il met un point final à l’aventure de Saintré et de la dame des Belles Cousines.Après avoir fait payer très cher à Messire l’Abbé sa turpitude et ses railleries, Jehanveut infliger à celle qui l’a odieusement trompé un châtiment à la hauteur de safaute. Il le fera en révélant, publiquement et en sa présence, toute la vérité surson comportement, c’est-à-dire en racontant toute leur histoire devant les sei-gneurs et les dames de la cour, une histoire dont, évidemment, son public ignoretout, mais dont, non moins évidemment, le lecteur de l’histoire, lui, n’ignorerien. En d’autres termes, La Sale se voit amené à faire faire par Saintré le récit deson aventure avec la dame des Belles Cousines, mais un récit nécessairement abrégé,qui mette en évidence les seuls temps forts et s’achève sur la révélation de lavérité, une vérité qui surprendra les auditeurs en même temps qu’elle apportera àla dame le châtiment qu’elle a mérité. On n’a guère de mal à voir là l’illustrationparfaite de ce que doit être la nouvelle et c’est bien ce terme de nouvelle que La Salemet dans la bouche de Saintré s’adressant aux dames de la cour : « Seez voustoutes cy, et je vous compteray une vraie nouvelle et merveilleuse ystoire4 ». Maisil y a mieux, car, lorsque Saintré, que la reine elle-même appelle « Maistre desnouvelles5 », commence son récit, il le fait précéder d’une véritable définition dela nouvelle, une définition que l’auteur des Cent nouvelles nouvelles n’aurait nulle-ment reniée : « J’ay nagaires leu unes lectres de une ystoire vraye et nouvelle-ment advenue, que ne oïst oncques nul parler6 ». Pour que cette définition de lanouvelle soit absolument identique à celle de l’auteur des Cent nouvelles nouvelles,Il ne manque que la référence à la brièveté, mais la brièveté du récit lui-mêmerend une telle référence superflue. Il semble donc bien difficile de ne pas admet-

3 R. DUBUIS, Les cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle, en France, au Moyen Âge, PressesUniversitaires de Grenoble, 1973, p. 126.

4 Saintré, publié par Mario EUSEBI, Paris : Champion (Classiques français du Moyen Âge), 1994, t. II,p. 443.

5 Ibid., p. 444.6 Ibid., p. 445.

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tre que, dès le milieu du XVe siècle7, la nouvelle, telle que nous la connaissons auXXe siècle, avait pignon sur rue. On peut, au demeurant, trouver une confirma-tion dans le fait que c’est bien à ce moment-là que le récit bref prend, pour neplus le quitter, le nom de nouvelle. On a longtemps voulu voir là un pur et simpleemprunt à la littérature italienne. L’auteur des Cent nouvelles nouvelles revendiquehautement, il est vrai, son désir de donner à la France une réplique au Décaméronet l’on sait bien que La Sale, avant d’écrire son Saintré, avait longuement hantéles rives italiennes. La réalité est beaucoup plus complexe, même s’il est hors dequestion de nier, dans ce domaine comme dans d’autres, la dette de la France àl’égard de l’Italie. En vérité, le recours au mot nouvelle pour désigner un récit bref,dans un emploi très proche de son acception moderne, est, dans la littératurefrançaise, bien antérieur au xve siècle. Certains textes, dès le XIIe siècle, ne laissentplace à aucune autre interprétation8. En réalité, on a affaire à des emplois isolésqui ont, certes, pour leur auteur, une signification précise, mais qui ne parvien-nent pas à s’imposer à tous, dans la mesure où ils ne sont pas l’expression d’unementalité collective. C’est, en effet, une tradition, chez tous les écrivains du hautMoyen Âge, de considérer que l’ancienneté de l’histoire racontée, loin d’être unélément négatif, constitue la preuve la plus sûre de sa qualité. On a pu voir tel outel auteur, de fabliau ou de roman, proclamer hautement, dès la première lignede son récit, qu’il s’était inspiré d’un modèle dont la critique moderne, incapabled’en retrouver la moindre trace, a dû se résoudre à admettre qu’il n’avait d’autreexistence que celle d’un leurre, destiné à garantir, aux moindres frais, le sérieuxd’un auteur travaillant sur une matière déjà éprouvée. La référence à un authen-tique garant est, en revanche, monnaie courante, comme le montre à l’évidencel’œuvre de Marie de France. Ayant dû renoncer à son projet primitif « d’aukunebone estoire faire / e de latin en romaunz traire9 », besogne dont d’autres avaienteu l’idée avant elle, elle se tourna vers les vieux lais bretons, limitant son ambi-tion à en faire le récit, mais un récit dont l’apparente spontanéité masque uneréflexion pertinente sur le sujet. Ainsi, au début du lai de « Guigemar », peut-ondécouvrir une profession de foi dans laquelle elle expose clairement sa concep-tion du genre narratif bref, une conception qui, à un point près, est exactementcelle que le XVe siècle aura de la nouvelle :

Les contes ke jo sai verrais,Dunt li Bretun unt fait les lais,Vos conterai assez briefment.El chief de cest comencement,Sulunc la lettre e l’escriture,

7 On admet généralement que Saintré a été composé vers 1456, Les cent nouvelles nouvelles en 1462.8 Sur ce problème de l’emploi de nouvelle pour désigner un genre littéraire, voir R. DUBUIS, « Le mot

Nouvelle au Moyen Âge : De la nébuleuse au terme générique », dans La nouvelle, définitions, trans-formations, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1990, pp. 13-27.

9 Les lais de Marie de France, publiés par Jean RYCHNER, Paris : Champion (Classiques français du MoyenÂge), 1966, Prologue, vv. 29-30.

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Vos mosterai une aventureKi en Bretaigne la MenurAvint al tens ancïenur10.

Il suffira, trois siècles plus tard, qu’un changement de mentalité vienne subs-tituer à la quête d’un garant, issu d’un passé plus ou moins lointain, l’affirmationde l’originalité du récit proposé pour qu’à la référence, obligée, au « tens ancïenur »succède la référence, non moins obligée, au caractère récent de l’aventure11, enun mot, à sa nouveauté.

Le recours, à partir du XVe siècle, au terme de « nouvelle » pour caractériser legenre narratif bref ne laisse pas de poser un problème auquel la tranquille ettraditionnelle affirmation d’un simple emprunt au modèle italien ne permet pasd’apporter une réponse évidente. Comment, en effet, peut-on rendre compte del’inadéquation entre le signifiant et le signifié ? Pourquoi, au moment de donnerun titre à un genre littéraire qui se définit essentiellement par la brièveté, a-t-onretenu le terme de nouvelle, un terme qui n’a aucun rapport réel avec ladite briè-veté ? Un rapide examen des conditions de la création littéraire au Moyen Âgepermet de suggérer une explication. Les auteurs médiévaux, quel que soit le sujetou le thème qu’ils ont choisi de présenter à leur public, un public difficile etexigeant, essentiellement composé d’auditeurs, ont une commune hantise, cellede lasser son attention, une attention qui est nécessairement limitée dans le temps.Pour eux, la brièveté n’est nullement un choix esthétique, c’est une nécessitésociologique, la condition indispensable à leur survie. Ils sont tous hantés par lapeur de déplaire, plus encore que par le désir de plaire. Rester dans les limitesqu’impose la nature même du public concerné est une règle si évidente qu’il n’estpas besoin de l’énoncer. On se contente de s’excuser quand les exigences du récitentraînent à quelque longueur et de proclamer que, si l’on coupe court à tel outel développement, c’est pour ne pas être « grief et pesant ». Revendiquer la briè-veté n’est nullement nécessaire, eu égard à l’évidence de la chose. On peut remar-quer, au demeurant, que l’expression « genre narratif bref » qui recouvre de sonpavillon un grand nombre d’œuvres d’inspiration fort différente est apparue avecla critique moderne. Quant aux récits qui semblent échapper à l’exigence de briè-veté, qu’il s’agisse des chansons de geste ou des « romans », leur structure a étéclairement définie par Chrétien de Troyes lorsqu’il fait appel à la notion de« conjointure » : une œuvre longue est le résultat de la réunion de « narrèmes »brefs, dont chacun a été conçu pour pouvoir, le cas échéant, être, à lui seul, objetde récitation12. Il va de soi, cependant, que la brièveté, si elle est, pour les auteurs,une exigence « technique », ne saurait être considérée comme une fin en soi.

10 Op. cit., vv. 19-26.11 On peut relever le fait que cette référence cesse d’être la norme dès le XVIe siècle.12 Le grand intérêt d’un conte comme « Yvain ou Le chevalier au lion » est de présenter une double

structure, au niveau de chaque épisode comme à celui de l’œuvre entière, ce qui peut, à juste titre,le faire considérer comme notre premier roman. Voir R. DUBUIS, « L’art de la « conjointure » dansYvain », Bien dire et bien aprandre, n° 7, Lille, 1989, pp. 91-106.

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C’est bien plutôt une gêne, un obstacle qu’il faut surmonter, un engagement,plus ou moins explicite qu’il faut tenir, en l’assortissant d’une promesse, dont laformulation, pour variée qu’elle soit, peut toujours se réduire à un mot : l’intérêt.La transmission orale, qu’elle soit le fait de l’auteur lui-même ou d’un récitant,jongleur ou ménestrel, exige que l’on attire d’abord l’attention du public et qu’onla maintienne ensuite en éveil. En d’autres termes, il serait vain de prétendreallécher et retenir le public sur le seul argument d’une brièveté qui ne serait pasau service d’un récit intéressant. Il y a, certes, peu de notions aussi subjectives,aussi peu définissables, semble-t-il, que celle d’intérêt. Il n’en est pas moins pos-sible de relever, d’une époque à une autre, d’un milieu social à un autre, la per-manence de certains critères, au premier rang desquels se situe la nouveauté. Leglissement de sens ajoutant à la seule référence temporelle une connotation qua-litative (ce qui est récent a de bonnes chances d’intéresser) était logique. Ceuxqui, les premiers, ont donné au terme de nouvelle le sens de récit intéressant,l’ancêtre de notre actuel nouvelle, n’ont rien fait d’autre que de s’inscrire danscette logique, mais ils l’ont fait.

Il faudra, toutefois, attendre le XVe siècle (et, sans doute, l’exemple italien) pourvoir s’installer définitivement le mot nouvelle dans son acception actuelle. Sur cepoint, le titre même de notre premier recueil apporte un éclairage précieux, pourpeu que l’on ait présent à l’esprit le jeu de mots sur lequel il est fondé. Après avoirrendu hommage au « subtil et tresorné langage du livre de Cent nouvelles13 » l’auteurjustifie le choix du titre qu’il a retenu, dans lequel il faut voir à la fois un hom-mage, un peu convenu, au Décaméron et une discrète remise en question de saprécellence. Si, dans son esprit, le terme de nouvelle est bien celui qu’il convientd’employer en la circonstance pour définir un genre littéraire, son appartenanceau champ sémantique de la nouveauté est encore assez évidente pour conférer àcelui qui y a recours l’indispensable label d’originalité que tout écrivain souhaitese voir attribuer :

Pource que les cas descriptz et racomptez ou dit livre de Cent Nouvelles advinrent […]ja long temps a, neantmains toutesfoiz, portant et retenant nom de Nouvelles, sepeut tresbien et par raison fondée en assez apparente verité ce present livre intitulerde Cent Nouvelles nouvelles […] pource que l’estoffe, taille et fasson d’icelles est d’assezfresche memoire et de myne beaucop nouvelle14.

C’est là, en vérité, un combat d’arrière-garde, une escarmouche destinée beau-coup plus à apporter à un écrivain une satisfaction d’amour-propre qu’à tenterde freiner une évolution sémantique parvenue à son terme : désormais il est bienacquis que la nouvelle est un genre littéraire, le récit bref, dont la spécificité ne

13 Les cent nouvelles nouvelles, édition critique par Franklin P. SWEETSER, Genève : Droz (Textes littérairesfrançais), 1966, p. 22.

14 Loc. cit. Les passages omis dans la citation concernent la seule localisation de l’action des récits.

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se définira plus nécessairement par la référence au caractère récent de l’histoireracontée.

Cet aboutissement de la longue histoire du mot nouvelle permet, sans doute, demieux comprendre l’histoire du genre narratif bref dans la littérature françaisedu Moyen Âge dès l’instant où l’on substitue au critère thématique, suggéré parles écrivains médiévaux eux-mêmes, un critère qui donne priorité à la forme : cequ’il importe de mettre en lumière, dans les récits brefs médiévaux, c’est moinsl’histoire racontée que la manière dont elle est racontée, compte tenu d’une briè-veté qui, si elle est une nécessité dans le haut Moyen Âge, deviendra au fil dessiècles le choix délibéré d’un auteur conscient de sa spécificité et des possibilitésqu’elle offre à qui sait en tirer le meilleur parti. Il est de tradition de distinguer, àla suite des auteurs médiévaux, une répartition thématique dont le fabliau et lelai représentent les deux expressions les plus tranchées : au fabliau, conte à riresouvent grivois, s’oppose franchement le lai, domaine du rêve et de la poésie,une vaste place étant réservée entre ces deux genres nettement définis aux récitsqui se contentent de raconter : les dits, voire à la chantefable, qui fait alternerchant et narration (et dont on ne connaît qu’un exemple : « Aucassin etNicolette »). La nouvelle, en revanche, ne se définit nullement par son thème. Nevoir dans les Cent nouvelles nouvelles, comme on le fait trop souvent, qu’une col-lection d’histoires dont la gaillardise sombre allègrement dans l’obscénité ne peutêtre que le fait d’une lecture partielle – ou délibérément partiale. S’il est vraiqu’un nombre important de récits s’inscrit dans le droit fil du fabliau, il en estd’autres dont le thème lui-même, aussi bien que la finesse avec lequel il est traité,évoquent incontestablement les meilleurs des lais ; tel est bien, entre quelquesautres, le cas de la nouvelle quatre-vingt-dix-huit, qui raconte la tragique histoired’amour et de mort du chevalier Floridan et de la douce Elvide. Le fantastique luiaussi a sa part avec la nouvelle soixante-dix, dans laquelle on voit le héros com-battre le diable. Il est bien évident que, pour l’auteur, ce qui fait la nouvelle c’estbeaucoup moins l’histoire qu’il raconte que la façon dont il la raconte.

Il peut sembler paradoxal de vouloir réduire le genre narratif bref à une for-mule unique. Ce serait aller à l’encontre des déclarations, très explicites, des auteursmédiévaux eux-mêmes. Nul n’a le droit de prétendre leur donner la leçon en sesubstituant à eux dès l’instant où ils présentent leur récit sous telle ou telle éti-quette. Ce serait aussi remettre en question les excellentes études que nous ontdonnées les critiques modernes. Il n’en reste pas moins que l’approche du genrenarratif bref fondée sur le seul critère thématique ne peut que laisser le lecteur sursa faim, dans la mesure où elle est nécessairement conduite à ignorer certainsrécits, et non des moins intéressants.

La première difficulté qu’offre l’étude du fabliau réside dans l’impossibilité dedresser une liste des œuvres qui ne puisse être contestée. Si, dans beaucoup decas, l’auteur a pris la sage précaution de dire, explicitement, qu’il écrivait unfabliau, apportant par là même le certificat de conformité qui garantit la naturede l’œuvre, beaucoup d’autres récits, dépourvus de ce label, voient leur assimila-tion aux fabliaux « certifiés » dépendre non de l’auteur, mais du lecteur. La ridi-

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cule mésaventure amoureuse du grand Aristote n’est-elle pas présentée, dans lesmanuscrits médiévaux, tantôt comme un fabliau, tantôt comme un lai ? Il n’estdonc pas étonnant que, d’un critique à l’autre, la liste des « fabliaux » retenuspour constituer un solide corpus d’étude soit différente. Cette impossibilité deparvenir à dresser un inventaire des œuvres qui puisse être admis de tous neremet nullement en cause la pertinence d’une étude du fabliau en tant que tel,ni, bien évidemment, les conclusions auxquelles ont pu aboutir les travaux en-trepris. On peut, toutefois, regretter que la priorité accordée à la notion de fabliauconduise à rejeter dans l’ombre certains récits qui, même si l’on se refuse à leuraccorder le label de « fabliau », n’en apportent pas moins un témoignage, sou-vent important, sur la vie du genre narratif bref. En d’autres termes, ne convien-drait-il pas, plutôt que de voir dans le fabliau un genre littéraire, parfaitementautonome et refermé sur lui-même, de le considérer d’abord comme un des ava-tars de ce qui est, seul, un véritable genre littéraire : le conte bref.

Bien que le problème se présente un peu différemment avec le lai, les conclu-sions auxquelles on aboutit sont analogues. Alors que le mot même de fabliau estune création purement française, ne signifiant autre chose que « petite histoireracontée », et n’apparaît qu’avec les premières œuvres, pour disparaître aussitôtque le genre cessera d’être cultivé, le mot lai, emprunté au fonds celtique, seraemployé jusqu’à la fin du Moyen Âge, connaissant même un regain de faveur auXVe siècle, où il ne sera plus alors considéré que comme un simple synonyme de« poème ». Lorsqu’il apparaît dans notre littérature, au XIIe siècle, il conserve deson origine celtique une connotation musicale, c’est un récit mêlé à la musiqueou au chant. Tel est bien le sens que lui donne Marie de France elle-même quis’efforce de faire le départ entre le lai breton, dont elle s’inspire (et qui est le récit,accompagné de musique, d’une « aventure ») et le récit en vers qu’elle en fait15. Siune étude thématique des « lais » de Marie de France permet de mettre en évi-dence une réelle et profonde unité que l’on peut définir surtout par la place qu’ytient un monde idéal, que ce soit l’Autre Monde de la mythologie celtique ou lemonde courtois de la fin’amor, il n’en reste pas moins qu’il y a un lai qui faitentendre une note discordante, le lai d’« Equitan », dans lequel on voit un roi,devenu l’amant de la femme de son sénéchal, périr à la fin de l’histoire de façongrotesque : surpris par le sénéchal en flagrant délit d’adultère, il cède à un instantde panique et se précipite, de lui-même, dans le bain d’eau bouillante qu’il avaitfait préparer pour supprimer le mari gênant. Ce qui, dans ce lai, déroute le lec-teur, c’est la difficulté à lui trouver une unité d’inspiration. L’histoire, dans sapremière phase, se situe dans le monde courtois le plus traditionnel, évoquant undes problèmes les plus habituellement posés par la casuistique courtoise, celuides rapports entre la fin’amor et le mariage : comment cet homme « ki mut fucurteis16 » et cette dame « curteise e sage17 » pourront-ils vivre pleinement leur

15 « Rimé en ai e fait ditié », op. cit., Prologue, v. 41.16 Op. cit., v. 11.17 Ibid., v. 51.

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amour dans leur situation et dans la société qui est la leur ? La solution, proposéepar la dame et acceptée par le roi, le meurtre du mari, a quelque mal à trouver saplace dans le code courtois. Sans doute y avait-il matière, avec cette aventure, àmettre en lumière les limites de la fin’amor et à aborder, comme semble le suggé-rer Marie au début de son récit, le problème de ses rapports avec l’amour passion-nel, (ce qui est, en fait, l’histoire de Tristan et Iseut) :

Cil metent lur vie en nuncureKi d’amur n’unt sen ne mesure ;Tels est la mesure d’amerQue nuls n’i deit reisun garder18.

Tel n’a pas été le souci de Marie qui préfère donner à son récit une certainecouleur moralisante et en tirer une leçon, à la manière de l’exemplum :

Ki bien vodreit reisun entendreIci purreit ensample prendre :Tels purcace le mal d’autruiDunt tuz li mals revert sur lui19.

Ainsi se trouve sauvegardée une certaine unité thématique du récit, au détri-ment de sa crédibilité et de son intérêt littéraire. Commençant comme un lai,il s’achève, malgré la bonne volonté de son auteur, comme un fabliau.

Cette rupture de l’isotopie thématique sera, en revanche, systématiquementrecherchée par certains écrivains qui y verront un moyen, original et sûr, de seconcilier la faveur d’un public toujours avide de cet effet de surprise qui sied sibien au récit bref. Ce n’est plus, dès lors, le thème traité qui suscite l’intérêt, maisle jeu, formel, sur le passage, en général inattendu, d’une thématique à une autre.C’est bien là le plus grand mérite que l’on puisse trouver à un lai anonyme, sigrivois qu’on a dû, par pudeur, lui donner un titre simplement allusif, le lai du« Lecheor » : le lai du débauché ! 20 (sans que l’on sache bien, au demeurant, quiest visé par ce peu honorable qualificatif). Le lai est bref (122 vers) et son appella-tion est explicitement certifiée par l’auteur :

Selonc le conte que j’oï,vos ai le lai einsint feni21.

Le sujet par lui-même est, certes, pour nous, d’un grand intérêt documentairedans la mesure où il met en scène la composition même d’un lai. Jadis en Bre-tagne, lors de la fête de saint Pantaléon, les dames les plus courtoises se réunis-saient et chacune d’elles contait une aventure de son choix. Celle qui recevait

18 Ibid., vv. 17-20.19 Ibid., vv. 307-310.20 Les lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles, édition critique par Prudence Mary O’Hara Tobin, Publications

romanes et françaises, Genève : Droz, 1976, pp. 347-358. La note 1 de la p. 347 signale, en outre,que, dans tout le manuscrit, « un effort a été fait pour effacer ce nom par une main apparemmentsoucieuse de ne pas choquer les esprits pudiques ».

21 Op. cit., vv. 121-122.

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une approbation unanime fournissait le thème du lai qui faisait alors l’objetd’une rédaction collective. Après quoi, il ne restait plus aux jongleurs, « cil quisavoient de note en viele, en herpë e en rote22 », qu’à parcourir le monde pourlui faire connaître le lai. Mais le véritable intérêt de ce lai, bien qu’il ne sembleguère être apparu évident aux critiques qui se sont intéressés à lui, est à trouverdans sa structure. Le premier tiers du récit présente la fête, telle qu’elle se déroulechaque année : c’est le festival de la courtoisie. Dans une seconde partie, demême longueur, l’auteur illustre le propos précédent en faisant le récit d’une deces fêtes. Ce jour-là, il y avait parmi toutes les autres un groupe de huit dames :

sages erent e ensaingnies,franches, cortoises e proisies :c’estoit de Bretaingne la florse la proesce e la valors23.

Lorsque l’une d’elles prend la parole pour faire partager aux autres son grandétonnement de voir que, dans les lais composés lors de cette fête, on chantetoujours la courtoisie et la prouesse alors qu’on ne parle jamais de ce qui est leurraison d’être, la curiosité du lecteur est aussitôt mise en éveil. Il faudra encoreune vingtaine de vers, consacrés à une exaltation rhétorique, sous forme d’inter-rogations, des manifestations les plus concrètes de l’idéal courtois, pour connaî-tre, enfin, la réponse ; et cette réponse, si longtemps tenue en suspens, a de quoisurprendre le lecteur en le plongeant, d’un seul mot, dans l’univers le plus égrillarddu fabliau : le seul moteur de la vie courtoise, c’est « l’entente du con ». Lasuggestion est adoptée et, chacune des huit dames apportant sa pierre à l’édifice,un lai est écrit, « cortois e bon », qui connaît un immense succès. Il est bienpossible, comme on l’a dit, que l’auteur de ce lai ait voulu démythifier l’amourcourtois. Il est surtout évident que, quel que puisse être, par ailleurs, l’intérêt del’histoire, il fait preuve d’une très bonne connaissance des exigences du contebref, en compensant l’absence de longueur par « l’intensité de l’effet24 », l’effetde surprise en l’occurrence. Cette surprise vient, tout naturellement, de la natured’une réponse qui, bien évidemment, va à l’encontre de ce qu’attendaient lesautres personnages du lai et, avec eux, le lecteur. Mais elle doit aussi sa saveurà l’habile mise en œuvre qui sait la faire attendre assez longuement pour queredouble la curiosité.

La primauté, voulue par l’auteur, de la structure narrative sur le thème traitén’est pas le privilège du seul lai du « Lecheor ». Montaiglon et Raynaud ont pu-blié, dans leur recueil de fabliaux un récit, que son auteur, inconnu, ne présenteque comme un roman ou un conte. Connu sous le double nom de « Mantel

22 Ibid., vv. 33-34.23 Ibid., vv. 55-58.24 Voir Ch. BAUDELAIRE : « la nouvelle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que

sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet ». « Études sur Poe », III, dans Œuvres complètes, Paris : Gallimard(Bibliothèque de la Pléiade), p. 329.

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mautaillié » ou de « Cort Mantel », il relève de la même esthétique. L’originalitéde l’histoire racontée n’est pas dans son thème, souvent traité, mais tient à sastructure, une suite de renversements dus à un jeu subtil sur la thématique mêmepar un passage brutal de l’esprit du lai à celui du fabliau, suivi, en conclusion,d’un retour à l’esprit initial. L’histoire commence dans la plus pure tradition cour-toise : nous sommes à la cour d’Arthur, à la veille de Pentecôte, au moment oùarrive l’« aventure » que la pratique des lais et des romans courtois a rendue fami-lière à tous : un chevalier, venu bien évidemment de l’Autre Monde, est porteurd’un manteau magique. Mais la vertu de ce vêtement va faire basculer le récit del’univers du lai dans celui du fabliau : il révèle à simple vue l’infidélité de lafemme qui le revêt. C’est l’occasion de donner toute licence au vieil espritd’antiféminisme si vivant dans les fabliaux et l’occasion est d’autant mieux saisieque l’auteur laisse au sénéchal Keu, le plus acerbe et le plus médisant de tous leschevaliers, le soin de faire le commentaire de la séance d’essais à laquelle doiventse livrer toutes les dames de la cour, à la suite de la reine, et qui tourne à laconfusion de toutes. Une seule jeune femme, malade, a échappé à l’épreuve. Onla contraint, sans nulle illusion, à la subir et, à la surprise générale, celle des gensde la cour comme celle du lecteur, le manteau lui sied parfaitement : on vient,enfin, de découvrir la femme fidèle en amour. Le récit s’achève alors sur le triom-phe, dans le plus pur style courtois, de l’amour et de la vertu.

L’analyse de « Guillaume au faucon », récit dans lequel Bédier, même s’il n’apas compris le gras jeu de mots sur lequel se fonde toute l’histoire, n’hésite pas àvoir une authentique nouvelle, révèle le même jeu sur la thématique et la mêmehabileté à l’exploiter dans les limites du récit bref.

Si l’emploi du terme de nouvelle n’est réellement attesté qu’à partir du XVe siècle,il ne semble cependant pas déraisonnable d’affirmer, en toute sérénité, que lanouvelle elle-même ou, si l’on préfère, le récit bref, a reçu ses lettres de créance,pour ce qui concerne la littérature française, au cours du Moyen Âge, au momentoù certains auteurs ont compris, et admis, que la brièveté, si elle était une néces-sité, n’était pas un obstacle, interdisant à un écrivain de laisser courir sa plume augré de son inspiration, mais que, bien acceptée et, surtout, bien maîtrisée, enpermettant de tirer le maximum d’effet d’un thème ou en jouant sur l’oppositiondes thèmes, elle pouvait être un mode d’écriture, original et efficace, en un mot,celui de Baudelaire, l’art de « jouir des bénéfices éternels de la contrainte25 ».

Roger DUBUIS

Université de LYON II.

25 Œuvres complètes, « Théophile Gautier », IV, p. 119.

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ENTRE FLABIAU ET FACÉTIE : LA NOUVELLEEN FRANCE AU XVe SIÈCLE

La présente communication s’insère dans une recherche plus vaste, intituléeDes fabliaux à la nouvelle (que j’espère publier l’année prochaine, à Paris, aux PUF),dont le but est d’éclairer, dans une perspective épistémologique, ce que les écri-vains du Moyen Âge désignaient par les termes génériques flabiaus1, dits, nouvel-les, novas, novelle, etc., et quel espace esthétique était réservé à chacun de cestypes narratifs. En suivant un parcours diachronique privilégiant les premièresoccurrences claires et indiscutables de ces notions, j’ai tâché de répondre à laquestion que se pose tout chercheur lorsqu’il croise un nouveau « code d’énon-ciation » littéraire : comment juger sa valeur sémantique et le fonctionnementde son réseau d’influence.

LA TRADITION CLASSIQUE : « DULCIS NOVITAS », HERMAPHRODITE NOUVEAUTÉ

Comme l’a écrit récemment Cesare Segre2, en dépit de son antiquité (nouvelleégyptienne, récit sybaritique, fabula milesia, etc.), la nouvelle n’a jamais été inté-grée à l’élite des genres littéraires. Ni Aristote, ni Horace ne l’ont prise en considé-ration, mais, qui plus est, elle a été également négligée par Boileau et Hegel. Enfait, elle n’est sortie de sa marginalité théorique qu’au siècle dernier, si bien qu’ondispose aujourd’hui d’un immense matériel qui reste encore à classer.

Creuset où se mêlent d’hyperboliques mensonges poétiques et un sens deschoses et des êtres possédant une force et une évidence inconnues dans d’autrestypes de récit, ce genre littéraire apparaît dès son origine « mélangé » et « conta-miné ». Mais la prise en compte de cette « altérité » n’est pas sans provoquer uneremise en cause des méthodes traditionnelles de l’analyse littéraire. Pour cher-cher à clarifier cet état des choses, je me bornerai à un exemple classique, tiréd’Ovide.

L’activité narrative des filles de Minyas, roi d’Orchomenos, dans le quatrièmelivre des Métamorphoses, se développe selon une formule bien connue en Orientet destinée à faire fortune aussi en Occident : chacune des sœurs, afin de ne pas

1 Les premières attestations de ce mot confirment que c’est la forme préférée par les auteurs. VoirL. ROSSI, « Jean Bodel : des flabiaus à la chanson de geste », dans Les jongleurs en spectacle, Paris-Genève : Champion-Slatkine, 1995, pp. 9-42.

2 Voir C. SEGRE, « La novella e i generi letterari », dans La Novella Italiana. Atti del Convegno di Caprarola(19-24 settembre 1988), Roma : Salerno Editrice, vol. I, 1988, pp. 47-57.

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interrompre son travail manuel, mais pour « empêcher les autres de trouver letemps long », fait à son tour « un récit qui charme les loisirs des oreilles3 ». Puis-que, pour pouvoir réaliser leur projet, les jeunes femmes se dérobent à l’obliga-tion de célébrer les fêtes de Bacchus, leurs narrations se tachent, dès le début,d’une infraction aux préceptes de la religion dionysiaque. C’est dans ce contexteque naissent les histoires de Pyrame et Thisbé, de Vénus et Mars, de Leucothoé etClytie, et surtout celle de Salmacis et Hermaphrodite. Il n’est pas sans intérêtqu’Alcithoé, la narratrice, introduise ce dernier récit par les mots suivants :

Vulgatos taceo – dixit – pastoris amoresDaphnidis Idaei, quem nymphae paelicis iracontulit in saxum : tantus dolor urit amantes ;nec loquor, ut quondam, naturae iure novato,ambiguus fuerit modo vir, modo foemina Sithon,te quoque, nunc adamas, quondam fidissime parvo,Celmi, Iovi…praetereo, dulcique animos novitate tenebo(v. 276-284).Je ne retracerai pas les amours trop connus (vulgatos) de Daphnis, berger de Ida,qu’une nymphe, irritée contre une rivale, changea en rocher, tant est grand le ressen-timent qui brûle le cœur des amants ; je ne dirai pas non plus comment jadis, parune innovation dans les lois de la nature, Sithon eut un sexe ambigu, puisqu’il futtantôt homme et tantôt femme. Toi aussi, aujourd’hui d’acier, autrefois si fidèle àJupiter enfant, Celmis, […] je te passerai sous silence ; je veux captiver les esprits parl’attrait d’une nouveauté raffinée.

L’histoire sensuelle et délicate de la passion que la gracieuse nymphe Salmacis,seule entre les Naïades à être malhabile à la chasse, nourrit pour l’enfant deVénus et de Mercure introduit la description d’une « merveilleuse difformité ».Les deux corps mêlés de la nymphe et du jeune homme se confondant et revê-tant l’aspect d’un être unique, depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’unà l’autre, ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme. On nepeut dire que ce soit là une femme ou un homme ; ils semblent n’avoir aucunsexe et les avoir tous les deux.

Ce qui frappe le plus, dans la narration ovidienne, c’est l’accumulation dedétails tout à fait « réalistes » pour décrire un événement « monstrueux ». Cen’est pas un hasard si Boccace, dans le neuvième chapitre du quatorzième livrede ses Genealogiae Deorum Gentilium, mentionne la métamorphose en chauves-souris des filles de Minyas, qui clôt le récit ovidien, comme exemple de narrationqui « in superficie non numquam veritati fabulosa commiscet ».

Grâce à l’exemple ovidien, on est donc tenté de penser que, dans la littératureoccidentale, depuis ses origines les plus lointaines, la nouvelle, en tant que « nou-

3 « […] Vices aliquid, quod tempora longa videri | non sinat, in medium vacuas referamus ad aures »,Voir Métamorphoses, IV, vv. 40 et suiv.

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veauté raffinée », est caractérisée comme un genre « hermaphrodite », contaminépar une faute d’origine irrémédiable. Ce type de récit, né pour alléger les condi-tions d’un travail aliéné, seule fin en soi, se révèle ouvertement opposé aux pré-ceptes de toute orthodoxie de l’écriture. En fait, tandis que la bouche des narra-trices raconte, leurs mains continuent d’être frénétiquement actives. Même le« nom parlant » de la Nymphe, Salmacis « qui amollit les hommes », annoncel’ambiguïté du destin des deux protagonistes dont l’embrassement ne se résoutpas en un acte d’amour, mais en un phénomène monstrueux. À l’instar d’Her-maphrodite, la novitas (la nouvelle), type narratif par antonomase « mélangé »,renfermera en soi dorénavant deux éléments non complétement soudés, le sen-suel et le rationnel. Il est bon pour amuser les gens en allant de bouche à oreille,mais sa mise en écriture est saisie comme quelque chose d’hérétique dont lesesprits sérieux ne peuvent que se méfier.

LA TRADITION MÉDIÉVALE : DES NOVELLAE CONSTITUTIONES À LA NOUVELLE

Pour en venir à l’époque médiévale, si nous nous efforçons, à l’aide des indica-tions fournies par M. Segre, de donner une définition du genre, la nouvelle estune narration brève, généralement en prose (à la différence des flabiaus/fabliaux,des lais, des dits et des novas occitanes, qui sont en vers octosyllabiques). Elleprésente des personnages humains (contrairement à la fable ésopique qui met enscène des animaux), mais généralement non historiques (à la différence de l’anec-dote et de l’exemplum). Ses contenus sont vraisemblables (à la différence de ceuxde la fable, qui sont fantaisistes). Le plus souvent elle est dépourvue de buts mo-raux ou de conclusions « moralistes » (contrairement à l’exemplum), ou alors, s’ily en a, ils sont présentés sous une forme ironique ; par contre, elle développesouvent une perspective joyeusement grivoise.

Le type de narration ainsi esquissé se réalise dans le choix entre différentespossibilités (récit « dénoué », ou intégré dans un « cadre4 » ; écrit/oral, etc.). Néen Orient, il trouve au Moyen Âge sa première réalisation en Italie, entre le XIIIe etle XIVe siècles. Il s’affirmera plus tard en Espagne, aussi bien qu’au Portugal, puisen France. Cependant, dans le reste de l’Europe, la concurrence avec les termesde conte, cuento, conto reste toujours très forte5. Il faut ajouter que, alors que lestypes narratifs du flabiau et du roman entrent parfois en concurrence (il suffit depenser à Trubert ou à Richeut), lors de la naissance de la nouvelle, le roman estdésormais en train d’achever son cycle évolutif.

Quant aux éléments qui ont contribué à la création du terme générique, il ne

4 Voir M. JEAY, Donner la parole. L’histoire-cadre dans les recueils de nouvelles des XVe-XVIe siècles, Mon-tréal : Éd. CERES (Le moyen français, n° 33), 1993.

5 Je me permets à ce propos de renvoyer à mon entrée Conto, dans le Dicionário da Literatura MedievalGalega e Portuguesa, Lisboa : Editorial Caminho, 1993.

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faut pas oublier que le mot Novellae – adjectif substantivé –, désignait dans lelatin juridique, sous forme abrégée, les Novellae Constitutiones de l’empereur Jus-tinien6, promulguées de 535 à 565. Apparemment destinées à intégrer la législa-tion civile, elles l’abrogent en réalité le plus souvent. Les Novellae concernent lavie de tous les jours et les cas les plus divers, y compris les vols, les adultères, lesamours particulières, etc. Sur le plan formel, la structure de chaque novella com-prend un proemium et un epilogus, tandis que le texte est d’habitude divisé en« chapitres » (capita). Elles furent publiées tout au long du Moyen Âge dans desrecueils homogènes de 124 novellae (Epitome Juliani) ou de 134, mais elles furentdiffusées surtout grâce aux florilèges (Flores Novellarum), utilisés dans les écolesde droit. L’intérêt de ces textes, pour l’histoire de l’art narratif, réside dans leuraspect anthropologique et formel. Lisons, par exemple, la Novella (Constitutio)CLVII (Collatio IX, Titulus XL)7.

Après un titre qui n’est pas sans rappeler les rubriques des recueils de nouvel-les, De rusticis qui in alienis praediis nuptias contrahunt (« Des serfs qui contractentdes noces sur des possessions étrangères »), notre Novella s’ouvre sur une Praefatiodont le style, rapide, concis, répond à un souci de clarté. Je cite ici la traductionfrançaise publiée à Metz en 1810 :

Nous avons appris par les divers rapports qui nous ont été faits, qu’il se commet desdélits indignes de nos temps, dans les provinces de Mésopotamie et d’Osdroene. Il yest d’usage que les serfs attachés à des possessions différentes, contractent des nocesentre eux ; mais les maîtres de ces possessions forcent les serfs à rompre les mariagesqu’ils ont contractés, et ils leur ôtent leurs enfants : tout le pays est par là remplid’affliction, lorsque d’une part les serfs sont séparés de leurs femmes, et que de l’autreles enfants auxquels ils ont donné le jour leur sont ravis ; or de telles cruautés récla-ment notre sollicitude.

Suit le chapitre I, contenant la sanction concernant les méchants propriétairesqui ne pourront plus séparer leurs serfs des femmes que ceux-ci auront épousées,ni « les contraindre à habiter sur leurs propres terres et leur ravir leurs enfantssous le prétexte qu’ils sont de condition servile »… Ici le locuteur montre unpenchant pour le pathétique dont La case de l’oncle Tom ne paraît pas si éloi-gnée…

Je crois que les Novellae de l’empereur Justinien, tout comme, ensuite, lesNovellae de l’empereur Léon l’Isaurien8, jouèrent un rôle analogique décisif quantà l’évolution du terme narratif. En effet, non seulement dans le mot juridiquel’idée de « nouveauté » n’est pas exclue9, mais ce qui est souligné avec force, c’est

6 Voir N. VAN DER WAL et J. H. A. LOKIN, Historiae iuris graeco-romani delineatio. Les sources du droitbyzantin de 300 à 1453, Groningen : Egbert Forsten, 1985.

7 Voir Les novelles de l’empereur Justinien, traduites en français par M. BERENGER fils, Metz : Chez LaMort, 1810, t. II, p. 327.

8 Voir N. VAN DER WAL et J. H. A. LOKIN, op. cit., pp. 72 et suiv.9 L’adjectif novellus remplace le classique novus, tout comme dans les expressions novella arbor, novella

vinea, asinos nouellos, etc. où ce même adjectif, opposé à uetulus, au sens de « jeune », qualifiait les

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justement l’importance du quotidien, le goût pour les détails qui se substitue à lavalidité quasi éternelle des anciennes lois10 : presque chaque novella fait référenceà l’histoire et privilégie la localisation des personnes juridiques dont il est ques-tion. Il suffit, par exemple, de penser au peines corporelles et mutilantes prévuespour des délits sexuels (coups de bâton et de fouet, coupure du nez pour la femmeadultère, parfois même coupure du pénis pour les prêtres adultères), pour com-prendre que le récit des nouvelles italiennes ou françaises du XVe siècle n’est pasaussi fantaisiste qu’on pourrait le croire11. Enfin, et c’est peut-être l’aspect le plusimportant du problème, grâce aux Novellae Constitutiones, les milieux juridiquess’approprient, au Moyen Âge, ce pouvoir magique de l’éloquence, servant à dé-bloquer ou à résoudre les situations les plus complexes.

En fait, pour indiquer clairement le genre narratif, le mot novelle apparaît pourla première fois dans une langue vernaculaire – au pluriel — dans un texte italiende la fin du XIIIe siècle, le Libro di Novelle e di bel parlar gentile12, mieux connu parle titre tardif de Novellino. Il ne faut pas négliger l’influence des écoles de droit surle lexique du rédacteur toscan. En effet, la perspective idéologique de son ouvragerévèle une première « prise de conscience de l’ascension de la classe bourgeoise,fondée sur l’initiative économique et la maîtrise de la dialectique et de l’action dela parole13 ». L’espace accordé à l’éloquence dans notre texte confirme l’hypo-thèse selon laquelle l’auteur, en utilisant le mot novelle pour désigner ses récits,s’inspire entre autres d’une tradition juridique. Comme l’a écrit récemment AlfonsoD’Agostino14, les nouvelles « juridiques » sont nombreuses et remarquables : (4,9, 10, 15, 24 et 90, 50, 52, 56, 69, etc.) en nous révélant un auteur qui n’est passans avoir une conception rigoureuse du droit15.

Il est vrai d’autre part que le Novellino s’inscrit dans la filière courtoise à la-quelle appartiennent également les novas occitanes. Mais le mot occitan lui-même

plantes et les animaux. Voir à ce sujet R. DUBUIS, « Le mot nouvelle au Moyen Âge : de la nébuleuseau terme générique », dans B. ALLUIN et F. SUARD (éd.), La Nouvelle. Définitions, transformations, Lille :Presses Universitaires, 1989, pp. 13-26 (p. 14).

10 Sur l’importance de la tradition juridique pour l’invention de la nouvelle, insiste P. CHERCHI, « Fromcontroversia to novella », dans La Nouvelle. Formation, codification et rayonnement d’un genre médiéval,Actes du Colloque International de Montréal, publiés par M. PICONE, G. DI STEFANO et P. STEWART,Montréal : Plato Academic Press, 1983, pp. 89-99.

11 À ce propos, les documents des archives vaticanes témoignent que cette pratique des mutilationscorporelles était encore courante au XVe siècle, Voir L. SCHMUGGE, Kirche, Kinder, Karriere. PäpstlicheDispense von der unehelichen Geburt im Spätmittelalter, München : Artemis-Winkler, 1995. Voir éga-lement N. DAVIS, Pour sauver sa vie : les écrits de pardon au XVIe siècle, Paris : Seuil, 1988.

12 Ce titre est contenu dans le ms. le plus ancien de notre texte, le Panciatichi 32 de la BibliothèqueNationale de Florence.

13 Voir G. GENOT et P. LARIVAILLE, Étude du « Novellino », Nanterre : Centre de recherches de langue etlittérature italiennes, 1985, p. 21.

14 Voir A. D’AGOSTINO, « Itinerari e forme della prosa », dans Storia della letteratura Italiana, vol. I, IlDuecento, Roma : Salerno Editrice, 1995, p. 618.

15 Voir A. PAOLELLA, Retorica e racconto. Argomentazione e finzione nel « Novellino », Napoli : Liguori,1987, p. 174.

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ne renvoie-t-il pas au registre « casuistique » dont nous venons de parler ? Il suf-fit, à ce propos, de penser au dit Judici d’amor, mieux connu par le titre So fo eltemps c’om era jais, un poème que son auteur, Raimon Vidal, qualifie égalementde novas. Et d’ailleurs le terme juridique servant à traduire les Nouvelles constitu-tions de l’empereur Justinien, en occitan, était aussi novas.

Pour ce qui est de la litérature d’oïl, les quelques occurrences du mot nouvelle(s)qu’on peut repérer chez Chrétien de Troyes16 et d’autres trouvères des XIIe etXIIIe siècles témoignent, bien sûr, d’un glissement progressif de ce terme du sensoriginel de « nouveauté », « fait bizarre digne d’être répété » à celui de « récit »,« histoire », narration brève17. Mais pour que ce mot désigne clairement un genrelittéraire, il faut attendre le début du XVe siècle, avec la traduction du Décaméronde Boccace, qui, comme l’a déjà dit Giuseppe Di Stefano, peut être considérécomme le premier recueil de nouvelles en langue française18. Lisons le prologuede cette traduction :

Je ay entencion de racompter cent nouvelles, ainsi comme on les vouldra nommer,paraboles ou fables ou histoires, qui, ainsi comme il appart, furent honnestementcomptées par dix journées en une honneste compaignie de sept dames et de troisjuvenceaulx, ou temps de la pestilencieuse mortalité de Mil trois cens cinquante etneuf [sic !]…En icelles cent nouvelles, l’en pourra veoir mains plaisans et doulz et durs et asprescas d’amour et maintes aultres adventures et fortunes qui advienent et advinrenttant maintenant comme au temps passé, desquelles cent nouvelles… les jolies etamoureuses dames qui les liront ou orront porront prendre delectation es chosesdelectables, montrées en icelles nouvelles (Décaméron, traduction de Laurent dePremierfait, ms. Pal. lat. 1989, f. 2 r°)19.

Pour Boccace, les fables sont les récits invraisemblables où la narration s’effacedevant la moralité et ne fait qu’illustrer un système idéologique extrinsèque ; lesfaits racontés se bornent au strict nécessaire de la trame, à la charpente du récit.On pourrait ajouter qu’il n’y a qu’un exemple de ce genre dans le Décaméron, etc’est ladite « nouvelle interrompue » racontée par l’auteur lui-même, dans l’in-troduction à la quatrième journée ; le terme « paraboles » insiste également surla fonction exemplaire et didactique du récit ; le terme « histoires » désigne lanarration d’événements pseudo-historiques à caractère aventureux. Enfin le mot

16 L’exemple le plus important est celui du Chevalier au lion, vv. 657-660 : « […] et la reïne maintenant /les noveles Calogrenant / li raconta tot mot a mot / que bien et bel raconter li sot », dans la mesureoù les « nouvelles Calogrenant » correspondent à un récit bref d’à peu près sept cents vers.

17 Sur l’ensemble de ces occurrences, Voir R. DUBUIS, op. cit.18 Voir G. DI STEFANO, « Il Decameron : da Laurent de Premierfait a Antoine Le Maçon », dans Pratiques

de la culture écrite en France au XVe siècle (Actes du colloque international du CNRS en l’honneur deGilbert Ouy, Paris, mai 1992), Louvain-la-Neuve, 1995, pp. 127-134.

19 Ce manuscrit appartenait à la bibliothèque privée de Jean sans Peur. Inventorié en 1420, il passaensuite aux ducs Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Dans l’inventaire dit de 1467, on dit qu’ilétait « couvert de cuir blanc » (BARROIS, n° 1259). En 1623, il faisait partie des mss de la Bibliothèquepalatine de Heidelberg. Plus tard, il fut offert par Maximilien de Bavière au pape Grégoire XV.

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« nouvelle », incluant et résumant toutes les occurrences dont je viens de parler,se réfère aux récits qui insèrent personnages et actions dans un contexte histo-rique et social précis, privilégiant mots d’esprit et bon mots, duperies et bonstours.

La table du ms. de Glasgow des Cent nouvelles nouvelles nous propose une typo-logie beaucoup plus simple :

S’ensuyt la table de ce present livre, intitulé des Cent Nouvelles, lequel en soy con-tient cent chapitres ou histoires, ou pour mieulx dire nouvelles.

Ici, le terme « chapitres » reprend le mot caractérisant les différentes sectionsdes « mises en prose », alors que le terme « histoires » revient le plus souventcomme synonyme de « nouvelles » dans les textes mêmes, où on repère d’ailleursd’autres termes génériques, tels « adventures », « joyeux comptes », etc., qui s’ins-crivent parfaitement dans le cadre envisagé par Boccace.

Le Décaméron se révèle, dès sa première diffusion européenne, en France commeailleurs, un véritable modèle narratif, même si les écrivains du XVe siècle en refu-sent le style, qu’il considèrent trop élaboré pour un simple recueil de nouvelles20.Mais, en dépit de sa complexité, le texte boccacien fonctionne comme une sortede « machine à raconter » encourageant les auditeurs et les scribes occasionnelset passionnés à composer eux-mêmes de nouveaux récits qu’ils ne manquentpas, d’ailleurs, d’attribuer à Boccace, en les substituant aux nouvelles originales,à l’instar de marchands toscans qui ont fait de même tout au long du XVe siècle21.

DU FLABIAU À LA NOUVELLE : L’EXEMPLE D’« ANGÈLE DU BANC ».

Pour comprendre la genèse de la nouvelle française du XVe siècle, l’exempled’Angèle du Banc me paraît très intéressant, dans la mesure où deux motifs tradi-tionnels, celui, très répandu, de la « Demoisele qui ne pooit oïr parler de foutre »(où le protagoniste masculin, pour séduire une jeune fille prude, prétend ne pasavoir de membre viril)22, et l’autre, presque inconnu, du « Pescheor du Pont SeurSaine » (où le jeune homme affecte avoir sacrifié son membre)23, sont juxtaposéspour composer un texte narratif en prose que le rédacteur anonyme n’hésite pasà attribuer à Boccace lui-même.

20 Voir L. ROSSI, « Scrittori Borghesi della fine del Trecento », dans Storia della letteratura Italiana, vol. II,Il Trecento, Roma : Salerno Editrice, 1995, pp. 879-920.

21 Ibid., pp. 879-881.22 Voir Fabliaux érotiques. Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, éd. par L. ROSSI et R. STRAUB, Paris :

Lettres gothiques, 1992, pp. 89-108.23 Voir Nouveau recueil complet des fabliaux, t. IV, publié par W. NOOMEN et N. VAN DEN BOOGAARD,

Assen : Van Gorcum, 1988, pp. 107-129.

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La nouvelle, conservée en tradition unique, est insérée aux ff. 249 v – 253 v dums. fr. 240 de la BN, contenant la traduction du Décaméron de Laurent dePremierfait24, à la place de la VIII 10 (de Salabaët et Blanchefleur).

Dans la rubrique précédant le texte, le narrateur, à l’instar de Boccace25, ré-sume son récit :

Angele du Banc, poissonier, par sa subtilité trova façon de soy logier par le moiend’une estable, dont Constance, la fille Giullot du Pin, hostelier d’Arle, qui ne vouloitpoint de mary qui e[u]st genitoires, se resjoy quant elle se senty estriller ent’my sesfesses de l’estrille Angele, qui tellement l’estrilla qui en fut las ; puis en rachetta uneautre par deux fois ainsi qu’il lui faisoit entendre combien que ce fust celle meisme.Mais en estrillant tous deux userent leur vie tellement que oncques puis qu’il l’eustespousee, il ne vendy poisson ne marée, ains vesqui riche toute sa vie (f. 250 r).

À l’instar de son modèle florentin, le narrateur choisit avec une grande pré-cision la topographie de son histoire :

En Provence est une cité assise sur la rivière du Rosne, où il a maintes autres citez,laquelle est nommée Arle et l’appelle on « le Blanc »…

Par contre, pour déterminer la date de l’action, il préfère une formule assezvague, lui permettant de préciser qu’il s’agit d’une aventure récente (qu’il définitnouvelle) :

En icelle ville, n’a mie grandement, ot un riche homme hostelier bourgois, nomméGiullot du Pin.

Tout en étant inspiré par l’actualité, le récit est digne d’être raconté surtoutdans la mesure où il relate un fait bien bizarre : la protagoniste féminine del’histoire, Constance, « assez jeune et belle », « ne se vouloit accorder a nul marypour rien du monde pour tant qu’il eust aucuns genitaires, car iceulx a cause desgenitaires hayssoit »…

Ayant appris quels étaient les problèmes de la jeune fille, Angèle du Banc,« natif de la ville de l’Isle-de-Mortaigne, une autre ville de Provence, lequel avoita coustume apporter souvent en Arle et ailleurs poisson de marée a vendre », nemanque pas d’architecter une ruse pour séduire sa belle. Puisqu’il a la chance deposséder un âne qui a perdu son sexe à cause d’une maladie, il fait entendre àtout le monde l’exclamation par laquelle il plaint la pauvre bête : « Avoy Martin,qui n’a nuilz genitaires ne ton maistre aussi ! » On s’empresse de relater la chose

24 Le codex est en parchemin, du quatrième quart du XVe siècle, d’origine française, écriture cursivecalligraphique. 1 f. plus 317 ff plus 1 f., à 42 longues lignes ; 375 x 260 mm., just. 235 x 165 mm.Peintures de facture médiocre au début de chaque journée (la première inachevée et abîmée), avecencadrement à fleurs et rinceaux. Initiales peintes et dorées. Titres courants rubriqués. Réclamesécrites verticalement. Reliure veau fauve chargé d’un écu de chevreau accompagnés de deux étoilesen chef d’une roue en pointe sur les plats. Au XVIIe siècle le ms. a appartenu à Philibert de la Mare,conseiller au Parlement, dont les mss passèrent à la Bibliothèque royale.

25 Il est très intéressant de souligner que ce genre de rubriques était présent également dans la copiedes Cent nouvelles nouvelles offerte à Philippe le Bon.

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à Constance. La jeune fille, après avoir vérifié la condition de l’âne est séduite parle charme d’Angèle, qui, tout en rougissant, a admis sa propre mutilation, etmanifeste son intention de l’épouser…

LES NOUVELLES DITES DE SENS

Dans le recueil narratif conservé dans le manuscrit 1716 du fonds de la reineChristine, au Vatican, et publié de façon incomplète en 1908 par Ernest Lan-glois26, le mot nouvelle n’apparaît qu’une seule fois, dans la rubrique du premiertexte de la collection : « Premiere nouvelle, de Damoiselle Ysmarie de Voisines,comment par sa bonté Dieu la pourveut grandement » 27, mais cette indicationest précieuse, dans la mesure où elle doit valoir pour toutes les histoires du re-cueil, et que la division de ce dernier en chapitres, proposée par Langlois, est toutà fait arbitraire et n’appartient pas au manuscrit unique qui nous a transmisl’ouvrage.

Sur le plan stylistique, notre recueil s’insère dans la tradition de la mise enprose, et on voit bien l’importance du milieu bourguignon où le texte a été com-posé. En fait, le compilateur des nouvelles ne fait que dérimer des récits en versoctosyllabiques (dits, fabliaux, contes moraux) en se préoccupant moins d’effa-cer les traces de leur versification que de mutiler ses modèles de leurs prologues etépilogues respectifs afin de pouvoir les insérer sans difficulté dans son ouvrage.Dans cette nouvelle perspective, les rubriques acquièrent une importance touteparticulière en assurant un minimum de logique narrative aux différentes nou-velles qui, dépourvues de tout point de repère, apparaîtraient irrémédiablementmutilées.

Sur le plan structurel, le recueil se compose de quarante-cinq récits qui, à monavis, pourraient aisément se répartir en neuf groupes de cinq nouvelles. Ces his-toires sont classées d’après une perspective ascensionnelle, allant de l’enfer auparadis, de l’amoralité à la morale. Non seulement le compilateur semble rem-placer ici la dizaine chère à Boccace par le novénaire sacral des Pères de l’Église,représentant un des éléments essentiels de la symbolique médiévale des nom-bres, mais encore il l’intègre avec le symbolisme du cinq, représentant la sommedu premier nombre pair et du premier impair (2+3), et le milieu des neuf pre-miers nombres.

On a, de la sorte, deux groupes, chacun de cinq nouvelles, « diaboliques » (nouv.1-10), suivis par trois groupes de nouvelles « édifiantes » (nouv. 11-25) ; puis en-core deux groupes d’exemples tirés de la prédication (nouv. 26-35). Ici s’achève la

26 E. LANGLOIS, Nouvelles françaises inédites du quinzième siècle, Paris : Champion, 1908 (réimp. Genève :Slatkine, 1975). Mon élève Pier Luigi Terenziani prépare une édition intégrale de l’ouvrage.

27 Il s’agit d’un texte qui s’insère de façon originale dans le cycle dit « de la Gageure », étudié parGaston Paris (Voir Romania, XXXII, 1903, pp. 481-550).

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partie proprement narrative de l’ouvrage, car les derniers dix textes (36-45) sonten effet des enseignements dévots. Malheureusement, l’édition d’Ernest Langlois,à cause de ses lacunes, ne permet pas toujours de bien saisir la valeur littéraire destextes. Par exemple, les nouvelles XXVIII, « Des jugemenz du sage roy Salomon »et XXIX, « De Pierre d’Arges et de ses deux filz », présentes l’un après l’autre, deuxexempla très répandus dans l’Europe médiévale28, dont le premier a été négligépar la critique puisque Langlois n’en a édité que quelques lignes. Mais ce qu’ilfaudrait souligner ici c’est qu’en dépit de son style « minimaliste », visant l’essen-tiel de l’histoire, le compilateur de notre recueil se révèle un narrateur conscientde ses moyens.

LES CENT NOUVELLES NOUVELLES ET LES « COMPAGNONS DU CABARET »

En 1460, le noble portugais Vasco Quemado de Vilalobos29, devenu « écuyerd’écurie » chez le duc Philippe le Bon, offre à la comtesse de Charolais, Isabelle deBourbon ou de Portugal, femme du duc, la traduction « en langaige franchois »du Triunfo de las doñas de Juan de la Cámara ó del Padrón, écrivain espagnol duXVe siècle, compilée par un certain Fernand de Lucena. La lettre accompagnant lemanuscrit 2027 de la Bibliothèque royale de Bruxelles est, à cet égard, très inté-ressante30 :

Affin, ma tres redoubtee dame, que mieulx puisses corriger la evident erreur daucunsde votre maison, nommez les compaignons du cabaret, les queulx veullant ygnorerles femenines vertus prenent souvent leur passe temps apres vin et epices a deviserdu noble sexe tant loable dont leurs fardés et afettés langaiges… ont mainteffois faitmon entendement chanceler quelque debat qu’a ce propos je misse. Et pour nonvarier ne tumber en nulle fauce opinion, ay este de ma volonte contraint a delesserleur compaignie. J’ay fait escripre ce present petit traitte lequel je vous presentecompilé par ung gentil homme d’Espaigne et depuis translaté d’espaignol en langaigefrançoys en la maniere qui s’ensuit, vous suppliant treshumblement que d’iceulxmesidisans publicque pugnicion soit faite, telle que exemple en soit aux jeunes avenir et a nous aultres soustenans verité a la louenge de vous aultres, mesdames, soitvostre benisson octroiee (Bibliothèque royale de Bruxelles, ms. 2027, f° 1r°).

Fernand de Lucena n’est pas Vasco de Lucena, comme le prétend Doutrepont31,mais Vasco Fernandes de Lucena, de la même famille de Vasque et comme celui-ci d’origine andalouse32. C’est un personnage très important pour nous, dans la

28 Voir C. DELCORNO, Exemplum e letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologna : Il Mulino, pp. 163-194.

29 Voir Bibliografia Geral Portuguesa : Século XV, deux vol., Lisboa 1941-1942, t. II, p. 625 (Vasco Quemadode Vilalobos).

30 Voir Charity Cannon WILLARD, « Isabel of Portugal and the French Translation of the Triunfo de lasDoñas », dans Revue belge de philologie et d’histoire, 43, 1965, pp. 961-969.

31 Voir G. DOUTREPONT, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, 1909, pp. 310-311.32 Voir Dicionário da Literatura medieval Galega e Portuguesa, pp. 647-648.

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ENTRE FLABIAU ET FACÉTIE : LA NOUVELLE EN FRANCE AU XVe SIÈCLE38

33 Voir L. ROSSI, « Per il testo delle Cnn : la centesima novella e i racconti dell’acteur », Medioevo Romanzo,8, 1981-1983, pp. 401-418 ; ID., « Pour une édition des Cent nouvelles nouvelles : de la copie dePhilippe le Bon à l’édition d’Antoine Vérard », dans Le moyen français, n° 22, 1988, pp. 68-77.

34 Voir A. DAUGE, « Paroles craintes, dévoyées et spéculaires dans les Cent nouvelles nouvelles », dans Lemoyen français, n° 33, 1993, pp. 126-136.

mesure où, ayant étudié en Italie, il connaissait très bien les œuvres de Pétrarqueet de Boccace, et qu’il était en relation avec Poggio Bracciolini.

L’indication donnée par Vasco Quemado de Vilalobos nous fournit la preuveque, vers les années soixante du XVe siècle, les compagnons du cabaret racon-taient vraiment des histoires gaillardes au sujet des femmes et – qui plus est –qu’en 1460 le livre des Cent nouvelles nouvelles n’était pas encore prêt (sinon,l’« écuyer du duc » l’aurait certainement mentionné ; par contre, il parle seule-ment de « discours » au sujet des femmes).

Le livre des Cent nouvelles nouvelles a été en effet « mis en terme et sur pied »,comme le dit l’acteur dans la dédicace au duc, très probablement à Bruxelles,entre 1456 et 1467. Pas avant 1456, à cause des événements historiques auxquelson y fait allusion, pas après 1467, date de la mort de Philippe le Bon, à qui l’œuvreest dédiée. On pourrait préciser davantage l’époque de la composition du recueilen la plaçant entre 1461 et 1462 ou quelque peu après.

LES NOUVELLES DE L’ACTEUR ET LA TRADITION DE LA FACÉTIE

Dans le ms. de Glasgow des Cent nouvelles nouvelles, 37 conteurs sont nommés,deux nouvelles sont anonymes et cinq attribuées à l’acteur : 51, 91, 92, 98 et 99(mais on sait, grâce aux inventaires de la bibliothèque du Duc, que ce récit, dansla copie offerte à Philippe le Bon, concluait le recueil33). Comme l’a très bien écrittout récemment Alexandre Dauge34, la spécificité « des Cent nouvelles nouvelles neréside pas dans les sujets choisis, « mari cocu », « homme mal pourvu par la na-ture », « caractère insatiable des femmes », « moines lubriques », etc., car ceux-cirelèvent d’une tradition dont les compagnons du cabaret sont à la fois les héri-tiers et les continuateurs. En multipliant les versions à partir d’un nombre res-treint de motifs semblables, la voix auctoriale (ou les voix auctoriales) des Centnouvelles nouvelles souligne(nt) le caractère fictif des récits, le lecteur ou l’auditeurdevant traduire les indications authentifiantes (attribution des nouvelles à despersonnages connus, précisions de temps et de lieux, récurrence des cautionstestimoniales, caractère récent de l’histoire) comme autant d’indices qui signa-lent le statut littéraire des intrigues. »

Dans la plupart de ces textes, la maîtrise de la parole s’avère, pour les person-nages-acteurs, enjeu et moyen de lutte, un combat dans lequel tous les travestis-sements sont permis. Par conséquent, la valorisation par la voix auctoriale despersonnages sachant maîtriser la parole avec ruse et inventivité correspond de

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façon spéculaire à la capacité de l’acteur/auteur à transfigurer le banal en trans-formant situations et motifs connus en de « bons mots » grâce à un usage inven-tif de la langue littéraire. Il existe par conséquent dans les Cent nouvelles nouvellesune circularité qui veut que le narrateur célèbre soi-même et les compagnons ducabaret à travers les personnages qu’il met en scène, la malice et l’ingéniosité deces derniers renvoyant en définitive à celle des nobles narrateurs de l’entouragedu duc.

Mais si nous nous interrogeons sur les modèles utilisés par l’acteur dans lesnouvelles qu’il s’est « réservées », une constatation s’impose : il s’agit toujours detextes d’origine pour ainsi dire « savante » dont les antécédents sont repérablesdans la tradition humaniste : Pétrarque, le Pogge, Nicolas de Clamanges, Albrechtvon Eyb. Bien que ce détail ne soit pas dépourvu d’importance, il a été négligépar la critique. Cela nous permet de mieux préciser le genre d’opération réaliséepar notre auteur. D’un côté, il a valorisé la tradition littéraire du récit bref enlangue d’oïl, en la rajeunissant grâce aux artifices de sa réécriture ; de l’autre, il aprivilégié, dans ses propres récits, la filière humaniste de sa culture. L’analogieavec le principe littéraire ayant inspiré les Facéties du Pogge est donc beaucoupplus profonde qu’on ne l’a affirmé jusqu’ici, dans la mesure où le Pogge a réaliséune opération tout à fait semblable avec la tradition de la nouvelle italienne. Onsait que mon éminent collègue Lionello Sozzi35 a parlé d’une sorte de « rendez-vous manqué » entre les Cent nouvelles nouvelles et les Facéties, puisque, à sonavis, seuls les auteurs français du XVIe siècle seront en mesure d’assimiler l’espritcomique du Pogge. En fait, le détail que l’auteur du recueil français ait empruntéun certain nombre de récits à l’écrivain toscan ne suffirait pas à établir une liaisonvéritable entre les deux ouvrages. Le lien le plus profond unissant les deux textesréside, selon moi, dans le fait qu’ils sont destinés avant tout à un public de con-naisseurs (respectivement les membres haut-placés du clergé se réunissant auBugiale et les nobles bourguignons du cabaret de Philippe le Bon), capables d’ap-précier la représentation de la toute-puissance de la ruse, au frais des imbécilesdont le monde est parsemé.

Luciano ROSSI

Zurich.

35 Voir L. SOZZI, « Le Facezie di Poggio nel Quattrocento francese », dans Miscellanea di Studi e Ricerchesul Quattrocento francese, a cura di F. SIMONE, Torino : Giappichelli, 1966, pp. 409-516 ; ID., « LesFacéties du Pogge et leur influence en France », Actes du Colloque de Goutelas (29 septembre-1er octobre1977).

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DE LA CONTROVERSE À LA NOUVELLE.ALEXANDRE VAN DEN BUSSCHE,

LECTEUR DE SÉNÈQUE

Dans ses Controversiae, Sénèque le Père a rapporté de mémoire l’essentiel desleçons de rhétorique qu’il avait entendues à Rome au temps de son adolescence.N’étant pas rhéteur lui-même, il n’a pas cherché à en faire un manuel de précep-tes, mais plutôt un recueil de souvenirs où ses trois fils, à qui il s’adressait, ver-raient revivre les maîtres d’autrefois et où ils pourraient mesurer l’évolution despratiques scolaires en matière d’éloquence1.

On y trouve rassemblée toute une série de cas d’école offerts comme sujets deréflexion et de développement pour l’apprentissage de la rhétorique, c’est-à-direde petites histoires imaginaires, débouchant sur des situations inextricables don-nant lieu à procès ou susceptibles en tout cas d’engendrer une réflexion contra-dictoire sur le double terrain du droit et de l’équité. Chaque cas est développé encinq parties. Il commence par l’énoncé d’une loi ou d’un principe juridique fixantle droit, qui servira de référence pour l’analyse de la situation envisagée. Vientensuite l’exposé en quelques lignes de cette situation : il s’agit de la relation d’unfait divers très dépouillé, sans date ni lieu précis, sans nom, qui renvoie simple-ment à un cadre social générant ses règles et ses interdits, donc des conflits. Amour,guerre et argent, affrontements familiaux, piraterie et enlèvement, lutte entrel’honneur et la passion, entre maîtres et esclaves, richesse et pauvreté, patrio-tisme et tyrannie, adultère et fidélité, telle est la matière invoquée. C’est tout desuite après que les rhéteurs entrent en lice et que le texte s’anime. Ils énoncentd’abord des « sentences », qui correspondent à peu près à ce que nous appelle-rions des réquisitoires et des plaidoiries. Longuement et de façon parfois un peudésordonnée comme l’est la conversation ou l’improvisation, ils prennent partiet s’efforcent d’épuiser toute l’argumentation que leur suggère la clairvoyance oula passion. À l’issue de ces sentences, ils procèdent aux « divisions », c’est-à-dire àl’examen du cas sous l’angle juridique. C’est la partie la plus rigoureuse de l’exer-cice, qui consiste à s’interroger sur le respect du droit et à se demander si la justiceest effectivement satisfaite par son application. La cinquième partie du dévelop-

1 Sur Sénèque le Père, on peut consulter Lewis A. SUSSMANN, The Elder Seneca, Leyde : E. J. Brill(Mnemosyne Bibliotheca Classica Batava), 1978 [le chapitre 3, pp. 34-93, est entièrement consacréaux Controversiae] et Janet FAIRWEATHER, Seneca the Elder, Cambridge : University Press (Cambridgeclassical studies), 1981. On se référera ici à la traduction des Controversiae publiée sous le titre Sen-tences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs (Controverses et suasoires), trad. H. Bornecque,Paris : Aubier (Bibliothèque philosophique), 1992.

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pement, plus facultative, consiste en l’expression de détails subjectifs, relatifs àl’environnement du cas, qui sont appelés « couleurs » ; sans fondement juridi-que, ils introduisent en quelque sorte des circonstances aggravantes ou atténuan-tes.

Sur ce schéma, Sénèque a décrit soixante-quatorze cas, répartis en dix livresqui devraient tous s’ouvrir sur une épître dédicatoire de l’auteur à ses enfants. Enréalité, l’œuvre nous est parvenue mutilée. D’une part, les préfaces des livres V, VI

et VIII sont perdues. D’autre part, les cas des livres III, IV, V, VI et VIII ne sont expo-sés que sous forme d’excerpta où les sentences sont condensées en une page, sansqu’aucun rhéteur ne soit nommé, et qui ne comportent ni divisions ni couleurs.Ces Controversiae sont complétées par un recueil de sept Suasoriae qui sont depetites histoires dramatiques empruntées à la mythologie ou à l’histoire antiqueet mettant les rhéteurs en situation de prendre un parti et surtout de persuaderl’auditoire que ce parti est le meilleur. Contrairement au cas de controverse quiest gouverné par une loi, la suasoire est un exercice délibératif, de pure persua-sion.

Sous cette forme, l’ouvrage conserve un intérêt historique essentiel. Il abordede façon concrète et vivante l’exercice stéréotypé de la controverse, exercice fon-damental de l’école de rhétorique romaine, à mi-chemin entre les lettres, la com-munication et le droit, formation inévitable, unique, privée, pour une jeunessedésireuse de s’élever, de briller dans les prétoires comme auprès des grands. Parailleurs, il dépeint le monde romain, ses mentalités, son climat culturel, en don-nant la parole, donc en redonnant vie, à un certain nombre de grands rhéteursque l’auteur a connus, comme Arellius Fuscus, le maître d’Ovide, comme PorciusLatro dont il est fait au début un émouvant portrait, ou encore comme AlbuciusSilus, dont la vie a été romancée par un bel esprit de notre temps2.

Les Controversiae ont toujours été plus ou moins occultées. De son vivant, Sé-nèque le Père était surtout connu comme historien des guerres civiles à Rome. Sestravaux ont disparu et très vite il a été comme écrasé par la personnalité tumul-tueuse de son fils avec lequel on l’a plus ou moins confondu jusqu’à la fin de laRenaissance. Aux XVe et XVIe siècles, les Controversiae figuraient généralementcomme appendice aux œuvres de Sénèque le Philosophe qui les entraînaient etles écartaient simultanément3. Pour l’étude de la rhétorique, c’était Cicéron lemaître. On pouvait se référer à Aristote pour mieux le comprendre. Pour l’imiter,on allait jusqu’à Quintilien qui lui fait si souvent écho. Mais les collèges n’al-laient pas chercher d’autres modèles4.

2 P. Quignard, Albucius, Paris : P.O.L. éditeur (Le livre de poche, n° 4308), 1990.3 À partir de l’édition napolitaine de 1475, les écrits de Sénèque le Philosophe et de Sénèque le Père

ont été regroupés sous le titre général d’Opera omnia quae extant. La distinction entre les deux n’ap-paraît que dans l’édition romaine de 1585, établie par Marc-Antoine Muret.

4 On songe notamment au célèbre manuel de Cyprien SOAREZ, De arte rhetorica libri tres, ex Aristotele,Cicerone & Quinctiliano praecipue deprompti, en usage dans tous les collèges des jésuites à partir de1560.

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Si Sénèque le Père a rarement été invoqué par ceux qui enseignent l’art de biendire, c’est peut-être parce que ses Controversiae instruisent davantage dans l’art debien raconter. Quand on évoque les sources de la littérature narrative, en particu-lier des formes brèves de la Renaissance, qu’elles s’appellent contes, histoires,discours, nouvelles, récréations, aventures, récits, devis, matinées, après-dîners,journées, nuits facétieuses, propos rustiques, bigarrures, baliverneries ou nouvel-les nouvelles5, on ne remonte guère plus loin que les lais, fables, fabliaux et chan-tefables, qui offrent un riche vivier d’origine pieuse, réaliste ou courtoise. Mais ilfaut peut-être revenir aux principes de la rhétorique romaine pour bien com-prendre la genèse des formes narratives et les mouvements de l’inspiration. Celien à établir n’a rien de surprenant. On sait bien que l’éloquence précède le récit,que la déclamation qui aboutit est une fable qui commence. Il y a un gros poten-tiel romanesque dans les Controversiae, qui tient à la fois à la nature des maté-riaux mis en œuvre et à la constitution formelle de l’œuvre.

Rappelons d’abord que les cas d’école qui y sont rapportés renvoient à dessituations aussi fictives que conventionnelles, que les sentences s’y élaborent se-lon des lois ou principes juridiques qui sont souvent fantaisistes, que tout y estquestion d’agencement de mots ou d’idées pour frapper le cœur ou la raison.Simples discours circulant autour d’un noyau narratif infime et qui paraissent luidonner corps, ces cas n’ont rien d’original. Les rhéteurs que Sénèque a entendusles ont empruntés à la tradition ; on les retrouvera en partie dans les Declamationesde Quintilien. Ils nourriront les recueils hybrides comme les Gesta Romanorum etLe violier des histoires romaines6, où ils se chargeront d’allégories morales et reli-gieuses. Entendus jadis dans les écoles de rhétorique, ils prendront place alors,une fois recomposés, dans les églises ou les cercles d’amis. Les grands recueils derécits à partir de la fin du Moyen Âge, depuis les Cent nouvelles nouvelles jusqu’àL’Heptaméron, sont tout imprégnés de cette matière. Il y a une réelle filiation de lacontroverse latine à la nouvelle.

Mais à propos des Controversiae, on ne peut se contenter de constater que telou tel des soixante-quatorze cas d’école pouvait ou aurait pu, en empruntantcertains canaux, se constituer en récit. À vrai dire, c’est tout l’ouvrage qui semblerépondre précocement à ce que sera l’esthétique de la nouvelle au XVIe siècle. Cequi conduit les nouvellistes de la Renaissance, ce n’est pas seulement le souci de

5 Un panorama chronologique de toute cette production est donné dans Conteurs français de la Re-naissance, éd. Pierre Jourda, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1979, pp. 1449-1454. Pourplus de détails, il faut se reporter à la bibliographie figurant dans la thèse de G.-A. PÉROUSE, Lesnouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps, Genève : Droz, 1977.

6 Le recueil des Gesta Romanorum, qui doit dater de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe, regroupeun ensemble d’historiettes, dont le nombre varie entre cent cinquante et cent quatre-vingts. Ellesne sont pas toutes empruntées à la tradition romaine. On y trouve un mélange de fables grecqueset orientales, des vies de saints et des anecdotes médiévales. Tous les auteurs profanes ou sacrés yont puisé. On en compte beaucoup d’éditions à partir des années 1470. Le violier des histoires romai-nes, imprimé en 1521, en constitue une traduction approximative et lacunaire.

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respecter la convention de l’oralité et de l’échange convivial comme gage de vrai-semblance, d’où une brièveté narrative propre à la conversation. C’est surtout,par la multiplication des voix, de façonner les récits en recueil selon un principed’unité dans la diversité. Une nouvelle seule n’a guère de sens, d’autant qu’elleemprunte souvent son canevas à la tradition littéraire. Il convient que de l’en-semble, porté par un récit cadre vigoureux, se dégage une impression d’harmonieque le nombre de récits renforce au lieu de la compromettre. Selon l’imaged’Ennasuite, l’esthétique de la nouvelle n’est autre que celle du bouquet, d’autantplus beau qu’il « sera rempli de différentes choses7 ». L’unité recherchée, c’estd’abord celle du cadre spatio-temporel et, conjointement, celle d’une société quia plaisir à se reconnaître en dépit de la diversité des devisants ; c’est ensuite cellede la tonalité d’ensemble qui se veut facétieuse ou bien tragique, ou alors tout àla fois, en dépit de la diversité des anecdotes ; c’est enfin l’unité de la naturehumaine qui se retrouve en dépit de la diversité des comportements et des pas-sions présentés au lecteur. L’écriture de la nouvelle au XVIe siècle est quelque peuplatonisante.

Or il se trouve que le recueil des Controversiae réalise parfaitement cette harmo-nie. Le sentiment d’unité se perçoit d’abord dans la relation sensible que le texteinstaure entre l’auteur et ses fils. On sent en permanence le plaisir du père àrépondre à la curiosité intellectuelle des enfants, à les introduire dans l’intimitéde sa jeunesse. Les préfaces à chaque livre sont des exercices de mémoire affec-tive, avec ce que cela suppose d’effacements, de bribes et de fulgurances. Maisl’œuvre s’inscrit aussi dans le temps complet d’un discours qui s’amorce, quis’accomplit et qui s’épuise. Au début, Sénèque prend la parole avec un enthou-siasme reconnaissant. Il dit à ses enfants :

Ce que vous me demandez me sera plus agréable que facile8.

Plus tard, il se ressent de l’effort entrepris sans toutefois songer à s’interrompre :

Je serais heureux que de temps en temps vous me fournissiez quelques noms quiexcitent ma mémoire9.

Finalement, il exprime sa lassitude au seuil du dernier livre :

Laissez-moi […] revenir aux occupations de ma vieillesse. Je vous l’avouerai, la chosecommence à m’ennnuyer10.

Les Controversiae s’insèrent ainsi dans la durée exhaustive d’un retour sur soi,d’un voyage dans le passé, d’une écriture qui comporte des élans et des réticen-ces. Enfin, il faut constater que l’unité du recueil est aussi spatiale, dans la mesureoù il circonscrit un monde de rhéteurs disparus, prisonniers du langage et de ses

7 Marguerite de NAVARRE, L’Heptaméron, 48e nouvelle.8 SÉNÈQUE, op. cit., p. 29.9 Ibid., p. 315.10 Ibid., p. 373.

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codes. Sénèque les évoque dans ses préfaces, parle de ses lointains rapports aveceux, de leur destin violent ou de leur gloire fugitive. Tout au long des sentences,divisions et couleurs, ils prennent la parole et révèlent leur tempérament et leurtalent. D’une façon toute moderne, ils construisent, défont et reconstruisent desrécits autour de chaque cas, élaborant une sorte de tissu narratif que le lecteurpeut poursuivre ou interrompre à son gré. Leur création est collective, cacopho-nique, ininterrompue, contrairement à celle des devisants habituels, à ceux del’Heptaméron par exemple, qui n’échangent que pour commenter un récit quel’un d’eux a entièrement rapporté.

Consultées plutôt par de jeunes avocats en mal d’éloquence ou rapidementparcourues par ceux qui préféraient lier le nom de Sénèque à des traités de philo-sophie et de morale, les Controversiae n’ont certainement pas toujours été bienlues à la Renaissance. C’est pourquoi il est intéressant de citer parmi les bonslecteurs, c’est-à-dire ceux qui en ont bien saisi la structure narrative, le nomd’Alexandre Van den Bussche.

C’est un auteur bien oublié11. Originaire de Flandre occidentale, il a mené unevie itinérante et séjourné dans plusieurs cours européennes pendant la secondemoitié du XVIe siècle. Ses publications nombreuses, ornées d’épîtres dédicatoiresflatteuses, donnent de lui l’image du parfait courtisan. À la diversité des sujetsabordés, tantôt graves ou savants, tantôt frivoles, on devine une personnalitéséduisante, sensible aux goûts et aux modes. Il n’est pas question de lui donnerun nouveau lustre, mais simplement de souligner, sous l’angle qui nous préoc-cupe ici, l’intérêt que présente son Premier livre des procès tragiques, publié à Parisen 157512.

Il s’agit d’un recueil de cinquante-cinq anecdotes graves et conflictuelles dontle dénouement, laissé en suspens, ne peut être que judiciaire et qui sont présen-tées de façon à interroger la conscience du lecteur épris de justice. Or on constateque quarante-six d’entre elles prennent directement leur sujet dans les Controversiaeet s’en nourrissent abondamment13. Les emprunts sont à première vue assez gros-

11 Sur ce personnage, voir H. HELBIG, Œuvres choisies d’Alexandre Sylvain de Flandre, poète à la cour deCharles IX et de Henri III, précédées d’une étude sur l’auteur et ses œuvres et accompagnées d’unenotice inédite par G. Colletet, Liège-Paris-Leipzig, 1861. On trouvera également une bibliographieexhaustive de cet auteur dans la Bibliotheca Belgica, Bruxelles, 1964-1975 [reprint 1979], t. I, pp. 408-416. Van den Bussche se nomme parfois Alexandre Sylvain, ou Sylvain, ou le Sylvain de Flandre.On peut encore rencontrer son nom traduit sous la forme Du Bour.

12 Nicolas BONFONS, Paris, 1575, in-16 : [8], 201 f. On a consulté l’exemplaire de la Bibliothèque del’Arsenal à Paris (cote 8° J 5539).

13 On donne ici les correspondances entre les Procès tragiques et les Controversiae, le premier nombredésignant le numéro d’ordre des Procès et les nombres entre parenthèses renvoyant aux Controversiae,respectivement au numéro du livre et au numéro d’ordre dans le livre : 1 (VI, 3), 2 (IX, 1), 3 (I, 1),4 (VIII, 2), 5 (VIII, 1), 6 (II, 2), 7 (III, 3), 8 (IV, 6), 9 (VI, 4), 10 (IX, 3), 11 (IX, 4), 12 (VII, 6), 13 (V, 4), 14 (I,6), 15 (IV, 4), 16 (IV, 7), 17 (II, 4), 18 (I, 3), 19 (I, 2), 20 (IV, 3), 21 (VI, 7), 22 (VII, 5), 23 (VIII, 3), 24 (IX,6), 25 (IX, 2), 26 (I, 4), 27 (I, 5), 28 (I, 8), 29 (II, 3), 30 (II, 5), 31 (II, 7), 32 (III, 1), 33 (VIII, 5), 34 (VII,8), 35 (III, 6), 36 (IX, 5), 37 (III, 2), 38 (VII, 7), 39 (VI, 6), 41 (VII, 3), 42 (VIII, 4), 48 (VIII, 6), 49 (VII, 4),50 (V, 5), 51 (Suasoire 3), 52 (X, 4).

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siers et la démarche est schématique et répétitive. Toutefois un examen plus ap-profondi permet de repérer un certain nombre de procédés de réécriture qui don-nent à ces Procès tragiques une physionomie propre : chaque controverse se con-vertit véritablement en récit et l’ensemble acquiert la cohérence d’un recueil denouvelles. Les potentialités narratives qu’on a relevées dans les Controversiae fi-nissent ici par se réaliser. Pour en rendre compte, il convient d’opérer une analysesur deux plans : au niveau particulier d’une part, en mettant en parallèle le texted’un cas d’école présenté par Sénèque et sa reprise par Van den Bussche ; à unniveau plus général d’autre part, en montrant comment celui-ci a structuré sonrecueil selon le principe de l’unité dans la diversité.

On propose donc, dans un premier temps, une lecture comparée des deuxauteurs, à partir de l’exemple ci-dessous :

La mère du bâtard choisie par lui comme part d’héritageLe frère aîné divisera la fortune en deux parts : le cadet choisira d’abord. On pourra élevercomme fils légitime l’enfant né d’une servante.

Un homme, qui avait un fils légitime, en éleva un autre né d’une servante et mourut.Le frère aîné, divisant l’héritage, mit d’un côté tous les biens, et, de l’autre, la mère dubâtard. Le plus jeune choisit sa mère et accuse son frère de lui avoir imposé un actedésavantageux.

[Contre l’aîné] 1. Je suis, dit-il, le seul à être déshérité par un partage. – Il n’avait qu’àchoisir l’autre part. Toi seul aurais pu te montrer comme fils ce que tu t’es montrécomme frère. – La loi a ordonné à toi de faire les parts, à moi de choisir : évidem-ment, elle craint que le plus jeune ne soit circonvenu. – Il a fait les parts de telle façonque, pour n’être pas mendiant, il me fallait laisser mon frère dans l’indigence, mamère dans la servitude. – Ce n’est pas partager que de mettre d’un côté les biens, del’autre une charge. – Il était si bon fils que son père a élevé l’enfant qu’il avait eud’une servante pour en faire son cohéritier. – « Choisis, me dit-il, entre la richesse etun crime. » – On a coutume d’appeler fourbes ceux qui ont pris quelque chose : lui nem’a rien laissé. – 2. « C’est toi, me dit-il, qui as voulu être pauvre. » Pourquoi donc meplaindrais-je, si j’aimais tant la misère ? – Il dit : « On ne peut critiquer un acte faitconformément à une loi. » Au contraire, ce sont les seuls qu’on puisse attaquer, carles autres naturellement sont nuls. – L’acte par lequel on trompe un jeune hommecache toujours un crime sous une enveloppe de légalité ; ce qu’on voit est légal, cequ’on ne voit pas est plein de pièges. Toujours la fraude part du droit pour aboutir àun acte contraire au droit. – La loi ordonne à l’aîné de faire les parts et au cadet dechoisir : tu n’as pas fait les parts et il n’a pas choisi : tu l’as entortillé de telle sortequ’il lui était nécessaire de prendre la part qui ne lui était pas avantageuse. – Monaffection pour ma mère était connue : il n’a pas craint que j’eusse l’idée de choisirl’autre part.

[Thèse opposée] 3. Tout mon rôle a consisté à faire les parts. La tromperie serait, nondans le partage, mais dans le choix. – Tu possèdes ta mère, et certains ont racheté laleur de tous leurs biens ; tu possèdes la gloire et certains l’ont recherchée sur unbûcher ou à la guerre. – Elle m’a enlevé une grosse part de ma fortune, cette servanteeffrontée, quand elle était maîtresse dans la maison. – Tu craignais de me voir la

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maltraiter ? Ce n’était pas mon intérêt, puisqu’elle aurait été toute ma fortune. –Maintenant tu possèdes autant que moi, car tu possèdes la part que tu as choisie. – Cen’était même pas la volonté de mon père de te voir posséder une part égale à lamienne ; voilà pourquoi il n’a pas affranchi ta mère.(Sénèque, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs, VI, 3, trad.Bornecque.)

Procès tragique du fils d’une esclave qui veut déshériter son frèreLa loi des esclaves est encore en Espagne que, les ayant achetés soient chrétiens ounon, l’on les peut tuer ou en faire ce que l’on veut. Sur quoi advient qu’un hommeachète une fille esclave et, ayant couché avec elle, elle lui enfante un fils. Au bout dequelques jours, elle se meurt. Par quoi l’homme susdit achète une autre femme pournourrir son fils et fait tant qu’elle lui fait aussi un autre fils. Elle demeure vive etgouverne la maison jusqu’à un temps que les enfants sont grands et que le père vientà mourir, qui laisse par testament que l’aîné partira les biens et que le puîné choisira.Il ne fait mention de la femme, par quoi demeure esclave, et le fils aîné en prendoccasion de frauder son frère de l’héritage ou patrimoine prétendu, car pour partir ilmet la mère de son frère d’un côté et tous les biens de l’autre, disant :« Choisis, prends ta mère et me laisse le restant des biens ou prends les biens et melaisse ta mère. »L’autre, voyant cette extrémité, ne veut choisir, mais accuse son frère de circonventionou fraude punissable, disant :« La loi commande et le testament ordonne que tu doives partir et que je doivechoisir, mais tu n’as point parti et je ne puis choisir, car l’obligation et l’amour que jeporte à ma mère me contraignent de ne la laisser et principalement à la discrétiond’un si méchant homme que tu es, vu que tu me réduis à trois extrêmes : l’un d’aban-donner ma mère, ou de déshériter mon frère, ou bien que ma mère et moi soyonstoujours en pauvreté. Grande malice est la tienne de me vouloir forcer à être aussiméchant que tu es. Appelles-tu partir mettre toute la charge d’un côté et tous lesbiens de l’autre ? Ma mère s’est envieillie à garder et augmenter le bien que tu veuxusurper, et maintenant étant faible et inutile, tu veux qu’elle meure de faim avec moiou qu’elle vive en extrême misère à ta discrétion ? Ne sais-tu pas que tu es fils d’uneesclave aussi bien que moi ? Même que ta mère ne fit jamais aucun bien à la maisonet que ma mère t’a allaité et nourri. Quelle ingratitude est donc plus grande que latienne ? Partis au moins tellement que je puisse demeurer sans crime et non du toutsans patrimoine. Si la définition de circonvention ou fraude punissable est d’ôter àaucun ce qui lui appartient, tu fais pis, car non seulement tu ne me laisses rien, maistu augmentes ma misère. Ce n’est d’aujourd’hui que les abuseurs enveloppent leursabus de quelque loi ou ordonnance mal interprétée, mais j’espère que les juges aurontégard à mon intégrité et réprouveront ton iniquité détestable. »Réponse : « J’ai mieux parti que tu ne saurais choisir, par quoi l’abus ne gît au partagemais en l’élection, car d’un côté je te mets les richesses et de l’autre l’honneur im-mortel d’avoir aimé ta mère sur tout, qui servira de mémoire et gloire immortelle.Combien sont ceux qui ont voulu acheter telle félicité au prix de leur vie, commeCurius qui, pour le bien public, se précipita vif au gouffre ardent ? Scévola se brûla lepoing qui avait failli à tuer Porséna. Horace combattit et défendit seul contre toute laToscane le pont qu’il faisait abattre derrière son dos. Hercule et Alexandre combatti-rent pour gloire non seulement les hommes, mais les lions et autres bêtes. Pourquoi

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ne veux-tu donc cette gloire la pouvant obtenir sans danger de ta personne, puisqueprofit et honneur ne peuvent aller ensemble, et tu fuis de l’honneur ? Laisse-le-moiet prends le profit. J’aime mieux la gloire d’avoir mieux aimé ma marâtre que toi tamère que tous les biens du monde. Aussi n’emporte petite part du patrimoine celuiqui aura celle qui longtemps a gouverné le tout, comme tu confesses. J’ai opinionque notre père la laissa esclave afin que tu n’eusses autre chose qu’elle ou pour lemoins que par là fût connu quel de nous deux est le plus magnanime. Je ne dis pointque je ne te donnerai autre chose, mais je veux premièrement voir si tu le mérites etque le reconnaisses de ma libéralité, mais quant aux juges ils sont trop équitablespour forcer les lois et pour contrevenir à la dernière volonté de notre père. »Le jugement demeure à la discrétion du lecteur.(Alexandre Van den Bussche, Premier livre des procès tragiques, Paris, 1575, f. 1-3 [or-thographe et ponctuation modernisées].)

Quelques précautions s’imposent avant toute comparaison. Le texte de Sénè-que est présenté ici dans un français actuel, alors que Van den Bussche ne pou-vait en son temps l’appréhender qu’en latin14. Il n’y a donc pas lieu d’engagerla moindre confrontation fondée sur le style, la syntaxe ou le choix des mots.Par ailleurs, on ne peut faire aucune remarque pertinente sur le volume des textes.Les Procès ont à peu près tous le même développement ; ils paraissent doncsommaires par rapport aux cas de Sénèque qui nous sont intégralement parvenuset inversement plus étoffés par rapport aux cas qui nous sont parvenus sousforme d’excerpta.

Le cas de « La mère du bâtard choisie par lui comme part d’héritage » est préci-sément un excerptum et présente comme tel un caractère décousu. L’écriture nar-rative se limite à l’exposé en quelques lignes du fait divers, tout de suite aprèsl’énoncé de la loi, donnée ici en caractères italiques. Les sentences contre l’aîné,puis en sa faveur, ne sont pas élaborées à la façon de réquisitoires ou de plaidoi-ries. Ce ne sont que des argumentations juxtaposées qui brisent tout effort d’élo-quence. Les paroles rapportées au style direct, sans continuité, provoquent desrencontres de personnages brutales et furtives. Comme c’est généralement le caspour les excerpta, on ne trouve ici ni divisions ni couleurs.

Ce sont tous ces matériaux que reprend Van den Bussche. Ses procédés deréécriture sont de trois types. En premier lieu, il recourt à des amorces narrativesqui lient les éléments du discours, créant ainsi une sorte de chaîne événemen-tielle. La tournure « Sur quoi advient que », qui rattache le principe juridiqueinitial à la relation proprement dite du fait divers, se retrouvera dans tous lesProcès tragiques. De même, le participe présent « disant », qui introduit le styledirect, transforme en réplique la matière des sentences ; à la voix des rhéteurs qui

14 Les éditions de Sénèque au XVIe siècle sont dérivées de la grande édition bâloise de 1529, établie parÉrasme. À l’époque de Van den Bussche, l’édition courante est celle de C.S. Curio et V. Prallus,Basileae : per E. Episcopium, 1573, in-folio. La première édition en français des deux Sénèque, donnéepar Mathieu de Chalvet, président au parlement de Toulouse, sera l’édition parisienne d’A. L’Angelier,1604, in-folio.

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commentaient le fait divers chez Sénèque se substitue celle des protagonistesmêmes de ce fait divers ; les arguments dispersés des sentences deviennent desinterventions personnalisées qui rendent compte d’un affrontement humain. Onaurait pu imaginer des amorces plus nombreuses et mieux soutenues. Par exem-ple, au moment où le frère lésé va répliquer, le simple mot « réponse », qui corres-pond en fait au tiret marquant le changement d’interlocuteur dans un dialogueécrit, pouvait être remplacé par une forme verbale plus enveloppante. Mais l’es-sentiel est que le principe de l’amorce de continuité comme procédé narratif soitbien établi.

En second lieu, Van den Bussche opte pour la redondance et l’étirement dustyle. Il suffit de comparer le début de chaque texte. Chez Sénèque, le fait diversest ramassé en quelques mots d’une sobre précision. De son côté, l’auteur fla-mand recourt à trois ou quatre fois plus de termes sans pour autant l’enrichir oule nuancer. L’épaisseur provient uniquement de l’accumulation de traits inutiles,comme l’expression « ayant couché avec elle » qui précède « elle lui enfante unfils », ou bien encore la remarque « elle demeure vive » que le bon sens inclutforcément dans la proposition coordonnée « et gouverne la maison ». De même,après avoir dit que l’aîné se disposait à partager les biens paternels en mettant « lamère de son frère d’un côté et tous les biens de l’autre », il n’était nullementnécessaire de rapporter l’injonction adressée au cadet : « Choisis, prends ta mèreet me laisse le restant des biens ou prends les biens et me laisse ta mère. » Mais ilfaut bien comprendre que ce type de surcharge, si maladroite apparemment, estaussi la caractéristique d’un auteur qui veut privilégier le style facile et délié de laconversation et qui, pour cela, a autant besoin d’effets que de rigueur. Au fond, ildit ses Procès tragiques plus qu’il ne les écrit. Est-ce l’homme ou l’écrivain quisemble pressé ? En tout cas, les défauts de l’écriture sont compensés par les at-traits du bavardage.

En troisième lieu, Van den Bussche s’applique à dénaturer le cas d’école pro-posé, du moins à en modifier substantiellement les données. Sénèque mettait enprésence un fils légitime et un bâtard, le premier disposant du soutien implacableet déshumanisant du droit ; dans les sentences, les arguments contre l’aîné étaientles plus nombreux, comme si les rhéteurs devaient s’appliquer à corriger la loi aunom de l’équité. Tout au contraire, Van den Bussche met en scène deux frères quisont pareillement fils d’esclave, l’un n’ayant sur l’autre que l’avantage de l’anté-riorité. Les prises de parole de chacun sont cette fois parfaitement équilibrées.L’aîné, qui effectue le partage, apparaît subtil et sensible dans la mesure où ilassure vouloir mettre son frère à l’épreuve sans pour autant le priver de ressourcesune fois le choix effectué. Aux arguments juridiques sur les pièges de la légalité,Van den Bussche préfère l’éloquence pathétique :

Ma mère s’est envieillie à garder et augmenter le bien que tu veux usurper, et mainte-nant étant faible et inutile, tu veux qu’elle meure de faim avec moi ou qu’elle vive enextrême misère à ta discrétion ?

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Cette éloquence confine à la grandiloquence tragique lorsque l’aîné évoque lasupériorité de la gloire sur les richesses et exalte l’intransigeance héroïque desCurius, Scévola, Horace, Hercule et Alexandre. En définitive, l’auteur s’attachesurtout à établir une parfaite égalité entre les parties en conflit, afin de rendrele lecteur totalement et même cruellement indécis. La phrase finale « Le juge-ment demeure à la discrétion du lecteur » se justifie dans la mesure où il s’agitici du premier des cinquante-cinq Procès tragiques : il fallait bien, au départ, livrerun code de lecture. Par la suite, elle ne sera pas reprise mais sera toujours sous-entendue.

On comprend finalement comment s’est opéré le glissement. La controverseparlait au rhéteur de l’irréductibilité du droit et de l’équité. Le récit deVan den Bussche parle au lecteur ; en atténuant les données juridiques, il crée undilemme, c’est-à-dire un conflit qui quitte le prétoire pour habiter le cœur. Ledroit fait place au sens du juste et de l’humain. Le juridique s’efface devant letragique. Le cas d’école se transpose en récit, un récit suspendu, bref, éprouvant,sans dénouement inscrit, une nouvelle au sens vrai du terme, dont la pointefinale est un silence, celui de la conscience.

Si l’on envisage maintenant la composition d’ensemble des Procès tragiques, onne retrouvera pas ce qui faisait l’unité des Controversiae : la voix de Sénèque par-lant à ses fils ne s’entend plus, les figures des rhéteurs ont disparu, le monderomain s’est complètement effacé. En revanche, la cohérence du recueil s’établitsur des bases nouvelles.

Elle réside d’abord dans la notion même de « tragique » que l’auteur soulignedès le titre. À l’époque où il écrit, le mot, devenu magique, évoque toutes sortesde livres à succès, les œuvres à la mode de Boaistuau et Belleforest et, derrière eux,toute une politique éditoriale15. Van den Bussche, qui ne vivait au fond que dusouci de plaire, se devait de flatter les goûts du public. Il s’inscrit donc dans lecourant vigoureux des « histoires tragiques » amorcé avec Bandello, que VéritéHabanc et Bénigne Poisssenot poursuivront16 et qui devait influencer longue-ment la littérature récréative.

Le recueil possède également une grande cohérence formelle, dans la mesureoù tous les cas empruntés à Sénèque, textes intégraux et excerpta, sont traités dela même manière. Ils se conforment tous au modèle reproduit ci-dessus, tant ence qui concerne l’expression que le développement. Il pourrait en résulter beau-coup de monotonie, mais la diversité curieuse des Procès compense l’uniformitédes procédés.

Enfin, l’auteur marque son livre d’une empreinte discrète et permanente. Saprésence crée l’indispensable lien de continuité. Il faut lire tout son recueil etpeut-être avoir parcouru l’ensemble de ses productions pour repérer les passages

15 Sur tout ce contexte littéraire, voir la savante étude de M. Simonin, Vivre de sa plume au XVIe siècleou La carrière de François de Belleforest, Genève : Droz, 1992.

16 Les nouvelles histoires tant tragiques que comiques d’Habanc paraîtront en 1585 et les Nouvelles histoirestragiques de Poissenot l’année suivante.

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où il se révèle un peu. Par exemple, dans ce Procès du « fils d’une esclave qui veutdéshériter son frère », on pourrait s’étonner de l’allusion faite à l’Espagne à lapremière ligne. Mais pour peu qu’on connaisse Van den Bussche, on se souvien-dra qu’il saisit maintes fois l’occasion de témoigner son antipathie pour les Espa-gnols, occupants de sa province natale17. Évoquer l’Espagne à propos de la « loides esclaves » revient à souligner au passage un trait de barbarie. Par ailleurs,l’auteur exprime ici et là ses goûts et ses engagements, manifeste un souci moralconstant, laissant une vision assez pessimiste du monde et de la vertu. Il suffit delire sa dédicace des Procès au duc de Lorraine pour voir que son projet est biencelui d’un moraliste et non d’un rhéteur ou d’un juriste18.

Par cette transformation en récits des matériaux anciens de la rhétorique,Van den Bussche a réellement cherché à faire une œuvre autonome et originale.En examinant la disposition de ses Procès et en se référant chaque fois que cela estpossible au recueil des Controversiae, on comprendra comment il s’est progressi-vement détaché de son modèle. Ainsi, les quarante premiers Procès se retrouventtous chez Sénèque ; c’est seulement dans les quinze derniers qu’il a dispersé neufrécits de son cru ; quatre sont empruntés à l’Antiquité19 ; les cinq autres consti-tuent des histoires plus originales, dont trois au moins ont un cadre historiqueprécis et correspondent à des affaires qui se sont vraisemblablement déroulées20.Une telle disposition met en lumière la démarche de l’auteur : il semble avoird’abord travaillé en compilateur et, après avoir plus ou moins recueilli la meilleurematière des Controversiae, il se serait plu à poursuivre le jeu de l’écriture en inter-rogeant d’autres sources, sa mémoire livresque ou son entourage. Après avoir étél’inspirateur, Sénèque n’était plus qu’une référence parmi d’autres. La composi-tion du recueil des Procès rend compte d’une émancipation.

Se rangeant d’emblée parmi les auteurs promis au succès, Van den Bussche apris soin de présenter ses Procès tragiques comme un Premier livre et d’en annoncerà la fin un second, « déjà commencé ». Il pouvait alors rêver à Bandello et à saprospérité commerciale. Il tint promesse, mais tardivement. C’est seulement en

17 Voir H. Helbig, op. cit., p. LVIII.18 « […] j’ai bien osé présenter à votre grandeur ce premier livre des procès tragiques tant pour montrer

qu’il n’y a malice si grande que les hommes n’osent inventer que pour prouver aussi qu’il n’y a causesi bonne ou mauvaise que l’éloquence subtile ne la rende douteuse, d’autant que l’opinion qui ennotre siècle mène le tout bien loin prétend de valoir plus que la vérité qui est la cause pour quoisouvent ceux de petite valeur sont en grande estime, tout ainsi que ceux qui méritent beaucoup sontsouvent défraudés de leur gloire ou guerdon […] », f. [3].

19 Il s’agit de la rivalité entre Rémus et Romulus (Procès 40), de l’empoisonnement malencontreux deLucullus par un serviteur trop affectionné (Procès 43), de la douleur du vieil Horace défendant sonfils (Procès 54), de la querelle faite à Diogène qui ne veut pas rendre un manteau qu’on lui a prêté(Procès 55). Van den Bussche signale que ce dernier procès, qui paraphrase un détail rapporté parDiogène Laërce, « plus bref et moins tragique que tous les autres », est destiné à divertir joyeusementle lecteur parvenu au terme de sa lecture.

20 Il s’agit d’une histoire à la fois pitoyable et cocasse survenue à Orléans (Procès 44), du récit d’uncrime sordide perpétré à Padoue (Procès 47) et d’une étrange affaire d’héritage située en Piémont(Procès 53).

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21 Dans ce recueil, les cinquante-cinq Procès tragiques ont judicieusement été placés au milieu, où ilsportent les numéros d’ordre 35 à 89. L’ensemble n’est plus dédié au duc de Lorraine, mais à A. G.de Busbeque, maître d’hôtel de la reine douairière Élisabeth, veuve de Charles IX. Dans une préfaceau lecteur, Van den Bussche explique cette fois qu’il a pris ses arguments « partie […] des historiensRomains, partie de Seneca, autres de [son] invention et le restant de choses advenues par plusieursprovinces. » Il ne tient donc pas à donner aux Controversiae une place privilégiée.

22 Sur ces rééditions, voir H. Helbig, op. cit., pp. LXIX-LXXI.23 Plaidoyers historiques ou discours de controverse, A. de Sommaville & A. Courbé, Paris, 1643 ; C. de La

Rivière, Paris, 1649 et 1650. Sous ce titre bien conforme à l’« âge de l’éloquence », et une fois passél’engouement pour les « histoires tragiques », Tristan a reproduit le recueil de 1581 de Van denBussche en effectuant simplement quelques aménagements de style. Il n’a pas cité le nom de l’auteuret s’est contenté de dire qu’il tenait à présenter sous une meilleure forme un recueil composé jadispar un « Flamand » qui maîtrisait mal le français. Dans son livre sur La libre pensée dans l’œuvre deTristan L’Hermite, (Paris : Nizet, 1972, pp. 71-102), Doris GUILLUMETTE a comparé certains passagesde Van den Bussche avec les passages remaniés de Tristan, s’efforçant tant bien que mal de prouverque la tendance à la généralisation était chez ce dernier la marque d’une véritable conscience re-ligieuse, politique et sociale.

1581 qu’il publia, toujours chez le même éditeur parisien, ses Epitomés de centhistoires tragiques. Ce n’était pas là à vrai dire un nouveau livre, car il y reprenaitles cinquante-cinq Procès tragiques et se contentait de leur adjoindre quarante-cinq récits assez semblables qu’il était allé chercher, non plus chez Sénèque, maisdans le lot de ces faits divers accrédités, survenus en Flandre, en Allemagne ouailleurs, que le colportage ou l’écriture transforme vite en « nouvelles21 ». Le plusimportant est de constater que l’œuvre enrichie de 1581 écarte du titre le termede Procès, qui rappelait trop le monde des rhéteurs et des juristes, et lui substituela formule d’Histoires tragiques, mieux à même d’exprimer la modernité littéraire.Le recueil pouvait alors fonctionner totalement comme un livre à succès dans legoût du temps.

Van den Bussche a connu avec cet ouvrage une certaine réputation. Le Premierlivre des Procès tragiques fut réédité à Anvers en 1579 et 1580. Les Epitomés de 1581reparurent en 1588 sous le titre encore plus évocateur d’Histoires tragiques rédigéesen épitomés et bénéficièrent même d’une version anglaise en 159622. Au sièclesuivant, Tristan L’Hermite juga bon d’en refaire une édition à sa manière, ens’efforçant surtout d’en tirer un avantage personnel23.

Cette étude comparative a voulu montrer comment, dans un contexte précis,pouvait s’opérer la réécriture des sources, comment pouvaient s’effectuer le glis-sement progressif du fait divers ou cas d’école – celui-ci n’étant qu’un fait diversinventé – vers le récit et l’agencement des récits en recueil. Alors que la plupartdes nouvellistes de la Renaissance faisaient flèche de tout bois et regroupaientsouvent leurs écrits de façon factice, Van den Bussche s’est emparé de tout lerecueil des Controversiae, dont il percevait bien l’unité constitutive et qu’il a re-modelé, peut-être machinalement au départ, selon de nouveaux principes esthé-tiques. On ne peut pas dire qu’il ait pillé Sénèque. Il l’a plus exactement réécrit,faisant taire le rhéteur et applaudir le conteur. L’exemple qu’il laisse est donc fort

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intéressant pour l’histoire de la nouvelle, à la fois en raison de sa créativité narra-tive et en raison de sa perception de la notion même de recueil, notion inhé-rente, du moins en son temps, à l’organisation de la narration brève.

Alain CULLIÈRE

Université de Metz.

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VÉRONIQUE DUCHÉ-GAVET 53

L’AMANT RESUSCITÉ DE LA MORT D’AMOURDE THÉODOSE VALENTINIAN :

ROMAN OU NOUVELLE ?

Œuvre unique d’un mystérieux Théodose Valentinian, L’amant resuscité, unouvrage publié pour la première fois en 15551, n’a pas connu le succès escomptépar son auteur. L’une des raisons de cet échec commercial est sans doute l’aspecthétérogène de l’ouvrage, qui n’appartient pas à un genre littéraire nettementdéfini2.

L’amant resuscité a été classé par Gustave Reynier3 parmi les romans sentimen-taux. Il retrace en effet les mésaventures amoureuses d’un jeune homme qui dé-périt parce que la jeune fille qu’il aime n’a pas été fidèle à sa promesse. Et lehéros, l’amant, au nom transparent, finit par en mourir. Notre texte se veut doncl’exégèse du sentiment amoureux, l’analyse et la dénonciation des ravages de lapassion. En tant que tel, il mérite d’être classé parmi les romans sentimentaux.

L’appartenance à ce genre est d’ailleurs confirmée par le surnom attribué àl’amant. En effet, à plusieurs reprises, l’auteur pour le désigner utilise l’expres-sion « mal traicté », faisant ainsi allusion à Arnalte, le héros du roman de Diegode San Pedro, intitulé Tractado de amores de Arnalte a Lucenda, et traduit en fran-çais dès 1539 par Nicolas Herberay des Essarts sous le titre l’Amant mal traicté des’amye4. L’amant compare son sort à celui qu’a subi « le paovre chevalier Arnalte »et il s’ensuit une sorte de compétition entre ces deux infortunés amants.

C’est ce que l’on peut constater, par exemple, à la dernière page du roman,alors que le narrateur, ayant achevé son récit, s’adresse ainsi à sa destinataire :

Ainsi madame vous avez l’histoire de l’amant resuscité de la mort d’amour. C’estmaintenant à vous, de donner votre jugement et sentence, sur le traittement de luy.Que vous semble : a il esté bien traitté de s’amye ? A il esté mal ? […] De votre part,selon que plus communément on le jugeroit, selon l’opinion que luy memes enavoit, estant au plus fort de ses maux, vous le pourrez juger, si le trouvez meilleur,avoir esté plus que mal traitté de s’amye.

Cependant L’amant resuscité ne répond pas totalement aux critères du romansentimental, et Reynier lui-même est embarrassé par la présence de ce qu’il appelleun prologue, « assez étrange » et même « inutile », qui précède le récit des aven-

1 Dans sa Bibliographie lyonnaise, Baudrier mentionne l’existence d’une édition datant de 1555. Unexemplaire aurait figuré dans sa bibliothèque personnelle, conservée au château de Terrebasse, dansle Dauphiné. (Voir Henri et Jean BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise, Recherches sur les imprimeurs, li-braires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au XVIe siècle, 12 vol., Lyon : L. Brun, 1895-1921.)

2 L’amant resuscité, n’a en effet connu que quatre éditions au XVIe siècle, et une au début du XVIIe siècle.3 Gustave REYNIER, Le roman sentimental avant l’Astrée, Réed., Paris : Armand Colin, 1970 (1908).4 Il fut publié par la suite sous un autre titre : Petit traicté de Arnalte et Lucenda.

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5 G. REYNIER, op. cit., p. 138.6 Il faudrait davantage dire digne d’être écrit pour la première fois, l’histoire de l’amant ayant, selon

le narrateur, déjà fait l’objet d’une narration orale. « Il me souvient, que comme vous et moy encompagnye d’aucunes autres damoiselles, devisions quelquefois ensemble à un soir de cestevenement » (p. 292).

tures proprement dites de l’amant. « Craignant peut-être, écrit Reynier, que sonaction centrale ne parût trop simple et trop nue, l’auteur a essayé d’introduirepar là un peu d’aventure et de piquer la curiosité5. » Ce prologue rapporte en effetles circonstances au cours desquelles le narrateur a fait la rencontre de l’amantet a été instruit de son histoire. Récit de naufrage, évocation d’un différendhistorique, propos sur la maladie d’amour et sa guérison (livre I), dissertationmorale sur les parfaits amants (livre II), histoire d’Arnalte et de Lucinde suivie decelle de Didon et d’Enée (livre III) : le prologue est très animé et occupe près dela moitié du roman. Le récit de la vie et des malheurs de l’amant, « le vrai sujetdu livre » selon Reynier, ne remplit que les deux derniers livres.

L’amant resuscité n’est donc pas un roman sentimental modèle. Et il nous asemblé que ce divertissement d’humaniste, nourri des fiches d’un lettré, loin dese cantonner au genre sentimental, participe à part égale du roman, du traité etde la nouvelle.

Je voudrais montrer ici en quoi L’amant resuscité relève du genre de la nouvelle.Certes, ce roman, long de deux cent quatre-vingt-dix pages, ferait pâle figure àcôté de L’Heptaméron ou des Nouvelles récréations et joyeux devis. Il obéit néan-moins à des exigences communes.

En effet, si l’on se conforme au sens qu’on donne au XVe siècle à la nouvelle,l’histoire de ce jeune homme qui ressuscite de la mort d’amour constitue unenouvelle : elle rapporte un événement vrai et récent, surprenant, et digne d’êtreraconté pour la première fois6.

L’amant resuscité remplit bien les conditions énoncées : l’événement est vrai, àtel point que le narrateur s’estime obligé de taire l’identité des protagonistes,ainsi que les noms de lieu ; récent, puisque le narrateur en a été le témoin « il y aquelques années » ; surprenant enfin, puisqu’il narre l’anecdote d’un jeune hommequi, après avoir voulu tirer ses forces de lui-même, reconnaît qu’il a péché parorgueil, se repent, s’abandonne enfin à Dieu et « ressuscite » de la mort d’amour.Toutes les précautions sont prises pour insister sur le caractère inouï de ce faitdivers, et sur la lourde tâche qui incombe au narrateur, chargé de faire croire àl’incroyable.

Car qui seroit celuy, qui pourroit avoir l’esprit si bon, pour ditter ou coucher par écritles choses susdites, en telle forme, ou en telle façon, qu’elles semblassent aux lecteursavoir esté faites, non faintes ? […] Qui est celuy qui osera entreprendre d’exposer ceque j’ay dit ? Qui sera celuy qui osera le croire ? (p. 266).

L’événement est exceptionnel, et digne par conséquent d’être raconté, d’êtregardé en mémoire. L’amant resuscité participe donc de la littérature de l’étonne-ment.

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C’est de sa vraisemblance que l’ouvrage tire sa force de persuasion. Ainsi lesouci du vrai commande à l’auteur de rédiger son œuvre à la première personne.Pour accréditer la vérité de ses dires, il s’invente un alter ego, Théodose, qui prenden charge la narration7. Ce dernier proteste, tout au long de la préface « À saMarguerite », de l’authenticité des faits qu’il rapporte. Héros du roman dans unpremier temps, il s’efface progressivement pour ne devenir que le témoin, le ga-rant de l’histoire narrée.

L’auteur se déclare ennemi des prodiges et des invraisemblances et tente d’ex-pliquer de manière rationnelle la résurrection de l’amant. La mort de ce derniern’est pas une mort au sens médical du terme, comme le précise le narrateur :

la grande foiblesse en laquelle nous l’avions vu, et laquelle nous pensions estre lamort, estoit une vraye lethargie. (p. 290)

Nouveauté, vérité, exception : L’amant resuscité met en scène ces critères pro-pres à la nouvelle dans un passage emblématique du roman :

Un gentilhomme estant à table s’avança de parler du naufrage […]. Et en faisoit leconte, comme on a acoutumé de faire de nouvelles. Lors ce gentilhommme ayant finyson propos, je dis : « Vraiment monsieur, s’il y a quelcun en la compagnye qui nevous croye, ou qu’il doute de ce qu’avez dit, je seray l’un de voz tesmoins, et enparleray non comme l’ayant ouy dire, et non seulement comme l’ayant veu, ainsaussi comme ayant esté de la meslée. Et comme (de la grace de nostre seigneur) ayantevadé de ce naufrage, duquel vous parlez. » Lors les assistans entrerent en curiositéd’en sçavoir particulierement l’histoire8.

Ce passage constitue une sorte de mise en abyme du roman tout entier : toutcomme les convives sont désireux d’apprendre le récit du naufrage de la bouchemême d’un témoin, le lecteur souhaite entendre, ou plutôt lire, née de la plumed’un témoin, l’histoire de l’amant ressuscité de la mort d’amour.

L’amant resuscité s’affirme comme la transposition écrite d’une réalité orale,rapportée par un narrateur, simple secrétaire qui prétend retranscrire fidèlementles propos qui se sont tenus au chevet de son compatriote mourant. On notera deplus un effet de mise en abyme, puisqu’au cœur de ces conversations transposéess’inscrivent les dialogues échangés entre l’amant et la demoiselle.

Le texte est parcouru par des allusions toutes rhétoriques à l’insuffisance duscripteur. Ainsi ce dernier déplore son incapacité à reproduire les « bons mots »des devisants.

Bons ay-je dit, selon que lors ilz les proferoyent, mais non (dont il me deplait) selonque digerez vous les trouverez en ce papier. Dieu sçait combien j’aurois de volontévous en pouvoir representer par ce mien escrit, ou l’esprit d’eux, ou leur faconde.Vous asseurant pour l’experience que j’en ay faite les oyant, que la delectation quevous y prendriez en seroit extreme. Ce que je vous suplie croire, et pour l’honneurd’eux, et pour mon excuse (p. 41)9.

7 Il n’est cependant jamais nommé et n’apparaît qu’à travers un je.8 L’amant resuscité, p. 25. C’est nous qui soulignons.9 On lit quelques lignes plus loin : « plus en ces seigneurs et dames y avoit, et de sçavoir, et de bonne

grace en leur parler, que par moy n’en aura esté rendu en l’ecriture suyvante » (p. 41).

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La préface invoque une raison à cette faiblesse : pressé par le temps, le narra-teur n’a pas pu « polir » le style. Dans ce livre, avoue-t-il à sa Marguerite,

[…] vous ne trouverez que la seule, simple et nue matiere. Ne m’ayans certes les festes(ausquelles seules j’y ay vaqué) sceu donner plus de loysir, que d’user de la plusgrande haste et precipitation, que possible m’a esté. J’aviseray doresnavant, Dieuaydant, à y mettre les acoutrements et parures de la diction.

L’amant resuscité est donc bien une nouvelle, dans la mesure où sa matière estcelle d’une nouvelle. Mais également, et de manière plus convaincante peut-être,parce qu’il met en place une société conteuse. En effet, selon G.-A. Pérouse, lanouvelle est un « genre narratif, lequel semble se définir surtout […] par l’inter-vention d’un groupe « conteur » (la mise en situation de ce groupe importantéminemment, et constituant même la narration principale) – société dont tousles propos ne sont pas nécessairement des récits10 ».

La société conteuse est présente dans L’amant resuscité. Elle est constituée depersonnages appartenant à l’élite sociale et intellectuelle. La mise en place de cesdifférents protagonistes s’effectue petit à petit et les devisants ne sont pas connusd’emblée. C’est d’abord le narrateur qui est présenté ; puis, après la descriptiond’un groupe de devisants secondaires, la comtesse Marguerite, qui sert d’intermé-diaire entre le narrateur et l’amant ; enfin interviennent, en même temps quel’amant, les personnages restants : Florinde, Trebatio, le médecin. La petite com-pagnie prend place dans la chambre du malade, autour du lit, assise « en une […]chaire estant proche du lit » ou à terre « sur carreaux et placetz ».

L’auteur a pris soin de varier les âges, les sexes, et les conditions de ces person-nages. Mais tous sont des personnes bien nées, pourvues des qualités inhérentesà leur rang et qui manient un même langage. S’ils sont pourvus d’une identité, ilsrestent malgré tout très schématisés. Des relations semblent s’ébaucher entre eux,mais ils sont davantage des porte-parole que de véritables acteurs.

Tous se relaient au chevet de l’amant pour prendre la parole à tour de rôle,chacun ayant l’occasion de briller plus particulièrement.

L’auteur a cherché à imiter le naturel de la conversation, à simuler l’oralité. Il ya loin cependant du dialogue animé à la conversation menée au chevet du mori-bond. Et ce ne sont pas aux règles de la bienséance qu’il faut imputer ce phéno-mène. En effet, au départ, nous avons affaire à de longs monologues qui se succè-dent (la comtesse parle des parfaits amants ; le narrateur résume l’Amant maltraictéde s’amye ; Florinde fait le récit du livre IV de l’Enéide). Certes, les personnages secoupent parfois la parole et interviennent dans le discours de l’autre. Ainsi l’amantest interrompu dans le récit de ses amours par la comtesse, par Trebatio. Mais cesinterruptions ne relèvent pas de la vraisemblance. « Les discours, bardés de réfé-rences à des textes « cotés », ne sont pas de ceux que les champions pourraient

10 G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle ; images de la vie du temps, THR n° CLIV, Genève :Librairie Droz, 1977, p. 5.

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improviser. Pas davantage ils ne sauraient être écoutés : ils sont trop visiblementfaits pour être lus, à sa table, par l’acheteur du livre11 ».

Les propos des devisants ne constituent donc pas de simples divertissements,ni des échanges de mondanités. La portée didactique de ces discours est indénia-ble, au point que l’on peut classer L’amant resuscité parmi les ouvrages de litté-rature édifiante12.

La présence d’une table à la fin de l’ouvrage, qui condense et souligne les as-pects importants du texte, montre que le dessein de l’auteur est avant tout péda-gogique. Ainsi, « les conversations mondaines offrent des modèles d’entretien,où le lecteur viendra puiser des sujets, des tours d’esprit, un certain type d’elocutioet un catalogue de figures appropriées au discours amoureux13 ».

De plus, le roman constitue un exemplum, ou plutôt un novum exemplum puis-que l’anecdote est inédite. Deux leçons principales sont à tirer de l’ouvrage.L’auteur vise à montrer d’une part qu’il ne faut pas présumer de ses forces, et qu’ilest nécessaire de s’abandonner entièrement à Dieu, d’avoir une totale confianceen la grâce que Dieu accorde à l’homme. La leçon peut se lire à la dernière pagedu roman :

Estant asseuré, que celuy se doit estimer bien traitté, qui a esté traitté de la propremain de Dieu (p. 292).

L’auteur désire dénoncer l’orgueil et la vanité qui consisteraient à vouloir tirerses forces de soi-même. L’amant incarne la figure repoussoir du pécheur, et lors-que, à l’agonie, il reconnaît enfin son erreur et s’humilie devant Dieu, il en estbien récompensé.

Mais la leçon majeure de l’œuvre de Denisot est qu’il ne faut pas préférer lachair à l’esprit. Elle est tout d’abord exprimée de façon métaphorique, par letruchement de Trebatio. Ce dernier déplore les usages français. À savoir que lesgentilshommes « tant fu[ssent] il[s] paovre[s] et de petite maison, pourveu seule-ment qu’il[s] portas[sent] ce nom de gentilhomme », se considèrent en Francecomme plus importants « que les presidens et conseillers des courz souveraines »(p. 137).

Selon Trebatio,

Un peuple, une republique, un royaume est un corps universel et mistique, ayantintellectivement et chair et esprit. L’esprit, sont les hommes desquelz la profession etl’aministration qu’ilz ont en la republique, gist et conciste principalement en leuresprit, et en leur ame, comme les gens de lettres. La chair sont les autres hommes,desquelz la vacation est principalement en leur corsaige, en leurs bras, en leur forse,en agilité, adresse, ou dexterité corporelle, comme les gens d’armes.

11 G.-A. PÉROUSE, op. cit., p. 241.12 Cette tonalité religieuse de l’œuvre a d’ailleurs été l’un des indices permettant de percer à jour la

véritable identité de l’auteur, Nicolas Denisot.13 Maurice LEVER, Le roman français au XVIIe siècle, Paris : PUF, 1981, p. 51.

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Mais la leçon est également illustrée par l’anecdote de l’amant qui préfère lachair, en la personne de la demoiselle, à l’esprit. L’auteur met ainsi son lecteuren garde contre ce danger. À l’homme de puiser dans la foi la force nécessairepour combattre la chair.

L’amant resuscité répond encore à plusieurs des critères spécifiques de la nou-velle, relevés et étudiés par G.-A. Pérouse14. Ce dernier remarque que dans lesnouvelles du XVIe siècle, parfois « l’histoire-cadre se charge de propos non roma-nesques, à caractère […] encyclopédique ». Cela se vérifie malheureusement dansL’amant resuscité, qui prend les allures d’un véritable tractatus. Pendant près desoixante pages, la comtesse Marguerite énonce sa théorie des « parfaits amants »,largement inspirée du De amicitia de Cicéron. Rien n’est laissé dans l’ombre : onsaura tout sur l’éducation des futurs amants, leur première rencontre, leurs décla-rations, leur demande en mariage, leur vie commune. De même, le médecin, enune vingtaine de pages, prononce sa théorie des songes, inspirée elle aussi deCicéron15. On apprend ici à distinguer les différentes sortes de songes, et à lesinterpréter.

Il reste à aborder un dernier critère propre à la nouvelle, celui de sérialité. Ornous n’avons jusqu’ici évoqué qu’une seule nouvelle, celle de l’amant qui ressus-cite. Mais d’autres histoires sont également insérées dans l’histoire-cadre. La pre-mière est le rappel de la controverse qui opposa la France et l’Angleterre au sujetde la succession du trône de France. Nous retrouvons ici l’origine judiciaire de lanouvelle, et l’on ne peut qu’être frappé par l’abondance des références juridiquesfaites en manchettes. La seconde est double et rapporte deux anecdotes ayanttrait à la maladie d’amour. Erasistratus puis Galien en sont les héros. La troisièmerésume de façon très succincte l’histoire d’Arnalte et de Lucinde. Enfin la qua-trième relate l’histoire de Didon et d’Enée. Ce n’est certes pas une nouvelle : « Lefaict duquel il vous plaist que je parle [est] non moins connu et entendu de tous,que viel et antique », reconnaît la narratrice. Mais pourtant le moribond avoueque « de[s] a part onques ne [lui] avint (dont certes [il est] fort esbahy) de lire lelivre de Virgile, auquel en est le traicté ».

Ces cinq histoires soulignent l’aspect argumentaire de l’œuvre, chacune ve-nant alimenter la question centrale évoquée plus haut : « l’Amant a-t-il été maltraicté de s’amye ? » Relèvent-elles vraiment du genre littéraire de la nouvelle ?Et peut-on considérer L’amant resuscité comme un mini-recueil de nouvelles ? Ilparaît tout de même difficile de soutenir ce point de vue extrême.

Sans doute est-ce dans la biographie de l’auteur que l’on trouvera l’origine decet intérêt pour le genre littéraire de la nouvelle. En effet, l’œuvre de Margueritede Navarre imprègne fortement celle de Théodose Valentinian.

14 Nous pourrions par exemple mentionner encore la moralisation « aux dames ».15 CICÉRON, De Divinatione.

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L’on sait que Théodose Valentinian est un pseudonyme derrière lequel s’abriteNicolas Denisot, le fameux comte d’Alsinois, bien connu des membres de laPléiade16. Or Nicolas Denisot a été l’un des familiers de Marguerite de Navarre,l’auteur de L’Heptaméron17. Il a donc eu l’occasion de pratiquer le genre de lanouvelle.

De même, Nicolas Denisot a fréquenté Bonaventure Des Périers, l’auteur desNouvelles récréations et joyeux devis, ouvrage imprimé à Lyon en 155818. Et l’on alongtemps pensé, sur la foi de La Croix du Maine, que Nicolas Denisot avaitparticipé à l’écriture de cet ouvrage19. Pierre Jourda, dans sa préface des Conteursfrançais du XVIe siècle, en doute fortement20.

Notre Manceau a donc évolué dans des milieux prisant fort ce genre d’expres-sion littéraire. Aussi, lorsqu’il s’est attelé à son grand œuvre, a-t-il tout naturelle-ment choisi la voie de la nouvelle21.

Il existe une communauté thématique entre L’amant resuscité et L’Heptaméron,ainsi qu’une parenté de structures et de motifs.

La division de l’ouvrage en journées en est un premier exemple. Certes Mar-guerite de Navarre reproduit la structure du Décaméron de Boccace, qu’elle reven-dique comme modèle dès le prologue22. Mais ce procédé permet également d’ins-crire les propos rapportés dans un espace-temps vraisemblable. L’Heptaméron res-pecte le rythme de dix nouvelles par jour pendant dix jours, ou plutôt sept,l’ouvrage étant inachevé. L’amant resuscité, plus modeste sans doute dans sesambitions, ne couvre que cinq journées, soit la moitié.

Le nombre des devisants principaux est également divisé par deux. Ils sont aunombre de quatre chez Denisot, soit la comtesse Marguerite, Florinde, l’amant, etbien sûr le narrateur. Comme dans L’Heptaméron, on trouve autant d’hommesque de femmes. Cependant on relève aussi la présence de deux personnages se-condaires : « Se getterent aussi à la traverse quelques hommes, mêment le sei-

16 Voir les travaux de Margaret HARRIS, A study of Theodose Valentinian’s Amant resuscité de la mortd’amour, THR LXXXIX, Genève : Droz, 1966.

17 Nicolas Denisot figure au nombre des obligés de Marguerite si l’on en croit son livre des dépensesdes années 1540-1548 (voir Comte DE LA FERRIÈRE-PERCY, Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier,Paris, 1862, p. 9. Étude accompagnée du livre de dépenses de Marguerite : 1540-1548). C’est parailleurs Nicolas Denisot qui édita le Tombeau de Marguerite de Navarre, en 1550 puis en 1551.

18 L’ouvrage avait été laissé inachevé à cause du suicide de Des Périers, et c’est Jacques Peletier du Mansqui l’a mené à terme.

19 LA CROIX DU MAINE, Bibliotheque Françoise, 1584 – Paris : Éd. Rigoley de Juvigny, 1772-1773, deuxvol. in-4° pp. 340-341 (II, 151).

20 Pierre JOURDA, Les conteurs français du XVIe siècle, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965,Préface p. XXIX.

21 Les œuvres de Denisot publiées antérieurement à l’Amant Resuscité, sont les Noelz (1545), et lesCantiques du premier advenement de Jesus-Christ (1553).

22 « Entre autres, je croy qu’il n’y a nulle de vous qui n’ait lu les cent Nouvelles de Bocace, nouvel-lement traduictes d’ytalien en françois, que le roy François, premier de son nom, monseigneur leDaulphin, madame la Daulphine, madame Marguerite, font tant de cas, que si Bocace, du lieu oùil estoit, les eut peu oyr, il debvoit resuscsiter à la louange de telles personnes. » Heptaméron, Pro-logue, (édition M. François, Paris : Garnier, 1967, p. 9).

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gneur Trebatio, mary de Florinde, et un je ne sais quel médecin […], ces deuxderniers comme en passant et par interpellation ».

La petite compagnie réunie au chevet du mourant offre une similitude avec lesdix devisants rassemblés à Notre-Dame de Serrance : ils fréquentent les grands etfont partie de l’entourage immédiat de la famille royale : la comtesse Margueriteest « vefve d’un conte de Meissor jadis fort aymé et favorisé du Roy ». L’amant sevoit confier par le roi de France une mission diplomatique. « Voicy le personnageque je veux envoyer en Angleterre. Plus secrètement par autre ne le pourrionsnous faire », affirme-t-il à ses conseillers. De même, Florinde est « femme d’unseigneur nommé Trebatio, qui estoit des premiers du conseil estroit du Roy » :même le médecin est le « medecin du Roy ».

Mais ce qui rassemble tous ces personnages, ceux de L’Heptaméron comme ceuxde L’amant resuscité, c’est un même amour de la parole. La sienne d’abord, ainsique celle des autres. Chaque personnage éprouve non seulement le désir de ra-conter à l’autre une histoire, mais aussi le désir d’écouter l’autre raconter sonhistoire. Ainsi l’amant, qui se refuse tout d’abord obstinément à prendre la pa-role, écoute avec plaisir ses hôtes pendant les trois premières journées, avant decéder enfin aux instances de son public.

Dans chacun de ces deux ouvrages, le programme du jour est établi la veille, etl’ensemble des devisants attend impatiemment la journée suivante. Une formuleclôt immanquablement chacune des journées, montrant que les devisants sont« bien deliberez de ne faillir au lendemain ».

Les deux œuvres présentent donc l’aspect d’un exercice continu de la parole.Les personnages de L’Heptaméron et de L’amant resuscité sont avant tout des hom-mes-récit, des femmes-récit, qui n’existent que par et pour les propos qu’ils profè-rent.

Et il me semble que ces deux écrivains ont voulu mettre en avant la probléma-tique de la parole : la parole humaine n’est que duperie, mensonge, tromperie,surtout en matière d’amour. Toutes les histoires rapportées montrent la fragilitéde la parole humaine. L’Heptaméron comme L’amant resuscité mettent en œuvreune image commune, celle du vestimentum, empruntée à la Bible. Ainsi la demoi-selle de L’amant resuscité brosse un tableau bien sombre des agissements des hom-mes : « La nature d’un chacun est communément couverte et comme tendue desvoiles de dissimulation. Le front, les yeux, le visage mentent souvent, la paroleplus que trop souvent, vous assurant ce que trop mieux vous savez, qu’il est ma-laisé pouvoir discerner la vraie amitié de la fainte23 ». Seule la parole de Dieu estune véritable parole. Et Parlamente, dans L’Heptaméron, affirme qu’elle ne veutcroire en parole de prêcheur si elle ne la trouve « conforme à celle de Dieu, qui estla vraye touche pour sçavoir les parolles vraies ou mensongères ».

Paroles vraies ou mensongères, amour profane ou amour sacré, il s’agit d’uneseule et même chose. Ainsi L’amant resuscité et L’Heptaméron mettent en garde le

23 L’amant resuscité, p. 240.

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lecteur : il faut savoir reconnaître et écouter la parole de Dieu. D’où les leçonsquotidiennes prodiguées par Oisille, le retour à une lecture attentive de la Bible etsurtout des Évangiles, une écoute attentive de la parole de Dieu. Mais ce n’est paschose aisée, comme le rappelle le commentaire des devisants : « les graces deDieu ne se donnent poinct aux hommes pour leurs noblesses et richesses, maisselon qu’il plaist à sa bonté : qui n’est point accepteur de personne, lequel eslit cequ’il veult24 ». De plus, la parole de Dieu est souvent cryptée, comme le sont lessonges de l’amant. Seuls peuvent les décrypter les élus, parmi lesquels le narra-teur, Théodose Valentinian. L’amant n’est pas suffisamment mûr pour reconnaî-tre et interpréter la parole de Dieu. En effet, il n’a pas encore renoncé à son amourprofane, et le narrateur le lui reproche : « Vous dites que par ci-devant vous l’avezprié. Je le crois. Mais ce n’a été d’une telle prière qu’il appertenoit. Vous aviez vospassions et affections amoureuses en plus de recommandation. Votre esprit n’étoitpoint tout à Dieu25 ».

Ainsi une même vision évangélique imprègne L’Heptaméron et L’amant resuscité :hommes et femmes sont des pécheurs invétérés, que seule la grâce divine peutracheter. Sans l’intervention de Dieu, l’homme ne peut que continuer à se vau-trer dans le péché, comme le montre l’histoire de la mauvaise femme qui « con-tinua son peché plus que jamais et mourut miserablement26 ». L’amant ne par-vient à être sauvé qu’au terme d’une longue confession. Sa guérison n’est effec-tive que lorsqu’il adresse enfin une oraison à Dieu :

O Seigneur, je vous invoque donc, je vous appelle, je vous prie, je vous supplie. […] Jeme suis égaré comme une brebis perdue : cherchez moy donc Seigneur. Je vous prie,cherchez votre serviteur.

Et l’on ne peut qu’être frappé de la similitude de ce passage avec la conclusionde la trentième nouvelle de L’Heptaméron :

Voylà, mes dames, comme il en prent à celles qui cuydent par leurs forces et vertuvaincre amour et nature avecq toutes les puissances que Dieu y a mises. Mais lemeilleur seroit, congnoissant sa foiblesse, ne jouster poinct contre tel ennemy, et seretirer au vray Amy et luy dire avecq le Psalmiste : « Seigneur, je souffre force, respondezpour moy !27»

La parenté entre les deux œuvres se mesure par l’identité de thèmes qui lesparcourent. Mais je n’ébauche ici qu’une rapide comparaison28. J’aurais pu parexemple montrer la récurrence du motif de la maladie d’amour, de la mort d’amour.Ou souligner l’importance que prend le sacrement du mariage, et le rôle essentielque doivent y jouer les parents. Je me contenterai de rappeler une leçon com-mune aux deux œuvres, leçon déjà évoquée plus haut : il ne faut pas préférer la

24 L’Heptaméron, deuxième nouvelle (édition M. François, op. cit., p. 21).25 L’amant resuscité, p. 278.26 L’Heptaméron, première nouvelle (édition M. François, op. cit., p. 17).27 L’Heptaméron (édition M. François, op. cit., p. 233).28 Pour une étude plus détaillée, voir mon article « Théodose Valentinian à travers le prisme de

L’Heptaméron », à paraître dans les Actes du Colloque Le roman à la Renaissance, Tours : CESR, 1990.

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chair à l’esprit. Marguerite de Navarre en a fait l’objet de l’une de ses poésies, le« Discord estant en l’homme par contrarieté de l’esprit et de la chair et paix parvie spirituelle29 ». Nicolas Denisot comme la Reine de Navarre reprennent unverset de saint Paul, tiré de l’épître aux Galates : « La chair convoite contre l’esperitet l’esperit contre la chair » (Gal., 5, 17).

Poursuivant un but identique, ces deux œuvres n’ont cependant pas connu lamême postérité littéraire. L’élève n’a pu égaler le maître. Nicolas Denisot a perdude vue la fonction récréative de la nouvelle. En effet, loin d’offrir une visionkaléidoscopique de l’amour, dont les angles de vue sont variés, L’amant resusciténe propose que des amours malheureuses, et ressemble à un discours sans fin,qui aborde une grande variété de savoirs. Les nombreux tiroirs ouverts ralentis-sent le récit et trop souvent l’érudition interrompt l’intrigue. L’œuvre est ainsirendue quasi illisible et intéresse autant les historiens des compilations que leshistoriens du roman.

De même l’écriture joue un rôle déterminant. D’un côté l’on observe une rhé-torique marquée, une tendance à faire de l’œuvre un lieu de savoirs – une officinaet l’étude des sources montrerait à quel point est grande la dette de Denisot en-vers Cicéron. De l’autre on relève une hostilité franche à la rhétorique, un soucide simplicité, un dépouillement évangélique. « La véritable éloquence se moquede l’éloquence ».

L’amant resuscité, nous sommes obligée d’en convenir, est un « livre manqué »,parmi tant d’autres écrits à la même époque, un livre « inclassable30 ». Tout entiersubordonné à sa fonction moralisatrice et religieuse, ce roman à l’allure de nou-velle souffre d’une hypertrophie, d’une sorte de boursouflure pédante de l’his-toire-cadre. L’auteur, le pieux Denisot, n’a pas trouvé utile de divertir son lecteur.Sans doute a-t-il fait un mauvais calcul.

Ainsi dans L’amant resuscité, l’aspect humaniste l’emporte sur l’aspect roma-nesque. Nicolas Denisot n’était pas un écrivain professionnel. Il était un amateurdans tous les sens du terme, un humaniste à la recherche de nouvelles formes.

L’amant resuscité est donc une exploration narrative de ce « magma prêt pourtoutes les métamorphoses » dont parle G.-A. Pérouse, un divertissement d’huma-niste qui s’aventure sur le terrain romanesque, mais avec peu de conviction31.

Véronique DUCHÉ-GAVET

La Rochelle.

29 Marguerite DE NAVARRE, Les marguerites de la Marguerite des princesses, Texte de l’édition de 1547publié avec introduction, notes et glossaire par Félix Frank, tomes I-IV, Genève : Slatkine Reprints,1970, p. 50.

30 On pourrait citer comme exemple Les champs faez, de Taillemont, au sujet duquel G.-A. Pérouseécrit : « Ce livre manqué est à un carrefour tout à fait notable de l’histoire des genres narratifs. […]Il préfigure en France ces livres « inclassables » où le narrateur, comme chez Taillemont, s’efface etse dilue dans l’échange de propos à thème. » (Op. cit., pp. 135-136.)

31 G.-A. PÉROUSE, op. cit., p. 7.

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MADELEINE JEAY 63

ESTHÉTIQUE DE LA NOUVELLE ET PRINCIPEDE LA MISE EN RECUEIL AU MOYEN ÂGE

ET AU XVIe SIÈCLE

À l’instar des recueils de nouvelles des XVe et XVIe siècles, il me faut introduirele sujet par un préambule-dédicace aux deux autorités qui ont présidé à ma pro-pre réflexion sur ce genre. On ne peut pas, selon moi, penser la nouvelle au MoyenÂge et à la Renaissance sans se référer au travail accompli par Gabriel Pérouse etRoger Dubuis. C’est de leur lecture qu’est né mon propre désir de m’y intéresser.Mon entreprise, dans l’ouvrage que j’ai consacré à l’histoire-cadre dans les re-cueils de nouvelles des XVe et XVIe siècles, n’est que le développement de proposi-tions qu’ils avaient faites et qui me paraissent centrales à la conceptualisation dugenre dans sa particularité pour la période en question1 .

Du premier, Gabriel Pérouse, j’ai retenu comme déterminante l’idée que lanouvelle s’y présente d’abord comme la mise en scène d’une société conteuse2 .De là découle le fait qu’il faille aborder l’étude de la nouvelle, non dans sonunicité et sa clôture de récit bref, mais dans l’ensemble que constitue le recueil, età partir de son principe structurant, l’histoire-cadre. C’est ici que se greffe l’intui-tion-clé de Dubuis, qui éclaire pour moi non seulement la période de la floraisonde nouvelles à partir des Cent nouvelles nouvelles, mais aussi celle qui a précédé. Ilpropose à la fin de son ouvrage sur Les « Cent nouvelles nouvelles » et la tradition dela nouvelle en France au Moyen Âge, l’hypothèse qu’il n’y a pas de clivage absolu,au Moyen Âge et à la Renaissance, entre narration brève et narration longue3 . Onpeut y observer un travail comparable sur la narrativité, à partir du moment quel’on considère, non la nouvelle isolée mais la collection, pour la mettre en pers-pective avec le roman.

Il ne s’agit pas de réduire les deux formes l’une à l’autre mais d’observer, del’une à l’autre, une fluidité, une porosité des frontières qu’autorise le fait de lamise en recueil. Car ce grand jeu de bricolage qu’est la pratique du récit au MoyenÂge permet de manipuler les formes, travail infini de recyclage, dans les deuxsens de ce terme. On recycle épisodes et thèmes. On les combine en immensescycles narratifs théoriquement ouverts à d’autres combinaisons possibles. Faceau risque de fragmentation qui en résulte, le roman médiéval se définit pour une

1 M. JEAY, 1992. (Voir la bibliographie complète en fin de texte.)2 G-A. PÉROUSE, pp. 24-25.3 R. DUBUIS consacre la dernière partie de son ouvrage (pp. 501-54) à démontrer que le roman au

XVe siècle se fonde sur la brièveté. K. UITTI fait une démonstration semblable pour le roman de lapériode précédente, et P. DEMBOWSKI pour les récits hagiographiques. Voir aussi P. ZUMTHOR, 1987,p. 122 et A. BERTHELOT.

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part sans doute par une recherche de cohérence, de conjointure que leurs auteursopposent au démembrement en récits épars.

De cette tension entre discontinuité et conjointure, et entre ces deux pôles,naît la diversité des formes de récit telles qu’elles se pratiquent au Moyen Âge etencore au XVIe siècle. Il faudra s’arrêter à cette tension, dans un premier temps,pour dégager les traits principaux de ce que certains ont décrit comme une « poé-tique du discontinu » et qu’on pourrait tout aussi bien, corrélativement, qualifierde « poétique de la collection4 ». L’illustration en sera faite, dans un deuxièmetemps, à partir d’un ensemble exemplaire, celui des douze lais de Marie de France.S’agit-il ou non d’un recueil concerté ? On verra qu’un élément de la réponse àcette question réside dans l’interprétation que l’on fait du lai du Laostic si l’oncède, comme les récits médiévaux nous y invitent souvent, à la tentation de voirdans la métaphore un métadiscours de l’auteur sur sa pratique de l’écriture.

Cela nous conduira à notre troisième partie, où l’on observera comment lesrecueils ont systématisé une autre tension inhérente à la narrativité médiévale,celle qui s’opère entre le narratif d’une part et le lyrique ou le didactique del’autre. Parmi les textes représentatifs de ce phénomène, on peut citer Guillaumede Dole de Jean Renart, qu’il est légitime de considérer comme une collection dechansons, ainsi que les Arrêts d’amour de Martial d’Auvergne et les Quinze joies demariage.

C’est par un autre texte que je commencerai pourtant, Jehan de Saintré d’An-toine de La Sale, pour rendre compte à la fois de la porosité entre le roman et lanouvelle, si on la considère du point de vue de la collection, et de la tension quise manifeste dans les deux cas entre discontinuité et principe d’unification. Qu’onme permette de reprendre ainsi et de synthétiser des observations développéesdans mon livre sur l’histoire-cadre. Le choix de Jehan de Saintré s’y justifiait par lefait d’être contemporain du premier recueil, Les Cent nouvelles nouvelles. À cer-tains égards aussi, parce que son seul élément vraiment narratif, les amours de ladame des Belles Cousines et de Damp Abbé, constitue de l’aveu même de l’auteur,une nouvelle5 .

Quels sont donc les traits communs aux deux ensembles textuels ? À mesurerJehan de Saintré à l’aune de principes d’unité et de cohérence narrative élaborésultérieurement, la logique de ce roman échappe. Cependant au lieu de se laisserdéranger par son caractère disparate, pourquoi ne pas au contraire le prendre en

4 Pour traduire ce goût de la « bigarrure », selon le terme de Tabourot des Accords, Montaigne parlede marquetterie, fagotage, farcissure : Essais, II, XXXVI, p. 758 ; III, IX, p. 964 et XIII, p. 1079. Voir aussiJ. LAFOND pour la prédilection au XVIe siècle pour des formes comme l’adage, l’aphorisme, le pro-verbe ou la sentence, dénotant une réticence par rapport au discours continu. Voir aussi M. JEANNERET

et G. GRAY, et pour le Moyen Âge, P. ZUMTHOR, 1987, p. 122. M. JEANNERET (p. 86) est plutôt frappépar le mode cumulatif, sériel, de l’écriture.

5 André DE LA SALE, Jehan de Saintré, p. 302. On aurait pu choisir Rabelais, encore plus près sans doutedes recueils de nouvelles, comme R.C. CHOLAKIAN, (pp. 11-48) G. GRAY et M. JEANNERET 1993 (pp. 86-87) l’ont remarqué.

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compte comme l’élément fondateur du texte ? On constate alors que le lecteur yest invité à une véritable parade de discours ayant pour prétexte le cadre narratiflâche des rapports qu’ont entretenus la dame des Belles Cousines et le chevalierJehan de Saintré. La trame en est l’élection puis l’éducation de ce dernier par lajeune veuve, et le développement des qualités chevaleresques de son protégé dansle cadre de leur relation amoureuse de type courtois qui se terminera en trahisonde fabliau. S’y insèrent des développements didactiques sur l’amour, les chroni-ques des hauts faits d’armes du chevalier, de longues énumérations des partici-pants à la croisade de Prusse, dont la devise criée se veut la transcription de l’en-vironnement sonore, comme le sont les nombreux dialogues avec leur effet deconversation prise sur le vif.

Cela se termine, comme on l’a dit, par le récit des amours de la dame et del’abbé avec qui elle trahit Saintré. S’il tient de la nouvelle, telle que j’essaie de ladéfinir pour la période, c’est autant par sa façon de se relier à l’ensemble que jeviens d’évoquer, que par son organisation propre. En effet, après une premièreprésentation de la trahison par le narrateur, le récit est repris par sa victime, Saintré,comme exemple moral proposé à un groupe de courtisans en vue de leur donnerà réfléchir et à commenter tout en les amusant, intention et contexte des histoi-res racontées dans les recueils de nouvelles.

Advint que un soir aprés soupper, estant le roy et la royne en un beau pré et grantnombre de dames et de seigneurs, lors le seigneur de Saintré dist a la royne et auxautres dames : « Seez vous toutes cy, si vous compteray une vraye nouvelle et mer-veilleuse ystoire que l’en m’a de bien loing escripte » (p. 302).

De cette mise en parallèle de Saintré et des recueils, trois traits définitoires sedégagent, valables jusqu’à Béroalde de Verville qui en représente, au début duXVIIe siècle, l’aboutissement parodique. Le premier, c’est le principe de l’enchâs-sement des discours ou des récits par un métanarrateur, manipulateur et orga-nisateur des énonciations rapportées, dans une mise en spectacle de son proprerôle. De cette structure d’enchâssement de paroles rapportées, découle undeuxième trait, le jeu sur les instances narratives qui se diffractent et se démul-tiplient. Ce qui aboutit – et c’est le troisième trait – à une diffraction des sens,à une éventuelle polyphonie, par l’échange ou la confrontation de perspectivesdifférentes. Le tout résulte en une mise en scène de la situation de transmissionorale comme effet d’écriture, qui serait en même temps une façon d’appréhenderl’écriture comme simulacre d’oralité. Si la conversation se fait livre au momentoù se déploient les manifestations de l’écrit, il faut y voir plus qu’une coïnci-dence. La concomitance des phémonènes explique pour une part les caractéris-tiques des recueils de nouvelles et leur surprenante floraison qui, pour un mo-ment, a éclipsé le roman6 .

6 M. JEANNERET s’étonne de cette éclipse du roman au XVIe siècle, alors que les recueils de nouvellesprolifèrent.

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Cependant, les trois traits que je viens d’identifier ne sont pas exclusifs à cesrecueils. On peut sans doute émettre l’hypothèse qu’ils s’y trouvent représentés,exploités, manipulés, avec un esprit de systématisme qui ne se retrouvait paspendant la période antérieure, et que c’est justement cette systématisation qui lescaractérise.

La diffraction des instances narratives est une conséquence directe de l’en-châssement des nouvelles dans un cadre qui met en scène à la fois les devisants-conteurs et le narrateur. La fidélité au scénario boccacien de rencontres en jour-nées donnant lieu au loisir des récits et des conversations, parmi d’autres plaisirscomme repas, promenades, danses et chansons, peut varier. Ce qu’on retrouvepartout, c’est le principe d’un métanarrateur-secrétaire, organisateur de la paroledes devisants. Il a pour effet un dédoublement de la figure de l’auteur, à la foisproducteur et transmetteur faussement neutre d’un texte où il se ménage desespaces d’intervention. L’auditeur diégétique devient conteur à son tour, le lec-teur est invité à entrer dans le cercle : on assiste à l’éclatement du je narratif. Ducôté du destinataire, on observe une semblable démultiplication. L’audience fic-tive est la plupart du temps constituée d’un public féminin, auditoire inscrit dansla structure du texte par la stéréotypique dédicace aux dames. À cette inscriptiondu lecteur fictif, s’ajoute le lecteur idéal désigné par le narrateur, en général uncompagnon masculin, dédoublement qui confère une charge ironique destinée àêtre perçue par le lecteur réel.

Ce jeu de décalages énonciatifs permet une diffraction équivalente des sens. Lenarrateur renvoie aux devisants la responsabilité de leurs propos. Les interactionsdynamiques entre ses interventions et les points de vue qui se dégagent des récitseux-mêmes, mis en perspective avec les conversations qui les encadrent, ont pourrésultat de laisser ouvert le processus d’élaboration du sens.

La mise en place de structures narratives qui favorisent l’éclatement polysémi-que permet de formaliser une caractéristique propre à la littérature du MoyenÂge, la coexistence des niveaux de signification au sein d’une même œuvre. Pours’en tenir à la narration, ce trait va de pair avec la tendance à la discontinuité, aucaractère modulaire des textes, ceci jusqu’à la fin du XVIe siècle. Les termes semultiplient pour rendre compte de ce type d’écriture intermittente qui remet encause le principe même de la brièveté par la possibilité d’ajouts et de citations, dediscussions ou de ruminations intérieures provoquées par la lecture7 .

Rigolot parle de conception « lopiniste » de la littérature, Dubois de « modesérielle » à la Renaissance, alors que Haidu développe la notion de compositionépisodique pour le roman médiéval8 . Zumthor y voit un mode d’organisationhérité du texte oral qu’il décrit comme une circulation d’éléments textuels pré-fabriqués qui se combinent avec d’autres constellations provisoires9 . Pour pallier

7 M. JEAY, 1992, p. 62.8 F. RIGOLOT, p. 9 ; C.-G. DUBOIS pp. 37-38, pp. 60-64 ; P. HAIDU ; M. JEANNERET.9 P. ZUMTHOR, 1983, p. 246.

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le risque de fragmentation qui en découle, des modes d’unification sont à mettreen place. C’est là sans doute l’une des raisons d’être de l’histoire-cadre. Ou, pourla grande époque du roman médiéval, du principe de l’entrelacement des récitsarthuriens au XIIIe siècle, ou du concept de « conjointure » de Chrétien de Troyes.Ce dernier exprime ainsi la possibilité que lui donne l’écrit d’élaborer une archi-tecture textuelle, en quoi il s’oppose à ces conteurs dont la pratique se réduitpour lui à depecier et corronpre10 .

Dans le cadre d’une réflexion sur la nouvelle, la solution apportée par Marie deFrance est plus intéressante, à condition que l’on considère le manuscrit Harley978 de la British Library comme un recueil concerté. On sait qu’il s’agit là du seultémoin des douze lais figurant dans le même manuscrit et précédés d’un prolo-gue où Marie théorise sur sa pratique. Il est donc aisé d’arguer que l’ensembleainsi constitué ne forme en rien un tout organique11 . Deux indices cependantautorisent à postuler que l’hypothèse inverse vaut la peine d’être considérée. Lepremier vient de Marie elle-même qui, dans le prologue, justifie son travail parson désir de « lais assembler12 ».

Je vais m’arrêter au second car il me conduira au dernier point qui me paraîtcaractériser la narrativité des nouvelles, la tension qu’elles traduisent entre lenarratif d’une part et le lyrique ou le didactique de l’autre. Cet indice découled’une des lectures possibles du lai Le laostic. Je la reprends à un article de MichelleFreeman : « Marie de France’s Poetics of Silence : The Implications for a FeminineTranslatio13 ». Elle montre dans cet important article comment le système méta-phorique du texte peut s’interpréter comme un métadiscours sur l’écriture du lai.

L’argument du récit est le suivant. Une dame mal mariée qui passait la plupartde la nuit à communiquer avec son ami, un chevalier voisin, en s’envoyant si-gnes et messages d’une fenêtre à l’autre, finit par éveiller les soupçons du mari. Àla réponse de la dame – qu’elle se lève pour écouter le chant du rossignol –, il faitcapturer l’oiseau, lui tord le cou et le jette sur sa femme, tachant de sang sa robeblanche. Elle enveloppe le rossignol d’un tissu sur lequel elle brode l’histoire, etenvoie le tout à son ami qui fait forger un coffret où il place cette relique de leuramour. Il garde cette châsse près de lui, ce qui donne lieu à des récits sur cetteaventure et à des lais composés par les Bretons, ceux-là mêmes que Marie re-prend.

Dans son article, Freeman dégage les couches de sens qui se déploient en untryptique. Le premier volet nous fait passer du chant de l’oiseau à l’explication

10 CHRÉTIEN DE TROYES, Erec et Enide, vv. 21-22 : « Depecier et corronpre suelent / Cil qui de conter vivrevuelent. »

11 Pour une discussion mettant en évidence le rôle des copistes et la tension entre morcellement etprincipe d’unité, voir B.-A. MASTERS, pp. 99-113.

12 « M’entremis des lais assembler, / par rime faire e reconter » (vv. 47-48). OLLIER appuie sa décisionde considérer les lais à partir de l’ensemble que constitue le recueil sur ce souci d’unité, d’assemblageet de « remembrance » (v. 35), chez Marie de France.

13 M. FREEMAN, PMLA, 99, 1984, pp. 860-83.

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donnée au mari, puis à l’oiseau capturé lui-même. Cela peut se traduire comme lepassage du chant, emblématique de la poésie courtoise, à la parole et enfin àl’objet, ce rossignol tué par le mari. Le deuxième volet part de cet objet pour enfaire un signe, message communiqué par la dame à l’amant qui, le plaçant dansle reliquaire, en fait un objet symbolique. Le troisième niveau de sens découle del’exposition qu’en fait l’amant, donnant lieu à la diffusion orale des récits del’aventure, ceux-ci se transformant en chant, ces lais bretons composés pour quele souvenir reste. C’est ici qu’intervient le récit poétique écrit de Marie. Entre elleet la dame du lai, les parallélismes sont permis, de leurs nuits sans sommeil, l’uneà tenter de communiquer avec un amant, l’autre avec des lecteurs, offrant l’uneune relique, l’autre un recueil14 .

Il est difficile de résister à la tentation de voir dans la châsse, source des récitsqui racontent son origine, une métaphore de la façon dont Marie enchâsse sonpoème, entre introduction et conclusion, par l’explication de ce qui l’a conduiteà l’écrire. Il est difficile de ne pas voir dans le reliquaire l’emboîtement de sensdans le poème et l’enchâssement de celui-ci dans le recueil. Les observations deMatilda Bruckner dans son analyse des conséquences de l’assemblage par Mariedes douze lais dans un recueil, correspondent à celles qui s’appliquent aux collec-tions de nouvelles. La présence ritualisée de la conteuse-narratrice en ouvertureet fermeture de chaque lai, pour en expliquer l’origine et l’appellation, conduit àune fluidité des instances narratives15 . Marie tient à se présenter à la fois en pos-ture de responsable de l’écriture du recueil et en conteuse, jalon d’une traditiondont elle se veut la mémoire. Prologues et épilogues concourent à la confusiondes niveaux d’énonciation, étant indices d’une fidélité aux procédés de décro-chage typiques du contage, et lieux d’inscription du discours propre à la narra-trice. Celle-ci par ailleurs se fait discrète, tend à effacer sa voix pour mettre aupremier plan le récit et ses personnages. Les interactions des lais entre eux et avecl’ensemble ouvrent à une pluralité de voix, aboutissent à un « surplus de sens », àun éventail de vérités16 . Cela résulte en un type de lecture tout à la fois linéaire,en continu, et non linéaire, associant personnages et motifs d’un lai à l’autre enune combinatoire originale qui se fait dans le discontinu17 . À cet égard, la sé-quence proposée par l’ordre des lais dans le manuscrit Harley n’a pas à s’imposercomme canonique. Le principe de la collection permet un certain degré de mou-vance que Bruckner associe à la variabilité des performances orales. Elle rappro-che en cela ce trait des lais de Marie de France de la façon dont les chansonniersréorganisent l’ordre des strophes au sein de poèmes dont en général la première

14 Le tissu, voile mis sur l’amour des amants, évoque aussi les couches de sens qui présentent l’objetau risque de finir par le brouiller.

15 M.T. BRUCKNER, pp. 159-205.16 Cette expression si souvent citée du prologue des lais (v. 16) fait elle-même l’objet d’une infinité de

commentaires sur sa signification possible.17 M.T. BRUCKNER, p. 161.

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et la dernière restent en place. L’important pour Marie est de pouvoir intégrer,dans un type de narration écrite qui reste ouverte à l’héritage de la traditionorale, les voix des autorités lettrées et celles des conteurs bretons. Sa voix propreà elle n’est pas tant de les transcender que de les orchestrer.

Revenons maintenant au Laostic et à l’autre métaphore centrale du lai, celle durossignol, l’oiseau emblématique de la poésie lyrique. L’ensemble des sens qu’ilporte dans la poésie courtoise en font le messager d’amour et l’assimilent tantôtau poème ou à l’amour, tantôt au poète lui-même, potentiel rival du chevalierpour la possession de la dame18 . À ce titre, la métaphore du rossignol dans le laide Marie de France traduit la tension qui se manifeste au Moyen Âge entre ly-risme et narrativité. Zumthor a pu arguer de la narrativité latente du grand chantcourtois qui réfère implicitement au schème narratif typique comportant situa-tion initiale, transformation, épreuve et résolution, ainsi que des actants typés19 .La plus achevée des preuves en est le déploiement romanesque qu’en effectueGuillaume de Lorris dans son Roman de la rose qui présente sur le mode continuce que les recueils poétiques offrent dans la discontinuité20 .

Jean Renart, dans son propre Roman de la rose et de Guillaume de Dole, met aussile lyrisme amoureux à l’origine de son roman. Il s’étend avec délectation dansl’évocation des loisirs de la cour de l’empereur Conrad où il situe son histoire.Repas, conversations, danses et chansons lui fournissent le contexte où elle va sedévelopper, comme ils vont servir plus tard de cadre aux nouvelles. C’est en effetà partir d’un récit que Jouglet, son jongleur, fait à l’empereur pour le distraire deson ennui, que tout s’enclenche. L’éloquence du jongleur fait naître chez sonauditeur un désir d’amour que le poète saura satisfaire lorsqu’il présenteraGuillaume et Lienor, le frère et la sœur, qui séduiront l’empereur. Si la narrationnaît du désir d’amour suscité par les paroles du jongleur, et par les chants et lesébats des courtisans, le roman à son tour sert de prétexte à une collection dechansons bien connues du public. Jean Renart y insère une anthologie de qua-rante-huit pièces comprenant chansons courtoises, de toile et de danse, refrainspopulaires et même un extrait de chanson de geste21 . Se contentant à peu d’ex-ceptions de transcrire les premiers vers, il ouvre ainsi le texte à la possibilité d’uneperformance orale22 . Commencée avec ce texte, la pratique de l’insertion de piè-ces lyriques dans une trame romanesque connaîtra un succès en soi significatif,appliquée dans plus d’une cinquantaine d’œuvres23 .

18 W. PFEFFER.19 P. ZUMTHOR, 1980, p. 41. Il étend la démonstration aux Grands Rhétoriqueurs.20 D. POIRION, pp. 61-69.21 On arrive au nombre de quarante-huit si l’on inclut l’extrait de laisse épique empruntée à Gerbert

de Metz (voir CERQUIGLINI, p. 25).22 L’extrait le plus long est celui de Bele Aiglentine, vv. 2235-94.23 CERQUIGLINI, p. 24 ; PADEN, p. 36, qui voit une survivance du phénomène dans les extraits de poèmes

latins introduits par Montaigne dans ses Essais.

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De ce phénomène dont Sylvia Huot a donné jusqu’à ce jour la plus fine ana-lyse, nous ne retiendrons, à côté du roman de Jean Renart, que deux illustrationsqui s’en distinguent parce qu’elles appartiennent plus à l’ordre du recueil que del’anthologie. Qu’il s’agisse du Roman du castelain de Couci et de la dame de Fayel deJakemes et daté de la fin du XIIIe siècle, ou du Méliador de Froissart, le narrateurs’efforce dans les deux cas de fournir un cadre narratif à la production d’un poète,celle du célèbre trouvère dans le premier cas, celle du duc Wenceslas de Brabantdans le second24 . Sans qu’on puisse prouver une filiation ou un développementconscient, la façon dont le récit sert d’explication au corpus de chansons du châ-telain de Couci peut se comparer à celle dont les vidas et razos développent enéléments biographiques et explicatifs la narrativité latente des cansos25 . Les amoursdu châtelain et de la dame de Fayel connaissent une fin tragique qui évoque àplus d’un titre celle des amants du Laostic et le traitement qu’en fait Marie deFrance. S’étant croisé par amour pour la dame, le châtelain, frappé d’une blessurefatale, lui fait envoyer des lieux saints un coffret contenant son cœur embauméet un message d’amour. Le comte de Fayel ayant subtilisé le tout, fait préparer etservir à sa femme le cœur du châtelain. C’est ce que le comte de Castel Roussillonavait fait pour son rival, le troubadour Guillem de Cabestaing dont la vida est àl’origine de la neuvième nouvelle de la quatrième journée du Décaméron.

Le rapprochement est inévitable avec le reliquaire du Laostic, où la dame avaitplacé le corps du rossignol et son message brodé sur tissu. Dans les deux cas, lecoffret figure une métaphore de l’entreprise de narration. Jakemes, comme Ma-rie, se voit en orfèvre de l’écriture, ouvrier habile à placer son nom en acrostichepour signer son œuvre. Comme il a pris soin, en outre, de se présenter en prolo-gue et épilogue du roman – qu’il dédie à son aimée – en alter ego de l’amant, iln’est pas abusif de voir dans le coffret et son message, une métaphore des diversniveaux d’enchâssement mis en œuvre dans le roman26 . Ceci d’autant plus qu’ils’adresse aux réels destinataires inscrits dans l’échange narratif, les amoureux« qui le vorront lire ou oyr » (v. 6).

Chacun des textes à insertions lyriques évoqués ici démontre une façon propred’articuler les niveaux d’énonciation et d’orchestrer la pluralité des voix, entrete-nant la confusion suggérée avec le je du personnage, comme Jakemes, ou au con-traire maintenant la distance. Ainsi Froissart ne peut en aucun cas s’assimiler auil de son récit, le duc dont il met en valeur la production27 . C’est chez Jean Renartet son Roman de la rose que le jeu des instances narratives est le plus complexe.L’interpénétration entre le lyrique et le narratif, que Jakemes rend évidente, seretrouve chez lui. Ainsi, comme le remarque Emmanuèle Baumgartner, l’empe-

24 JAKEMES introduit une dizaine de pièces dont quatre seulement sont attribuées par les chansonniersau châtelain de Couci, selon Delbouille Lxv. Froissart incorpore un corpus d’au moins soixante dix-neuf rondeaux, ballades et virelais, le roman étant resté inachevé : TAYLOR, p. 539.

25 S. HUOT, p. 118.26 S. HUOT, pp. 125-27.27 J. TAYLOR, p. 542.

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reur Conrad et la belle Lienor y figurent les incarnations romanesques de typeslyriques que leur couple harmonise. Le premier représenterait le prince destina-taire que met en scène le grand chant courtois et la deuxième, la reine de mai28 .Jean Renart cependant, à la différence de Jakemes et Froissart, reste avant tout unorchestrateur de pièces lyriques d’origines diverses, même si à l’instar de leursauteurs, il présente son roman comme une œuvre destinée au plaisir raffiné d’audi-teurs aristocrates.

On ne peut conclure ce rapide compte rendu de la façon dont se définissent lelyrique et le narratif tout en s’interpénétrant, se confrontant dans une mise enscène de discours, sans plonger en plein XVIe siècle, avec l’un des textes les plusreprésentatifs des collections de nouvelles, Le printemps de Jacques Yver. Les ana-logies avec les textes dont on vient de traiter y sont d’autant plus remarquablesqu’on y retrouve une série d’insertions lyriques, soit dans la fiction cadre où Yverse complaît à narrer les activités de loisirs de ses conteurs, soit dans les histoireselles-mêmes. Ces ébats traditionnels – jeux, promenades, danses et chansons –que Jean Renart prenait plaisir à décrire longuement pour en faire le prétexte deses insertions lyriques, participent de la structure de la cornice boccacienne et,clôturant les journées, scandent le récit des histoires. Les pièces insérées par Yverdans sa narration-cadre traduisent l’interpénétration de l’oral et de l’écrit. Leschansons, parmi lesquelles une aubade des villageois qui chantent des branles duPoitou, sont évocation directe de la voix ; les poèmes sont offerts à la lecture,inscrits sur des tableaux présentés pas des statues ou des peintures29 . On retrouve,au sein des histoires la même conjonction d’insertions lyriques vocalisées et decitations de textes écrits30 . Yver, se confinant à sa fonction de « secrétaire quirapporte les gracieux discours et mémorables histoires », topos qui, par un retouren arrière, va nous permettre d’en mesurer la portée31 . Il s’agit en effet de retour-ner au Roman de la rose, celui de Jean de Meun qui se pose en compilateur dediscours, ne serait-ce que pour mieux se dédouaner de l’accusation d’agression àl’égard des femmes32 . Jean de Meun, tenu de poursuivre un récit fondé sur la

28 E. BAUMGARTNER, pp. 263-65.29 Ainsi à la première journée, à la statue d’un ermite tenant un rouleau où est inscrit un poème qui

donnera l’occasion de discours sur l’ingratitude des hommes, succède la complainte sur « Les mi-sères de la guerre civile » chantée par la dame hôtesse en s’accompagnant au luth, qu’elle fera suivred’un hymne au « bienviennement de la paix » (pp. 524-29). En prologue de la troisième journée,le narrateur fait part des problèmes de transcription de trois branles de Poitou, d’un branle doubleet d’une gaillarde à la troisième journée, et de la solution qu’il y apporte (pp. 573-76).

30 La cinquième histoire entrelace à souhait transcriptions de poèmes dits ou chantés et citations detextes écrits (pp. 634-51). Après quatre sonnets – sérénades et aubades – chants par l’amant, on adeux lettres, de l’amant puis du mari trompé, et enfin la transcription de l’épithalame donné parfilles et garçons aux noces de l’amant. La séquence se termine par un joyeux branle de Poitou.

31 J. YVER, Le printemps…, p. 521.32 HUOT, p. 106, voit de façon tout à fait intéressante, la persona du narrateur qui présente et contrôle

un assortiment de perspectives, telle que Jean de Meun l’établit, comme une synthèse entre leromancier et le copiste compilateur et éditeur.

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métaphore lyrique, mais plus sensible aux liens que le narratif entretient avec ledidactique33 .

Il n’y a pas de meilleure illustration des liens étroits qu’entretiennent le narra-tif et le didactique, que les conclusions nuancées sinon contradictoires de Wer-ner Söderhjelm, Jean Rychner et Alexandre Lorian concernant les Arrêts d’amourde Martial d’Auvergne et les Quinze joies de mariage. Söderhjelm dans son étudesur la Nouvelle française au XVe siècle, opte pour y voir des exemples incontestablesd’œuvres narratives. Lorian de son côté, par une analyse précise de la prose de cesdeux œuvres, conclut qu’on a peut-être le droit de les rattacher au genre narratif,« quelque part entre l’exemple et le fabliau voire la nouvelle », surtout grâce àleur thématique, « aux histoires à la fois fictives et réalistes, aux petites scènesdécrites souvent avec beaucoup de pittoresque34 ». Cependant, par les modalitésdu discours, elles se détachent du narratif et adoptent plutôt celles du commen-taire didactique. Rychner dans ses introductions aux éditions de ces textes, placeles Quinze joies du côté du didactique, tandis qu’il n’a aucune réticence à partagerl’opinion de Söderhjelm au sujet des Arrêts35 .

Reprise au niveau du recueil, l’analyse confirme le point de vue de Rychner etdistingue les Arrêts d’amour des Quinze joies de mariage. Celles-ci, basées sur lafigure d’ironie, restent de ce fait ouvertes à l’ambiguïté inhérente à la diversitédes nouvelles et des réflexions auxquelles elles donnent lieu, au sein d’une col-lection. Cependant, elles traitent les exemples donnés sous forme de cataloguesde cas destinés à démontrer une idée et non dans le cadre d’un échange de pro-pos. Les Arrêts d’amour, par contre, se rapprochent du modèle des recueils en cequ’ils mettent en scène une situation d’oralité feinte, celle d’un tribunal où seconfrontent les parties dans un débat oral suivant le récit de la cause. Chaquedébat judiciaire est précédé d’un incipit du narrateur présentant les parties et lejuge, et suivi d’un épilogue confirmant le jugement et la sentence imposée36 .L’encadrement de cet ensemble de jugements par un prologue et un épilogue dunarrateur ouvrant et clôturant le recueil, crée une situation d’emboîtement d’énon-ciations semblable à celle qu’on observe dans les recueils de nouvelles. Le registrepropre au narrateur, responsable du recueil conçu comme trace écrite d’énoncia-tions orales, s’y marque par une série d’indices dont certains se retrouvent defaçon presque stéréotypique dans les collections de nouvelles : distance ironiqueà l’égard de ce qui est rapporté, topos de la fatigue qui oblige à interrompre letravail. Le plus évident est bien sûr la forme versifiée de ces deux sections de

33 D. POIRON, Roman de la rose, vv. 15135-15302.34 A. LORIAN, p. 45.35 W. SÖDERHJELM, pp. 159-91 ; RYCHNER, Arrêts, XXXIX-XL où il semble se contredire, associant ici les

Arrêts et les Quinze joies dans la classe de la « littérature narrative réaliste » ; Quinze joies, XXII-XXIV ;A. LORIAN.

36 Sur le rôle joué par les incipits comme lieux où se manifestent « les subterfuges d’une écrituremimant l’oralité, jouant la vérité pour s’affirmer fiction, ceux où se marque l’absence-présence dunarrateur », voir M. JEAY, 1988, p. 195.

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début et de fin, indice d’écriture comme la prose l’est de l’oralité, selon les der-niers vers du prologue. Martial d’Auvergne s’y déclare fidèle aux arrêts du prési-dent qui les « prononça tout en prose » (p. 75) : « je les ay escrips cy aprés / En laforme que l’orrés lire » (pp. 71-72).

C’est cette procédure d’emboîtement des énonciations, définissant l’écriturenarrative comme un simulacre d’oralité, qui caractérise le travail sur la nouvelleaux XVe et XVIe siècles, et non le pittoresque ou le réalisme des histoires racontées.C’est bien cela aussi qui interdit d’exclure du corpus des nouvelles des contenusà la marge du narratif comme les croyances populaires des Évangiles des quenouillesrapportées par une assemblée parodique de vieilles fileuses. L’essentiel est la di-mension conversationnelle de la littérature narrative des XVe et XVIe siècles. Cetteperception de la nouvelle comme réalité issue d’un échange oral explique la partcroissante qu’y prend le dialogue. Il est significatif, en ce sens, que le point surlequel l’Heptaméron diverge par rapport au Décaméron, les dialogues en conclu-sion de chaque récit, tout en exploitant une potentialité inhérente à la structurede l’histoire-cadre, permette précisément aux débats de se développer en unepolyphonie de points de vue. La diversité des perspectives, l’hétérogénéité desdiscours et les décrochages énonciatifs sont inhérents, on l’a vu, à un type denarrativité fondée sur le principe du recueil, de la compilation.

Les exemples que nous avons donnés des textes médiévaux offrent des repèrespour comprendre d’où s’est dégagée la grande tradition de la nouvelle aux XVe etXVIe siècles. Boccace, à l’origine directe de la systématisation de l’emboîtementdes discours et récits dans le cadre narratif en journées, prend naturellement saplace dans cet ensemble où lyrique, didactique et narratif s’interpénètrent, seconfrontent pour en arriver à se définir en modes distincts. La fiction de la cornices’inscrit dans le cadre des loisirs aristocrates qui donne lieu typiquement à l’effu-sion lyrique. Par ailleurs, en codifiant lieux d’intervention du narrateur et débatsdes conteurs devisants, elle ouvre au didactique, à la réflexion morale. L’histoire-cadre permet en effet de diversifier les modes d’expression de la dimension péda-gogique que tout texte de la période se doit de manifester, et dont le lieu demanifestation était, dans les textes relevant du genre narratif bref, la moralitéfinale. Car raconter, c’est aussi vouloir démontrer, argumenter, prouver quelquechose. Les devisants, en conclusion du récit des nouvelles, évaluent la conduitedes protagonistes. Il peut en résulter une réelle polyphonie des voix du cercleconteur ou au contraire, sous l’apparente liberté du dialogue, une imposition dusens par le narrateur. C’est à lui que revient le dernier mot, le principe de lastructure d’encadrement l’invitant à une double clôture du texte. À la conclusiondes récits et de leur ensemble, se superpose en général celle du narrateur quipermet le rembrayage au présent de son énonciation.

L’intention didactique avouée est à nuancer, dans sa stéréotypie, à la lumièredu cliché complémentaire qui lui est rituellement associé : l’instruire ne va passans l’amuser. Cette loi de toute bonne pédagogie, à l’origine même de l’exemplumaux liens évidents avec la nouvelle, ne serait-ce que par sa nature de récit en-

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châssé dans un discours, caractérise nos recueils. Les histoires s’y doivent d’êtrejoyeuses, récréatives, facétieuses, en une insistance sur la dimension ludique con-tradictoire à première vue avec la finalité pédagogique parallèlement affichée.Cette insistance témoigne cependant du lien privilégié qu’entretiennent didacti-que et comique. L’ironie, le rire, provoquent une relation distancée au texte et ausens qui est propre, par ailleurs, à l’expérimentation esthétique. Boccace, dont ona voulu faire l’origine d’un nouveau paradigme où la préoccupation artistiquesupplante la visée didactique, en appelle, en conclusion du Décaméron, à la res-ponsabilité morale des conteurs et à son désir d’utiliser la novella comme outilpédagogique.

Si Boccace est à l’origine d’un nouveau paradigme, c’est d’avoir su porter à sonpoint d’achèvement et proposer une structure d’organisation du recueil permet-tant de mettre en œuvre dans toute leur complexité les traits propres à l’esthéti-que de la nouvelle tels qu’ils vont se développer. Les nouvellistes y ont trouvé unoutil incomparable qu’ils ont pu modeler pour en exploiter les possibilités, laplus fondamentale d’entre elles étant la systématisation de l’énonciation rappor-tée. Encore une fois, l’essentiel du genre narratif aux XVe et XVIe siècles, autour dequoi s’est travaillée la conception de la nouvelle, c’est le principe de la conversa-tion rapportée, réelle ou imaginaire. À cet égard, les nouvelles – les histoires pro-prement dites – prennent place parmi les autres types de discours, et particulière-ment les débats, en interaction dialogique avec eux. L’équilibre entre eux ne peutqu’être instable, comme le montre la tendance dont Noël du Fail est un bonexemple, à diluer le narratif dans l’échange de propos. Les Propos rustiques sesituent dans la lignée des recueils à encadrement, où le contexte de réjouissancesde village donne lieu à une ritualisation de la passation de parole d’un devisant àl’autre, avec maître Huguet comme narrateur-transcripteur. Les propos commen-tent les récits, rapport qui va s’inverser avec les Baliverneries et les Contes et dis-cours d’Eutrapel où toute la place est donnée aux entreparleurs et les histoiresréduites à quelques lignes37 . Dans les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bona-venture des Périers, les parties discursives ont également plus de prix que lesrécits. Ce recueil représente le croisement entre la tradition boccacienne où lenarré reste dominant, et celle de la facécie, issue de Pogge, où le récit s’articule surun bon mot, un dit.

Pour interpréter correctement l’effet de mimétisme de performance orale surlequel se fondent les recueils de nouvelles, leur volonté de mettre le récit, le dis-cours rapporté, dans leur situation d’énonciation, il faut les aborder dans la pers-pective d’une montée du développement de la production écrite qui correspondà la mise au point et à la diffusion rapide de la presse à imprimer. C’est en défini-tive par cet effort de simulation de l’oralité et de son inscription dans un objet, le

37 Des romanciers qui ne se situent pas explicitement dans la perspective des recueils de nouvelles nerestent pourtant pas à l’écart de cette tendance. Hélisenne de Crenne et Rabelais nourrissent leurtissu narratif de dissertations parfois sous forme de dialogue.

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livre, que se caractérise l’écriture de la nouvelle aux XVe et XVIe siècles. Ce LIVRE,Béroalde de Verville le met en majuscules pour nous inviter à empoigner ce « belobject », « precieux memorial…, joyeux repertoire de perfection…, uniquebreviaire de resolutions universelles et particulieres38 ».

Madeleine JEAY

McMaster University.

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LA NOUVELLE AUX FRONTIÈRESDU COMMENTAIRE ET DU DIALOGUE DANS

L’HEPTAMÉRON DE MARGUERITE DE NAVARRE

Aujourd’hui – et il en est ainsi, me semble-t-il, depuis environ le milieu du siècledernier – le genre de la nouvelle appartient dans son intégralité à la sphère de lalittérature narrative de fiction dont il constitue, à côté du roman, l’un des deuxvolets fondamentaux. Il en allait autrement au XVIe siècle, et c’est précisémentsur la position particulière, différente de celle d’aujourd’hui, que la nouvelle, àcette époque de son histoire, occupait dans le champ de notre littérature, et surles rapports particuliers qui la reliaient alors, à l’intérieur de ce champ, à certainsgenres ou à certains types de discours, que je voudrais, dans la présente commu-nication, tenter de projeter quelque lumière.

Je n’aborderai point, ce faisant, le problème des rapports qu’entretiennent,dans la littérature française du XVIe siècle, le genre de la nouvelle et celui du ro-man. Non point – je tiens à le préciser d’entrée afin d’éviter un malentendu fâ-cheux – que ce problème ne se pose point pour cette période de l’histoire denotre littérature, ni même, comme une perspective historique cavalière pourraitinduire à le penser, qu’il se pose avec moins d’acuité dans le champ de la littéra-ture du XVIe siècle que dans celui de la littérature moderne et contemporaine. S’ilest vrai que, dans son ensemble, la littérature française du XVIe siècle n’a pas,dans le domaine du roman, produit de création fortement originale, le genreromanesque (dont le mode d’existence et l’importance au sein du champ litté-raire de cette époque doivent être considérées et évaluées, comme celles de tousles genres littéraires à toutes les périodes de leur histoire, sous l’angle de la récep-tion autant que sous celui de la production) y occupe une place qui est loin d’êtrenégligeable. Si je ne compte pas aborder ici le problème complexe des rapportsqu’entretiennent, dans la littérature narrative française du XVIe siècle, les genresnouvellistique et romanesque, c’est qu’il me semble qu’on ne saurait envisagercette question sans qu’en ait été au préalable abordée une autre qui, en bonnelogique heuristique, doit la précéder : celle des rapports plus directs que le genrenouvellistique entretient, dans le champ de la littérature du XVIe siècle, avec cer-tains types de discours auxquels il se trouve fréquemment associé de manièreétroite, rapports qui lui confèrent, à l’intérieur de ce champ, une position et desfonctions éminemment originales. Ce sont précisément ces rapports qu’on sepropose ici d’examiner.

La littérature française du XVIe siècle comporte, comme celle d’aujourd’hui, denombreux recueils de nouvelles dans l’acception stricte du terme (la seule danslaquelle ce dernier devrait être employé), c’est-à-dire des recueils de contenu ex-

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clusivement narratif, dans la lignée vernaculaire des Cent nouvelles nouvelles bour-guignonnes du XVe siècle et dans celle de nombreux recueils de nouvelles italiensdes XIIIe, XIVe et XVe siècles qui leur pouvaient également servir de modèles. Cesrecueils purement narratifs, qui ressortissent au demeurant à des genres très dif-férents1, ne sont, cela va sans dire, pas moins représentatifs de la substance de lalittérature nouvellistique française du XVIe siècle que les recueils dans lesquels lesrécits s’articulent à d’autres types de discours. Rappelons-nous toutefois qu’il n’estde représentation historiquement juste d’un genre ou d’un type de discours litté-raire que celle qui envisage ces derniers comme des éléments faisant partie d’unensemble plus vaste – celui que constitue, à un moment donné de son histoire, lalittérature considérée, précisément, comme un système de genres et de types dediscours2 – et qui, par conséquent, inclut la représentation des rapports que cesgenres ou ces types de discours entretiennent avec les autres genres ou les autrestypes de discours appartenant au même ensemble. Or, si on le considère de cepoint de vue, le genre nouvellistique ou, pour mieux dire peut-être, le type dediscours que constitue le récit bref apparaît, dans le champ littéraire du XVIe siècle,comme un élément susceptible d’entrer dans la composition d’une pluralité degenres qui, bien qu’appartenant à ce qu’on pourrait appeler une même constella-tion générique, n’ont pas tous – c’est là le fait essentiel sur lequel il faut d’entréede jeu mettre l’accent – un contenu purement narratif. Ce qui, en effet, caracté-rise les genres qui appartiennent à cette « constellation générique » – une cons-tellation au sein de laquelle on pourrait distinguer trois grands ensembles ou, sil’on préfère, trois grands genres : les nombreux dialogues humanistes qui com-portent une composante narrative, tels les Colloques d’Érasme, les Dialogues deTahureau ou l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne ; les « recueils bigarrés »(pour reprendre la dénomination de G.-A. Pérouse3) comme les Serées de Bouchetou les Matinées et Apresdinées de Cholières ; certains « recueils de nouvelles »comme L’Heptaméron de Marguerite de Navarre –, c’est la combinaison et l’articu-lation, selon des modes divers et des proportions respectives variables, de deuxtypes de discours : le récit bref d’une part et le commentaire, monologique oudialogal, d’autre part (j’emploie ici ce dernier terme dans l’acception large qui estla sienne au XVIe siècle, acception par laquelle il dénote à la fois – parce que l’épo-

1 Les Cent nouvelles nouvelles de Philippe DE VIGNEULLES (1515), Le grand Parangon des nouvelles nou-velles de Nicolas DE TROYES (1535-1537), les Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure DES

PÉRIERS (1558) ressortissent, quoique sur des modes très différents, au genre facétieux, les Histoirestragiques de BOAISTUAU (1559) et les Nouvelles histoires tragiques de POISSENOT (1586) au genre (appeléà un grand succès) de l’histoire tragique ; certains recueils comme Les Nouvelles histoires tant tragiquesque comiques de Vérité HABANC (1585) ressortissent aux deux genres à la fois.

2 Voir J. TYNIANOV, « De l’évolution littéraire », dans Théorie de la littérature, Paris : Seuil, 1966, pp. 122-123.

3 Voir G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps, Genève : Droz, 1977,pp. 337-341.

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que, contrairement à la nôtre, ne dissocie pas ces deux types de discours – lemétadiscours interprétatif et le type de discours que caractérisent l’ordo fortuituset la disparitas rerum4). Si, donc, le récit bref est susceptible d’avoir, dans la littéra-ture du XVIe siècle comme dans celle d’aujourd’hui, un mode d’existence entière-ment autonome, il y est également – ce qui n’est plus le cas aujourd’hui et ne l’estqu’exceptionnellement depuis le début du XVIIe siècle – susceptible d’être associéà un autre type de discours – le discours commentarial – auquel il se trouve de faitétroitement articulé au sein de plusieurs genres importants, notamment au seindu genre nouvellistique. En d’autres termes, si, au XVIe siècle, la nouvelle com-porte indiscutablement, parmi les différents modes d’existence qui sont alors lessiens, un mode d’existence autonome (mode qu’elle comportait déjà dans lessiècles précédents et qu’elle continuera de comporter dans les siècles suivants),son statut historique original, en revanche, réside inversement dans le fait qu’ellen’existe pas uniquement, à cette époque, en tant que discours autonome, maisaussi et surtout peut-être en tant que forme discursive susceptible d’entrer commeélément dans la constitution de plusieurs genres littéraires importants, notam-ment dans celle du genre nouvellistique lui-même, et de s’y articuler au discourscommentarial.

Bien que l’objet essentiel de cette communication soit de décrire et d’analysercertains faits et non d’en fournir une explication, les raisons historiques qui peu-vent expliquer le statut et la fonction particuliers dévolus à la nouvelle dans lechamp de la littérature française du XVIe siècle transparaîtront en filigrane autravers des analyses auxquelles on procédera bientôt. Ces raisons d’ordre histori-que sont d’une extrême importance : c’est à l’esprit de l’Humanisme dans ce quecelui-ci a de plus profond que se rattachent dans une très large mesure, au regardde leur étiologie, tant la configuration interne du genre nouvellistique dans lechamp de la littérature du XVIe siècle que la situation et la fonction dévolues à cegenre à l’intérieur de ce champ. Mais s’il est vrai que l’Histoire joue un rôle déter-minant dans l’évolution des genres littéraires, s’il est vrai que c’est de son in-fluence que procèdent, pour une large part, la configuration d’un genre et sasituation à un moment donné du temps, il est également vrai que, dans l’actionqu’elle exerce sur les genres, l’Histoire ne fait, dans une certaine mesure, qu’ac-tualiser certaines des potentialités – sinon transhistoriques, du moins transsé-culaires – inhérentes à ces derniers5. Le phénomène original que constitue l’arti-culation du récit bref et du commentaire au sein du genre nouvellistique et pluslargement même au sein du champ littéraire au XVIe siècle illustre cette doubleloi. Si, en effet, ce phénomène doit être considéré comme une manifestationcaractéristique de l’esprit et de la culture humanistes, autrement dit si ses raisons

4 Voir J. CÉARD, « Les transformations du genre du commentaire », dans L’automne de la Renaissance,1580-1630, Paris : Vrin, 1981.

5 Voir G. GENETTE, Introduction à l’architexte, Paris : Seuil, 1979, pp. 83-84.

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d’être sont pour une part importante d’ordre historique, elles tiennent égale-ment, pour une part non moins importante, à certains caractères transséculairesinhérents au genre même de la nouvelle, plus précisément à deux caractères pro-pres à ce genre qui tendent à éloigner ce dernier des genres ressortissant à l’ordrede la fiction (au premier rang desquels, bien sûr, le roman) pour le rapprocher desgenres ressortissant à l’ordre de la diction.

L’opposition que j’établis ici, dans le domaine des discours, entre ce que j’ap-pelle l’ordre de la fiction et celui de la diction (en donnant à ces termes un senslégèrement différent de celui que leur assigne G. Genette6), n’est point, je le pré-cise, une opposition de type thématique ni structural, mais une opposition detype fonctionnel et pragmatique. Fiction et diction désignent ici non point lesdeux seules, mais les deux principales fonctions dont peuvent être investis lamajorité des discours – celles-là mêmes auxquelles Aristote a été le premier àdonner un statut théorique : la fonction mimétique, d’une part, fonction d’ordreimaginaire dont sont investis les discours qui se proposent de représenter à leursdestinataires un monde fictif sans rien leur dire à proprement parler, c’est-à-diresans chercher à produire sur leurs esprits aucune action définie, et la fonctionrhétorique, d’autre part, fonction d’ordre intello-pragmatique dont sont investis lesdiscours dont le propos, à l’inverse de celui des discours du type précédent, n’estpas de représenter, mais bien de dire quelque chose, c’est-à-dire d’agir de manièredéfinie sur l’esprit et, à travers ce dernier, sur le comportement de leurs destina-taires, par un ensemble d’opérations diverses (l’affirmation, la démonstration,l’argumentation, le conseil, etc.).

La première particularité du genre nouvellistique qui rapproche ce dernier desdiscours ressortissant à l’ordre de la diction est le rapport que ce genre, à unecertaine époque du moins de son histoire, entretient avec la réalité. Ce rapport aété mis en lumière d’une manière fort juste par G.-A. Pérouse dans son étude surles Nouvelles françaises du XVIe siècle7. Il s’agit là d’un trait qui caractérise le genrenouvellistique depuis ses origines et qui, jusqu’à là la fin du XVIIe siècle au moins,l’oppose dans son ensemble au genre romanesque. Contrairement à ce dernier, legenre nouvellistique, durant cette période de son histoire, n’appartient pas, danssa substance fondamentale, à l’univers de la fiction (celui de la poiesis aristotéli-cienne) : à l’inverse du roman qui, par définition, prend globalement sa valeur devérité sur un univers fictif mis en place par l’auteur, c’est sur le monde réel que lanouvelle, dans les premiers siècles de son histoire, tend fondamentalement à pren-dre sa valeur de vérité. Le topos de la véridicité qui, dès la fin du Moyen Âge, toutau long du XVIe siècle, et d’une certaine manière encore au XVIIe siècle même8,

6 Voir G. GENETTE, Ficition et diction, Paris : Seuil, 1991.7 Voir G.-A. PÉROUSE, op. cit.8 « Il me semble que c’est la différence qu’il y a entre le Roman et la Nouvelle, que le Roman écrit

ces choses comme la bienséance le veut et à la manière du poète ; mais que la Nouvelle doit un peudavantage tenir de l’Histoire et s’attacher plutôt à donner des images des choses comme d’ordinairenous les voyons arriver, que comme notre imagination se les figure » (SEGRAIS, Les nouvelles françai-

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s’attache au genre de la nouvelle, est à cet égard, quoi qu’on ait pu dire, éminem-ment significatif ; et, comme l’on sait, c’est en grande partie en empruntant augenre de la nouvelle sa conception du récit et sa technique d’écriture que les« romanciers » de la seconde moitié du XVIIe siècle ont (sous la dénominationfréquente de nouvelle, précisément) inauguré ce que nous appelons le « roman »classique9.

On comprend par là en quoi le rapport particulier que le genre nouvellistique,au XVIe siècle, entretenait avec la réalité, prédisposait ce dernier à s’associer audiscours du commentaire. Dans la mesure où il prenait ou tendait à prendre savaleur de vérité sur le monde de la réalité et non sur un monde fictif, il tendaitpar là même à se rapprocher de l’ordre discursif auquel ressortit le commentaire,l’ordre de la diction : si, en effet, les discours qui visent à donner à voir un objet(quelle que soit la nature de ce dernier) peuvent prendre leur valeur de vérité surun monde fictif, ceux qui se proposent de dire quelque chose prennent générale-ment leur valeur de vérité sur le monde de la réalité.

Le genre nouvellistique comportait, au XVIe siècle, un second caractère qui con-tribuait à le rapprocher des genres ressortissant à l’ordre de la diction, et, par làmême, le prédisposait à s’associer au discours commentarial : c’est la fonctiondidactique et exemplaire qui, à cette époque, lui était traditionnellement dévo-lue. Il n’est guère, au XVIe siècle, de nouvelliste qui n’attache à ses récits, fût-cesous une forme conventionnelle, quelque leçon morale explicitement formulée ;ceux qui, tel Bonaventure des Périers10, se dispensent de sacrifier à ce rituel, fonthistoriquement figure d’originaux. Or les fonctions didactique et exemplaire, toutcomme la fonction argumentative dont elles ne sont que des spécifications, sontle propre des discours qui ressortissent à l’ordre de la diction : chercher à prouveret à délivrer une leçon par un exemple (que ce dernier soit ou non constitué parun récit, et, lorsqu’il l’est, dans le cas même où ce récit est fictif : dans la traditionrhétorique, on le sait, l’exemple peut être tiré aussi bien de la fiction que de l’His-toire), c’est en effet, fondamentalement, se proposer de dire quelque chose.

Partant, donc, du fait que, dans nombre de recueils de nouvelles du XVIe siècle,le discours narratif se trouve associé au discours commentarial et s’y articule étroi-tement avec lui, je me propose ici de prendre la mesure de ce phénomène et d’enévaluer l’importance au regard du genre nouvellistique en me demandant quel-

ses, t. I, p. 167, cité par H. COULET, Le roman avant la Révolution, t. I, p. 217, Paris : Armand Colin,1967).

9 « Ce qui a fait haïr les anciens Romans, est ce que l’on doit d’abord éviter dans les romans nouveaux.Il n’est pas difficile de trouver le sujet de cette aversion ; leur longueur prodigieuse, ce mélange detant d’histoires diverses, leur trop grand nombre d’acteurs, la trop grande antiquité de leurs sujets,l’embarras de leur construction, leur peu de vray-semblance, l’excès dans leur caractère, sont deschoses qui paraissent assez d’elles-mesmes » (DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avecdes scrupules sur le style, cité par H. COULET, op. cit., t. II, p.88).

10 Voir L. SOZZI, Les contes de Bonaventure Des Périers, Torino : Giappichelli, 1965.

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les en ont été les incidences tant sur l’économie d’ensemble des recueils de nou-velles du XVIe siècle qu’il concerne que sur la structure interne des récits qui en-trent dans la composition de ces recueils.

Comme il n’est évidemment pas envisageable, dans le cadre de cette commu-nication, d’examiner tous les recueils de nouvelles du XVIe siècle qui seraient théo-riquement concernés par une telle investigation (au surplus, outre que cetteexhaustivité risquerait d’être fastidieuse, elle ne correspondrait nullement au pro-pos qui est ici le mien), je limiterai le champ de cette dernière en lui donnantpour objet l’un seulement de ces recueils de nouvelles – celui dans lequel, mesemble-t-il, l’articulation du récit et du commentaire est à la fois la plus étenduepar son champ, la plus étroite et la plus complexe, et où, par voie de consé-quence, les incidences de cette articulation tant sur l’économie d’ensemble durecueil que sur la structure interne des récits qui le composent sont également lesplus étendues et donnent lieu aux phénomènes textuels les plus complexes, par-tant les plus intéressants : L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Même si, comptetenu des propos qui précèdent, la chose va de soi, je crois cependant importantd’insister sur le fait que les analyses qui porteront sur ce recueil auront une valeuressentiellement paradigmatique. Ce n’est pas pour elle-même et dans sa singula-rité qu’on s’intéressera ici à l’œuvre de Marguerite : c’est uniquement dans lamesure où, dans cette œuvre, l’articulation des récits et du commentaire – cecaractère original des recueils de nouvelles de la Renaissance sur lequel on vou-drait ici jeter un éclairage – revêt la forme la plus significative qu’on puisse trouverdans le champ de la littérature nouvellistique française du XVIe siècle.

Au demeurant, comme cette articulation s’y présente à travers des modalitésdiverses, principalement sous deux grandes formes, c’est à cette diversitéphénoménologique, elle aussi significative, qu’on s’intéressera au préalable.

LES DEUX PRINCIPAUX MODES D’ARTICULATION DES RÉCITS ET DU COMMENTAIRE

DANS LES RECUEILS DE NOUVELLES FRANÇAIS DU XVIE SIÈCLE

Si, dans le détail (un détail loin d’être insignifiant mais sur lequel la présenteanalyse ne saurait se focaliser), l’articulation des récits et du commentaire revêt,dans la littérature nouvellistique française du XVIe siècle, des formes aussi diver-ses que sont divers les recueils que caractérise cette articulation, celle-ci s’y pré-sente globalement sous deux principales formes : une première forme que l’onpeut, au regard de la seconde, qualifier de simple – la forme monologale – et uneseconde forme que l’on peut, au regard de la première, qualifier de complexe – laforme dialogale. Il est éminemment significatif que, si l’on suit les étapes de leurgenèse telles qu’il est aujourd’hui possible de les reconstituer, les Nouvelles deMarguerite apparaissent avoir successivement adopté, comme base de leur cons-truction textuelle, ces deux formes différentes d’articulation.

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La forme la plus simple sous laquelle se présente l’articulation des récits et ducommentaire dans les recueils de nouvelles français du XVIe siècle est la formemonologale. Cette forme comporte elle-même différents modes, dont le plusélémentaire est illustré par les recueils dont la forme est celle d’une collectionde nouvelles s’achevant chacune sur une brève leçon morale que le conteur tirede l’histoire qu’il vient de narrer. Tel se présente le deuxième volume du Grandparangon des nouvelles nouvelles de Nicolas de Troyes, le seul qui nous soit restéd’un recueil de nouvelles rédigé par un auteur inconnu entre 1535 et 1537 etresté manuscrit jusqu’au milieu du XVIIe siècle11; la fin de la dix-neuvième nou-velle12 de ce recueil, choisie purement arbitrairement comme exemple, donneraune idée de la manière dont, à l’intérieur d’un recueil de ce type, le commentaires’articule aux récits (le texte du commentaire sera distingué de celui de la fin durécit par des italiques) :

[…] Lors demora le cordonnier tout pensif et courroucé d’avoir perdu si beau butin.Et par ainsi vous povez veoir et congnoistre que avarice est cause de beaucop de maux13.

Une forme légèrement différente et plus caractéristique encore de ce premiermode d’articulation du commentaire au récit apparaît au sein du manuscrit 1513de L’Heptaméron, manuscrit qui représente l’un des états les plus anciens d’éla-boration de l’œuvre de Marguerite14. Ce manuscrit comporte vingt-huit nouvel-les (les dix premières sont narrées au cours de dix journées, à raison d’une nou-velle par jour, par une même conteuse qui s’adresse à un auditoire exclusivementféminin) dont chacune est constituée de trois éléments expressément distincts :un « argument » liminaire (c’est le titre même donné par le manuscrit à ce élé-ment initial) commence tout à la fois par résumer le contenu du récit qui va luisuccéder et par énoncer la « thèse » que ce dernier aura, par la vertu de sonexemplarité, pour fonction d’étayer ; vient ensuite le récit proprement dit ; enfin,ce dernier achevé, la narratrice, dans un propos généralement bref intitulé « con-clusion », en tire à l’intention de ses auditrices une leçon morale qui vient ap-porter son achèvement à la stratégie argumentative dans laquelle s’inscrivent etprennent sens les trois éléments constitutifs de la « nouvelle » dans l’acceptionlarge du terme. Placé entre deux discours de type commentarial – un argumentinitial et une conclusion finale –, le récit proprement dit se trouve inscrit aucentre d’un dispositif textuel dont l’économie générale ressortit clairement àl’ordre de la diction.

Voici, pour en donner un exemple, comment, dans le manuscrit 1513 deL’Heptaméron, se présente la deuxième nouvelle :

11 Nicolas DE TROYES, Le grand Parangon des nouvelles nouvelles, édité par K. KASPRZYK, Paris : Didier,1970.

12 Dix-neuvième dans l’édition précitée de K. KASPRZYK.13 N. DE TROYES, op. cit., p. 73.14 Voir, à propos de ce manuscrit, la thèse de M. P. HAZERA-RIHAOUI, Une nouvelle version des nouvelles

de Marguerite de Navarre, Université Lyon II, 1979 ; Sylvie LEFÈVRE, « L’Heptaméron, codes et indices »,dans Autour du roman, Études présentées à Nicole CAZAURAN, Paris : Presses de l’école normale su-

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1. L’argument liminaire se termine par cette phrase : « A l’histoire que à present jevous racompterai pourrez veoir que amour ne change poinct le cueur, mais lemonstre tel qu’il est, fol aux folles, saige aux saiges. »

2. L’histoire contée est celle que narre la vingt-sixième nouvelle du manuscrit1512 (celui sur lequel est fondé l’édition de M. François) : c’est, pour la résu-mer, celle de l’éducation sentimentale d’un jeune et séduisant gentilhommequi, après avoir eu une liaison avec une femme « facile », vient à aimer unejeune femme mariée, belle et vertueuse, qui se prend secrètement pour luid’un amour profond ; déchirée entre l’invincible passion que lui inspire le jeunehomme et la fidélité qu’elle veut à tout prix conserver à son époux, elle finit, àl’issue d’un violent combat intérieur, par succomber au tourment après avoir,quelques instants seulement avant sa mort, avoué son amour au gentilhomme.

3. La narratrice formule ainsi la conclusion de son récit :

Voylà, mes dames, la difference d’une folle et saige dame, auxquels se monstrent lesdifferendz effectz d’amour, dont l’une en receut renommée honteuse et infame, quifeit sa vie trop longue, l’autre en receut mort glorieuse et louable, car autant la mortdu sainct est precieuse devant Dieu, la mort du pecheur est tresmauvaise.

Lointain héritage des recueils médiévaux d’exempla dont le dernier en date, àl’époque où Marguerite écrit ses Nouvelles, est Le livre du chevalier de la Tour Landry,cette composition tripartite a très probablement été plus directement inspirée àla Reine, comme l’a montré Mireille Huchon15, par les traductions du Décaméronde Boccace imprimées entre 1485 et 1541 (traductions antérieures à celle procu-rée, sur la demande de Marguerite elle-même, par Antoine le Maçon en 1545).Sa rigidité didactique est un témoignage significatif de la persistance, en pleinmilieu du XVIe siècle et chez un écrivain aussi ouvert à la culture humaniste quel’était Marguerite, des modèles de pensée et d’écriture scolastiques. Mais la pré-gnance de ces modèles est en train de s’estomper : la transformation que Mar-guerite a fait subir à la première mouture de ses Nouvelles que représente lemanuscrit 1513 de L’Heptaméron en est l’une des preuves les plus manifestes.

S’il est parfois monologal, comme en témoignent les exemples que l’on vientde citer, le commentaire qui, dans nombre de recueils de nouvelles du XVIe siècle,se trouve articulé aux récits, présente le plus souvent une forme dialogale. Onpourrait, au sein de la littérature nouvellistique française du XVIe siècle, distin-guer trois types de recueils selon l’importance relative de la place – et corrélati-vement, peut-on présumer, selon celle du rôle – respectivement dévolus, au seinde ces derniers, aux récits et au dialogue commentarial : 1° les recueils au sein

périeure, 1990, pp. 70-94 ; « L’Heptaméron entre éditions et manuscrits, dans Marguerite de Navarre,1492-1992, Éditions Interuniversitaires, 1995, p. 445-482 ; Nicole CAZAURAN, « Sur l’élaboration deL’Heptaméron », dans Les visages et les voix de Marguerite de Navarre, Paris : Klincksieck, 1995 ; LuciaFONTANELLA, « Petites considérations à propos de la tradition manuscrite des Nouvelles », dans Margueritede Navarre, 1492-1992, pp. 437-444.

15 M. HUCHON, « Définition et description : le projet de L’Heptaméron entre le Caméron et le Décaméron »,dans Les visages et les voix de Marguerite de Navarre, pp. 51-65.

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desquels un relatif équilibre est ménagé entre la place dévolue au discours nar-ratif et au dialogue commentarial : s’ils sont assez peu nombreux16, c’est enrevanche à la catégorie qu’ils représentent qu’appartient celui que sa qualité etsa richesse littéraires placent en tête des recueils de nouvelles français du XVIe siècle :L’Heptaméron de Marguerite de Navarre ; 2° les recueils dans lesquels le discoursnarratif est dominant, tel Le printemps de Jacques Yver (1572) et L’esté de BénignePoissenot (1583) ; 3° les recueils dans lesquels, inversement, le discours domi-nant est le dialogue commentarial, tels Les serées de Guillaume Bouchet (1584-1587), Les neuf matinées et Les apresdinées de Cholières (1585-1587) et les Conteset discours d’Eutrapel de Noël du Fail (1585).

C’est à l’examen des effets induits par l’articulation des récits et du dialoguecommentarial sur la structure des recueils nouvellistiques dont l’économie d’en-semble est régie par cette articulation que je me propose à présent de procéder. Jele ferai, comme je l’ai annoncé, à partir d’analyses portant sur L’Heptaméron deMarguerite de Navarre, parce que, de tous les recueils de nouvelles français duXVIe siècle, L’Heptaméron est, me semble-t-il, celui sur la structure duquel, précisé-ment, l’articulation des récits et du dialogue commentarial induit les effets lesplus importants et les plus significatifs.

J’examinerai ces effets à deux niveaux distincts :1. Au niveau, d’abord, de l’économie d’ensemble du recueil. Il s’agira, à ce ni-

veau, d’examiner selon quels différents modes les nouvelles de L’Heptamérons’inscrivent dans la trame plus générale d’un discours de type à la fois dialogal,argumentatif et commentarial ; comment, en d’autres termes, sans rien perdrede leur statut narratif, les nouvelles de L’Heptaméron se trouvent, en vertu del’économie textuelle générale du recueil dont elles font partie et qui détermineleur statut et leur fonction discursifs, constituées, soit en discours directementou indirectement dialogaux, soit en éléments d’un discours de type argumentatifau sein duquel des liens fonctionnels étroits l’unissent au discourscommentarial, soit en les deux à la fois. Dans ces trois cas, l’économie du re-cueil confère à ces nouvelles un statut discursif qui ressortit de manière domi-nante à l’ordre de la diction.

2. Au niveau, ensuite, de l’économie interne des nouvelles : il s’agira, à ce niveau,d’examiner les effets des liens étroits qui unissent les nouvelles au dialoguecommentarial sur la structure et le contenu des nouvelles elles-mêmes.C’est le statut et la fonction que confère aux nouvelles de L’Heptaméron l’éco-

nomie générale du recueil que l’on commencera par examiner.

16 Sur les raisons qui peuvent expliquer cet apparent paradoxe, on consultera les Nouvelles françaisesdu XVIe siècle de G.-A. PÉROUSE.

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L’HEPTAMÉRON DE MARGUERITE DE NAVARRE : UNE ÉCONOMIE « DICTIONNELLE »DE LA NOUVELLE

Soucieuse de ménager pour ses lecteurs un équilibre entre le plaisir suscité parla narration de récits et l’intérêt intellectuel afférent aux conversations et auxdiscussions des devisants, Marguerite a, dans son Heptaméron, attribué respecti-vement aux nouvelles et aux « devis », sur une échelle globale, des places, autre-ment dit des dimensions textuelles sensiblement équivalentes. D’un point devue structural, cependant, les histoires que se racontent les devisants et le dialo-gue que ces derniers entretiennent ne se situent pas sur le même « palier » discur-sif, et c’est à cette différence de niveau que les nouvelles de L’Heptaméron (commeplus généralement les nouvelles de tout recueil comportant une histoire-cadre)doivent leur statut textuel spécifique, foncièrement différent de celui des récitsinclus dans un recueil de nouvelles ordinaire. Dans un recueil de nouvelles dé-pourvu d’histoire-cadre, chaque nouvelle constitue une unité narrative isolée,close sur elle-même, autosuffisante, dépourvue de toute articulation avec les autresnouvelles qui l’entourent et radicalement séparée d’elles par le fond de silenceabsolu sur lequel elle prend naissance et dans lequel, une fois achevée, elle serésorbe. Dans L’Heptaméron, chaque nouvelle s’enlève sur le fond d’une tramediscursive dialogale continue dans laquelle elle prend son origine, qui reprendson cours dès qu’elle est achevée et qui la relie à la fois – immédiatement – audialogue qui la précède et qui lui succède et – médiatement, par le relais de cedialogue même – aux nouvelles antécédentes et subséquentes du recueil. C’estcette trame discursive de nature à la fois dialogale et commentariale (selon l’ac-ception large que comportait au XVIe siècle le terme de commentaire) qui constitue– il faut insister sur ce fait littéralement fondamental – le palier sémiotique debase et le texte proprement générateur de l’économie discursive d’ensemble deL’Heptaméron. L’ouvrage de Marguerite n’est pas en effet constitué, comme uncoup d’œil hâtif et superficiel jeté sur ce dernier pourrait en donner l’illusion,d’une alternance de dialogues et de récits (alternance qui impliquerait que lesdialogues et les récits se situent sur le même palier sémiotique et comportent unstatut et une fonction équivalents au regard de l’économie de l’œuvre), mais dela superposition de deux paliers sémiotiques étroitement articulés l’un à l’autre :un palier sémiotique de base, constitué par un discours dialogo-commentarial,support et principe générateur d’un second palier sémiotique constitué par unensemble de récits dont l’économie générale et la structure interne sont large-ment déterminées par l’économie et la structure plus fondamentales, sémioti-quement parlant, de la trame dialogo-commentariale qui sert de support à cesrécits et dans laquelle ces derniers prennent naissance.

Il s’agit là d’un fait d’une importance capitale que je tiens à mettre en évidencepar des exemples concrets et précis.

Toutes les nouvelles de L’Heptaméron sont, sans exception, introduites par undiscours généralement assez bref du conteur dans lequel ce dernier définit suc-

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cinctement la visée argumentative et la valeur exemplaire de l’histoire qu’il sedispose à narrer (visée et valeur qu’il réitérera presque toujours sous la formed’un propos plus ou moins semblable, une fois son récit achevé, en guise deconclusion à ce dernier) ; tel ce propos par lequel Ennasuite introduit la qua-trième nouvelle :

Mes dames, affin que Saffredent et toute la compaignye congnoisse que toutes damesne sont pas semblables à la Royne de laquelle il a parlé, et que tous les folz et hasardeursne viennent pas à leur fin, et aussy pour ne celler l’oppinion d’une dame qui jugea ledespit d’avoir failly à son entreprinse pire à porter que la mort, je vous racompterayune histoire, en laquelle je ne nommeray les personnes, pour ce que c’est de si freschememoire, que j’aurois paour de desplaire à quelcuns des parens bien proches (N.3,p. 27)17.

À l’instar de tous les propos par lesquels les conteurs de L’Heptaméron exposentpréalablement la signification exemplaire de l’histoire qu’ils se disposent à nar-rer, ce propos d’Ennasuite, s’il introduit la nouvelle que celle-ci va conter à sescompagnons, fait partie, non de cette nouvelle, mais du dialogue qui la précède.Par ce propos, en effet, Ennasuite n’entame pas son histoire : elle annonce qu’elleva raconter une histoire – ce qui n’est pas du tout la même chose – et elle en exposepréalablement la signification exemplaire. S’il est métadiégétique, son propos estd’abord et avant tout de nature argumentative – il asserte une « thèse » que vien-dra étayer, par sa valeur exemplaire, le récit qui lui succédera – et, comme tel,il appartient intégralement au dialogue qui précède la narration de la quatrièmenouvelle – un dialogue qui, comme presque tous les dialogues de L’Heptaméron,est constitué d’une discussion (de nature très personnelle en l’occurrence, maiscette particularité importe peu), c’est-à-dire d’un échange de répliques dont cha-cune est, comme le propos même d’Ennasuite, porteuse d’une visée argumentative.Mais, en même temps, le propos d’Ennasuite introduit la nouvelle que cettedernière va conter : en donnant à cette nouvelle la valeur d’un exemple destinéà étayer la « thèse » qu’il énonce, il l’articule étroitement au dialogue qui la précèdeet – c’est là le fait essentiel – en fait l’élément d’une stratégie argumentative initiéepar ce dialogue. L’élément : c’est-à-dire une unité appartenant à structure discur-sive plus vaste à laquelle elle est fonctionnellement subordonnée (quelles que soientses dimensions textuelles).

Au fait que chacune des nouvelles de L’Heptaméron se trouve, en vertu de lafonction d’exemple qui lui est expressément et systématiquement dévolue,fonctionnellement subordonnée aux « devis » qui constituent la trame discur-sive de base du recueil et à leur structure argumentative, s’ajoute le fait suivant.Dans la majorité des cas, il n’y a pas de solution de continuité thématique entrele propos par lequel le futur conteur énonce la « thèse » qu’il se dispose à illustrerpar une histoire-exemple et la partie du dialogue qui précède ce propos ; ce der-

17 Nos citations de L’Heptaméron renvoient à l’édition M. FRANÇOIS, Paris : Garnier-Flammarion (Clas-siques Garnier), 1985.

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nier s’inscrit au contraire dans la logique du débat qui le précède et dont il cons-titue le dernier avatar. Dans ce cas (le plus fréquent), la nouvelle ne s’articule passeulement au dialogue qui la précède par le propos final du devisant qui énoncela « thèse » que va illustrer son récit : elle est véritablement engendrée par l’en-semble d’un dialogue dont elle apparaît, quels qu’en aient été les avatars, commele point d’aboutissement.

Une illustration de ce cas de figure est fournie par le dialogue qui fait suite à laquatrième nouvelle. La narratrice de cette dernière (Ennasuite) vient de racontercomment une princesse, après voir failli, une nuit, être violée par un hommequ’elle n’a pu reconnaître en raison de l’obscurité mais dont elle soupçonne l’iden-tité (ce soupçon sera confirmé le lendemain même), renonce, sur les sages con-seils de sa dame d’honneur, à prendre sur son agresseur la vengeance que sonamour-propre blessé l’incitait initialement à assouvir.

Engagé par une remarque d’Hircan, le débat qui s’instaure à la suite de la nou-velle porte d’abord sur la conduite du gentilhomme auteur de la tentative avor-tée de viol. Aux yeux d’Hircan, son échec est déshonorant : le gentilhomme afailli à son devoir qui lui commandait, son entreprise une fois engagée, de lamener à bien par tous les moyens, y compris les plus violents. L’opinion desdames, on s’en doute, est aux antipodes de celle de l’époux de Parlamente. Maisune intervention de Géburon vient soudain infléchir le débat dans une directiondifférente :

A l’heure Geburon dist : « Trouvez-vous estrange que une princesse, nourrye en touthonneur, soit difficille à prandre d’un seul homme ? Vous devriez doncques beau-coup plus vous esmerveiller d’une pauvre femme qui eschappa de la main de deux. –Geburon, dit Ennasuicte, je vous donne ma voix à dire la cinquiesme Nouvelle ; carje pense que vous en sçavez quelqu’une de ceste pauvre femme, qui ne sera pointfascheuse. – Puis que vous m’avez esleu à partie, dist Geburon, je vous diray unehistoire que je sçay, pour en avoir faict inquisition veritable sur le lieu ; et par là vousverrez que tout le sens et la vertu des femmes n’est pas au cueur et teste des princes-ses, ny toute l’amour et finesse en ceulx où le plus souvent on estime qu’ilz soyent. »(N.4, p. 34.)

Comme il est de règle avant qu’un narrateur ne commence un nouveau récit,Géburon, à la fin de ce débat dont j’ai transcrit la partie finale, énonce la « thèse »qu’il se propose d’illustrer par l’histoire qu’il va narrer (celle que relate la cin-quième nouvelle) ; mais le propos dans lequel cette « thèse » est énoncée cons-titue l’aboutissement logique de l’ensemble du dialogue qui le précède et l’en-gendre sans aucune solution de continuité discursive ni même argumentative(l’intervention de Géburon n’introduit dans le débat qu’une simple modificationthématique). La relation organique de subordination qui relie la nouvelle audialogue qui la précède et l’engendre – qui, donc, fait de cette nouvelle un élé-ment entrant dans la constitution d’une trame discursive mixte mais qui ressortitprioritairement à l’ordre de la diction – se trouve être par là même extrêmementforte.

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Moins fréquent que le précédent, le deuxième mode selon lequel, dansL’Heptaméron, les nouvelles s’articulent aux dialogues qui les précèdent, s’opposed’un certain point de vue à ce dernier. Dans ce deuxième cas de figure, en effet, lanouvelle et le propos du conteur qui, comme il est de règle, introduit cette der-nière, ne s’inscrivent pas, comme dans le cas de figure précédent, dans la conti-nuité logique du dialogue qui les précède : entre ce dialogue et le propos intro-ductif de la nouvelle, il existe, sur un certain plan, une solution de continuitédont on pourrait être tenté de conclure que, contrairement à ce que j’ai précé-demment affirmé, il n’existe pas, dans ce cas, de lien étroit ni de relation organi-que de subordination entre la nouvelle et la trame dialogale de base du recueil.

De ce deuxième cas de figure, la manière dont la quatorzième nouvelle estintroduite par la partie finale du dialogue qui la précède fournit une assez bonneillustration. Le débat que les devisants engagent à la suite de la treizième nou-velle porte essentiellement, comme il est fréquent, sur les mobiles profonds de laconduite de son héroïne – une conduite dont, selon son habitude, Hircan sug-gère – sincèrement ou par provocation – qu’elle a pu être inspirée par des senti-ments beaucoup moins nobles qu’il ne pourrait paraître. Agacée par la contesta-tion systématique dont, une fois de plus, la vertu féminine est l’objet de la partdes devisants masculins, Oisille met brusquement fin au débat par une conclu-sion lapidaire, puis, sans donner à quiconque le temps de reprendre la parole,demande à Parlamente (la narratrice de la treizième nouvelle) de donner sa voixà l’un des devisants pour conter la nouvelle suivante :

Vous en direz ce qu’il vous plaira, ce dist Oisille : Dieu peult juger le cueur de cestedame ; mais, quant à moy, je treuve le faict très honneste et vertueux. Pour n’endebatre plus, je vous prie, Parlamente, donnez vostre voix à quelcun. – Je la donne trèsvolontiers, ce dist-elle, à Symontault ; car, après ces deux tristes nouvelles, il nefauldra de nous en dire une qui ne nous fera poinct pleurer. – Je vous remercye, distSimontault ; en me donnant vostre voix, il ne s’en fault gueres que ne me nommezplaisant, qui est ung nom que je trouve fort fascheux ; et pour m’en venger, je vousmonstreray qu’il y a des femmes qui font bien semblant d’estre chastes envers quel-ques ungs, ou pour quelque temps ; mais la fin les monstre telles qu’elles sont, commevous verrez par une histoire très veritable (N.13, p. 109 ; les fragments de phrasessoulignés le sont par moi).

Dans cette transition de la treizième à la quatorzième nouvelle, les répliquessuccessives qui introduisent cette dernière (la fin de celle d’Oisille d’abord, puiscelles de Parlamente et de Simontault) ne s’inscrivent absolument pas dans lalogique du dialogue qui les précède : tout au contraire, ce dialogue est brusque-ment et volontairement interrompu par Oisille qui demande à Parlamente dedonner sa voix à un nouveau conteur afin, précisément, que l’amorce d’un nou-veau récit vienne mettre un terme à un débat qu’elle désire, pour les raisonsqu’on a vues, voir s’achever au plus vite. Mais qu’il y ait, sur le plan logique, unesolution de continuité entre, d’une part, la série des répliques qui introduisentla quatorzième nouvelle (notamment le propos par lequel son futur narrateur en

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énonce la visée argumentative) et cette nouvelle même, et, d’autre part, le dia-logue, ou plus exactement le débat qui les précède, n’implique nullement qu’ily ait, sur le plan discursif, absence d’articulation entre les premières et le second.La réplique par laquelle Oisille met volontairement un terme au débat engagé parses compagnons sur les mobiles de la conduite de l’héroïne de la nouvelle 13 –réplique qui introduit une solution de continuité logique au sein du dialoguequ’entretiennent les devisants – fait en effet, tout comme les répliques qui luisuccèdent et qui introduisent la quatorzième nouvelle, partie de ce dialogue mêmeau même titre que le débat qui la précède. Il importe, on le voit, d’établir unedistinction rigoureuse entre la notion de dialogue et celle de débat. Si, en effet,le dialogue des devisants se donne, du fait et à partir de la réplique d’Oisille, unobjet différent de celui qu’il avait jusque là – s’il prend, pour parler familière-ment, un autre tour – il ne s’interrompt pas pour autant : en mettant un termeau débat que se plaisent à poursuivre ses compagnons, Oisille introduit une rupturelogique et thématique dans le dialogue qui fait suite à la treizième nouvelle,mais, de ce dialogue, elle n’altère en rien la continuité interlocutoire. De cetteconstatation, l’on est fondé à tirer la conclusion suivante, qui est d’une extrêmeimportance. Que la ou les répliques qui les introduisent s’inscrivent dans lacontinuité logique et thématique du débat ou de la conversation qui les précè-dent ou qu’elles rompent au contraire avec la logique et le thème de ce débat oude cette conversation, et lors même que ces répliques mettent délibérément unterme à ce débat ou à cette conversation pour hâter l’avènement du prochainrécit (comme, on vient de le voir, à la fin du débat qui suit la treizième nouvelle),toutes les nouvelles de L’Heptaméron – c’est là le fait essentiel au regard duquel tousles autres faits sont secondaires – sont engendrées par le même discours dialogal quiconstitue la trame textuelle de base de l’œuvre. C’est ce qui les différencie fondamen-talement des récits inclus au sein d’un recueil de nouvelles dépourvu d’histoire-cadre : alors que ces récits s’enlèvent sur un fond de silence absolu, les nouvellesde L’Heptaméron naissent et s’achèvent sur un fond continu d’échange de paroles– un échange qu’elles n’interrompent pas vraiment, mais qu’elles ne font quesuspendre momentanément, n’étant elles-mêmes rien d’autre, au vrai, que l’ex-pression de l’une des voix qui participent à cet échange et se fait seulemententendre sur un autre mode (narratif) et un peu plus longtemps que les autres.Contrairement à ce que l’on voit parfois écrire, L’Heptaméron n’est pas construitsur une alternance de dialogues et de récits, car les dialogues ne s’y interrompentpas pour faire place aux récits : engendrés par les dialogues auxquels ils fontretour sitôt qu’ils sont achevés, les récits ne sont rien d’autre que la continuationdes dialogues sous une forme narrative ; s’ils ne ressortissent pas au discoursdialogal par leur structure interne, ils participent en revanche pleinement del’économie dialogale – plus exactement dialogo-commentariale – qui régit enprofondeur la totalité de l’œuvre. C’est ce point que, je voudrais maintenantmettre plus particulièrement en évidence.

À l’économie dialogo-commentariale qui régit la structure d’ensemble du re-cueil, les nouvelles de L’Heptaméron participent selon l’un au moins des trois modes

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suivants (presque toujours selon le premier, et simultanément, dans d’assez nom-breux cas, selon le deuxième et/ou le troisième) :1. en s’inscrivant dans la stratégie argumentative du dialogue, ou plus exacte-

ment dans celle du débat dont elle est issue, au titre d’exemple destiné à étayerla « thèse » (au sens que les théoriciens de l’argumentation donnent à ce terme)soutenue par l’un des participants de ce débat ;

2. en engageant explicitement ou implicitement une relation argumentative (dansune visée soit de confirmation, soit de réfutation) avec une ou plusieurs autresnouvelles proches, et cela indépendamment des dialogues proprement dits (les« devis ») dans la trame desquels s’inscrivent ces nouvelles ;

3. en instaurant explicitement ou implicitement une relation dialogale entre lenarrateur de la nouvelle et le devisant – jamais désigné nommément mais dontil est parfois possible, mais non toujours, de deviner l’identité18 – auquel cettenouvelle s’adresse sous la forme d’un discours oblique.

LE DIALOGUE POLÉMIQUE ET LA NOUVELLE EXEMPLAIRE

Nombre de nouvelles de L’Heptaméron trouvent leur origine dans le dialoguepolémique qui les précède – plus précisément dans la stratégie argumentativeengagée au cours de ce dialogue par l’un de ses participants (soit que cette straté-gie prenne naissance au cœur même du dialogue, soit qu’elle soit amorcée à la finseulement de ce dernier et sans relation thématique avec lui) – et s’inscriventdans cette stratégie en tant que récits exemplaires destinés à servir d’arguments19 àl’appui de la « thèse » que cette stratégie s’efforce de soutenir. C’est lorsque leurest assignée cette fonction que le statut proprement rhétorique (c’est-à-dire argu-mentatif) des nouvelles du recueil apparaît sous le jour le plus manifeste, ou,pour le dire autrement, que ces nouvelles s’inscrivent le plus manifestement dansune trame discursive qui, considérée dans son ensemble, ressortit prioritairementà l’ordre de la diction.

La relation argumentative qui, dans L’Heptaméron, relie la plupart des nouvel-les aux dialogues, se présente, on l’a vu précédemment, selon plusieurs modali-tés. Considérée à l’échelle d’une nouvelle unique, cette relation revêt la forme laplus forte – partant la plus significative – lorsque la stratégie argumentative enga-gée par le conteur qui se dispose à conférer au récit qu’il va narrer la fonctiond’un exemple destiné à étayer la « thèse » qu’il a résolu de défendre, naît au cœurmême du dialogue qui précède ce récit et lui est de ce fait consubstantiellementliée (comme dans l’exemple précédemment cité). Mais cette relation argumentative

18 Voir A. TOURNON, « “Ignorans les premieres causes…” : Jeux d’énigmes dans L’Heptaméron », dansL’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Cahiers Textuel n° 10, Paris, 1992, pp. 73-92.

19 Dans la rhétorique classique, l’exemple est, à côté de l’enthymème, l’un des deux types fondamen-taux de preuve.

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peut être également, dans certains cas, considérée à l’échelle d’une série de nou-velles et de dialogues consécutifs : elle revêt alors la forme la plus forte et la plussignificative lorsque, au sein de cette série narrato-dialogale, les nouvelles et lesdialogues s’engendrent réciproquement de manière à constituer une trameargumentative continue qui ne comporte, si l’on peut dire, que des changementsde cap thématiques.

Tel est le cas de la trame narrato-dialogale qui débute avec le dialogue qui faitsuite à la nouvelle 8 et s’achève avec le récit de la nouvelle 10.

Le débat assez long qui s’engage à la suite de la huitième nouvelle opposeDagoucin (qui y expose sa conception assez particulière de l’amour) à ses compa-gnons : il porte d’abord sur le bien-fondé et la possibilité même de l’existence dece qui, pour Dagoucin, représente le plus haut degré de perfection de l’amour –celui qu’un homme voue à une femme sans « autre fin ne desir que bien aymer »et sans chercher à être aimé de retour –, puis sur la question de savoir s’il estpossible que des hommes puissent mourir d’amour :

Voire, dit Saffredent… […]. J’en ay ouy tant parler de ces transiz d’amours, maisencores jamays je n’en veis mourir ung. Et puis que je suis eschappé, veu les ennuizque j’en ay porté, je ne pensay jamais que autre en puisse mourir. – Ha, Saffredent !dist Dagoucin, où voulez-vous donc estre aymé ? Et ceulx de vostre oppinion nemeurent jamais. Mais j’en sçay assez bon nombre qui ne sont mortz d’autre maladyeque d’aymer parfaictement. – Or, puisque en vous en sçavez des histoires, distLongarine, je vous donne ma voix pour nous en racompter quelque belle, qui sera laneufviesme de ceste Journée. – A fin, dist Dagoucin, que les signes et miracles, suyvantma veritable parolle, vous puissent induire à y adjouster foy, je vous allegueray ce quiadvint il n’y a pas trois ans (N.8, p. 49).

Suit la tragique histoire, narrée par Dagoucin, du gentilhomme de la neuvièmenouvelle : sombre récit riche de résonances multiples mais dont la significationexemplaire est explicitée on ne peut plus clairement – et, on l’observera, avec uneinsistance significative – par son narrateur :

Que vous semble-t-il, Messieurs, qui n’avez voulu croyre à ma parole, que cest exem-ple ne soit pas suffisant pour vous faire confesser que parfaicte amour mene les gensà la mort, par trop estre celée et mescongneue. Il n’y a nul de vous qui ne congnoisseles parens d’un cousté et d’autre ; parquoy n’en pouvez plus doubter, et nul qui ne l’aexperimenté ne le peult croire » (N.9, p. 53 ; le syntagme souligné l’est par moi).

Le dialogue qui s’instaure à la suite de cette « leçon » de Dagoucin poursuitle débat engagé avant le récit de la neuvième nouvelle en l’infléchissant dans uneautre direction : s’ils ne s’obstinent plus à nier que l’amour puisse conduire deshommes à la mort (ce qui n’implique pas qu’ils aient été convaincus par l’exem-ple allégué par Dagoucin), Hircan et Saffredent soutiennent en revanche qu’unhomme réellement amoureux d’une femme a toujours le pouvoir d’obtenir decelle-ci ce qu’il désire (ce qui le met à l’abri du désespoir et de la mort à laquellece dernier conduit), et que la vertu féminine dont beaucoup d’hommes ont la

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naïveté de croire qu’elle est un obstacle à la réalisation de leur désir n’en est unque dans leur imagination :

Ma dame, dist Saffredent, pour confirmer le dire de Hircan, auquel je me tiens, jevous supplye croire que Fortune ayde aux audatieux, et qu’il n’y a homme, s’il estaymé d’une dame (mais qu’il le saiche poursuivre saigement et affectionnement),que à la fin n’en ayt du tout ce qu’il demande en partye ; mais l’ignorance et la follecraincte font perdre aux hommes beaucoup de bonnes advantures, et fondent leurperte sur la vertu de leur amye, laquelle n’ont jamais experimentée du bout du doigtseullement ; car oncques place bien assaillye ne fut, qu’elle ne fust prinse » (N.9,p. 53).

Parlamente prend une première fois la parole pour contester vigoureusementcette affirmation, et, Saffredent l’ayant maintenue en arguant de son expériencepersonnelle, elle décide, pour apporter à son avis la caution d’une preuve irré-futable, de l’étayer par une histoire ayant valeur d’exemple :

Parlamente dist : « Et si je vous en nommois une, bien aymante, bien requise, presséeet importunée, et toutesfois femme de bien, victorieuse de son cueur, de son corps,d’amour et de son amy, advoueriez-vous que la chose veritable seroit possible ? –Vrayment, dist-il, ouy. – Lors, dist Parlamente, vous seriez tous de dure foy, si vous necroyez cest exemple » (N.9, p. 54 ; le syntagme souligné l’est par moi).

Cet exemple, ce sera la longue et dramatique histoire des amours d’Amadouret de Floride narrée dans la dixième nouvelle et celle de la vertueuse et difficilerésistance de son héroïne aux folles tentatives auxquelles, mû par le désespoir del’avoir perdue, l’homme qui l’aime et qu’elle aime se livre afin d’obtenir d’ellece qu’elle ne saurait lui accorder.

Le débat est-il clos par cette histoire exemplaire ? Il semble que Parlamente,dont le récit a reçu « bonne et longue audience » de son auditoire, ne soit pasloin de le penser lorsqu’elle adresse à son époux et contradicteur Hircan cettequestion qui sonne presque comme une parole de victoire :

Vous semble-t-il pas que ceste femme ayt esté pressée jusques au bout, et qu’elle aytvertueusement resisté ?

Mais non, l’histoire n’a pas convaincu Hircan, aux yeux de qui la victorieuserésistance opposée par Floride à Amadour ne témoigne pas de la force de sa vertu,mais bien du manque d’amour et de courage de son serviteur :

Non, dist Hircan ; car une femme ne peult faire moindre résistance que de crier ;mais, si elle eust esté en lieu où on ne l’eust peu oyr, je ne sçay qu’elle eust faict ; et siAmadour eust esté plus amoureux que crainctif, il n’eust pas laissé pour si peu sonentreprinse. Et, pour cest exemple icy, je ne me departiray de la forte opinion que j’ay,que oncques homme qui aymast parfaictement, ou qui fust aymé d’une dame, nefailloit d’en avoir bonne yssue, s’il a faict la poursuicte comme il appartient (N.10,p. 83 ; le syntagme souligné l’est par moi).

Et le débat se poursuit jusqu’à la fin du dialogue, c’est-à-dire jusqu’à la fin dela première Journée…

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Si je me suis un peu longuement arrêté sur cette trame narrato-dialogale quidébute avec le dialogue précédant la neuvième nouvelle et s’achève avec celuiqui fait suite à la nouvelle 10, mettant fin à la première Journée, c’est qu’ellefournit une illustration non certes unique (j’aurais pu recourir à bien d’autresexemples), mais particulièrement exemplaire, et du type de relation le plus signi-ficatif, par sa nature comme par sa fréquence, que les nouvelles et les dialoguescommentariaux entretiennent au sein de L’Heptaméron, et de la fonction argumen-tative dévolue aux nouvelles dans l’économie dialogo-commentariale de ce re-cueil.

LA RELATION DIALOGALE ENTRE NOUVELLES ET LE DOUBLE SYSTÈME DE L’ÉCONOMIE

DIALOGO-ARGUMENTATIVE DE L’HEPTAMÉRON

Ce n’est pas seulement à travers les propos qu’ils échangent dans leurs « de-vis » que les protagonistes de l’histoire-cadre de L’Heptaméron entretiennent undialogue, notamment un dialogue argumentatif et fréquemment polémique : c’estaussi, indépendamment de ces propos – même si cette forme d’échange langagierjoue, dans l’économie de l’œuvre, un rôle moins important et surtout moinsmanifeste que la précédente – à travers les histoires qu’ils se racontent. Par làmême, ce n’est pas seulement en tant qu’exemples destinés à étayer une stratégieargumentative précédemment engagée par l’un des interlocuteurs des « devis »que les nouvelles de L’Heptaméron participent à l’économie dialogo-commentarialedu recueil : c’est aussi dans la mesure où, indépendamment des « devis », cesnouvelles constituent – potentiellement si on les considère dans leur ensemble,effectivement si l’on considère certaines d’entre elles – les éléments d’un systèmedialogal et argumentatif autonome. En d’autres termes, l’économie dialogo-argumentative20 de L’Heptaméron est une économie complexe fondée sur la coexis-tence et l’action simultanée de deux systèmes parallèles :1. un système dialogo-argumentatif de type classique (c’est-à-dire conforme aux

normes de la rhétorique aristotélicienne) associant dialogues et nouvelles : dansce système – celui qui, dans l’économie de l’œuvre, joue le rôle sinon le plusimportant, du moins le plus manifeste – des stratégies argumentatives explici-tes engagées au sein des dialogues par les participants de ces derniers s’étaientsur des récits eux-mêmes explicitement investis d’une signification exemplaire ;

2. un système dialogo-argumentatif d’un type singulier dont le rôle, s’il n’est pasmoins important, est moins manifeste que le précédent : dans ce second sys-tème, qui ne met en jeu que les seules nouvelles et fonctionne, si l’on peutdire, « hors devis », des stratégies argumentatives généralement implicites sontengagées par les conteurs sur la base de la ou des significations, elles-mêmesgénéralement implicites, dont ceux-ci investissent leurs récits – indépendam-

20 Qui n’est elle-même qu’une partie de l’économie discursive du recueil.

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ment de la signification explicite que, par ailleurs, la stratégie argumentativedes dialogues assigne à ces mêmes récits – et de la relation sémantique que, parlà même, ils établissent implicitement entre leurs propres récits et certains ré-cits (généralement proches) narrés par d’autre conteurs. Si la relation sémanti-que implicitement établie par un conteur A entre son propre récit et le récitd’un conteur B est une relation d’affinité, il est logiquement licite d’en inférerque le conteur A vise à confirmer la signification dévolue par le conteur B à sonrécit – qu’il engage, autrement dit, une stratégie argumentative implicite vi-sant à confirmer ou à renforcer la « thèse » en faveur de laquelle milite, par lavaleur paradigmatique que lui confère sa signification, le récit du conteurB. Inversement, lorsqu’un conteur A établit implicitement une relation séman-tique d’opposition entre son propre récit et le récit d’un conteur B, il est logi-que d’en inférer que le conteur A engage une stratégie argumentative implicitevisant à contester la « thèse » que contribue à étayer, en vertu de la valeurparadigmatique que lui confère sa signification, le récit du conteur B.

Ces deux systèmes exerçant leur action propre simultanément, mais indépen-damment l’un de l’autre, on conçoit que l’économie dialogo-argumentative deL’Heptaméron soit constituée d’un jeu passablement complexe de relationsintratextuelles. Elle l’est tout particulièrement en ce qui concerne les nouvelles :contrairement aux « devis », en effet, ces dernières participent conjointement àces deux systèmes mais comportent dans chacun d’eux des statuts et des fonc-tions très différents.

Afin de donner une idée de la manière dont, concrètement, ces deux systèmescoexistent au sein de L’Heptaméron et en régissent concurremment (du moinsdans certaines parties de l’œuvre) l’économie dialogo-argumentative, j’en exami-nerai le fonctionnement parallèle, à titre d’exemple, dans un sous-ensembledialogo-narratif de l’œuvre : celui qui commence avec le dialogue qui introduitla nouvelle 4 et s’achève avec la nouvelle 8. Si l’on peut qualifier de sous-ensem-ble la série alternante de nouvelles et de dialogues incluse dans ces limites, c’estque cette série dialogo-narrative comporte une forte cohérence thématique : lesnouvelles et les dialogues qui la constituent sont en effet tous, globalement, cen-trés sur trois thèmes parallèles dont ils semblent avoir pour propos d’explorer à lafois et contradictoirement les différentes formes de connexion et d’indépendanceréciproque : la vertu, le vice et la finesse des femmes. Je voudrais, dans les pagesqui suivent, mettre au jour la manière dont, en s’emparant chacun de ce délicatet brûlant sujet, les deux systèmes qui régissent conjointement l’économie dialogo-argumentative de L’Heptaméron génèrent simultanément, par un subtil procédéde contrepoint, deux stratégies argumentatives à la fois concurrentes, contrastéeset complémentaires.

Dégageons d’abord celle que le texte permet de repérer le plus aisément, parcequ’elle y est la plus manifeste : la stratégie générée par le premier des deux sys-tèmes qui régissent l’économie dialogo-argumentative du recueil – celui dans

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lequel des stratégies argumentatives explicites engagées par les interlocuteurs desdialogues s’étaient sur des récits investis d’une signification exemplaire.

Narrée par Saffredent, la troisième nouvelle avait relaté sur un mode assez vau-devillesque, qui ne s’embarrassait guère de préoccupations morales, les avatarsd’un chassé-croisé adultère entre la femme d’un gentilhomme qui se laisse sé-duire par son roi et le mari de celle-ci qui, pour se venger, séduit à son tourl’épouse de l’homme de haut rang qui l’a fait cocu. Pris ironiquement à parti parEnnasuite au cours du dialogue qui suit la nouvelle, Saffredent confie à son inter-locutrice la charge de narrer la nouvelle suivante en la défiant de « desmentir »les sentiments qu’il nourrit à l’égard des femmes « par quelque exemple ». Défirelevé par Ennasuite qui, en contant la quatrième nouvelle, se propose de fairecontrepoids au laxisme éthique qui se dégageait implicitement du récit précé-dent en relatant (comme on l’a vu plus haut) une histoire dont l’héroïne résistevictorieusement à la tentative de viol dont elle est l’objet de la part d’un gentil-homme que l’échec de son entreprise et le cuisant remords qu’il en éprouve aprèscoup punissent plus sévèrement que n’aurait pu le faire le châtiment légal de sonacte. La signification exemplaire explicitement assignée à la quatrième nouvellepar sa narratrice s’oppose en tous points à celle qui se dégageait implicitement dela nouvelle précédente : les femmes ne se laissent pas séduire aussi aisément, etles « folz et hazardeurs » ne parviennent pas aussi facilement à leurs fins que lelaissait entendre l’histoire narrée par Saffredent dans la troisième nouvelle.

Cette leçon administrée par Ennasuite à son auditoire se voit vivement contes-tée par Hircan, autre défenseur attitré de la gent masculine, dans le dialogue quisuit la nouvelle ; et elle l’est également, quoique à un moindre degré et d’unemanière toute différente, par Géburon : une princesse « nourrye en tout hon-neur », objecte ce dernier, n’a que peu de mérite à résister à une tentative de viol ;s’il fallait citer, pour un cas semblable, un authentique exemple de vertu fémi-nine, ce serait bien plutôt, estime-t-il, celui d’une « pauvre femme » du peuplequi – le souvenir lui en vient – trouva le moyen de se soustraire à la tentative deviol non d’un seul, mais de deux hommes. L’intervention de Géburon inclut lecondensé d’une histoire que, tout naturellement, la compagnie le prie de relateren détail.

Cette histoire fournira sa matière à la cinquième nouvelle : menacée de violpar deux cordeliers qu’elle a embarqués à son bord et qui s’y trouvent seuls avecelle, une batelière trouve, grâce à sa finesse, le moyen de leur échapper et de leslivrer aux gens de son village qui les remettent aux mains de la justice. Si, dansun certain sens, ce récit corrobore la signification exemplaire de la quatrièmenouvelle (il constitue, comme celui de cette dernière, une illustration de la vertuféminine et, comme tel, il prend comme lui, d’un point de vue paradigmatique,le contre-pied du récit de la troisième nouvelle), la principale relation qui le relie,sur le plan argumentatif, au récit de la quatrième nouvelle, est cette fois encoreune relation d’opposition, ou, pour le dire en termes plus exacts, de réfutationnuancée : ce n’est pas – telle est la leçon d’esprit tout évangélique que Géburon

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délivre à ses auditeurs – dans la conduite des dames « bien nourryes » que setrouvent les plus authentiques exemples de vertu féminine, mais bien dans celledes femmes d’humble condition « qui ne sçavent rien » et « n’ont le loisir que depenser à gaigner leurs pauvres vyes » : car « où le sens et la force de l’homme estestimée moindre, c’est où l’esperit de Dieu faict de plus grandes oeuvres21 ».

Cette signification exemplaire assignée par Géburon à son récit va se voir,comme celle de beaucoup de récits de L’Heptaméron investis d’une valeurparadigmatique (et comme l’avait été par Géburon lui-même la signification exem-plaire assignée par Ennasuite à la quatrième nouvelle), contestée dans le dialoguequi lui fait suite – dialogue qui, dans la continuité du débat qui avait suivi laquatrième nouvelle, a toujours pour objet la vertu féminine : est-ce vraimentpour une femme un acte de vertu, objectent Longarine et Nomerfide, de refuserles avances d’un cordelier ? Les avis sont partagés sur la question et le débat, bienque bref, donne lieu à de vives et insidieuses passes d’armes entre Nomerfide etOisille ; une intervention de Géburon rétablit la paix : bon joueur, il donne àcelle qui a été l’un de ses principaux adversaires dans la discussion la possibilitéde poursuivre sa réfutation en contant l’histoire suivante.

Cette histoire – celle qui va fournir sa matière à la sixième nouvelle – le proposde Nomerfide qui l’introduit en définit d’entrée et explicitement la viséeargumentative. Une visée argumentative que, passant par dessus le débat sur lescordeliers qu’avait pris pour objet le dialogue auquel il met fin, il rattache direc-tement – et cette fois encore, on le notera, sur un mode sinon polémique, dumoins antagoniste – à la signification paradigmatique de la cinquième nouvelle :

Et, pour ce que nous avons juré de dire verité, je ne la veulx celer ; car, tout ainsy quela vertu de la batteliere ne honnore poinct les aultres femmes si elles ne l’ensuyvent,aussi le vice d’une aultre ne les peut deshonorer. Escoutez doncques » (N.5, p. 38).

Comme annoncé, le récit de la sixième nouvelle fera, sur le plan paradigmatique,contraste avec celui de la cinquième : si, en déjouant avec une étonnante habi-leté le piège que lui avait tendu son mari dans l’intention de la surprendre enflagrant délit d’adultère, l’« héroïne » de la sixième nouvelle fait preuve d’unefinesse et d’une vivacité d’esprit comparables à celles de la batelière (on reviendrasur cette analogie), elle en use dans un but diamétralement opposé sur le planéthique – le plan sur lequel se situe précisément, depuis le dialogue qui précèdela quatrième nouvelle, la trame dialogo-narrative du débat sur la vertu féminine.Argumentativement, la sixième nouvelle s’oppose donc à la cinquième commecelle-ci s’était opposée à la quatrième nouvelle et cette dernière à la troisième.

Les débats qui avaient suivi les quatrième et cinquième nouvelles portaient surla vertu féminine, et les quatrième, cinquième et sixième nouvelles s’inscrivaientelles-mêmes, au titre d’exemples et sur un mode contradictoire, au sein de cedébat. Modèle de vertu, l’héroïne de la cinquième nouvelle avait cependant aussi

21 N.5, p. 37.

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à son actif, et à un degré éminent, une autre qualité que le débat qui s’était en-gagé à son sujet à la suite de la cinquième nouvelle avait laissé hors de son champ :la finesse d’esprit. Cette qualité, l’« héroïne » de la sixième nouvelle la possédaitau même degré, bien que la valeur paradigmatique assignée d’entrée à la sixièmenouvelle par sa narratrice l’ait également tenue à l’écart. Tout change avec ledialogue qui s’instaure à la suite de cette nouvelle : c’est justement le thème de lafinesse – plus précisément celui du parallèle entre les finesses féminine et mascu-line – qui se trouve maintenant au cœur du débat. Dans la conclusion qu’elledonne à la sixième nouvelle, Nomerfide apporte en effet un infléchissement no-table à la signification paradigmatique qu’elle avait elle-même initialement assi-gnée à son récit, mettant l’accent sur la « subtilité » de son héroïne dont le « vice »primitivement dénoncé se trouve maintenant relégué à l’arrière-plan de l’his-toire comme s’il ne constituait qu’un caractère secondaire et accidentel du per-sonnage :

Par cecy, voyez-vous, mes dames, combien est prompte et subtille une femme àeschapper d’un dangier. Et, si, pour couvrir ung mal, son esprit a promtement trouvéremede, je pense que, pour en eviter ung ou pour faire quelque bien, son esperitseroit encores plus subtil ; car le bon esperit, comme j’ay tousjours oy dire, est le plusfort (N.6, p. 40).

Essentiellement axé sur les personnes des interlocuteurs, le débat qu’introduitcette leçon conclusive n’a en apparence, contrairement à ceux qui l’ont précédé,qu’un rapport thématique assez lointain avec l’histoire à laquelle il succède. Enapparence : car – ce débat même en est une preuve manifeste – les devisantss’identifient plus ou moins, selon leur sexe notamment, avec les personnages desnouvelles : qu’ils soient bons ou mauvais, admirables ou condamnables, toutesles dames du groupe se sentent concernées par les faits et gestes des femmes dontelles entendent raconter les histoires, parce qu’à travers ces faits et gestes, c’estleur propre sexe, c’est-à-dire elles-mêmes, qui se trouvent à la fois mises en scèneet mises en question (d’une manière d’autant plus aiguë que ces faits et gestessont appelés à être discutés et jugés dans les débats) ; de même, et pour la mêmeraison, il n’est pas, dans le groupe des devisants, d’homme qui ne se sente con-cerné par la conduite et le comportement – quelle que soit leur nature – desacteurs masculins des histoires, et qui ne se sente d’une certaine manière soli-daire de ces derniers.

C’est cette double et symétrique connivence qui explique et la relation quirelie le dialogue qui suit la sixième nouvelle à la signification exemplaire assignéepar Hircan (son narrateur) à la septième nouvelle, et le rapport d’antagonismeargumentatif que cette dernière nouvelle entretient avec la sixième. La passe d’ar-mes apparemment toute personnelle qui, dans le dialogue qui s’engage à la suitede la sixième nouvelle, oppose Hircan à Nomerfide d’abord, puis à son épouseParlamente, est en fait, dans son fond, un affrontement entre un représentant dusexe masculin et deux représentants du sexe féminin. On notera au demeurantque c’est Nomerfide qui la première, après avoir, au départ, explicitement assigné

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à la conduite de l’héroïne de la sixième nouvelle le statut d’un cas particulier22,généralise ensuite ce dernier en l’étendant, dans la leçon conclusive qu’elle tirede son récit, à l’ensemble de la gent féminine23. Cette conclusion transformant lasixième nouvelle en une manière d’apologie de la finesse d’esprit des femmes etprésentant implicitement cette finesse comme l’apanage de leur sexe, on com-prend qu’Hircan, vexé dans son orgueil de mâle, éprouve l’irrésistible désir sinonde la réfuter, du moins de la balancer par un récit dont la valeur paradigmatiquelui fasse contrepoids. C’est très précisément cette fonction que, s’étant vu confierpar Nomerfide la charge de narrer l’histoire suivante, il assigne explicitement à laseptième nouvelle :

Il me suffit que je vous preuve, par ceste histoire, que la finesse des hommes est aussiprompte et secourable au besoing que celle des femmes, à fin, mes dames, que vousne craigniez poinct de tumber entre leurs mains ; car, quant vostre esperit vousdefauldra, vous trouverez le leur prest à couvrir vostre honneur » (N.7, p. 42).

« Quant vostre esperit vous defauldra, vous trouverez le leur prest à couvrirvostre honneur » : in cauda venenum : la réciproque étant difficilement imagina-ble (la gent masculine n’ayant point un genre d’« honneur » que les femmessoient susceptibles de « couvrir »), le « contre-exemple », si l’on peut l’appelerainsi (dans une acception hétérodoxe du terme), qu’Hircan oppose au précédentrécit de Nomerfide, ne se contente pas d’apporter à ce dernier un contrepoidsargumentatif (« la finesse des hommes vaut bien celle des femmes ») qui revien-drait à accorder, au regard de la finesse d’esprit, un statut égal aux femmes et auxhommes, et rétablirait ainsi en faveur de la gent masculine un équilibre rompupar le récit de la sixième nouvelle. Il pousse beaucoup plus loin la contre-attaqueen avançant sous une forme oblique mais on ne peut plus claire l’affirmationsuivante : les femmes sont sans nul doute, autant que les hommes, douées definesse d’esprit ; mais cette finesse est par nature faillible, et elle risque juste-ment, s’agissant des femmes, de leur faire défaut dans des circonstances crucialesqui mettent en danger leur honneur (risque que ne courent pas les hommes) ;or, dans de pareils cas, la seule aide efficace qu’elles puissent espérer ne peut leurêtre apportée que par la finesse d’esprit des hommes : à preuve l’exemple fournipar la septième nouvelle. Conclusion : si elle n’est pas supérieure à celle desfemmes, la finesse d’esprit des hommes possède (du moins dans le domaine desrapports hommes/femmes) une efficacité supérieure. S’il ne réfute pas à propre-ment parler la « thèse » soutenue par Nomerfide dans la sixième nouvelle, Hircan,en narrant la septième nouvelle, fait davantage au regard de la joute qui oppose,au sein des précédents débats, les représentants des deux sexes : il prouve ou dumoins prétend prouver, dans un domaine particulier – mais, loin d’exclure l’ex-trapolation, la valeur paradigmatique qu’il attribue à son récit tendrait plutôt àlégitimer cette dernière – la supériorité du sexe masculin. Pour ce faire, Hircan

22 Voir supra.23 Voir supra.

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ne se contente pas d’opposer simplement à un récit qui met en valeur la finessed’esprit d’une femme (le récit de la sixième nouvelle) un récit dans lequel, parcontraste, l’intelligence et la vivacité d’esprit d’un homme jouent un rôle depremier plan (celui de la septième nouvelle) ; sa stratégie narrato-argumentativeest beaucoup plus sophistiquée : ce sont en effet la structure fonctionnelle (dansl’acception proppienne de cet adjectif) de la septième nouvelle et le systèmemême de ses rôles actoriels qui se trouvent l’un et l’autre opposés d’une manièreparfaitement symétrique à ceux de la sixième nouvelle. Dans la sixième nouvelle,une femme qui, profitant de l’absence de son mari, a fait venir chez elle sonamant, réussit, grâce à sa finesse et à sa promptitude d’esprit, à déjouer lamanœuvre de son époux borgne qui, soupçonnant son infidélité, tente de lasurprendre en rentrant chez lui à l’improviste : elle lui ouvre la porte et, feignantde croire en un rêve dans lequel il lui serait apparu ayant recouvré la vue de sesdeux yeux, elle lui masque de sa main son unique œil valide et lui demande s’ilest capable de voir de son autre œil, donnant de la sorte à son ami le moyen des’éclipser sans être aperçu du mari. Sans autre aide que celle de sa seule finessed’esprit, cette dame (acteur féminin 1) a tout à la fois, en évitant d’être confondue,« couvert son honneur » (dans le sens fort peu chrétien qu’Hircan confère à cetteexpression) (fonction 1), préservé son amant (acteur masculin 1) des ennuis queson époux aurait pu lui causer (fonction 2), et ridiculisé, en le bernant grossière-ment, l’homme (acteur masculin 2) qui avait la naïveté de se croire plus fin qu’elle(fonction 3).

Dans la septième nouvelle, une jeune fille qui a fait secrètement entrer sonamant dans sa chambre est sur le point d’y être surprise en sa compagnie par samère ; son « honneur » serait perdu sans la présence d’esprit de l’homme qui,voyant la dame arriver, se précipite sur celle-ci avant qu’elle n’ait pu apercevoirsa fille et, feignant d’être mû par un soudain transport de ses sens, la jette sur unlit comme s’il avait l’intention d’assouvir sur le champ son irrépressible désir. Lajeune fille en profite pour s’enfuir. Cette nouvelle a pour héros un homme (acteurmasculin 1) qui, tout à la fois, « sauve l’honneur » (toujours dans l’acceptionhircanienne de cette expression) d’une jeune fille (acteur féminin 1) qui, sans lafinesse et la promptitude de son intelligence, l’aurait certainement perdu (fonc-tion 1), la préserve de la punition que sa mère lui aurait sans doute infligée (fonc-tion 2) et déjoue, en la ridiculisant, la tentative faite par cette dernière (acteurféminin 2) pour surprendre deux coupables (fonction 3).

La symétrie des fonctions et des rôles actoriels dans les sixième et septièmenouvelles est patente, tout comme est patente l’interversion des rapports entreles premières et les seconds dans le passage de la sixième à la septième nouvelle.La fonction 1 est, dans la sixième nouvelle, accomplie par une femme (l’acteurféminin 1) à son propre bénéfice sans autre aide que celle de sa propre intelli-gence, tandis qu’elle l’est, dans la septième nouvelle, par un homme (l’acteurmasculin 1) qui met son action au service d’une femme (l’acteur féminin 1) ; lafonction 2 est, dans la sixième nouvelle, accomplie par la même femme (l’acteur

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féminin 1) au bénéfice d’un homme (l’acteur masculin 1), tandis que, dans la sep-tième nouvelle, elle l’est encore par le même homme (l’acteur masculin 1) au ser-vice de la même femme (l’acteur féminin 1) ; la fonction 3, enfin, est, dans la sixièmenouvelle, toujours accomplie par la même femme (l’acteur féminin 1) aux dépensd’un second homme (l’acteur masculin 2), tandis que, dans la septième nouvelle,elle l’est toujours par le même homme (l’acteur masculin 1) aux dépens d’uneseconde femme (l’acteur féminin 2).

À l’instar de celui qui suivait la sixième nouvelle, le dialogue qui succède à laseptième comporte un tour fortement personnel qui donne de nouveau lieu à unéchange de piques entre Hircan d’une part, son épouse Parlamente et Longarined’autre part. Hircan y met fin en donnant sa voix à Longarine pour la récompen-ser d’avoir « si bien parlé en soustenant l’honneur des dames à tort soupçon-nées », avec cette semi-restriction : « par ainsy que vous ne nous faciez poinctpleurer, comme a fait ma dame Oisille24, par trop louer les femmes de bien ».Hircan qui vient de faire, dans la septième nouvelle, l’éloge de la finesse mascu-line, et qui, dans le dialogue qui a suivi son récit, s’est une fois de plus vivementopposé à Longarine sur la question de la vertu féminine et des rapports entre leshommes et les femmes, se doute bien que Longarine se dispose à narrer unehistoire qui prendra d’une manière ou d’une autre le contre-pied argumentatif decelle qu’il vient de conter. Il ne se trompe pas ; Longarine annonce en effet d’en-trée la couleur qu’elle entend donner à la huitième nouvelle :

Puisque vous avez envye que je vous face rire, selon ma coustume, si ne sera-cepoinct aux despens des femmes » (N.7, p. 43).

C’est le sexe masculin, en effet, qu’en se cocufiant lui-même, Bornet va, danscette nouvelle, ridiculiser : en prenant, sur le même mode facétieux qu’elle, lecontre-pied de la nouvelle précédente, la huitième nouvelle renoue, dans unecertaine mesure du moins, avec la logique thématique des sixième et cinquièmenouvelles dans lesquelles les hommes sortaient vaincus et ridiculisés des conflitsqui les opposaient aux femmes – que celles-ci fussent vertueuses comme dans lacinquième nouvelle ou débauchées comme dans la sixième.

Faisons le point. Nous avons, dans un fragment de L’Heptaméron – la tramedialogo-narrative qui débute avec le dialogue qui précède la quatrième nouvelleet s’achève avec le récit de la huitième nouvelle – examiné le fonctionnement dupremier des deux systèmes qui régissent concurremment l’économie dialogo-argumentative du recueil de Marguerite : celui dans lequel des stratégies argumen-tatives explicites engagées au sein des dialogues par les participants de ces der-niers s’étaient sur des récits eux-mêmes explicitement investis d’une significa-tion exemplaire. De l’examen de ce système fonctionnellement et thématiquementcomplexe, l’on pourrait, on s’en doute, tirer d’innombrables observations de na-ture diverse qui rempliraient de nombreuses pages. Je n’en retiendrai ici que le

24 Allusion à la deuxième nouvelle.

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fait qui intéresse – on comprendra bientôt pourquoi – mon présent propos : cha-cune des nouvelles incluses dans la trame dialogo-narrative qui vient d’être exa-minée – nouvelles toutes investies au sein de cette trame d’une fonction exem-plaire – s’oppose, sur le plan argumentatif, à celle qui la précède :1. la quatrième nouvelle prétend défendre la vertu féminine censément vilipen-

dée par la troisième nouvelle ;2. la cinquième nouvelle récuse en partie la thèse défendue par la quatrième en

soutenant que les exemples les plus significatifs de la vertu féminine ne serencontrent pas parmi les dames de haut rang, mais au contraire chez les fem-mes d’humble condition ;

3. la sixième nouvelle conteste partiellement la valeur paradigmatique dévolue àla cinquième nouvelle, dont l’héroïne brillait à la fois par sa finesse et sa vertu,en opposant à cette dernière le contre-exemple d’une femme qui met son in-telligence au service du vice ;

4. si elle ne conteste pas en elle-même la thèse soutenue par la sixième nouvelle(les femmes excellent par leur intelligence et leur finesse), la septième en ré-cuse l’inférence que l’on pourrait être tenté d’en tirer sur un plan non pointlogique, mais rhétorique (la finesse des femmes surpasse celle des hommes), enfournissant un contre-exemple de finesse masculine ;

5. la huitième nouvelle, enfin, récuse la valeur paradigmatique de la septièmenouvelle en lui opposant à son tour un contre-exemple (l’histoire d’un hommequi pousse la bêtise jusqu’à se faire cocu lui-même).

Il est probablement significatif que, dans un fragment de la trame dialogo-narrative de L’Heptaméron choisi quasiment au hasard (et non, en tout cas, parceque la structure particulière qui le caractérise aurait d’emblée frappé mon atten-tion), chacune des nouvelles chargées d’étayer, en vertu de leur significationexemplaire, les stratégies argumentatives engagées dans les « devis » par leursnarrateurs, entretienne avec celle qui la précède une relation argumentative d’op-position. Il n’est cependant pas certain que toutes les nouvelles du recueil en-tretiennent entre elles ce type de relation (même s’il semble que ce soit assezfréquent) ; au demeurant, au regard du propos qui est ici le mien, il importe peuque les nouvelles incluses au sein du fragment dialogo-narratif de L’Heptaméronprésentement examiné entretiennent, au sein du premier des deux systèmes quirégissent l’économie dialogo-argumentative de L’Heptaméron, un certain type dé-terminé de relations : ce qui m’importe ici, c’est le fait que le type particulier derelations qu’elles entretiennent au sein du premier de ces systèmes soit, commeon va le voir, différent de celui qu’elles entretiennent au sein du second ; le fait,autrement dit, que l’appartenance de ces nouvelles à deux systèmes dialogo-argumentatifs distincts établisse entre elles deux réseaux distincts et complémen-taires de relations sémantico-argumentatives.

Considérée dans la perspective du premier des deux systèmes qui régissentl’économie argumentative de L’Heptaméron – celui qui articule les nouvelles aux

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dialogues en tant qu’exemples chargés d’étayer des stratégies argumentativesexplicites engagées par les interlocuteurs des « devis » – la trame dialogo-narra-tive qui commence avec le dialogue qui précède la quatrième nouvelle et s’achèveavec le récit de la huitième nouvelle allie une certaine configuration logique àune certaine configuration thématique :1. Sur le plan logique, ou plus exactement logico-argumentatif, chacune des nou-

velles incluse dans cette trame entretient, comme on l’a vu, une relation d’op-position avec celle qui la précède.

2. Sur le plan thématique, cette trame développe successivement quatre princi-paux thèmes présentés chacun sous la forme d’un couple oppositionnel :a. le thème de la morale féminine : à des figures de femmes vertueuses (qua-trième et cinquième nouvelles) s’opposent des figures de femmes ou de jeunesfilles dont la conduite contrevient à la morale (sixième et septième nouvel-les) ;b. le thème des rapports entre la vertu des femmes et leur condition sociale : àla vertu des femmes de haut rang (quatrième nouvelle) s’oppose la vertu desfemmes d’humble condition (cinquième nouvelle) ;c. le thème de la « finesse » d’esprit respective des hommes et des femmes : lafinesse des hommes (septième et huitième nouvelles) est mise en parallèle aveccelle des femmes (sixième et huitième nouvelles) ;d. le thème des rapports entre la « finesse » masculine et « l’honneur » fémi-nin (septième nouvelle).

En même temps qu’il établit une relation d’opposition duelle entre les nou-velles incluses dans la séquence dialogo-narrative examinée (la quatrième nou-velle s’oppose à la troisième, la cinquième à la quatrième, la sixième à la cin-quième, la septième à la sixième, la huitième à la septième), le premier systèmedialogo-argumentatif détermine également le mode d’articulation des thèmes dediscussion à l’intérieur de cette séquence. Ces derniers s’y succèdent sur un modelinéaire et, quoique parfois chevauchant ou récurrent, discontinu : après que lesproblèmes de la moralité féminine ont été abordés par les quatrième, cinquièmeet sixième nouvelles à travers, d’une part, le thème antithétique de la vertu aris-tocratique et de la vertu populaire (quatrième et cinquième nouvelles) et, d’autrepart, celui de la bonne et de la mauvaise conduite féminine (cinquième et sixièmenouvelles), on passe, avec la septième nouvelle, au thème du parallèle entre la« finesse » des hommes et celle des femmes (sixième et septième nouvelles) et àcelui du rapport entre la finesse masculine et l’« honneur » féminin (septièmenouvelle), avant que la huitième nouvelle ne revienne, pour en prendreargumentativement le contre-pied, sur le thème de la « finesse » masculine etféminine. Ainsi le lecteur voit-il se succéder, au sein de cette séquence narrato-argumentative, différents thèmes de débat que le premier des deux systèmes quirégissent l’économie argumentative de L’Heptaméron ne relie les uns aux autrespar aucun lien véritablement organique. Chacun des thèmes argumentatifs de laséquence considérée possède sa propre cohérence, et leur succession même au

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sein de cette séquence ne laisse pas d’obéir à une certaine logique (celle de l’ordofortuitus propre au genre commentarial) ; mais ces thèmes sont débattus les unsaprès les autres d’une manière quasi autonome, de sorte qu’aucune problémati-que d’ensemble comportant la moindre esquisse de cohérence ne saurait êtredégagée de leur succession.

N’est-ce pas là, dira-t-on, un fait parfaitement normal, et n’est-ce pas faire preuvetout à la fois de naïveté méthodologique et d’ignorance historique que de s’éton-ner de l’absence de cohérence thématique et argumentative au sein d’une œuvrequi, pour l’essentiel, ressortit à un genre littéraire – celui du commentaire dialogo-narratif – qui, précisément, exclut par définition cette cohérence ?

Il s’agit là d’une objection fortement fondée qui, appliquée à L’Heptamérondans son ensemble, comporte certainement une large part de pertinence. Maismon propos n’est pas ici de débattre du degré de cohérence – ou d’incohérence –de la structure d’ensemble de L’Heptaméron, mais, plus modestement, de procé-der, sur une séquence dialogo-narrative de dimension restreinte extraite de cetteœuvre sans idée préconçue, à l’examen comparé des deux systèmes qui en régis-sent l’économie narrato-argumentative. Or il m’est apparu, dans les limites tex-tuelles de cette analyse, que ces deux systèmes étaient complémentaires, et queleur complémentarité conférait précisément à la séquence narrato-argumentativeexaminée la cohérence argumentative et thématique qui lui faisait défaut lors-qu’on la considérait dans l’unique perspective du premier de ces systèmes.

C’est donc le second de ces deux systèmes – moins immédiatement repérable,rappelons-le, que le premier, parce qu’il est, contrairement à lui, fondé sur desrelations internarratives (plus exactement internouvellistiques) que n’explicitentpas les stratégies argumentatives des participants des dialogues, ces relationsn’ayant pas, précisément, leur origine dans les dialogues – dont il reste à mettreau jour la logique.

Schématiquement, cette logique s’oppose à celle du système précédent : tandisque cette dernière était essentiellement fondée, comme on l’a vu, sur des rela-tions d’opposition thémato-argumentatives entre les nouvelles, la logique inhé-rente à ce second système tend inversement et contradictoirement à établir, ouplus exactement à suggérer au lecteur l’existence parallèle de relations d’affinitéthématique et argumentative entre celles-là mêmes des nouvelles que la logiquedu premier système inscrivait dans un réseau de relations antithétiques. En d’autrestermes, ce second système a pour effet, non de subvertir le premier, mais de ren-dre plus complexe (et aussi, en même temps, plus riche) la structure narrato-argumentative de L’Heptaméron en superposant au réseau de relations antithéti-ques entre les nouvelles instauré par le premier système un second réseau inverse– mais, on va le voir, complémentaire – de relations d’affinité thématique etargumentative entre ces mêmes nouvelles.

J’ai dit tout à l’heure que ces deux systèmes étaient autonomes, et qu’ils sedifférenciaient globalement, au niveau de leur expression, par le fait que le pre-

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mier était explicite et le second implicite. Il arrive cependant – même si ces cassont rares – que le second de ces systèmes accède lui aussi à une expression expli-cite. C’est dans ces cas assez rares que l’existence au sein de L’Heptaméron d’unedouble économie narrato-argumentative présente à travers deux systèmes narrato-argumentatifs distincts et concurrents apparaît de manière patente. Comme il setrouve par un heureux hasard que la séquence dialogo-narrative que j’ai choisieici pour objet d’analyse comporte l’occurrence d’un tel cas, et que cette occur-rence manifeste avec évidence l’existence du second système qui régit l’écono-mie narrato-argumentative de l’œuvre, cette occurrence nous fournira un biaistout indiqué pour aborder l’examen de ce second système.

Nomerfide, on s’en souvient, assigne d’entrée à la sixième nouvelle, dont elleest la narratrice, une signification paradigmatique qui lui confère le statut d’uncontre-exemple typique au regard de l’histoire précédente (celle de la vertueusebatelière, narrée par la cinquième nouvelle) :

[…] Si une femme a esté séduite en bien, il y en a qui le sont en mal. Et, […] tout ainsyque la vertu de la batelière ne honnore poinct les aultres femmes si elles ne l’ensuyvent,aussi le vice d’une aultre ne les peut deshonorer. (N.5, p. 38).

Mais, le récit achevé, on a la surprise de voir Nomerfide tirer de ce dernier uneleçon totalement différente :

Par cecy, voyez-vous, mes dames, combien est prompte et subtille une femme àeschapper d’un dangier. Et si, pour couvrir ung mal, son esprit a promtement trouvéremede, je pense que, pour en eviter ung ou pour faire quelque bien, son esperitseroit encores plus subtil ; car le bon esperit, comme j’ay tous jours oy dire, est le plusfort (N.6, p. 40).

Il n’est plus question, dans cette leçon conclusive, de donner l’« héroïne » dela sixième nouvelle comme un exemple du « vice » auquel les femmes doiventéviter de succomber : c’est la « finesse » et l’esprit « subtil » de son « héroïne »que Nomerfide met maintenant en valeur ; bien plus, et par un renversementaussi total qu’inattendu, cette finesse et cette subtilité sont à présent moinsassociées par cette dernière à la mauvaise conduite de son héroïne, laquelle lesa cependant mises au service du vice, qu’elles ne sont considérées et présentéespar la conteuse comme des qualités que les femmes possèdent à un degré émi-nent et qui confèrent à ces dernières le notable privilège d’être capables d’accom-plir, à un degré tout aussi éminent, des actions au service du Bien.

Le renversement de perspective et d’évaluation est total au regard de la signifi-cation exemplaire initialement assignée par Nomerfide à son récit ; mais ce n’estpas seulement cette signification que la conclusion inattendue donnée par ladevisante à la sixième nouvelle modifie radicalement : c’est aussi – et c’est trèsprécisément cette modification qui intéresse mon présent propos – la relationthémato-argumentative initialement établie par Nomerfide elle-même entre lasixième nouvelle et la cinquième. Le propos par lequel, dans la conclusion de sonrécit, Nomerfide met en relief la « finesse » d’esprit de son héroïne, fait paradoxa-

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lement écho, en effet, à la signification exemplaire que Géburon, le narrateur dela cinquième nouvelle – la nouvelle même à laquelle Nomerfide déclarait, dansson propos introductif, vouloir opposer la sixième nouvelle au titre de contre-exemple – avait, avant de commencer son récit, assignée à ce dernier :

[…] Par là vous verrez que tout le sens et la vertu des femmes n’est pas au cueur et testedes princesses, ny toute l’amour et finesse en ceulx où le plus souvent on estimequ’ilz soyent (N.4, p. 34 ; les mots et syntagmes soulignés le sont par moi).

Un parallélisme aussi net et aussi manifeste pourrait difficilement, convenons-en, être tenu pour fortuit et insignifiant ; ce à quoi il conduit, si on le prend ausérieux, n’est cependant rien moins que le renversement radical de la relationthémato-argumentative explicitement établie d’entrée de jeu par la narratrice dela sixième nouvelle entre cette dernière et la nouvelle précédente. Selon la logi-que de ce parallélisme, en effet – et selon celle de la conclusion corrélative apportéepar Nomerfide à son récit – la sixième nouvelle ne prend pas le contre-piedargumentatif de la cinquième en opposant à un exemple de vertu féminine (laconduite de la batelière) un contre-exemple de vice (la conduite de l’épouseadultère de la sixième nouvelle) : elle en confirme tout au contraire l’exemplaritéet en corrobore la valeur argumentative en établissant un parallèle entre les deuxmodes opposés mais tous deux exemplaires sur lesquels, chacune à leur façon(l’une en la mettant au service de la vertu, l’autre à celui du vice), les héroïnesdes deux nouvelles fournissent une illustration de la finesse et de la subtilitéféminines. En narrant la sixième nouvelle et en l’opposant exemplairement à lacinquième, Nomerfide semblait vouloir donner à son auditoire une leçon claireet simple : si certaines femmes (telle l’héroïne du récit de Géburon) font preuved’une vertu digne à tous égards d’admiration, il en est malheureusement d’autres,comme celle dont je vais vous conter l’histoire, qui se laissent séduire par le vice.Mais voici que le lecteur découvre après coup, sur la foi d’un indice tout aussiexplicite que le précédent et donné lui aussi par la même Nomerfide, que lanouvelle contée par cette dernière pourrait s’articuler sur un tout autre modeargumentatif et paradigmatique avec la nouvelle précédente, et, corrélativement,être porteuse d’une leçon toute différente : la finesse et la subtilité sont deuxqualités que les femmes possèdent au plus haut degré – à preuve les exemplescomplémentaires que viennent d’en apporter les cinquième et sixième nouvelles– et qu’elles sont susceptibles d’employer aussi bien pour faire de bonnes actionsque pour en commettre de mauvaises.

Entre les deux significations paradigmatiques que Nomerfide assigne à la sixièmenouvelle et les deux leçons correspondantes qu’elle en tire, le lecteur n’a évidem-ment pas à choisir : c’est délibérément que la devisante confère à son récit unedouble valeur exemplaire et qu’elle en tire successivement deux « leçons » (deux« thèses », dirait-on dans le jargon rhétorique) qui, loin d’être incompatibles,sont complémentaires, puisque la première (« il existe des femmes qui se laissentséduire par le vice ») est reprise par la seconde qui l’inclut dans une « leçon »

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sémantiquement plus vaste (« les femmes font preuve d’une éminente finessedans la pratique du vice comme dans celle de la vertu »). Mais si le lecteur de lasixième nouvelle n’est pas affronté à un dilemme herméneutique, l’ambivalencede la stratégie argumentative dans laquelle s’inscrit cette nouvelle et sa doubleexemplarité n’en sont pas moins de nature à susciter chez lui un doute légitimequant au fonctionnement global de l’économie narrato-argumentative de l’œuvredont cette nouvelle fait partie. Si, en effet, la ou plutôt les (c’est là qu’est tout leproblème) significations paradigmatiques dont se trouve investie la sixième nou-velle ne peuvent pas, comme on vient de le constater, être appréhendées unique-ment à partir de la stratégie argumentative explicite engagée par le narrateur decette nouvelle dans le dialogue qui introduit cette dernière, c’est-à-dire à partirdu seul système argumentatif qui, dans L’Heptaméron, permet au lecteur d’attri-buer avec certitude à chacune des nouvelles du recueil une significationparadigmatique nettement définie, ce lecteur est fondé à se poser deux séries dequestions : d’une part, la sixième nouvelle de L’Heptaméron est-elle la seule nou-velle du recueil dont l’exemplarité soit ambivalente ? D’autres nouvelles ne sont-elles pas elles aussi (il serait en effet singulier que le cas de cette nouvelle fûtunique) investies d’une pluralité de significations paradigmatiques ? Et, si tel estle cas, à quels critères devra-t-on recourir pour déterminer ces diverses significa-tions ? Si d’autre part (seconde question étroitement liée à la première) l’écono-mie narrato-argumentative de L’Heptaméron, comme semble l’attester le cas de lasixième nouvelle, n’est pas uniquement régie par le système qui articule les nou-velles aux dialogues en tant qu’exemples chargés d’étayer des stratégies argumen-tatives explicites engagées par les participants de ces derniers, à quel(s) autre(s)principe(s) de fonctionnement cette économie est-elle soumise ?

Je tenterai d’apporter une réponse succincte à ces questions en examinant lecas des deux dernières nouvelles qui appartiennent à la séquence dialogo-narra-tive que j’ai choisi de prendre pour objet d’examen – les septième et huitièmenouvelles – et le rapport de ces deux nouvelles aux nouvelles qui les précèdent.

Dans le premier des deux systèmes qui régissent l’économie narrato-argumen-tative de l’œuvre – celui qui assigne à chacune des nouvelles le statut d’un exem-ple chargé d’étayer une stratégie argumentative explicite engagée par l’un desparticipants du dialogue qui la précède – la septième nouvelle, on l’a vu, s’opposeà la sixième : Nomerfide ayant donné dans cette dernière une brillante illustra-tion de la finesse d’esprit des femmes, Hircan, piqué dans son orgueil de mâle,ne se fait guère prier pour céder à la proposition de la même Nomerfide qui, dansun propos provocateur chargé de sous-entendus assassins, l’invite à prouver parson propre exemple la supériorité de la finesse des hommes sur celle des femmes :

[…] si vous pensez que les finesses dont chacun vous pense bien remply soient plusgrandes que celles des femmes, je vous laisse mon ranc pour racompter la septiesmehistoire (N.6, p. 40).

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Trop malin – il l’avoue lui-même – pour se compromettre devant son auditoireet surtout devant son épouse Parlamente qui s’est perfidement associée à laproposition provocatrice de Nomerfide, Hircan se gardera de se prendre lui-mêmepour exemple, mais n’en relèvera pas moins le défi que lui ont lancé les deuxfemmes : il prouvera, dans la septième nouvelle, que, si elle ne surpasse pas celledes femmes, la finesse des hommes lui est au moins égale :

[…] si ne suis-je si sot de racompter histoire de moy, dont la verité vous [c’est àParlamente qu’il s’adresse] puisse porter ennuy : toutesfois, j’en diray une d’unpersonaige qui estoit bien de mes amys (N.6, p. 41).

La très précise symétrie qui, on l’a vu, établit, au niveau des fonctions25 et desrôles actoriels, un remarquable parallélisme oppositionnel entre les sixième etseptième nouvelles, confère au récit d’Hircan le statut d’un parfait contre-exem-ple au regard de celui qui le précède. Du point de vue du système qui régit ex-plicitement l’économie narrato-argumentative de L’Heptaméron, la significationparadigmatique de la septième nouvelle est donc parfaitement claire. À la brillanteillustration de la finesse féminine que vient de fournir le récit de la sixièmenouvelle, celui de la septième oppose une symétrique et non moins brillanteillustration de la finesse masculine.

Est-ce bien là cependant la seule visée argumentative dont soit porteur le récitd’Hircan ? Allons plus loin : est-ce vraiment là sa principale visée argumentative ?On est en droit de se le demander si l’on prête attention au propos par lequel lenarrateur de la septième nouvelle conclut son récit :

Par cecy, voyez-vous, mes dames, que la finesse d’un homme a trompé une vieille etsauvé l’honneur d’une jeune. […] Il me suffit que je vous preuve, par ceste histoire, quela finesse des hommes est aussi prompte et secourable au besoing que celle des fem-mes, à fin, mes dames, que vous ne craigniez poinct de tumber entre leurs mains ; car,quant vostre esperit vous defauldra, vous trouverez le leur prest à couvrir vostre hon-neur (N.7, p. 42 ; les syntagmes ou phrases soulignés le sont par moi).

À la différence de la leçon que Nomerfide tirait en guise de conclusion de lasixième nouvelle – leçon qui conférait à cette dernière une significationparadigmatique radicalement différente de celle que sa narratrice lui avait initia-lement attribuée – le propos par lequel Hircan conclut la septième nouvelle s’ac-corde parfaitement avec la valeur d’exemplarité que le narrateur avait d’entréede jeu assignée à son récit et qui se trouve au demeurant réassertée dans ce proposmême (« la finesse des hommes est aussi prompte et secourable au besoin quecelle des femmes »). Mais si le propos conclusif d’Hircan reprend la thèse que sonpropos introductif déclarait vouloir illustrer par un exemple, il l’infléchit parailleurs, comme on peut en juger par la citation que je viens d’en faire, dans unedirection tout autre qui confère au récit de la septième nouvelle une viséeargumentative foncièrement différente de celle que lui avait préalablement as-

25 Dans l’acception proppienne de ce terme.

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signée son narrateur. À lire attentivement ce propos, l’on s’avise en effet que cequ’Hircan, en narrant la septième nouvelle, entendait soutenir (en se gardant,bien sûr, de la formuler explicitement) au titre de thèse essentielle, ce n’était pasla thèse selon laquelle la finesse des hommes égale celle des femmes – cette thèsequ’il avait effectivement à cœur de défendre n’était que le corrélat de sa ou plutôtde ses thèses principales – mais bien les deux thèses suivantes, étroitement corréléesdans son esprit : 1° la finesse et la subtilité sont des instruments efficaces pourmasquer aux yeux de la société les fautes commises par les humains, notammentpar les femmes : à ce titre, leur mérite vaut bien celui de la vertu ; 2° ce sont leshommes qui, en vertu précisément de la finesse qu’ils possèdent à un degré émi-nent, sont les mieux placés pour permettre aux femmes de s’adonner aux plaisirsinterdits de l’amour et des sens sans courir pour autant le risque de perdre leur« honneur » (c’est-à-dire en évitant que leurs fautes soient connues du reste dumonde).

Ces deux « thèses » implicitement soutenues par Hircan ne sont, répétons-le,nullement contradictoires avec la thèse que ce dernier déclare explicitement dé-fendre et qu’il prétend étayer en narrant la septième nouvelle ; elles ne se situentpas en effet au même niveau argumentatif que cette dernière et n’appartiennentpas non plus au même système argumentatif. La thèse « déclarée », si l’on peutdire, d’Hircan, se situe au niveau d’une argumentation explicite, et, comme telle,elle s’inscrit de manière également explicite et évidente pour le lecteur au sein dusystème narrato-argumentatif qui, dans L’Heptaméron, articule les nouvelles auxdialogues en tant qu’exemples chargés d’étayer des stratégies argumentatives en-gagées par les interlocuteurs des « devis ». Les thèses implicitement contenuesdans le propos conclusif d’Hircan appartiennent à un second système narrato-argumentatif différent du précédent qui fonctionne parallèlement à ce dernierd’une manière quasi occulte et, partant, beaucoup moins perceptible pour le lec-teur ; ce second système n’est pas fondé, comme le premier, sur l’articulation desdialogues et des nouvelles, mais sur un réseau de relations thématiques et séman-tiques que les nouvelles, ou du moins certaines d’entre elles, entretiennent demanière implicite.

Cependant, si les thèses d’Hircan que j’appellerai, pour faire court, ses thèses« implicites », ne contredisent nullement ses thèses explicites, et si, par consé-quent, le système narrato-argumentatif sous-jacent auquel elles ressortissent (quej’appellerai le « premier système ») ne représente pas une véritable menace desubversion pour le système narrato-argumentatif de « surface » de l’œuvre (quej’appellerai le « second système »), ce second système n’en constitue pas moins labase d’une économie narrato-argumentative à la fois distincte et différente decelle que fonde, d’une manière beaucoup plus visible, le premier. Il s’agit d’unfait dont les conséquences revêtent une importance essentielle au regard de lareprésentation que l’on peut se faire de la structure de L’Heptaméron et de la lec-ture même que l’on peut faire de cette œuvre. Je voudrais le montrer en revenantà la septième nouvelle et en tirant des observations qui ont été faites à son propos

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les conséquences relatives à l’économie d’ensemble de la séquence narrato-argumentative à laquelle appartient cette nouvelle.

Les thèses implicites soutenues par Hircan dans le propos conclusif de la sep-tième nouvelle n’ont pas seulement pour effet de rendre plus complexe et deproblématiser, en la pluralisant, la signification paradigmatique explicite que sonnarrateur avait d’entrée de jeu assignée à son récit. Elles ont aussi et surtout pourconséquence de modifier radicalement, en allant jusqu’à l’inverser, la représenta-tion que le premier système narrato-argumentatif de l’œuvre induisait le lecteurà se faire des relations thématiques et argumentatives que, conformément à lalogique propre à ce système, la septième nouvelle entretenait avec les nouvellesqui l’entourent, singulièrement avec la sixième nouvelle, et, à un moindre degré,avec les quatrième et cinquième nouvelles.

Dans la logique de ce premier système, la septième nouvelle, chargée par sonnarrateur Hircan de démontrer par l’exemple que la finesse des hommes est aumoins égale à celle des femmes, se trouvait investie d’une signification paradigma-tique qui l’opposait nettement, sur le plan argumentatif, à la sixième nouvelle,illustration de l’excellence de la finesse féminine. Or, en conférant implicitementà cette même septième nouvelle, comme on l’a vu, non point le statut d’un exem-ple assez banalement chargé d’illustrer, en regard de l’éminente finesse des fem-mes, la tout aussi éminente finesse des hommes, mais celui d’un exemple destinéà étayer deux thèses infiniment plus osées et fort peu hétérodoxes – celle, d’unepart, selon laquelle, d’un point de vue purement pragmatique, la finesse peut,dans la vie, se substituer avantageusement à la vertu, et celle, d’autre part, selonlaquelle les femmes n’ont pas à se soucier de leur « honneur », puisque, dans lecas où elles viendraient à perdre ce dernier, les hommes dans lesquels elles auraientplacé leur confiance se chargeraient de faire en sorte que leurs fautes demeurentinconnues du reste du monde – Hircan assigne à la septième nouvelle une signi-fication paradigmatique qui non seulement ne l’oppose plus, sur le planargumentatif, à la sixième nouvelle, mais conduit à la rapprocher sur ce planmême de cette nouvelle en conférant à cette dernière une signification paradigma-tique radicalement différente de celle, ou plutôt de celles que lui avait assignéeNomerfide. Celle-ci avait en effet, on s’en souvient, successivement assigné à lasixième nouvelle deux valeurs exemplaires différentes : le propos introductif deson récit présentait l’« héroïne » de ce dernier comme un déplorable exempled’inconduite féminine, tandis que le propos conclusif de ce même récit en faisaitune brillante illustration de la finesse féminine. Si la thèse implicite soutenue parHircan à la fin de la septième nouvelle établit un rapprochement – implicite luiaussi – entre cette nouvelle et la sixième, c’est en dégageant de cette dernière unesignification tout autre. Aux yeux d’Hircan, l’héroïne de la sixième nouvelle neconstitue essentiellement ni un exemple d’inconduite ni même un exemple depure finesse : elle constitue avant tout – et c’est cela même qui la rapproche duhéros de la septième nouvelle – l’exemple d’un être qui excelle dans l’art de dissi-muler son inconduite, un être chez qui la finesse et la subtilité tiennent avanta-geusement la place que, chez d’autres, occupe la vertu.

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Ce que la thèse implicite soutenue par Hircan dans le propos conclusif de laseptième nouvelle modifie, en vertu d’une seule et même logique, c’est donc autotal – et ce n’est pas peu – trois choses : 1° la signification paradigmatique expli-citement assignée à la septième nouvelle par Hircan lui-même dans le premiersystème narrato-argumentatif de l’œuvre ; 2° les différentes valeurs d’exempla-rité précédemment attachées à la sixième nouvelle par la narratrice de cette der-nière ; 3° la relation thémato-argumentative initialement établie par Hircan lui-même, dans la logique propre au premier système narato-argumentatif de l’œuvre,entre les septième et sixième nouvelles. Rien de moins, en somme, dans les limi-tes de la séquence dialogo-narrative dont fait partie la septième nouvelle, que lessignifications des récits et l’économie argumentative d’une partie importante decette séquence.

Cette dernière s’achevant avec la huitième nouvelle, il est logique que, pourfinir, l’on s’interroge, comme on vient de le faire pour les nouvelles antécéden-tes, sur la manière dont cette dernière nouvelle s’inscrit dans l’économie narrato-argumentative de la séquence à laquelle elle appartient. Il n’est pas besoin d’untrès grand effort d’attention pour s’apercevoir que, comme celles qui la précè-dent, cette nouvelle participe simultanément des deux systèmes qui régissentl’économie narrato-argumentative de L’Heptaméron, et que, de ce fait même, elleentretient plusieurs sortes distinctes de relations avec les nouvelles qui la précè-dent.

Comme toutes les nouvelles du recueil, la huitième nouvelle participe évidem-ment du premier des deux systèmes narrato-argumentatifs présents dans ce der-nier. Sa narratrice – Longarine – l’introduit en effet explicitement au titre d’exemplechargé d’étayer une « thèse » énoncée de manière non moins explicite :

Puisque vous avez envye que je vous face rire, selon ma coustume, si ne sera-ce pasaux despens des femmes ; et si diray chose pour monstrer combien elles sont aisées àtromper, quant elles mectent leur fantaisye à la jalousye, avecq une estime de leur bonsens de vouloir tromper leurs mariz (N.7, p. 43 ; les phrases et syntagmes soulignés lesont par moi).

C’est la restriction introduite par l’adverbe si qui donne sa signification essen-tielle au propos de Longarine et définit la visée argumentative que la jeune femmeassigne au récit qu’elle se dispose à narrer. À l’inverse de la plupart des précédentsconteurs et conteuses dont les récits mettaient en relief l’étendue du pouvoir,voire la supériorité sur les hommes que confèrent aux femmes leur finesse et leursubtilité (que celles-ci les mettent au service de la vertu comme l’héroïne de lacinquième nouvelle ou au service du vice comme celle de la sixième), c’est lafragilité des femmes au regard du mensonge et de l’erreur et la facilité avec la-quelle il est possible qu’on les trompe et qu’elles se trompent elles-mêmes queLongarine se propose de mettre en évidence dans la huitième nouvelle. Cettedernière se présente donc, au niveau du premier système narrato-argumentatif,comme prenant expressément le contre-pied de celles des nouvelles précédentesqui avaient exalté les vertus de la finesse féminine, c’est-à-dire principalement

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celui des cinquième et sixième nouvelles. Il s’agit là d’une prise de position ori-ginale, la plupart des membres de l’assemblée, hommes et femmes confondus,s’accordant pour considérer la finesse et la subtilité comme l’un des attributsmajeurs de la gent féminine et l’un des plus majoritairement partagés par sesreprésentants. Elle ne concerne cependant qu’une partie restreinte du débat engagépar les devisants dans la séquence dialogo-narrative dont elle fait partie : ce débat,en effet, si on le considère dans son ensemble et dans sa complexité (qu’on s’estefforcé de mettre au jour), ne porte pas seulement sur le problème de la finesse(féminine ou masculine), mais sur le problème plus large et plus complexe desrapports qu’entretiennent mutuellement différentes entités : la finesse, la vertu,le vice, les hommes et les femmes.

Or la huitième nouvelle non seulement prend position dans ce débat, maiselle est sans doute celle de toutes les nouvelles de la séquence qui y apporte laréponse la plus complète et, si l’on peut risquer ce terme à propos d’une œuvreaussi « ouverte » que L’Heptaméron, la plus « conclusive ». Mais si elle s’articule dela sorte avec l’ensemble des nouvelles qui la précèdent, ce n’est pas – c’est là lefait essentiel – au niveau du premier, mais au niveau du second des deux systè-mes qui régissent l’économie narrato-argumentative de l’œuvre.

Si la huitième nouvelle a le privilège d’être, sur les plans thématique etargumentatif, plus « synthétique » que les nouvelles qui la précèdent, c’est sansdoute d’abord en raison du rapport particulier de sa structure fonctionnelle (dansl’acception proppienne de ce terme) avec celles qui caractérisent ces nouvelles.Ces dernières sont toutes, on l’observera, fondées sur un schéma fonctionnel iden-tique : une femme cherche et parvient à tromper un ou plusieurs hommes (cin-quième et sixième nouvelles), ou, inversement, un homme cherche et parvient àtromper une femme (septième nouvelle). Ce schéma fonctionnel se caractérise partrois traits : 1° l’entreprise de tromperie émane de l’un seulement des deux prin-cipaux protagonistes de l’action ; 2° ce protagoniste est soit un homme, soit unefemme ; 3° cette entreprise est dans chaque cas couronnée de succès.

La huitième nouvelle innove triplement par rapport à ce schéma : 1° dans l’his-toire qu’elle relate, chacun des deux principaux protagonistes cherche à tromperl’autre (le mari en cachant à sa femme les relations intimes qu’il voudrait avoiravec sa chambrière, l’épouse en prenant dans le lit la place de cette dernière) : lahuitième nouvelle combine les deux types de rapports et de situations que lesnouvelles précédentes actualisaient séparément ; 2° ce n’est plus un homme quitrompe une femme, ni une femme qui trompe un homme, mais un homme etune femme qui se trompent mutuellement : contrairement aux nouvelles précé-dentes dans lesquelles le trompeur et le trompé étaient toujours de sexe différentet où, par conséquent, la tromperie était toujours pratiquée par le représentantde l’un des deux sexes aux dépens du représentant de l’autre sexe, la tromperie,dans la sixième nouvelle, est simultanément pratiquée par chacun des représen-tants des deux sexes et s’exerce par conséquent aux dépens des deux sexes à lafois ; sur ce point encore, la huitième nouvelle conjoint ce que les nouvelles

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26 Que j’espère pouvoir présenter lors du second Colloque sur la nouvelle qui aura lieu à la fin de laprochaine année universitaire

précédentes disjoignaient ; 3° enfin, cette double tentative de tromperie récipro-que non seulement échoue, mais se retourne contre leurs auteurs mêmes (le marise fait lui-même cocu, et son épouse couche sans le savoir avec un autre homme).

C’est l’ensemble de ces modifications fondamentales apportées au schéma fonc-tionnel commun à la plupart des nouvelles de la séquence – des modificationsqui, on vient de le voir, consistent toutes dans la conjonction de différents élé-ments qui, dans les autres nouvelles, se trouvaient disjoints – qui permettent à lahuitième nouvelle de constituer, sur les plans thématique et argumentatif, unemanière de synthèse des thèmes et des problèmes présents dans l’ensemble desnouvelles de la séquence. Ces problèmes tournaient, on l’a vu, autour des rap-ports entre l’intelligence (la « finesse »), la morale et la différence des sexes. Ons’était demandé qui, des hommes ou des femmes, possédait le plus haut degré definesse et de subtilité : la huitième nouvelle conclut que, sur ce point, les deuxsexes sont à égalité, et que cette dernière s’établit à un niveau sensiblement plusbas que les thuriféraires de la gent tant féminine que masculine voulaient le fairecroire. On avait aussi soutenu que, quoique foncièrement ambivalentes – ellespouvaient être mises au service du Bien comme à celui du Mal – la finesse et lasubtilité conféraient à ceux qui avaient l’heur de les avoir reçues en partage lepouvoir d’accomplir, dans le Bien comme dans le Mal, des actions plus éclatantesque celles dont est capable le commun des mortels : la huitième nouvelle conclutque, mises au service du Bien comme à celui du Mal, la finesse et la subtilité – ou,plus exactement, ce que les hommes égarés par le « cuyder » prennent pour tel –peuvent conduire aux pires catastrophes. Sous une forme semi-farcesque – carl’histoire de Bornet, empruntée par Marguerite au vieux fonds de la littératurefacétieuse, ressortit largement à la bouffonnerie – c’est une leçon tout évangéli-que d’humilité que la huitième nouvelle donne pour conclusion (une conclusionqui n’a rien d’absolu ni de définitif) aux débats et aux récits qui l’ont précédée.

** *

Je me suis, dans cette première partie de mon étude, efforcé de montrer quelpouvait être, d’une manière générale, le statut spécifique de nouvelles partici-pant de l’économie d’une œuvre dont la substance est constituée, comme cellede L’Heptaméron, de l’articulation d’un dialogue commentarial et d’un discoursnarratif. La seconde partie de cette étude26, complémentaire de la première, seraconsacrée à l’analyse de la structure et du contenu mêmes de ces nouvelles ets’efforcera de dégager, cette fois encore, les caractères originaux que confère àcette structure et à ce contenu l’articulation des récits à un discours de type dialogo-commentarial.

Philippe DE LAJARTE

Université de Caen.

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NOUVELLE ET HISTOIRE À LA RENAISSANCE

On s’accorde à voir dans le XVIe siècle l’âge du premier épanouissement de lanouvelle française. Mais l’identité de dénomination ne nous cache-t-elle pas lesprofondes différences qui existent entre ce que la Renaissance mettait sous cemot de « nouvelle » et l’acception que nous lui donnons nous-mêmes ? À cettequestion ardue et provocante, qui n’est heureusement pas la nôtre aujourd’hui,nous nous trouverons (peut-être) avoir répondu en partie si nous parvenons àélucider le problème ici retenu : celui du lien entre nouvelle et histoire à la Re-naissance.

Constatons d’emblée – pour n’en plus parler – que toute une part du domainede la nouvelle contemporaine est étrangère à celle du XVIe siècle. L’évocation sub-jective d’un moment d’une « histoire » personnelle n’est pas, alors, matière ànouvelle. Quand Hélisenne de Crenne s’y essaie, dans les années 1530, elle appa-raît comme une exception – et, d’ailleurs, elle recourt à la forme longue du « ro-man ». La nouvelle du XVIe siècle n’est que très rarement poétique ou réflexive,mais événementielle, franchement narrative. Elle n’est pas l’expression d’uneintimité cherchant, par l’écriture, à atteindre l’intimité d’un lecteur. Elle est lamise en œuvre d’une anecdote, destinée en essence à un groupe d’auditeurs. Pourproduire ses effets (nous verrons lesquels), elle a besoin d’une intrigue, d’une« histoire1 ».

Cela dit, qui était essentiel, et avant d’entrer pleinement en matière, exami-nons en termes généraux et schématiques, la relation qu’entretiennent, à l’aubede la Renaissance, la prose narrative et l’histoire, ce dernier mot entendu en sonsens le plus obvie d’aujourd’hui : celui de compte rendu d’événements ; car lanouvelle n’est ici qu’un cas particulier.

En un temps où l’écriture est rare, celle-ci est normalement réservée aux matiè-res officielles, qui sont à la charge des clercs, spécialistes de la plume. Une deleurs fonctions essentielles est alors l’historiographie : pas de prince qui n’ait sonindiciaire ou son annaliste, dont la mission est de raconter. L’« histoire » ainsiconsignée, « enrôlée », a fonction de mémoire collective et d’exaltation des hautsfaits. Elle a aussi cette fonction morale que les grands anciens lui reconnaissaientéminemment : elle offre inépuisable matière à réflexion sur la conduite des hom-

1 Dans ses Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour (1538), H. DE CRENNE commence par évoquerses déceptions de très jeune mariée, bientôt troublée par l’apparition d’un jeune amant interdit.Mais, cet amant étant parti sur les routes de l’aventure, la nouvelle potentielle tourne au long romande chevalerie.Sur la nouvelle au XVIe siècle français, voir G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle. Imagesde la vie du temps, Genève : Droz, 1977 – et aussi La nouvelle française à la Renaissance, études rec.par L. SOZZI, Genève-Paris : Slatkine, 1981.

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mes. Ainsi, dans ce premier cas, tout à fait limpide, la prose narrative se définitcomme récit des événements, proclamé véridique et exemplaire, et si possibleembelli par les ornements rhétoriques convenables.

Parfois, il est vrai, d’autres clercs (ou les mêmes) vont ré-élaborer, en poètes,une matière historique, le plus souvent lointaine, dont ils ne conserveront quequelques noms propres pour accrocher l’imagination de leur public : Alexandrele Grand, ou le preux Roland… L’épopée antique pouvait servir de garant à cetusage poétique de l’histoire. D’où des narrations longues, souvent cycliques, nonseulement en vers, mais de plus en plus souvent en prose, de la chanson de gesteau « roman de chevalerie ».

Aux XVe et XVIe siècles, ces récits ont définitivement accédé au statut d’écrits2.Ils sont porteurs de sentiments collectifs : essentiellement l’imaginaire héroïquede la caste noble, parfois aussi les rêves romanesques de tous les hommes, au longd’intrigues interminables.

Ce second cas de rencontre entre la prose narrative et l’histoire n’est pas subs-tantiellement différent du premier. Dans l’un comme dans l’autre, il s’agit d’uneprose étendue, parfois très longue, souvent didactique, du moins sérieuse (entout cas sans visée comique), narrant de grands événements ou de grands destins(tantôt l’histoire d’une nation, d’une ville ou d’une famille princière, tantôt celledu fameux X ou de l’illustre Y), enfin de nature essentiellement écrite, et doncdestinée à des lecteurs, non à des auditeurs, dès avant l’époque qui nous inté-resse.

Venons-en à la nouvelle. Elle aussi a affaire à l’histoire, au récit d’événements :au point que nul de nos vieux auteurs de nouvelles ne s’interdit – en son « méta-langage » – d’appeler « histoire » le récit qu’il est en train de faire (ou son sujet,par une métonymie déjà usuelle) – et que, à la fin du XVIe siècle, une des formesles plus prisées du genre nouvellistique portera le nom d’« histoire tragique ». Enpremière analyse, quelle différence, au point de vue des catégories littéraires, en-tre l’« histoire » des deux cordeliers qui veulent trousser la batelière de Coulon etcelle de la chaste Lucrèce3 ?

Pour élucider cette différence, reprenons les caractéristiques du genre histori-que telles qu’on a essayé de les dégager ci-dessus. La nouvelle est brève, alors quela narration historique a besoin d’étendue. La nouvelle renaissante est très géné-ralement récréative, voire grasse, alors que la narration historique est sérieuse.L’historien relate ce qui est déjà connu (on sait qui a gagné la bataille de For-noue), alors que le nouvelliste joue le plus souvent sur l’inattendu. La nouvelleconte les aventures du commun des hommes (ou du moins des hommes dans ce

2 Les « mises en prose » des vieilles épopées, à l’usage de lecteurs, sont déjà plus que séculaires. NoëlDU FAIL donne comme une émouvante curiosité le fait que, naguère, un vielleux de Rennes récitaitaux carrefours la chanson de Tristan (Contes et discours d’Eutrapel, dans Œuvres facétieuses, éd. Assézat,II, p. 117).

3 M. DE NAVARRE, L’Heptaméron, Paris : François [Garnier], 1950, p. 35.

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qu’ils ont de commun), alors que la narration historique ne traite que des grands4.Enfin, la nouvelle ne constitue que tardivement un genre écrit, son origine et sonessence étant orales : elle est un phénomène social (élément de la « conversa-tion » du groupe) avant d’être une « escripture ».

Considérons ce dernier point, d’où tout découle. Alors que la narration histo-rique est, par nature, un écrit, et du ressort des « doctes », les menus récits brefsen prose (les « contes »), sauf exceptions dont on va parler5, émergent à peine dela pure oralité à l’époque dont nous parlons. La transmission des récits est, répé-tons-le, un phénomène social et – risquons le mot – « populaire », qui a pourthéâtre les veillées ou les salles d’auberge : paroles indéfiniment dites et enten-dues, forme existant de facto, avant toute théorisation. Les « contes » naissentd’un incessant remodelage, d’un prononcé à l’autre et d’un siècle au suivant.Aux temps de l’écrit rare, nul n’aurait songé à rédiger ces bribes d’un « fondsroulant », anonyme, que la mémoire du groupe ramène sur les lèvres au gré descirconstances sociales. Ce sont des « contes » (j’insiste sur le terme, pour la clarté)dont Lope de Vega dira, au début du XVIIe siècle : « Je ne les ai jamais vus écrits6 ».

Ce qu’on a « vu écrit », en revanche, et depuis longtemps, ce sont les « nouvel-les », aboutissement rédigé et mis en forme de cette longue carrière orale, lorsquecertains écrivains français auront assumé le modèle italien de la novella (pourl’imiter ou le rejeter) et auront fait du récit bref ce genre littéraire reconnu dontRoger Dubuis nous a montré les premiers pas7.

Or il nous semble que ce genre écrit, la nouvelle de la Renaissance, manifesteclairement sa double filiation, populaire et lettrée : avatar distingué des vieuxrécits oraux, elle naît, en tant que genre littéraire, dans le vivier même de l’his-toire. Le même Boccace qui consigne, en latin, les infortunes des grands hérosantiques (De casibus virorum illustrium, etc.) a eu l’idée, véritablement fondatrice,d’écrire aussi, mais dans son « vulgaire » toscan, les mésaventures des gens de larue, cocus ou victimes de bons ou mauvais tours (beffe), revêtant d’une proseartiste les « nouvelles » de ses voisins. Rencontre inédite, et il est vrai « nouvelle »,entre la prose narrative et l’histoire des simples gens8 : la nouvelle est une « his-

4 Dans l’épître liminaire de ses Propos rustiques, N. DU FAIL accuse les historiens d’écrire comme s’iln’y avait jamais eu sur la terre que des guerriers, acteurs de l’histoire, et pas de paysans : quant àlui, c’est à ces derniers qu’il va donner la parole.

5 Ici, nous appelons (conventionnellement) « contes » les récits oraux primitifs, avant les différencia-tions apportées par les clercs qui les rédigent pour en faire des lais, des fabliaux, des « nouvelles »…Il nous semble, d’ailleurs, que ce mot « conte » reste l’hypéronyme généralement utilisé au XVIe sièclepour désigner le récit bref, du moins lorsqu’on ne prétend pas spécifier. Voir G.-A. PÉROUSE, op. cit.,pp. 492-494.

6 « En tiempo menos discreto que el de ahora […], llamaban a las novelas cuentos. Estos se sabian dememoria, y nunca, que yo me acuerde, los vi escritos » (L. DE VEGA, « Las fortunas de Diana », dansNovelas a Maria Leonarda, Madrid : Aguilar, 1990, p. 13).

7 R. DUBUIS, Les cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Pressesuniversitaires de Grenoble, 1973.

8 Écrit au milieu du XIVe siècle, le Décaméron n’est largement connu en France (et, d’ailleurs, sousl’appellation de « Cent nouvelles ») qu’à la fin du XVe siècle (trad. de L. de PREMIERFAIT chez Vérard).

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toire vulgaire », si l’on nous permet ce raccourci. Et ce nouveau type d’« histoire »gardera durablement ses caractères hérités du passé populaire : brièveté (aux di-mensions de la mémoire du conteur), joyeuseté (ce n’est pas pour pleurer ensem-ble qu’on se réunit, le soir, devant la cheminée), effet de surprise. Il s’agit bientoujours de raconter un passé (même s’il est très humble et très proche) – non paspour lui-même, comme dans le cas de la « grande » histoire, mais pour l’effet quesaura en tirer le narrateur habile. Et c’est ici que se profile la différence fonda-mentale : en même temps qu’avec l’histoire, la nouvelle aura partie liée avec lafiction, dans la mesure où le coup de pouce de l’« auteur » (celui qui transmuel’histoire en nouvelle) est nécessaire pour que la narration soit efficace, dans l’or-dre du delectare (plaire, faire rire), du docere (nous allons y revenir) ou du movere(car, dès l’origine, il y a des nouvelles émouvantes, et il y en aura de plus en plus).En un mot, il apparaît que les événements du passé peuvent motiver non seule-ment l’histoire, comme on le sait de tout temps, mais aussi les histoires, (lesnouvelles) – et il est essentiel de comprendre que les gens du XVIe siècle faisaientla distinction bien moins nettement et naïvement que nous : l’intervention de lafiction romanesque n’altérait pas vraiment, pour eux, le caractère historique dela nouvelle.

Cette mise en place des notions a été longue, et l’on voudra bien nous excu-ser : elle était sans doute nécessaire. Mais il ne nous reste plus qu’à choisir dansles faits mêmes de l’histoire littéraire quelques conséquences ou illustrations dece lien intime entre nouvelle et histoire. Nous ne pourrons le faire que très sché-matiquement et, partant, non sans arbitraire.

Première évidence, la « grande histoire » est présente dans la nouvelle duXVIe siècle : anecdotes antiques tirées des compilations humanistes, épisodes desguerres d’Italie, de l’histoire dynastique…, mise en scène de personnages bienréels (notamment chez Marguerite de Navarre), datations, peintures d’atmosphè-re correspondant à tel moment du passé… Le nouvelliste prend son bien où ille trouve. Et c’est à Metz qu’apparaît le plus bel exemple de cette contiguïté entrenouvelle et histoire. Vers 1500, le drapier Philippe de Vigneulles mène de frontl’énorme Chronique de sa cité et un recueil de Cent nouvelles nouvelles. Ce dernierouvrage, ouvertement facétieux, tire souvent ses sujets du même vécu historiqueque narre d’autre part la Chronique. Simplement, Philippe sélectionne, dans uneépoque cruelle, rougeoyante des bûchers des « sorcières », les aventures réjouis-santes, et en arrange un peu le déroulement pour bâtir une vraie intrigue. Ce caspassionnant a été assez étudié par les chercheurs pour que l’on se contente icide souligner son importance significative : le récit bref se nourrit de la vie col-

Le prestige de BOCCACE comme humaniste encourage les Français à l’imiter aussi dans l’usage du« vulgaire » : les Cent nouvelles nouvelles « bourguignonnes », puis celles de Philippe DE VIGNEULLES,au tournant du siècle, lui empruntent même son titre. Son exemple autorise à mettre en scène lespetites gens (noter que BOCCACE le faisait pour le divertissement d’un cercle aristocratique).

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lective (la nourrit aussi, à sa manière) – et nous rapporte les « nouvelles » dugroupe social9.

Autre illustration de notre propos : la nouvelle se présente, en plus d’une occa-sion, comme une intervention dans l’histoire. Ainsi, « les guerres civiles de nostretemps », c’est-à-dire les guerres de religion, alimentent une bonne part de la pro-duction des nouvelles (souvent intitulées « histoires » dans les quarante derniè-res années du siècle), et plus visiblement encore celle des « histoires tragiques ».Dès leur intitulé, les auteurs mettent leurs récits en relation explicite avec cetteactualité : Histoires […] ausquelles est faict mention de plusieurs choses memorablesadvenues en nostre temps10. La polémique anti-huguenote motive plus d’un auteur,qui fera de ses nouvelles un instrument de combat politique.

Voici maintenant qui est plus grave, et plus lourd de conséquences pour l’évo-lution du genre. Dans l’état d’écrits rédigés plus encore que dans leur forme oraletraditionnelle, les nouvelles (et souvent les meilleures) sont fortement marquéespar la subjectivité de l’auteur, qui revendique au moins la liberté de changer leslieux et les temps : ainsi Bonaventure Des Périers dans le pétulant début de sesNouvelles récréations11. Cette subjectivité de l’écrivain n’est pas seulement dansson idéologie (ainsi qu’il est évident), mais dans son « art », sa maîtrise rhétori-que. Et c’est ici qu’apparaît une des tensions qui vont faire évoluer la forme d’écri-ture qui nous occupe. Dans la seconde moitié du siècle, plusieurs auteurs françaisaccusent la nouvelle d’avoir dérivé vers l’artifice : elle n’est plus, disent-ils, lapure et simple narration d’un « cas advenu » (l’a-t-elle jamais été ?), car les enjo-livures à l’italienne l’ont pervertie. « Nouvelle » signifie désormais « mensonge »– et c’est un fait que le mot va devenir plus rare dans les intitulés des recueils, trèssensibles à la mode. Il est clair, en somme, que la distance prise par l’auteur parrapport à la réalité référentielle – celle de l’aventure – est jugée par les traditiona-listes comme une faute : la nouvelle ne doit pas briser son lien essentiel avecl’histoire, car c’est ce lien qui en assure la légitimité.

On trouve ici une réponse possible à l’irritant problème que les spécialistesappellent celui des allégations de véracité. Pourquoi, en tête de leurs recueils,l’énorme majorité des nouvellistes du XVIe siècle croient-ils devoir affirmer qu’ilsgarantissent la vérité des faits racontés (soit, disent-ils, qu’ils en aient été person-nellement témoins, soit du moins qu’ils en aient été informés par une personnedigne de foi, accréditant l’authenticité des faits) ? Et pourquoi ces protestations

9 Sur Ph. DE VIGNEULLES, voir G.-A. PÉROUSE, op. cit., chap. II. Depuis, nous avons participé à deux jurysde thèses (hélas ! restées dactylographiées) sur l’historien-nouvelliste de Metz.

10 Ouvrage du mystérieux V. HABANC, Paris, 1585 ; éd. crit. par J.-C. ARNOULD, Genève : Droz (TLF),1989.

11 « Qu’on ne me vienne non plus faire des difficultez : Oh ce ne fut pas cestuy cy qui fit cela : Ohcecy ne fut pas faict en ce cartier là […]. Riez seulement, et ne vous chaille si ce fut Gaultier ou sice fut Garguille. Ne vous souciez point si ce fut à Tours en Berry ou à Bourges en Touraine… » (B. DES

PÉRIERS, Nouvelles récréations et joyeux devis, Paris : Champion, 1980, p. 15 ; éd. crit. par KrystynaKASPRZYK.)

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sont-elles d’autant plus solennelles qu’elles sont moins croyables et que le récitest plus invraisemblable ? Ainsi les serments de Philippe d’Alcripe en tête de sacollection d’adynata bouffons12… Le lecteur moderne a l’impression d’assister àun rite, dont les justifications lui sont obscures. La reine de Navarre, au prologuede son Heptaméron, prétend ne vouloir conter « nulle nouvelle qui ne soit veritablehistoire13 » – et elle ne tient pas tout à fait sa promesse. Tout s’éclaire si l’on prendconscience que, pour un esprit du XVIe siècle, « les histoires » sont bel et bien desmorceaux d’histoire, et que leur auteur est soumis en principe à la même obliga-tion de véridicité qui seule donne sa portée à la leçon qui ressort du récit. Celuiqui entreprend de témoigner du passé (lointain ou proche, grandiose ou familier)et, pour ce faire, s’arroge un droit sur nos oreilles, nous doit en principe la vérité– par une sorte de pacte implicite qui remonte aux temps de la narration orale(« tu m’en contes de belles ! en voilà, des nouvelles ! » disons-nous encore à celuiqui exagère). Au demeurant, le mensonge est un péché capital, tout à fait indé-cent entre chrétiens : s’il trouve des auditeurs complaisants, il peut avoir desconséquences déplorables. Sur ce point, il n’est que d’écouter Cervantès, souve-rain et lumineux comme toujours14. Cela étant, et les droits de la vérité ainsiaffirmés, il reste que les délices de la création fictionnelle, bien sûr, sont tropimpérieuses, et son intervention inévitable de la part d’un auteur doué de quel-que personnalité : d’où une aporie (comment dire vrai tout en mentant ?), et l’onne s’en tire que par des pirouettes rhétoriques.

Il faut insister ici sur ce qui distingue le plus résolument la nouvelle du XVIe siècledu genre que, sous le même nom, pratiquent nos contemporains. Que cela nousplaise ou non, la nouvelle de la Renaissance a partie liée avec la morale. En prin-cipe, on ne devrait pas raconter pour le plaisir de raconter – et, même lorsquetelle nouvelle relève à l’évidence du pur et simple esbaudissement, il faut tout aumoins qu’elle affecte d’avoir un « sens moral ». Née dans le giron de l’histoire, lanouvelle doit, comme celle-ci, offrir matière à méditation sur les conduites hu-maines. On en attend non pas une morale vraiment normative, mais les élé-ments d’un jugement sur nos mœurs (lequel des deux amants a le mieux su aimer ?lequel a le mieux obéi à l’honneur ?…). Et c’est pour cela que nombre de recueilsgroupent leurs récits par thèmes, la forme à encadrement héritée de Boccace seprêtant admirablement à cet usage spéculaire de la narration brève, même à pro-pos des plus menues aventures. De même que l’histoire, la « grande » histoire,celle de Régulus ou des triumvirs, nous est exposée essentiellement comme sujetde réflexion morale, les petites histoires des épouses coquines du Décaméron sontaptes à nous faire réfléchir, pour peu (justement) qu’elles ne s’éloignent pas tropd’une certaine forme de vérité, qu’assurément il faudrait définir et qui s’appelle-

12 P. D’ALCRIPPE, La nouvelle fabrique des excellens traicts de verité […], Genève : Droz (TLF), 1983 ; éd. crit.par Françoise JOUKOVSKY. L’ensemble des liminaires de frère Philippe est à voir de près.

13 M. DE NAVARRE, L’Heptaméron, p. 9 (Prologue).14 CERVANTÈS, Don Quichotte de la Manche, I, chap. 32-35.

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rait plutôt vraisemblance, mais cela est une autre affaire, et Aristote s’en est oc-cupé avant nous.

Près d’achever, tournons-nous maintenant vers Montaigne15. En train d’ali-gner des « exemples » (c’est-à-dire des anecdotes : lui-même dit des « histoires »)sur son sujet du jour, à savoir les effets physiques de l’imagination, il tombe enarrêt sur la question suivante : les histoires que je rapporte là sont-elles véritableset peut-on se fier à leur valeur probante ? Or c’est plaisir de voir comme il balaiel’objection. Seuls les « discours » (c’est-à-dire les commentaires) sont siens et lesexemples viennent souvent d’autrui, c’est vrai. Mais « les Histoires que j’em-prunte, dit-il, je les renvoie sur la conscience de ceux de qui je les prens » (aupassage, notons le mot « conscience » : la question de la véracité est bel et bienposée en termes moraux). Et, reprenant son texte, après 1588, il tient à mieuxs’expliquer dans une longue addition dont voici le début :

En l’estude que je traite de nos mœurs et mouvemens [belle définition des Essais !],les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais.Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tourde l’humaine capacité, duquel je suis utilement averti par ce recit.

Ainsi, pour Montaigne, ce n’est pas seulement la « grande » histoire – garantieauthentique ! – qui peut servir à la réflexion sur l’homme, mais aussi les histoirescontrouvées – et, parmi celles-ci, comment ne pas inclure les nouvelles ? Mêmeun récit romanesque offre « un tour de l’humaine capacité », en ceci au moinsque c’est un homme qui l’a imaginé.

Ainsi, cette page montre Montaigne très proche de nous, dans la mesure où ilreconnaît les droits de la fiction, et sa légitimité, aux mains du narrateur, commeautre moyen d’accès à la vérité. Montaigne goûtait (il le reconnaît) le Décaméronet L’Heptaméron, et l’on croit entendre, dans ce passage des Essais, comme unécho du préambule des Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure DesPériers16.

Mais Montaigne reste tout à fait représentatif de son temps par le rapproche-ment qu’il semble bien opérer (quoique ce ne soit pas vraiment explicite) entrenouvelle et histoire, alors qu’il n’a que mépris pour le roman de son temps, maî-tre de mensonge – rejoignant par là Cervantès de façon frappante17. Un écritnarratif n’a d’intérêt pour lui que par la fécondité réflexive de toute « histoire ».Il serait certainement resté réservé face à telle ou telle forme de nouvelle

15 MONTAIGNE, Essais, I, 21 (« De la force de l’imagination »), éd. Villey-Saulnier, Paris : PUF, 1950, t. I,pp. 105-106 : passage amplifié d’abord dans l’édition de 1588, puis dans les marges de l’exemplairede Bordeaux : Montaigne est ici sur une question qui lui tient à cœur. Sur la relation entre les Essaiset la nouvelle, voir notre article paru dans le recueil de L. SOZZI, op. cit.

16 Comparer l’énumération des adiaphora (« que ce soit… ») dans cette page de MONTAIGNE et dans lepréambule de DES PÉRIERS op. cit.

17 J’ai plaisir à dire ici ma dette envers l’une de mes anciennes doctorantes, Mme Daniela VENTURA. Voirsa thèse (dactyl.), Dire le vrai. Fiction et vérité chez les conteurs de la Renaissance (France, Italie, Espagne),Université Lumière/Lyon-2, décembre 1995. Voir surtout les pp. 173 et suiv., 200 et suiv.

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18 Journal La République Internationale des Lettres, n° 30, avril 1996, pp. 1-2.

d’aujourd’hui, poétique, subjective, auto-référentielle jusqu’à n’avoir plus pourobjet que sa propre écriture. Il nous faut prendre acte de cette différence irréduc-tible dans la conception du genre.

Une récente interview de V.S. Naipaul m’est tombée sous la main. J’en retien-drai trois choses, pour conclure. D’abord son titre (dû au journaliste ?) : ces con-sidérations sur la situation présente du roman s’intitulent : « Délivrer la vérité »…Ensuite, cette idée que le roman n’est pas forcément, en 1996, l’unique voie pourla délivrance de cette vérité sur le monde qui est la tâche du narrateur : « Leroman littéraire libère, de nos jours, une sorte d’extravaganzza en mode mineur,avec, de temps en temps, un étalage majeur du domaine personnel. L’idée d’épin-gler la réalité n’est pas vraiment présente : elle a peut-être migré vers d’autresformes ». Pour finir, de Naipaul toujours, cette déclaration qui me disculpe aposteriori d’avoir peut-être scandalisé les contemporanéistes : « Si vous prenez uneforme littéraire sans comprendre pleinement son origine et que vous l’appliquezà votre propre culture, ça ne va pas nécessairement marcher18 ».

Gabriel-André PÉROUSE

Professeur émérite à l’Université Lumière/Lyon 2.

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LES AVATARS DU GENRE FACÉTIEUX : FACÉTIEET EUTRAPÉLIE CHEZ NOËL DU FAIL

Mais quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modestegayeté et joyeuseté, ilz appartiennent à la vertu nommée eutrapelie par les Grecz, quenous pouvons appeller bonne conversation, et par iceux on prend une honneste etamiable recreation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournis-sent. Il se faut garder seulement de passer de ceste honneste joyeuseté à la moquerie.Or, la moquerie provoque à rire par mespris et contemnement du prochain ; mais lagayeté et gausserie provoque à rire par une simple liberté, confiance et familierefranchise, conjointe à la gentillesse de quelque mot. (Saint François de Sales, Intro-duction à la vie dévote, III, 271.)

Noël Du Fail est l’auteur de trois recueils narratifs (les Propos rustiques en 1547,les Baliverneries d’Eutrapel, un an plus tard, et après un long silence, les Contes etdiscours d’Eutrapel) qui se prêtent particulièrement bien à une réflexion sur lesgenres littéraires. Du Fail s’inscrit, à l’évidence, dans une tradition générique,mais il la contourne et la travaille sans cesse : son œuvre de jeunesse maintientla fiction du cadre à l’italienne, mais avec désinvolture (les courtisans sont rem-placés par de braves rustiques, l’organisation en journées et les tours de parolesont bannis pour une mise en scène plus naturelle) ; les Baliverneries font uneincursion du côté du théâtre et du roman, tandis que le recueil final, bilan d’unevie, fleurette avec le dialogue, voire avec l’autobiographie2 ou encore l’essai (commel’a suggéré Gabriel-André Pérouse3). La facétie est, elle, présente partout, et l’édi-teur de la Bibliothèque elzévirienne, Jean Assézat, avait naguère rassemblé lestrois recueils sous le titre d’Œuvres facétieuses. Encore faut-il distinguer l’espritfacétieux, que semble illustrer, dès les Baliverneries, la bonne humeur d’Eutrapel,et la facétie elle-même, récit bref et spirituel d’un bon tour ou d’un bon mot. Jetâcherai de mettre en lumière ces deux aspects, et privilégierai par conséquentdans mon étude les deux recueils qui portent le nom d’Eutrapel.

Partons d’un constat simple et que d’autres ont fait bien avant moi4 : les re-cueils de Noël Du Fail, le dernier en particulier, fourmillent de bons mots et de

1 Paris : Éd. Budé, 1930, pp. 74-75.2 Dans les passages notamment où Eutrapel conte ses souvenirs de jeunesse (Dans Contes et discours

d’Eutrapel (C.D.E.), XXVI) et à condition d’admettre que le joyeux devisant puisse être une figuretransposée de l’auteur.

3 G.-A. PÉROUSE, « De Montaigne à Boccace et de Boccace à Montaigne. Contribution à l’étude de lanaissance de l’essai », dans La nouvelle française à la Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi,Centre d’études franco-italien, Turin/Savoie : Slatkine, 1981, pp. 13-40.

4 En particulier Emmanuel PHILIPOT, La vie et l’œuvre littéraire de Noël Du Fail, gentilhomme breton, Paris :Champion, 1914.

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récits de bons tours, dont il ne s’agira pas ici de faire l’inventaire, encore moinsde préciser les sources. Pour donner seulement un ordre d’idées, j’ai compté dansle dernier recueil soixante-quatre bons mots et une vingtaine de bons tours. Lafacétie est présente sous les deux aspects qu’avait dégagés Cicéron dans le Deoratore (livre II, LIV, 218 ; 239)5, diffuse dans l’ensemble du discours (cavillatio) ouconstituée de traits vifs et courts (dicacitas) ; plaisanterie de choses, qui débouchesur le conte, l’anecdote (fabella) ou plaisanterie de mots (verbi aut sententiaeacumen).

Plus riches encore d’enseignement, les occurrences du mot lui-même dansl’œuvre de Noël Du Fail et la présence d’une myriade de personnages facétieux ;la facétie est art de parole – on sait la place qu’elle occupe dans les manuels desavoir-vivre et de conversation de la Renaissance italienne, de Pontano (De Sermone,1509) au Galateo de Giovanni della Casa (1558), en passant par le Courtisan deCastiglione (1528) – et elle ne prend toute sa saveur que lorsqu’est mise en scèneune situation de parole : or les œuvres de Noël Du Fail sont précisément des récitsde paroles, organisés selon un principe polyphonique : le narrateur s’efface der-rière ses devisants, nobles ou paysans, qui font à leur tour parler les divers per-sonnages dont ils nous content « nouvelles ».

Nulle occurrence du mot facétie dans les Propos rustiques, mais les personnagesà l’esprit facétieux ne manquent pas. Pasquier, l’un des devisants, est « lun desgrands gaudisseurs qui soit d’icy à la journée d’un cheval6 » ; dans les veilléesrustiques dont Huguet brosse le tableau au chapitre II, « chascun avoit son motde gueule pour gaudir l’un l’autre7 ». Comme le suggère l’emploi fréquent del’ancien verbe gaudir, la veine comique des Propos rustiques préfère avouer sa detteà une tradition bien française – et rabelaisienne – qu’à la littérature italienne. LesBaliverneries se refusent également à l’emploi du mot « facétie », pourtant présentdans la langue depuis la traduction du Pogge, proposée par Guillaume Tardifavant 14968 ; l’absence du mot n’est évidemment pas l’indice d’une méconnais-sance : les Facéties du Pogge étaient déjà bien connues au milieu du XVIe siècle etDu Fail les avait lues, bien sûr, ainsi que les Nouvelles récréations et joyeux devis deBonaventure Des Périers, « l’écrivain, selon Lionello Sozzi, qui a su transposer lemieux, en français, la structure et la technique du bon mot9 ». Plutôt que dereprendre un terme italien, déjà méfiant peut-être à l’égard d’un afflux de mots

5 CICÉRON, De oratore, éd. E. Courbaud, Paris ; Les Belles-Lettres, 1922, pp. 97 et 106.6 N. DU FAIL, Propos rustiques, éd. G.-A. Pérouse, R. Dubuis, Genève : Droz, 1914 ; chap. I, p. 49.7 Ibid., chap. II, p. 52.8 On se reportera, pour l’histoire du mot, à la contribution de R. Dubuis et P.J. Roux au colloque de

Goutelas : R. DUBUIS, P.J. ROUX, « Réflexions sur l’histoire du mot facétie », dans Facétie et littératurefacétieuse à l’époque de la Renaissance, Actes du colloque de Goutelas, septembre-octobre 1977, Ré-forme, Humanisme, Renaissance, 4e année, n° 7, mai 1978, pp. 12-18.

9 L. SOZZI, « Les Facéties du Pogge et leur influence en France », dans Colloque de Goutelas, pp. 31-35.

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qu’il critiquera beaucoup plus tard, en pleine polémique anti-italienne (Contes etdiscours d’Eutrapel, XXXII, t. II, pp. 199-202)10, Noël Du Fail forge un mot nou-veau : le verbe « baliverner », où Pierre Guiraud11 a vu un composé tautologiquede baller (tourner en dansant) et verner (tourner sur soi-même, virevolter), donnenaissance au substantif « balivernerie », qui qualifie l’humeur et le mouvementincessant (il « n’avoit jamais l’œil en un lieu, ains inconstant et vague », chap. I12)d’un personnage dont le nom est plein de résonances culturelles ; Gaël Milin,dans son édition des Baliverneries13, a montré l’origine antique et humanisted’Eutrapel : Cicéron et ses lettres à P. Volumnius Eutrapelus, Aristote et sa défini-tion de l’eutrapelia, Érasme, qui fait de lui le devisant de deux colloques (L’accou-chée et le Banquet des conteurs). Comme la facétie, dont elle constitue en définitivel’équivalent bien français, la balivernerie est clairement associée au rire : Poly-game et Eutrapel sont « tousjours balivernans et rians du meilleur de la ratelle »(chap. IV, p. 50), et à la liberté : l’Hyraigne demande « quelque coing ou elle peustseurement et librement baliverner » (p. 59) ; elle a, elle aussi, une fonction rhéto-rique : mêler l’utile à l’agréable et donner du piquant au propos. « Eutrapel quifaisoit le suffisant et bonne mine deschargea sa conception par une Apologie nonmoindre en doctrine qu’en Balivernerie » (p. 56) ; au beau milieu du récit de soncompagnon, Polygame s’exclame : « Saincte Marie […] que tu fais trouver lecompte bon », à quoi Eutrapel répond qu’« un potaige […] ne vault rien sans sel »(p. 59). La métaphore du sel est reprise à Cicéron qui définit, dans le De oratore,l’homo facetus atque salsus14 ; elle sera plus tard intégrée, par un Eutrapel vieilli detrente-cinq ans, dans une vibrante apologie de la liberté de ton et de parole :

Et qui voudroit oster l’impiété et dangereux termes contenus aux livres de Plotin,Porphire, Lucrece, Lucien, et autres qui ont guerroié nostre christianisme, les heresieset contradictions à iceluy, les polices de Platon et Aristote permettans tant de vilainescopulations ; chastrer un Martial, comme quelqu’un a faict, un Terence, Suetone,Bocace en son Decameron, Poge Florentin, les contes attribuez à la Royne de Navarre,à vostre avis, ne seroient tels livres de vrais corps sans ame, un banquet de diables, oùil n’y a point de sel, et dont le profit, qui est contraire au mal, ne se pourroit autre-ment tirer ? (Contes et discours d’Eutrapel, XX, t. II, p. 15.)

Au beau milieu d’une liste contrastée, où les philosophes néo-platonicienscôtoient les rationalistes, où la liberté de mœurs est mêlée à celle du propos, onvoit apparaître, pour la première et la seule fois dans toute l’œuvre, les nomsitaliens du Pogge et de Boccace.

10 N. DU FAIL, Contes et discours d’Eutrapel, éd. Hippeau, Paris : Librairie des Bibliophiles, 1875. Toutesles références au dernier recueil (C.D.E) renvoient à cette édition.

11 Pierre GUIRAUD, Dictionnaire des étymologies obscures, 1982.12 N. DU FAIL, Les baliverneries d’Eutrapel, éd. Gaël Milin, Paris : Klincksieck, 1970, p. 10.13 Ibid., Introduction.14 CICÉRON, De oratore, II, LIV, 228 ; voir également, pour l’usage du mot, dans le De oratore, II, pp. 220,

255 et 270.

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Le mot même de « facétie » ou « facétieux » apparaît quant à lui seulementtrois fois dans les Contes et discours ; deux emplois font référence à la facetia anti-que : Lupolde estime que Cicéron « avoit cela de bon, traverser les raisons del’advocat son adversaire dont il ne se pouvoit depestrer que par risées et faceties »(XI, t. I, p. 143) ; au beau milieu d’un véhément débat sur la musique, Polygame,après avoir tancé Eutrapel sur son goût de la provocation (Eutrapel s’emploie eneffet, face à un Lupolde défenseur de la musique consolatrice des âmes, à vanterle bruit d’un taquet de moulin, de la grosse horloge de Rennes, de la cornemuseguerrière, voire même des chopes qui s’entrechoquent), finit par admettre que« les anciens, en leurs disputes, dialogues et escholes, ont tout à propos entremeslé,par une honneste familiarité, plusieurs gaies et facetieuses manieres de parler, fustà contredire l’autruy ou confirmer le leur, ou pour n’embrasser l’une ou l’autreopinion » (XIX, t. 1, p. 259). Le mélange est de mise entre le sérieux et la plaisan-terie.

Un emploi atteste de la transposition qu’a opérée Du Fail de l’Italie à la France,voire à la Bretagne ; au chapitre IV, Polygame rapporte les propos d’Eguinaire Ba-ron, « grand et notable enseigneur de loix », qui était « facetieux et riche en tousses discours » (p. 62), et l’exemple d’illustration qui suit montre que « facétieux »est bien pris ici dans le sens de faiseur de bons mots : le digne professeur de droitjoue plaisamment sur le contraste entre sérieux et plaisant ; le sérieux de la répu-tation (qui lui vaut la présence de Michel de l’Hospital), de l’apparence (« robe detaphetas », « barbe grise longue et espoisse ») et des circonstances (les « Grands-Jours de Rion ») font mieux apprécier, par contraste, l’audace d’une comparaisontrès crue, que file le discours rapporté par Polygame ; « si un chien a pissé enquelque lieu que ce soit, il n’y aura mastin, levrier ne briquet, d’une lieue à laronde, qui là ne vienne lever la jambe et pisser comme ses compagnons » (p. 62).La saveur de ce contraste était soulignée par Castiglione dans son Courtisan ; levisage « grave, sévère et posé » fait paraître plus « piquantes et subtiles les chosesqui sont dites », soulignait l’un des devisants15. L’insistance de Noël Du Fail sur ladignité du personnage (« il lisoit en l’Université de Bourges avec une telle ma-jesté, dignité et doctrine, que vous l’eussiez jugé proprement un Scevola, tant ilestoit sententieux, solide, massif, et de grace poisante et faconde gravité », p. 61)souligne qu’on a affaire ici à la reprise d’un topos, « élégance rhétorique », maisaussi « idéal de vie », pour reprendre les termes d’E. R. Curtius 16. Déjà Cicéronreprenait, souligne Eutrapel, ceux « qui portent tousjours leur magistrat et gran-deur publique avec eux et en leur manche » (Contes et discours, XVIII, t. I, p. 227)et Du Fail a trouvé dans des ouvrages plus récents, en particulier dans les préfaces

15 Baldassar CASTIGLIONE, Le livre du courtisan, présenté et traduit de l’italien d’après la version deGabriel Chappuis (1580) par Alain PONS, Paris : GF-Flammarion, 1991, LXXXIII, p. 206.

16 E. R. CURTIUS, dans La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris : P.U.F. (Agora), 1956, note que« pour l’Antiquité païenne finissante, le programme joca seriis miscere reste une convention valable »(t. II, p. 192).

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aux Facéties du Pogge (le manuscrit de Turin date de 1457, mais c’est seulementde 1470 que datent les premières éditions, posthumes), mais aussi de Bebel (1508)17,ce même thème du sérieux et du plaisant : Le Pogge insiste sur la nécessité « d’ar-racher parfois notre esprit à ses habituelles préoccupations et aux fatigues quil’accablent en l’égayant par quelque joyeux délassement18 » ; Heinrich Bebel pré-sente la facétie et la relaxation du rire comme indispensables à l’équilibre psychi-que ; Du Fail transpose, et pour justifier son titre et la naissance d’Eutrapel, invo-que le tempérament, le « naturel » (pas moins de sept occurrences des mots « na-ture » et « naturel » sur cinq pages de préface), autrement dit l’ ingenium des La-tins. L’auteur confesse à son grand ami H.R. que son « naturel est follastrer, rire etescrire choses de mesme, encore ne sera ce rien estrange et hors le naturel deshommes » (p. 5) ; le délassement est subordonné toutefois à une entreprise d’en-vergure : « il faut premier en dire de vertes et de meures, ensemble baliverner, desorte qu’avec le temps on puisse parler à bon escient » (p. 6) ; et l’on croiraitentendre Aristote, à la fin de l’Éthique à Nicomaque : « Selon Anacharsis, il fauts’amuser pour s’appliquer ensuite sérieusement19 », si la préface de Du Fail nes’achevait sur une pirouette finale : l’œuvre promise, « si croissant l’eage, le sçavoirs’amplifie, tellement que la plume plus vivement se puisse tourner » (p. 7), pro-posera seulement de « plus amples Baliverneries ». On peut du reste s’interrogersur la signification exacte du mot « ample » : ces nouvelles Baliverneries seront-elles simplement plus longues, ou plus denses, profondes et dispensatrices d’unmessage ?

Du Fail est homme du concret, il cherche à donner visage humain à des no-tions abstraites : l’eutrapelia de l’Éthique à Nicomaque devient le bien vivantEutrapel, le topos du style mêlé sérieux et plaisant vient s’incarner dans le doublevisage, sérieux et facétieux, de quelques personnages dont nous est tiré le por-trait : dans un chapitre où Du Fail nous invite à ne pas nous fier aux apparences(« Les bonnes mines durent quelque peu, mais enfin sont découvertes »), on voitun président de Bretagne et le garde des sceaux converser familièrement, puisrevêtir tous deux « le sage et prudent deguisement » de leur fonction (XVII, t. I,pp. 225-227) ; le pape Adrien, précepteur de l’empereur Charles Quint, plaisanteen privé avec un ami de jeunesse, Martin (pp. 227-228). Prolongeant le proposd’Eutrapel, Lupolde tire cependant le schéma jusqu’à la caricature, et nous faitvoir un président de Normandie « jouant de son estat comme d’un baston à deuxbouts », « faisant tresbien la grimace et le suffisant » dans « sa grand’robe de Pa-lais », pour l’instant d’après caresser et embrasser les mêmes personnes (pp. 228-229).

17 Heinrich BEBEL, Facetiae, Strasbourg, Livres I et II, 1508 ; livre III, 1512.18 Florentin LE POGGE, Facéties, traduction du latin par E. Wolff, d’après la version de Pierre DES BRAN-

DES, Anatolia éditions, 1994, p. 37 : « Avis aux envieux de ne pas censurer le ton léger des Facéties ».19 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Paris : Livre de poche, 1992 ; X, 6, pp. 414-415.

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De l’idée exprimée par Castiglione de la fonction nécessaire du rire, jusquedevant la mort : « non seulement les travailleurs des champs, les marins et tousceux qui se livrent à de durs et pénibles exercices manuels, mais aussi les saintsreligieux, et les prisonniers qui attendent la mort d’heure en heure20 », Noël DuFail propose illustration par l’exemple : Chauvel, le « gabeleur qui fut pendu »(chap. XXIII) provoque l’étonnement de ses juges qui « s’esbahissoient, estant siprés de sa fin, ce qu’il savoit tresbien, comme il s’amusoit à niaiser et prendreplaisir en telles vaines sornettes » (p. 50) ; ailleurs, Eutrapel, qui résume la nou-velle LXXXII des Nouvelles récréations et joyeux devis, cite le bon mot de « ce capi-taine gascon, auquel un president de Tholose dit que la Cour luy faisoit la graced’avoir seulement la teste tranchée, attendu qu’il avoit bien merité la rouë ; le-quel respondit qu’il donneroit le reste pour un vietdaze » (Contes et discoursd’Eutrapel, VII, t. I, p. 99).

Sont facétieux chez Noël Du Fail des hommes de toutes conditions : à la listequi précède et qui associe hauts dignitaires de la justice ou de l’Église et mauvaisgarçons, il convient d’ajouter un homme d’armes (le Capitaine, qui prend avecune « face gaillarde » la moquerie de jeunes pages chap. VIII), un chirurgien, (l’und’entre eux est « bon railleur » chap. XXVIII, t. II, p. 117), des nobles (par exemplele seigneur du Plessis, « plaisant en rencontres » du chap. XXXII), également quel-ques femmes, qui ont, comme celle avec qui converse du Plessis, « fort bon etgentil esprit » (p. 175). La pratique de la facétie semble même, dans certains cas,abolir les barrières sociales : le fermier d’Olim, « tout raillard », et son maître sejouent l’un à l’autre de bons tours, de « petites joyeusetez et tromperies » (chap.XVI, pp. 207-213) ; l’une d’entre elles, reprise des Facéties d’Arlotto, nous est lon-guement contée21.

Disons quelques mots à présent des techniques elles-mêmes de réécriture. Sil’on prend pour base les Facéties du Pogge, dont L. Sozzi a étudié la fortune enFrance22, on note chez Noël Du Fail cinq reprises directes dans les Contes et dis-cours d’Eutrapel, et quelques plus vagues inspirations (L. Sozzi signale, sans pré-ciser, « la dizaine de contes de Des Périers, de Philippe de Vigneulles, de Noël DuFail, qui semblent s’inspirer du recueil italien23 »). Notre auteur lit le texte dansl’original latin et non dans la traduction qu’avait proposée Guillaume Tardif(offerte à Charles VIII vers 1492, elle proposait en version française et « morali-sée » une petite moitié des facéties, cent douze sur deux cent soixante-treize) :

20 CASTIGLIONE, Le livre du courtisan, op. cit., livre II, XLV, p. 166.21 Le bon tour consiste en une fausse menace de peste ; Les contes et facéties d’Arlotto de Florence, Paris :

P. Ristelhuber, 1873, XXXV, pp. 57-59.22 L. SOZZI, « Les Facéties du Pogge et leur influence en France », dans colloque de Goutelas ; également

« Le Facezie di Poggio nel Quattrocento francese », dans Miscellanea di studi e ricerche sul quattrocentofrancese, a cura di Franco Simone, Torino : Giappichelli, 1967, pp. 411-516.

23 Colloque de Goutelas, p. 34.

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sur les cinq contes directement repris au Pogge, trois ne figurent pas dans latraduction de Tardif (sont reprises les facéties 179, 100, 231, 242 et 118 ; seules118 et 231 étaient reprises par Tardif).

Le choix de Du Fail est intéressant : trois contes sur les cinq ont un thèmeérotique, deux bons tours et un bon mot. Eutrapel retient l’une des anecdotes lesplus grossières, notée en tous cas par Le Pogge lui-même comme grossière : « DeFacto cujusdam florentini justo, sed bruto » ; un mari, lassé des sérénades quisont données chaque nuit aux fenêtres de sa femme, montre au balcon qu’il a dequoi satisfaire sa femme et fait, de la sorte, cesser les vaines poursuites (Facétie242, C.D.E., XXIX, t. II, pp. 132-133). Ailleurs, l’esprit malicieux d’Eutrapel ne peutadmettre l’idée, évoquée par Lupolde dans un tableau de la vie privée, qu’enAllemagne « garçons et filles [soient] couchés ensemble sans note d’infamie » ;pour illustrer les risques de la promiscuité, il se sert d’un bon mot du Pogge, dontil souligne du reste la multiple transmission orale : il a ouï dire à sœur Binette,qui elle-même a ouï dire

à sa grand’tante que dom Jean Orry, de Noyal sur Seiche, demanda à nostre maistrePrau, y preschant notamment contre la paillardise des prestres, qui l’avoient refuséde l’accommoder : « Venez cà, frere Jean. Si une belle fille vous chatouilloit au lit etpinsoit sans rire, que luy feriez vous ? – Je say bien, respond magister noster nostrandus,que je devrois faire ; mais je ne say que je ferois. » Passons outre (C.D.E., chap. XI, t. I,138, Facétie 118, reprise par Tardif).

L’anecdote que rapporte cette fois Lupolde au chapitre XXXI est reprise à laFacétie 102 du Pogge (retenue aussi par Tardif) : une nuit, dans l’alcôve, unefemme se repent un peu tard d’avoir refusé les assiduités de son mari ; le récitest brièvement conté, mais on peut se demander s’il n’a pas joué un rôle moteurdans le chapitre, intitulé « Tel refuse, qui après muse ».

Rien d’original jusque-là dans un choix qui reflète chez Du Fail un goût évi-dent pour la tradition gauloise ; plus intéressante, la réécriture de deux récits, quitrahissent les préoccupations linguistiques du Pogge, mais aussi de Noël Du Fail :« l’un des thèmes les plus typiques du recueil latin, notait L. Sozzi24, la morguedu pédant, les prétentions du demi-savant, les ridicules du doctor indoctus, esttout à fait au centre de l’inspiration des Joyeux devis » ; le thème occupe aussichez Du Fail une place non négligeable : l’écolier « tout frais esmoullu »(Baliverneries, p. 62) de l’université, et qui se gargarise de mots savants, est unefigure présente dans les trois recueils25. Dans les Contes et discours d’Eutrapel estreprise la facétie de « l’escolier qui parle latin à la chasse », et qui fait évidem-ment s’envoler tous les oiseaux, en « vénérable épouvantail » (Facétie 179, C.D.E,XIII, pp. 171-173). Dernière reprise textuelle enfin, le récit qui illustre les pou-voirs de la médisance et du qu’en-dira-t-on : le « vieillard qui porta son âne »chez Le Pogge se prénomme ici Titius (Facétie C ; C.D.E., XXVII, T. II, pp. 100-102) ;

24 Ibid.25 Voir les remarques dans ma thèse dactylographiée, Noël Du Fail conteur, Paris IV, 1992, pp. 523-526.

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on a reconnu l’argument de la fable de La Fontaine, Le meunier, son fils et l’âne (III,1). Le thème est ancien, répandu en Europe comme en Orient, présent chez Ber-nardin de Sienne, au cœur d’un sermon sur la médisance26, avant lui chez NicoleBozon, franciscain anglais du XIIIe siècle (Contes moralisés, n° 102), plus tard chezPontano, en France dans Les cent nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles(XCVII) ou conté par Malherbe à Racan vers 1609. Plus préoccupé du réel que LePogge, Polygame ne va pas jusqu’à suggérer que Titius, désorienté par tant deremarques contrastées, finit par porter l’âne sur son dos, avant de le jeter à l’eau.« Sujet à la sotte et vulgaire devotion du peuple, ne sachant plus de quel bois fairefleches, fut contraint se loger et heberger au mieux qu’il peut » (pp. 101-102). Lafacétie repose moins ici sur un contenu référentiel (la paillardise dans les troispremiers exemples ou la vanité du faux savant) que sur un jeu logique, que Poly-game se refuse néanmoins à pousser jusqu’à l’absurde27.

On a pu le noter au cours de cette rapide présentation : Noël Du Fail fait subiraux brefs et secs récits du Pogge une véritable transposition ; transposition géo-graphique tout d’abord, comme l’a souligné Emmanuel Philipot28 : Titius a beauporter un nom romain, « qui de tout temps, note Polygame, est partie formellede Sempronius » (p. 100), il conduit non plus un âne, mais une jument bretonnesur « ce meschant chemin de la mestairie de Meaux » (p. 101) ; transpositionaussi dans l’univers le plus quotidien, dans la vie de tous les jours. Chez Le Pogge,c’est lors de la nuit de noces que la jeune fille se refuse à son mari, un vieuxFlorentin ; Tardif parle aussi d’un « vieil et ancien Florentin », mais il cherche àdonner plus d’épaisseur aux personnages, soulignant que le vieil homme étaitencore « bon compaignon », et suggérant avec une certaine lourdeur, dans unbut évidemment antiféministe, que la jeune femme « peult estre avoit laschél’esguillette » (Facétie CII chez Tardif29). Rien de tout cela chez Du Fail, qui situel’anecdote une nuit banale, chez un couple de paysans du coin :

Lupolde aussi, de son costé, dit chose presque semblable estre advenue à GuillaumeTexier, de la lande d’Ercé, qui, estant couché prés Perrette, sa femme, nature com-mençant à se jouer et desgourdir, dit : « Tourne toy, Perrette. – Helas ! respond elle,l’enfant tette » (t. II, XXXI, p. 183).

26 Saint BERNARDIN DE SIENNE, « Le moine, le monillon et l’âne », dans Conteurs italiens de la Renaissance,Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1993, pp. 68-69.

27 Pour un classement des types de facéties, voir l’intervention de Michel LE GUERN « Approches lin-guistiques de la facétie », au colloque de Goutelas, (pp. 92-96) ; le critique distingue trois types defacéties :1. les anecdotes facétieuses par leur contenu référentiel (paillardise ou scatologie) ;2. les facéties reposant sur des jeux logiques ;3. les facéties construites sur des jeux de mots.

28 E. PHILIPOT, op. cit., pp. 419-421.29 Les facecies de Poge, Florentin, traitant de plusieurs nouvelles choses morales, t.f. de Guillaume TARDIF,

du Puy-en-Velay, Lecteur du Roi Charles VIII, réimprimée pour la première fois sur les éditionsgothiques, avec une préface et des tables de concordance par M. Anatole DE MONTAIGLON, Bassac :Plein Chant, 1994.

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Du Fail applique ici un principe fort répandu chez tous les conteurs de laRenaissance : ils veulent nous offrir des « images de la vie du temps30 » et insis-tent pour cela sur l’authenticité des récits même les plus galvaudés, les situantle plus souvent dans un temps et un lieu proches :

Donc il fut, n’a pas long temps, à Vennes, ancienne ville, et sur le plus beau rivage del’Ocean, un bon compagnon cordonnier auquel on rompoit la teste à force d’aubadeset letanies amoureuses (XXIX, p. 132).

Giovanni della Casa en a proposé la théorie dans l’un des chapitres du Galateo(1558), précisément consacré à la facétie : « Il est vrai qu’on a l’habitude d’écou-ter avec davantage de plaisir et de mieux se représenter ce que l’on dit être arrivéà des personnes que nous connaissons, si l’événement est tel qu’il soit conformeà leurs façons de faire, que ce qui est advenu à des étrangers et à des personnesinconnues de nous31. »

La transposition pittoresque qu’opère Noël Du Fail sur les récits du Pogge passesurtout par le choix d’un langage coloré, un « langage du quotidien32 », riche enproverbes et en expressions imagées (or on sait que les proverbes, les métaphoreset les comparaisons sont des éléments traditionnels de la facétie, énumérées avecd’autres figures de style par Cicéron (De oratore, II, 258-261) et que reprend Casti-glione dans Le courtisan (II, LXV). La métaphore intervenait chez Le Pogge dans lecadre d’un art de la pointe ; le bon mot pouvait être d’autant plus piquant etspirituel que la métaphore était bien choisie. Chez Du Fail, le langage imagé ne selimite plus à une brève saillie, à la pointe finale, il colore l’ensemble du récit : legrossier Florentin, devenu cordonnier, s’entend reprocher sa jalousie par sa femme :« par son cotillon verd, hem ! il la tenoit tousjours en ses caquets et jalousies » ;« en dernier edit et assignation de forban, il se met à la fenestre en chemise,l’executeur de la basse justice en main » (p. 132) (Le Pogge disait plus succincte-ment son « Priape ») ; la conclusion est elle aussi imagée : ce « fut le seul et grandmoien de chasser les renards de la garenne » (p. 133).

C’est par son style que Noël Du Fail me semble être le plus nettement facé-tieux, un style beaucoup plus proche toutefois du foisonnement rabelaisien quede la sécheresse efficace du Pogge. Cette différence de style n’empêche pas DuFail de rejoindre souvent l’esprit des facéties italiennes, comme Lionello Sozzi33

l’a suggéré : il n’embarrasse pas les récits de préoccupations morales et ne retientaucune des moralités d’un Tardif ; la plaisanterie parle d’elle-même, les illustra-tions se succèdent au sein de chapitres, où le lien – lâche – entre elles est parfois

30 Pour reprendre le titre de G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps,Genève : Droz, 1977.

31 Giovanni DELLA CASA, Galatée, Paris : Quai Voltaire, 1988, p. 116.32 Voir ma thèse dactylographiée, op. cit., ch. VII, « Langage et vie quotidienne », pp. 425-512 et l’ap-

pendice B, VII : « Langage du quotidien : classement thématique des comparaisons et métaphoresempruntées au monde quotidien », pp. 615-697.

33 Article du colloque de Goutelas.

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constitué par le seul titre : « Tel refuse, qui après muse ». L’anecdote du vieillardet de son âne était l’une des rares chez Le Pogge (25 sur 272, propose L. Sozzi) àproposer une morale :

On disait dans une réunion des secrétaires du pape que se régler sur l’opinion duvulgaire, c’est se soumettre à un misérable esclavage, attendu qu’il est impossible deplaire à tout le monde, chacun pensant à sa manière, et l’un trouvant bon ce quel’autre n’approuve pas (p. 110).

Chez Du Fail, l’anecdote est dite par Polygame, le plus moralisateur des troisdevisants : celui-ci veut illustrer les reproches qu’il fait à Lupolde, pour avoirdistribué ses conseils sans en avoir été prié. Il peut arriver que l’anecdote soitpourvue chez Le Pogge d’une morale, retranchée par Du Fail : Lupolde laisse sesauditeurs – et les lecteurs – sur l’effet piquant du bon mot métaphorique deGuillaume Texier : « la veze ne sonne plus, les petits s’en sont allez ». Le Poggeconcluait le récit en disant qu’« il est sage d’accepter ce qui vous est agréablequand on vous l’offre34 ».

« L’essence même, soulignait Lionello Sozzi dans l’article déjà cité, et l’espritanimateur de l’ouvrage de l’humaniste florentin sont désormais largement assi-milés par des écrivains que le souffle humaniste a touchés35 ». Certes, les effetscomiques chez Du Fail, dans les cinq exemples retenus d’imitation directe duPogge, tiennent autant de la cavillatio, raillerie uniformément répandue dans unrécit (« l’urbaine et plaisante narration continue, qui consiste à raconter jusqu’àla fin l’exécution d’une action », chez Castiglione36), que de la dicacitas (bon motpiquant et bref, « la soudaine et subtile promptitude qui consiste en une seulesentence37 ») ; or un Pétrarque limitait la facétie à la seule dicacitas38. Notre auteurne brise pas cependant avec la brièveté du récit poggien, et ne soumet pas lesschémas d’anecdotes à la « dilatation narrative », que L. Sozzi a mise en reliefchez les auteurs français du XVe siècle. (La dilatation opère cependant une fois,dans la reprise d’une facétie du curé d’Arlotto, intégrée au long récit des bonstours que se jouent le fermier d’Olim et son maître39.) On retrouve enfin, disper-sés dans toute l’œuvre, quelques traits définitoires de la facétie humaniste : lafestivitas, gaieté propre aux jours de fête, est mise en scène dans les Propos rusti-ques, tenus précisément un « jour de feste ». La comitas, affabilité à l’égard del’interlocuteur, se joue dans les rapports entre les devisants et dans les récits deparoles emboîtés. La lepiditas, qui donne de l’enjouement, du charme à la con-versation vient s’incarner dans la personnalité plaisante d’Eutrapel.

34 Op. cit., p. 202.35 Article du colloque de Goutelas, p. 34.36 Le livre du courtisan, livre II, XLVIII, p. 169.37 Ibid.38 PÉTRARQUE, Rerum memorandum, lib. II.39 Les contes et facéties d’Arlotto de Florence, n° 35, Paris : éd. P. Ristelhuber, 1873 ; Contes et discours

d’Eutrapel, XVI, pp. 207-213.

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Reprise consciente d’une tradition, mais aussi désinvolture d’un auteur qui, àl’image de son personnage, se permet nombre d’irrévérences et de moqueries àl’égard même des théoriciens et praticiens de la moquerie. Cet esprit d’irrévé-rence me paraît assez typique de Du Fail et va beaucoup plus loin que la libertéaffectée, et parfois très artificielle, d’un personnage de papier40.

La notion d’urbanitas, politesse raffinée et spirituelle que recommandent Ci-céron et Quintilien, est évidemment mise à mal par les œuvres de Noël Du Fail :c’est l’aspect le plus original, mais aussi le mieux connu de l’auteur. À la suitede Rabelais, l’auteur des Propos rustiques renoue avec une verve populaire, quin’excitait que mépris chez les humanistes italiens. Pontano, par exemple, opposeà la plaisanterie des esclaves et à la plaisanterie rustique, naïve et grossière, celledes hommes libres, teintée d’une certaine douceur41.

Eutrapel, certes, est lui aussi aristocrate, à la différence d’un Lupolde, dont ilest souligné à plusieurs reprises dans les Contes et discours d’Eutrapel qu’il n’a pasla souplesse ou la vivacité d’esprit de son compagnon. Mais il n’est ni mondain,ni véritable homme de cour (bien que « nourri à la cour des grands », chap. XXVI,t. II, p. 98) et Le courtisan de Castiglione est relu à la lumière d’un autre ouvrage,grand succès de librairie à la même époque, le Mespris de la Cour avec la vie rusti-que, traduction française (1542) de l’homélie d’Antoine de Guevara, évêque espa-gnol42. Il n’est pas non plus homme de la ville, et s’exprime souvent dans labouche des devisants ou des personnages une véritable crainte du milieu urbain,qui n’est plus symbole de raffinement, mais plutôt d’affectation, voire de vice43.On notera du reste que l’ouvrage de Castiglione a été fréquemment raillé pourson affectation, quand son auteur s’employait pourtant à la condamner avec vi-gueur44.

Eutrapel prend d’autre part bon nombre de libertés avec la notion mêmed’eutrapelia, telle qu’elle est définie notamment par Aristote. Passons sur la ques-tion de l’âge : l’eutrapelia fait partie en effet des mœurs de la jeunesse, tandis queles vieillards sont « malicieux ; car c’est de la malice que de supposer en tout demauvaises intentions45 » ; après tout, le personnage peut avoir conservé sa jeu-nesse d’esprit, même si ses ans « ont passé le midi de bien loin46 ». Passons égale-

40 Je l’ai étudié ailleurs à propos du genre de la pastorale : « Les genres rustique et pastoral – quelquesthèmes pastoraux chez un auteur rustique : Noël Du Fail », dans La pastorale française, De RémiBelleau à Victor Hugo, édité par Alain NIDERST, Biblio 17, Papers on French Seventeenth CenturyLiterature, Paris-Seattle-Tübingen, 1991, pp. 23-36.

41 Voir l’intervention de Henri WEBER au colloque de Goutelas : « Deux théoriciens de la facétie :Pontano et Castiglione », pp. 74-78.

42 Voir E. PHILIPOT, op. cit., pp. 112-125.43 Voir sur ce point Denis BARIL, « La peur de la ville chez les paysans de Noël Du Fail », dans La nouvelle

française à la Renaissance, pp. 513-523.44 Voir P. BURKE, « L’homme de Cour », dans L’homme de la Renaissance, sous la direction d’Eugenio

GARIN, L’Univers historique, Paris : Seuil, 1990, pp. 142-173.45 ARISTOTE, Rhétorique, II, 12, 1389b.46 Contes et discours d’Eutrapel, XXIX, p. 128.

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ment sur les sautes d’humeur du devisant, qui ne porte pas toujours bien sonnom, puisqu’il parle parfois « en son vilain » (XXXIII, t. II, p. 196), ou tracasseLupolde de ses « humeurs melancholiques et fascheuses » (p. 195). Plus intéres-sante est la notion de juste mesure, de mediocritas : l’eutrapelia est une « démesuretempérée par la bonne éducation », ou encore, selon une autre traduction, une« impertinence polie » (Livre de poche). Or, le moins que l’on puisse dire, c’estqu’Eutrapel ne fait guère preuve de politesse ou de bonne éducation, lorsqu’ilapparaît pour la première fois dans l’œuvre de Noël Du Fail : au chapitre II desBaliverneries, il se comporte plutôt comme un bouffon de bas étage, un person-nage de farce, que comme « l’uomo piacevole » idéal47. Il s’assied en effet à unbanquet où il n’est pas invité et « commence à morfier et galloper des machoueresde façon non veue, tantost la main au verre (car devant que s’asseoir s’estoit saisyd’un broc de vin) tantost au plat, il faisoit rage » (p. 42). Eutrapel incarne ici levice de goinfrerie, que tous les manuels de civilité combattaient depuis long-temps, et c’est devant une « troupe de gentilz hommes et damoiselles » (p. 42)qu’il se comporte ainsi en goinfre malpropre ; le Galateo, quelques années aprèsles Baliverneries, reprend le topos de façon comique48. Ce schéma narratif est pré-sent aussi dans les Contes et discours et met en scène cette fois un soldat (chap.XVI, t. I, pp. 220-224) et un gueux (XVII, t. I, pp. 235-236).

Autre rupture avec les règles de la bienséance : la notion de convenance, deprise en compte du public, si importante dans les manuels de conversation re-naissants, est délibérément bafouée par le seigneur du Plessis que fait précisé-ment parler Eutrapel : il fait un récit lourd de grivoiserie devant une « grand’damede ce pays », à qui du reste cela ne déplaît guère, malgré ses « hola, ou ho ! ho ! »d’effarouchée (XXXII, t. II, 175 sq.).

Irrespect encore de la mesure chez Eutrapel, lorsque dans le débat sur la musi-que déjà évoqué (XIX), il soutient des thèses provocatrices, dans le seul souci decontredire Lupolde… et Le courtisan. Polygame le rappelle à l’ordre vertement :

Vous debatez, dit-il, choses plus divines pour ainsi les conclure et refondre, plus parforme et espece de victoire et opiniastreté que de raison et modestie, qui sied si bienen tous discours et pourparlers (XIX, p. 258).

Eutrapel réplique en soulignant « la grace de sa parole libre et volontaire »,qui, pour n’être « accompagnée de l’authorité et poids », n’en doit pas pour autantêtre « ainsi jugée et retranchée » (ibidem).

C’est donc toute une conception de la liberté et du naturel qui est débattue etqui, dans les moments les plus dynamiques du dialogue d’Eutrapel avec Lupolde

47 Jacob BURCKHARDT, Civilisation de la Renaissance en Italie, Paris : Livre de poche (Biblio essais), 1958 ;t. I, II, chap. IV, « La raillerie et le mot d’esprit », pp. 225-245.

48 G. DELLA CASA, Galateo, pp. 62-63 : « […] qu’auraient dit cet évêque et sa noble compagnie à ceuxque nous voyons parfois, semblables à des pourceaux, le groin toujours plongé dans leur soupe, sansjamais lever le visage ni les yeux et encore moins les mains de leur nourriture, avec leurs deux jouesgonflées comme s’ils jouaient de la trompette ou soufflaient sur le feu, ne pas manger, mais englou-tir ? »

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et surtout Polygame, est éclairée par les propos des devisants ; elle est éclairéeaussi par bon nombre d’anecdotes, qui dénoncent les hypocrisies et affectationsde tous genres, mais c’est un autre propos. Il semble qu’Eutrapel représente, danssa démesure et son irrespect de certaines convenances, l’idée d’une liberté sansentrave, expression de l’instinctif, du spontané49. Il quitte la scène des Contes etdiscours sur le refus de la « fausse liberté » du courtisan : « mon naturel, qui estoitbon, tout changé et altéré ; ma conscience trop obligée à une fausse liberté quiruyne et destruit la meilleure part des hommes » (XXXV, t. II, p. 268). Or, Poly-game s’était fait, dans un autre débat, l’apôtre de cette conception courtisane dela liberté, faite de convenance et d’à-propos :

[…] à la verité les anciens firent une excellence de ceux qui seurent joindre et marierleur naturel avec celuy de tous, et faire leur profit du bien, du mal, vertus et imperfec-tions d’autrui ; joyeux entre les raillards et plorard chez les tristes et melancholiques(XXVII, t. II, p. 98).

Lorsque Polygame lui demande de retenir « une bonne moitié de sa liberté »et de prendre pour modèle « la vie, coustumes et mines de quelque galant homme »(p. 104), il s’y refuse absolument, prônant la liberté individuelle d’action, depensée et de parole :

Cela tient en tout et partout de l’impossible, et n’estre en ma puissance faire autre-ment que ce que ma mere nourrice, la philosophie, m’a apprins. J’ay chanté quand ilm’a pleu, beu quand j’ay eu soif, resvé et solitairement entretenu mes pensées etsouhaits lors qu’ils se sont presentez ; […] dit librement et consulté ce qui bon mesembloit (p. 105).

Difficile en conséquence de préciser la position de Noël Du Fail : la fictionmaintenue du dialogue lui permet d’exprimer tour à tour le pro et le contra d’unemême idée, Polygame et Eutrapel représentant deux positions contrastées entrelesquelles il ne choisit pas ; il prend, à travers la figure d’Eutrapel, certaines dis-tances avec l’idéal de l’homme plaisant – et courtisan – de la Renaissance, maisrejoint aussi, avec lui, l’attitude des premières générations de l’humanisme, cetteflorentina libertas, ou « volonté de parler librement, sans crainte révérencielle,sans épargner personne, en riant de tout le monde et en premier lieu de soi-même50 ». Eutrapel ne définit-il pas la moquerie, sur laquelle est tenu le débatde tout un chapitre, comme un indice de civilité ?

[…] sans ceste moquerie, les hommes n’eussent onc esté civilisez ni arrachez duprofond de leur grosse et lourde nourriture (XXXIII, t. II, p. 223).

Or la moquerie, qui est soigneusement distinguée des injures, est alors touteproche de la notion de facétie.

L’effet d’artifice que produit parfois le dialogue des Contes et discours tient sansdoute en partie au rôle confié aux devisants : ils incarnent en somme des tendan-

49 C’est le type de liberté que met en valeur Alain PONS dans sa présentation du Galatée, p. 69.50 L. SOZZI, colloque de Goutelas, op. cit., p. 31.

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ces esthétiques opposées ; Polygame est le défenseur et le représentant de l’espritde sérieux, Eutrapel de l’excès dans la plaisanterie. Le juste milieu, en revanche,ne prend jamais corps ; il se déduit seulement de la tension entre les deux prota-gonistes.

Marie-Claire BICHARD-THOMINE

Université de Rouen.

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XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

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NOUVELLE ET PETIT ROMAN138

NOUVELLE ET PETIT ROMAN :LA PRINCESSE DE MONTPENSIER

ET LA PRINCESSE DE CLÈVES

Étant venue en voisine, sans être spécialiste de la nouvelle, j’en parlerai mo-destement, et à propos d’œuvres connues de tout le monde. Les critères qui per-mettent de caractériser le genre, de le distinguer de celui du roman, ont déjà faitl’objet de savantes études et sans doute notre colloque permettra-t-il de les affi-ner. Je me contenterai de retenir l’un des plus anciennement soulignés1, le plussimple, le moins souvent contesté à ce que je crois, même si l’on connaît maintesexceptions : la brièveté, commune au modèle boccacien autant qu’aux récits deMarguerite de Navarre, si souvent désignés comme des textes fondateurs du genre.

Certes l’idée de brièveté est aussi présente dans ce que Sorel a appelé le « petitroman2 », quoique tout soit relatif : après la monumentale Clélie, après Cléopâtreet Faramond, tous les romans de la génération suivante sont petits. Cependant, sil’on prend l’exemple de Mme de Villedieu, Alcidamie, Carmente occupent chacunun tome dans l’édition Barbin de 1702 ; les Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie deMolière sont assez longs pour avoir paru en deux fois (1672, 1674) et, n’était leurcaractère piquant, ils lasseraient plus d’un lecteur – tandis que Cléonice, qu’il y aquelque difficulté à ranger parmi les nouvelles puisque le titre précise : « Cléoniceou le roman galant », fait moins de cent pages dans la même édition. Mais si «petit » qu’il soit, un roman se donne pour autre chose qu’une nouvelle.

Mme de Lafayette a laissé, à côté d’un « petit roman » qui a assuré sa gloirelittéraire, une nouvelle qui, si l’on ne considère que l’intrigue, présente avec luibeaucoup de similitudes : dans l’un comme dans l’autre, une femme aime unhomme qui n’est pas son mari. Mais à l’évidence, quand on a dit cela, on n’a riendit qui permette d’entrer dans ces deux œuvres, de les comprendre, voire de nepas les trahir – n’hésite-t-on pas à user de l’expression « une femme » pour dési-gner Mme de Clèves ? C’est en relisant côte à côte La princesse de Clèves et La prin-

1 Voir déjà SOREL, De la connaissance des bons livres, 1671 : « Depuis quelques années, les trop longsromans nous ayant ennuyés, […], on a composé plusieurs petites histoires détachées qu’on a ap-pelées des nouvelles ou des historiettes. »

2 SOREL, Bibliothèque française, 1664 : « Les nouvelles qui sont un peu longues et qui rapportent desaventures de plusieurs personnes ensemble sont prises pour de petits romans. » L’expression « petitroman » fut également employée par Bayle dans des lignes bien connues, où La princesse de Clèvesest furieusement malmenée : « Nos petits romans donnent quelquefois des caractères si outrés etsi chimériques que ceux que l’on faisait il y a trente ou quarante ans en plusieurs volumes n’ontrien de plus excessif. Par exemple qu’y a-t-il de plus imaginaire que le duc de Nemours et la princessede Clèves, dans le roman qu’on a fait pour eux ? »

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cesse de Montpensier3 que je m’emploierai à souligner ce qui les différencie et queje tenterai de mettre ces différences en relation avec les genres auxquels les deuxœuvres appartiennent. Faute de temps pour développer mes analyses, je procéde-rai souvent, en ce qui concerne la première, par allusions : aussi bien tout est-ildit, et vient-on trop tard…

L’entreprise, je m’empresse de l’avouer, n’est pas scientifique : d’abord, elle apour point de départ un seul critère, lui-même subjectif. Ensuite, La princesse deMontpensier est une pièce typiquement courte : trente pages dans l’édition Niderst,soit à peu près la moitié du très beau Dom Carlos, « nouvelle historique » récem-ment rééditée par Roger Guichemerre4. Cette concision n’est pas étrangère au faitque les caractères qui vont y être relevés soient très marqués ; aussi composeront-ils de la nouvelle une image insuffisamment nuancée. Et puis, ma démarche neportant que sur une œuvre de chaque genre, elle ne permet pas de généraliser lesconclusions obtenues. Je n’ai garde d’oublier, par ailleurs, que pour René Godenne,avant le XIXe siècle, la nouvelle n’est pas « un genre narratif qui possède ses carac-téristiques propres5 ». Au risque d’entrer dans « le grand bêtisier de la nouvelle »,dont il menace l’imprudent critique6, je vais cependant tenter l’expérience.

On sait depuis bien longtemps l’importance de l’Histoire dans La princesse deClèves7, la maîtrise avec laquelle l’auteur utilisa une documentation soigneuse-ment acquise, et parfaitement dominée, pour jouer en virtuose d’un rythmedouble : celui du temps historique, et celui du temps psychologique, qui seconfondent (la magnificence de la cour d’Henri II convient à l’apparition d’unejeune beauté que tout semble destiner au succès, le trouble que provoque la fintragique du roi à celui qui s’est installé dans le cœur des protagonistes aprèsl’aveu fait par Mme de Clèves à son mari), puis se dissocient tandis que le premierperd de sa densité, quand l’héroïne fait retraite de la cour, manière absolue derenoncer à l’amour et de se tourner vers Celui que le roman ne peut nommer,quoiqu’à l’exclusion de tout le reste, il donne au dénouement son sens plein8.L’action de La princesse de Montpensier se situant elle aussi au temps des Valois,on pourrait s’attendre à ce que l’Histoire9 y joue à peu près le même rôle. Maisregardons le texte…

3 Pour des raisons de commodité, les deux œuvres seront étudiées dans l’édition d’Alain Niderst :Mme DE LAFAYETTE, Romans et nouvelles, Paris : Classiques Garnier, 1989. Les indications de pagesseront données dans le texte.

4 Dom Carlos et autres nouvelles françaises du XVIIe siècle, Paris : Gallimard (Folio classique), 1995.5 R. GODENNE, Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève : Droz, 1977, p. 120.6 R. GODENNE, La nouvelle, Paris : Champion, 1995, p. 17.7 Voir CHAMARD et RUDLER, « Les sources historiques de La princesse de Clèves » ; « Les épisodes his-

toriques de La princesse de Clèves » ; « La couleur historique de La princesse de Clèves », dans Revuedu seizième siècle, 1914, 1917.

8 Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans un débat sur lequel les critiques ne sont pas d’accord ; je meborne donc à donner d’un mot mon sentiment. On pourra lire John CAMPBELL, « Repos and thepossible religious dimension of La princesse de Clèves ? », Humanitas, 1985.

9 Mme de Lafayette s’inspire de la monumentale Histoire de France de MÉZERAY, publiée de 1643 à 1651,ainsi que de L’histoire des guerres civiles de France de DAVILA, traduite en 1644 par Jean BAUDOUIN. Pour

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« Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX

[…] » (p. 5). En une ligne, voici dessiné un cadre historique : une époque, unmonarque, un drame national. Pourtant on comprend tout de suite que c’estd’autre chose qu’il va être question : de l’amour, et de ce qui se passe dans « sonempire » (p. 5), plus important en l’occurrence que le royaume de France. Certesles personnages portent les plus grands noms de ce royaume : Mlle de Mézières(Renée d’Anjou), mariée à François de Bourbon, le « Prince Dauphin », que Mme deLafayette appelle prématurément le prince de Montpensier ; le duc de Guise,Henri de Lorraine, qui sera le chef de la Ligue et recevra le surnom de Balafré ; leduc d’Anjou, futur Henri III. Mais les événements dont il est fait état ne serventqu’à jalonner la triste histoire du personnage éponyme : siège de Paris par lesréformés au début de la seconde guerre civile, qui explique que Montpensier aitamené sa jeune femme à Champigny, l’y ait laissée en compagnie de son ami lecomte de Chabanes (ancien huguenot, qu’il fallait aussi mettre à l’abri), et soitrevenu à la cour « où la continuation de la guerre l’appelait » (pp. 6-7) ; deux ansplus tard, retour de la paix, qui ramène le mari auprès de sa femme, dont Chabanesest entre-temps devenu passionnément amoureux (p. 8) ; etc. Ainsi, des événe-ments historiques de la plus extrême gravité sont-ils réduits au simple rôle desupports de l’histoire amoureuse, dont ils rythment le développement : jusqu’àla Saint-Barthélémy – « cet horrible massacre, si renommé par toute l’Europe »(p. 33) –, utilisée ici pour achever l’intrigue, avec la mort de Chabanes, « le plusparfait ami qui fut jamais », dont la disparition ajoute aux « déplaisirs » qui« pressa[ient] » alors la princesse (p. 34).

Complémentairement, on remarque que la petite histoire, vraie ou imaginaire,est mise sur le même plan que la grande, et sert aux mêmes fins qu’elle : unepause dans la guerre, les deux armées étant « fatiguées », permit le séjour du ducd’Anjou, qu’accompagne Guise, à Loches, « pour donner ordre à toutes les placesqui eussent pu être attaquées » (p. 10) – séjour qui à son tour permit aux deuxhommes de rencontrer Mme de Montpensier dans sa retraite de Champigny. Demanière inverse, ce fut la découverte par le futur Henri III du bonheur de Guise,lors du ballet dansé à la Cour, et les menaces qu’elle l’amena à proférer, qui gravè-rent dans le cœur du Lorrain « un désir de vengeance qu’il travailla toute sa vie àsatisfaire » (p. 20). Dans le même registre d’idées, on notera que tel trait histori-quement attesté sert à expliquer la fiction : Anjou, qui « était fort galant et fortbien fait » (p. 12), ne résiste pas à l’envie de séduire la princesse, et sa maladie, aulendemain de la prise de Saint-Jean d’Angély, lui fournit la possibilité de rentrer àParis, « où la présence de la princesse de Montpensier n’était pas la moindreraison qui l’attirât » (p. 15) ; que tel élément politique n’est convoqué que pourses conséquences dans l’ordre du sentiment : Montpensier, qui se croit désho-noré par Chabanes, et sait sa femme très malade depuis le dramatique épisode où

le détail de ses emprunts, voir l’introduction de Daniel ARIS à son édition de La princesse de Mont-pensier, Paris : La Table Ronde (La Petite Vermillon), 1993, pp. XIV-XVI.

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il l’a vue tomber évanouie à ses pieds, ne veut ni se rendre à son chevet, ni don-ner aux gens sujet de s’étonner de son comportement. Aussi « [l’]ordre qu’il reçutde s’en retourner à la cour, où l’on rappelait tous les princes catholiques pourexterminer les huguenots, le tira[-t-il] d’embarras » (p. 33). De même Guise, oc-cupé à venger la mort de son père, négligea de penser à sa maîtresse – premier pasvers l’oubli total et l’infidélité (loc. cit.).

On ne peut à la fois utiliser davantage l’Histoire, et avoir moins de prétentionsà l’écrire : guerres civiles, massacres ou détails de la vie des grands, tout est mis àplat, sans que l’essentiel soit distingué de l’accessoire, sans que les faits cités (labataille de Jarnac par exemple) donnent à l’ensemble un quelconque relief tem-porel. La princesse de Montpensier ne risquait pas de provoquer chez ses premierslecteurs la perplexité que d’aucuns eurent devant l’autre Princesse, se demandants’ils avaient affaire à un roman historique ou à un roman sentimental. Quant àMme de Lafayette, elle n’aurait pu dire de ce récit qu’il s’agissait, comme elle l’as-sura de La princesse de Clèves, de « mémoires10 », où se trouvait évoqué tout unmonde – aussi bien l’avis du « Libraire au lecteur » précise-t-il qu’il ne s’agit qued’« aventures inventées à plaisir ».

Les « aventures », en effet, ne manquent pas : rappel des amours enfantineset secrètes de Mlle de Mézières et du duc, passion qu’éprouve pour la jeune femmel’ami du mari ; retrouvailles avec Guise ; rivalité de celui-ci et d’Anjou ; rendez-vous nocturne des amants, avec la complicité douloureuse de Chabanes ; irrup-tion de Montpensier dans la chambre de sa femme et sacrifice du comte. Il yaurait là de quoi remplir bien des pages, non seulement de narration mais aussid’analyse – cette analyse du cœur si goûtée des contemporains de Mme de La-fayette, tout comme l’étaient les portraits, auxquels elle s’était exercée à la de-mande de la Grande Mademoiselle, et que l’on s’attendrait à trouver dans unlivre paru trois ans seulement après la Galerie des portraits publiée sur l’ordre decelle-ci.

Mais dans notre nouvelle, la relation ne s’accompagne pas de la création d’uneatmosphère romanesque. Si la rencontre d’une belle dame au milieu d’une ri-vière, où elle regarde prendre un saumon, paraît aux princes « une chose de ro-man », celle-ci est sur-le-champ dévaluée par la présence d’un autre mot, qui laramène à ses vraies proportions : c’est justement le mot « aventure » (« Cetteaventure […] leur parut une chose de roman », p. 10) : rien en somme qui appro-che de la rencontre faite par Clèves chez ce joaillier italien où Mlle de Chartresétait venue assortir des pierreries, ni de la scène du bal à la cour, où un murmured’admiration s’éleva lorsque, sans avoir été présentés l’un à l’autre, mais si parfai-tement en harmonie, Nemours et la princesse dansèrent ensemble.

Quant à l’étude des caractères ou à l’analyse, elles interviennent rarement etsans grands développements. Alors que l’on distingue, dans La princesse de Clèves,

10 Lettre à Lescheraine du 13-4-78.

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une variété de types féminins qui n’a rien à envier à la Clélie (la belle mélancoli-que comme l’héroïne, la femme galante, elle-même diverse, car Marie Stuart n’estpas Mme de Tournon, l’ambitieuse comme Catherine, la sage comme Mme de Char-tres…), le petit nombre des personnages, dans la première Princesse, fait que l’imagede la femme s’y réduit à celle de l’héroïne éponyme, dont nous allons voir danstout ce qui suit qu’elle est privée de complexité. Sur les amours de jeunesse qui setrouvent à l’origine de l’intrigue, rien ne nous est dit qui permette de pénétrer lescœurs : seules sont signalées la fréquence des rencontres et la beauté de l’adoles-cente (p. 5), explications qui vaudraient pour des milliers d’histoires d’amour, etqui ne vont nullement à présenter ceux dont il est question comme des person-nes extraordinaires. Plus tard, la jalousie du mari, qui naît chez M. de Clèves auterme d’un long temps de confiance, et à la suite d’une révélation telle qu’aucunefemme n’en fait à son conjoint, qui le plonge dans des états si mêlés et modifieson être si profondément, apparaît en Montpensier avant toute alerte, à la décou-verte de la beauté épanouie de la princesse : « […] par le sentiment d’une jalousiequi lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu’il ne seraitpas seul à la trouver belle11 ». La « jalousie furieuse » (p. 14) que Guise lui inspi-rera ensuite, ses « violences épouvantables » (p. 16) ne seront que le développe-ment logique d’une disposition innée. Quant aux sentiments de la dame mariéeà contrecœur, ils sont traités comme chose sur laquelle il n’y a pas à s’arrêter :Montpensier est « contraint de quitter sa femme pour se rendre où son devoirl’appelait », elle est « fort triste des périls où la guerre allait exposer son mari »(p. 9) ; nous sommes dans le registre du convenu, adapté à une situation conju-gale normale, c’est-à-dire exempte de passion – celle-ci étant pour le momentreléguée au cœur d’un personnage de second rang, Chabanes, qui part deChampigny avec « une douleur extrême» (p. 9). Mais cette douleur n’est l’objetd’aucune investigation, et l’on en dira autant pour cette brève notation : « S’il nefut pas maître de son cœur, il le fut de ses actions » (p. 7), qui est comme l’ébau-che d’une des plus authentiques confidences de Mme de Clèves, préparée dans leroman par de longues réflexions de l’héroïne, et expliquée par elle avec d’infinisdétails : « J’avoue […] que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sau-raient m’aveugler » (p. 408). L’entrée en scène de Guise, qui troubla assez la prin-cesse pour la faire « un peu rougir » (p. 11), pourrait se prêter au développementde l’analyse, celle qui envahit La princesse de Clèves à partir de la rencontre deNemours. Mais c’est si peu le cas qu’il suffit à Mme de Montpensier de quelquesmots pour expliquer au curieux Chabanes ce qui s’est produit en elle :

Elle lui apprit qu’elle en avait été troublée par la honte du souvenir de l’inclinationqu’elle lui avait autrefois témoignée ; qu’elle l’avait trouvé beaucoup mieux fait qu’iln’était en ce temps-là, et que même il lui avait paru qu’il voulait lui persuader qu’ill’aimait encore, mais elle l’assura, en même temps, que rien ne pouvait ébranler larésolution qu’elle avait prise de ne s’engager jamais (p. 14).

11 P. 9. Voir encore p. 12 : « sa jalousie naturelle ».

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Ce n’est pas là le langage de l’introspection ; la jeune femme ne se montre nitourmentée, ni inquiète, aucune métamorphose ne semble s’être opérée en elle.Le réveil même de l’amour ancien sera évoqué avec sécheresse : « […] elle com-mença […] à sentir dans le fond de son cœur quelque chose de ce qui y avait étéautrefois » (p. 16). L’abstraction de la formule, tout comme de celle qui traduitla brouille des époux après le départ de leurs visiteurs (« Le chagrin que tous cessoupçons lui causèrent [au mari] donnèrent de mauvaises heures à la princesse »,p. 14), manifeste clairement le refus de l’analyse. Et si le lien est établi entre lesentiment de jalousie qu’éprouve la princesse en apprenant le penchant de Mar-guerite de Valois pour Guise, et son propre amour (pp. 16-17), c’est sans rien quisuggère le caractère subtil et complexe de ce lien. On en dira autant pour l’in-timité qui se rétablit facilement – « Quoiqu’ils ne se fussent point parlé depuislongtemps, ils se trouvèrent accoutumés l’un à l’autre » (p. 18) –, laquelle n’a pasla mystérieuse et éphémère plénitude de l’harmonie régnant entre Nemours etsa bien-aimée pendant la réécriture de la lettre réclamée par la dauphine (p. 345).

Cette attitude implique un autre refus, que le titre ne permet pas de deviner,mais qui ne peut échapper au lecteur : la nouvelliste renonce à choisir, dans lepetit nombre de ses personnages, celui ou ceux auxquels elle s’attachera le plus,et qu’elle désignera comme les héros de l’histoire. On a déjà compris à propos dela jalousie de Montpensier qu’elle signalait moins un caractère complexe qu’unemédiocrité naturelle, bien différente de ce que la romancière prêtera à Clèves,dans le premier portrait qu’elle esquissera de lui, de bravoure, de magnificence etde prudence réunies (p. 255). La notation qui se glisse alors que la nouvelle estdéjà largement engagée, « [l]a beauté de la princesse effaça toutes celles qu’onavait admirées jusques alors » (p. 15), n’est en rien comparable aux mots, trèssimples et pourtant très forts, qui dans le roman disent d’emblée que l’héroïneest unique : « Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout lemonde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna del’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes »(pp. 259-260). L’amour fit en Chabanes « ce qu’il fait en tous les autres » (p. 7), etil se déclara « après tous les combats qui ont accoutumé de se faire en pareillesoccasions » (p. 8). Guise et Anjou sont d’abord présentés comme quasiment in-terchangeables, « jeunes princes » « disposés à la joie » (p. 10) et à la galanterie,pour qui la rencontre d’une belle dame est promesse d’une « aventure » que l’uncomme l’autre veulent « pousser à bout » (p. 10). Quand le premier commence« à se faire une affaire sérieuse de son amour » (p. 13), il se déclare en usant delieux communs, autrement dit de mensonges, autrement dit encore à la manièrede tout le monde : « […] j’ai toujours conservé cette passion qui vous a été con-nue autrefois…12 ». Cette flamme ne le conduira d’ailleurs pas à « mépriser d’être

12 P. 15. Ceci est démenti, s’il en était besoin, par une réflexion qu’il fait en retrouvant la princesse :« […] il pensait en lui-même qu’il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans sesliens » (p. 11).

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beau-frère de [son] roi » (p. 17). Nous sommes loin du cas de Nemours qui, touten ayant derrière lui une carrière galante chargée, se trouve métamorphosé par larencontre de Mme de Clèves, cesse immédiatement de penser au fabuleux mariageanglais qui s’offrait à lui, et vit désormais un amour unique, même si on peutl’imaginer, « des années entières s’étant passées » (p. 416), reprenant ses habitu-des d’antan. En somme, alors que Mme de Lafayette commence son roman par laprésentation des personnes en vue à la cour d’Henri II, et choisit les plus admira-bles pour ses héros, sa nouvelle ravale sur le même plan princes du sang, grandset moins grands13, pour en faire des hommes et des femmes assez ordinaires, dontil suffit d’évoquer allusivement les états affectifs, puisque tout un chacun estcapable de les identifier : « L’on est bien faible quand on est amoureux » (p. 26).D’ailleurs, tandis que la romancière manifeste pour son héroïne, et prête à sespersonnages, dans les rapports qu’ils ont avec elle, une admiration respectueuse,qui appelle un traitement délicat, la nouvelliste traite la sienne, et la fait traiterpar les autres, avec une espèce de désinvolture : femme jalouse, elle montre toutplatement sa « colère » à l’homme qui la blesse dans son amour-propre (p. 17),alors que la jalousie de Mme de Clèves, dans l’affaire de la lettre perdue, se traduitau second degré, et comme malgré elle (p. 341). Plus probant encore, on compa-rera la discrétion très partielle du duc de Guise (« […] voulant, par plusieurs rai-sons, tenir sa passion cachée, il se résolut de la lui déclarer d’abord, afin de s’épar-gner tous ces commencements qui font toujours naître le bruit et l’éclat », p. 15)et la dévotion de Nemours : « Il y a des personnes à qui on n’ose donner d’autresmarques de la passion qu’on a pour elles que par les choses qui ne les regardentpoint, et, n’osant leur faire paraître qu’on les aime, on voudrait du moins qu’ellesvissent que l’on ne veut être aimé de personne » (p. 308). Souligner après celal’infidélité de l’amant n’ajouterait rien de plus à notre constat : « […] il n’est pasmoins rare, lit-on chez Segrais, de voir un homme fidèle que de voir une damecourageuse14 ». Peut-être est-ce en tout cela, qui crée une atmosphère un peusèche, que La princesse de Montpensier est une œuvre réaliste, comme l’auteur desNouvelles françaises le voulait15, une de celles qui donnent plutôt « les images deschoses comme d’ordinaire nous les voyons arriver que comme notre imaginationse les figure16 ».

13 Elle semble même tentée, mais cela relève sans doute du jeu chez cette grande dame, d’inverser lesrangs : c’est pour Chabanes, personnage auquel elle ne prête aucune vraisemblance psychologique,qu’elle use de l’expression hyperbolique : « un homme […] d’un mérite extraordinaire » (p. 6). Etle seul Chabanes atteint au sublime en se sacrifiant pour sauver la vie de celle qu’il aime.

14 J. REGNAULT (DE SEGRAIS), Les nouvelles françaises ou Les divertissements de la princesse Aurélie, Texteétabli, présenté et annoté par Roger Guichemerre, Paris : S.T.F.M., 2 vol., 1990-1992, t. I, p. 181.

15 Ibid., p. 21 : « Sait-on toutes les actions particulières ? […] A-t-on divulgué toutes les galanteries quise sont faites dans la vieille Cour, et saura-t-on toutes celles qui se font aujourd’hui ? Au reste,comme ces choses sont écrites ou pour divertir, ou pour instruire, qu’est-il besoin que les exemplesqu’on propose soient tous de rois ou d’empereurs, comme ils le sont dans tous les romans ? »

16 Ibid., p. 99.

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Et peut-être que ce réalisme, en permettant au lecteur de 1662 de se sentirdirectement concerné (mais toutes les poétiques classiques considéraient que lepublic l’était, quoique l’action se passât entre rois et autres maîtres du monde),le disposait à recevoir un enseignement moral ? L’intention morale est en toutcas annoncée d’emblée, au moyen d’un mot, que treize ans plus tard Mme deVilledieu prendra pour titre d’un de ses meilleurs recueils : les désordres causés parl’amour (p. 5) – cet amour qui règne en maître, on ne comprend que trop qu’ilne s’agit pas de l’amour réglé, de l’amitié conjugale, mais de la passion, que lesmoralistes dénonçaient en parlant de concupiscence. Pour faire la démonstra-tion de la puissance maléfique de l’amour – ce qui ne revient pas exactement àcondamner celle qui y cède – Mme de Lafayette s’est donné des moyens simples,qui ne risquaient pas d’égarer le lecteur. Et d’abord un personnage éponymepourvu d’une vertu naturelle, qui soigneusement cultivée par un amoureuxpédagogue – Chabanes joue en plus sommaire le rôle qui occupe si soigneuse-ment Mme de Chartres – devient « extraordinaire » (p. 7) et qui, jointe au souvenirde Guise (mais ce mélange n’est-il pas déjà suspect ?), prépare Mme de Montpen-sier à être une épouse fidèle, au cœur paisible et vide (à notre époque, cettevacuité paraît ennuyeuse, mais les usages de l’ancienne société ne disposaientpas à un tel commentaire) – ce que confirment la « tranquillité » et la « froideur »(p. 8) qu’elle montre au comte (il est vrai que, si nous l’avons jugée une femmeordinaire, elle sait qu’elle est princesse), puis la « fierté » (p. 12) et la « sévérité »(p. 15) qu’elle affiche envers Guise, afin de lui donner à comprendre qu’il n’arien à espérer. Le duc quant à lui pense que le mariage d’une belle ne la met pashors de son terrain de chasse ; aussi lui parle-t-il d’amour pendant les jours mêmesoù il est l’hôte du mari (p. 13) ! Certes la dame fera d’abord résistance, mais onsait que ses résolutions ne tiendront pas devant les « mille marques » de passionqu’elle recevra journellement (p. 16), que ni la honte ni la peur, chassées « dèsle lendemain [de leur naissance] par la vue du duc de Guise » (p. 18), ni la ja-lousie, guérie par la décision de celui-ci de se marier sans amour à la princessede Portien, ne suffiront à la protéger : elle « ne put refuser son cœur à un hommequi l’avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle » (p. 23).Cette démission enregistrée, la narration n’a plus qu’à s’arrêter à l’accidentel, auxfaits concrets, qui sont sans grandeur : la retraite à Champigny, sur l’ordre dumari jaloux ; des lettres échangées grâce à l’« extraordinaire » complicité deChabanes (p. 25), obtenue par Mme de Montpensier qui, à ce moment de sonaventure, s’est déjà suffisamment écartée de l’ordre moral pour ne pas compren-dre que sa requête est scandaleuse ; puis un rendez-vous nocturne où, quoiqueles corps ne s’unissent pas, l’adultère est, en esprit, consommé, dans cette totaleabsence de scrupules à l’égard de l’époux que Mme de Clèves ignorera toujours17.

17 Voir p. 26 : « Le prince de Montpensier s’en retourna à Champigny pour achever d’accabler laprincesse sa femme par sa présence » ; à comparer avec La princesse de Clèves, p. 347 : « […] elletrouvait qu’elle était d’intelligence avec M. de Nemours, qu’elle trompait le mari du monde quiméritait le moins d’être trompé […] ».

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Ainsi Mme de Montpensier, à la différence de l’autre princesse, si désireuse dene pas déchoir, est une femme faible : quand elle apprend que son amant est toutprès de Champigny et veut la voir, sa première réaction est la joie, sa deuxièmeest de se souvenir que cela ne se fait pas, sa troisième de demander : « mais par oùet comment ? » (p. 28). Sans doute l’idée de refuser lui vient-elle, mais « […] ellen’en eut pas la force », et « […] elle ne put renoncer davantage à l’envie de voir[son] amant… » (p. 28). Le dénouement, avec l’irruption du mari, ajoutera à l’in-tensité dramatique de cette nouvelle qui, sans la « générosité sans exemple » deChabanes (p. 30), menaçait de tourner à l’« histoire tragique » ; mais quand lecomte intervient, l’itinéraire moral de la princesse est achevé : la « vertu extraor-dinaire » qui la faisait remarquer autant que sa beauté et son esprit l’a entière-ment quittée ; la faiblesse de son corps, tandis qu’elle s’évanouit puis cède auxfièvres, aux cauchemars, aux langueurs, ne fait qu’exprimer plus complètementcette perte de son intégrité, l’être qui se défait. Elle sera remplacée auprès deGuise par une femme qui, cette fragile vertu en moins, lui ressemble, « personnede beaucoup d’esprit et de beauté » (p. 33). Il ne lui restera qu’à mourir.

Mme de Clèves, chacun le sait, meurt en laissant « des exemples de vertu inimi-tables » (p. 416). Combien différente est la fin de notre personnage ! « Elle ne putrésister à la douleur d’avoir perdu l’estime de son mari, le cœur de son amant et leplus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de sonâge » (p. 34). Le commentaire de l’auteur ne permet pas d’ignorer que cette mortest dans la logique de l’histoire, qu’elle en est l’inévitable accomplissement, peut-être même le châtiment : elle était « […] une des plus belles princesses du monde,et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussentconduit toutes ses actions » (p. 34). La leçon portait bien sur les désordres del’amour ; elle s’achève par la formulation d’une morale sommaire, un peu simple,qui implique des conseils modulés selon la qualité des êtres qui la reçoivent (soyezvertueux, si vous en avez la force ; sinon, soyez du moins prudents, sages auxyeux du monde). À cette leçon, comme à l’histoire qui l’introduit, comme aupersonnage proposé en exemple, le sublime est étranger.

Un récit développé à des fins moralisatrices : peut-être est-ce cela qui éloigne leplus la nouvelle de Mme de Lafayette de son roman. Certes dans celui-ci la ré-flexion morale est envahissante (voir p. 347, la honte de l’héroïne après la rédac-tion de la lettre), mais elle revêt une complexité qui interdit d’affirmer : voici laleçon transmise par l’auteur ! Le seul aveu de l’épouse à l’époux, si admirable enpremière analyse, laissa les contemporains (qui avaient cette chance dont nousnous sommes privés : être des lecteurs naïfs) perplexes sur son bien-fondé. Lepersonnage de Mme de Clèves ne dispense aucune leçon de conduite ; il n’a pasvaleur d’exemple (les exemples étant fournis par les histoires annexes, qui sontcomme des nouvelles à l’intérieur du roman) ; il dispense autre chose, qui estprécisément le sublime18.

18 Long ou court, on est tenté de dire que l’essence du roman sentimental ne change pas. Voir à cesujet la réflexion de Silerite dans Les nouvelles françaises de SEGRAIS, éd. citée, t. I, p. 97 : le « man-

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MADELEINE BERTAUD 147

On n’a pas oublié que La princesse de Montpensier fut publié en 1662, et Laprincesse de Clèves en 1678 : ces seize années qui les séparent semblent inviter àun autre regard, de l’œuvre de jeunesse à celle de la maturité, du coup d’essai auchef-d’œuvre. Je ne le ferai pas mien, du moins pas pour l’essentiel. Le temps quia passé ne me paraît pas, dans ce cas, déterminant : La princesse de Clèves est restéelongtemps en chantier, et probablement était-elle achevée avant l’année de saparution. Et puis, dès 1670, Mme de Lafayette commença à donner Zaïde, un récitqui prouve qu’elle était capable de souffle, et qui, par bien des aspects, sous sonhabillage hispano-mauresque, annonce la seconde Princesse. Aussi l’exercice quej’ai pratiqué, de lecture simultanée des deux ouvrages, me paraît-il autorisé.

D’une certaine manière, il ne sert pas bien le premier : s’il s’agissait dans cecolloque de faire l’éloge du genre qu’il représente, sa « défense », comme l’a en-treprise René Godenne19, j’aurais assurément manqué mon objectif. Mais il estquestion de le cerner, par référence à d’autres genres. Si l’on prend comme critèrede base la brièveté, postulat parmi d’autres pour le critique mais, pour l’auteur,parti pris délibéré, la nouvelle, d’après l’exemple de La princesse de Montpensier,est, à la différence du roman qui est un genre « riche » (ce qui ne veut naturelle-ment pas dire qu’il ne produit que des chefs-d’œuvre), un genre « pauvre », dansla mesure où le nouvelliste se donne peu de moyens – il existe en orfèvrerie degrandes pièces, somptueuses, et aussi de très petits bijoux, délicatement ciselés,qui ont demandé à l’artiste un nombre infini d’heures de labeur : on pourra rap-procher de ces derniers, en littérature, bien des fragments, tel Caractère de LaBruyère, telle Maxime de La Rochefoucauld, mais peut-être pas de nouvelle. Nonque l’auteur manque de talent pour développer et orner son récit, pour approfon-dir ses analyses, pour affiner sa morale, mais parce qu’il part d’un principe d’éco-nomie : il lui faut donc faire des choix, privilégier l’un ou l’autre des possibles quisont les siens. Ainsi trouve-t-on dans La princesse de Montpensier un cadre histori-que, de la fiction, une « chose de roman », peu d’analyse, mais en revanche,servie par la sobriété et la netteté du trait, une leçon morale bien développée, etqui n’a pas lieu de surprendre, si l’on se souvient de ce qu’écrivait à MénageMlle de La Vergne en 1653 : « Je suis si persuadée que l’amour est une chose in-commode que j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts ». De cetteincommodité (concept qu’il faut se garder de minimiser), sa première œuvre pu-bliée, comme La comtesse de Tende, trop scandaleuse sans doute pour qu’elle aitvoulu la livrer au public, est un exemple, alors qu’on ne pourra jamais réduire laseconde Princesse à un exemple.

D’un genre à l’autre, tout ce qui se développe est de l’ordre de la rhétorique,telle qu’on la concevait à l’âge classique, non simple embellissement de l’œuvremais moyen d’agir sur les esprits et les cœurs (ainsi les portraits servent-ils à orner

quement de foi » est « contre les beaux sentiments, et vous savez que, dans les romans, il ne fautpas faire ni dire rien qui y déroge ».

19 Op. cit., p. 13.

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NOUVELLE ET PETIT ROMAN148

20 Voir De la connaissance des bons livres : on composa des nouvelles « afin de soulager l’impatiencedes personnes du siècle ». En 1694, tout en désignant spécifiquement les lecteurs français, LE NOBLE

dit la même chose : « les petites histoires » ont pris la place des longs romans « et se sont trouvéesplus propres au génie français, qui est impatient de voir en deux heures le dénouement et la fin dece qu’il commence à lire » (cité par R. GUICHEMERRE, Dom Carlos, p. 16).

le récit, tout en signalant l’intérêt du narrateur pour son personnage, et l’atten-tion qu’il attend que le lecteur lui porte). Ceci exige du temps, et je pense cettefois moins au créateur qu’au public, s’il veut tirer profit de ce qui lui est offert. Laprincesse de Clèves se parcourt en deux heures, mais combien chaque page gagne àêtre lue, relue, par un lecteur peu pressé, attentif, disposé à la réflexion, à l’ana-lyse, à l’admiration ! Le même lecteur, prenant son temps, pourvu des mêmesdispositions à l’égard de La princesse de Montpensier, découvrirait vite l’aridité del’exercice qui, en compagnie des Clèves et de Nemours, l’a fait entrer dans lecercle des happy few. Mais prendre son temps n’est pas l’affaire de tout un chacun.Les deux genres ont ainsi leur raison d’être élémentaire dans leurs destinatairesnaturels : les lecteurs pressés, et les autres, ces impatients qu’évoquaient Sorel en167120 et qui sont, aujourd’hui, de plus en plus nombreux : pourquoi la nouvelle,y compris celle qui s’écrivait il y a plus de trois siècles, serait-elle en péril ?

Madeleine BERTAUD

Université des Sciences humaines de Strasbourg.

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CHRISTINE NOILLE-CLAUZADE 149

LA NOUVELLE AU XVIIe SIÈCLEOU LA VÉRITÉ DE LA FICTION

Mme de La Fayette est une lectrice assidue, qui a bien aimé la dernière « petitenouvelle1 » parue en mars 1678 chez Claude Barbin et intitulée La princesse deClèves ; elle l’a lue en femme du monde, qui connaît ses romans mais leur préfèrele style naturel de l’honnête homme, si étranger, au dire de Pascal, à l’éloquencede ceux qui font profession d’écrire :

[…] Et surtout, ce que j’y trouve, écrit-elle à un correspondant, c’est une parfaiteimitation du monde de la Cour et de la manière dont on y vit. Il n’y a rien deromanesque et de grimpé ; aussi n’est-ce pas un roman : c’est proprement des mé-moires et c’était, à ce que l’on m’a dit, le titre du livre, mais on l’a changé2.

Absence d’artifices poétiques et imitation des mœurs actuelles comme dans lesmémoires : ce livre échappe décidément aux classifications classiques. Qu’il s’agisseen effet d’une histoire galante, et partant d’une fiction (puisque, depuis la dé-finition de Huet, le lien entre histoire d’amour et roman est généralement éta-bli3), ne semble pas contrarier la revendication de vérité de l’ouvrage. Valincouret son contradicteur l’abbé de Charnes s’accordent au moins sur ce point :

[…] les auteurs des historiettes […] nous proposent leurs écrits comme des Mémoires,comme des événements véritables […] 4.[…] ce sont des copies simples et fidèles de la véritable histoire, souvent si ressem-blantes, qu’on les prend pour l’histoire même5.

Bref, ceci n’est pas un roman : ce sont des mémoires imitées, une histoiresimple et véritable (mais secrète, et partant imaginaire), c’est une fiction vraie.

S’ouvrent alors deux perspectives critiques distinctes : l’une invite à enquêtersur la poétique romanesque nouvelle pratiquée par ces sortes d’ouvrages, et pré-sentée comme une contre-poétique du grand roman. Pour mémoire, nous rap-

1 Abbé DE CHARNES, Conversations sur la critique de La princesse de Clèves, Claude Barbin, 1679, p. 117.2 Mme DE LA FAYETTE, Lettre à Lescheraine, 13 avril 1678, dans Correspondance, éd. A. Beaunier, 1942,

t. II, p. 63. C’est sur la critique de La princesse de Clèves que notre propos s’appuiera principalement.Rappelons qu’elle s’est déroulée en trois étapes : d’abord, une enquête ouverte par le Mercure Galantsur la question de l’aveu (le plus souvent désavoué par les lecteurs) ; puis, en septembre 1678, unouvrage polémique faussement attribué à Bouhours et dû à un jeune homme prometteur, Valincour,et intitulé Lettres à madame la Marquise *** sur La princesse de Clèves (éd. A. Cazes, Bossard, 1925) ;enfin, une réponse de l’abbé de Charnes, un proche de Mme de La Fayette, parue chez Claude Barbinau printemps 1679.

3 Voir la préface de l’abbé DE CHARNES : « […] ces ouvrages [les romans], selon la définition qu’il endonne [Huet], ne sont et ne doivent être autre chose que des fictions d’aventures amoureuses, écritesen prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs […] ».

4 VALINCOUR, op. cit., p. 145.5 Abbé DE CHARNES, op. cit., p. 135.

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LA NOUVELLE AU XVIIe SIÈCLE OU LA VÉRITÉ DE LA FICTION150

pellerons simplement que, quelles que soient ses options, l’écriture romanesquede la première moitié du XVIIe siècle s’est placée sous l’égide de la poétique aristo-télicienne en se présentant comme l’équivalent prosaïque de ce grand genre nar-ratif qu’est l’épopée. Le roman nouvelle manière s’est alors défini en réaction à lapoétique épique : ont été dénoncées la règle des trois unités, la structuration com-plexe de l’intrigue, la possibilité d’insérer des épisodes, la recherche de la surpriseet de l’admiration par le merveilleux6. L’abbé de Charnes énonce sur ces décom-bres sa fameuse description de la nouvelle fiction :

Ce sont des actions particulières de personnes privées ou considérées dans un étatprivé, qu’on développe et qu’on expose à la vue du public dans une suite naturelle,en les revêtant de circonstances agréables […]. Il ne s’agit pas ici d’un poème épique,d’un roman, ni d’une tragédie. Il s’agit d’une histoire suivie, et qui représente leschoses de la manière qu’elles se passent dans le cours ordinaire du monde7.

Simplicité de l’invention, de l’éloquence et de la disposition est le mot d’ordrede cette contre-poétique qui n’arrive pas à fixer un nom au genre qu’elle défend :« historiette », « nouvelle », « histoire galante », « nouvelle historique », ou en-core fiction « mêlée de vérité8 ». Nous abandonnerons ici l’exploration de cettepoétique, préférant adopter la seconde perspective ouverte par la notion diffusede « fiction vraie ». En effet, par-delà la contre-poétique de la nouvelle ou dupetit roman, les critiques de Valincour et de Charnes invitent à une réflexionplus générale sur le concept même de fiction, axée sur la défense d’un rapportparadoxal de la fiction à la vérité. L’affabulation poétique est a priori l’œuvre del’imagination, maîtresse d’erreurs et de faussetés ; mensonge avoué et consenti,la fiction contrevient à la définition logique de la vérité, comme adéquation desres et des verba, du discours référentiel et du monde. Quel chemin conceptuelparcourir alors pour rendre tolérable la convergence du fictif et du véritable ?

Il convient de s’interroger d’abord sur la valeur de cette contre-poétique. Cen’est pas un roman, disait à peu près Mme de La Fayette au sujet de sa fiction, et sescontemporains de rajouter : c’est une histoire simple. Mais de quelle histoire s’agit-il ? L’ambiguïté du terme (tantôt récit fictionnel, et tantôt récit historique, his-

6 Ibid., p. 135 : « Ce ne sont plus des poèmes ou des romans assujettis à l’unité de temps, de lieu, etd’action, et composés d’incidents merveilleux et mêlés les uns dans les autres […]. » Ibid., pp. 143-144 : « Le merveilleux outré, qui faisait la plus grande beauté de ces sortes d’ouvrages, se montraitavec plus de pompe dans ces actions qu’on allait prendre dans des siècles éloignés ; et le poète […]inventait avec plus de liberté. Mais ce qui était bon pour eux ne le serait point pour les auteurs despetites histoires. » Pour de plus amples précisions sur la poétique aristotélicienne de l’épopée, voirARISTOTE, Poétique, éd. J. Lallot - R. Dupont-Roc, Paris : Seuil, 1980, chap. 7 et 8 pour l’unité del’intrigue tragique et son étendue ; chap. 10-13 pour sa complexité (par la présence de renverse-ments) ; chap. 5 et 23 pour l’extension de ces remarques à l’épopée ; chap. 5, 17 et 23 pour le recoursgénéralisé aux épisodes dans l’épopée ; chap. 23 et 24 pour l’usage du merveilleux.

7 Abbé DE CHARNES, op. cit., pp. 135-136.8 Voir VALINCOUR, op. cit., p. 135 : « La seconde sorte de fictions, c’est de celles qui sont mêlées de

vérité […]. »

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toire véritable, comme l’on dit alors) renvoie à une ambivalence au niveau mêmedes genres d’écriture.

À la croisée des genres en prose9, l’histoire véritable a soulevé des débats com-parables. Les historiographes ont en effet écrit l’histoire officielle sur le modèleépique, et en ont fait, panégyrique suprême, l’épopée du roi. Trois traits peuventla caractériser : l’agencement des faits obéit à la règle de l’enchaînement vraisem-blable et systématique ; discours rapportés et portraits constituent des ornements ;les sentences et les réflexions morales permettent de donner à un destin singulierune valeur exemplaire et de dépasser les vérités parcellaires de la chronique pourune vérité philosophique d’ordre moral10, en privilégiant dans l’événement cequi en lui est général, porteur d’une vérité politique ou morale, et en négligeanttout ce qui est de l’ordre du particulier, du singulier, du détail.

L’opposition politique des mémorialistes s’est reproduite sur le plan rhétori-que : ils ont œuvré à une reconstitution anti-héroïque des faits et de leur enchaî-nement invraisemblable dans une histoire simple, particulière et détaillée. Nonseulement la contre-poétique des mémoires s’apparente à celle de la nouvellefiction, mais elle est elle aussi tout entière focalisée sur la revendication de véritéet sur la dénonciation conjointe de fausseté portée ici à l’encontre de l’anciennehistoire, là à l’encontre du grand roman. Une même problématique (discrédit, aunom de la vérité, d’une poétique restreinte à l’épopée) s’avère applicable autant àun genre fictionnel qu’à un genre non fictionnel. De façon encore plus croisée,un genre historique (l’historiographie officielle) prend pour référence un modèlepoétique (l’épopée), et un genre poétique (la fiction nouvelle façon) imite ungenre rhétorique (les mémoires). Avant même le court-circuitage entre le vrai etle faux, nous avons là un premier affaissement, celui de la frontière poétique/rhétorique.

Pour en mesurer l’importance, il nous faut tenter d’esquisser brièvement lanature de ce partage, maintes fois retravaillé au cours de sa longue histoire. Préci-sons ce qu’il n’est pas : une répartition entre œuvres d’imagination et œuvresréférentielles (faisant référence aux choses du monde), ou, pour le dire autre-ment, une distinction entre énoncés de réalité et énoncés de fiction, au sens où lapragmatique l’entend11. La répartition technique des écrits, héritée du systèmearistotélicien, ne s’est pas effectuée en fonction de la nature des faits rapportés :la tripartition tardive des narrations selon le critère du réel, du vraisemblable et

9 Voir M. FUMAROLI, « Les Mémoires à la croisée des genres en prose », XVIIe siècle, 1972, n° 94-9.10 Sur la condamnation de l’histoire comme chronique incapable d’une portée générale, voir ARISTOTE,

op. cit., chap. 9. Sur l’imitation épique de l’historiographie, voir par exemple LA MOTHE LE VAYER,Discours de l’histoire, 1638, cité par M. FUMAROLI, op. cit. : « L’histoire nous présente les choses ad-venues et véritables, du même air à peu près que la poésie nous dépeint les possibles et les vraisem-blables. »

11 Voir K. HAMBURGER, Logique des genres littéraires, Seuil, 1986. Pour une analyse pragmatique des énoncésfictionnels comme assertions ni vraies ni fausses (non sérieuses) dans un acte de langage illocutoire,voir G. GENETTE, Fiction et diction, Seuil, 1991, pp. 41 et suiv.

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du fabuleux s’intègre, chez Sextus Empiricus comme chez Cicéron ou Quintilien,dans des développements sur les exercices d’écriture préparatoires à la classe derhétorique12. Cette distinction ne se fonde pas sur une réflexion approfondie con-cernant le vrai, le « comme vrai » et le faux, elle fonctionne comme une méta-phore simple et d’emblée évidente pour identifier trois sources textuelles offertesà l’imitation : l’histoire-chronique, la comédie, et la fable mythologique ; auxgrammairiens l’apprentissage de la langue par la fable puis par la comédie, auxrhéteurs d’utiliser les écrits historiques comme prolégomènes à l’éloquence judi-ciaire. L’imitation ne porte jamais sur les faits mais sur les textes (mimesis non paspoétique, mais rhétorique) et partant, l’intérêt n’est donc pas dans la gradationsubtile du vrai au faux, du réel à son image, mais dans une hiérarchisation rhéto-rique de l’ensemble des textes disponibles en vertu de leur efficacité persuasive (lafable n’est crue que des enfants, la comédie est crédible par la foule, l’histoireutilise tous les arguments oratoires mais dans l’amplification d’une seule partiedu discours, hypertrophiée : la narration) 13.

C’est ce classement des œuvres en référence à des textes-sources que retravailleValincour lorsqu’il distingue les fictions purement fantaisistes, ne s’appuyant suraucun texte antérieur14, jamais publiées, bref « secrètes », et les fictions « mêléesde vérité », telles que, pêle-mêle, tragédies, épopées, grands romans et nouvelleshistoriques : elles ont en commun d’être déjà attestées, versées dans le domainepublic. Tout ce qui contredira ces sources sera donc tenu pour faux15. La vérité enquestion n’est pas d’ordre factuel, mais textuel. C’est dans cette perspective quela notion de fiction vraie cesse d’être un paradoxe logique (comment le fauxpeut-il être vrai ?) : sa vérité consiste en une conformité avec un texte-source,fidèlement imité. L’imitation « du monde de la Cour et de ses manières », pour

12 Voir B. CASSIN, L’effet sophistique, Gallimard, 1995, « Plasma, muthos, historia ; argumentum, fabula,historia », pp. 481 et suiv.

13 Voir QUINTILIEN, Institution oratoire, éd. H. Borneque, Paris : Garnier, 1933, t. I, Livre II, chap. 4-5.14 Voir VALINCOUR, op. cit, pp. 134-135 : « Il y a […] deux sortes de fictions. L’une, dans laquelle il est

permis à l’auteur de suivre son imagination en toutes choses, sans avoir aucun égard à la vérité :pourvu qu’il n’aille point contre le vraisemblable, il n’importe qu’il nous dise des choses qui ne sontjamais arrivées ; c’est assez qu’elles aient pu arriver. Telles sont les comédies […] et les contes ounouvelles, comme celles de Boccace et des autres qui en ont écrit. La raison de la liberté que lesauteurs se peuvent donner en ces sortes d’ouvrages, c’est que comme ils ne représentent que lesactions de quelques particuliers qui sont toujours obscures et inconnues, ils ne sont attachés ni auxnoms de ceux dont ils parlent, ni au lieu, ni au temps où l’action s’est passée ; tout est inconnu,et ils peuvent tout inventer à leur fantaisie. »

15 Ibid., p. 135 : « La seconde sorte de fictions, c’est de celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquel-les l’auteur prend un sujet tiré de l’histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions.C’est ainsi que se font les tragédies, les poèmes épiques, et ces sortes de romans que l’on a faits dansces derniers temps, et à qui l’on donne l’air d’histoire, comme sont Cyrus, Cléopâtre, Clélie. Dans lesouvrages de cette nature, l’auteur n’est pas entièrement maître de ses inventions ; il peut bienajouter à son sujet, ou en diminuer, mais ce ne doit être que dans les circonstances. Le fondementde l’ouvrage doit toujours être appuyé sur la vérité, parce que les noms et les événements étant tirésde l’histoire, comme je l’ai déjà dit, ils sont connus de tous le monde. »

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reprendre la formule initiale de Mme de La Fayette, trouve un strict équivalentdans la paraphrase qu’en fournit de Charnes :

[…] ce sont des copies simples et fidèles de la véritable histoire […] 16.

La formule est alors réversible : l’imitation (rhétorique) de La princesse de Clèvesdevient au XVIIe et au XVIIIe siècles un exercice privilégié pour apprendre à écrire…l’histoire véritable17. Mais il n’en reste pas moins qu’indexer la fiction sur lemodèle rhétorique des mémoires est, sinon un paradoxe logique, désormais écarté,du moins un paradoxe technique.

La technique est, conformément à la définition aristotélicienne, une méthodequi prescrit, ou simplement décrit rationnellement la mise en œuvre optimaled’une faculté ou d’une tendance18 : la technique poétique régit la tendance àreprésenter (par le moyen du langage), et la technique rhétorique régit la facultéde persuader. Elles ne sont donc pas symétriques. La rhétorique traite de l’argu-mentation, la poétique, de la mimesis d’une action, autrement dit de la construc-tion d’une intrigue. Les échanges entre poétique romanesque et rhétorique del’histoire confondent par conséquent la fabrication (poiesis) d’une histoire (mythos)et l’élaboration d’une argumentation à travers cette partie du discours qui s’ap-pelle l’exposition des faits ou narration (diegesis). Pour voir comment la nouvelleconception de la fiction fait basculer celle-ci du domaine de la fabrication danscelui de l’argumentation, il suffit de s’appuyer sur trois ensembles de proposi-tions. La position la plus conservatrice sera ici illustrée par la définition de l’abbéde Charnes :

Ce ne sont pas de ces pures fictions, où l’imagination se donne une libre étendue,sans égard à la vérité. Ce ne sont pas aussi de celles où l’auteur prend un sujet del’histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’en est une troi-sième espèce, dans laquelle, ou l’on invente un sujet, ou l’on en prend un qui ne soitpas universellement connu ; et on l’orne de plusieurs traits d’histoire, qui en ap-puient la vraisemblance, et réveillent la curiosité et l’attention du lecteur19.

De Charnes met en avant la part d’invention, de fiction, et subordonne l’imi-tation des mémoires à un souci de vraisemblance, de crédibilité. Il en reste à unecontre-poétique de la fiction au sens strict : les « histoires galantes », comme illes nomme, relèvent toujours pour lui d’une poétique dont les principes sontcontraires à ceux de l’épopée.

[…] Ce sont des actions particulières de personnes privées ou considérées dans unétat privé, qu’on développe et qu’on expose à la vue du public dans une suite natu-relle, en les revêtant de circonstances agréables ; et qui s’attirent la créance avec

16 Abbé DE CHARNES, op. cit., p. 135.17 Ibid., p. 147 : « Et […] quantité de jeunes gens qui ne peuvent pas encore s’occuper plus solidement,

tâcheraient de former leur style et leur jugement dans ces inventions, et se rendraient capables depouvoir travailler un jour à la véritable histoire […]. »

18 Voir ARISTOTE, Rhétorique, Paris : Belles Lettres, 1991, t. I, chap. 2, p. 76.19 Abbé DE CHARNES, op. cit., p. 130.

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d’autant plus de facilité, qu’on peut souvent considérer les actions qu’elles contien-nent, comme les ressorts secrets des événements mémorables, que nous avons apprisdans l’Histoire20.

Saint-Simon dit à peu près la même chose dans la dissertation qu’il place en1743 en tête de ses mémoires – et ce détour par l’histoire véritable constitueranotre deuxième étape pour comprendre le renversement d’une poétique du mythosen rhétorique de l’exposition des faits ou diegesis :

C’est ce récit qui s’appelle l’histoire, et l’histoire comprend tous les événements quise sont passés dans tous les siècles et dans tous les lieux. Mais, si elle s’en tenait àl’exposition nue et sèche de ces événements, elle deviendrait un faix inutile et acca-blant […]. Ainsi pour être utile il faut que le récit des faits découvre leurs origines,leurs causes, leurs suites et leurs liaisons les uns des autres, ce qui ne se peut faire quepar l’exposition des actions des personnages qui ont eu part à ces choses […]. C’est cequi rend nécessaire de découvrir les intérêts, les vices, les vertus, les passions, leshaines, les amitiés, et tous les autres ressorts tant principaux qu’incidents des intri-gues, des cabales et des actions publiques et particulières qui ont part aux événe-ments qu’on écrit […] 21.

Même travail de liaison entre histoire déjà répertoriée et actions particulières,portraits privés : le terme de « ressorts » conclut le développement de Saint-Si-mon comme celui de l’abbé de Charnes. Mais l’optique est subrepticement chan-gée : portraits et discours rapportés ne sont pas des parties du récit mais despreuves à charge et plus généralement, tout ce qui relève de la mimesis éthique(représentation des mœurs et des caractères de la Cour) ne concourt pas à former,à « remplir » l’intrigue mais à expliquer l’histoire ; l’enchaînement proposé n’estpas un agencement systématique des faits selon la règle du vraisemblable ; il estun rapport de causalité à visée démonstrative : la narration a valeur argumentative,elle est là pour prouver la déchéance morale du politique. L’exposition des faitsne relève donc pas ici d’une fabrication ingénieuse, mais d’une rhétorique im-placable.

Troisième texte, celui du jeune Valincour : il n’hésite pas à faire du récit de lafiction, non un agencement de parties, mais un ensemble d’arguments.

Je voudrais donc prendre pour le temps de mon ouvrage un siècle fameux par degrands événements et célèbre par les personnes illustres qui y auraient vécu. Je choi-sirais ceux de ces grands événements qui auraient le plus éclaté, et dont les historiensne nous auraient point laissé le détail ni les circonstances. Je tâcherais d’en inventerpar rapport à mon sujet. Je voudrais si bien surprendre mes lecteurs, qu’il leur sem-blât que je n’aurais écrit que ce que les historiens auraient oublié d’écrire, ou ce qu’ilsauraient laissé pour ne pas entrer dans un trop grand détail. Enfin je voudrais quemes fictions eussent un rapport si juste et si nécessaire aux événements véritables de

20 Ibid., p. 135.21 SAINT-SIMON, Mémoires, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. 1, « Savoir s’il est permis

d’écrire et de lire l’histoire / singulièrement celle de son temps », pp. 5 et suiv.

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l’histoire, et que les événements parussent dépendre si naturellement de mes fic-tions, que mon livre ne parût être autre chose que l’histoire secrète de ce siècle-là, etque personne ne pût prouver la fausseté de ce que j’aurais écrit22.

La vérité, c’est ce dont on ne peut prouver la fausseté : admirable définitiondialectique du vrai, et non moins virtuose description des éléments fictionnelsen achèvement d’une démonstration historiographique incomplète. La fable my-thique – le plus souvent mythos, histoire, parfois extrémisé / réduit en mythosmerveilleux, mythologique –, laisse ainsi la place à la fable logos exemplaire, àl’instar du logos ésopique, preuve à part entière de l’argumentation dès la rhé-torique d’Aristote23. Tous deux également exemplaires, les Mémoires de Saint-Simon et la fiction selon Valincour démontrent, par induction du particulier augénéral, des vérités d’ordre moral.

Faisons-nous un miroir de cette connaissance, écrit Saint-Simon, pour former et ré-gler nos mœurs […]. Connaissons donc tant que nous pouvons la valeur des gens etle prix des choses : la grande étude est de ne s’y pas méprendre au milieu d’un mondela plupart si soigneusement masqué […] 24.

Ce à quoi fait écho Valincour :

Ainsi l’on pourrait aisément dépeindre les vices et les vertus des princes, remplir cessortes d’ouvrages d’instructions utiles pour la conduite de la vie, et en tirer le mêmefruit que l’on prétend tirer des tragédies et des poèmes épiques.

La finalité pragmatique de la fiction (amener à une réformation des mœurs)est, par Valincour, étendue à tous les modes de la poésie ; chez Racine (Préfacede Phèdre), elle portait sur la tragédie, chez Fénélon, elle se concentrera sur l’épo-pée virgilienne. Ce lieu commun signe la nouvelle conception de la fiction, enla détachant d’une contre-poétique romanesque et en l’alignant sur une rhéto-rique de la figure.

Car là est bien la différence, toute théorique, qui existe entre de Charnes etValincour. La fiction qu’ils décrivent est en pratique composée des mêmes élé-ments : l’histoire galante est inventée, les références historiques sont tirées desmémorialistes. Mais pour de Charnes, le sujet est inventé, et l’histoire véritablesert d’ornement, tandis que, pour Valincour, le sujet est historique, et les élé-ments purement fictifs servent d’ornement25. Lapidaire, cette présentation est

22 VALINCOUR, op. cit., p. 142.23 Op. cit., t. II, chap. 20, pp. 104 et suiv.24 SAINT-SIMON, op. cit., p. 12.25 Voir l’abbé DE CHARNES, op. cit., pp. 129-130 : « Ce ne sont pas de ces pures fictions, où l’imagination

se donne une libre étendue, sans égard à la vérité. Ce ne sont pas aussi de celles où l’auteur prendun sujet de l’histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’en est une troisièmeespèce, dans laquelle, ou l’on invente un sujet, ou l’on en prend un qui ne soit pas universellementconnu ; et on l’orne de plusieurs traits d’histoire, qui en appuient la vraisemblance, et réveillent lacuriosité et l’attention du lecteur. » Et VALINCOUR, op. cit., pp. 131 et suiv. : « La seconde sorte defictions, c’est de celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’auteur prend un sujet tiré del’histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. »

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inexacte dans la mesure où la notion d’ornement s’avère chez l’un comme chezl’autre rapidement insoutenable (la matière historique fonde la vraisemblancechez de Charnes, tandis que la matière passionnelle fonctionne comme argu-ment chez Valincour). Mais elle traduit bien le rapport différent que l’un et l’autreétablissent entre fiction et vérité. La maîtrise théorique de l’invention est réduitechez Valincour, préservée chez de Charnes26. Si, en accord avec de Charnes, oninvente d’abord le sujet, l’important est du côté de la mimesis d’action, laquelleconsiste à développer une action une et complète par agencement systématiquedes faits selon un enchaînement vraisemblable ou nécessaire, pour obtenir unehistoire : poétique donc, accessoirement anti-romanesque. En revanche, si le su-jet est donné, comme le veut Valincour, la construction de l’histoire l’est aussi :tout le travail poétique de fabrication se réfugie dans la seule mimesis des caractè-res et des mœurs (mimesis éthique), laquelle, si elle est sans noblesse poétique –Aristote la jugeait accessoire, voire inutile –, possède, disions-nous, un intérêthautement argumentatif.

D’une certaine façon, en prônant une histoire simple, de Charnes évidait lapoétique de son noyau dur, l’agencement de l’histoire. Valincour franchit le pasen optant pour une fiction conçue sur le modèle de la figure : la fiction est unénoncé figuré, tropologique, venant concrétiser un énoncé moral. Dans la rhéto-rique de Bernard Lamy, l’allégorie, vidée de la dimension herméneutique qui lamotivait encore au XVIe siècle, est précisément le trope qui consiste à filer sur toutun texte des métaphores pour figurer un sens abstrait27, et dont la fonction peutêtre à la fois ornementale et persuasive, au même titre que toutes les autres figu-res tropes. L’allégorie est ainsi l’une des places disponibles où la rhétorique classi-que peut ranger la fiction nouvelle, en la repensant comme allégorie d’un énoncédogmatique, et en l’intégrant dans une doctrine morale de l’écriture d’obédienceplatonicienne. Délaissant l’arrière-plan doctrinal qui le motive, Fontanier, en rhé-toricien tardif, n’hésitera pas à « techniciser » ce point en inventant la fictioncomme trope en plusieurs mots, dans son chapitre intitulé « Des tropes, figuresd’expression par fiction », et en y rangeant l’allégorie, aux côtés de la personnifi-cation et autres mythologismes28.

Une autre place, plus connue, existe en rhétorique pour amalgamer dans sonsystème la fiction, du côté des figures non tropes (à valeur pathétique et à conno-

26 À noter, encore une fois, la réévaluation ultérieure du premier concernant les possibilités de feinte,et du second concernant le refus du merveilleux et des libertés, et l’alignement sur l’histoire véri-dique. Il ne s’agit donc pas d’un partage réglant la pratique, mais d’un choix au niveau des principes.

27 Voir B. LAMY, La rhétorique ou L’art de parler, 5e éd., 1715, Livre II, chap. III. Dans ce sens purementtechnique, l’allégorie n’est plus qu’une métaphore continuée, un habillage stratégiquement renta-ble du sens intentionalisé par l’auteur. Pour l’herméneutique scolastique, le sens littéral s’étendait ausens intentionnel, volontairement caché, et le sens allégorique ne commençait qu’en dehors de lasignification dont l’auteur était responsable. Voir M. CHARLES, Rhétorique de la lecture, Paris : Seuil,1977, p. 56.

28 Voir FONTANIER, Les Figures du discours, Paris : Flammarion, 1977, pp. 111 et suiv.

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tation augustinienne) 29, avec la figure de l’hypotypose : le roman nouvelle façona aussi été présenté comme une hypotypose amplifiée. C’est ainsi que la fiction,originairement mensonge et artifice, est redéfinie, avec l’allégorie, par la vérité,et avec l’hypotypose, par l’effacement même de l’art. Il resterait à articuler cesdeux versants, éthique et pathétique, pour apprécier l’ampleur et les limites decette « rhétoricisation » de la notion de fiction.

Christine NOILLE-CLAUZADE

Université de Nantes.

29 Les figures tropes, pour Lamy, viennent pallier les insuffisances de la langue face à la richesse dela pensée ; les figures non tropes sont les marques des passions dans le discours. Il n’est pas interditde voir dans cette distinction une interprétation éthique du langage tropique en fonction de lavolonté et de la pensée de l’auteur, et une interprétation pathétique du langage figuré en liaison avecles passions qui l’inspirent et qu’il inspire. La figure trope est peinture du sens, la figure non tropeest expression. Toutes deux ont abandonné la conception technique et aristotélicienne de la figureen particulier et du langage en général comme instrument de signification.

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LA NOUVELLE CLASSIQUE À LA FRONTIÈRE DE L’ORAISON FUNÈBRE158

LA NOUVELLE CLASSIQUE À LA FRONTIÈREDE L’ORAISON FUNÈBRE :DU PROFANE AU SACRÉ ?

Dans les années 1660-1680, l’augustinisme classique est à son apogée. Témoi-gnant d’une véritable perte de confiance en l’homme, livré au mal et privé detoute volonté de perfectionnement, il diffuse dans les élites socio-culturelles dutemps un courant pessimiste, dont les prolongements littéraires ne se font pasattendre. Dans le genre narratif, on assiste à l’émergence d’intrigues aux accentstragiques qui se démarquent résolument du roman baroque, lequel exaltait lesvaleurs héroïques d’une génération idéaliste, généreuse et conquérante, celle deLouis XIII1.

Ce phénomène est caractéristique de la nouvelle historique et galante, queRoger Guichemerre décrit comme « la forme la plus originale de la nouvelle auXVIIe siècle2 ». Elle apparaît aussi comme la plus représentative, tant du point devue de la quantité que du point de vue des goûts littéraires3. Souvent fatale, l’is-sue des nouvelles historiques en particulier donne aux écrivains l’occasion d’in-sérer une scène topique – la mort du héros – qu’ils font suivre d’un discoursnécrologique. Or, celui-ci semble directement emprunté à l’oraison funèbre. Cetrait d’intertextualité n’a rien de surprenant en soi. Outre le fait qu’à cette épo-que, de nombreux auteurs sont aussi des hommes d’Église4, trois types de dis-cours s’imposent à qui veut écrire la mort : les artes moriendi5, l’hagiographie etl’oraison funèbre. Cette dernière fait figure de genre prestigieux et connaît alorsun essor important6, notamment sous la plume de Bossuet, qui transforme cegenre mondain en genre sacré.

1 Voir GOMBERVILLE, L’exil de Polexandre et d’Ericlée (1619-1637) ; Gautier DE LA CALPRENÈDE, Cassandre,(1642-1645) ; Cléopâtre, (1646-1658) ; Mlle DE SCUDÉRY, Artamène, ou Le grand Cyrus, (1649-1653). Lethéâtre de CORNEILLE, notamment à travers Le Cid, se fait le porte-parole des mêmes valeurs.

2 R. GUICHEMERRE, Introduction à Dom Carlos et autres nouvelles françaises du XVIIe siècle, Paris : Galli-mard (Folio classique), 1995, p. 10.

3 La nouvelle historique répond à l’exigence de vraisemblance du public, en pratiquant un effort deréalisme, par le recours à l’histoire. Les auteurs puisent ainsi leurs sources dans de très sérieuxmémoires historiques, qu’ils n’hésitent pas à citer dans leurs préfaces ou avis au lecteur. Quant àla nouvelle galante, elle correspond à l’esprit de raffinement qui prédomine dans la société aristo-cratique et fait de l’amour son principal champ d’exploration.

4 François Hédelin, abbé d’Aubignac ; Nicolas-Pierre-Henri, abbé Montfaucon de Villars ; César Vichard,abbé de Saint-Réal ; abbé Antoine Torche…

5 Traités spirituels pour préparer à une mort chrétienne.6 Voir J. TRUCHET, La prédication de Bossuet. Étude des thèmes, Paris : Éd. du Cerf, 1960, 2 vol., ainsi que

son introduction aux Oraisons funèbres, Paris : Bordas (Classiques Garnier), 1988, p. VII. Pour l’étude

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Dans ces conditions, peut-on dire que l’oraison funèbre constitue un modèlepour les nouvellistes classiques ? En tant que discours parfaitement codifié, ilconvient de se demander si elle ne donne pas sa cohérence et son identité à ungenre en pleine mutation et en pleine effervescence.

Rappelons en effet que, si l’approche thématique permet d’avoir une percep-tion homogène de la nouvelle historique – « deux amants de condition inégalevoient leur mariage rendu impossible pour des raisons politiques, raisons qui entraî-nent souvent la mort de l’un d’eux7 », déclare en substance René Godenne –, l’ap-proche formelle, en revanche, est beaucoup plus contestable. Alors que pour denombreux théoriciens et écrivains, tels que Sorel, Segrais et, plus tard, Du Plaisir,les critères de brièveté et de vraisemblance semblent nécessaires, voire suffisants8,les critiques contemporains n’ont pas manqué d’en souligner toute l’inanité9.Aussi, l’oraison funèbre, au même titre que l’Histoire, servirait-elle de cautionlittéraire et morale à un genre incapable de l’acquérir seul. Le problème posé estdonc à la fois d’ordre esthétique et éthique, en ce sens que le recours à l’oraisonfunèbre est de nature à faire basculer la nouvelle d’un genre profane à un genresacré, in extremis.

Afin de cerner les enjeux de cette intertextualité, nous nous proposons de dé-gager les principaux éléments qui autorisent à parler de frontière entre la nou-

du genre au XVIe siècle, on se reportera avec le plus grand intérêt à la thèse de J. HENNEQUIN, Lesoraisons funèbres d’Henri IV : les thèmes et la rhétorique. Thèse d’État, 15 mars 1975, Lille : S.T.R., 1978,4 tomes en 2 vol., ainsi qu’à ses nombreux travaux sur le sujet.

7 R. GODENNE, La nouvelle française, Paris : PUF, 1974, p. 32.8 « Il faut que nous considérions encore que depuis quelques années les trop longs romans nous ayant

ennuyés, afin de soulager l’impatience des personnes du siècle, on a composé plusieurs histoiresdétachées qu’on a appelées des nouvelles ou des historiettes ». Ch. SOREL, De la connaissance des bonslivres, Rome : Éd. Lucia Moretti Cenerini, Bulzoni editore, 1974, p. 158 ; 1re éd., Paris : André Pralard,1671.« Il me semble que c’est la différence qu’il y a entre le roman et la nouvelle, que le roman écrit [les]choses comme la bienséance le veut et à la manière du poète, mais la nouvelle doit un peu davantagetenir de l’histoire et s’attacher plutôt à donner des images des choses comme d’ordinaire nous lesvoyons arriver que comme notre imagination se les figure ». J. SEGRAIS, Les nouvelles françoises, ouLes divertissements de la princesse Aurélie, Éd. Roger Guichemerre Paris : Société des textes françaismodernes, 1990-1992, vol. 1, « Eugénie », p. 99 ; 1 re éd., Paris : A. de Sommaville, 1657.« Les petites histoires ont entièrement détruit les grands romans. Cet avantage n’est l’effet d’aucuncaprice. Il est fondé sur la raison, et je ne pourrais assez m’étonner de ce que les fables à dix ou douzevolumes aient si longtemps régné en France, si je ne savais que c’est depuis peu seulement que l’ona inventé les nouvelles », (DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur lestyle, Éd. Philippe Hourcade, Genève : Droz (Textes littéraires français), 1975, p. 44 ; 1re éd., Paris :Blageart, 1683).

9 Dans les années 1660, et bien au-delà, la nouvelle ne serait ni plus ni moins qu’un roman en modèleréduit, ce qu’illustrerait l’apparition de la formule expressive « petit roman », sous la plume decertains écrivains, notamment celle de Boursault dans l’avant-propos du Prince de Condé. SelonR. GODENNE, ce serait en fin de compte l’« association entre l’idée du petit roman et celle de la nouvelle[qui] équivaut à formuler une véritable définition du genre » et qui constituerait « le fait essentielde toutes ces années », (R. GODENNE, « L’association nouvelle-petit roman entre 1650 et 1750 », Cahiersde l’Association Internationale d’Études Françaises, n° 18, Paris : Les Belles Lettres, 1966, p. 75).

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velle historique et l’oraison funèbre, pour vérifier ensuite si ce discours joue bienle rôle d’une consécration, ou s’il n’est qu’un simple prétexte narratif.

Modèle rhétorique extrêmement figé, l’oraison funèbre relève du genre dé-monstratif ou épidictique10. Son rôle est d’exposer une situation à un publicdonné, en vue d’instruire, de louer, ou encore de blâmer ; elle repose sur un« lieu » essentiel11 – la vertu –, et comporte quatre étapes, qui sont l’exorde, lanarration, la confirmation et la péroraison12. Il ne saurait être question de retrou-ver dans les nouvelles historiques toutes les étapes de l’oraison, telle que lapratiquaient les grands prédicateurs, à l’image de Bourdaloue ou de Bossuet. Dansles nouvelles, il se dessine plutôt des oraisons miniatures, où seule la péroraisonapparaît régulièrement, tandis que les autres étapes n’interviennent qu’épisodi-quement. C’est dire d’emblée combien la nouvelle, loin d’entretenir un rapportd’imitation servile avec l’oraison funèbre, entend plutôt en restituer l’esprit, àtravers ses trois temps forts : le rappel biographique, l’éloge et la déploration13.

À l’issue d’une intrigue longue et parfois complexe, un rappel biographiques’impose de lui-même. Il représente l’exorde du discours nécrologique, dans le-quel le narrateur fait un bilan rapide de la nouvelle en remémorant dates et noms,ce qui confère au récit sa solennité :

Elle fit profession entre les mains de Mgr l’évêque d’Albi, après avoir été plus de vingtans novice ; et passant tout d’un coup du noviciat à la supériorité, elle gouvernait cessaintes religieuses lorsqu’elle fut atteinte d’une maladie languissante, causée par lechangement du climat et les troubles continuels où elle avait été exposée. Elle sedémit de sa charge afin de mourir en simple religieuse, et durant sept ou huit moiselle attendit à tout moment avec une fermeté merveilleuse cette mort qu’elle avaitautrefois tant appréhendée. Ainsi mourut constamment l’année 1670, cette inno-

Dans un célèbre article, Aron KIBÉDI VARGA rappelle également qu’« il ne suffit pas […] de citer, àcôté de la vérité et de la nouveauté, le critère de la brièveté, comme on a fait, et comme on fait encoreaujourd’hui très souvent ; il est peu utile, puisque l’on trouve des nouvelles d’une page et demieaussi bien que des nouvelles qui occupent plusieurs centaines de pages », (A. KIBÉDI VARGA, « Pourune définition de la nouvelle à l’époque classique », ibid., p. 61).

10 « Le genre démonstratif est l’un des trois grands genres de l’éloquence. Il se définit par la matière dudiscours : le bien ou le mal. Traditionnellement, le discours porte sur une personne : il devient doncblâme ou éloge, par rapport à l’utilité et à l’honnêteté, selon la considération de ladite personne etde ce qui a trait à elle, même après sa mort […] La systématisation du démonstratif a bien sûr étéétablie par Aristote, sous la dénomination grecque d’épidictique. Il s’agit donc de l’honorable et deson contraire, sous la forme de la vertu et du vice, du beau et du laid ; tel est l’objet de l’éloge etdu blâme. C’est également par rapport à ces traits que sont appréhendés les caractères ou mœurs del’orateur, qui peuvent former d’importantes preuves d’autorité sur l’auditoire ». G. MOLINIÉ, « Dé-monstratif », Dictionnaire de rhétorique, Paris : Le livre de poche (Les usuels de poche), 1992, p. 107.

11 « Le lieu peut être appréhendé, très généralement, comme un stéréotype logico-discursif » (ibid.,p. 191).

12 Sur le modèle du sermon.13 Il va également de soi que le genre narratif ne dispose pas des mêmes moyens rhétoriques que le

genre discursif et que le narrateur ne peut jouer de l’actio comme un orateur, dans sa chaire, dansune église et face à un public préparé à l’écouter.

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cente et belle princesse, que l’humeur trop sévère de son mari, les mauvais conseilsde ses domestiques et beaucoup d’enjouements ont fait passer pour coupable, etrendu une des plus malheureuses personnes de ce siècle14.

Ainsi mourut Cornifix, comte d’Ulfeld, âgé d’environ soixante ans. Ayant laissé poursuccesseurs de ses grandes vertus trois fils, dont l’aîné, qui s’est fait catholique, estattaché auprès de la reine de Suède. Le second est chevalier de Malte, et le troisièmeest demeurant en Angleterre gentilhomme, des mieux faits, et des plus savants del’Europe. Tous ceux qui ont connu le comte d’Ulfeld demeurent d’accord qu’il étaitun des plus grands hommes de son temps, et que sans l’ambition qu’il eut de se faireroi, après la mort de Christian, son beau-père, il était le plus heureux seigneur duNord ; mais quelques historiens mal intentionnés, ou bien gagnés par ses ennemis,l’ayant accusé de trahison, et jeté sur lui tous les mauvais succès des dernières guerresdu roi Fridéric son beau-frère, estiment qu’on l’en jugera plus équitablement, puis-qu’il n’a rien fait qui ne lui fût permis par les lois du pays15.

Ces indications se rapportent traditionnellement à l’identité du héros, au lieuet à la date de sa mort, à l’image de celles que l’on pourrait découvrir sur unepierre tombale. En ce sens, les dernières pages, les dernières lignes, sont en quelquesorte la stèle du récit.

Dans les nouvelles, l’oraison funèbre peut ainsi retracer les faits marquants dela vie du héros, les événements heureux comme les événements malheureux.Quelques phrases, qui s’apparentent à la narration du genre épidictique, pourdire la somme d’une vie. Leur style est en principe élevé, surtout quand il s’agitde résumer la vie d’un personnage historique. Néanmoins, ce rappel ne se veutpas uniquement descriptif, il sert à recentrer l’intrigue et à fournir un certainnombre d’analyses. Le narrateur peut alors prendre du recul et agir comme unhistorien en apparence objectif, qui tire des leçons du passé en le reconsidérant àla lumière du présent. Cette attitude prouve à quel point la nouvelle, entre 1660et 1680, se situe également de façon ambiguë à l’horizon d’un autre genre, l’His-toire16.

Par conséquent, le nouvelliste dépasse le côté strictement anecdotique de lamort et replace son récit dans un contexte plus large, dans lequel il puisera desarguments pour bâtir son éloge ou son blâme.

14 Comtesse de SALIEZ, Histoire très curieuse et véritable d’une comtesse d’Allemagne, Paris : Barbin, 1678,pp. 68-70.

15 R. DE LA VALETTE, Le comte d’Ulfeld, Grand-Maistre de Danemarc, nouvelle historique, Paris : Barbin,1678, pp. 133-134.

16 Voir G. DULONG, L’abbé de Saint-Réal : étude sur les rapports de l’histoire et du roman au XVII e siècle,Slatkine Reprints, Genève, 1980 ; 1re éd., Paris : Champion, 1921.

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À la suite du rappel biographique, et quelquefois inextricablement mêlé à lui,intervient l’éloge du mort. Le panégyrique est un passage obligatoire et stéréo-typé de l’oraison funèbre, qui permet d’accéder au domaine affectif. Pour les hé-roïnes, la beauté est le premier élément célébré et commémoré. C’est le cas pourÉlisabeth dans Dom Carlos :

Elle était au commencement de sa vingt-quatrième année, de même que Dom Car-los, et dans la plus grande perfection de sa beauté17 ;

mais aussi pour Irène, princesse de Constantinople :

Ainsi les charmes de la plus belle et de la plus malheureuse princesse de la terre, quidevaient mettre à ses pieds toutes les couronnes de l’univers, y mirent sa tête18.

Pour les hommes, c’est plus la beauté morale que la beauté physique qui estretenue. Saint-Réal, par exemple, qualifie son héros de « Prince magnanime19 »,choix lexical important car Dom Carlos trouve sa grandeur d’âme au momentde son exécution, ordonnée cruellement par le roi Philippe II, son propre père.

Ainsi, comme dans l’oraison funèbre, le discours nécrologique des nouvellestend nettement vers l’idéalisation du défunt. Il cherche non seulement à louerses qualités, mais aussi à transmettre de lui une image qui soit conforme à sonessence supérieure. Le souci de la postérité est en effet très important dans l’orai-son funèbre : il faut s’adresser aussi bien aux auditeurs et aux lecteurs contempo-rains qu’aux auditeurs et aux lecteurs futurs.

Dans le but de perpétuer la mémoire de leur personnage, les nouvellistes nesurchargent pas leurs propos. Ils sélectionnent au contraire quelques traits dis-tinctifs, propres à frapper les esprits, qu’ils érigent en emblème et qui servirontau processus d’amplification. En dehors de l’axe esthétique et moral, ils manientl’hyperbole, qui vise à la sublimation de qualités déjà exceptionnelles en soi, etqui justifie le choix du personnage pour héros. Ils recourent ensuite à l’épithétisme,qui fige de manière expressive, en même temps qu’elle la condense, l’image de sadestinée :

Cette innocente et belle personne20.

C’est ainsi que le génie élevé, et les inclinations héroïques de l’infortuné Dom Carlosfurent à la fin représentées sous leur propre nom de vertus, après avoir été si long-temps déguisées sous celui de vices, par ses ennemis21.

Ainsi mourut dans la fleur de son âge la malheureuse Quintilie22.

17 Abbé de SAINT-RÉAL, Dom Carlos, nouvelle historique, dans Dom Carlos. La Conjuration des Espagnolscontre la République de Venise, éd. Andrée Mansau, Genève : Droz (Textes littéraires français), 1977,p. 218 ; 1re éd., Commelin, Amsterdam, 1672.

18 A. DES BARRES, Irène, princesse de Constantinople. Histoire turque, Paris : Barbin, 1678, p. 202.19 Abbé de SAINT-RÉAL, op. cit., p. 224.20 Comtesse de SALIEZ, op. cit., p. 70.21 Abbé de SAINT-RÉAL, op. cit., p. 214.22 J. DE LA CHAPELLE, Les amours de Catulle, Paris : Barbin, 1680-1681, t. I, pp. 193-194.

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Cette phase du discours nécrologique est donc tissée de données plus vraisem-blables que vraies.

Après le rappel biographique et l’éloge, l’oraison funèbre s’attache à la déplo-ration, étape qui consiste à exprimer la douleur d’une perte sur le mode d’unlamento conventionnel. À l’exemple de l’orateur, le narrateur semble acquérir àpartir de ce moment la dimension d’un chantre et devenir « l’organe de la dou-leur publique », prêtant « sa voix à tout un peuple affligé23 ». Tout en restantmajestueux, le discours nécrologique des nouvelles va s’orienter insensiblementvers un ton plus pathétique. Une formule topique, contenant les expressions « il/elle perdait… ; il/elle fut regretté(e)… », marque ce passage :

Il perdait la plus belle personne de France, et sur le point d’être heureux24.

La reine Anne de Bolen fut généralement regrettée, et quoi que les ennemis de sagloire aient pu dire contre elle, plusieurs personnes sages qui connaissaient sa vertu,ont conservé une juste vénération pour sa mémoire, et inspiré les mêmes sentimentsà ceux qui sont venus après eux25.

Il eut la consolation de mourir à Nevers qui avait appartenu à feu la reine sa femme,et où était le tombeau de ses ancêtres, regretté de tous ceux qui l’avaient connu, etparticulièrement des officiers de sa maison qui étaient inconsolables26.

Pour l’écrivain, il s’agit de montrer que l’intensité du regret est à la mesure del’irréparable disparition, et qu’elle atteint une dimension universelle.

Mais tous les morts sont loin d’être glorieux. Comment faire l’éloge d’un pé-cheur ? Doit-on passer sous silence ses exactions ou, au contraire, les mettre enlumière ? De même que le problème se pose aux nombreux orateurs duXVIIe siècle27, il se pose aux auteurs de nouvelles historiques. En ce qui concernela princesse de Montpensier et le comte d’Essex, les narrateurs n’hésitent pas surla conduite à adopter :

Une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heu-reuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions28.

Ainsi finit ce fameux favori d’Élisabeth, né avec les plus belles qualités du monde, etqui eût été trop heureux si l’amour avait eu moins d’empire sur lui29.

Une impression de ruine et d’inachèvement ressort de ces dernières considé-rations, accentuée par l’emploi de l’irréel du passé. L’éloge qui précède est ainsi

23 J. DU JARRY, cité par J. Truchet dans son « Introduction » aux Oraisons funèbres de Bossuet, op. cit.,p. xv.

24 Mme DEVILLEDIEU, Les amours des grands hommes, Paris : Barbin, 1671-1678, t. III, p. 233.25 Comtesse D’AULNOY, « Histoire d’Anne de Bolen », dans Les nouvelles d’Elisabeth, reyne d’Angleterre,

Paris : Barbin, 1674, t. III, pp. 231-232.26 R. DE LA VALETTE, Casimir, roy de Pologne, Paris : Barbin, 1679, t. II, p. 305.27 Voir à ce sujet l’« Introduction » de J. TRUCHET aux Oraisons funèbres de Bossuet, op. cit., p. XV-XVI.28 Mme DE LAFAYETTE, La princesse de Montpensier, dans Romans et nouvelles, éd. d’Alain Niderst, Paris :

Bordas (Classiques Garnier), 1989, p. 34, (1re éd., Jolly, Paris, 1662).29 AN., Le comte d’Essex. Histoire anglaise, Paris : Barbin, 1678, p. 48.

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corrigé et justifie la mort terrible des héros (fièvre délirante pour la princesse deMontpensier et décapitation pour le comte d’Essex). Ces deux personnages ontlaissé la passion les envahir, provoquant de la sorte leur propre perte. Le thèmede la mauvaise mort s’impose alors. Ce regard réprobateur nous fait glisser dupropos élogieux, de la déploration, au développement parénétique. Si la paroleque les vivants réservent à ces morts est, dans un premier temps, commémora-tive, elle se transforme peu à peu en sermon, tant il est vrai que son intérêt résidedans une perspective morale et, au-delà, spirituelle. Le théoricien Du Plaisir insistesur cet impératif quand il déclare :

Ces sortes d’histoires, aussi bien que les pièces de théâtre, sont d’elles-mêmes uneécole d’édification : leur conclusion doit toujours enfermer une morale, et cette mo-rale doit paraître sensiblement sans avoir de pénétration et de lumière dans l’espritdes lecteurs30.

Pour satisfaire à cette exigence, la nouvelle, comme l’oraison funèbre, se trans-forme en méditation sur le bien et le mal, à partir d’un récit édifiant et exem-plaire. Le narrateur, pour sa part, se fait prédicateur et tire les enseignementsmoraux du récit, avant d’inciter le lecteur à en faire de même. Le récit rempliten quelque sorte la fonction rhétorique du movere, tandis que l’oraison joue celledu docere. La leçon doit être retenue dans tous les cas de figure, qu’elle soit positiveou négative. Un art de la mémoire se constitue de la sorte, mais une mémoireactive puisque le lecteur est directement interpellé par des outils introductifs,comme « ainsi » et « voilà ».C’est aussi par l’exemplum que se poursuit l’entreprise moralisante :

Enfin, voilà quelles furent la vie et la mort de Marie Stuart, princesse assurémentdouée de grandes qualités, et qui méritait un meilleur sort que celui de finir par lesmains d’un bourreau. Mais Dieu voulait donner en sa personne un exemple de lafureur des religionnaires, et de l’inconstance des grandeurs d’ici-bas31.

Cet exemple doit apprendre aux dames qu’il est bon d’être toujours en garde sur sessens, quand l’amour s’est une fois ouvert le chemin du cœur, il y excite de terriblesorages, son calme même est à craindre, et c’est un grand présage de malheur pourl’avenir, de n’avoir pas la force de le vaincre32.

Dans le cas de Marie Stuart et de Mademoiselle de Tournon, Boisguilbert etCotolendi donnent l’impression que leurs nouvelles comptent moins pourelles-mêmes que pour la démonstration dont elles sont porteuses, et qui trouvejustement son sens dans l’oraison funèbre finale. Boisguilbert avance deux argu-ments, dont l’un est particulier (« la fureur des religionnaires »), et l’autre uni-versel (« l’inconstance des grandeurs d’ici-bas »). Lieu commun de l’oraison fu-

30 DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire…, op. cit., p. 70.31 P. BOISGUILBERT, Marie Stuart, reyne d’Ecosse. Nouvelle historique, Paris : Barbin, 1675, pp. 103-104.32 Ch. COTOLENDI, Mademoiselle de Tournon, avec une introduction de René Godenne, Genève : Slatkine

Reprints, 1979, pp. 107-108 ; 1re éd., Paris : Barbin, 1678.

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nèbre, ce dernier rappelle que la mort peut frapper les plus grands, ce qui la rendd’autant plus édifiante.

Pour les héroïnes, le motif de la vertu est souvent associé à celui de l’exemplumcar son absence ou sa présence détermine le jugement que l’on doit porter surelles. N’oublions pas qu’il est retiré à la princesse de Montpensier, ce qui la con-damne irrémédiablement. En outre, plus un personnage est vertueux et plus samort est admirable : c’est la pureté foudroyée dans « la fleur de son âge33 », desorte que son exemple est encore plus digne d’être loué et suivi. Dans cet esprit,l’examen du cadre formel du récit offre un raccourci tout à fait significatif. Alorsque la nouvelle débute généralement par un portrait mondain, précieux et lauda-tif, qui attribue au personnage toutes les qualités nécessaires de jeunesse et debeauté, elle se clôt par un portrait qui se charge d’une valeur supplémentaire, lavertu. Le portrait de jeunesse est un portrait physique, une prosopographie, tan-dis que le portrait final relève de l’éthopée, c’est-à-dire du portrait moral. Le glis-sement est net, même si les deux passages se font écho par-delà leurs divergences.En nous conduisant de la vie à la mort, le récit nous conduirait par conséquentde l’esthétique à l’éthique.

Au terme de cette confrontation, on constate à quel point la frontière narra-tive entre la nouvelle historique et l’oraison funèbre est étroite. À première vue,leurs objectifs et leurs moyens se rejoignent puisque toutes deux s’attachent àsouligner l’exemplarité ou la vanité d’un personnage illustre, emploient la rhéto-rique de la grandiloquence et affectent de viser à l’édification des auditeurs-lecteurs.

Conformément à la tradition de la Contre-Réforme, la mort, et qui plus est lamort narrée, est une leçon de choses qui doit inspirer de la crainte aux fidèles etles convier à méditer sur la toute-puissance divine. Dans cette perspective, n’est-il pas possible de lire en filigrane l’éloge de Dieu dans le discours nécrologiquedes nouvelles historiques ? En prenant appui sur l’oraison funèbre, certaines d’en-tre elles semblent en effet beaucoup moins terminées qu’élevées. La fiction échap-perait ainsi au soupçon d’immoralité qui pèse constamment sur elle, grâce à lacaution d’un genre qui fait autorité, et finirait par inspirer une certaine forme derespect, par sa solennité même et ses discrètes allusions à la providence divine.

Pourtant, l’interprétation chrétienne du recours à l’oraison funèbre conduitinévitablement à l’insatisfaction et à l’ennui, si l’on songe qu’elle repose essen-tiellement sur des stéréotypes thématiques et structuraux. L’éloge et la déplora-tion n’apparaissent-ils pas d’une très grande banalité à la suite d’une intriguedont l’ambiguïté est fascinante ? Dans La princesse de Clèves, le lecteur peut-il secontenter de voir le sort de l’héroïne réglé par une formule rebattue – « sa vie, quifut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables »34 –, complètement

33 Mme DE LAFAYETTE, La princesse de Montpensier, p. 34.34 Mme DE LAFAYETTE, La princesse de Clèves, dans Romans et nouvelles, op. cit., p. 416, (1re éd., Paris :

Barbin, 1678).

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vidée de son sens ? Au lieu de mettre en valeur le mystère du refus de l’amour etde rendre compte de sa complexité, elle l’amoindrit, en coupant Mme de Clèvesde toute réalité humaine. La suggestion de la sainteté frustre profondément lelecteur en le renvoyant à un modèle archétypal, qui ôte toute originalité au per-sonnage de Mme de Lafayette. L’insignifiance d’une telle formule entre bien encontradiction avec sa troublante décision.

L’effet de clôture déceptive est renforcé, dans certaines nouvelles, lorsquel’auteur donne l’impression de trouver dans l’oraison funèbre un refuge facile.Après avoir dépeint le vice sous des traits puissamment machiavéliques, voireséduisants, après avoir fait du lecteur un complice de cette peinture, la portéemorale de l’oraison funèbre est diminuée et ne réussit guère à faire oublier leshorreurs commises. Il en va ainsi dans Dom Carlos, où Philippe II a presque l’en-tière responsabilité de l’atmosphère shakespearienne de la nouvelle, qu’il rehaussed’une touche macabre. Sa dévoration par des poux, aussi terrible soit-elle, estprécédée de l’exécution de son fils, Dom Carlos, et de l’empoisonnement de sonépouse, Élisabeth. Meurtres devant lesquels le monarque espagnol manifeste unejouissance sadique. Aussi la déploration finale demeure-t-elle assez faible en com-paraison avec cette issue tragique. Une fois de plus, le lecteur peut ressentir l’orai-son funèbre comme un rituel complaisant, auquel le nouvelliste sacrifie par tra-dition. Si la nouvelle est élevée par l’oraison funèbre, ce n’est donc qu’à la dimen-sion d’un discours conventionnel qui, par contrecoup, fait retomber l’intrigue.

Enfin, il est permis de se demander s’il entre vraiment dans l’intention desnouvellistes classiques d’édifier leurs lecteurs avec des exemples de vertu ou device si éloignés d’eux et de leur expérience. Même s’il est faux de les croire coupésde toute préoccupation morale, même si certains d’entre eux prétendent faire del’Histoire une « école d’édification35 », il serait abusif de penser qu’ils sont assu-jettis à un quelconque discours théologique.

Par conséquent, le lecteur est invité à réfléchir sur l’utilisation ironique del’oraison funèbre. Conscients de ne pouvoir échapper à un discours dominant,certains nouvellistes jouent en effet avec celui-ci, en le détournant de sa vocationspirituelle pour le ramener à un usage strictement technique. De fait, l’oraisonfunèbre intervient principalement dans la séquence finale de la nouvelle, fonc-tionnant ainsi comme un procédé clôturant. Or, on connaît l’importance du con-cept de clôture dans la production narrative de cette époque. Il participe de laperfection formelle en donnant sa cohésion au récit, rappelle Du Plaisir :

On s’étonnera de ce que j’avertis de donner une conclusion à l’histoire, et il paraîtpeut-être impossible de n’y en pas donner. Ce défaut que j’appréhende est moinsimpossible que l’on ne croit ; et parce que je me suis pour jamais ôté la liberté deblâmer les ouvrages des autres, on se contentera que je dise en général qu’il n’est passans exemple36.

35 DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire…, op. cit., p. 70. C’est aussi le projet exposé parSAINT-RÉAL dans De l’usage de l’histoire, Paris : Barbin, 1671.

36 DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire…, op. cit., pp. 69-70.

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Au-delà, il contribue à satisfaire l’esprit du lecteur, qu’il fait accéder à la quié-tude, en coupant court à son désir d’histoire :

Le plus grand plaisir que puisse goûter l’esprit après toutes les inquiétudes et toutesles impatiences que donne une longue suite d’intrigues et d’événements, est de voirenfin les héros ou entrer au port ou faire naufrage37.

En tant que procédé narratif, l’oraison funèbre est étroitement liée au plaisirde la lecture. Elle achève et apaise tout à la fois, ainsi que le démontre DomCarlos :

Ainsi furent expiées les morts à jamais déplorables d’un prince magnanime, et de laplus belle et plus vertueuse princesse qui fut jamais. C’est ainsi que leurs ombresinfortunées furent enfin pleinement apaisées, par la fin malheureuse de tous lescomplices de leur trépas38.

Les deux dernières phrases de la nouvelle de Saint-Réal sont quasiment redon-dantes. Par ailleurs, la similitude est troublante avec la formule qui concluait,quelques pages auparavant, la cérémonie des obsèques du héros. Pourquoi cetteobstination de la part de Saint-Réal ? On peut y voir la volonté d’insister sur lefait que la véritable fin de la nouvelle est là (« furent enfin »), et non pas immé-diatement après la mort de Dom Carlos et d’Élisabeth. L’auteur utilise en outrele terme « apaisées », qui évoque d’une part le mécanisme de compensation jouépar le châtiment, et d’autre part ce sentiment de satisfaction, tant recherché parle lecteur. Comme si cela n’était pas assez explicite, Saint-Réal rajoute un mem-bre de phrase qui relate la cause de cet apaisement. Il clôt ainsi symboliquementla nouvelle par le mot « trépas ». Un trépas qui est à la fois passage (au-delàduquel on rencontre infailliblement le mot « fin »), et synonyme de mort (cellede l’intrigue qui n’est plus). Le trépas est réalisé dans les deux sens et l’on assisteà la saturation du concept de fin. Le silence de la clôture devient éloquent : ilmet en valeur une esthétique de l’œuvre policée, qui apparaît toujours commeun système clos.

Dans ces conditions, l’oraison funèbre devient l’un des lieux stratégiques de lanarration où l’on peut apprécier l’habileté du nouvelliste à clore une intrigue,selon les impératifs esthétiques du classicisme. Mais, loin de satisfaire unique-ment le code de la technique narrative, elle satisfait également celui de la vrai-semblance, autre critère fondamental durant cette période. L’examen du rappelbiographique est significatif à cet égard. Les nombreuses indications chronologi-ques qui le parsèment fonctionnent en effet comme un gage de vérité aux yeuxdu lecteur, car elles prouvent que les nouvellistes recherchent la caution du réel.De ce point de vue, elles accréditent la fiction et la font rivaliser avec l’Histoire,détail non négligeable à l’heure où la plupart des auteurs de nouvelles histori-ques affirment être les seuls à détenir et à écrire la vérité sur le sujet qu’ils trai-

37 Ibid., p. 69.38 Abbé de SAINT-RÉAL, Dom Carlos, op. cit., p. 224.

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tent39. Les dates permettent ensuite d’évaluer le temps écoulé depuis le début durécit, et, par conséquent, de savoir si la nouvelle a dépeint un moment de crise,ou si elle a retracé une biographie. Dans le premier cas, nous avons affaire à uneintrigue rapide, conforme aux nouveaux goûts des lecteurs40 ; dans le second,l’intrigue est plus complexe et se déroule sur le modèle des grands romans dudébut du siècle.

Si l’on reconsidère la présence de l’oraison funèbre dans la nouvelle histori-que, on s’aperçoit donc qu’elle est la manifestation d’un savoir-faire littéraire.Dans quelques rares cas, elle va jusqu’à se transformer en un miroir où le lecteurdevine, au-delà de l’éloge du héros et de Dieu, celui de la fiction elle-même. Lediscours nécrologique devient en somme un discours métaphorique, où l’auteurdéploie son art en même temps qu’il le commente. La clausule de La princesse deClèves en apporte la preuve de façon magistrale. L’adjectif « inimitables » renvoiecertes à l’exemplarité morale ainsi qu’au caractère exceptionnel de l’héroïne, quidoit susciter l’admiration, mais il peut aussi s’appliquer à un style et à une intri-gue. L’ambivalence lexicale prouve que La princesse de Clèves se pose en tant querécit impossible à imiter ou à reproduire car il est unique. Ce procédé est trèshabile dans la mesure où il renvoie au seul récit existant, celui qui vient d’être lu.Le récit renvoie à lui-même et se présente comme le modèle par excellence. Nonsans une certaine ironie à l’encontre de son héroïne, dont elle ne partage pasforcément les choix existentiels, Mme de Lafayette affirme la supériorité de sonart, tout en revenant sur l’idée que son œuvre est un univers qui se suffit àlui-même.

C’est ainsi que, derrière les propos de circonstance, derrière le discours officiel,se cache un processus « poétique », la mise en discours de la mort n’étant pas àlire autrement que comme la mise en discours du récit par lui-même. Ce faisant,la nouvelle élabore son panégyrique et revendique son autonomie.

Sans exclure une motivation extratextuelle, qui consiste à donner un dénoue-ment édifiant à la nouvelle, on remarque que le jeu de l’intertextualité corres-pond davantage à des motivations textuelles41, d’un usage infiniment plus satis-

39 « Ce n’est point ici un roman, c’est une histoire très véritable, non seulement dans le général,comme chacun sait, mais encore dans toutes ses circonstances que beaucoup de gens ignorent,puisqu’elles sont également éloignées des deux idées de martyre et de courtisane que le zèle du pèreCaussin et les calomnies de Bucanan ont répandu jusques ici de cette reine dans le monde »(P. BOISGUILBERT, Marie Stuart, « Avis au lecteur », non paginé).« On a mieux aimé ne rapporter que fidèlement ce qu’on a appris de cette nouvelle. On a mêmeaffecté à dessein un style grave, et tout à fait éloigné de celui qu’on appelle le style de roman, eton s’est seulement contenté de lier les actions les unes aux autres, et d’y insérer de temps en tempsquelques réflexions » (AN. [H. F. M.], Tachmas, prince de Perse, « Avis au lecteur », Paris : Loyson,1676, non paginé).

40 DU PLAISIR évoque « l’humeur prompte et vive de notre Nation », Sentiments sur les lettres et surl’histoire…, op. cit., p. 44.

41 Sur ces notions, voir Cl. BOYER, « Le texte et sa clôture. Sur le fonctionnement de la vraisemblancedans le roman épistolaire », Imprévue, Centre d’Études et de Recherches Sociocritiques, Montpellier, Textologieet Histoire, n° 1, 1983, pp. 47-60.

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faisant pour l’esprit : donner une fin au récit, s’en féliciter et créer l’illusion dela maîtrise de la fiction. Cet emploi distancié, doublé d’une véritable entreprisede séduction à l’égard du lecteur, trace une frontière très nette entre le discourssacré et le discours profane et souligne la récupération de l’un par l’autre. Alorsque la nouvelle historique semblait se fondre dans l’oraison funèbre, elle re-tourne ce lien de subordination en sa faveur, réduisant son illustre modèle à unsimple prétexte narratif. Dans une telle perspective d’autosatisfaction etd’autoglorification, on comprend que la déploration se charge elle aussi d’autresvaleurs et prenne une résonance particulière : n’est-elle pas le signe d’une nos-talgie qui s’installe au seuil de la clôture, exprimant le regret d’une lecture quis’achève et trahissant déjà le désir d’une histoire à venir ?

Edwige KELLER

Université de Lyon 3.

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POÉTIQUE DE LA FICTION : LA NOUVELLEET LA « FABLE » AU XVIIe SIÈCLE

La mode des grands Romans qui avoient longtemps fait les délices de la Cour, ayantcessé avec celle des chapeaux pointus1, on se jetta sur les Historiettes, les Nouvelles etles Romans Historiques2.

Grands absents de la Poétique d’Aristote, l’autorité en matière de théorie litté-raire, le roman ni la nouvelle ne jouissent encore au début du XVIIe siècle d’unstatut poétiquement déterminé. Le constat est dressé avec une désinvolturemagistrale : la nouvelle, simple phénomène de mode, est aux frontières des gen-res, et elle mérite bien son nom, car elle apparaît sans plus d’autorité que leshistoires qu’elle rapporte. Peut-on alors envisager une place pour la nouvelle ausein d’une théorie reconnue et consciente du caractère générique de la littéra-ture, geste inaugural de la reconnaissance de la littérarité d’un texte ? Il seraitvain d’aborder la possibilité d’une théorisation générique de la nouvelle à l’âgeclassique à partir de nos actuels critères, bâtis à l’aune d’une pratique fondée auXIXe siècle. À rebours, il sera plus pertinent d’embrasser dans son ensemble l’éla-boration que consent le XVIIe siècle français d’une théorie des genres qui corres-ponde à l’idée de la modernité littéraire de la France classique, supérieure aumodèle antique et italien. On pourra y déterminer la place éventuelle de cettepratique narrative qui prend peu à peu un nom vacant dans l’ordonnance maîtriséeet élevée des genres : celui de nouvelle3.

Tout au long du XVIIe siècle, élaborer le statut du discours littéraire et de sesgenres, c’est commenter la Poétique d’Aristote. C’est du coup organiser toute ten-tative de détermination théorique des genres littéraires à partir d’une ambiguïtésoigneusement entretenue : celle de la définition de la fable, tantôt synonymed’apologue, tantôt synonyme de fiction et, partant, de la mimesis, de l’imitationartistique. La, ou plutôt les définitions du mot « fable » qui sont élaborées au furet à mesure des commentaires humanistes puis classiques de la Poétique, détermi-

1 L’expression est tirée de la Préface d’« Ildegerte », une nouvelle d’E. LE NOBLE parue un peu aupa-ravant.

2 LENGLET-DUFRESNOY, De l’usage des romans, ou l’on fait voir leur utilité et leurs differens caracteres : avecune bibliotheque des romans, accompagnée de remarques critiques sur leur choix et leurs editions, Vve Poilras,Amsterdam, [1734,] Genève : reprint Slatkine, 1970, p. 199.

3 Il ne saurait être question de refuser l’histoire antérieure de la nouvelle, bien connue au XVIIe siècle,et la désignation sous ce nom de petits récits drôlatiques, voire scabreux, dans la tradition du fabliaumédiéval et de la Renaissance italienne. Parce que tel, ce type de fiction ne peut entrer dans unecatégorisation noble des genres : d’où la possibilité qui va s’offrir, aussi naturellement que commo-dément, de réattribuer cette étiquette.

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nent l’entrée en théorie littéraire d’un type de fiction inconnu, qu’on appellerapar commodité – et par respect tout dix-septiémisant pour l’autorité des théori-ciens français, le poète italien Le Tasse – la « fable romanesque ». L’évolution decette « fable romanesque », dans ses variations avec les autres sens du mot « fa-ble » comme dans ses variations internes, nous permettra de repérer quelle est lafable, c’est-à-dire quelle est la forme de discours, reconnue à la nouvelle. En re-tour, celle-ci nous aide à comprendre plus précisément les fondements normatifsde la fiction classique, à l’arrière-plan de sa classification générique.

Le nom « fable » recouvre à la période qui nous intéresse trois acceptions dis-tinctes de sens mais à plaisir confondues par l’usage. Tout d’abord, il est la trans-lation française du latin fabula repris par les traducteurs humanistes de la Poé-tique d’Aristote, pour rendre le grec muthos dans ce dernier texte4. Il signifie ainsil’« histoire5 », l’« argument6 », la « mise en intrigue7 ». Ce concentré narratif apour motifs de prédilection des épisodes tirés de la mythologie gréco-latine, sujetsprivilégiés de la tragédie chez Aristote. Mythologie : tel est le second sens du mot« fable », ordinairement orthographié « Fable », qui confère bien souvent à latexture de l’action le merveilleux pour vertu. Le troisième sens s’y rattache di-rectement, conformément au contenu accordé dès le latin fabula et à la concep-tion humaniste de la mythologie : elle est l’expression sous le voile de la narra-tion allégorique de vérités théologiques annonciatrices du christianisme, d’où lenom de Prisca Theologia donné alors à la mythologie chez les érudits. Le récitallégorique par excellence, c’est l’apologue ésopique, d’où le nom de fable donnéà ce dernier genre bref, qui lui conserve d’emblée toutes ses vertus herméneu-tiques8.

Les Dialogues de Daniel d’Auge9 avaient établi que la fable, l’apologue en tantque fiction allégorique, constitue la forme la plus achevée de la mimesis littéraire.Cent ans plus tard, le P. Rapin fourbit dans un texte maintenant oublié les argu-ments de ses Réflexions sur la Poétique d’Aristote, parues en 1674, la même annéeque l’Art poétique de Boileau : il ne saurait y avoir de belles-lettres, de « poësie »,sans fable.

Menandre preparant une comédie pour la fête de Bacchus qui estoit fort proche, dità ses amis qu’elle estoit faicte, quoy qu’il n’y eût pas un vers de fait, parce que la fable

4 Conformément à la tradition latine.5 C’est ainsi que le mot est traduit dans l’édition LALLOT-DUPONT-ROC de la Poétique (Paris : Seuil,

1981).6 C’est la définition qui structure la dramaturgie classique.7 Selon la traduction de P. RICŒUR dans La métaphore vive. Voir F. GRAZIANI, « La poétique de la fable :

entre inventio et dispositio », dans XVIIe siècle, n° 182 (janvier-mars 1994), pp. 83-93.8 Pour la période qui nous intéresse, le texte exemplaire serait sans nul doute la préface des Fables de

La Fontaine, suivie immédiatement de la « Vie d’Ésope le Phrygien ».9 D. D’AUGE, Deux dialogues de l’invention poetique, de la vraye cognoissance de l’histoire, de l’art oratoire,

et de la fiction de la fable : tres-utiles à un chascun desirant bien faire, dire et deliberer, ainsi qu’en ont traictéles Anciens, Paris : R. Breton, 1560.

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estoit faicte. En effet tout ce qui est sans fable n’est point une poésie, ce n’est qu’uneversification toute pure ; et c’est pour ce sujet qu’Aristote établit l’essence de la poesiedans la fable. Ainsi oster la fable au poete, c’est oster au peintre ses couleurs10.

Le mot de fable sert donc à déterminer tous les genres littéraires. Or le texted’Aristote présente une lacune qu’il faut combler, celle d’une pratique narrativenouvelle, la fiction romanesque, que le Stagirite n’a pas théorisée faute de l’avoirconnue. C’est en commentant sa « fable » que l’on peut déterminer la validitéthéorique, générique, de cette pratique et de ses variantes.

Un lien très fort se voit posé entre la fable dans la polysémie de ses sens etl’écriture d’une fiction romanesque, qui recouvre tout ce qui n’appartient ni àl’imitation dramatique, ni à l’imitation lyrique, ni à l’imitation épique, mais quise rapproche de cette dernière : « un roman est un poème héroïque en prose11 ».Le premier manifeste de la dignité d’une semblable fiction qu’est la Lettre-traité del’origine des romans de P. D. Huet, parue pour la première fois en guise de préfaceà la Zayde de Mme de La Fayette, en défend la cause en fondant son lien de filia-tion avec les fables et l’allégorie. La fable de son intrigue justifie la fiction roma-nesque en lui conférant l’indispensable garantie morale à son entrée en genres :l’usage de l’apologue s’insère tout naturellement dans une fiction romanesque.Ch. Sorel recourt la même année à cet argument, au chapitre 3 de sa Connoissancedes bons livres12, intitulé « Defense des Fables et des Romans » :

Bacon dit que l’Histoire feinte a été inventée pour donner quelque satisfaction àl’Esprit aux endroits où la nature des choses le desnie, le Monde étant inferieur àl’Ame humaine, qui cherche une bonté plus exacte que ce qu’elle void d’ordinaire.De faict qu’en de tels Ouvrages, on feint des evenemens plus remarquables et plusheroïques, et joints de plus prez que ceux qu’on rapporte dans les Histoires humai-nes. […]Les romans ne sont faicts que pour feindre, et les Histoires qu’on dit estre les Imagesde la Verité, sont reduites en beaucoup d’occasions à chercher de semblables se-cours13.

Ainsi,

le roman n’est autre chose qu’un Apologue un peu plus étendu […], tout ce qui estnarration est fabuleux14 ;Laissons à l’Histoire le titre glorieux d’être le portrait de la misère humaine, etreconnoissons au contraire que le Roman est le Tableau de la Sagesse humaine15.

10 [R. RAPIN,] La defense des fables contre M. D. S. Bachelier de la Sorbonne. À M. de Chavigny , s.éd., s.l.n.d.,[Paris, 1668,] pp. 4-5.

11 LENGLET-DUFRESNOY, op. cit., p. 188.12 Ch. SOREL, De la connoissance des bons livres, ou Examen de plusieurs autheurs, Paris : Pralard, 1671,

pp. 85 et suiv.13 Ibid., pp. 143 et 146.14 LENGLET-DUFRESNOY, op. cit., pp. 34 et 37.15 LENGLET-DUFRESNOY, op. cit., p. 83.

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La nouvelle, encore à ce point envisagée comme un des visages de la narrationromanesque sans distinction d’avec le roman, y trouve sa justification génériquesans équivoque. Dans sa Bibliothèque françoise déjà, Sorel marquait par son clas-sement des genres littéraires le lien essentiel qui unit la fable, la fiction allégo-rique et l’écriture romanesque. Au chapitre 8, « Des narrations veritables, desevenemens divers des voyages, des vies des hommes, et des histoires des na-tions », il oppose son chapitre 9, « Des fables et des allegories, des romans dechevalerie et de bergerie, des romans vray-semblables et des nouvelles ; des ro-mans heroïques et comiques16 », et la continuité est sans faille de la fable à lanouvelle.

Les narrations allégoriques et spirituelles qui d’ordinaire contiennent des choses mi-raculeuses auront à leur suite, les Histoires fabuleuses des anciens Chevaliers […] Onn’a pas esté satisfait pour cette seule invention de Roman : plusieurs ont jugé qu’il yavoit là encore quelques chose d’incroyable […]. On vouloit des histoires feintes quirepresentassent les humeurs des personnes comme elles sont17.

Le terme de fable semble donc convenir tout particulièrement à ce type defiction narrative. Pour en discerner les variations internes, il faut se référer à lasource sans cesse pillée des théoriciens français de tout bord, qu’ils défendent leroman au nom du plaisir du lecteur ou qu’ils le blâment au nom de son immo-ralité, qu’ils défendent la brièveté vraisemblable d’un récit simple en prose, commeValincourt, ou qu’ils revendiquent au contraire, comme Mlle de Scudéry, un récitplus divers : Le Tasse. En commentant Aristote dans son Discours sur la poétiqued’Aristote, et en particulier sur le poème héroïque18, il entreprend la défense du poèmehéroïque, c’est-à-dire d’une épopée telle que sa Jérusalem délivrée. En analysantle statut de la fable comme noyau d’invention fictionnelle, il en vient à formulerla première théorie en date et en forme du roman ; celle-ci n’est pas sans con-séquence pour le développement à venir de la nouvelle.

La fable, « qui est non plus la matière, mais la forme, et l’âme du poème19 »,peut se définir comme le « tissage et la composition des événements20 ». La fablequi plaît est celle qui est bien agencée, c’est-à-dire qui tire argument de l’histoire,et, pour le poème héroïque, qui y mêle la religion païenne, ou chrétienne : quisait joindre le merveilleux et le vraisemblable, conformément à Aristote qui éta-blit la supériorité de la tragédie et de sa fable parce qu’elle raconte l’universel,tandis que l’histoire en reste au particulier. En outre, dans la mesure où la fableest la finalité du poème, conformément à Aristote, alors il doit y avoir unité defable, et d’une fable entière : avec son début, son commencement, et sa fin. Ducoup, et c’est d’ailleurs sur ce point que Le Tasse articule son analyse de la fiction

16 Ch. SOREL, Bibliothèque françoise, Paris : Pralard, 1667 (1re éd. en 1664). p. 168.17 Ibid., pp. 174 et 177.18 T. TASSO, Discorsi dell’arte poetica, et in particolare del poema heroico, Venise : s. éd., 1587.19 Fin du Premier discours, « De la matière du poète », f° 8 r°.20 Début du Second discours, « Comment donner la forme et la disposition poétique », f° 11 r°.

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romanesque, « si le poème est constitué de plus d’une action, alors on n’a plus unpoème, mais une multitude de poèmes21 », à l’infini, dont la masse, poursuit LeTasse, sera supérieure aux volumes des légistes… Tout en reconnaissant au romanla nécessité d’une unité d’action, l’auteur de la Jérusalem délivrée n’exclut pas –comme le prouve l’usage – la tissure de différentes fables.

Toutes les déterminations génériques au long des trois discours fonctionnentselon les pôles suivants, deux à deux. D’une part, un récit merveilleux, d’autrepart, un récit vraisemblable. D’une part, une multiplicité de fables, d’autre part,une unité de fable. La conséquence qui s’impose, au fur et à mesure que le fa-meux mélange du vraisemblable et du merveilleux est inlassablement répété, faitque la combinaison la meilleure poétiquement est l’alliance de l’unité de fable,simple ou composée, et de vraisemblable. Par conséquent, toute une série deliens se voient dessinés, entre nouveau et moderne ; entre moderne et naturel ;entre naturel et vraisemblable ; entre vraisemblable et fable et allégorie, alors quejusque là, l’allégorie, la fable, est plutôt du côté du merveilleux et du surnaturel.On voit poindre la conséquence suivante, dont la réalité factuelle va mettreun siècle à se manifester, et qui détermine l’entrée en genre de la nouvelle : lafable vraisemblable, c’est la nouvelle.

« Roman » sert de nom générique, synonyme de tout ce qui n’est ni tragique,ni lyrique, ni épique à la manière d’un poème cyclique en vers,

ce nom de Roman qui estoit particulier aux livres de Chevalerie estant demeuré àtous les livres de fiction, ainsi que l’usage a ordonné22.

C’est de l’exploration de cette fable du roman que va se dégager une fablespécifique associée aux textes qui reçoivent le nom de « nouvelle ». La règle estla suivante : au fur et à mesure que la fable romanesque sur le modèle du poèmeépique, c’est-à-dire le roman héroïque, est entachée d’un déséquilibre inaccep-table dans la mise en intrigue dû à la prééminence d’éléments merveilleux for-tement marqués d’invraisemblable, et se sépare de la définition initiale de lafable, un autre type de narration émerge, qui, en serrant au plus près les critèresgénériques de la fable, hérite des caractères valorisés dans le roman, et reçoit lenom de nouvelle. Il n’est donc pas étonnant de voir s’affirmer la « nouvelleromanesque », comme l’appelle justement R. Godenne, à partir du moment oùle roman héroïque quitte définitivement la fable « sérieuse », pour n’être plusqu’un ramassis de fables, de balivernes, selon la condamnation ordinaire, voiretopique, du roman doublement immoral : invraisemblable et sans morale23. Iln’est pas lieu ici de retracer une histoire de la métamorphose du roman héroïque

21 F° 14 v°.22 Ch. SOREL, op. cit., p. 181.23 Topique qui apparaît fort tôt dans le siècle pour justifier un genre que l’on apparente communément

aux nouvelles, les histoires tragiques. Ainsi François DE ROSSET évoque en 1614 dans sa dédicace desHistoires tragiques de notre temps « les contes fabuleux des anciens romans ».

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en nouvelle vraisemblable : d’autres communications l’ont fort bien fait. Dansl’optique où nous nous plaçons, il convient davantage de considérer, sinon demanière structurelle – l’adjectif serait anachronique –, du moins selon un ordred’importance théorique croissant, trois axes de réflexion à partir desquels s’opèrela mise en place théorique d’une fable de la nouvelle.

Pour avoir déjà été abordé par d’autres intervenants, mentionnons simple-ment le premier axe : la nouvelle est plus achevée, donc plus délectable que leroman. « Alors [avec le XVIIe siècle] on voit de la régularité, de la vérité mêmejusque dans la narration fabuleuse », écrit Lenglet-Dufresnoy24, qui donne pourexemples de « livres parfaits » les « nouvelles » ou les « contes » de M mes de LaFayette, de Villedieu et de Murat, et de la comtesse d’Aulnoy. Cette idée s’imposeà la fin du XVIIe siècle ; elle apparaît plus tôt qu’on ne le souligne communément,en témoigne par exemple l’épigramme de Boisrobert – lui-même auteur de nou-velles – qui ouvre le recueil des traductions de nouvelles espagnoles, au caractèretrès romanesque, de Nicolas Lancelot, dès 1628 :

Lancelot, tes discours charmansPassent des plus parfaits romansLes avantures les plus belles ;Je laisse les livres d’amoursEt les gazettes de la Cour,Pour m’arrester à tes nouvelles25.

La nouvelle est d’autre part ressentie progressivement comme le mode le plusproche de la fabulation de l’apologue grâce à une mise en fiction particulière. Ellemet en forme une moralité : « Mon Historiette roule sur deux proverbes, au lieud’un : c’est la mode26 ». Ainsi, dans les Nouvelles françaises de Sorel ou celles deDonneau de Visé27, la fable est un exemplum, noyau générateur de la fiction, etune nouvelle se présente comme une amplification d’apologue, ou une fable enexpansion : on veut démontrer dans un cas particulier tel ou tel trait de compor-tement humain universel annoncé à l’incipit, quelquefois repris à l’explicit, tan-dis que la narration enchaîne sur un rythme rapide des schémas d’action, descanevas romanesques toujours ébauchés mais jamais développés. Inversement,c’est parce qu’elle est fable que la nouvelle peut être conte, en prose ou en vers :La Fontaine, dans ses Contes et nouvelles en vers, ne voit aucun inconvénient, dansla préface du premier recueil comme dans celle du second, à lier indifféremment

24 Op. cit., p. 205.25 Les nouvelles de Lancelot tirées des plus célèbres auteurs espagnols, Paris : Billaine, 1628.26 L’innocente tromperie. L’avare puny. Les enchantemens de l’éloquence, Les aventures de Finette. Nouvelles.

Et autres ouvrages en vers et en prose. Avec le Triomphe de Mme Deshoulières, tel qu’il a été composé parMlle Lhéritier, Paris : Guignard, 1696, p. 230. En outre, le titrage intérieur reprend essentiellement lestypes évoqués : ce n’est pas « Marmoisan », c’est « L’innocente tromperie » ; ce n’est pas Artaud, c’est« L’avare puny », etc.

27 Ch. SOREL, Les nouvelles françoises. Où se trouvent les divers effects de l’amour et de la fortune, Paris :Billaine, 1623 ; DONNEAU DE VISÉ, Nouvelles galantes, comiques et tragiques, Paris 1669.

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conte, épigramme – qui apparaît comme le cœur de la nouvelle – et nouvelle.« Belphégor » déjà, la 27e fable du L. XII, était sous-titrée « nouvelle tirée deMachiavel », tandis que la 28e, « Les filles de Minée. Sujet tiré des Métamorpho-ses d’Ovide », lui ressemble formellement trait pour trait. La nouvelle porte à sonachèvement l’écriture de la fable, c’est-à-dire l’expression par excellence de l’es-thétique de la négligence et de la galanterie développée depuis les Fables.

De fait, le troisième axe fédère les deux précédents : la nouvelle correspond àune esthétique de la modernité telle qu’on cherche à s’en doter dans la France deLouis le Grand.

Les petites histoires [appelées plus haut « histoires galantes »] ont entierement detruitles grands Romans. Cet avantage n’est l’effet d’aucun caprice. il est fondé sur laRaison, et je ne pourrais assez m’etonner de ce que les fables à dix ou douze volumesaient si longtemps régné en France, si je ne savais que c’est depuis peu seulement quel’on a inventé les Nouvelles. cette dernière espèce est principalement très-convena-ble à l’humeur prompte et vive de notre nation28.

Il vaut la peine, vraiment, de souligner à quel point les critères que touteréflexion sur le genre dans sa synchronie a définis comme ceux de la nouvelle(simplicité d’intrigue, oralité – toute littéraire qu’elle soit devenue – caractèreinédit, ou prétendu tel, du récit et surtout de son mode de transmission écrite),sont ceux qu’en-dehors de la fiction, une collectivité précise, les salons duXVIIe siècle, se donne et recherche dans une forme littéraire où elle puisse sereconnaître.

Dans une esthétique de la conversation mondaine, il faut toujours être nou-veau : d’où l’adéquation implicite avec les genres qui s’en rapprochent le plus.Énigmes, fables et épigrammes du Mercure galant disent en vers ce que la nou-velle, qui paraît continûment dans ce même Mercure galant, dit en prose. La re-connaissance la plus manifeste de cette parenté figure sans doute dans la struc-ture subtilement imaginée par Madeleine de Scudéry à sa Mathilde d’Aguilar. « LesJeux, servant de préface à Mathilde », instituent en tout négligé mondain la si-tuation de contage du récit enchâssé en forme de nouvelle qu’est « l’histoire deMathilde ». Si l’on a pu dire que la tragédie classique représentait l’achèvementde l’esthétique classique, pour offrir à ses spectateurs le miroir capable de refléterla « majoration du spectacle de soi » mallarméenne, la nouvelle est loin d’être enreste. La nouvelle, c’est l’aboutissement de la galanterie, cet art de se récréer encompagnie choisie. La démonstration pourrait bien se trouver dans cette interro-gation qui résume toute la fable de la nouvelle où elle s’insère, prononcée par sonprotagoniste :

hélas, disoit [d’Aremberg], ce que je croyois si fabuleux, est-il donc veritable quel’homme n’est pas libre d’aimer, ou de n’aimer pas comme il lui plaist29 ?

28 DU PLAISIR, Sentimens sur l’Histoire (1683), éd. Ph. Hourcade, Genève : Droz, 1983, p. 44.29 Jean-Regnault DE SEGRAIS, Les nouvelles françoises ou les divertissemens de la Princesse Aurélie, Paris,

1657, Ire nouvelle, « Eugénie », p. 66.

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Ainsi, la nouvelle représente, à tous les sens du terme, ses lecteurs, en jouantleurs glorieux et communs ancêtres.

Et combien, repartit Aplanice, est-il venu d’avantures à notre connoissance qui neseroient point desagreables si elles estoient ecrites ? Sçait-on toutes les actions parti-culières ? Je ne voudrois point faire donner une bataille où il ne s’en est point donné :mais a-t-on publié tous les accidens qui sont arrivez dans celles qu’on a données ? A-t-on divulgué toutes les galanteries qui se sont faites dans la vieille Cour, et sçaura-t-on toutes celles qui se font aujourd’hui30 ?

Le cadre dialogique des Nouvelles françaises de Segrais, recueil capital pour l’ins-tauration d’une « nouvelle nouvelle française » dans la seconde moitié duXVIIe siècle, fait explicitement référence à l’Heptaméron comme à L’Astrée d’Ho-noré d’Urfé. La princesse Aurélie et ses dames d’honneur se racontent des his-toires, baptisées « nouvelles », dans une série de lieux privilégiés comme lesbosquets, les cabinets de verdure, ou la ruelle d’Aurélie. L’emprunt de schémasaussi bien connus du lecteur et de ces topiques du contage manifeste le renou-vellement en profondeur que Segrais veut faire subir à l’ancienne fable grâce àla mise en scène de la nouvelle. L’Astrée, le roman qui est pour nous le modèledu « long roman » d’inspiration pastorale et héroïque, avec tout ce que ce livrepeut avoir d’artificiel et de condamnable dans l’optique de la nouvelle, est pournos nobles devisantes une sorte de patron sur lequel tailler un nouveau genre derécit. À la fable romanesque, empruntée au modèle antique et italien, doit suc-céder une fable française et moderne, une fable du bon goût, du naturel, de laconversation et de l’improvisation. Au contage populaire, un nouveau naturel,élevé, est substitué : celui du bel esprit, des lecteurs mondains et modernes deMlle de Scudéry ou du chevalier de Méré. L’artifice de la conversation déterminele statut d’une fable qui dans l’ordre de la fiction en serait le parallèle. L’objetlittéraire d’une mimesis au plus haut degré issue de la modernité, c’est la nou-velle.

Qu’y a-t-il de mieux fait, de plus touchant, de plus naturel que les belles imagina-tions d’Astrée ? Qu’est-ce qu’une personne qui sçait le monde, ne doit pas dire del’admirable varieté du grand Cyrus31 ?

Ce qu’on va reprocher à ces ouvrages, étonnamment, ce n’est pas leur manquede naturel, leur longueur, ou encore le choix d’une période historique « fabu-leuse » (la Gaule du Forez ou l’empire perse), mais l’absence de convergence qu’ilpeut y avoir entre des traits de civilité française et moderne, l’art de la conver-sation, et la situation historique de la fable qui, elle, est ressentie comme invrai-semblable : si Desmarets de Saint-Sorlin impose la même année son Clovis ou LaFrance chrétienne contre la fable épique antique ou italienne, Segrais substitue unefable romanesque française et moderne aux romans inspirés de l’ailleurs – et le

30 Ibid., p. 34.31 Ibid., pp. 26-27.

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titre de Nouvelles françoises, chez Sorel et chez Segrais, est à lire de manière program-matique en regard des Nouvelles espagnoles de Cervantes ou des Nouvelles italien-nes du siècle précédent.

Mais à dire le vray, les grands revers que d’autres ont quelquefois donnez aux veritezhistoriques, ces entreveües faciles, et ces longs entretiens qu’ils font faire dans desRuelles entre des hommes et des femmes, dans des pays où la facilité de se parler n’estpas si grande qu’en France, et des mœurs tout-à-fait françoises qu’ils donnent à desGrecs, des Persans, des Indiens, sont des choses qui sont un peu éloignées de laRaison. Le but de cet art étant de divertir par des imaginations vraysemblables etnaturelles, je m’estonne que des gens d’esprit qui nous ont imaginé de si honnestesScythes, et des Parthes si généreux, n’ont pris le même plaisir d’imaginer des Cheva-liers, ou des Princes François aussy accomplis, dont les avantures n’eussent pas moinsesté plaisantes32.

Ainsi, la « nouvelle fable », comme on parlerait de « nouveau roman », c’estla nouvelle. On sait combien Mlle de Scudéry concevait ses Conversations commel’expression même de la modernité littéraire qu’elle souhaitait voir se dévelop-per, bien longtemps après ses romans héroïques - d’où elle ne rechigne pas à tirertelle ou telle conversation33 ; leur organisation en est performative, où à un dé-veloppement philosophico-mondain sur tel ou tel point de mœurs, succède unenouvelle en exemplum, et c’est dans une Conversation intitulée « De la manièred’inventer une fable34 » que se trouve l’art de la romancière devenue nouvelliste.De la sorte, la conversation dans laquelle se mêlent des nouvelles est la seule miseen forme possible d’une narration. Inversement, la conversation qui passe à l’écritsous la forme d’une fiction, c’est la nouvelle, qu’elle s’appelle « histoire galante »comme dans les Nouvelles toutes nouvelles du Chevalier de Mailly en 171035, « ro-man galant » ou encore « histoire secrète ». Tandis que les oripeaux de la Fablesont réservés aux anciens romans, la fable, c’est-à-dire la composition d’une in-trigue narrative dans toute sa modernité, à commencer par le refus des conven-tions antérieures, a pour synonyme la nouvelle. L’incipit de Cléonice, ou Le romangalant, de Mme de Villedieu, le marque explicitement et exemplairement, en re-fusant de poursuivre la lettre-dédicace pourtant engagée pour amorcer directe-ment l’intrigue, selon les conseils donnés par l’Aurélie de Segrais.

À son Altesse Serenissime Mme la duchesse de Nemours.Déjà le Soleil commençoit à dorer de ses rayons, les costeaux delicieux de la fameuse,etc.Mais pardon, ma grande Princesse, je le prends sur le ton d’un Roman dans lesformes, et c’est une nouvelle galante que j’ai resolu d’ecrire. Ce n’est ny d’Achille, ni

32 Ibid., pp. 28-29.33 Voir les travaux tout à fait remarquables de D. DENIS DELENDA sur Mlle de Scudéry, et son édition à

paraître d’un choix de Conversations.34 Conversations sur divers sujets, t. 2, Paris : Barbin, 1680.35 Chevalier DE MAILLY, Nouvelles toutes nouvelles, par MDCC, Amsterdam : E. Roger, 1710, Avertisse-

ment, n. p.

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d’Enée, que j’ay à vous entretenir ; c’est de… et de… […]. Accomodez, s’il vous plaist,vos idées au vray-semblable, puisque c’est un ouvrage de ma main qui doit les rem-plir, et souffrez que je m’esloigne de la Fable et du Prodige, puisque c’est d’uneavanture de nos derniers siècles dont j’ay à vous faire le recit36.

L’affectation positive de la fable à la narration de la nouvelle plutôt qu’à celledu roman assure enfin le remodelage des instances qui garantissent la littéraritédes genres acceptés et reconnus dans l’ensemble de la théorie littéraire classique.L’insertion d’un genre nouveau y modifie les relations entretenues entre muthoset mimesis. Au mensonge romanesque s’est substituée, dans l’ordre de la fable,une vérité de la nouvelle. La nature du lien entre vrai et vraisemblable est capitaledans la détermination de l’esthétique classique, et l’on a déjà vu à quel point lanouvelle participait de ce mouvement. On voudrait en dernier lieu s’attarder nonpoint sur le caractère vraisemblable de cette fable à valeur d’anti-Fable, mais surles conséquences que ce parti-pris normatif implique.

Le roman a été fabuleux pour entrer en théorie des genres, comme le rappelaitP. D. Huet, et a cheminé de la mythologie à l’histoire, de l’Astrée à Zayde. Avec lanouvelle, le serpent, comme l’ourobore de la Fable, se mord la queue. Le parcoursnarratif conduit de l’histoire à la fable, de La princesse de Clèves à « La nouvellePsyché37 », fable revêtue de la polysémie de ses sens : conçue comme argumentcapable de condenser ses possibilités fictionnelles et merveilleuses, et d’accroîtrele plaisir du lecteur, en développant une esthétique de la négligence liée à lapratique de la fable lafontainienne – et versifiée : que l’on songe, justement, à sesContes et nouvelles en vers, ou à celles de Mlle Lhéritier, la nièce de Charles Perrault,ou encore à celles de Mme de Murat. Ainsi, la pratique de la nouvelle assure lepassage d’une éthique à une esthétique du récit, qui permet de situer la fablemoderne en dehors de l’antique alliance, si normative, de l’utile joint à l’agréa-ble. Les arguments qui conduisaient aux « tombeaux des romans » assurent doré-navant sa valorisation.

Ce n’est pas que je veuille ravaler la louange des histoires véritables : j’approuvegrandement tout ce qui est dit en leur recommandation. Mais je serois bien ayse quel’on s’apperceut aussi, qu’il y a une infinité d’histoires, que l’on pense être fables ouune infinité de fables, que l’on pense être histoires. Je veux qu’on me loue tant quel’on voudra entre autres la Cyropedie de Xénophon pour le profit qui est provenu desa lecture, pourveu qu’on advouë aussi, que cest Autheur a couché par écrit non cequ’étoit Cyrus, mais ce que Cyrus devoit estre38.

Et, tandis que la fiction romanesque grâce au travail de la nouvelle tendait àarracher le roman à la Fable, la fable, la mise en intrigue de la nouvelle histo-

36 Mme DE VILLEDIEU, Cleonice, ou Le roman galant, Paris : Barbin, 1669 – Genève : reprint Slatkine, pp.4-6.

37 C’est le titre d’une nouvelle parue en 1711 et attribuée par Lenglet-Dufresnoy au Chevalier DE

MAILLY.38 F. LANGLOIS, dit Fancan, Le tombeau des romans. Ou il est discouru I. Contre les romans II. Pour les romans,

Paris : Morlot, 1626, pp. 88 et 91.

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rique, reconduit cette dernière dans la pure fiction : la fable est vraiment mimé-tique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire perfectionnement par l’art dece qui n’est qu’imparfaitement réalisé dans la nature.

L’histoire ne doit pas être un narré fidèle des choses arrivées pour servir d’instruc-tion, elle doit encore découvrir les causes et les motifs secrets des grands evenemens,les efforts et les intrigues qu’on a mis en œuvre pour y réussir […] O marquez-moy, jevous prie, dans quelle histoire vous trouverez tous ces caractères : on ne voit par-toutque faussetez essentielles. […] On a beau blâmer le Roman, je n’y trouve pas tous cesinconvéniens ; rien ne m’y jette dans l’erreur ; et si je suis séduit, c’est à mon avan-tage. En commençant à le lire, je sçai que tout en est faux ; on me le dit, et je me lepersuade ; tant mieux s’il y a du vrai ; c’est autant de profit dès qu’on me le feraconnoître. Au lieu qu’il y a toujours à perdre pour moi dans l’histoire, dès qu’un faitvient à se trouver faux39.

La nouvelle serait presque le meilleur antidote au bovarysme en matière defiction… L’écriture de l’histoire finit même au sein de la nouvelle par devenirprétexte, et non plus visée, d’une fiction. Tel est l’artifice qui sous-tend Laconnoissance du monde40 : le titre annonce une leçon d’histoire et de géographie,mais les deux disciplines sont bien vite repoussées pour faire place à une nouvelledans la plus pure tradition des aventures romanesques et des récits orientaux, quicommencent d’être à la mode.

De la sorte, la relation qui unissait la fable et l’allégorie se voit modifiée, entémoignent les différentes « nouvelles allégoriques » alors publiées. La Celenie41

met le procédé en abyme, et figure la véritable allégorie, à travers la nouvelle, dela fiction narrative. Tous les artifices en sont épuisés, y compris ceux de l’allégoriede la Fable, avec la métamorphose de l’héroïne Celenie en chienne, à la manièrede Lucius dans l’Âne d’or d’Apulée.

Celenie est un être formé par mon imagination ; et son Histoire est un petit Romanque j’ai eu soin d’orner avec beaucoup de vérités […]. Je ne puis decider à l’égard deses pensées, si j’ai couru, pour ainsi dire, après elles ; ou si ce sont elles qui ont couruaprès moi. La métamorphose de Celenie en chienne est un endroit critique. Pourjustifier mes idées, je renvoye mes Lecteurs à des auteurs anciens qui n’ont pas dédai-gné de prendre ce tour.

La nouvelle rend l’allégorie vraisemblable et plaisante, puisque « les sujetscomiques ne manquent point d’Allegories ; les Allegories sont même plus comi-ques que sérieuses42 ». La Nouvelle allégorique de Furetière joue autant sur le ca-ractère merveilleusement ironique de son personnel fictif que sur la défense d’un

39 LENGLET-DUFRESNOY, op. cit., pp. 53-54 et 59.40 La connoissance du monde. Voyages orientaux. Nouvelles purement historiques, contenant l’histoire de

Rhetima, Georgienne, princesse disgrâciée ; et de Ruspia, Mingrelienne, sa compagne de serrail ; avec cellede la fameuse Zisbi, Circassienne, Paris : Guignard, 1695.

41 Celenie, Histoire allégorique. Par Mme L***[ÉVÊQUE], Paris : P. Prault, 1722, préface (n.p.).42 Ch. SOREL, Bibliothèque françoise, p. 179.

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programme littéraire résolument moderne en 1658, qui anticiperait presque lescontes philosophiques des Lumières.

L’allégorie fonctionne en circuit moderne et galant grâce à la nouvelle. Mme deVilledieu revendiquait dans sa Cleonice l’usage de « noms allégoriques » pour lespersonnages de sa fiction ; dans Le grand Sophi43 de Préchac, le personnage épo-nyme figure en gloire, tout au long de la nouvelle, le duc de Savoie à qui elle estdédiée. La nouvelle allégorique s’inscrit dans ce mouvement général d’affaiblis-sement de la fable conçue comme cryptage d’une vérité44, pour n’être plus qu’unetransposition plaisante à la manière d’un conte mondain, de ces « contes moinscontes que les autres », selon un autre titre de Préchac.

La fable y gagne en contrepartie un caractère éminemment plastique. La nou-velle sert de creuset où fondre heuristiquement toutes les variations fictionnelles.Mlle Lhéritier caractérise ses « Enchantements de l’Eloquence » d’« histoire tres-merveilleuse que je vais vous conter. Dans le temps qu’il y avoit en France desFées, des Ogres, des Esprits Folets et d’autres fantômes de cette espece…45 ». Laconfusion des fables est pleinement, voire euphoriquement assumée dans la pra-tique d’un genre en passe de devenir totalitaire. Le même auteur n’hésite pas àévoquer la « charmante nouvelle de Grisélidis », un des contes de Perrault, à lafille duquel sa nouvelle « Marmoisan » est dédiée :

[La compagnie se met à raconter des « contes » :] Il fallut en dire un à mon tour. Jecontay celuy de Marmoisan, avec quelque broderie qui me vint à l’esprit. Il fut nou-veau pour la compagnie, qui le trouva si fort de son goût, et je jugea si peu connu,qu’elle me dit qu’il falloit le communiquer à ce jeune conteur [disciple de Perrault].Je vais vous faire ce conte-là tout à peu près que je le racontay. Vous jugerez si cetteFable est digne d’être placée dans son agreable recueil de Contes46.

Dans le cadre de nos actuelles réflexions sur le genre de la nouvelle de languefrançaise aux frontières de autres genres, la coïncidence est assez amusante deconstater combien langue française et nouveauté littéraire se rejoignent grâce àl’invention d’une fable vraisemblable, la nouvelle, dans la seconde moitié duXVIIe siècle français. Elle permet de mettre en perspective les liens d’attirance etde répulsion qu’entretiennent tour à tour roman et nouvelle, au moment où,dotés d’une théorie qui leur faisait avant défaut, ces deux genres prennent leurplein essor.

L’apparition de la nouvelle, contre le roman, l’a transformée en « petit roman »à nos yeux.

Si l’on détachoit tous les épisodes des grands Romans, on feroit autant d’Historiettesou de Nouvelles Historiques dans le goût de celles qui sont maintenant en vogue. On

43 J. DE PRÉCHAC, Le grand Sophi. Nouvelle allégorique, Paris : J. Morel, 1685.44 On se permettra de renvoyer ici à des travaux personnels : A.-E. SPICA, Symbolique humaniste et

emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris : Champion, 1996, pp. 443-481.45 Op. cit., p. 165.46 Ibid., pp. 4-6.

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47 LENGLET-DUFRESNOY, op. cit., p. 202

peut donc les laisser jouïr du nom de Roman, puisque ce sont comme des parties quien paroissent detachées, et qui participent à l’agrément et à l’instruction que l’ontiroit auparavant des grands Poëmes… Hé bien ! les Historiettes sont autant de déta-chements particuliers que l’on fait du grand corps des Romans ; et par-là tout doitrouler perte ou gain sous le nom de ces derniers. Ainsi voilà les Histoires secretes, lesNouvelles historiques et les Avantures galantes maintenues dans la possession de porterle nom de Romans, que j’avois paru leur ôter par une maxime peut-être trop géné-rale47.Menace à venir pour la nouvelle, que ce ravalement — à nos yeux — de la

nouvelle au roman, qui en ôterait la spécificité générique alors même qu’elleviendrait d’aider à affirmer celle du roman ? ou, au contraire, manifestation d’undynamisme de la nouvelle, d’une instabilité fertile d’un genre qui se définit d’aborddans la différence ? La récupération de l’étiquette formelle, plus que générique,de roman pour ce qui est tout aussi bien appelé nouvelle ou historiette, sert avanttout à valoriser la seconde et à métamorphoser le premier. Donner le nom deroman à la nouvelle, c’est la faire entrer, de contenu, dans les genres nobles de lalittérature, où le roman vient de trouver sa place. Aux yeux d’un siècle imbu dedoctrine classique, n’est-ce pas reconnaître la nouvelle que de la rapprocher dunom générique de roman ? Le flottement dont témoignent les glissements cons-tants d’étiquette générique dans les bibliographies du temps manifeste non pasun manque de détermination des catégories d’« histoires », mais au contraire ledésir d’ouvrir le champ de la fiction narrative. Tandis que les nouvelles imitéesdu Décaméron s’opposaient violemment au merveilleux romanesque et revendi-quaient la vérité pour autorité, l’imitation de la nouvelle désormais n’est pas del’ordre d’un « faire vrai » stendhalien, mais d’un « faire vraisemblable », dont lesprofessions de véracité relèvent de la captatio benevolentiae attendue à l’ouvertured’une fiction. Puisque la nouvelle n’est pas référentielle, mais fable mimétique,ce n’est plus le vrai qui la norme mais elle qui peut lui donner sa mesure vraisem-blable. C’est bien ce qui est en jeu dans la nouvelle non plus démarquée deshistoires tragiques ou comiques, mais comme genre relevant de la fiction roma-nesque. Les nouvelles françaises ressemblent à de petits romans, à nos yeux ;elles ne constituent pas moins une révolution considérable, aux yeux de leurscontemporains.

Anne-Élisabeth SPICA

Université de Metz.

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DE L’ANECDOTE VERTUEUSE À LA NOUVELLEÉDIFIANTE : NAISSANCE D’UN GENRE

AU TOURNANT DES LUMIÈRES

Parmi les genres qui s’offrent à la littérature d’éducation, la nouvelle occupeune place de choix. En témoigne sa forte présence dans les recueils narratifs detous les auteurs de la période, dont Mme de Genlis et Berquin sont deux représen-tants exemplaires. La faveur de la nouvelle peut s’expliquer de plusieurs maniè-res : par sa brièveté, sa plasticité éditoriale et sa diversité. La nouvelle est un genrenarratif bref, qui convient à un public jeune dont les capacités d’attention sontlimitées. La leçon est réfractée en une série d’aventures toujours différentes etcependant de teneur comparable. Elle peut être éditée isolément, dans un journalpour enfants, et le XVIIIe siècle voit le début de la presse enfantine, avec Berquinen France. Au sein d’un recueil, elle peut être liée ou non à un continuum narratifselon qu’il y ait ou non un récit-cadre. Son autonomie plus ou moins grande estdonc un argument publicitaire auprès du lecteur et une facilité pour les éditeursqui composent et recomposent les recueils selon les goûts enregistrés chez le pu-blic. Au sein de ce corpus immense, nous avons fait des choix car notre intentionse limite à poser quelques jalons pour une réflexion générique, une problémati-que et une typologie. Le domaine retenu est celui des rapports entre l’anecdotevertueuse et la nouvelle édifiante. Nous n’avons retenu que les textes dont lespremières éditions paraissent au tournant des Lumières, c’est-à-dire entre les an-nées 1780 et 1820. Les recueils antérieurs relèvent d’une tradition autre de lanouvelle. Ceux de la période suivante (1820-1860 en gros), extrêmement nom-breux, se caractérisent par une franche augmentation des titres religieux, dus à lapériode de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. En revanche, nous noussommes attachée à étudier les rééditions d’œuvres les plus marquantes de cettepériode, notamment Les veillées du château de Mme de Genlis. Nous n’avons deplus retenu que les titres qui ont partie liée avec l’enseignement d’une moralesécularisée. Les textes qui nous occupent sont donc des nouvelles qui mettent enscène des personnages inconnus ou peu connus sous ce jour (ce qui renvoie aucaractère d’inédit contenu dans le terme d’anecdote), dont les aventures sontgaranties par la caution de l’auteur qui se présente ici comme un témoin et dontla lecture contribue à l’édification du lecteur.

LA NAISSANCE D’UN GENRE

Le dilemme des auteurs d’ouvrages d’éducation est de concilier l’enseignementde la morale et l’attrait littéraire, bref d’instruire et de plaire. Le choix est d’autant

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DE L’ANECDOTE VERTUEUSE À LA NOUVELLE ÉDIFIANTE184

plus malaisé lorsqu’ils recourent à l’écriture narrative. La préface aux Veillées duchâteau dans l’édition princeps de 1782 résume les problèmes que doit résoudrel’auteur de nouvelles édifiantes. La nécessité d’une narration y est affirmée, demême que celle d’un récit-cadre, pour des raisons pédagogiques. Mais les inten-tions moralisantes de l’auteur sont premières dans la genèse de l’œuvre. Le « plandes idées » est antérieur au « plan romanesque » et subordonne l’ensemble. Lanotion de nouvelle isolée s’efface doublement devant celle de récit-cadre et celled’une progression qui vise à « éclairer graduellement l’esprit » et à « élever l’âme ».La suite de la préface mêle de manière très révélatrice deux credos : celui de lavérité et celui de l’imagination. « J’ai arrangé et composé chaque sujet d’aprèsune vérité morale », ce qui laisse supposer des sources authentiques et un art del’auteur qui se restreint à une mise en valeur, à une disposition. Mais « Pourquoidonc proscrire des ouvrages de morale le sentiment et l’imagination ? […] Avoirde la sensibilité, de l’imagination ; savoir peindre, émouvoir, tracer des caractè-res, les développer, les soutenir, en un mot faire un plan » qui reprend tous lestermes et toutes les étapes d’une création littéraire. Ainsi prémunie contre lesdangers du faux conte moral, « ces poisons déguisés, ces drogues de charlatans,offertes comme des remèdes salutaires, d’autant plus pernicieuses, qu’elles por-tent des noms imposants et qu’on les prend avec confiance », la nouvelle édi-fiante peut assumer sa mission aux yeux de son auteur et de ses lecteurs, c’est-à-dire proposer des exemples directement imitables, soit par leur vraisemblance,soit par leur véracité. C’est pourquoi, les recueils de nouvelles vont présenteralternativement, selon des proportions variables, des textes de fiction qui évitentles mirages du conte merveilleux1 et des nouvelles fondées sur des anecdotesauthentiques attestées comme telles.

Le fait réel, tiré de l’actualité de l’auteur et de ses proches, est donc privilégié.Ce type d’inspiration peut se comprendre par le statut particulier de ces auteursd’ouvrage d’éducation. Souvent des femmes, conduites à l’écriture par des voiesobliques, après une expérience pratique au sein de collectivités plus ou moinsgrandes, qui ont établi dans leur esprit et dans celui de leur public une vive corré-lation entre l’auteur et son personnage social. Nul n’ignore les liens qui unissentMme de Genlis auteur à ses innombrables doubles féminins, Mme d’Almane dansAdèle et Théodore ou Mme de Clémire dans Les veillées du château. Berquin joueaussi de ces confusions dans différents textes de L’ami des enfants, comme le feraplus tard Bouilly son hagiographe pour les rééditions qu’il préface ou dans ses

1 « Un conte de fées ? Comment une telle lecture peut-elle vous plaire ? – Maman, j’ai tort, maisj’avoue que les contes de fées m’amusent. – Et pourquoi ? – C’est que j’aime le merveilleux, l’ex-traordinaire ; ces métamorphoses, ces palais de cristal, d’or et d’argent… tout cela me met dansl’enchantement… – Mais vous savez bien que tout ce merveilleux n’a rien de vrai ? – Sûrement,maman, ce sont des contes. – Comment cette seule idée ne vous en dégoûte-t-elle pas ? » Mme DE

GENLIS, Les veillées du château, Paris : Belin, 1846, t. I, p. 295.

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propres productions2. Pour ces écrivains qui réclament souvent le titre d’auteurde second ordre, puiser dans leur vie ou dans celle de leurs proches est moins unsigne d’insuffisance créatrice que la preuve éclatante de leur communauté d’es-prit avec les parents auxquels ils destinent leurs ouvrages, le signe de leur mora-lité et de l’indéniable exemplarité de leurs anecdotes. La poétique du vrai rejointune réflexion ontologique : « Cependant, ce qu’on appelle le beau idéal n’existecertainement pas en morale ; car l’imagination ne peut rien créer de beau, desublime dont l’homme ne soit capable lorsqu’il suit les premiers mouvements deson cœur, ou qu’il est entraîné par de grands exemples ». Cet optimisme sur lanature humaine se double d’une déontologie du fait vrai, si extraordinaire pourpeu qu’on se donne la peine de le voir – de l’écrire – qu’il ne peut être inventé. Lavéracité autorise d’ailleurs tout, y compris ce qui choque les bienséances, à con-dition que le résultat soit l’exemplarité : « Si le trait qu’on va lire était inventé, iln’aurait aucun prix. On n’est pas excusable lorsque dans un sujet d’invention, onoffre des détails faits pour répugner à l’imagination et révolter les sens ; mais cesmêmes détails ajoutent à l’intérêt et deviennent sublimes quand on ne peut dou-ter de leur vérité3 ».

Ces éléments de poétique expliquent les différentes sources auxquelles recou-rent les nouvelles fondées sur des anecdotes vertueuses.

Une première source est celle du mot d’enfant qui se justifie par le public des-tinataire touché par ces petites œuvres. Sous l’ingénuité des propos rapportés,soigneusement conservée dans un souci d’authenticité, des maximes sur la vio-lence, la charité, la piété filiale, le respect des hommes entre eux s’offrent à laméditation. À l’enfance du grand homme, genre qui va se développer au XIXe siècle,que Mme de Genlis esquisse dans un passage dialogué entre Mme de Clémire, l’abbé-précepteur et les enfants dans Les veillées du château, se substitue ici un fragment,une prise de parole brève de l’enfant, humble le plus souvent, arrachée à l’anony-mat et à la quotidienneté. Ainsi dans « Delphine ou L’heureuse guérison », unenouvelle insérée dans Les veillées du château, un enfant battu ne rend pas les coups :« Mais monsieur, repartit le paysan, je ne peux pas, je suis le plus fort ». Réplique,mot d’enfant qui attire cette note de Mme de Genlis : « L’auteur de cet ouvrage ajoui du plaisir d’entendre faire cette remarque. L’enfant avait alors huit ans4 ».

Une deuxième source est celle des actions charitables accomplies de manièreanonyme par des grands (monarques, princes, en visites ou en voyages inco-gnito) et dont le dévoilement d’identité amène une scène de reconnaissance écla-tante. L’épisode inséré de l’hospitalité offerte par un humble paysan au tsar Ivandans Les veillées du château est tiré d’un ouvrage qui a pour titre Les fastes de la

2 J. N. BOUILLY, Contes à ma fille, Paris : L. Janet, s.d., 18 réimpressions de l’ouvrage de 1812 à 1873.3 Dans une nouvelle insérée des Veillées du château, « Églantine ou L’indolente corrigée », la jeune fille

est atteinte de petite vérole et le médecin prescrit qu’on suce le « venin » qui couvre ses paupièresafin d’éviter la cécité. La mère d’Églantine accomplit cette tâche au lieu de payer quelqu’un à saplace, comme on le lui a enjoint.

4 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, op. cit., p. 72.

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Pologne et de la Russie5. Les premières éditions des Veillées du château signalent untrait de bienfaisance rapporté dans Le journal de Paris, autre source possible pourles auteurs6. Plusieurs nouvelles mettent à l’honneur la famille d’Orléans dontMme de Genlis est très proche à l’époque de la composition des Veillées du châteauet dont certaines rééditions correspondent à la période de la Monarchie de Juillet7.Parmi ces nouvelles, il faut citer dans Les veillées du château « L’héroïsme de l’atta-chement » (qui fait allusion au duc d’Orléans et à un de ses fils) ; « Les solitairesde Normandie » (qui met en scène la duchesse d’Orléans et sa fille Adélaïde) et,dans les Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques8, « Les ermites des maraisPontins, une anecdote » tirée du voyage d’Italie fait par la duchesse d’Orléans en1776.

Cette prédilection pour les éléments biographiques explique le glissement versl’autobiographie. Ainsi Mme de Clémire assure que l’histoire de Marianne Rambour« s’est presque passée sous ses yeux9 » et comment ne pas faire l’assimilation en-tre le témoignage de la mère de fiction et Mme de Genlis ? De même, des recoupe-ments sont possibles entre des nouvelles présentées comme des anecdotes et despassages des Mémoires, bien postérieurs dans la production de Mme de Genlis. « Lejupon vert, anecdote10 » provient du séjour de Mme de Genlis alors émigrée enAllemagne. De même, les épisodes de séduction et les fêtes de société racontésdans « Les préventions d’une femme, anecdote11 » figurent dans les Mémoires12,sans les noms des personnages qui sont devenus ici héros de la nouvelle.

Les sources lointaines, qui n’ont pas de rapport d’intimité avec l’auteur, sontplus rares, comme cette nouvelle « Reconnaissance et probité », qui apparaît tar-divement dans le recueil des Veillées du château, avec cette note :

Cette histoire n’est point d’invention ; elle est consignée dans les Mémoires de l’Aca-démie française, et elle a eu la plus grande publicité. On a conservé fidèlement lesnoms des deux héros ;

ou comme « Le courage religieux », tiré du manuscrit de Mme Mallefille et quiconstitue un récit inséré dans les six nouvelles du recueil Les prisonniers13.

5 A. G. CONSTANT D’ORVILLE, Les fastes de la Pologne et de la Russie, Paris : J.-P. Costard, 1769-1770, 2vol.

6 Ce passage qui fait référence à un article daté du 6 décembre 1782 disparaît dans les rééditions tropéloignées de cette actualité pour susciter encore quelque intérêt chez le lecteur (par exemple dansla réédition de 1861).

7 Rappelons que Louis-Philippe est l’ancien élève de Mme de Genlis.8 Mme DE GENLIS, Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques, Paris : Maradan, an X – an XI –,1802.9 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, p. 117.10 Mme DE GENLIS, Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques, op. cit., t. II.11 Mme DE GENLIS, Ibid., « exactement vraie ».12 Mémoires inédits de Mme la comtesse de Genlis sur le XVIIIe siècle et la Révolution française, depuis 1756

jusqu’à nos jours, 10 tomes, Paris : Ladvocat, 1825, t. II, pp. 83-85.13 Les prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons, Paris :

A. Bertrand, 1824.

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Les sources et la teneur des histoires racontées correspondent à la typologiedes recueils anonymes d’anecdotes, preuve d’une communauté d’inspiration en-tre les deux genres. Ainsi cette « pièce » de 1837, intitulée Anecdotes et petiteshistoires pour les enfants14 présente en trente-deux pages (dont deux pour le titre etdeux et demi pour l’introduction et la conclusion) vingt-trois anecdotes auxquel-les la brièveté et l’absence de recherche stylistique ne peuvent conférer le titre denouvelles, mais qui pourraient en être des embryons. On y trouve un éventail desdifférentes interventions enfantines : actes de cruauté envers un animal, dispu-tes, mots, mort édifiante, bon ou mauvais usage du temps, actes charitables, en-fances célèbres, demande d’instruction religieuse15.

La question est de savoir comment le lecteur, et a fortiori le lecteur modernedétaché du contexte contemporain, peut identifier les sources authentiques deces nouvelles qui paraissent au sein de recueils mêlant vérité et fiction. Les préci-sions et les protestations d’authenticité se trouvent incluses dans le texte ou dansles paratextes.

Les initiales suivies de trois astérisques sont un premier signal d’emprunt àl’actualité familiale ou proche de l’auteur. Ainsi dans Les veillées du château, desnoms de lieux ou de personnages sont identifiables pour peu que l’on connaissela vie de Mme de Genlis, ce dont on peut créditer les lecteurs adultes de l’époque.« L’histoire qu’on pourrait intituler l’Héroïsme de l’attachement et qui s’est presquepassée sous mes yeux16 » se déroule dans « un village vertueux entre tous », S***,Salency, sans aucun doute, village des Rosières célébré notamment par Mme deGenlis dans ses Mémoires et son théâtre17. Des actions charitables de la familled’Orléans ont pour cadre Saint-L***, Saint-Leu bien sûr, ce qui éclaire par contre-coup les identités des membres princiers.

Dans le texte lui-même, des périphrases renseignent le lecteur. L’anecdote con-cernant l’action charitable de Marianne Rambour parvient aux oreilles d’un jeuneprince, âgé de neuf ans, comme César (César de Clémire de la fiction et CésarDucrest le neveu de Mme de Genlis) grâce à « la personne chargée de présider à sonéducation » (Mme de Genlis elle-même). Le lecteur apprend ainsi qu’un des en-

14 Anecdotes et petites histoires pour les enfants, publié par la société évangélique de Lille et vendu 10centimes, Paris : Risles, 1837.

15 Voici les titres de ces historiettes : « Cruauté », « Dispute d’enfants », « Dieu est partout », « Le docteurWatts», « Le docteur Conyers », « Le duc Hamilton », « Un enfant pieux », « Le petit vagabond »,« Samuel Fay », « Obéissance aux parents », « Louis duc de Bourgogne », « Le chien fidèle », « Po-litesse enfantine », « Un avis solennel », « Alfred le Grand », « Un jeune pèlerin », « La prière »,« L’enfant étourdi », « Ben Syra », « Le pieux souhait », « Les boucles d’ argent », « La charité », « Cy-rus ».

16 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, op. cit., t. I, p. 117.17 La rosière, théâtre à l’usage des jeunes personnes, 1780, t. IV. Une note de Mme de Genlis précise que

l’action charitable de Marianne Rambour a été imprimée sous le titre de La fête de la rose, ce quiconfirme l’interprétation de Salency à la suite d’un roman intitulé Les amours de Pierre Le Long. Ils’agit de l’Histoire amoureuse de Pierre Le Long et de son très honorée dame Blanche Bazu, écrite par iceluy,de L. E. BILLARDON DE SAUVIGNY, Londres 1765, 1768 ; Paris : Ducauroy, an IV ; Paris : Werdet etLequien fils, 1819.

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fants du duc de Chartres (le futur Louis-Philippe, alors duc de Valois et né en1773), a obtenu de son père une pension pour la jeune femme (cette mentiondisparaît dans l’édition de 1866).

Quand la narration l’emporte sur le témoignage, les informations concernantl’authenticité des sources passent dans les paratextes, préfaces et notes en bas depages, selon des degrés d’exhaustivité soigneusement calculés, grâce à des pé-riphrases subtiles. Dans « Églantine ou L’indolente corrigée », le caractère roma-nesque et apparemment inventé de l’action héroïque de la mère est démenti parune note en bas de page. Mme de Genlis alterne les précisions indispensables etune apparente discrétion :

C’est une personne très connue, Madame de R***, car je ne puis m’empêcher d’écrireau moins les lettres initiales d’une si bonne mère qui a été capable de cette actiontouchante. Un trait semblable aurait seul suffi pour justifier la confiance qu’unegrande princesse a témoigné à cette personne estimable en lui donnant la place desous-gouvernante de la première éducation des trois princes ses enfants18.

Une nouvelle constamment rééditée dans Les veillées du château, preuve de sonsuccès auprès des lecteurs, intitulée « Paméla ou L’heureuse adoption », combineles différentes utilisations de l’actualité genlisienne et témoigne du passage del’anecdote à la nouvelle. Un jeu subtil s’établit entre des personnages à clés,qu’un nom de fiction masque très provisoirement, des personnages dont lesprénoms renvoient immédiatement à la réalité et ceux dont les noms sont in-diqués par une initiale suivie de trois astérisques. Ici, la mère se nomme Félicie,or Mme de Genlis a pour prénom Félicité et intitulera une version de ses MémoiresLes souvenirs de Félicie L***19. La nouvelle raconte l’adoption par Félicie, mère dedeux filles, d’une petite orpheline nommée Paméla, ce qui renvoie à la proprehistoire de l’auteur et à l’enfant mystérieuse arrivée au Palais-Royal en 1780 donton conjectura qu’elle était une enfant illégitime de la gouvernante et du duc deChartres. La fillette grandit en beauté et en vertu, ce qui permet à Mme de Genlisde glisser dans la nouvelle un épisode caractéristique de la littérature d’édifica-tion, celui de la scène charitable. Le nom donné à la victime est attesté par desnotes en bas de pages, qui se modifient au cours des éditions des Veillées duchâteau et adoptent un déroulement journalistique. Mme Busca vit encore20, ellevient de mourir21, précisent les éditions, qui abandonnent ces renseignementsquand trop d’années se sont écoulées et que les lecteurs ne peuvent plus s’inté-resser à la malheureuse autrement que comme à un personnage littéraire parmi

18 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, Paris : Lecointe et Durey, 1826, t. I, p. 230. Il peut s’agir deMme de Rochambeau, gouvernante, ou de Mme des Roys, sous-gouvernante.

19 Mme DE GENLIS, Les souvenirs de Félicie L***, Paris : Maradan, an XII-1804, 392 pp. ; Suite des Souvenirsde Félicie L***, Paris : Maradan, 1807, 392 pp.

20 « Madame Busca qui vit encore (au mois d’août 1783) est depuis dix-huit ans dans l’état qu’on adépeint » (note a de l’édition de 1782, t. III, p. 78).

21 « Ceux qui soignaient cette infortunée la conservèrent encore deux ans. Elle mourut avec sa parfaiteconnaissance et une piété sublime » (note de l’édition de 1812, t. III, p. 134).

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d’autres (à partir de la réédition de 1824, soit plus de vingt ans après). Mme deGenlis intègre dans cet ouvrage dédié à César Ducrest une note touchante con-cernant la mère de César, qui lui fournit le modèle de la jeune femme « léguant »lors de sa mort sa malheureuse infirme. L’édition de 1782 rattache ce fait à unexemple antique présenté dans Les annales de vertu22, pour ensuite le situer dansun contexte plus proche et relevant de l’anecdote authentique :

cette touchante Alexandrine, morte à vingt-cinq ans, était la mère de l’infortunéjeune homme auquel ce livre est dédié. Tous les détails qui la concernent dans cettehistoire, ainsi que ceux qui regardent Madame Busca sont de la plus scrupuleusevérité23.

Une autre nouvelle qui apparaît tardivement dans le recueil, intitulée d’abord« Les solitaires de Normandie », puis « Michel et Jacqueline », évoque un faitcharitable accompli par la duchesse de Chartres. Là encore, les précisions quipermettent d’identifier la donatrice varient selon les éditions et la faveur danslaquelle le public peut tenir la branche royale cadette. Les deux bienfaitrices, lamère et la fille, future Adélaïde d’Orléans, sont toujours identifiées par notes(« Ce trait est de mademoiselle d’Orléans, soeur du roi Louis-Philippe24 »), maisle vœu formulé par la paysanne, qui souhaite que sa bienfaitrice soit mère dansl’année, disparaît au fil des éditions, pour des raisons évidentes d’actualité (àpartir de 1846). La conjoncture politique, ainsi que les changements de menta-lités, expliquent les variations des notes. Ainsi, dans « Les solitaires de Norman-die », les maçons requis par la duchesse de Chartres pour construire une maisonaux démunis, dans un élan de générosité, refusent d’être payés. Ce trait édifiantétonne un des auditeurs et force la narratrice, Mme de Clémire, à protester de sabonne foi. La réfutation, teintée de préjugés sociaux, disparaît au fil des éditions(à partir de 1846).

UNE ÉCRITURE CODIFIÉE

Le passage du fait divers ou du souvenir pieux à la littérature s’effectue à tra-vers un certain nombre de marques littéraires comme l’acquisition d’un titre,l’appartenance à un recueil et la propension à se constituer en corpus.

L’anecdote garde comme titre un regroupement générique, tel que « anecdote »,« fait », « trait », « exemple ». La nouvelle opte pour la particularisation des faitsracontés et l’héroïcisation du personnage mis en scène. Pour cela, elle préfèrecomme titre un prénom plus romanesque (« Paméla »), un nom précédé d’unarticle défini éventuellement accompagné d’une caractéristique, comme une pré-

22 Les annales de la vertu, Paris : M. Lambert et F.-J. Baudouin, 1781, t. I, p. 340.23 Note de l’édition de 1859, p. 383.24 Note 1 de l’édition de 1846, t. II, p. 283.25 Ce sont des textes de Mme DE GENLIS.

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cision morale ou géographique (« Le chaudronnier », « Les ermites des maraisPontins ») qui attire l’attention du lecteur et le surprend (« Le jupon vert25 »).L’intention édifiante apparaît dans les sous-titres qui orientent la lecture (« Pamélaou L’heureuse adoption »). On voit que le choix du titre obéit à une politique delecture soigneusement calculée : attirer par un effet de proximité (c’est la fonc-tion des titres chez Berquin qui renvoient le jeune lecteur à un monde d’enfantsprésentés par leur prénom et qui lui apparaissent comme ses semblables) et créerl’ébauche d’une réflexion morale (comme dans « L’héroïsme de l’attachement »ou « Reconnaissance et probité26 ».) Les titres des histoires composant le recueildes Exemples de vertu proposés à la jeunesse27 sont à cet égard révélateurs. On ytrouve des identifications morales (« Le bon fils »), des identités civiles suivies ounon d’un appréciation morale (« Mazard, ou le boulanger bienfaisant », « HubertGoffin »), des dénominations strictement morales (« La piété filiale », « Exemplerare de fidélité à sa parole »), une appréciation morale (« Beau modèle de ten-dresse conjugale », « Trait qui n’a pas besoin d’éloge »), des extraits de l’histoire(« Ambroise ou Voilà ma journée28 », « Le chapeau précieux29 ») ou des proverbes(« Bonne action porte bonheur »). La plupart des recueils fournissent un éventailde titres analogues.

La présence d’un titre au sein des recueils comportant un récit-cadre est ungage d’autonomie pour la nouvelle qui connaît alors des éditions séparées. Onnote ainsi le sort différent de l’anecdote édifiante de Marianne Rambour qui resteprésente dans les éditions des Veillées du château toujours précédée de ces lignes :« écoutez un trait qu’on pourrait intituler l’héroïsme de l’attachement » et des autresnouvelles précédées dès l’édition princeps de 1782 d’un titre détaché au sein desdialogues entre Mme de Clémire et ses enfants. Quoique l’anecdote de MarianneRambour soit conforme aux schémas fondateurs du genre, elle n’est jamais pu-bliée isolément, mais reste insérée dans le recueil, où elle est commentée et inter-rompue par les digressions morales des intervenants. Inversement, certaines nou-velles obtiennent les suffrages du public et les éditeurs les retirent du recueilinitial (au sein duquel elles entraient pourtant, aux dires des auteurs, dans uneprogression éducative étudiée) pour composer d’autres recueils ou des plaquet-tes. Au cours de la longue carrière des Veillées du château (puisque la dernièreédition date de 190230), aucune des nouvelles fondées sur des anecdotes authen-

26 Deux textes des Veillées du château.27 Exemples de vertu proposés à la jeunesse, Paris : Librairie d’éducation de Pierre Blanchard, seconde

édition en 1824, réédition régulière jusqu’en 1861.28 Il s’agit de la nouvelle de Mme de GENLIS, « Le chaudronnier », très populaire, comme le montrent

les nombreuses rééditions et adaptations.29 Ici encore, il s’agit, sous un titre différent, d’une anecdote très connue, celle de La rente du chapeau

attribuée à BERQUIN.30 La table de l’édition de 1902 est celle-ci : Notice sur Mme de Genlis, « Delphine ou L’heureuse gué-

rison », « Le chaudronnier ou La reconnaissance réciproque », « Églantine ou L’indolente corrigée »,« L’hospitalité récompensée », « Les esclaves ou Le pouvoir des bienfaits », « Paméla ou L’heureuseadoption », « Eugénie et Léonce ou La robe de bal ».

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tiques ne disparaît, preuve de l’engouement du public, alors même que leur ca-ractère d’actualité aurait pu faire supposer un sort contraire. Elles se voient aug-mentées d’un titre supplémentaire, « Reconnaissance et probité » dont il fautnoter l’apparition dans l’édition de 1844. En revanche, une nouvelle romanes-que et peu édifiante est supprimée (il s’agit d’« Olympe et Théophile ou LesHerneutes » qui disparaît à partir de 1844). Ces nouvelles édifiantes ne varientguère dans leur présentation, mises à part les notes d’authentification qui sui-vent l’actualité, comme nous l’avons vu (seule exception : « Les solitaires de Nor-mandie » s’intitulent à partir de 1861 « Michel et Jacqueline »). L’édition de 1782inclut trois nouvelles à source anecdotique : « Le chaudronnier ou La reconnais-sance réciproque », « Paméla ou L’heureuse adoption », « Les solitaires de Nor-mandie ». Elles demeurent dans toutes les nouvelles éditions, celles de 1784, 1786,1803 et ses rééditions de 1812 et 1819, celles de 1826, de 1844 et ses six réimpres-sions de 1851 à 1873, de 1846 (qui voit apparaître une nouvelle anecdote, « Re-connaissance et probité ») de 1859, 1861 et ses réimpressions en 1866, 1874. Lamaison d’édition bien pensante des frères Ardant à Limoges conserve ces textesdans ses éditions de 1866, 1868, 1873 (qui connaît neuf réimpressions de 1874 à1894…). Une étape intermédiaire est marquée en 1859 avec une table des matiè-res qui introduit un découpage chronologique en veillées de manière beaucoupplus stricte que dans l’édition de 1782 et fait suivre chaque veillée numérotéed’un titre de nouvelle31. La preuve la plus éclatante du succès de ces nouvelles estleur aptitude à entrer dans la composition d’autres recueils. Ainsi, sous le titrecollectif de Contes moraux32 ou Choix de contes moraux, Mme de Genlis les inclutdans des recueils composites mêlant des nouvelles historiques, d’autres anecdo-tes (comme « Le jupon vert ») ou des extraits d’Adèle et Théodore33. Les éditeursmêlent ces textes à d’autres nouvelles édifiantes d’auteurs différents, comme « Phi-lippine et Maximin » de Berquin34 ou des extraits de Schmidt35. Enfin, certainesnouvelles paraissent en plaquettes détachées, comme nouvelle-titre d’un petitvolume avec des compositions internes différentes. C’est le cas à plusieurs repri-ses de « Paméla »36, du « Chaudronnier37 » et de « Michel et Jacqueline »38, car

31 Dans cette seule édition de 1859, « L’héroïsme de l’attachement » se trouve ainsi mis sur le mêmeplan que les autres nouvelles.

32 Contes moraux, Paris : Louis Hachette, 1853.33 Choix de contes moraux, Avignon : A. Chaillot, 1861.34 Mme de GENLIS, Le chaudronnier. Églantine, ou L’indolente corrigée . Eugénie et Léonce, ou La robe de bal.

Philippine et Maximin. Denise et Antonin, Limoges : E. Ardant, 1880.35 Mme DE GENLIS, Églantine ou L’indolente corrigée. Eugénie et Léonce ou La robe de bal. Paméla ou L’heureuse

adoption. Michel et Jacqueline. Les fraises (extrait de Schmidt), Limoges : E. Ardant et C. Thibaut, 1868.36 Mme DE GENLIS, Paméla ou L’heureuse adoption – Michel et Jacqueline. Zuma ou La découverte du quin-

quina. Reconnaissance et probité, Limoges : E. Ardant et C. Thibaut, 1868. Avec trois réimpressions.37 Mme DE GENLIS, Le chaudronnier. Eugénie et Léonce ou La robe de bal. Le myosotis, Limoges : E. Ardant

et C. Thibaut, 1868. Réédité en 1869, 1873.Mme DE GENLIS, Le chaudronnier. Le myosotis, Limoges : E. Ardant, 1876. Quatre réimpressions de 1878à 1885.

38 Mme DE GENLIS, Michel et Jacqueline. Reconnaissance et probité. Le myosotis, Limoges : E. Ardant et

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DE L’ANECDOTE VERTUEUSE À LA NOUVELLE ÉDIFIANTE192

« quelques unes des aventures […] sont devenues populaires et le théâtre leur afait d’heureux emprunts. L’histoire d’Ambroise, particulièrement, a fait verser dedouces larmes à plus d’un jeune lecteur et intéressé les mères autant que leursenfants eux-mêmes39 ». Ces titres n’ont pas un destin exceptionnel puisque l’unedes nouvelles racontées dans Les prisonniers est publiée isolément la même an-née40.

Un fonds de nouvelles édifiantes se constitue, formé des textes à succès. Untexte de Berquin, intitulé « La rente du chapeau », paru dans L’ami des enfantsréapparaît ainsi sans nom d’auteur et sous le titre du « Chapeau précieux » dansles Exemples de vertu proposés à la jeunesse41 et avec son titre et son nom d’auteurdans les Anecdotes et contes moraux partie recueillis de Fénelon, Berquin, etc., partietraduits de l’italien42.

Comme dans toute littérature sérielle (et ces nouvelles s’apprécient au termede lectures nombreuses qui leur donnent leur plein sens) et comme dans touttexte d’intention (le but est ici d’édifier), des schèmes identiques guident la créa-tion littéraire. Dans le cas de la nouvelle de bienfaisance, la plus fréquente descorpus, ces motifs invariants sont les suivants :– un exposé de la situation de la victime ;– des portraits de la victime et du bienfaiteur ;– la scène de rencontre entre la victime et le bienfaiteur ;– le descriptif des bienfaits reçus ;– une scène de reconnaissance du bienfaiteur par la victime lorsqu’il s’agit d’un

grand de ce monde ;– une scène de gratitude ;– un rappel de la façon dont les faits sont parvenus à la connaissance de l’auteur-

témoin et par voie de conséquence du lecteur ;– un épilogue ;– un éventuel envoi moralisant ;

À partir de ces éléments constitutifs, l’auteur joue l’originalité. L’ordre des sé-quences est plus ou moins fixe (l’envoi édifiant, la « publicité » des faits rappor-tés peuvent intervenir au début de la nouvelle dans une sorte de prologue). Lesépisodes peuvent être de longueur variable, selon le degré d’insistance de l’auteursur tel ou tel motif. Ainsi, dans Paméla ou L’heureuse adoption, la scène de bienfaitet le portrait de la victime sont amplement traités. Après un résumé de type itéra-

C. Thibaut, 1868.39 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, 1859, Avertissement.40 Les prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons, Paris :

A. Bertrand, 1824 et Le courage religieux, ou Précis des événements malheureux arrivés à madame Mallefille,Paris : impr. de Marchand Du Breuil, 1824.

41 BERQUIN, Exemples de vertu proposés à la jeunesse, Paris, sans modification significative hormis lechangement de titre.

42 Anecdotes et contes moraux partie recueillis de Fénelon, Berquin, etc., partie traduits de l’italien, CheminDupontès, Paris : chez Mme Desmaret, libraire, 1810.

43 Mme DE GENLIS, Les veillées du château, Paris : Belin, 1846, t. II, pp. 221-222.

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tif, qui prend place après un récit dans le récit et un retour en arrière, la scènesingulative de l’action bienfaisante est vue par un étranger (qui servira ici la scèneultérieure de reconnaissance, romanesque celle-ci et étrangère à la vie de la véri-table Paméla). On voit la complexité des schémas utilisés. La convention d’écri-ture des scènes de charité est respectée. Toutes opposent fortement des caractè-res, des conditions sociales pour faire ressortir le dévouement du héros célébré :noblesse des bienfaiteurs royaux et humilité des pauvres secourus, jeunesse etvieillesse, pauvreté ou extrême richesse du donateur. Ici, la beauté et la jeunessede l’héroïne contrastent avec l’état de décrépitude physique de la personne se-courue :

Paméla était à genoux, elle tenait les jambes desséchées de la pauvre femme, et lesessuyait. Dans cette attitude, elle avait la tête penchée, et ses longs cheveux retom-bant sur son visage en cachaient une partie. Au bruit que fit l’étranger, elle leva latête et ne put retenir un mouvement de surprise ; une vertueuse rougeur se répanditsur son visage, et la rendit encore plus intéressante43.

La description des infirmités de la victime donne lieu à un travail littéraired’hyperbole :

Cette malheureuse femme paralytique avait les jambes et les mains entièrement des-séchées. Ses doigt, horriblement allongés, paraissaient disloqués, et avaient perdutoute forme humaine. Son visage n’offrait rien d’hideux ; mais il était d’une mai-greur et d’une pâleur frappante. Elle ne pouvait ni soulever, ni tourner la tête ; elle laportait inclinée sur sa poitrine ; et dans cet affreux état, depuis dix-sept ans, elle avaitconservé toute sa connaissance et toute sa raison44 ;

mais aussi à un mélange de réalisme (dans un but d’authenticité) et de pré-téritions (dans le souci de ne pas heurter les bienséances) :

Par exemple, puisque vous l’ordonnez, je vous dirai qu’on ne peut me couper lesongles sans me faire éprouver une très grande souffrance, à moins d’une extrêmeadresse, et voilà le soin dont elle se chargeait régulièrement45.

Mme de Genlis affectionne les lettres insérées, les titres de pension ou les dé-cisions de rentes, qui ont le double mérite de souligner la véracité des faits rap-portés et de montrer que la vertu est récompensée (la lettre du duc de Valoisallouant une pension à Marianne Rambour). Plusieurs nouvelles reposent sur unemboîtement de récits. Cette complexité apparemment fort littéraire s’expliquenéanmoins dans une perspective réaliste. La multiplication des témoins montrecomment le récit parvient jusqu’au lecteur. De manière éthique, les différentsbienfaits soulignent la diversité des occasions charitables et permet de dresserune série de portraits de pauvres, de riches généreux ou insensibles. La nouvelles’étend dans le temps, les bienfaits se répondent les uns aux autres, suivant des

44 Ibid., p. 214.45 Ibid., p. 216.46 Ibid., p. 278.

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lois morales que les faits permettent de vérifier : notion de justice humaine etterrestre (un bienfait n’est jamais perdu), nécessité de faire des actions charita-bles dans la durée (les pauvres sont ainsi « légués » d’un bienfaiteur à un autrequi perpétue la mission du premier). « La rente du chapeau » de Berquin, untexte très souvent réédité, est un parfait exemple de ces moyens littéraires misen place. Un paysan veut mettre en gage un chapeau fort usé, le marchand sollicitérefuse, le comte de *** accepte, d’autant plus que le paysan ne peut payer parcequ’il a accordé lui-même un délai à un débiteur malheureux. Le paysan déploiede grands efforts pour retrouver son bienfaiteur qui lui demande alors pourquoiil accordait une telle valeur à son chapeau. Le paysan raconte que cette coiffurelui vient d’un seigneur dont il a sauvé l’enfant autrefois. Conquis, le comte de ***lui accorde un nouveau chapeau tous les ans et surtout répand « l’aisance danssa famille ». La dimension pédagogique de la nouvelle est assurée par différentsporte-parole : les paysans sur un mode naïf dans « Les solitaires de Normandie »(« O Michel, il ne faudra jamais oublier notre feuillée, surtout l’hiver, quandnous serons avec nos enfants autour du feu, afin de remercier toujours Dieud’aussi bon cœur qu’à présent46 ») ou le mari du « Jupon vert » dans un discourssentencieux prétendument adressé à sa femme :

Soyez donc toujours humble, bonne et sensible ; soyez toujours la bienfaisante Ida ;conservez-en le nom, les sentiments et les mœurs : pour moi, loin de vouloir dissi-muler votre naissance et votre état, j’en instruirai avec plaisir, mes parents et mesamis, je m’honorerai de vous avoir choisie : mon affection pour Ida prouvera monamour de la vertu47.

La présence du témoin peut d’ailleurs se faire sentir de manière plus politiqueet polémique lorsque les circonstances s’y prêtent. Ainsi, la nouvelle-anecdotedes « Ermites des marais Pontins » se déroule selon le schéma dessiné ci-dessus.Mais le texte fondateur est un journal de voyage écrit en 1776, laissé à Paris lorsdu départ en émigration et retrouvé au retour d’exil. Le texte narratif prend actedes événements passés et réinterprète chaque action et chaque parole de la duches-se d’Orléans en sa faveur et contre la Révolution. Les parallèles se multiplient(entre les proscriptions ordonnées par Sylla et les listes d’émigrés), les vœux chargésde sous-entendus, les fausses prophéties comme le montre cet exemple parmitant d’autres :

À ces mots, les deux ermites baignés de larmes, tombent aux genoux de la bienfai-sante princesse, et le vieillard (sans doute inspiré par le moment), élevant ses deuxmains tremblantes vers le Ciel : « Grand Dieu, dit-il, souverain arbitre des destinées,c’est à toi de récompenser notre angélique libératrice ! Oh ! si jamais des événementsimprévus la forçaient à s’exiler de son pays, fais qu’elle y soit rappelée par la justice et

47 Mme DE GENLIS, Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques, Paris : Maradan, an X – an XI – 1802,t. II, pp. 399-400.

48 Ibid., pp. 359-360.

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la vertu, et qu’après avoir joui des bienfaits d’une généreuse hospitalité, elle soitrendue à sa patrie !…48 »

Au terme de cette étude trop brève, nous espérons avoir montré combien lanouvelle édifiante doit pour ses sources, sa présentation et son écriture à l’anec-dote vertueuse. Le grand nombre de textes, dont nous n’avons envisagé quequelques exemples, révèle combien ils intéressent l’histoire des mentalités : cha-rité et bienfaisance, usage et moralisation de l’argent par le don, fonctionnementsocial, discours sur les pauvres… La nouvelle édifiante renvoie une image de lafin du XVIIIe siècle que le siècle suivant prolongera par ses nombreuses rééditions,preuve d’une continuité historique dans les faits et dans leur réception. La pro-gressive accession à l’écriture, l’acquisition d’un titre, la composition en recueils,l’autonomie de certains textes promis à un avenir éditorial fructueux montrentcomment l’on passe de l’anecdote à la nouvelle. Plus intéressant encore, est laconstante interaction que les deux genres ne cessent d’entretenir, par un travailsur les marques d’authentification, mais aussi par la mise en place d’une écriturecodée qui informe le réel. La nouvelle édifiante, à sa façon, résout les paradoxesde l’anecdote : entre l’inédit et le publié, le privé et le public, le singulier etl’exemplaire. Les textes obtenus frappent le lecteur moderne par un mélange derouerie et de sincérité, qui, au-delà de détails qui n’intéressent que des textesparticuliers, témoignent d’une constante interrogation sur la création littéraire,la fonction d’auteur, la réalité et la fiction.

Marie-Emmanuelle PLAGNOL-DIÉVAL

I.U.F.M. de Créteil-Université de Paris XII.

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LA NOUVELLE EXOTIQUE À LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE196

TRADUCTION, TRANSPOSITION OU ŒUVREDE FICTION PURE, LA NOUVELLE EXOTIQUE

À LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Le lecteur de la littérature française de la seconde moitié du XVIIIe siècle nepeut manquer d’être frappé par le foisonnement de nouvelles exotiques. Sade,Cazotte, Florian et de nombreux autres auteurs moins connus ont publié destextes de ce type. L’idée de promener le lecteur à travers différents pays au seind’un unique livre de nouvelles ou d’anecdotes n’était certes pas neuve : auXVIIe siècle, déjà, Camus s’en était servi avec bonheur1. Nous assistons cepen-dant, au moment des Lumières, à un véritable essor des recueils de ce type ainsiqu’à la publication, en éditions séparées ou dans la presse, de nouvelles indivi-duelles de ce genre. Parmi les illustrations les plus remarquables, il convient deciter des ouvrages très différents, des Cent nouvelles de Mme de Gomez au Décaméronfrançais de Louis d’Ussieux et des Épreuves du sentiment de Baculard d’Arnaud auxdeux volumes de nouvelles dus à la plume de Jean-Pierre Claris de Florian.

Pour évoquer l’abondante production de nouvelles exotiques à la fin duXVIIIe siècle, il convient, tout d’abord, de définir ce que nous entendons par unenouvelle exotique2. Nous avons exclu de notre corpus tous les textes dont le titreou le sous-titre ne comportent pas le mot même de nouvelle, le cas des anecdotescomme l’« Anecdote athénienne » des Délassemen[t]s d’un paresseux3 ou des con-tes et histoires ayant déjà été fort bien étudiés ailleurs4. Pour qu’une nouvelledevienne exotique, du moins pour les besoins de notre corpus, il fallait qu’ellecomprenne, après le mot de nouvelle, l’adjectif correspondant à un pays ou à unerégion étrangère comme « Camiré, nouvelle américaine » de Florian ou « MissHenrietta Stralson, nouvelle anglaise » de Sade. Nous n’avons pas inclus des ouvra-ges comme les Soirées du bois de Boulogne ou nouvelles françaises et anglaises lors-que, malgré leur titre, ils ne contiennent pas de textes individuels baptisés nou-

1 J.P. CAMUS, Le pentagone historique, Paris : Sommaville, 1631.2 Nous nous sommes appuyée sur les travaux de R. GODENNE, sous la présidence duquel nous avons

eu l’honneur de faire cette communication, et notamment sa bibliographie, son Histoire de la nou-velle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève : Droz, 1970 et ses Études sur la nouvelle française,Genève-Paris : Slatkine, 1985.

3 Les délassemen[t]s d’un paresseux, par un C.R.D’E.A.C.D.L., Membre de plusieurs Académies et de la SociétéAnacréontique des Rosati d’Artois, A Pigritopolis, et se vend à Lille : Vanackere, 1790, pp. 120-125.

4 Voir notamment : J. SGARD, « Marmontel et la forme du conte moral », dans De l’Encyclopédie à lacontre-révolution : Jean-François Marmontel, Clermont-Ferrand, 1970 – H. Coulet, « Peut-on définir leconte moral ? » dans A. YLLERA et M. BOIXAREU VILAPLANA, Narrativa francesa en el Siglo XVIII, pp. 27et suiv. – A. MARTIN, Anthologie du conte en France, 1750-1799, Paris, 1981.

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velle anglaise, par exemple5. De la même façon, nous avons rejeté les textes ex-traits des Épreuves du sentiment de Baculard d’Arnaud6. Nous avons, en revanche,retenu des œuvres qu’il n’est plus d’usage de classer au nombre des nouvellescomme le « Diable amoureux » de Cazotte, publié avec le sous-titre de nouvelleespagnole. Nous avons également cru bon d’inclure un texte intitulé « Le roi deFoule-Pointe, nouvelle africaine en vers7 ». En nous servant des travaux deR. Godenne et de la bibliographie de Martin, Mylne et Frautschi8, complétés parun certain nombre de sondages dans les fonds de la Bibliothèque municipale deRouen, nous avons établi une liste de titres rentrant dans notre corpus et nousavons travaillé sur un échantillon représentatif composé des ouvrages que nousavons réussi à consulter mais qui ne seront pas tous cités ici.

Notre but, avec les nouvelles dont nous disposions, a été d’examiner en quoielles constituaient un genre ou, plutôt, un sous-genre, celui de la nouvelle exoti-que, d’étudier ce qui fait de « Ah ! si », de Boufflers, une nouvelle allemande oud’« Henriette et Luci, ou Les amies rivales », dû à d’Ussieux, une nouvelle écos-saise. Afin de voir quelles sont les réalités disparates que peut recouvrir ce sous-titre, nous avons donc choisi pour problématique d’examiner si ces nouvellessont des traductions de textes étrangers, des transpositions d’une anecdote dansun cadre exotique ou, tout simplement, des œuvres de fiction pure. Nous essaie-rons, en conclusion, d’examiner les raisons qui poussaient les auteurs de textesde fiction ressortissant au genre de la nouvelle de leur donner une « accroche »nationale.

Il n’est pas inhabituel, au XVIIIe siècle, pour une œuvre de fiction, de porter soitle titre d’histoire véritable comme les textes étudiés par J. Rustin9, soit l’affirma-tion traduit de… (songeons par exemple au Neveu de Rameau que Diderot dit « tra-duit de l’allemand de M. Goethe » ou encore à la supercherie des Chansons madé-casses de Parny publiées avec la mention « traduites en français », langue danslaquelle elles avaient été composées). Nos sources bibliographiques faisaient étatd’une œuvre qui paraissait correspondre à nos catégories : « Le Lord impromptu,nouvelle anglaise traduite ». Malheureusement, l’édition dans laquelle nous l’avonsconsultée, lui donnait le sous-titre de nouvelle romanesque, ce qui nous a contrainte

5 L’ouvrage raconte six soirées et contient des textes comme l’« Histoire du comte de Prémaillé ». Ilmérite donc tout à fait de figurer dans une bibliographie de nouvelles mais ne pouvait rentrer dansnotre corpus. L’exemplaire que nous avons consulté, dû en fait à CAZIN, porte l’indication Londres,1782.

6 Pour ce faire, nous nous sommes appuyée sur l’« Essai de titrologie » encore inédit de B. Touitou (àparaître dans les Études du groupe pour l’approche sérielle de la littérature française du XVIIIe siècle, pu-bliées sous la direction de S. MENANT).

7 J. CAZOTTE, Œuvres badines et morales, 1788, Londres, t. VII, pp. 115-139.8 Voir R. GODENNE, op. cit.

A. MARTIN, V. MYLNE, R. FRAUTSCHI, Bibliographie du genre romanesque français, 1751-1800, London :Mansell, Paris : France Expansion, 1977.

9 « L’histoire véritable dans la littérature romanesque du XVIIIe siècle français » dans CAIEF, XVIII,mars 1966, pp. 89-102, pp. 254-262.

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à éliminer de notre corpus cet exemple qui semble bien être une pseudo-traduc-tion.

Nous avons toutefois un cas qui se rapproche de la traduction, celui de L’indé-pendant, nouvelle anglaise imitée par M. [François] Soulès, publié à Londres chezCadelle et à Paris chez Lagrange en 178810. Soulès a traduit bon nombre d’auteursde langue anglaise dont les œuvres recouvrent toute une série de genres, commeThomas Paine, Ann Radcliffe ou encore Arthur Young. Ce qui est étonnant dansce texte de L’indépendant est justement qu’il n’ait pas été baptisé traduction. Eneffet, l’original avait paru en anglais et était dû à la plume d’un certain AndrewMacdonald11. La deuxième chose qui n’aurait pas surpris le contemporain maispeut paraître curieuse pour le lecteur moderne est la longueur du texte. L’indépen-dant contient 106 pages dans une édition in-8° : c’est loin d’être un record pourl’époque. Nous sommes ici face à un double problème : tout d’abord les frontièresdu genre de la nouvelle tel que nous le connaissons sont mal définies en cettedeuxième moitié du XVIIIe siècle. René Godenne parle de la tradition de la « nou-velle-petit roman » qui inclurait, par exemple, les cinq cents pages du Point d’hon-neur, nouvelle anglaise12. Ensuite, et c’est le comble pour un traducteur, il y a, noussemble-t-il, une imprécision de langue. Le texte d’Andrew Macdonald est en effetqualifié, dans sa version anglaise, de « novel », c’est-à-dire de roman. Respectantson modèle, Soulès – comme d’autres qui jugent que les deux mots peuvent êtresynonymes – n’a-t-il pas traduit « novel » par « nouvelle » ? Au XVIIIe siècle, cen’est pas nouveau, une « nouvelle » peut cacher un roman. Il faut noter au pas-sage qu’il n’y avait pas, semble-t-il, en anglais, à l’époque, comme de nos jours, laprécision terminologique qui fait appeler « short story » une nouvelle et « novella »un roman court.

Pour autant que nous avons pu en juger – nous avons comparé certains passa-ges des deux textes mot à mot mais non la totalité des ouvrages – L’indépendant deSoulès est une traduction honorable du « novel » anglais, due à quelqu’un quipossédait de toute évidence un bon sens de cette langue. L’édition de l’originalque nous avons pu consulter ne donne pas de nom d’auteur et la traduction, avecson indication d’imitation qui laisse bien entendre que Soulès a pris modèle sur un

10 B.N. Y2 43345.11 The Independent, A Novel, Londres : Cadell, Edinburgh : Elliot, 1784, B.N. Y2 43343 & 43344.12 Cet ouvrage, cité dans GODENNE comme anonyme, serait dû, d’après le catalogue de la B.N., à un

certain Félix. Je n’ai pas pu trouver de trace d’un ouvrage anglais qui porterait le même titre etpourrait être à l’origine du Point d’honneur ; la pièce de théâtre plus tardive, de KEMBLE, The Pointof Honour, étant, quant à elle, la traduction ou l’adaptation d’un texte français, le Déserteur deMERCIER. Ceci témoigne bien de la fréquence des traductions de l’anglais vers le français et vice-versa.Notons que, d’après la liste des personnages (Émile, oncle de Cléophile, Cléophile, jeune hommeentêté sur le point d’honneur, Alcippe, ami d’Émile, Éraste, neveu d’Alcippe, Agenor, Horace &Damis, jeunes gens amis & confidents de Cléophile, Cléonte & Valère, amis d’Agénor, Barondas,gentilhomme campagnard, Dorante, créancier du père de Cléophile, Blaise, valet de Cléophile), lapièce le Point d’honneur, représentée à Louis le Grand le 11 mai 1728, n’aurait aucun rapport avecles textes ultérieurs dont nous avons fait état.

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texte, n’en donne toutefois pas la source. En résumé, L’indépendant, nouvelle an-glaise imitée n’est pas du tout « imitée » mais bien plutôt un court roman traduit del’anglais. En tant que tel, l’ouvrage témoigne de la vitalité des échanges culturelsentre la France et l’Angleterre, quatre ans seulement séparent la publication dutexte anglais et la parution de la version française.

Un autre texte de notre corpus qui se dit traduit ne le proclame pas dès le titre,il s’agit de « Zulbar, nouvelle indienne » due à Florian. En effet, à la premièrepage, le lecteur est informé de la provenance de l’ouvrage. Il s’agirait d’une his-toire connue d’un diplomate indien et traduite à l’intention de Florian :

Cette nouvelle, à laquelle je n’ai rien compris, m’a été donnée par un des ambassa-deurs de Tipoo-Saïb, homme fort obligeant, quoiqu’un peu misanthrope. Je ne laplace ici que par reconnaissance pour cet honnête Indien, qui perdit beaucoup detemps à la traduire pour moi13.

Dans ces quelques lignes sont déjà contenues des informations diverses etimportantes : tout d’abord, la « traduction » supposée est une convention dugenre. Elle donne, comme l’étiquette « histoire véritable », un semblant d’authen-ticité au récit. Celui-ci est magnifié par la référence à Tipoo-Sahib dont la visiteavait provoqué un engouement certain pour les choses orientales au sens largedu terme. Par ailleurs, en donnant cette source, Florian paraissait s’excuser de lapiètre qualité du texte ou du moins faire preuve de modestie tout en se moquantde la convention de donner à son ouvrage des lettres de noblesse fabuleuses danstous les sens du terme. Que dire si ce n’est que certaines « traductions » n’en sontpoint alors que des « imitations » en sont. Ces étiquettes-là, comme d’autres,doivent inspirer la plus grande méfiance.

Si nos textes ne se disent pas traduits, il arrive qu’ils contiennent des élémentstraduits, c’est le cas notamment de « Laurence et Antonio, nouvelle italienne »de Sade qui propose au sein de l’histoire quelques vers d’un sonnet de Pétrarqueen l’honneur de Laure de Noves, une aïeule du divin marquis, et, en note de fin,le sonnet entier avec sa traduction. Il y a là témoignage de l’érudition de l’auteurmais également une fierté familiale à laquelle son oncle l’abbé de Sade n’avaitpas échappé non plus. Un autre cas digne d’être signalé est celui de « Selmours,nouvelle anglaise » qui fournit au lecteur une traduction de « cette romance siconnue, Le vieux Robin Gray ». Auld Robin Gray est en effet une romance connue,attribuée, Florian ne le souligne pas, à Lady Anne Lindsay qui, fait remarquable,était contemporaine du nouvelliste. L’ironie, pour qui est familier avec les subti-lités des variations régionales de langue à l’intérieur des Îles Britanniques, voirequi reconnaît dans le patronyme Lindsay celui d’une célèbre maison écossaise,est que le poème en question n’est pas le moins du monde anglais mais bienécossais. À l’époque, à la suite des soulèvements jacobites, chanter une telle

13 Nous renvoyons le lecteur à l’édition de R. GODENNE : J.-P. CLARIS DE FLORIAN, Nouvelles, Paris : Didier,1974.

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romance pouvait être compris comme l’affirmation d’un parti pris politique anti-hanovérien qu’il n’est guère possible de supposer à Fanny, l’héroïne de« Selmours ». Cela dit, l’inclusion de ces deux poèmes en bilingue est assez remar-quable. Le phénomène du « double-texte » tel que nous le connaissons n’était eneffet guère pratiqué à l’époque. Au sein de ces courts textes fictifs, il y a, dans lesvraies et fausses traductions, le témoignage d’un engouement pour l’autre et pourl’ailleurs14, mais aussi d’un véritable effet de mode.

Certaines de nos nouvelles sont ce que nous pourrions appeler des transposi-tions, soit d’un autre genre vers celui de la nouvelle, soit encore d’une anecdotedans un cadre exotique. Cela n’est certainement pas sans rapport avec la pratiquerhétorique si développée dans les établissements scolaires de l’époque, celle del’amplification. La transposition de genre la plus fréquente est celle qui extrait unépisode historique pour en faire une nouvelle. Prenons le cas de « Rachel ou Labelle Juive » de Cazotte. Ce dernier donne sa source au lecteur : « la nouvelle quisuit est tirée de la Chronique générale espagnole » et il fournit même une indicationde différents textes espagnols qui s’appuient sur la même source. Conscient defournir une œuvre littéraire à son public, l’auteur privilégie certains aspects del’histoire, nous laissant supposer, par exemple, qu’il y a de la sorcellerie à l’œuvreou noircissant les « méchants », comme l’a montré Jacqueline Hellgouarc’h15.Une source « véritable » nous est également donnée par La Dixmerie pour « Ab-bas et Sohry, nouvelle persane ». Nous y lisons en effet ceci en note : « Le fondsde ce conte est vrai, & tiré des Voyages de Chardin. Sohry est aussi connue, aussicélèbre en Perse, que la belle Agnès l’est en France16. »

Si certaines nouvelles sont en fait des adaptations de l’Histoire, l’inverse estégalement vrai : pour donner une apparence de légitimité à une anecdote, on luichoisit pour cadre un moment de l’histoire qui permet un étalage de détails dontles lecteurs de la fin du XVIIIe sont friands. C’est le cas notamment de certains destextes du Décaméron français comme la « nouvelle portugaise » qu’est « Raymondet Marianne ». Tous les éléments les plus romanesques sont présents, une nais-sance royale illégitime, la patrie en danger, un navire échoué, l’exil, l’ennemisauvé, etc. En nous narrant l’histoire, d’Ussieux nous conduit de la Sicile auxBaléares et au Portugal, de rebondissement en rebondissement. Tout finit, biensûr, par l’union des amants séparés. Le cadre historique dans lequel est présentéecette anecdote, au demeurant fort conventionnelle, renouvelle, à sa façon, unschéma narratif éculé. D’Ussieux nous livre d’ailleurs, dans ses propos liminaires,

14 La Dixmerie évoque la fascination étonnée que l’on peut éprouver pour l’Autre au début d’une deses propres nouvelles exotiques, « L’étonnement réciproque, nouvelle orientale » : « Chaque Peuplea ses usages particuliers, les croit excellents, & trouve bizarres ceux des autres Nations, qui, de leurcôté, lui rendent bien la pareille… » Nicolas BRICAIRE DE LA DIXMERIE, Contes philosophiques et moraux,Londres & Paris : Duchesne, 1765, t. II, p. 106.

15 J. HELLGOUARC’H, Nouvelles françaises du XVIIIe siècle, Paris : Librairie générale française, 1994, p. 609.16 N. BRICAIRE DE LA DIXMERIE, Contes philosophiques et moraux, Paris et Londres : Duchesne, 1765, t. I,

p. 254.

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sa recette d’exportation d’une histoire édifiante universelle dans un cadre spécifi-que pour en accroître l’intérêt grâce à l’effet de dépaysement :

Quelle que soit la définition qu’ont donnée les anciens Auteurs du mot de Nouvelles, ilest bon de prévenir le lecteur qu’on annonce ici, sous le titre du DÉCAMÉRON FRANÇAIS,un recueil d’anecdotes mises en action, & presque toutes tirées de l’Histoire. Quandl’on s’est permis de varier ou de multiplier les situations des personnages dont lesnoms sont consacrés dans les fastes historiques, on a observé de ne point altérer leurcaractère, non plus que celui de la Nation qui leur a servi de théâtre. Si l’on demandequel but s’est proposé l’Auteur, dans cet ouvrage, il répond : j’ai voulu imprimer àl’esprit les traits les plus saillants de l’Histoire, intéresser les âmes sensibles en faveurde la vertu malheureuse, & prémunir contre les égarements où peuvent entraîner despassions violentes & sans frein17.

Une démonstration tout à fait éclatante de cette tendance de ce que RenéGodenne a baptisé la « nouvelle-anecdote » à être greffée dans un paysage exo-tique est donnée par un texte de Florian. Paru dans les Nouvelles, « Pierre, nou-velle allemande » raconte le triomphe de la justice et de l’honnêteté qui parais-saient un instant compromises par la situation sociale peu exaltée du héros victimede la mauvaise conduite d’un supérieur. La nouvelle ne contient pas d’élémentsparticulièrement allemands mais, comme pour justifier le choix du cadre, Floriancommence, à son habitude, par une réflexion théorique : « La langue allemandeest trop difficile ; presque aucun Français ne l’apprend : et c’est dommage ; nousy perdons du plaisir, les Allemands de la gloire » et ainsi de suite. Ce « conte »allemand, Florian dit le tenir « d’un petit Suisse de treize ans, qui avait longtempsgardé les vaches de M. Gessner », filiation plaisante s’il en est. Or le texte avaitdéjà connu une incarnation précédente. Sa première parution, dans le Mercure deFrance d’avril 1781 (pp. 147-158) lui donnait pour titre la Soirée espagnole. Lepersonnage éponyme de la nouvelle allemande s’appelait alors « Pédro » – on nepeut que s’étonner qu’il ne soit pas devenu « Peter ». À part la modification desnoms des héros et des lieux, Florian n’apporte pas de grands changements à sontexte18. Il a préféré, dans son tour du monde en nouvelles, lui qui connaissait sibien la littérature de la péninsule ibérique, faire de Célestine, au nom si signifi-catif dans les lettres hispaniques, sa nouvelle espagnole. Voilà une preuve, s’il enfallait, que la nouvelle est souvent une transposition dans un cadre exotique avecpour seul but de mobiliser ainsi l’intérêt et d’accroître le plaisir du lecteur. Danscet exemple, le pays lointain semble fournir le prétexte – comme un récit-cadre– pour « habiller » une anecdote universelle.

Avec cette idée-là en tête, certains de nos auteurs effectuent de véritables re-cherches, citant souvent, à l’appui de leurs remarques d’ordre général sur un paysdonné, des sources tout à fait érudites. D’Ussieux, pour sa « nouvelle mexicaine »,

17 Paris, Dufour, 1774, 2 t., t. 1, page xj.18 Soulignons simplement que la « Soirée espagnole » commence sans introduction comme un conte :

« Dans un village de l’Andalousie, vivait un laboureur nommé Pédro […] ».

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fait ainsi appel aux œuvres de spécialistes. Nous apprenons par exemple ceci dansune importante note (pp. 276-278) :

Les Indiens adorateurs du soleil étaient persuadés que les Espagnols étaient réelle-ment les frères de cet astre. On lit dans le tome douze de l’édition in-4° de l’Histoiregénérale des Voyages le récit d’une délibération qui prouve combien cette idée avaitd’empire sur ces nations éloignées.

Florian, quant à lui, choisit de donner pour cadre à une historiette édifiantele pays de Savoie qu’il connaît bien. Les premières lignes de « Claudine » racon-tent bien ses souvenirs : il avait rendu visite à Voltaire. Il s’est en effet promenédans la région ; comme Chateaubriand quelques années plus tard, il a goûté auxcharmes rustiques de Montanvert. Dans « Claudine », il nous propose une anec-dote morale emboîtée dans ses réflexions touristiques sous prétexte qu’elle lui aété racontée par son guide, lui-même originaire du village de l’héroïne éponyme.Une touche de couleur locale d’un autre type nous est fournie par les remarquesde La Dixmerie sur le Coulomcha, ou messager du roi de Perse, à savoir qu’il peutfaire démonter n’importe qui pour réquisitionner son cheval mais ne doit pren-dre ni esclave ni femme et que son rang peut être comparé, pour le prestige, àcelui d’un gentilhomme ordinaire en France19. Ici, l’ailleurs est rendu plus com-préhensible par une comparaison avec ce qui est connu du lecteur. La transpo-sition dans un cadre exotique proche ou lointain20 d’un topos très simple etuniversel qui fait généralement triompher la vertu peut donc être le prétexte àl’étalage d’une culture historique ou géographique. Il n’empêche que les person-nages réagissent souvent selon les conventions de la société française de la findes Lumières et, comme le veut l’époque, la vertu triomphe (presque) toujours.

Que dire de l’originalité ? Certains auteurs y prétendent comme Sade, par exem-ple, pour sa sélection publiée sous le titre des Crimes de l’amour : « […] les nouvel-les que nous donnons aujourd’hui sont absolument neuves, et nullement bro-dées sur des fonds communs21 ». Ironiquement, il présente tout de même« Ernestine, nouvelle suédoise » comme un récit réaliste, émanant de souvenirsde voyage. Seule notre connaissance de la biographie de l’auteur de Justine nouspermet d’exclure l’hypothèse selon laquelle il serait le narrateur-scripteur quiouvre le texte en disant son souhait de voir les pays du Nord et en affirmant ceci :« Ce fut dans cette intention que je partis de Paris le 20 juillet 1774, et, aprèsavoir traversé la Hollande, la Westphalie et le Danemark, j’arrivai en Suède vers lemilieu de l’année suivante22 ». Là, comme dans nos pseudo-traductions, la fictionsemble avoir assumé le masque du réalisme pour mieux appuyer les affirmationsdu divin marquis. Cela dit, une brève et non moins remarquable étude due à Ri-chard Waller a montré comment, dans un texte hors de notre corpus, une histo-

19 N. BRICAIRE DE LA DIXMERIE, « Abbas et Sohry », dans Contes philosophiques et moraux.20 À la fin des Lumières, la vie rustique paraît, à sa façon, aussi exotique que celle des Iroquois.21 « Idée sur les romans » dans D.-A.-F. DE SADE, Les crimes de l’amour, Paris : Gallimard, 1987, p. 48.22 Œuvres complètes du marquis de Sade, Paris : Pauvert, 1988, t. 10, p. 376.

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riette intitulée « La saillie gasconne », Sade a repris, en la modifiant, une critiquede livre23. Autant dire que l’affirmation d’originalité absolue n’est plus tenable.Or, si dans ce cas-là, il y a transposition d’un texte dans un autre contexte, nousne pouvons pas nier l’originalité de l’utilisation qu’en fait l’auteur.

Cazotte, qui ne fait état ni d’un travail original, ni d’une histoire véritabledans « Le roi de Foule-Pointe », introduit tout de même une justification d’ordrestylistique comme s’il s’agissait de défendre son choix d’une langue burlesqueque ses contemporains devaient certes trouver inattendue dans le contexte del’évocation d’un roi nègre :

On a cherché à écrire cette nouvelle d’un style qui pût convenir aux acteurs qu’ondevait y introduire. Ce n’est point le ton de Scarron qu’on a cherché à prendre ; maiscelui d’un homme qui, dans le siècle passé, donnait une gazette en vers24.

De fait, l’histoire est divertissante. Arrivant à Madagascar, des marins françaisdécouvrent que le roi de l’île n’est autre qu’un de leurs concitoyens qui rêved’échapper à sa vie de Pacha et qui s’enfuira donc avec eux. L’exotisme n’est pas,on le voit, une négation de l’originalité du moins en termes stylistiques. Florian,nous l’avons dit en passant, donne parfois des origines extravagantes à ses textes,les attribuant à d’autres, tout en avouant qu’il les raconte lui-même. Lorsqu’ilassure, dans l’incipit de sa nouvelle persane, « Bathmendi », que son oncle estl’auteur de quatre mille sept cent quatre-vingt-dix-huit contes orientaux surlesquels il n’a retenu que celui-ci, personne n’est dupe25. Une attribution fantai-siste est aussi, en creux, une affirmation d’originalité.

À la fin du siècle, certains pays deviennent des équations pour des caractéristi-ques nationales de convention. L’équation la plus marquée est celle qui unit,dans l’esprit des Français, du moins de ceux qui lisent la littérature contempo-raine, l’Angleterre à la sensibilité. Ainsi, lorsque Sade annonce en « Miss HenriettaStralson » une « nouvelle anglaise », à la différence de Florian, par exemple, il neprend pas la peine de décrire pour nous le pays qu’il choisit pour cadre. Il com-mence in medias res et rien, à part les noms propres, ne nous indique que noussommes parmi les sujets de Georges III. Comme pour confirmer que seuls lessentiments comptent, Sade avait fourni un sous-titre à son texte. Celui-ci est eneffet intitulé « Miss Henrietta Stralson ou Les effets du désespoir ». L’accroche « nou-velle anglaise », loin d’annoncer un exotisme de pacotille, suppose la référence àune convention romanesque. Le prénom de l’héroïne, Fanny, indique qu’elle estanglaise, c’est-à-dire aussi, dans l’imaginaire des contemporains, sensible, vertueuseet susceptible de connaître bien des malheurs. Par ailleurs, la fin du texte, avec uneintervention auctoriale un peu surprenante, ouvre une réflexion sur la notion devertu comme si c’était là l’aspect essentiel du texte. De la même façon, un ouvragebien antérieur dû au marquis d’Argens, Aventures de Bella et de Dom M*** nouvelle

23 R. Waller, « The Originality of Sade » dans B.S.E.C.S. Bulletin, n° 24 (summer 1991), pp. 11-14.24 J. Cazotte, Œuvres badines et morales, 1788, Londres, t. VII, p. 116.25 Édition de R. GODENNE, p. 130.

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espagnole, et le comte de R*** nouvelle française26, affirmait obéir à une logiquesimilaire dans sa préface présentée sous la forme d’une Lettre27 à M.D.C. :

Je suis charmé que vous soyez satisfait de la lecture de mes deux Romans, et j’enconçois un bon augure pour l’approbation du public […] Je vois avec un plaisir infinique vous ayez si bien compris quel a été mon but principal dans mes deux Nouvelles.J’ai voulu exprimer comme vous le remarquez fort bien, tous les mouvements de laplus vive jalousie dans ma Nouvelle Espagnole. Je peins dans la Française ceux de laCoquetterie, & chaque Nation me servira à donner une idée juste des sentiments ducœur & de l’esprit, suivant qu’elle est portée plus ou moins à quelque passion.

Notons tout d’abord l’équation, pour d’Argens, entre les mots de « nouvelle» et de « roman » qu’il paraît traiter comme synonymes, mais aussi l’idée qu’unpays peut fournir l’illustration de sentiments ou de réactions particuliers.

Certains de nos auteurs, profitant de la vogue de l’exotisme, inventent mêmetout un faux ailleurs avec ses conventions, son pittoresque et même sa langue.Songeons aux nouvelles orientales comme « Bathmendi » de Florian qui affirme,par exemple, ceci avec une belle assurance : « Il est inutile de dire que bathmendien persan signifie le Bonheur28 ».

Quittant de plus en plus souvent l’Histoire pour s’enraciner dans le présent, lesnouvelles présentent parfois des faits contemporains dans leur cadre même. Celaest particulièrement vrai pour Florian qui fait par exemple allusion à la mort deVoltaire dans « Claudine » et évoque dans « Valérie » des batailles récentes met-tant en scène des monarques vivants aux identités à peine voilées :

Le grand duc de Toscane est Léopold Ier, effectivement accessible et éclairé, et frère del’empereur Joseph II, auquel il succédera en 1790 sous le nom de Léopold II. La guerreentre l’Autriche et la Prusse à laquelle participe le jeune Orsini est sans doute laguerre de succession de Bavière, où le maréchal autrichien Laudon (ou Loudon) sedistingua effectivement […]29.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la nouvelle exotique devient à l’épo-que une arme de propagande ou de défense d’idées politiques. Les Persans deMontesquieu ont des héritiers parmi nos personnages. La critique se fait parfoisen creux, indirectement. L’éloge de l’Angleterre que nous trouvons dans bonnombre de « nouvelles anglaises » est un jugement défavorable et à peine voiléde la France. « Selmours » débute par un long paragraphe dont voici l’incipit :

C’est une belle et respectable nation que la nation anglaise. Le poids immense dontelle fut toujours dans la balance de l’Europe, ce qu’elle a fait d’éclatant dans la politi-que, dans la guerre, ses sublimes découvertes dans les sciences, assureraient assez sagloire, quand même elle n’y joindrait pas l’avantage plus précieux encore d’avoir été le

26 La Haye : Moitjens, 1751.27 Il s’agit très certainement d’une pseudo-lettre.28 Dans son édition des nouvelles de Florian, déjà citée, R. GODENNE ajoute ceci (p. 144) : « Le mot est

une pure invention de Florian ».29 J. HELLGOUARC’H, op. cit., p. 659.

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premier peuple moderne qui ait possédé les deux biens les plus nécessaires au bon-heur des hommes, des philosophes et des lois30.

Outre-Manche, si nous en croyons nos auteurs, fleurissent la tolérance et laliberté que Montesquieu et Voltaire avaient déjà saluées. Florian s’affiche d’ailleursimplicitement en tant que lecteur du Dictionnaire philosophique lorsqu’il inclutdans « Zulbar » une référence aux « Enfants d’Adimo »31. La critique présente dansles nouvelles peut parfois concerner un aspect politique spécifique. Le portraitextrêmement défavorable des Juifs dans « Rachel » de Cazotte ne constitue-t-ilpas un témoignage d’antisémitisme au moment de la signature de l’Édit de Tolé-rance ? Plus nettement, des textes comme « Thélaïre, nouvelle mexicaine » ded’Ussieux s’interrogent sur l’histoire du colonialisme et aussi, en cela bien dansla mouvance de l’époque, sur le sort réservé aux sauvages que nos auteurs voientgénéralement à l’image des troglodytes de Montesquieu mais parfois aussi capa-bles, à l’instar de Zulbar, d’une sensibilité tout européenne.

La nouvelle exotique peut également offrir l’occasion d’un plaidoyer pro domo.Que penser d’autre, en effet, des réflexions de Sade sur le sort d’un malheureuxprisonnier dans « Ernestine » :

Monsieur, dis-je à Falkeneim, les fautes de l’homme m’apprennent à le connaître, jene voyage que pour étudier ; plus il s’est écarté des digues que lui imposent les lois oula nature, plus son étude est intéressante, et plus il est digne de mon examen et de macompassion. La vertu n’a besoin que de culte, sa carrière est celle du bonheur… elledoit l’être : mille bras s’ouvrent pour recevoir ses sectateurs, si l’adversité les pour-suit. Mais tout le monde abandonne le coupable… on rougit de lui tenir, ou de luidonner des larmes, la contagion effraye, il est proscrit de tous les cœurs, et on accablepar orgueil celui qu’on devrait secourir par humanité. Où donc peut être, monsieur,un mortel plus intéressant, que celui qui, du faîte des grandeurs, est tombé tout àcoup dans un abîme de maux, qui, né pour les faveurs de la fortune, n’en éprouveplus que les disgrâces… n’a plus autour de lui que les calamités de l’indigence, etdans son cœur que les pointes acérées du remords ou les serpents du désespoir ?Celui-là seul, mon cher, est digne de ma pitié […] 32.

Nous abrégeons là une citation déjà très longue mais qui montre bien, noussemble-t-il, la façon dont la nouvelle exotique, prenant ici pour prétexte la ren-contre d’un criminel condamné à perpétuité, peut permettre à l’auteur d’expri-mer ses pensées. Notons au passage que la nouvelle raconte les crimes de cescélérat emprisonné, le comte Oxtiern, et que la fin nous donne à voir sa réha-bilitation. Quod erat demonstrandum ! D’autant que les forfaits de Sade étaientmoindres que ceux qu’il impute à Oxtiern.

Un des aspects que nous n’avons évoqués qu’en passant est celui de la préhis-toire de la nouvelle fantastique. L’Espagne et l’Italie sont les cadres respectifs du

30 Édition de R. GODENNE, p. 146. Ici, comme partout où cela s’imposait, nous avons modernisé l’or-thographe.

31 Édition de R. GODENNE, p. 228.32 Œuvres complètes…, p. 379.

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33 Voir p. 128 de l’édition Paris : Garnier-Flammarion, 1979.

« Diable amoureux » de Cazotte et de « Valérie » de Florian. Le passage par un ail-leurs géographique, comme par l’Histoire, permet de faire intervenir le surnatu-rel. Si là encore le cadre exotique paraît choisi pour convenir tout particulière-ment au sujet, et si Cazotte en particulier révèle les sources de son écrit, il ajoutedans son Épilogue qu’il ne s’étendra pas sur la question :

On se souvient qu’à vingt-cinq ans, en parcourant l’édition complète des oeuvres duTasse, on tomba sur un volume qui ne contenait que l’éclaircissement des allégoriesrenfermées dans la Jérusalem délivrée. On se garda bien de l’ouvrir. On était amoureuxpassionné d’Armide, d’Herminie, de Clorinde ; on perdait des chimères trop agréablessi ces princesses étaient réduites à n’être que de simples emblèmes33.

En dernier recours, ceci doit être vrai pour toutes les œuvres que nous avonsétudiées : elles ont souvent des sources qu’il est possible de déterminer, mais celan’ôte pas de leur inspiration ou de leur originalité. Certes, elle a recours à descoïncidences qui frisent l’invraisemblable et met en scène des personnages quisont autant d’emblèmes ou d’archétypes, mais, à la fin du XVIIIe siècle, la nou-velle exotique constitue un genre frontière. Si elle emprunte fréquemment undécor de pacotille, elle permet surtout de parler de tout et de se prévaloir d’ins-pirations diverses, souvent empruntées à d’autres genres littéraires. Parfois em-pêtrée encore dans le genre du « petit roman », mais se tournant de plus en plusvers la « nouvelle-anecdote », pour reprendre la terminologie godennienne, écrite,à l’occasion, en vers, développant des intuitions sur les caractères des habitantsde différentes nations, témoignant d’un certain intérêt pour l’ailleurs et pourl’autre, porteuse de sens multiples et souvent arme de propagande, elle annoncedéjà une double ouverture novatrice, vers la couleur locale d’un Mérimée et versle fantastique d’un Gautier ou d’un Barbey.

Catriona SETH

Rouen.

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ISABELLE DAOUST 207

XIXe SIÈCLE

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LA COMÉDIE HUMAINE :ENTRE NOUVELLE ET ROMAN

Le XIXe siècle est souvent considéré comme l’âge d’or de la nouvelle et ce genreest particulièrement en vogue dans les années 1830. On retrouve plus de qua-rante nouvelles dans La comédie humaine dont plus de la moitié sont écrites avant1833. On peut émettre l’hypothèse que les récits de Balzac s’unissent et formentun « méga-recueil » désormais intitulé La comédie humaine.

On note ainsi que certaines nouvelles, particulièrement celles qui appartien-nent aux Scènes de la vie privée et aux Scènes de la vie parisienne, utilisent le systèmedes personnages reparaissants et contribuent ainsi à la création d’un univers bal-zacien, ce qui nous fait dire, à la suite d’Alain, que la nouvelle balzacienne est uncarrefour.

Ces nouvelles […] sont comme des carrefours où les personnages de la Comédie hu-maine se rencontrent, se saluent et passent. De là vient qu’au lieu d’être dans unroman, on est dans dix ; et le court récit semble intarissable. Personnages, anecdotes,tout est pris dans la masse et participe de la puissance architecturale. Ce genre litté-raire, bien différent de ce qu’on nomme aujourd’hui la Nouvelle, est propre à Balzac,autant que je sais1.

La nouvelle est donc un carrefour où les personnages se rencontrent, mais plusencore, elle participe à l’essence de l’œuvre. Elle sert de point de départ à uneintrigue qui se développera ultérieurement, elle comble les vides laissés par lesromans ; par petites touches, elle complète l’univers balzacien. Nous voulonsaujourd’hui souligner l’importance des textes courts à l’intérieur de l’écriturebalzacienne. Étudier les nouvelles et leur(s) rôle(s) dans La comédie humaine, c’estnon seulement mettre en lumière un aspect important de la création balzacienne,mais c’est aussi étudier le fonctionnement de cette création.

La nouvelle en tant que genre littéraire est un objet à la recherche de sa défini-tion. On la confond avec le conte, instinctivement on la distingue du roman àl’aide de critères de longueur mais on a du mal à établir des critères convenant àun ensemble de textes disparates pourtant appelés nouvelles. C’est pourquoi,dans un premier temps, nous rapprochons les conceptions de la nouvelle – dansle cadre d’une théorie générale des genres – avec le statut que lui réserve Balzacdans sa propre typologie en tentant de pénétrer dans son système particulier etnotamment dans sa terminologie : « nouvelles », « histoires », « scènes », « étu-des », etc. Nous nous pencherons par la suite sur les spécificités de la nouvellebalzacienne et nous verrons en quoi la nouvelle balzacienne est un carrefour.

1 ALAIN, Avec Balzac, Paris : Gallimard, 1937, p. 191.

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ISABELLE DAOUST 209

D’après nous, l’apparition et la popularité du genre de la nouvelle, dans lesannées 1830, sont directement liées aux modes de publication de l’époque etc’est pourquoi il faut rappeler le rôle important qu’a joué le journalisme. Deuxpublications nous intéressent plus particulièrement ; il s’agit de la Revue des DeuxMondes et de la Revue de Paris. Le directeur de la Revue des Deux Mondes est Fran-çois Buloz, et l’on retrouve dans l’équipe de rédaction Vigny, Musset, Sand, Sainte-Beuve, Michelet et Mérimée. Le Dr Véron est le propriétaire de la Revue de Parisqu’il fonde en avril 1829. Sainte-Beuve, Lamartine, Vigny, Musset, Balzac, Du-mas et Sue collaborent à cette revue. Comme le dit Roland Chollet, « avant 1829,la littérature d’imagination n’entre que pour une faible part dans la compositiondes journaux littéraires et des revues. C’est avec Véron et Buloz que commencevraiment « la conquête du roman par le journal2 ».

Si les modes de publication de l’époque jouent un rôle déterminant dans l’ap-parition de la nouvelle dans les années 1830, la fortune du fantastique « coïncideavec la vogue en France du genre auquel Hoffmann doit sa gloire, le conte3 ».Hoffmann joue un rôle de premier plan à cause de son incroyable popularité enFrance. C’est en 1828 que le nom d’Hoffmann apparaît pour la première fois enFrance, dans la revue Le Gymnase, éditée à l’imprimerie de Balzac. On retrouvedans le premier numéro de cette revue (8 mai 1828) « L’archet du baron de B. »,un conte d’Hoffmann.

Si l’arrivée de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes a joué un rôleimportant au début des années 1830, on assiste à une autre révolution journalis-tique en 1836. « Le 1er août 1836, Girardin lançait La Presse et Dutacq Le Siècle,premiers quotidiens dont l’abonnement ne coûtait que 40 F grâce aux recettesprocurées par la publicité4. »

Un roman de Balzac, intitulé La vieille fille, paraît en 1836 dans La Presse. C’estle premier roman publié en feuilleton. Avec Les mystères de Paris en 1842, le ro-man-feuilleton connaît une popularité sans précédent. Après 1836, une grandepartie des romans de Balzac paraîtront en feuilleton avant d’être édités en volu-mes, ce qui nous fait dire que le mode de publication est au cœur du choix dugenre. Pendant les premières années de 1830, la nouvelle est un genre que Balzacpratiquera beaucoup, principalement parce qu’elle se publie facilement, mais après1836, et surtout après Les mystères de Paris, il est plus payant pour Balzac de fairedes romans-feuilletons.

La correspondance de Balzac, de même que les préfaces, nous permet d’identi-fier le statut que Balzac réserve à ses récits dans sa propre typologie. C’est à l’aidede ces textes que nous pouvons pénétrer dans son système particulier, notam-ment dans sa terminologie.

2 R. CHOLLET, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris : Klincksieck, 1983 p. 555.3 P.-G. CASTEX, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris : José Corti, 1982, p. 66.4 H. DE BALZAC, Lettres à Madame Hanska, Roger Pierrot éd., Paris : Robert Laffont (Collection Bou-

quins), 1990, t. I, p. 329, note 3.

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L’« Avant-propos » de La comédie humaine ne nous donne pas d’indication pré-cise à ce sujet mais nous indique cependant une lecture possible. En parlant deScott, Balzac nous dit que l’écrivain écossais « n’avait pas songé à relier ses com-positions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dontchaque chapitre eût été un roman et chaque roman une époque. En apercevantce défaut de liaison […] je vis à la fois le système favorable à l’exécution de monouvrage et la possibilité de l’exécuter5 ». (Ceci évoque aussi l’Introduction auxÉtudes de mœurs où le romancier dit : « Il ne suffit pas d’être un homme, il fautêtre un système. ») Cet extrait de l’« Avant-propos » nous indique clairement queBalzac voulait faire de La comédie humaine une œuvre qui s’apparente à un « méga-recueil ».

La correspondance nous donnera des indications précieuses sur la créationbalzacienne. Pour Balzac, les œuvres du début sont des contes. En effet, dans lacorrespondance, Sarrasine et Étude de femme sont appelés des contes, de mêmeque Le colonel Chabert et Madame Firmiani. Toutefois, dans une lettre de décem-bre 1832, Balzac déclare : « je ne veux pas être exclusivement un contier. Autreest ma destinée. La preuve me regarde6 ». On voit dans ce passage que Balzacdésire s’éloigner du récit court.

Il serait délicat de dire si, à ce stade, Balzac faisait une distinction entre lestermes de conte et de nouvelle. Il est clair, en revanche, que plus tard Balzac va semettre à parler plutôt de nouvelles que de contes. C’est peut-être que la mode duconte s’est essoufflée après l’influence immédiate de Hoffmann et que plus per-sonne n’ose apposer à un texte le titre de conte. Dans les années 1840, les allu-sions aux nouvelles envahissent le texte :

La Fausse Maîtresse, une de ces nouvelles qui sont si difficiles à faire qu’on n’en a pasbeaucoup dans son œuvre7.

J’ai en outre les épreuves d’Honorine, une nouvelle. Et quelle nouvelle !8

J’ai une petite nouvelle de 10 feuillets intitulée Les Roueries d’un créancier [Un hommed’affaires]9.

La différence entre nouvelle et roman dans ce que l’on pourrait appeler latypologie balzacienne n’est pas très claire. Ainsi, dans une lettre à Mme Hanska,il parle d’une nouvelle intitulée Illusions perdues :

Heureusement que le livre que j’ai à faire (Illusions perdues) est assez dans ce ton, toutce que je pourrai y mettre d’amère tristesse y fera merveille. C’est une de ces nouvellesqui sera bien comprise, elle est à la hauteur d’appui10.

5 H. DE BALZAC, « Avant-propos » de La comédie humaine, Pierre-Georges Castex éd., Paris : Gallimard(Bibliothèque de la Pléiade), 1972, t. I, pp. 10-11.

6 H. DE BALZAC, Correspondance, Roger Pierrot éd., Paris : Garnier, 1960-1969, t. II, décembre 1832,p. 185.

7 Lettres à Madame Hanska, 21 décembre 1842, p. 625.8 Ibid., 22 janvier 1843, p. 639.9 Correspondance, t. IV, 4 janvier 1844, p. 660.10 Lettres à Madame Hanska, fin juin 1836, p. 327.

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ISABELLE DAOUST 211

La nouvelle Illusions perdues correspond aux « Deux poètes », et était à cemoment la première partie du volumineux roman qui a pris le nom d’Illusionsperdues. La création balzacienne fonctionne par « spéculation ». Un texte courtau départ, que Balzac considère de la taille d’une nouvelle, s’allonge. Dans lapremière préface d’Illusions perdues, Balzac raconte la création du récit :

L’auteur avoue donc de bonne grâce qu’il lui est difficile de savoir où doit s’arrêter unouvrage, quand, par la manière dont il se publie, il est impossible de le déterminer enentier tout d’abord. Cette observation est nécessaire en tête des Illusions perdues, dontce volume ne contient que l’introduction. Le plan primitif n’allait pas plus loin11.

La nouvelle s’allonge pour devenir tantôt un épisode de roman (comme c’estle cas pour Illusions perdues ou encore pour « Un ménage de garçon en province »– deuxième partie de La rabouilleuse), tantôt un roman :

Je n’ai plus que quelques feuillets à écrire pour finir Modeste Mignon. Qu’est-ce quecela ? allez-vous vous écrier. Eh ! bien […] c’est votre nouvelle devenue un magnifi-que roman12.

Une confusion se glisse entre les termes de roman et nouvelle. Dans une lettreà Alexandre Dujarier datée de juin 1841, Balzac indique qu’« Un ménage degarçon » est une nouvelle. Un an plus tard, en juin 1842, dans une lettre à GeorgeSand, le même texte est devenu un roman.

On retrouve le même phénomène dans Les parents pauvres. Dans la dédicace,qui date de septembre 1846, Balzac parle de ses « deux nouvelles », Le cousin Ponset Le cousin Pons qui sont réunies sous le titre des Parents pauvres. La correspon-dance avec Mme Hanska nous offre de précieuses informations quant à la genèsede ces deux textes. Balzac va créer les deux récits simultanément, il va abandon-ner pour un temps Le cousin Pons pour se consacrer à Le cousin Pons. Le 12 juin 1846,Balzac écrit : « je travaille à la conception des Paysans et d’une nouvelle13 ». Lanote nous indique qu’il s’agit du Cousin Pons. Le 18 juin, il annonce à l’Étrangère« Véron […] prend mon roman de La cousine Bette14 ». À ce moment, il est évidentque Le cousin Pons est une nouvelle pour Balzac, nouvelle qui compte cinquantefeuillets. Le 28 juin il écrit :

Je viens de terminer Le Parasite, car tel est le titre définitif de ce qui s’est appelé LeBonhomme Pons, Le vieux musicien, etc. C’est pour moi du moins, un de ces chefs-d’œuvre d’une excessive simplicité qui contiennent tout le cœur humain, c’est aussigrand et plus clair que Le Curé de Tours, c’est tout aussi navrant. J’en suis ravi. […] Jevais me mettre sur La Cousine Bette, roman terrible15.

11 H. de BALZAC, préface d’Illusions perdues, t. VII, p. 110.12 Lettres à Madame Hanska, 21 mars 1844, p. 832.13 Ibid., 12 juin 1846, p. 206.14 Ibid., 18 juin 1846, p. 216.15 Ibid., 28 juin 1846, p. 232.

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LA COMÉDIE HUMAINE : ENTRE NOUVELLE ET ROMAN212

Puis d’autres indications suivent : « j’ai bien à travailler aujourd’hui, car j’aitoute ma nouvelle composée à lire et à corriger16 » ; « ce qui m’a fâché, c’est unpeu de retard dans l’achèvement de mon roman17 » ; « Je n’ai plus que 14 à 15feuillets, que je vais faire pour finir Bette, et il faut que je reste dans mon cabinetjusqu’à ce que Le Cousin Pons soit fini18 » ; « J’ai encore ce matin […] 20 feuilletsde La Cousine Bette à faire. Ce sujet augmente tous les jours, tant il est fertile, etles développements logiques m’entraînent ; mais avec les 20 feuillets que je vaisfaire aujourd’hui, tout sera fini19 ».

Une étude génétique permettrait peut-être d’identifier le moment à partir du-quel Balzac pense à ses textes en termes de « roman » ou de « nouvelle ». Malheu-reusement, les manuscrits des deux ouvrages sont incomplets. Il nous semblaittoutefois important de montrer que la nouvelle est une constante de l’écriturebalzacienne même si elle est diluée et transformée en roman.

Je ne vous apprends rien en vous disant que La comédie humaine est divisée enétudes et en scènes. Si on pratique un découpage à l’intérieur du mobile, de l’édi-fice Comédie humaine, on note que les nouvelles sont prédominantes dans troissecteurs : elles apparaissent dans les Études de mœurs sous les rubriques Scènes dela vie privée et Scènes de la vie parisienne et dans les Études philosophiques. C’est ceque l’on peut appeler le système particulier de Balzac. Il est significatif que Balzacemploie principalement les termes de « scène » et d’« étude » quand il parle deses œuvres. Le terme de « scène » renvoie directement au théâtre (on sait queBalzac songe pendant plusieurs années au théâtre et veut devenir un auteur depièces à succès afin de gagner de l’argent rapidement), tandis qu’« étude » faitplutôt penser à des textes scientifiques (La comédie humaine a une certaine ambi-tion scientifique. Balzac veut y décrire « l’Humanité sociale [qui] présente autantde forme que la zoologie20 »).

Les premières pages de La comédie humaine (si on fait abstraction des Chouans)sont les Scènes de la vie privée de 1830 : La maison du chat-qui-pelote, Le bal deSceaux, La vendetta, La paix du ménage, Une double famille, Gobseck. Ces premièresnouvelles sont les fondations de l’édifice balzacien. Les grands thèmes balzaciensy sont en filigrane : les femmes mal mariées, la difficulté de changer de classesociale, l’argent. Les Romans et contes philosophiques paraissent en 1831. On re-trouve sous cette appellation Sarrasine, El Verdugo, L’enfant maudit, L’élixir de lon-gue vie, Les proscrits, Le chef-d’œuvre inconnu, Le réquisitionnaire, Étude de femme etJésus-Christ en Flandre. Ces textes nous font entrevoir davantage La comédie hu-maine puisqu’on y montre le somnambulisme, le pouvoir de la pensée et la pas-

16 Ibid., 26 juillet 1846, p. 274.17 Ibid., 30 juillet 1846, p. 279.18 Ibid., 23 novembre 1846, p. 431.19 Ibid., 24 novembre 1846, p. 433.20 Préface de la première édition de Illusions perdues, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),

t. VII, p. 107.

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ISABELLE DAOUST 213

sion destructrice. En 1834, une partie des Romans et contes philosophiques changed’appellation et devient Études philosophiques. Rappelons que c’est en 1834, avecLe père Goriot, que Balzac commence à utiliser le procédé des personnages repa-raissant.

On peut identifier deux époques distinctes de l’écriture balzacienne de la nou-velle. L’écriture balzacienne se modifie à partir du Père Goriot. Ce changementprend forme à travers La vieille fille parce que le mode de publication est entière-ment renouvelé. 1836 est une année charnière ; après cette date, les personnagesreparaissants envahissent le texte. Plusieurs nouvelles postérieures à 1836 vontprésenter aux lecteurs un épisode de la vie d’un personnage qui est déjà connu.Ainsi, dans La messe de l’athée, Balzac met en scène le docteur Desplein et sondisciple Bianchon. On a déjà eu l’occasion de voir ce dernier, notamment dans Lepère Goriot puisqu’il habite, avec Rastignac, la pension Vauquer. Bianchon est lepersonnage qui apparaît le plus fréquemment dans La comédie humaine ; il faitson apparition dès La peau de chagrin et joue un rôle dans les derniers textescomme Béatrix et Le cousin Pons. On sait que Balzac corrigeait ses ouvrages avantchaque publication et qu’il changeait aussi les noms de ses personnages, et onvoit un désir d’insister sur les personnages reparaissants dans les nouvelles quiviennent après 1836. Ces nouvelles sont souvent des anecdotes nées d’oublis ;elles contribuent à doter un personnage d’un passé, d’un trait particulier. C’estune technique de composition que l’on retrouve souvent chez Balzac. La messe del’athée est un bon exemple de ce type de composition. Desplein, le grand chirur-gien de La comédie humaine, est le personnage central de cette nouvelle qui pré-sente une anecdote à son sujet.

Dans cette nouvelle, Bianchon, jeune étudiant pauvre, est l’interne du célèbreDesplein, bien connu pour son athéisme. Un jour, Bianchon surprend Desplein àla messe. L’année suivante, jour pour jour, Bianchon voit une fois de plus Despleinà la messe et apprend qu’il l’a fondée ! Desplein racontera à Bianchon sa jeunesseet sa rencontre avec un Auvergnat qui lui sauva la vie. C’est en guise de recon-naissance que quatre fois l’an, Desplein fait dire une messe pour le repos de l’âmede son ami.

Cette nouvelle reprend plusieurs des caractéristiques de la nouvelle balzacienne.Comme plusieurs des nouvelles postérieures à 1836, elle utilise le système despersonnages reparaissants. On y retrouve aussi la présence d’un récit dans le ré-cit. Le récit de Desplein complète un récit fait par un autre narrateur. On retrouvele récit encadré dans plus de la moitié des nouvelles de Balzac. On se rappelleraentre autres que c’est ainsi que fonctionne la narration dans Sarrasine et dans Lessecrets de la princesse de Cadignan où le récit est une monnaie d’échange.

L’énigme est une autre constante du récit balzacien. Dans La messe de l’athée,Bianchon se transforme en véritable limier, il suit Desplein, interroge le sacris-tain de Saint-Sulpice. Au fil des phrases, Balzac glisse des indices. La nouvellebalzacienne fonctionne souvent ainsi, le secret est présent partout, tant dans lespremières nouvelles que dans les nouvelles de la fin.

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LA COMÉDIE HUMAINE : ENTRE NOUVELLE ET ROMAN214

Les autres nouvelles postérieures à 1836 vont combler des vides. Ainsi, Balzacva écrire deux nouvelles musicales, « Gambara » et « Massimilla Doni », puis vaexplorer le récit historique en complétant son étude sur l’époque de Catherine deMédicis. Peu à peu, le roman envahit l’écriture balzacienne.

La dernière nouvelle de Balzac, Un homme d’affaires, paraît en 1846. Après cettedate, la création balzacienne devient difficile. Balzac est épuisé. L’écrivain penseencore à écrire des nouvelles, mais la source est tarie. Il ne fera plus que reprendredes récits laissés inachevés. La cousine Bette et Le cousin Pons sont ses derniersgrands récits.

Identifier la position de la nouvelle et ses fonctions à l’intérieur d’un systèmeromanesque n’est pas chose simple. Il s’agissait ici d’esquisser les relations entre« nouvelle » et « roman » dans le système balzacien et de mettre en relief l’intérêtque présente une étude de la nouvelle dans le cadre du « méga-recueil » Comédiehumaine.

Nous terminerons cet exposé par un autre extrait de la Correspondance. Dansune réponse à une lettre de la princesse Belgiojoso qui lui demande d’écrire unepetite nouvelle qui serait insérée dans La démocratie pacifique, Balzac parle dugenre de la nouvelle. Nous concluons sur cette réponse de Balzac qui nous sem-ble très révélatrice du malaise généralement ressenti face à la nouvelle :

M. Considérant [directeur de la Démocratie] a une fausse idée en croyant qu’uneNouvelle courte est bonne à quelque chose. C’est, en journalisme, de l’argent perdu.Une bonne histoire, qui tient le public en haleine et le fait causer pendant un an,donne énormément d’abonnés21.

Isabelle DAOUST

Université McGill.

21 Correspondance, t. IV, 20 décembre 1843, p. 639.

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GEORGES JACQUES 215

LES TROIS CONTES DE FLAUBERTOU LE CONTE ABSENT ?

Peut-être cela apparaîtra-t-il comme une provocation d’aborder, dans le cadred’un colloque sur la nouvelle, une œuvre aussi problématique que les Trois contesde Flaubert, c’est-à-dire un recueil dont une composante seulement, « Un cœursimple », est généralement assimilée à une nouvelle. Et qui plus est, d’affirmerque ce n’est pas ici la partie, mais bien le tout qui importe réellement.

Que, au XIXe siècle en particulier, la distinction entre « nouvelle » et « conte »ne tienne pas à l’analyse, beaucoup l’ont affirmé, depuis René Godenne, il y alongtemps déjà1, jusqu’à Florence Goyet, beaucoup plus récemment2, qui,d’ailleurs, sans se référer à Flaubert, semble y penser en réglant le problème endeux coups de cuiller à pot :

Comme le conte, la nouvelle nous habitue à travailler sur des entités sans mélange,des parangons des vertus – ou des vices – mis en scène3.

Voilà qui correspond bien au cas des Trois contes, tendrement vertueux en cequi concerne « Un cœur simple », passionnément vicieux pour « Hérodias », etpour le moins mêlé, aux deux extrêmes de la folie, dans « La légende de saintJulien l’Hospitalier ». Et pourtant, ce qui rend une fois de plus suspecte toutetaxinomie littéraire, il est clair qu’on a ici affaire à trois genres différents, ce quipourrait nous forcer à étendre au récit bref en général ce que les théoriciensanglo-saxons disent de la nouvelle :

Pas de genre, mais des textes singuliers, irréductibles les uns aux autres dans leurperfection particulière4.

Encore que la perfection ne soit pas toujours nécessairement au rendez-vous.Mais voilà un risque qu’avec Flaubert on ne courra pas.

Poussons donc la provocation jusqu’à avancer l’idée que Flaubert, en compo-sant son recueil, joue sur l’ambiguïté générique pour mieux démontrer que l’es-sentiel réside précisément dans le refus du genre. Et que les théoriciens devraientpeut-être, pour parler vulgairement, « en prendre de la graine ».

La confusion, on l’a dit, est générale à l’époque. Et Raymonde Debray Genetted’affirmer :

1 Voir R. GODENNE, La nouvelle française, Paris : PUF, 1974.2 Voir F. GOYET, La nouvelle. 1870-1925. Description d’un genre à son apogée, Paris : PUF (Écriture), 1993,

p. 11.3 Ibid., p. 20.4 Ibid., p. 7.

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LES TROIS CONTES DE FLAUBERT OU LE CONTE ABSENT ?216

Le conte […], chez le Flaubert de la maturité comme chez ses contemporains, n’estpas un genre en soi. Il ne se caractérise que par sa brièveté. C’est pourquoi il estparticulièrement perméable à l’influence d’autres genres mieux définis5.

Mais ce qui est simple perméabilité chez la plupart des écrivains va, chezFlaubert, donner lieu à la consciente mise en œuvre de ce que Mme Debray Ge-nette appelle un « véritable florilège narratif6 ».

Retournons d’abord à la correspondance de l’écrivain pour y trouver les termesgénériques qu’il utilise à propos des trois œuvres qui, rappelons-le, ont été écritesdans un ordre différent de celui de la parution en volume : « La légende de saintJulien l’Hospitalier », « Un cœur simple », « Hérodias ».

Pour Saint Julien, le terme légende apparaît déjà dans une lettre à Louis Bouilhetdu 1er juin 18567, au moment où va paraître Madame Bovary. Le titre définitif estutilisé le 25 septembre 1875 pour sa nièce Caroline8, mais le 3 octobre de la mêmeannée, à Mme Roger des Genettes, Flaubert parle de « la légende de Saint Julienl’Hospitalier », retirant le terme légende du titre pour en faire une simple appella-tion générique9. L’œuvre devient bien saint Julien l’Hospitalier, le 7 octobre10, etJulien l’Hospitalier (le petit Julien l’Hospitalier) le 1711. Légende, souligné et donc ànouveau considéré comme titre, réapparaît dans une autre missive12. Sans doutefaut-il faire la part de la hâte et ne pas accorder à ces variations une importanceexagérée. Mais ce qui est clairement visé dans un message à George Sand du11 décembre de la même année, c’est l’aspect de pastiche puisque l’œuvre y estqualifiée de « petite bêtise moyenâgeuse13» avant de devenir, le 5 janvier 1876,une « petite historiette religioso-pohêtique et moyenâgeusement rococo14 ».

Le même problème d’appartenance de la mention générique au titre revientavec Un cœur simple, appelé Histoire d’un cœur simple en mars15, avril16, juin17 etjuillet 187618, mais, le même mois, le terme générique, et pas n’importe lequel,est retiré du titre : « Mon histoire d’un Cœur simple avance19 », l’œuvre étant aussiprésentée sous la forme abrégée : « Mon Cœur simple20 ».

5 Voir R. DEBRAY GENETTE, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris : Seuil (Poétique), 1988, p. 9.6 Ibid., p. 7.7 Correspondance II (juillet 1841 – décembre 1858), Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980,

p. 613.8 G. FLAUBERT, Œuvres complètes. Correspondance, nouvelle édition augmentée, 7e série (1873-1876),

Paris : Conard, 1930, p. 262.9 Ibid., p. 267.10 Ibid., p. 270.11 Ibid., p. 273.12 Ibid., p. 277.13 Ibid., p. 279.14 G. FLAUBERT, Correspondance. Supplément (1872 – juin 1877), Paris : Conard, 1954, p. 234.15 Œuvres complètes. Correspondance, 7e série (1873-1876), p. 292.16 Ibid., p. 293.17 Ibid., p. 307.18 Ibid., p. 325.19 Correspondance. Supplément (1872-1877), p. 268.20 Correspondance. 7e série, p. 325.

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GEORGES JACQUES 217

Pour « Hérodias » enfin, l’écrivain signale d’abord vouloir écrire « l’histoire desaint Jean-Baptiste21 » (fin avril 1876), qui devient L’histoire d’Hérodias, le 19 juin22,sans qu’un titre ait déjà été choisi. Et même lorsque ce choix semble être fait, le25 juin, il y a hésitation puisque des guillemets entourent Hérodias23. Le 27 sep-tembre, il est question du « conte d’Hérodias24 », et enfin, le 25 octobre, dans unelettre à Maupassant, il est question d’Hérodias25.

Signalons enfin que, le 16 février 1877, lorsque les trois récits sont terminés,Flaubert demande à une amie : « Pourquoi paraissez-vous étonnée de ce que j’aiepu faire un conte intitulé : Un cœur simple26? », ayant l’air, puisque le recueil estprêt à paraître, d’en faire jaillir le titre sur ses différentes parties, comme l’attestepar ailleurs un message à Edmond de Goncourt, le 31 décembre 1876 : « Hérodiasest maintenant à son milieu. Tous mes efforts tendent à ne pas faire ressembler ceconte-là à Salammbô27. »

En acceptant provisoirement que quelques termes génériques soient inter-changeables, il n’en demeure pas moins que chacun des trois récits relève d’unecatégorie spécifique, ce qui ne simplifie pas pour autant, semble-t-il, la clairedétermination de ces spécificités. Mais l’auteur a-t-il souhaité la clarté ? Cela pa-raît douteux dès qu’on se rend compte qu’il s’agit bien d’un recueil et qu’on atrop tardé à se pencher sur l’interdépendance de ses éléments.

Les choses ont récemment changé, mais il semble qu’on a surtout tenté demettre en évidence une unité thématique, sans se demander si cela pouvait cons-tituer l’essentiel pour Flaubert. On a ainsi relevé que les trois récits étaient reliéspar le motif de la sainteté et que la structure ternaire renvoyait tout simplementà la Sainte Trinité, idée défendue par Michel Issacharoff28 et développée par PerNykrog :

[…] les Trois contes reproduisent, en ordre inverse, les caractéristiques théologiquesdes trois personnes de la Sainte Trinité, incarnées dans des figures humaines. Lescontes se succèdent par ordre chronologique inverse – et non pas, on le sait, dansl’ordre de leur composition – si bien qu’en rétablissant l’ordre chronologique, onrétablit en même temps l’ordre théologique. Cela peut être dû à une simple coïnci-dence, bien entendu, mais il paraît plus recommandable de penser le contraire et devoir dans cette observation la donnée fondamentale du livre […]29.

21 Ibid., p. 296.22 Ibid., p. 309.23 Ibid., p. 312.24 Correspondance. Supplément, p. 289.25 Correspondance, 7e série, p. 353.26 Correspondance, 8e série, Paris : Conard, 1930, p. 18.27 Correspondance, 7e série, p. 389.28 Voir notamment M. ISSACHAROFF, « Trois contes et le problème de la non-linéarité », dans Littérature,

n° 15, 1972.29 Voir P. NYKROG, « Les Trois contes dans l’évolution de la structure thématique chez Flaubert », dans

Romantisme (revue de la société des études romantiques), n° 6, 1973, p. 60.

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LES TROIS CONTES DE FLAUBERT OU LE CONTE ABSENT ?218

Pourquoi cette inversion de l’ordre chronologique ? Michel Tournier tente uneréponse :

Peut-être parce qu’en se rapprochant des sources de notre civilisation, on voit dimi-nuer régulièrement le hiatus entre le réel et le mythe30.

Citons encore l’étude d’Aimée Israël-Pelletier qui structure l’œuvre en fonc-tion de valeurs masculines et féminines31 et Jean Bellemin-Noël qui tente dedémontrer, dans la mouvance psychanalytique, qu’un quatrième conte émane-rait de la lecture des précédents, dans un camaïeu de blancs qui serait la résul-tante des couleurs dominantes de chacun des récits (brun terreux, violet pro-fond, orangé ardent) où se succéderaient les images du père symbolique, du pèreimaginaire et du père châtré32.

Fort bien, mais voilà des études qui, pour être sérieuses, mettent entre paren-thèses le problème générique, malgré la prise en compte, de plus en plus fré-quente, de tous les états de l’œuvre, méthode qui, pour être recommandable, nerévèle pas toujours pour autant un intérêt pour l’œuvre en elle-même. Ainsi,François Rastier examine, du premier brouillon au texte final, la description inau-gurale d’« Hérodias » à travers quinze états successifs, jugés tous méthodologi-quement intéressants, ce qui n’assure pas pour autant la fascination du critiqueface à l’œuvre :

Nous avons choisi de revenir sur Hérodias (sans goûter autant que Flaubert le kitschdélicieusement pompier de ce texte), car l’on dispose à son propos d’un dossier géné-tique exceptionnellement riche33.

Bel exemple d’œuvre sacrifiée par sa mise au service de la sacro-sainte mé-thode.

Une fois convaincu de l’unité thématique du recueil, même si ce fut par desvoies quelque peu détournées, demandons-nous s’il n’est pas une autre unitémais qui ne se découvrirait qu’au-delà de l’apparente diversité, et notamment siles distinctions génériques ne sont pas faites avant tout, selon Flaubert, pour êtreabolies et sublimées en quelque chose que le roman ne peut précisément pasatteindre, même au sommet de sa perfection.

Ce qui gêne le lecteur du XXe siècle, c’est peut-être, malgré tout, le fait qu’ilassocie le conte aux registres du merveilleux ou du fantastique, alors que la nou-velle relèverait du réalisme ou, pour être plus prudent, de tout ce qui touche auvraisemblable. Dans cette perspective, en dépit de sa brièveté plus que relative,« Un cœur simple » serait une nouvelle. Voire ! En effet, on y relève pas mal d’oc-currences de ce que nous attribuerions aujourd’hui au conte. D’abord des situa-tions qui classiquement relèvent de la morphologie du genre. Les mauvais traite-ments dont l’héroïne est victime dès le départ :

30 Préface à l’édition « Folio », 1973, p. 12.31 Flaubert Straight and Suspect Saints. The Unity of Trois contes, Philadelphia : John Benjamins, 1991.32 Voir J. BELLEMIN-NOËL, Le quatrième conte de Gustave Flaubert, Paris : PUF (Le texte rêvé), 1990.33 Voir F. RASTIER, « Thématique et génétique. L’exemple d’Hérodias », dans Poétique, XXIII, 1992, p. 206.

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GEORGES JACQUES 219

[…] un fermier […] l’employa toute petite à garder les vaches dans la campagne34 ;

[…] comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient35,

n’appellent-ils pas une compensation qui, d’ailleurs, s’obtient rapidement :

[…] elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans lesarbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d’or […]36 ;

[…] un jeune homme […] lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard […]37 ?

Même si, il faut le reconnaître, l’illusion ne dure guère :

Au bord d’un champ d’avoine, il la renversa brutalement38.

Mais l’illusion reprend le dessus, préparant ainsi la fameuse assimilation finaledu perroquet empaillé au Saint-Esprit : Félicité disparaît dans l’ombre comme unêtre surnaturel39 ; les rendez-vous ont lieu « entre onze heures et minuit40 ».Beaucoup d’éléments surgissent d’un monde de lectures naïves : les prénoms desenfants de Mme Aubain, Paul et Virginie ; les estampes d’une géographie :

Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plu-mes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleinequ’on harponnait, etc.41 ;

le charme des « petits pantalons brodés42 » issus plutôt de l’univers de SophieRostopchine, comme l’énumération gourmande d’un déjeuner campagnard :

un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, unetarte aux compotes et des prunes à l’eau de vie43 ;

les fêtes religieuses choisies comme repères chronologiques44 ; les leçons fabu-leuses tirées de l’Histoire Sainte ; le défilé des premiers communiants45 (Merci,pauvre Blaise !) ; Félicité croquée à son rouet dans le rôle traditionnel de la fi-leuse46, et, bien sûr, l’hallucination finale où l’idéal transcende la réalité, ce quiobligea Flaubert, même s’il faut faire la part de l’ironie, à « [s’]emplir la cervellede l’idée perroquet », comme il le dit lui-même dans une lettre du 28 juillet 187647.

34 G. FLAUBERT, Trois contes, chronologie et préface par J. SUFFEL, Paris : Garnier-Flammarion, 1965,p. 30. Toutes nos citations sont faites d’après cette édition.

35 Ibid.36 Ibid.37 Ibid., p. 31.38 Ibid.39 Ibid., p. 32.40 Ibid.41 Ibid., p. 36.42 Ibid., p. 37.43 Ibid., p. 40.44 Ibid., p. 62.45 Ibid., p. 45.46 Ibid., p. 47.47 Voir Correspondance. Supplément, pp. 269-270.

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LES TROIS CONTES DE FLAUBERT OU LE CONTE ABSENT ?220

Évidemment, tout cela se trouve contrebalancé par des éléments qui font pen-ser à Madame Bovary, la brève évocation du marché du lundi rappelant les comi-ces agricoles, et qui, plus généralement, relèvent du récit balzacien, élémentsdont Raymonde Debray Genette dresse l’inventaire48, tout en ne manquant pasde signaler par la même occasion ce qui rapprocherait ce récit de la légende,comme dans l’épisode du taureau. N’oublions d’ailleurs pas que « Un cœur sim-ple », écrit en réalité après La légende de saint Julien l’Hospitalier, peut assurer lelien avec le texte précédent grâce à la mention des sujets des deux vitraux dePont-l’Évêque49. Et surtout que l’apparente minutie chronologique ne parvientpas à cacher l’évacuation du contexte historique, comme le signale une note dePierre-Marc de Biasi, à propos d’une indication du chapitre IV (« Au mois demars 1853 ») :

L’Histoire est absente : aucune trace de 1848, du coup d’État, de l’Empire50.

Hans Peter Lund le signifie d’une autre manière en évoquant l’image d’Épinaloù figure le Saint-Esprit :

Cette image est suspendue au mur à la place du portrait du comte d’Artois – détailironique ! – comme si le religieux évinçait l’historique51.

Et venons-en précisément à cette légende. Étudiant la nouvelle durant la période1870-1925, c’est-à-dire le moment qui correspondrait pour elle à l’apogée dugenre, Florence Goyet écrit notamment :

Le principe consiste à présenter au lecteur des éléments qu’il connaît déjà, à le faireentrer dans un univers dont il reconnaît les éléments pour les avoir déjà rencontrés ouconçus ailleurs52.

Et comme illustration de ce principe, elle cite la Légende de Flaubert, mais entaisant quelque peu hypocritement le problème générique, puisqu’elle parle toutsimplement de Saint Julien l’Hospitalier53. Raymonde Debray Genette est, elle,plus honnête, même si, on va le voir, nous ne partageons pas entièrement samanière de voir. Dans un article, « Saint Julien : forme simple, forme savante »,elle écrit :

Nous ne mettons pas au compte du merveilleux chrétien les exploits guerriers duhéros. Dans cette partie, le conte relève plus nettement de la geste que de la légende,du profane que du sacré54.

C’est là réduire, mais il semble que tous les critiques le fassent, le sens du mot

48 « Réalisme et symbolisme dans « Un cœur simple », op. cit., au chap. « Métamorphoses du récit ».49 Trois contes, p. 45.50 Note de l’édition Garnier-Flammarion de Trois contes, 1986, p. 145.51 Voir H. P. LUND, Gustave Flaubert – Trois contes, Paris : PUF (Études littéraires), 1994, p. 60.52 Voir F. GOYET, op. cit., p. 61.53 Ibid., p. 64.54 Voir R. DEBRAY GENETTE, op. cit., p. 143.

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légende à une seule acception. Or, que trouvons-nous dans le Grand DictionnaireRobert ?I. 1. Récit de la vie d’un saint destiné à être lu à l’office de matines.

2. Recueil de ces récits (cf. La légende dorée).II.Récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux, qui a souvent un fonde-

ment historique, quelque fond réel.III.1. Inscription d’une médaille, d’une monnaie.

2.Tout texte qui accompagne une image et lui donne un sens55.

N’est-ce pas, de toute évidence, le dernier qui, ici, doit primer quand on saitque, dès 1856, existe la formule :

Et voilà la Légende de saint Julien L’Hospitalier telle qu’elle est racontée sur les vi-traux de la cathédrale de ma ville natale56,

qui, au bout de cinq brouillons, devient la dernière phrase du texte :

Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur unvitrail d’église, dans mon pays57 ?

Formule très proche de celle utilisée par Alphonse Daudet à la fin du « Curéde Cucugnan » :

Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous le dire cegrand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon58.

Mais avec une différence essentielle : là où Daudet insiste sur la transmissionorale, Flaubert ne peut utiliser qu’une métaphore artistique. C’est à juste titreque, dans ses « Champs de lectures » à l’édition Garnier-Flammarion, ChantalGrosse écrit :

Par bien des aspects, le saint pourrait être […] un avatar de l’artiste59.

Florence Goyet faisait déjà remarquer que

Poe fait reposer tout le poids du texte sur la fin : on construirait une nouvelle « àreculons », en concevant d’abord l’effet final vers quoi tout doit converger60.

Nouvelle « à reculons » ? Légende « à reculons » dans le sens précis qu’on vientde rappeler. Pas seulement « émail littéraire », comme l’écrivait Jacques Suffel61.Pas seulement « structure binaire, qui trouve sa résolution en une unique valeurfinale qui intègre son opposé » comme le signale Raymonde Debray Genette62.

55 Voir P. ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Société du NouveauLittré, 1959, t. IV.

56 Cité par P.-M. DE BIASI, dans l’édition Garnier-Flammarion des Trois contes, 1986, p. 149, note 47.57 Trois contes, p. 131.58 Rappelons que les Lettres de mon moulin datent de 1869.59 Op. cit., p. 182.60 Voir F. GOYET, op. cit., p. 48.61 Préface à l’édition Garnier-Flammarion de 1965, p. 20.62 Op. cit., p. 144.

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Mais véritable pliage parfait où la légende vient se superposer à l’épure, commele corps de Julien épouse celui du lépreux sublime. Ainsi se crée déjà ici, parrapport à « Un cœur simple », un nouveau genre, un hapax, serions-nous tentéde dire, dans lequel, sans doute, les typiques équilibres compensatoires réconci-lient le haut :

Julien s’étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine63 ;

et le bas :

Les cornes de son hennin frôlaient le linteau des portes ; la queue de sa robe de draptraînait de trois pas derrière elle64 ;

mais figent tout sous un glacis bien plus significatif que l’« os de martyr dansun cadre d’escarboucles65 », que le père « ressembla[n]t à une statue d’église66 »,ou même que le vitrail de l’alcôve où se consomme le parricide67, un glacis quifait écrire à Flaubert au sommet de son art (ou plutôt presque au sommet) :

Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d’une église68 ;

ou encore :

Il vit reluire tout au loin un lac figé qui ressemblait à du plomb69.

Foin, cette fois-ci, de tout ce qui fait penser au conte merveilleux :

On voyait […] des armes de tous les temps et de toutes les nations […]70 ;

À force de prier Dieu, il lui vint un fils71 ;

On y mangea les plus rares épices, avec des poules grosses comme des moutons[…]72 ;

[…] un mendiant se dressa devant lui, dans le brouillard73 ;

Les dents lui poussèrent sans qu’il pleurât une seule fois74.

Foin surtout de tout ce qui fait traditionnellement avancer un récit. À la manièrede toutes les réalités qui se présentent comme autant de carrés parfaits75, on aaffaire ici à une clôture totale du texte sur lui-même :

63 Trois contes, p. 130.64 Ibid., p. 87.65 Ibid., p. 88.66 Ibid., p. 113.67 Ibid., p. 119.68 Ibid., p. 85.69 Ibid., p. 98.70 Ibid., p. 86.71 Ibid., p. 87.72 Ibid., pp. 87-88.73 Ibid., p. 89.74 Ibid., p. 90.75 Un seul exemple au début du texte : « Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d’abord

un verger d’arbres à fruits, ensuite un parterre où des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres,puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertisse-ment des pages. »

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GEORGES JACQUES 223

Le ciel continuellement était bleu, et les arbres se penchaient tour à tour sous la brisede la mer et le vent des montagnes, qui fermaient au loin l’horizon76,

comme le vitrail prêt à éclater dans sa gangue de plomb :

[…] d’atroces gelées […] donnaient aux choses la rigidité de la pierre […]77.

La perfection serait atteinte s’il n’y avait cette saturation débouchant sur unmanque d’air. « Hérodias » constituerait-il le point d’aboutissement ?

Rappelons dès l’abord que Flaubert n’était pas certain de la réussite du troi-sième récit78, d’autant plus que celui-ci fut presque passé sous silence par la criti-que, même si Taine écrivit à l’auteur :

À mon avis, le chef-d’œuvre est « Hérodias79 ».

Opinion nettement moins ambiguë que celle d’Edmond de Goncourt qui, dansson Journal, y voit « une rutilante mosaïque de notes archaïques80 », ce qui estbien proche du « kitsch délicieusement pompier » de François Rastier, déjà cité,à qui nous ne reprocherions que de brûler de l’énergie sur un texte qu’il n’ap-précie pas, ce qui permet de découvrir combien l’exégèse la plus pointue de notreépoque peut rejoindre le cher Thibaudet qui, lui, dans « Hérodias », voyait avanttout du « bric-à-brac81 ». Comme on peut s’en rendre compte, les jugementsnégatifs tournent, une fois encore, autour de la difficulté à définir le genre auquell’œuvre appartient. Raymonde Debray Genette a voulu aborder le problème engénéticienne plutôt qu’en narratologue, en tentant de résoudre ce qu’elle con-sidère comme un faux embarras, à savoir l’hésitation entre roman historique et/ou poétique, en évoquant, à propos de Flaubert, un système compensatoire d’écri-ture dite « pittoresque » avant 1848 et « plastique » après cette date. Même sicertains éléments rapprochent « Hérodias » de La tentation de saint Antoine, elleprécise que « passer d’un poème à un conte implique qu’on obéisse aux lois dela narrativité82 ». Mais, poursuit-elle, tout en fuyant le pittoresque décoratif,

[…] Flaubert s’emploie à effacer les dates et les repères qui particulariseraient le récitet le fixeraient autrement que comme une sorte d’exemplum. Le texte doit se tenirplutôt par sa force interne que par ses pilotis enfoncés dans l’Histoire. C’est commeune totalisation sans chiffres83.

Tenir par la force du style, telle est la formule souvent évoquée à propos deL’éducation sentimentale. Mais ne prend-elle pas un sens nouveau si on la con-fronte au jugement de Théodore de Banville dans le National du 14 mai 1877 :« […] la puissance d’un poète. […] J’ai dit un poète et ce mot doit être pris dans

76 Ibid., p. 85.77 Ibid., p. 125.78 « Mais pourquoi n’en suis-je pas sûr, comme je l’étais de mes deux autres ? » (31 décembre 1876).79 Cité par J. SUFFEL, op. cit., p. 24.80 Cité par H. P. LUND, op. cit., p. 116.81 Ibid., p. 118.82 « Re-présentation d’Hérodias », dans Métamorphoses du récit, p. 194.83 Ibid., p. 196.

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son sens rigoureux […]84 ? » Raymonde Debray Genette résout-elle le problèmelorsqu’elle parle d’un « conte sacré à coloration esthétique85 » ? Elle est pourtant,nous semble-t-il, sur la voie lorsqu’elle s’interroge sur la forme du titre : pourquoi« Hérodias » plutôt que « Hérodiade » ? Voici son hypothèse :

On peut […] se demander s’il n’y a pas eu souci structural et narratif de renforcerl’opposition Antipas/Hérodias en une sorte de rime intérieure, où le contexte ditassez qu’homophonie n’implique pas homogénéité86.

Qu’est-ce qui paraît empêcher la critique d’oser le terme de poème en prose ?On sait pourtant que, de Bertrand à Baudelaire en passant par Guérin, cette formules’est révélée plutôt polymorphe. Mais n’est-ce pas ce que déjà Michel Tournierpressent sans le dire quand il évoque, à propos de la fin d’« Hérodias », « le chocdu détail trivial et de la grandeur mythique87 » ? Si, comme le recommandaitTourguénieff, se « coupe le fil ombilical qui rattache presque toujours une œuvreà son auteur88 », n’est-ce pas dû, notamment, à une parole incantatoire fondéesur le mystère des sonorités (Iaokanann plutôt que Jean-Baptiste) mais aussi surla structuration d’un texte autour d’une parole évangélique : « Pour qu’il gran-disse, il faut que je diminue », qui constitue précisément la sacralisation de cetteesthétique des équilibres compensatoires que Flaubert pratique depuis toujours ?

Michel Tournier explique une part de la fascination du texte parce qu’on ydistinguerait « en arrière-plan lointain, et comme vue de dos, la silhouette deJésus89 ». Joli, mais quelque peu forcé… On y trouve toutefois comme ce besoind’un appel d’air auquel il n’était pas répondu dans la Légende. Mais la réponse nese trouve-t-elle pas dans les ultimes phrases :

L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que jediminue ».Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s’en allèrent du côté de la Galilée.Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement90 ?

Ce n’est pas sur un espoir métaphysique que l’œuvre se termine, mais sur unetrouvaille qui refuse la fixité de l’écriture au profit d’un phénomène de transmis-sion. Plus de perroquet en gloire, plus de vitrail figé, mais un geste de partagequi semblerait ne jamais devoir finir.

La nouvelle dans tout cela ? Ou le conte ? Partout et nulle part. Mais certaine-ment pas dans une définition à la fois limitée et généralisante. Comme elle faitsourire, la catégorisation d’Édouard Drumont dans La Liberté du 23 mai 1877 :

84 Cité par S. DE SACY dans sa notice pour l’édition « Folio » des Trois contes, Paris : Gallimard, 1973,p. 155.

85 Op. cit., p. 204.86 Ibid., pp. 199-200.87 Préface à l’édition « Folio », op. cit., p. 13.88 Cité par J. SUFFEL, op. cit., p. 24.89 Préface à l’édition « Folio », p. 12.90 Trois contes, p. 13.

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« Ces trois nouvelles sont des merveilles91 ». Brunetière, franchement hostile, parle,lui aussi, de trois nouvelles92. Et très récemment, Hans Peter Lund lui-même neparvient pas à convaincre :

Le premier [texte] a l’apparence d’une nouvelle inspirée du roman réaliste, le secondcelle d’un conte fantastique, le troisième celle d’un récit inspiré du roman histori-que93.

Il s’agit précisément de refuser les apparences et, notamment, de ne plusadmettre, à propos des Trois contes tout au moins, la vision des Anglo-Saxons quiconsidèrent chaque « short story » comme irréductible aux autres94. A fortioridoit-on refuser, nous semble-t-il, l’option d’Issacharoff :

In his study of Trois contes, Michael Issacharoff argues that unlike the novelist whorequires from his reader at least an initial linear reading of his work, the author of acollection of short stories implicitly grants to his reader the freedom to read thestories in any order he chooses95.

Mais le jeu nous paraît tout aussi hasardeux lorsqu’on tente d’établir des symé-tries entre différentes œuvres de Flaubert, « Un cœur simple » correspondant àMadame Bovary, « La légende de saint Julien l’Hospitalier » à La tentation de saintAntoine et « Hérodias » à Salammbô… comme s’il s’agissait d’un univers relative-ment clos à la manière de celui de Balzac ou de Zola.

Per Nykrog a bien montré que les trois étapes remises en ordre chronologique« esquissent une ligne qui semble s’achever par une nette décadence96 ». Maispourquoi restituer l’ordre chronologique ? N’est-ce pas l’ordre inverse, choisi parl’écrivain, qui représenterait au contraire la sublimation ascendante par l’écri-ture ? Hans Peter Lund le pressent-il à travers la notion de palimpseste ?

Chacune des grandes époques de l’histoire fournit un texte reflétant une vision dumonde qui lui est propre, un texte écrit sur les textes précédents, effaçant en partiecelui qui le précède, mais conservant aussi certains motifs et respectant certainessituations archétypes97.

Ce que Charles Perrault n’a pas, jadis, vraiment osé avec les Contes en vers, ceque Goethe n’a pas tenté avec ses contes et sa nouvelle, Flaubert le réalise. « Flo-rilège narratif » selon Raymonde Debray Genette98, « sorte de testament esthé-tique » selon Pierre-Marc de Biasi99, les Trois contes marquaient l’aboutissementaprès lequel Bouvard et Pécuchet devait demeurer inachevé. Derrière le conte absent,

91 Cité par J. SUFFEL, op. cit., p. 22.92 Cité par H. P. LUND, op. cit., p. 31.93 Ibid., pp. 31-32.94 Voir F. GOYET, op. cit., p. 7.95 Voir A. MURPHY, « The Order of Speech in Flaubert’s Trois contes », dans French Review, LXV, 1992,

p. 402.96 Op. cit., p. 61.97 Op. cit., p. 97.98 Op. cit., p. 7.99 Op. cit., p. 8.

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LES TROIS CONTES DE FLAUBERT OU LE CONTE ABSENT ?226

se profile ce qui n’a pas de nom, mais dont le secret se livre, d’un texte à l’autre,au fil de l’écriture. À quoi riment nos spéculations sur les genres pour celui quiécrit à George Sand :

Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin lecôté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout la beauté…100 ?

Que peuvent valoir nos classifications pour celui qui confie à la même endécembre 1875 :

[…] je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école101 ?

Mais ce que Flaubert démontre peut-être en dernière analyse, c’est que, miscôte à côte, et parce qu’une part de leur fascination tient aux rapports qu’ilsentretiennent entre eux, les récits brefs atteignent un pouvoir esthétique que leroman ne peut leur disputer.

Georges JACQUES

Université catholique de Louvain.

100 Ibid., p. 28.101 Cité par H. P. LUND, op. cit., p. 17.

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MIREILLE DEREU 227

POUR UNE ESTHÉTIQUE DE LA NOUVELLE.LA NOUVELLE DANS L’ŒUVRE DE LÉON BLOY

Partant de l’observation des contes de Léon Bloy, et plus particulièrement dequelques-uns de ces textes qui ont été extraits du roman La femme pauvre, cetteétude essaiera de dégager quelques éléments d’une typologie de la nouvelle, quidevrait se fonder non seulement sur un fonctionnement sémiotique spécifiquemais aussi sur une esthésie, une vision du monde, apte à entrer en résonanceavec l’esthétique propre à un moment de notre histoire littéraire ou à une créa-tion d’auteur.

Bloy n’a pas écrit de nouvelles à strictement parler. Quand il évoque la soixan-taine de récits brefs publiés de novembre 1892 à avril 1894 dans le Gil Blas, etrecueillis pour la plupart dans Sueur de sang (1894) et Histoires désobligeantes (1894)1,il utilise le plus souvent le terme de conte :

On me dit que ma nouvelle série de contes a du succès. Avant Sueur de sang, je ne mecroyais pas un conteur2.

Difficulté parfois atroce de trouver chaque semaine le sujet d’un conte nouveau3.

De fait ces récits présentent plusieurs traits définitoires du conte. Ils en ont labrièveté, imposée par les conditions de publication, mais aussi constitutive d’ungenre plus proche que la nouvelle de l’énonciation orale et de ses diverses con-traintes. Du conte aussi ils ont l’invraisemblance et la fantaisie, tels ces nomspropres : Ovide Parfait, Amable Tétard, Brunissende des Égards, Vénard Prosper,ou Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland. Caractèreset actions participent de ces deux traits :

Fiacre Pretextat Labalbarie s’était retiré des affaires à soixante ans, ayant acquis desrichesses considérables dans son industrie de blanchisseur de cercueils4.

Bloy ici prend congé du réel et se moque de toute crédibilité. S’il revendiquepar ce terme de conte la liberté de l’imaginaire, il veut aussi et surtout garantir,exhiber le statut de figure de ces textes à fonction symbolique, fables ou para-boles qui, par leur insignifiance ou leur invraisemblance, invitent à la quête d’unautre sens. Au regard du conte, la nouvelle paraît asservie à la représentationd’un réel anecdotique, soumise à l’exigence de crédibilité, genre ancillaire dis-qualifié donc de prime abord par la création bloyenne. Choisissant le conte plutôt

1 L’édition de référence est celle des Œuvres de Léon Bloy, établie par J. BOLLERY et J. PETIT, Paris : Mercurede France.

2 Journal de Léon Bloy, I, p. 77.3 Ibid., p. 92.4 Histoires désobligeantes, p. 260.

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LA NOUVELLE DANS L’ŒUVRE DE LÉON BLOY228

que la nouvelle, Bloy se situe très nettement dans la lignée de Poe, de Baudelaireet surtout de Villiers de l’Isle-Adam et de ses Contes cruels et Histoires insolites.

Cela dit, les récits de Bloy restent marqués d’indécision générique : n’est-cepas là d’ailleurs une constante de ces textes courts, publiés en série et donc sou-mis nécessairement, sous peine de lasser, à l’obligation de variété ? Le modèle enraccourci de la nouvelle aurevillienne et de ses figures est fréquemment convo-qué par le titre même des récits : « La fin de Don Juan », « La plus belle trouvaillede Caïn », rappellent les Diaboliques. « À la table des vainqueurs » est la terriblevengeance d’une femme. La conduite narrative – proche en cela de celle de lanouvelle – établit la figure d’un narrateur témoin :

Je me souviens, avec une précision infinie, d’avoir vu cet homme […] Je vous dis quej’ai ses traits en caillots de sang noir au fond de mon âme ;

Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences5 ;

et multiplie les indices de véridicité :

Voici maintenant l’origine vraie de l’opulence de cette crapule ;

Je transcris de mémoire le récit d’un pauvre diable ;

La vérité me force à dire que cette courageuse enfant était attirée de préférence versles blessés français6.

De plus et paradoxalement, le récit bref, assuré de son contenu narratif mini-mal, accepte toutes sortes de développements discursifs qui ajoutent à la confu-sion : récit détaillé du fait divers de l’arrestation de Barbey d’Aurevilly, médita-tion sur l’identité dans « Propos digestifs », portrait redoré du Marchenoir duDésespéré. L’incertitude générique, inhérente à ces dérives, est certes dissipée à lafin du récit par quelque ultime péripétie qui rétablit l’ordre narratif et apportela résolution de l’histoire. Le récit bref apparaît pour le moins comme une puis-sante machine sémiotique apte à intégrer, à « digérer » n’importe quel dévelop-pement, sous réserve de préserver le noyau dur du schème narratif.

À ces composantes s’ajoute un ultime facteur d’indétermination qui tient à laprésence, dans la série de ces contes, de textes qui ont été empruntés à ou réutili-sés dans d’autres œuvres de genres divers. Ainsi « On n’est pas parfait » prendplace dans l’Exégèse des lieux communs ; tel autre « Entre deux soucoupes » estcomposé de passages du Salut par les Juifs. Surtout, Bloy prélève un certain nom-bre de passages de la première partie de La femme pauvre, déjà rédigée, pour com-pléter la série des Histoires désobligeantes.

Que donnent ces miscellanées en définitive ? Un authentique recueil de con-tes, qui, dans la variété des formes et des effets, fonde son unité sur la puissancesymbolique du titre, la permanence de la voix, le maintien d’une structure narra-tive minimale : un lieu, un temps, un personnage, une action à fonction résolu-toire, apte à intégrer, à activer la signifiance de n’importe quel développement.

5 Sueur de sang, p. 91 et Histoires désobligeantes, p. 205.6 Sueur de sang, pp. 87, 100, 113.

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La « mise en nouvelle » des extraits de La femme pauvre – qui seront d’ailleursrestitués au roman et non publiés dans le recueil des Histoires désobligeantes7 –offre un poste d’observation intéressant pour saisir les transformations imposéespar le passage d’un genre à l’autre.

De novembre 1893 à mars 1894, Bloy emprunte sept passages de La femmepauvre pour sa série du Gil Blas. Les extraits choisis sont d’une relative variété :certains dressent le portrait moral d’un personnage, un autre est déjà une histoirecourte enchâssée dans l’histoire. « Pour l’ensemble » est une scène du roman ;« L’appel du gouffre » détache le monologue intérieur de la femme pauvre, Clo-tilde, avec analepse dans le passé du personnage.

Ces extraits sont tous des manières de pauses du récit qui suspendent la succes-sion chronologique pour une description de lieu, un portrait, la relation d’uneconversation, une scène. Ils disposent donc déjà dans le tissu romanesque d’unerelative autonomie et développent bien souvent une temporalité secondaire su-bordonnée à la temporalité principale.

La mise en nouvelle a sur les extraits considérés un certain nombre d’effetstextuels. Le premier, le plus extérieur, mais non le moins insignifiant, est l’éclate-ment et donc la neutralisation de l’armature narrative : l’extrait est libéré de latemporalité romanesque. L’ordre de publication dans le Gil Blas des contes ex-traits de La femme pauvre ne respecte nullement l’ordre de la narration romanes-que : les extraits sont détachés de manière aléatoire, allant du milieu au débutpuis à la fin de la première partie. Chaque extrait acquiert de ce fait une néces-saire autarcie narrative.

Cet éclatement s’accompagne d’une même fission des personnages. Gacougnolqui, dans La femme pauvre, opère le sauvetage de Clotilde, venue poser dans sonatelier comme modèle, en l’installant dans la pension Séchoir et en se chargeantde son éducation, donne naissance à trois personnages différents : Arisitide Ca-ton Méjaunissas, Léopold et Sylvestre. Le conte focalise le récit sur un trait decaractère, sur une action du personnage et en fait toute sa matière. La dispersionde la figure de Clotilde n’est que superficielle : une même figure ou du moins lapermanence d’un type se laisse percevoir derrière le modèle d’atelier, la prosti-tuée, la jeune fille pauvre des contes. Elle suffit cependant à fissurer, fragmenterla représentation et à établir le personnage du conte en figure symbolique, ellip-tique. Ce que le conte perd en « extension » est restitué en « compréhension », sil’on accepte ce transfert de notions sémantiques.

La mise en nouvelle, qui procède d’une séparation du tissu romanesque et apriori d’un appauvrissement, met ainsi en branle des manœuvres de compensa-tion et donc de rééquilibrage du fonctionnement sémiotique. Un exemple limitésuffira. Le chapitre II de La femme pauvre situe l’action et le lieu. Le chapitre III,

7 Voir Inédits, XV, en particulier pp. 317 et suiv.

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LA NOUVELLE DANS L’ŒUVRE DE LÉON BLOY230

qui sera repris dans les Histoires, développe une description détaillée du lieu évo-qué dans le chapitre précédent8.

« Le tabernacle était sinistre » : le substantif file la métaphore de l’« hostie rési-gnée » qui habite le lieu. Le conte débute par : « L’habitacle était sinistre ». Leplus significatif n’est pas le changement du substantif – on pourait aussi le com-menter – mais le maintien de l’article défini qui change bien sûr de fonction. Savaleur anaphorique est annulée. L’article fait apparaître un lieu détaché de toutcadre ; à la fois il appelle de l’information – et donc génère tension et attente – etcrée le mystère. Rien dans la suite du texte du roman ne sera modifié. Le déplace-ment du système référentiel, l’incertitude provisoire crée tout le plaisir du conte.Les débuts de roman jouent des mêmes formes pour lancer la fiction. Ce qui estpropre au conte, c’est la nécessaire économie des moyens qui décide du choix dudétail, du silence ou du développement. Ainsi, toutes les indéterminations delieu, de temps, de personnages, nées de la séparation de leur contexte initial deréférence, génèrent dans le texte des effets de silence, de non-dit qui alimententle dynamisme du conte mais aussi, à défaut d’élucidation, peuvent figurer l’indif-férence du détail ou l’obscurité lourde de sens. Le personnage de « Pour l’ensem-ble » restera « la douloureuse », « l’étrangère ». La densité du conte tient dans lemystère de la figure qui ne sera pas dévoilé autrement que par l’effet qu’elle pro-duit sur le peintre :

On ne saura jamais qui était cette étrangère car Méjaunissas a disparu depuis ce jourancien […] Il est devenu quelque chose comme un infirmier de lépreux dans une îlefameuse du Pacifique9.

Sans modifier la lettre même du texte, un extrait de roman constitué en nouvelleacquiert un fonctionnement sémiotique spécifique, inhérent à la clôture insti-tuée par le conte. Le point final du conte « L’Appel du gouffre » opère à lui seull’exécution morale du personnage qui dans le roman n’en est qu’au début de sacarrière.

Bloy, conteur, encadre cependant assez souvent l’extrait du roman. Les textesd’ouverture sont rares, Bloy goûtant, nous venons de le voir, les débuts in mediasres. C’est la fin de l’extrait qui appelle souvent un texte de clôture, absent bienévidemment du roman :

Après la mort de ce personnage écrasé sur la voie publique, l’année dernière, ondécouvrit au fond de sa malle […] un document extraordinaire10.

Ici, la temporalité de l’histoire rejoint celle du narrateur. Surtout une résolu-tion narrative est apportée qui confère le statut de récit à un texte jusqu’alorsincertain. Un précipité d’action amène la mort du personnage : mort physique,

8 La femme pauvre, p. 32 ; Inédits, XV, p. 320.9 Inédits, XV, p. 318.10 Ibid., p. 319.

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mort spirituelle, mort morale de la prostituée, mort au monde de la conversion,mort psychologique de la folle :

La nouvelle était un mensonge ; mais la pauvre Bretonne, foudroyée, changea depension.Elle est aujourd’hui à Sainte-Anne11.

Le récit s’arrête quand la vie s’arrête. Cette exécution sommaire du texte declôture suffit rétroactivement à transformer le personnage romanesque en per-sonnage de conte, l’entourant de mystère, de fantastique ou d’horreur.

Sous réserve d’un examen plus détaillé qui ne peut être fait ici, il paraît quel’extrait de roman accède à très peu de frais au statut de conte. Les limites du récitmettent en branle une machine sémiotique infaillible qui excuse les silences,interprète les blancs. L’incomplétude référentielle se charge paradoxalement dedensité signifiante. Le processus anaphorique bloqué, d’autres voies du sens sontouvertes qui restituent au texte ainsi constitué une nouvelle cohérence avec unautre système de référence et d’autres parcours thématiques.

Borges distinguait parmi les auteurs de contes fantastiques Bloy, au côté d’Hof-fmann et de Poe12. Curieusement, Bloy a perçu le genre comme lui étant étranger.L’écriture de ces textes brefs et d’une densité rare a été vécue, par lui, comme uneinsupportable corvée alimentaire.

Mon Dieu quand donc serai-je délivré de ce gagne-pain de vomissement ?13

Que penser de cette impatience d’auteur quand la réussite attesterait bien aucontraire une rencontre harmonieuse entre un genre et une création ?

Le récit bref, nous l’avons observé avec les textes de La femme pauvre, procèded’une saisie nécessairement fragmentaire du réel. Le recueil de nouvelles lui-même,dans la juxtaposition d’histoires différentes, sans autre lien que la visée énoncia-tive exprimée par le titre : « Histoires désobligeantes », accumule sans cohérencemanifestée des parcelles de réalité. Cette esthésie du réel, inhérente au genre,rencontre les formes majeures de l’œuvre de Bloy et rejoint une esthétique cons-tamment explicitée. L’auteur de l’Exégèse des lieux communs, du Salut par les Juifs,celui qui, jour après jour, juxtapose dans le Journal les notes d’événements insi-gnifiants et les livre à une exégèse spirituelle, fait de cette fragmentation le modedominant de son écriture, légitimé par une vision en éclairs, percée aléatoire desapparences vers quelque autre réalité.

De même, l’incertitude référentielle, l’invraisemblance offrent des virtualitéssémiotiques en parfaite consonance avec le reste de l’œuvre. La représentation,ici comme dans la caricature de l’Exégèse des lieux communs, la prophétie du Salutpar les Juifs, délivrée de toute fidélité au réel, accède au statut de simple figure :

11 Ibid., p. 327.12 L. BLOY, Histoires désobligeantes, choisi et présenté par Jorge Luis Borges, Retz Franco Maria Ricci, « La

bibliothèque de Babel », 1978, p. 10.13 Journal de Léon Bloy, I, p. 75.

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LA NOUVELLE DANS L’ŒUVRE DE LÉON BLOY232

Dites vous bien que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole14.

Nous voyons tout en images, redit à l’envi Léon Bloy. La fantaisie du contepermet dans le portrait l’exagération de la caricature, mais surtout autorise lepassage de l’anecdote invraisemblable à l’allégorie : un mendiant clairvoyant,devenu riche, tombe aveugle : fable toute bloyenne du mauvais riche et de lasainte pauvreté. « La religion de monsieur Pleur », avare ignoble qui enfouit sonargent dans le sein des pauvres, accomplit la téméraire analogie du Salut par lesJuifs et des méditations de l’auteur : Jésus, c’est l’argent. Avec ces textes s’accom-plit en littérature une vision paradoxale mais aussi se confirme la nécessité d’uneécriture cryptée, parce que la parole ne peut être entendue que par un petitnombre ou parce que la vérité ne peut être entrevue qu’au travers du voile de laparabole. À un de ses correspondants, il écrit :

Je mets mon cœur dans tout ce que j’exprime… J’ai l’air de parler à la foule pourl’amuser. En réalité, je parle à quelques âmes d’exception qui discernent ma penséeet l’aperçoivent sous son voile15.

Derrière l’anecdote fantastique se livre le foyer d’une vision spirituelle del’homme et du monde. Le conte, parole profane, permet le jeu de la lettre et dusens. Il autorise de livrer la parole sans l’avilir : c’est toute la problématique dela création littéraire de Léon Bloy.

Enfin la clôture du texte bref et plus précisément l’ultime renversement quis’opère généralement en fin de conte impose un renversement du sens, un dévoi-lement, une « apocalypse » :

Bâclons l’épisode final. Un jour le terrible drôle, qui savait ce qu’il faisait, me donnal’adresse […] d’une femme « charmante quoique un peu mûre » qui me combleraitde délices.Deux heures plus tard, je couchais avec ma mère, qui ne me reconnut que le lende-main16.

Ces procédures de dévoilement et de renversement définissent le mieux toutela figuration rhétorique de l’œuvre de Bloy. Le conte peut ainsi de manière fa-cétieuse accomplir une prophétie vengeresse, proclamée contre les propriétaires :« La plus belle trouvaille de Caïn » est un carton abandonné qui renferme… latête de sa propriétaire, ou satisfaire l’impatience d’un désir : madame Frémyr,autre propriétaire des contes, espionne au service de l’armée ennemie, sera exé-cutée par ceux-là mêmes qu’elle servait : « Chacun son tour. Das ist Krieg17».

La topique qui gouverne le conte, tendu entre l’insignifiant et l’exceptionnel,participe plus généralement d’une esthésie familière de la création bloyenne,animée de ces parcours en éclairs du commun au rare, de l’infime à l’universel.L’Exégèse des lieux communs, attachée à dévoiler la nature diabolique du bourgeois

14 Ibid., p. 142.15 Ibid., p. 93.16 Histoires désobligeantes, p. 330.17 Sueur de sang, p. 108.

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MIREILLE DEREU 233

le plus commun, intégrera le récit « On n’est pas parfait ». Loin d’être étranger àla création de Bloy, le récit bref, dans son fonctionnement sémiotique et dansl’esthésie qu’il appelle, apparaît bien au contraire comme un des genres les plusdisponibles à la parole bloyenne.

Pourquoi alors ce malaise d’écrivain, ce dégoût de l’écriture ? L’éditeur, le GilBlas, feuille populacière qu’il vomit18, n’est pas seul en cause. Le récit bref imposeincontestablement à Léon Bloy un déplacement qui l’importune. Le conte exigela distance du narrateur qui ne saurait participer à chaque anecdote. La fonctionde témoin impassible, de secrétaire du réel, n’est pas le fait de notre auteur. L’épurenarrative, fourches caudines du genre auxquelles il n’a pas voulu se soustraire,impose de même l’abandon de l’éloquence, de cette parole armée de subjectivitéet de passion qui doit emporter l’adhésion. Elle soumet l’écriture à l’autre, letemps, l’espace, réalités toujours importunes à cet idéaliste obsédé de vision spi-rituelle. La fonction du conte ne peut être que secondairement de convaincre etde condamner. Il faut soutenir l’intérêt par le dynamisme du récit. Il s’agit deplaire, et ce n’est pas le moindre paradoxe de ces histoires faites pour séduire etqui voudraient désobliger. Toutes ces contraintes génériques pèsent sur la parolede Bloy et infléchissent sa visée coutumière. Les motifs les plus secrets de l’œuvresubissent ainsi des déplacements obligés : emploi héroïcomique du grand stylesublime, références plaisantes à l’écriture sainte, transposition de la malédictionfrénétique du bourgeois en figure de l’imaginaire, fausse ironie enfin qui en vientà jeter le ridicule sur le tabernacle du mystère selon Bloy. Il faudrait ici mettreface à face les deux présentations des horribles vieillards du Salut par les Juifs et duconte « Entre deux soucoupes19» pour saisir le déplacement tonal de lignes ani-mées les unes de stupeur, les autres de dérision. Le conte impose à Bloy un con-trat avec son lecteur, une structure sémiotique spécifique qui décident d’une poselittéraire non spontanée chez ce polémiste pamphlétaire obsédé de cataclysmes,chez ce catholique amoureux de son Dieu.

Un texte comme les Histoires désobligeantes naît, on le voit, de l’interactionentre des contraintes génériques et une esthétique d’auteur. Faire le départ entreces deux composantes constitue un préalable à toute typologie. L’étude des re-cueils bloyens aura permis d’esquisser quelques avancées dans cette voie, suggé-rant l’importance d’associer à la description d’un fonctionnement sémiotiquespécifique des considérations sur l’esthésie inhérente à un genre. Elle a aussi voulumontrer la possibilité d’un discours critique sur la réussite dans un genre donné,liée à la rencontre plus ou moins congruente entre ce modèle scripturaire etl’habitus langagier d’un écrivain ou d’une époque.

Mireille DEREU

Université de Nancy II.

18 Journal de Léon Bloy, I, p. 32 et passim.19 Inédits, XV, pp. 323 et suiv.

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BARRÈS ET LA NOUVELLE À L’ÉPOQUE DU CULTE DU MOI234

BARRÈS ET LA NOUVELLE À L’ÉPOQUEDU CULTE DU MOI

L’abolition des frontières entre le romanet la nouvelle dans le contexte

de la Crise du roman

La question de la frontière entre différents genres est au cœur des débats et desrecherches littéraires qui occupent le jeune Barrès et ses contemporains. Dans uncontexte qui est celui de la crise du roman1, les écrivains de la fin du siècle sem-blent ne vouloir reconnaître de frontières entre les genres que pour en éprouveraussitôt la perméabilité, pour les transgresser, voire pour les abolir. Genre décrié,sommé de rendre l’âme pour mieux renaître de ses cendres, le roman est un roiqu’on s’apprête à dépouiller, en même temps qu’un monarque impérialiste, prêtà annexer le territoire de ses voisins.

Les conceptions et les desseins littéraires de Barrès, à la fin des années 1880,illustrent à leur manière cette situation paradoxale. Contempteur du roman, lejeune Barrès appelle de ses vœux une œuvre qui ne serait « pas la nouvelle, ni leroman2 ». Cette définition négative le souligne, le roman à venir doit tirer savigueur nouvelle d’une abolition des frontières, jugées arbitraires, superflues ousimplement fâcheuses, qui le séparent d’autres genres, poésie, essai philosophi-que, ou nouvelle dans le cas de Barrès, capables de lui permettre de s’élever audessus des contingences matérielles dont il a trop souvent rendu compte, auxyeux de cette génération. En un certain sens, cette définition programme la finde la nouvelle dans l’œuvre barrésienne, en même temps que celle du roman. Laposition de la première est même moins enviable que celle du second, puisque decette fusion doit sortir un roman méconnaissable à force d’idéalisme, bien éloi-gné de ce que l’on a pu produire jusqu’alors en fait de roman… mais un romantout de même !

Aux yeux de Barrès, la nouvelle n’est pas pour autant un genre essentiellementbâtard, dépourvu de raison d’être en même temps que de spécificité. Le vœumême de créer une œuvre romanesque qui ne serait « pas la nouvelle, ni le ro-man », a la valeur tacite d’une reconnaissance du genre et de sa spécificité. Es-quissant les contours d’un roman encore à venir en le distinguant de la nouvelle,Barrès affirme implicitement que la nouvelle est un genre à part entière et claire-

1 Voir Michel RAIMOND, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris : JoséCorti, 1968.

2 Voir M. RAIMOND, p. 72.

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ment défini. Au demeurant, il est d’autant moins suspect de mépriser le genre dela nouvelle que celui-ci est le premier qu’il ait véritablement pratiqué, à côté desarticles de critique. Durant la seule année 1884, Barrès rédige « Tendresse », nou-velle que n’apprécient ni sa mère, ni Albert Allenet, le directeur de La Jeune France,puis « Les souteneurs du quartier latin », avant de former le projet de différentesnouvelles, dont l’une notamment serait inspirée de la vie de Sade et une autre,par ses thèmes au moins, évoquerait Maupassant3.

Cependant, même en admettant que les nouvelles n’ont sans doute jamaisjoui des mêmes faveurs que le roman de la part des éditeurs et du public, sinon dela critique, il est difficile de voir dans Du sang, de la volupté et de la mort uneréussite majeure dans le genre. Or les qualités intellectuelles et littéraires que l’onprête communément à Barrès, fût-ce pour mieux souligner les insuffisances de sacréation romanesque, semblent le prédisposer à la forme courte de la nouvelle.Moraliste, Barrès est plus soucieux de dégager une vérité que de créer l’illusiond’une réalité. Ironiste, il ne demande guère au lecteur, surtout à ses débuts, decroire à une affabulation romanesque réduite au strict minimum. Mais il est vraiaussi qu’au fond, dans le cas de Barrès, entre la nouvelle et le roman, la différencerelève plus de la stratégie d’édition que de la stratégie d’écriture. Si Barrès com-mence par écrire des nouvelles, c’est d’abord parce qu’il peut espérer faire publierune nouvelle par Albert Allenet, à côté de ses articles. Publier un roman poseévidemment plus de problèmes, comme il en fera l’expérience pour Sous l’œil desBarbares. Et si, reconnu et même célèbre, il publie un recueil comme Du sang, dela volupté et de la mort, c’est pour réunir en volumes des œuvres d’inspiration etmême de nature parfois différentes, puisque inspirées par des voyages lors des-quels l’écrivain effectue ses livraisons, réflexions idéologiques au sens où le sontses trois premiers romans, méditations lyriques ou nouvelles, pour des journauxqui les publient séparément4. Aussi bien est-ce la lecture des premiers romans deBarrès qui permet de repérer chez leur auteur des qualités de nouvelliste. Dans lapratique littéraire de Barrès, force est de constater une abolition de fait entre leroman et la nouvelle, dont le chapitre trois de Sous l’œil des Barbares offre l’exem-ple le plus étonnant : nouvelle insérée dans un roman, ce chapitre illustre parfai-tement l’ambiguïté de la position de Barrès face à la nouvelle, puisque dans ceprocessus d’intégration ou de désintégration de la nouvelle dans le roman, c’estce dernier qui s’adapte à la nouvelle, et non l’inverse.

Ce troisième chapitre, « Désintéressement », n’est que la deuxième version des« Héroïsmes superflus », nouvelle publiée antérieurement dans le numéro 4 des

3 Voir François BROCHE, Maurice Barrès. Biographie, Paris : Jean-Claude Lattès, 1987, pp. 95-102.4 Du sang, de la volupté et de la mort a paru à Paris, chez Charpentier et Fasquelle, en 1894. La nouvelle

« Un amateur d’âmes », terminée fin 1894, est inspirée par son voyage en Espagne de 1893 ; d’autrestextes du recueil sont, eux, inspirés des deux voyages en Italie de septembre 1893 et mars 1894 ; enoctobre 1894, Barrès publie plus de trente articles, dont certains seront inclus dans le recueil : voirFrançois BROCHE, op. cit., pp. 211-249.

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Taches d’encre, en février 1885. Même si Barrès, critique mais complaisant, avoueque cette nouvelle de jeunesse, écrite à vingt ans, sent encore l’atmosphère par-nassienne5, la place qui lui est dévolue dans le roman le confirme : une véritablenécessité, et non le souci de vider ses fonds de tiroir, l’a poussé à intégrer ce textedans son premier roman. Barrès fait tomber la frontière entre la nouvelle et leroman sans qu’il lui en coûte beaucoup d’efforts, comme pour démontrer quecette frontière n’avait aucune raison d’être. Cette annexion de fait de la nouvelleau roman semble être allée de soi, car Barrès ne se soucie pas de modifier le texteinitial pour l’introduire dans son roman. Les modifications qu’il apporte à lanouvelle parue dans Les taches d’encre sont infimes. Elles se limitent à quelquesajouts, par lesquels l’auteur resserre davantage encore des liens noués naturelle-ment par les enjeux éthiques engagés dans la nouvelle d’une part, dans le romand’autre part. Ici, Barrès ajoute une comparaison entre Athéné et « notre sensibi-lité froissée qui se retire dans sa tour d’ivoire6 », manière d’insérer plus étroite-ment encore cette pierre taillée en d’autres temps à un édifice romanesque donnépour la métaphore de l’édification d’une sensibilité, d’un moi. Là, dans le roman,« sous l’œil des Barbares, par le bâton des fanatiques », vient remplacer la for-mule des « Héroïsmes superflus », « sous l’applaudissement des Barbares et le bâ-ton des chrétiens7 » : de cette manière, non seulement la nouvelle s’intègre par-faitement au roman, mais encore c’est elle qui en constitue le centre invisible,dans la mesure où elle donne la clef du titre.

Pour le reste, on aura vite fait de constater que Barrès respecte les lois minima-les du genre, ou du moins celles de la nouvelle intégrée à un recueil. Les person-nages mis en scène dans « Désintéressement » ne sont pas ceux du chapitre pré-cédent, mais ils en sont des frères jumeaux, d’autant plus proches que l’écritureallégorique de Barrès faisait du jeune homme et de la jeune femme des chapitresprécédents deux symboles des « éléments de l’âme, masculin et féminin », ouencore du « Moi face à la fantaisie et au goût du plaisir8 ». Le dessein d’ensembledu roman est identique à celui de la nouvelle : récit d’une sensibilité et de saformation, le premier est conçu comme un roman d’éducation au goût de l’épo-que, cependant que dans la nouvelle, Lucius désigne Amaryllis comme son « dis-ciple9 », dans une ville qui a vocation à « aider à l’agonie d’un monde et la forma-tion d’un monde nouveau10 », soit à l’harmonie du moi placée à l’horizon d’un

5 Voir « Lettre-Préface », dans La vierge assassinée, Paris : Sansot, 1904 [nouvelle publication de « Dé-sintéressement »].

6 Voir Sous l’œil des Barbares, dans Maurice BARRÈS, Romans et voyages, édition établie par Vital Rambaud,préface par Eric Roussel, Paris : Robert Laffont (Bouquins), 1994, p. 50. Les renvois à Sous l’œil desBarbares, dans la suite de la communication, renverront à cette édition et seront abrégés SOB, suivisdes pages concernées.

7 Voir SOB, p. 57, et la note 62 de Vital RAMBAUD.8 Voir SOB, préface de Barrès, p. 30.9 SOB, p. 49.10 SOB, p. 48.

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roman dont elle constitue le but ultime. Autrement dit, « Désintéressement »occupe dans Sous l’œil des Barbares la place qu’une nouvelle occuperait au seind’un recueil, comme si, semblable à Barbey qui rédige « Les dessous de cartesd’une partie de whist » vingt-cinq ans avant de publier Les Diaboliques11, pourciter l’exemple d’un recueil où le lien entre les différentes nouvelles est particu-lièrement visible, Barrès avait simplement commencé par rédiger une nouvelleavant de concevoir l’ensemble : par ses enjeux éthiques, par l’imaginaire symbo-lique qui en constitue l’arrière plan, elle est rigoureusement reliée à un ensembletout en constituant une unité diégétique parfaitement indépendante.

Tant de facilité à intégrer une nouvelle dans un roman conduit à s’interroger :passé l’argument de fait (la publication antérieure sous le label de la nouvelle),qu’est-ce qui permet de considérer « Désintéressement » comme une nouvelle ?La question mérite doublement d’être posée, car si elle conduit à s’interroger surle genre d’un point de vue théorique, elle peut seule permettre d’éclairer la placeambiguë occupée par la nouvelle dans la production littéraire de Barrès, à l’épo-que du Culte du Moi. Dans cette perspective, « Désintéressement » contient, neserait-ce qu’imparfaitement, certains signes d’un art narratif propre au genre, aumoins à une époque donnée, mais la confrontation entre la nouvelle de Barrès etun modèle-type met aussi en évidence sa singularité. Il suffit pour le constater dese référer au bref bilan dressé par René Godenne dans une intervention consacréeà la nouvelle au XIXe siècle :

[…] la nouvelle au XIXe siècle est un genre dont on a vite fait le tour, délimité, sinonenfermé qu’il est par quelques lignes de forces : une histoire grave ; deux types desujet : un récit vrai fondé essentiellement sur des événements extraordinaires, unrécit fantastique ; un art narratif, qui sacrifie tout à l’intérêt anecdotique, au pa-roxysme dramatique avec comme point culminant la chute, ou finale-choc saisis-sante12.

Grave et véridique histoire que celle de la mort d’Athéné, sur fond de révolteet d’émergence chrétienne, et qui permet de ménager un crescendo dramatique.Le sujet est donc conforme à ce que l’on peut attendre ; l’art narratif l’est un peumoins. Car Barrès se soucie moins d’une fin que de restituer un état de la sen-sibilité, une étape de la formation du moi. Aussi la narration, fermement orga-nisée en apparence suivant une ligne droite qui mène à la mort d’Athéné, s’auto-rise-t-elle en réalité des chemins de traverse. À preuve, le métadiscours métapho-rique sur la manière dont Barrès définit le but de l’écriture elle-même, déjà pré-sent dans « Les héroïsmes superflus », mais qui dans « Désintéressement » an-nonce et justifie le projet de Barrès dans ce roman : accéder à « l’harmonie d’un

11 C’est en 1849 que Barbey rédige « Le dessous de cartes d’une partie de whist », publié l’année suivantedans La Mode, et qui sera l’une des six nouvelles qui composent Les diaboliques, publié en novem-bre 1894.

12 « Pistes pour une étude de la nouvelle au XIXe siècle », dans La nouvelle. Définitions, transformations,textes recueillis par Bernard ALLUIN et François SUARD, Lille : Presses Universitaires de Lille (UL3),s.d., p. 108.

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esprit », attendu que « les plus beaux caractères sont faits du développementlogique de leurs illusions13 ». Définition et justification d’un projet littéraire, voired’une éthique, évocation et analyse d’un état de la sensibilité, récit historiqueenfin : protéiforme, foisonnant, « Désintéressement » s’oppose à l’économie dela nouvelle. Est-ce à dire alors que Barrès nouvelliste est déjà romancier ? C’estplutôt vers la conclusion inverse qu’il faut pourtant s’orienter si, conservant lepoint de vue théorique, on se penche plus attentivement sur les caractéristiquesde l’écriture, d’autant que la non-conformité de la nouvelle de Barrès avec cer-taines lignes de force propres à la nouvelle du XIXe est aussi liée à la modernitéd’un projet littéraire qui évoque plus les nouvelles de Virginia Woolf que cellesde Maupassant, dont elle est pourtant strictement contemporaine14.

Si l’on met de côté l’économie des moyens et la recherche d’une forme d’effi-cacité proprement narrative, l’écriture de « Désintéressement » est bien celle dela nouvelle. Une analyse théorique attachée à démontrer la spécificité de la nou-velle, et qui l’a fait au demeurant en posant la question de la frontière qui lasépare des genres voisins, en la situant à mi-chemin du poème en prose lyrique etdu roman, a conduit Pierre Tibi à souligner la position médiane occupée par legenre entre « deux pôles antithétiques : le pôle poétique et le pôle narratif15 ».Pour lui :

[…] la brièveté inhérente au genre facilite, comme dans le poème, la mise en rapportet le regroupement d’éléments épars dans le texte, de sorte que la nouvelle devientjusticiable des procédures d’analyse généralement appliquées à la poésie et visant àdégager des constellations verbales, des champs sémantiques et thématiques, desréseaux d’images, bref tout ce qui ressortit à un ordre spatial, par opposition à l’ordretemporel que privilégie, au contraire, le pôle narratif16.

Ainsi, comme tout œuvre littéraire, la nouvelle s’articule à la fois « sur unedimension temporelle, syntagmatique et sur une dimension a-chronique,paradigmatique », mais « leur collaboration dans la construction du sens est plusintime que partout ailleurs17 ». La collaboration de ces deux axes, dans « Désin-téressement », est évidente, même si elle ne se met pas au service de la recherched’un effet et de la préparation d’un paroxysme dramatique. La nouvelle racontele dernier jour d’Athéné, qui est Hellas, petite fille de Platon et d’Homère, assas-sinée par les Barbares dans le Serapeum, ce récit, allégorique, de l’affrontemententre le Moi et les Barbares, se confondant avec le processus qui détermine lestransformations de la sensibilité. À travers le jeu des images et la mise en pers-

13 SOB, p. 53.14 Rédigé durant l’hiver 1884 et publié dans le n° 4 des Taches d’encre, en février 1885, « Les héroïsmes

superflus » paraît la même année que Toine ou Contes du jour et de la nuit, et donc avant des recueilsaussi importants que La petite Roque (1886) ou Le horla (1887).

15 « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Aspects de la nouvelle, Presses Universi-taires de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, n° 18, premier semestre 1995, p. 14.

16 Ibid.17 Ibid., p. 16.

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pective de différents personnages, Lucius le Romain railleur, Amaryllis la cour-tisane orientale, Athéné l’Hellène, la logique narrative s’efface cependant der-rière un tableau qui fixe les états du moi d’un contemporain trop noble pour nepas s’enfermer dans une tour d’ivoire, comme l’auteur le précise dans son finale.Le récit linéaire est doublé, sur un plan métaphorique, par l’évocation imagée des« quelques jours passés [aux] genoux d’Athéné, dans l’enthousiasme18 », durantlesquels se trouvent exaltés et se confrontent le sens de la raillerie et l’aspirationà une harmonie, la mobilité d’esprit et le scepticisme, Barrès s’efforçant, selonses propres termes, de « restitue[r] sans retouche des visions ou des émotionsprofondément ressenties19 ». Mais si elle peut sembler caractéristique de la nou-velle, la collaboration entre la dimension « temporelle, syntagmatique » d’unepart, « a-chronique, paradigmatique » d’autre part, est au cœur de l’écriture duroman dans son ensemble. Barrès superpose différentes strates de textes, qu’ildésigne comme des « concordances » et des « contreparties », pour mieux figurerles différentes couches de la sensibilité, mais il inscrit son analyse dans une duréeet choisit aussi de raconter l’histoire de cette sensibilité. L’originalité du romanréside dans la part égale accordée à la dimension temporelle et à la dimensiona-chronique. Le roman semble d’abord composé suivant une logique qui privi-légie l’axe a-chronique, illustrée exemplairement par la juxtaposition, dans cha-que chapitre, d’une concordance, « récit des faits tels qu’ils peuvent être relevésdu dehors », qui correspond à la « vision que les Barbares se font d’un état denotre âme », et d’une contrepartie, qui évoque le même fait, « tel qu’il est sentiau dedans », « le même état tel que nous en prenons conscience », selon lesdéfinitions proposées par Barrès lui-même20. La composition d’ensemble, aucontraire, s’articule suivant la logique d’un axe temporel, puisque Sous l’œil desBarbares, en même temps qu’un roman d’apprentissage d’un nouveau type, commeBarrès le souligne dans son Examen des trois romans idéologiques, est le récit de la« lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares qui veulent le plierà leur image21 ». Écrire le roman de la sensibilité suppose de faire jouer concur-remment ces deux logiques, et cette nécessité impose une certaine brièveté, sanslaquelle la confrontation cesserait d’être lisible.

À partir d’une étude consacrée à Thomas Hardy22, mais dont les conclusionsont une valeur théorique et générale, Suzanne Hunter Brown a montré que labrièveté de la nouvelle, si elle détermine directement l’importance accordée à cequi a été désigné plus haut, à la suite de Pierre Tibi, la dimension a-chronique etparadigmatique du texte, modifie aussi bien la perspective de l’écriture que cellede la lecture. Le même paysage du Dorsetshire qui, dans « Tess d’Uberville », par-

18 SOB, p. 57.19 SOB, préface, p. 30.20 Examen des trois romans idéologiques, dans Maurice BARRÈS, Romans et voyages, p. 19.21 Ibid.22 S. HUNTER BROWN, « Tess’and Tess : an experiment in genre », dans Modern Fiction Studies, Printemps

1982, vol. 28, n° 1, pp. 39-40.

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ticipe d’une démarche mimétique et annonce des développements ultérieurs del’intrigue, lu comme une nouvelle et faute d’être alors intégré à un réseau plusvaste, serait nécessairement interprété dans une perspective métaphorico-sym-bolique, en liaison avec l’action immédiate ou avec les personnages. Or il n’estque de considérer le paysage des marais qui entourent Aigues-Mortes, dans Lejardin de Bérénice, pour voir que le romancier adopte une perspective d’écriturequi est celle du nouvelliste ou plutôt, choisit de placer le lecteur de son romandans la position occupée par le lecteur d’une nouvelle. Le paysage qui, en dépitde notations très succinctes, joue un rôle important dans le roman, n’est pas undécor et n’a pas vocation à reproduire un lieu géographique précis, non plus qu’ilne contient des indices qui annoncent ou amorcent une évolution de l’intrigue.Bien au contraire, Barrès n’a d’autre souci que d’établir une équivalence entrel’âme de Bérénice, l’âme populaire et le moi de Philippe, le narrateur23 : il décom-pose à nouveau, pour mieux en rendre compte, les différentes couches d’unemême sensibilité. Aussi Barrès, pour arriver à cet effet, doit-il nécessairement fairecourt. Son dessein littéraire implique par lui-même la brièveté, brièveté du ro-man dans son ensemble et brièveté des chapitres, qui dépassent rarement quatrepages et, à un moindre degré que dans Sous l’œil des Barbares, conservent unecertaine autonomie liée à l’abstraction du sujet commun aux trois romans, con-çus comme des traités sur le Moi, la sensibilité, sa formation et sa transformation.Un tel sujet, dont Barrès se refuse à rendre compte dans les termes du romand’analyse traditionnel, appelle une écriture symbolique, qui elle-même appellecette brièveté propre à la nouvelle. Ce n’est pas pour rien que Barrès, dans sonExamen des trois romans idéologiques, revendique conjointement l’économie demoyens et la brièveté, pour inciter à la lecture anti-narrative appelée par l’utilisa-tion constante du symbole :

Une vive allure et d’élégants raccourcis toujours me plurent trop pour que je les gâtede commentaires superflus. Qu’il me suffise de renvoyer à une phrase des Barbares,fort essentielle, quelques-uns qui se troublent disant : « Bérénice est-elle une petitefille, ou l’âme populaire, ou l’Inconscient ?24 »

Ce goût du raccourci, de la vive allure et de la brièveté est au cœur même del’écriture de Sous l’œil des Barbares, dont chaque chapitre est comme indépen-dant, courte scène symbolique où viennent s’agiter des acteurs éphémères autourd’un moi unique mais jamais nommé. Au-delà de cette première réalisation, ilmarque en profondeur l’écriture d’un Barrès pour qui le chemin qui mène auroman et aux Déracinés, passe par la nouvelle ou du moins par l’intégration decertains traits d’écriture propres à ce genre.

Si le romancier du Culte du Moi use avec prédilection de certains traits propres

23 Voir notre article, « Gide et Barrès sur fond de paysage paludéen : rencontre symbolique, rupturesymboliste », Littératures, n° 31, automne 1994, pp. 173-174.

24 Op. cit., p. 22.

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à la nouvelle, la contrepartie visible, c’est que sous sa plume le genre perd saspécificité, comme tendent à le prouver ses propres nouvelles. Dans son recueilDu sang, de la volupté et de la mort, des nouvelles comme « Un amour de Thulé »ou plus encore, « Un amateur d’âmes », ne diffèrent des premiers romans de Bar-rès que par la brièveté, et encore. Et s’en tenir au seul critère de la brièveté nesaurait satisfaire les théoriciens du genre de la nouvelle. Mais les autres caractéris-tiques qui permettent d’identifier clairement ces textes comme des nouvelles,qu’il s’agisse de l’importance de la chute ou de l’unicité des situations, par exem-ple, sont présents dans les chapitres des premiers romans de Barrès. Est-il perti-nent, pour autant, de les définir comme des nouvelles miniatures ? Sans douteest-il préférable de se contenter de voir dans ces œuvres, romans d’un côté, nou-velles de l’autre, des œuvres-limites, au sens littéral du terme, des œuvres où lafrontière entre les deux genres est si mince qu’elle tend à s’estomper.

La place occupée par la nouvelle dans les œuvres romanesques de Barrès jus-qu’à sa seconde trilogie, Le roman de l’énergie nationale, reflète donc son attitudeparadoxale face au genre. Ce n’est pas un hasard si c’est Sous l’œil des Barbares quicontient une nouvelle insérée textuellement dans un roman. Roman des annéesd’apprentissage d’un moi, Sous l’œil des Barbares est aussi le roman d’un écrivainen quête de son éthique et d’une écriture en quête d’elle-même. Soucieux derenouveler le genre romanesque, Barrès oppose, dans la composition même d’uneœuvre scindée en « concordances » et en « contreparties », une écriture ration-nelle informée par le positivisme à l’imaginaire de la décadence, confronte à desfins expérimentales des modalités virtuelles de l’expression littéraire. Dans ceprocès des manières de sentir et de penser propres à son temps, qui coïncide avecla recherche de sa manière propre d’écrire ce que l’on pense et ce que l’on sent, lanouvelle devait nécessairement trouver une place de choix. Par sa forme brèveelle ne se prête pas seulement admirablement au dessein de rendre compte desmécanismes les plus subtils par lesquels le moi se définit, elle autorise cette con-frontation de différentes écritures, d’où doit naître l’œuvre qui ne sera « pas lanouvelle, ni le roman » : unité diégétique autonome, elle s’intègre naturellementdans la construction ironique réalisée par Barrès dans son premier roman. Auprix de sa propre dissolution, la nouvelle devient ainsi, dans la trilogie du Cultedu Moi, un instrument de la régénération du roman et permet à Barrès d’offrir,avec Le jardin de Bérénice, une réponse à la crise du roman en même temps quel’exemple d’une réussite romanesque dans le cadre d’une esthétique de l’essentielqui relève d’un symbolisme largement compris.

Jean-Michel WITTMANN

Université de Metz.

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PROUST ET L’ÉCRITURE DE LA NOUVELLE DANS LES PLAISIRS ET LES JOURS242

PROUST ET L’ÉCRITURE DE LA NOUVELLE DANSLES PLAISIRS ET LES JOURS

Comme Balzac, Proust est rarement associé à l’idée d’un genre bref comme lanouvelle. Cependant, avant d’être romancier, Proust fut traducteur, essayiste,pasticheur et aussi nouvelliste. En effet, sa pratique de l’écriture de la nouvelle estillustrée par Les plaisirs et les jours, première œuvre de jeunesse publiée en 1896chez Calmann-Lévy. Elle contient déjà en germe un grand nombre de thèmes etde motifs que l’on retrouvera dans À la recherche du temps perdu. Nous tenteronsde lire Les plaisirs et les jours comme un recueil de nouvelles, du moins comme unrecueil composé principalement de nouvelles, en nous interrogeant sur la notionde recueil et sur son unité. Puis nous montrerons que la nouvelle chez Proust suitla tradition du genre tout en s’écartant des modèles connus, si bien que certainsde ses textes sont à la frontière du conte et du roman.

LES PLAISIRS ET LES JOURS : UNE ESTHÉTIQUE DU MÉLANGE

Avec Les plaisirs et les jours se pose le problème de l’unité thématique et for-melle du recueil. En effet, cette œuvre de jeunesse se présente comme un recueilde textes d’une grande variété : courts récits qu’on peut assimiler à des nouvelles,études, articles déjà parus dans diverses revues (Le Banquet, La Revue blanche, LaRevue hebdomadaire, Le Gaulois) et pastiches. Le jeune écrivain a besoin de se cou-ler dans des moules à la fois générique et stylistique qu’il expérimente les unsaprès les autres. On croirait lire Mme de Lafayette au début de « Violante ou Lamondanité » :

La vicomtesse de Styrie était généreuse et tendre et toute pénétrée d’une grâce quicharmait. L’esprit du vicomte était extrêmement vif, et les traits de sa figure d’unerégularité admirable1.

Les « Fragments de comédie italienne » renvoient à l’univers de La Bruyère et« Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet » à Flaubert de manière encoreplus explicite. Par ailleurs, Anne Henry a relevé les plagiats de Tolstoï, puisqu’ellerapproche les scènes d’agonie de « La mort de Baldassare Silvande » et La mortd’Ivan Illitch d’une part, et d’autre part, celles de « La fin de la jalousie » et deGuerre et paix2. En outre, comme Verlaine dans Les fêtes galantes, Proust se livre

1 M. PROUST, Les plaisirs et les jours, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, p. 29. Toutesles références renverront à cette édition.

2 A. HENRY, « Les plaisirs et les jours : chronologie et métempsychose », dans Études proustiennes n° 1,Paris : Gallimard, 1973, p. 91.

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à des transpositions d’art dans des compositions qui renvoient au monde de lapeinture et de la musique. C’est ce que suggèrent les titres de certaines études(« Sonate au clair de lune », « Marine ») dans lesquelles la réflexion et la descrip-tion l’emportent largement sur la narration. Les textes en prose côtoient les textespoétiques représentés par les petits poèmes en prose dans la partie intitulée « Lesregrets, rêveries couleur du temps » et par les poèmes dans « Portraits de peintreset de musiciens » aux accents baudelairiens, parnassiens ou symbolistes. Or lanouvelle est avant tout un court récit en prose. Le recueil semble construit selonun principe d’alternance entre nouvelles et autres types de textes (études, pas-tiches, poèmes en vers ou en prose) et entre textes longs et textes plus courts.

Finalement, nous classerons comme nouvelles les récits suivants : « La mort deBaldassare Silvande, vicomte de Sylvanie », « Violante ou La mondanité », « Mé-lancolique villégiature de Mme de Breyves », « La confession d’une jeune fille »,« Un dîner en ville », « La fin de la jalousie » . D’après la typologie établie parRené Godenne dans son étude des nouvelles de Marcel Arland, les nouvelles deProust se rangent dans les catégories suivantes : la « nouvelle-instant3 » (« ins-tant-révélation », « prise de conscience » ou « instant-confrontation » avec effetde « dramatisation ») illustrée par « La confession d’une jeune fille », « Un dîneren ville » ou « La fin de la jalousie » ; la « nouvelle-anecdote » qui brasse « la vied’individus dans ce qu’elle offre de singulier4 », par exemple « La mort de BaldassareSilvande », « Mélancolique villégiature de Mme de Breyves » ; et enfin la « nou-velle-épisode » qui correspond au survol d’une vie, qui peut « se concevoir commeun roman en puissance, roman à qui il ne manquerait que plus d’épisodes secon-daires et une analyse plus approfondie des personnages et des situations5 ». Cedernier type de nouvelle est représenté par « Violante ou La mondanité », mêmesi cette nouvelle a plutôt les apparences d’un conte moral et philosophique commenous le verrons par la suite.

Contrairement à certains recueils de nouvelles (ceux de Maupassant par exem-ple) qui ont pour titre celui d’une des nouvelles, mais qui donnent une impres-sion de collection un peu hétéroclite de textes avec une vague parenté thémati-que, Les plaisirs et les jours semblent présenter une unité qui n’est ni celle du ton(tantôt léger, parodique dans les pastiches, tantôt pathétique), ni celle de la forme,mais celle d’un sujet ou d’une atmosphère. En effet, le titre renvoie antithé-tiquement à Hésiode (Les travaux et les jours) et de manière pessimiste à un uni-vers dominé par les plaisirs de la vie mondaine et à la vacuité désespérée d’uneexistence frivole. « Plaisirs » et « jours » sont liés à l’idée d’une temporalité éphé-mère et en particulier, les « jours » nous rappellent le découpage narratif de la

3 R. GODENNE, dans Études sur la nouvelle française, « La nouvelle selon Marcel Arland », Genève :Slatkine, 1985, pp. 264-265.

4 Ibid., p. 256.5 Ibid.

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nouvelle qu’on trouve dans les « journées » de L’Heptaméron. Dans sa préface,Anatole France met en relation temps humain et temps de la nature :

Ce calendrier des Plaisirs et des jours marque et les heures de la nature par d’harmo-nieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures humaines par des portraitsfidèles et des peintures de genre, d’un fini merveilleux6.

Les textes que nous considérons comme des nouvelles et que nous avons classésci-dessus se ressemblent quelque peu (sauf « Un dîner en ville » qui laisse uneimpression d’inachèvement) car ils ont l’apparence de récit d’apprentissage (ap-prentissage mondain de Violante, initiation amoureuse de Mme de Breyves et del’héroïne de « La confession d’une jeune fille ») et sont centrés sur une révélationliée à la souffrance et à la mort physique (trois nouvelles évoquent l’agonie d’unpersonnage : Baldassare Silvande, la jeune fille se confessant et Honoré dans « Lafin de la jalousie ») ou spirituelle et morale (« Après le suicide de ma pensée, onadmirait mon intelligence, on raffolait de mon esprit7 »). On note les effets deparallélisme et d’écho entre les deux récits d’apprentissage féminin (« Violanteou La mondanité », « La confession d’une jeune fille ») et entre la première et ladernière nouvelle du recueil (récits de mort et de jalousie). Bernard Gicquel vaplus loin en mettant en relief « le principe d’une symétrie rigoureuse », un « or-dre géométrique », voire « circulaire8 ». S’interrogeant sur la possibilité d’uneclassification des cinquante-huit fragments du recueil, Pierre Daum soulignel’ambiguïté des textes « en déséquilibre, oscillant d’un genre à l’autre sans jamaispouvoir se fixer » et définit un thème « suffisamment vague pour prétendreenglober une grande majorité des morceaux de Les plaisirs et les jours : étudesd’âmes humaines9 ».

CONFORMITÉ AUX LOIS DU GENRE

Les courts récits en prose qui mettent en scène des personnages et dans les-quels sont évoqués des épisodes de leur vie mondaine et sentimentale présententles caractéristiques du genre de la nouvelle : recherche de la perfection formelleliée à la concision, dimension réaliste et contemporaine de l’histoire.

Les six morceaux retenus révèlent le souci de clôture et de perfection formellede leur auteur. Rivalisant avec la vision parnassienne du bijou littéraire travaillé,Proust élabore des textes précieux qui correspondent aux différentes facettes d’uneseule et même histoire de jalousie et de mort, illustrée avec des variantes par despersonnages qui se ressemblent étrangement (Violante et la jeune fille de la con-fession, les personnages qui s’appellent Honoré). À l’apparent effacement de l’écri-

6 M. PROUST, op. cit., préface d’Anatole FRANCE, p. 3.7 « La confession d’une jeune fille », pp. 91-92.8 B. GICQUEL, « La composition des Plaisirs et les jours », dans BSAMP, n° 10, Illiers, 1960, pp. 251-252.9 P. DAUM, Les plaisirs et les jours de Marcel Proust : étude d’un recueil, Paris : Nizet, 1993, pp. 86-87.

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vain derrière ses narrateurs divers s’ajoute l’effet d’impersonnalité dû à la prati-que du pastiche. Le jeune écrivain se trouve à la frontière des genres et des arts,puisqu’il place son petit ouvrage sous le signe de la musique avec Reynaldo Hahnet de la peinture, avec les aquarelles de Madeleine Lemaire, peintre de roses quinous ramène à l’image du bouquet littéraire liée au recueil de nouvelles et dont lavaleur métaphorique est très importante :

Bouquets de bleuets, de trèfles et de coquelicots, si je vous emportais avec tant d’ivresse,les yeux ardents, toute palpitante, si vous me faisiez rire et pleurer, c’est que je vouscomposais avec toutes mes espérances d’alors, qui maintenant, comme vous, ontséché, ont pourri, et sans avoir fleuri comme vous, sont retournées à la poussière10.

Chaque nouvelle se détache des autres textes à cause de sa brièveté. En effet,la plus longue (« La fin de la jalousie ») fait vingt pages dans l’édition de laPléiade, la plus courte (« Un dîner en ville ») sept pages, les autres font unedouzaine de pages en moyenne (« La mort de Baldassare Silvande » : dix-neufpages, « Violante ou La mondanité » : neuf pages, « Mélancolique villégiature deMme de Breyves » : quatorze pages, « La confession d’une jeune fille » : onze pages).La clôture du texte est mise en relief par le choix de la dernière image (« Lesdomestiques pleuraient devant la porte ouverte11 ») le travail de la clausule quipeut être abrupte (« Et c’était là la fin de la jalousie12 »). Elle peut égalementprendre la forme d’une chute moralisante et lapidaire à la manière de La Bruyère :

Mais il avait compté sans une force qui, si elle est nourrie d’abord par la vanité, vaincle dégoût, le mépris, l’ennui même : c’est l’habitude13 ;

ou au contraire celle de l’élargissement poétique :

Si, se promenant sur la plage ou dans les bois elle laisse un plaisir de contemplationou de rêverie, moins que cela une bonne odeur, un chant que la brise apporte etvoile, doucement la gagner, lui faire pendant un instant oublier son mal, elle sentsubitement dans un grand coup au cœur une blessure douloureuse et, plus haut queles vagues ou que les feuilles, dans l’incertitude de l’horizon sylvestre ou marin, elleaperçoit l’indécise image de son invisible et présent vainqueur qui, les yeux brillant àtravers les nuages comme le jour où il s’offrit à elle, s’enfuit avec le carquois dont ilvient encore de lui décocher une flèche14.

Malgré les digressions lyriques et poétiques, c’est le choix d’un sujet et d’ununivers « réalistes » qui permet de rattacher ces six textes au genre de la nouvelle,comme l’affirme René Godenne : « dans la nouvelle, les événements s’inscriventdans un contexte véritable, réaliste15 ». En effet, Mme de Breyves est l’héroïned’une nouvelle qui a pour décor les lieux mondains de la fin du siècle (l’Opéra,

10 « La confession d’une jeune fille », p. 89.11 « La mort de Baldassare Silvande », p. 28.12 « La fin de la jalousie », p. 165.13 « Violante ou La mondanité », p. 37.14 « Mélancolique villégiature de Mme de Breyves », p. 79.15 R. GODENNE, op. cit., « À propos de quelques textes du XXe siècle sur la nouvelle » (1920-1965), p. 213.

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les salons parisiens, Trouville, Biarritz) que l’on retrouve en partie dans « La finde la jalousie » (« Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avaitdescendu à pied l’avenue du Bois-de-Boulogne16 ») et dans « Un dîner en ville »(« Honoré […] commença à descendre à pied les Champs-Élysées », « Il était arrivésur les boulevards17 »), nouvelle dans laquelle Proust mêle personnages fictifs etréels :

Le plus âgé, parent – doublement hypnotisé – de M. Paul Desjardins et de M. deVogüé, affectait un silence méprisant à l’endroit du plus jeune, disciple favori deM. Maurice Barrès, qui le considérait à son tour avec ironie18.

Cependant le contexte réaliste n’exclut pas l’évocation d’événements singu-liers caractérisant la « nouvelle-instant » et la « nouvelle-anecdote » qui privilé-gient certains moments cruciaux de l’existence. Dans la plupart des nouvelles,l’ordre « normal » se trouve bouleversé par une révélation, un aveu ou la mort.Comme Maupassant, à la fois journaliste et nouvelliste et qui lie étroitement lejudiciaire et le littéraire (dans « La petite Roque », par exemple), Proust passe desnouvelles à la nouvelle et certains textes (suicide dans « La confession d’unejeune fille », accident mortel dans « La fin de la jalousie ») portent la marque dufait divers qui subit la sublimation tragique de l’écriture. C’est ce que l’on re-trouve dans un article du Figaro intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide »(1er février 1907) et qui aurait pu être le point de départ d’une nouvelle san-glante, même si Proust en souligne surtout la théâtralité et la beauté tragique :

J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce faitdivers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presqueune cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle[…]19.

La nouvelle chez Proust est ancrée dans une double réalité : la réalité contem-poraine de l’écrivain représentée par la société parisienne de la fin du XIXe siècleet la réalité autobiographique qui se sert du voile de la fiction pour mieux s’ex-hiber, d’où l’obsession de l’aveu, du crime moral (homosexualité) et ce besoinde confession littéraire déguisée, notamment dans « La confession d’une jeunefille » qui serait en fait plutôt « la confession d’un jeune homme ».

À LA FRONTIÈRE D’UN GENRE : NOUVELLE, CONTE OU PETIT ROMAN ?

Si « Mélancolique villégiature de Mme de Breyves », « La confession d’une jeunefille », « Un dîner en ville », « La fin de la jalousie » semblent ressortir au genre de

16 « La fin de la jalousie », p. 157.17 « Un dîner en ville », pp. 102-103.18 Ibid., p. 97.19 M. PROUST, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris :

Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, p. 157.

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la nouvelle, puisque l’on retrouve tous les critères évoqués précédemment, à sa-voir l’achèvement, la concision et le réalisme, en revanche « La mort de BaldassareSilvande » et « Violante ou La mondanité » s’éloignent du modèle générique tra-ditionnel de la nouvelle. Nous nous trouvons alors à la frontière du conte et dupetit roman, à cause de l’atmosphère d’irréalité qui les différencie des autres tex-tes et aussi à cause d’un problème d’achèvement contestable.

Proust joue sur les noms pour accentuer plus ou moins le caractère vraisembla-ble ou symbolique du récit. Ainsi, les noms et les titres de « Baldassare Silvande,vicomte de Sylvanie » et Violante, fille de « la vicomtesse et du vicomte de Sty-rie » nous plongent-ils aussitôt dans un univers de fantaisie, plus proche du contede fées que de la nouvelle. Les repères géographiques et temporels (avec l’âge despersonnages : Alexis à treize, puis quatorze ans, « Violante orpheline à l’âge dequinze ans »20) sont flous. Dans ce sens, le domaine des « Oublis » dans « La con-fession d’une jeune fille », reste vague et d’autant plus symbolique qu’il est lié àl’idée de censure et de refoulement. Or René Godenne oppose les événementsréalistes de la nouvelle à ceux du conte qui

sont de nature irréelle, fantastique le plus souvent (par là, le conte verse davantagedans la poésie) ; par rapport au nouvelliste, le conteur est encore un écrivain qui viseà conférer au sujet une plus grande finalité morale21.

L’univers aristocratique de « Violante ou La mondanité », sa situation (orphe-line à quinze ans) font de Violante un personnage de contes de fées ou plutôtde conte philosophique et moral à cause de la conclusion. D’ailleurs les contesde fées mettent souvent en scène des figures parentales et royales qu’on retrouvechez Proust avec les personnages de la vicomtesse et du vicomte de Styrie. Deplus, l’imparfait des premières lignes (« La vicomtesse de Styrie était généreuseet tendre et toute pénétrée d’une grâce qui charmait ») résonne comme le « Ilétait une fois » des contes. À cause de son atmosphère d’idéalité sublime, lapremière page présente quelques analogies avec le début de La princesse de Clèves.Le caractère exemplaire des personnages et de leur destinée, l’intention moraleet édifiante du narrateur omniscient (sauf quand la narration est prise en chargepar l’héroïne comme dans « La confession d’une jeune fille ») sont mis en reliefpar la théâtralité de certains passages et par la recherche des scènes pathétiqueset larmoyantes qui ont la fixité solennelle de tableaux familiaux, à la fin de « Lamort de Baldassare Silvande » et de « La fin de la jalousie » :

Alexis, sa mère et Jean Galéas se mirent à genoux avec le duc de Parme qui venaitd’arriver. Les domestiques pleuraient devant la porte ouverte22.

En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots d’autrefois : « Mon pays,mon frère. »23

20 « Violante ou La mondanité », p. 29.21 R. GODENNE, op. cit., p. 213.22 « La mort de Baldassare Silvande », p. 28.23 « La fin de la jalousie », p. 165.

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À la modernité de la nouvelle s’oppose l’intemporalité du conte aux sonoritésun peu surannées (Violante, Silvande, Styrie, Sylvanie) et dans lequel les person-nages évoluent comme dans un théâtre d’ombres :

Alors que le conteur survole une série de faits, le nouvelliste cerne une tranche devie. […] la nouvelle exige le développement puisqu’il y a durée, réclame une actionélaborée, avec des épisodes, des personnages plus consistants que dans le conte, quiles esquisse seulement24.

Parfois la nouvelle peut être lue comme un petit roman à développer, surtoutquand la tranche de vie du personnage est étendue (enfance et jeunesse de Violantepar exemple ou les années de maladie de Baldassare Silvande) ou quand l’actionest ralentie par des digressions lyriques (rêveries, réflexions, souvenirs). Chaquenouvelle pourrait être considérée comme une scène ou une étude faisant partied’une vaste comédie parisienne, à la manière de Balzac avec la récurrence d’unprénom (Honoré) qui annoncerait le retour d’un personnage. Inversement, l’ex-position, l’épilogue, le découpage en chapitres (cinq dans « La mort de BaldassareSilvande », quatre, avec des titres comme « Enfance méditative de Violante »,« Sensualité » dans « Violante ou La mondanité », cinq dans « Mélancoliquevillégiature de Mme de Breyves », quatre dans « La confession d’une jeune fille »,trois dans « La fin de la jalousie ») nous font penser à une structure romanesque.Le premier chapitre d’« Un dîner en ville » est assez long et détaillé pour ce quiest censé faire partie d’une nouvelle. Au contraire, le second chapitre sembletronqué, avec une fin abrupte :

Tel il s’offrait à l’admiration des passants, à la tendresse dont il était avec eux envoluptueux commerce25.

Il est difficile de considérer qu’il s’agit là d’une nouvelle, à cause de cetteimpression d’inachèvement qui nous fait lire ces deux chapitres comme uneébauche ou comme un extrait de roman. Plus problématique est la fin de « Laconfession d’une jeune fille » à cause de l’absence de récit-cadre qui permettraitde présenter la jeune fille narratrice de sa propre histoire :

Non, elle n’a pu la voir… C’est une coïncidence… Elle a été frappée d’apoplexie uneminute avant de me voir… Elle ne l’a pas vue… Cela ne se peut pas ! Dieu qui savaittout ne l’aurait pas voulu26.

La fin précipitée et les points de suspension reflètent moins l’inachèvementde la nouvelle que la volonté de renforcer la vraisemblance du récit en accen-tuant l’illusion d’une parole interrompue par la mort.

Les plaisirs et les jours est un recueil qui contient des nouvelles et aussi destextes de diverses natures, ce qui rend son unité. Mais les nouvelles de Proust setrouvent à la limite du genre, quand elles prennent la forme d’un conte philo-

24 R. GODENNE, op. cit., p. 214.25 « Un dîner en ville », p. 103.26 « La confession d’une jeune fille », p. 96.

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sophique et moral ou quand la tentation romanesque l’emporte sur le projetinitial.

Chaque nouvelle reflète la fragmentation du monde proustien et une posturedu moi qui s’avance masqué, même si derrière la fiction, la vérité autobiographi-que transparaît plus facilement, ce qui sera encore le cas dans Jean Santeuil. Lesplaisirs et les jours constitue un laboratoire d’écriture, d’expérimentation généri-que et stylistique ainsi qu’un réservoir de thèmes et de motifs pour l’œuvre fu-ture. L’écrivain est à la recherche d’un style, d’un genre et surtout d’une unité : leTemps.

Thanh-Vân TON-THAT

Université de Reims.

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LES PREMIÈRES NOUVELLES DE PAUL MORAND250

LA TENTATION POÉTIQUE DES PREMIÈRESNOUVELLES DE PAUL MORAND

Si l’ensemble de l’œuvre nouvellistique de Morand – qui s’étend sur plus decinquante années – reste imprégné de lyrisme, c’est dans ses premiers recueils,explicitement rattachés au genre de la nouvelle par leur auteur, que l’on décèleune véritable tentation poétique. Avec Tendres stocks1 (janvier 1921), Ouvert lanuit (mars 1922)2, Fermé la nuit (mars 1923), ainsi qu’à travers quelques textes dedeux recueils, L’Europe galante et À la frégate3, publiés respectivement en 1925 eten 1930, la nouvelle morandienne s’écrit dans une ambiguïté permanente entrepoésie et fiction. Suivre le fil de cette tension permet de mieux comprendre pour-quoi Morand, toujours laconique quant à son travail d’écrivain, privilégia toutesa vie un genre auquel il ne se cantonna cependant jamais.

Le jeune Morand, qui, dès 1908, confiait à une amie son absence de « goût »pour le « conte réaliste, avec une action4 », s’intéresse plus, dans ses premièresnouvelles, à la description d’un réel filtré par la conscience d’un sujet prise sur levif, qu’il ne met l’accent sur le récit d’une histoire, le plus souvent très mince etdont un texte, « Clarisse » (Tendres stocks), fait même entièrement l’économie.Un schéma identique se répète presque systématiquement : un narrateur homodié-gétique, que de nombreux détails biographiques rapprochent de l’auteur, raconteun moment de sa vie parfois très bref, au cours duquel il a côtoyé un personnagehors du commun : trois femmes pour Tendres stocks, six femmes à nouveau dansOuvert la nuit, quatre hommes pour Fermé la nuit. Plutôt qu’elles ne racontentl’évolution d’une situation en continu, ces narrations fragmentaires décrivent lesdifférents stades d’une progression heurtée, comme dans « Delphine » (Tendresstocks), où le narrateur, au cours d’une année d’étude à Oxford, rencontre spora-diquement une amie d’enfance séjournant à Londres, et dont il constate chaquefois qu’elle a franchi un degré supplémentaire dans la déchéance physique etmorale. Parallèlement au fait que la durée se scinde en instants disjoints par desellipses temporelles accélérant brutalement le récit, le fil anecdotique se divise enscènes, en tableaux, parfois en épisodes successifs, lâchement reliés les uns aux

1 Les références concernant les nouvelles de Paul Morand renvoient à l’édition qu’a établie et annotéeMichel COLLOMB : Nouvelles complètes, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992.

2 Nous parlons ici de la première version de ce recueil, publiée donc en mars 1922. Dans une réédi-tion, en 1966, Morand intégra deux nouveaux textes, « La fleur double » et « L’innocente à Paris ouLa jolie fille de Perth », respectivement rebaptisés pour conserver l’unité de l’ouvrage, « La nuitdalmate » et « La nuit écossaise ». Si cette dernière nouvelle reste fortement poétisée, il en va dif-féremment de la première.

3 Voir notamment pour L’Europe galante, « Les amis nouveaux », « Le circuit Circum-Etna », et pourÀ la frégate, « L’arrêt pendant l’orage ».

4 P. MORAND, Lettres à Lisette Haas, Paris : éd. des Cendres, 1988, p. 36.

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CATHERINE DOUZOU 251

autres, et sur lesquels se greffe une profusion d’éléments indiciels, eux-mêmestrès discontinus.

En effet, Morand imprime une perspective résolument moderniste à la descrip-tion. Le réel est toujours filtré par la conscience du narrateur homodiégétiqueprise sur le vif et parfois par celle des autres personnages, grâce au discours directqu’autorisent d’abondants dialogues. La description procède alors d’une succes-sion décousue de flashes et d’instantanés sensoriels hétéroclites qu’entrecoupentdes fragments de récit, des réminiscences et des bribes discursives. Devant cestextes désordonnés, friands de parataxe et de style télégraphique, qui multiplientles coqs à l’âne et les listes énumératives disparates, le lecteur éprouve évidem-ment l’impression que la transcription de l’expérience est simultanée au vécu etqu’il pénètre la conscience d’un narrateur monologuant. De fait, la nouvelle estici une forme à travers laquelle Morand évoque des personnages liés à des lieux,des milieux, des ambiances de l’Europe d’après-guerre, dont une conscience fic-tive capte différentes facettes à la faveur d’une succession de moments et d’évé-nements révélateurs, composant ainsi ce que l’auteur appelait des « superposi-tions de calques5 », qui ne sont pas sans rappeler la technique picturale des Cu-bistes ou encore des portraits « simultanéistes » inspirés de l’Esprit nouveau.

Si dans son éclatement, la nouvelle morandienne se charge de lyrisme plusqu’elle ne se rapproche du « courant de conscience » joycien que Larbaud avaitacclimaté au paysage littéraire français, c’est que, pour retranscrire le plus exacte-ment possible les impressions du sujet à un moment circonscrit de la durée, l’auteurse livre à une recherche formelle très proche de celle d’un poète. L’écriture deMorand, dont celui-ci voulait par ailleurs qu’elle donne l’impression d’être « sanstravail apparent6 » afin de créer l’illusion d’une spontanéité immédiate, a un ca-ractère extrêmement ciselé : les cadences évocatrices, les jeux phoniques et uneprofusion de tropes, en particulier analogiques, se multiplient au fil du texte,exigeant du lecteur, comme le remarque Michel Collomb, « une attention inha-bituelle aux tournures langagières7 ». Par moment, à la faveur d’un « arrêt surimage », jaillissent, au cœur de ces nouvelles fragmentaires, partiellement libé-rées des contraintes de l’enchaînement dramatique et rationnel, de véritablespetits poèmes en prose dont le premier recueil, Tendres stocks, fournit les exem-ples les plus accomplis, alors que les textes postérieurs tendent à leur donner uncaractère plus ponctuel. Fugitivement, le temps se fige en un instant immobiledont le narrateur, saisissant l’essence révélée d’un personnage ou d’un décor,capte la charge émotionnelle. Ainsi procède le narrateur de « Clarisse » (Tendresstocks) en contemplation devant un paysage anglais marqué par la guerre, quicristallise l’horreur dans laquelle l’Europe s’est brutalement plongée :

5 Lettre à Jacques Doucet, du 31 août 1922, reproduite dans P. MORAND, Lettres du voyageur, Pairs : Éd.du Rocher, 1988, pp. 64-65.

6 Ibid., p. 64.7 M. COLLOMB, « Paul Morand et la nouvelle » dans Bernard ALLUIN, Yves BAUDELLE, La nouvelle, Lille :

Presses Universitaire de Lille, 1992, p. 25.

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Mais comment s’abstraire un seul instant de l’heure présente ?Voici une lande de boue où l’herbe rare jute comme une éponge, sur laquelle tombele crépuscule d’un vert pourri ; rien ne la limite que le ciel et, sur la gauche, lesbaraquements de bois blancs dont l’odeur de beurre fort, vient jusqu’à moi. Desflaques d’eau renvoient au ciel lavé, vidé de sa pluie, l’image d’une lune d’alumi-nium. Sur les chemins défoncés, les roues à facettes de l’artillerie lourde font desornières vertébrées remplies d’une eau mauve8.

Dans un passage de ce type, très proche d’un paysage intérieur ou encored’une vision hallucinée suggérant les champs de bataille continentaux, le lan-gage n’a plus qu’une faible valeur référentielle : il signifie surtout par sa formemême. Lorsque les décors et les personnages sont évoqués sur ce mode, ils nesont plus alors les simples éléments d’une fiction, destinés à s’intégrer dans uneprogression dramatique, mais des constructions verbales qui véhiculent les étatsd’âme confus du narrateur et les révélations qui l’assaillent.

Cette charge lyrique et visionnaire s’affirme d’autant plus dans les nouvelles,que leur caractère fragmentaire est en partie jugulé par un système d’images et derépétitions formelles qui confère au moins partiellement à leur macrostructure,une respiration poétique. Avec « La nuit turque » (Ouvert la nuit) où le narrateurrencontre par hasard une amie russe d’autrefois, désormais misérablement exiléeà Constantinople, et qui finit par lui annoncer, dans les dernières lignes, sonintention de se pendre, la narration est rythmée par la reprise du mot « nuit »,déjà présent dans les titres du recueil et de la nouvelle. Ce mot apparaît dans despassages particulièrement pathétiques de cette histoire qui se déroule exclusive-ment de nuit, et surtout on le retrouve dans ces lieux hautement stratégiques quesont la première et la dernière phrase de la narration. « La nuit turque » s’ouvresur :

L’Orient-Express traînait dans la nuit son public tri-hebdomadaire9.

Puis le texte se ferme sur cette phrase succédant immédiatement à l’aveu dusuicide que projette l’aristocrate exilée :

Elle me congédia avec douceur et ne fit qu’un instant une tache plus sombre que lanuit10.

La répétition fonctionne ici comme un discret refrain qui accroît la puissanceévocatrice d’un mot déjà culturellement surinvesti d’une charge imageante de-puis le romantisme. Au-delà d’une simple notation temporelle, la nuit devientune métaphore privilégiée qui condense les impressions d’un narrateur, ici toutparticulièrement pessimiste et désenchanté, au fil de son expérience.

Outre cet effet itératif, l’ensemble de la nouvelle met en place un réseau d’ana-logies morbides, qui, comme des échos, renforcent la coloration funèbre de lamétaphore nocturne. Après avoir raconté comme en accéléré, un voyage mené

8 P. MORAND, Nouvelles complètes, t. I, p. 15.9 Ibid., p. 111.10 Ibid., p. 125.

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dans une cadence infernale, où ce train de nuit qu’est L’Orient-Express devientune « bise de zinc » qui « faucha les maïs de la plaine croate11 », le narrateurarrive à Constantinople, où des images toujours plus funèbres se succèdent. L’or-chestre de l’hôtel chic où descend le narrateur « partait comme un coup de feu12 »,tandis que celui du restaurant Feodor, tenu par des aristocrates russes déclassés,« jetait sur les têtes, comme un doux lasso, des czardas13 », son premier violon« submergé par son harmonie », « comme à demi-noyé », levant « la tête pour semaintenir un instant encore au-dessus des sons14 ». J’arrête ici un relevé qui n’estévidemment pas exhaustif, mais qui suffira sans doute à montrer que l’auteursuperpose sans cesse à l’univers référentiel, un plan métaphorique qui véhiculedes impressions subjectives et double la fiction. L’observation des premiers re-cueils et plus particulièrement d’Ouvert et Fermé la nuit, où chaque titre de nou-velle faisant resurgir le mot « nuit », file ainsi, par fragments successifs, une mêmemétaphore nocturne, souvent investie de valeurs ambiguës15, pourrait d’ailleursmontrer que cette structuration poétique déborde la limite interne à chaque nou-velle : elle devient par là un procédé grâce auquel Morand, qui concevait tou-jours ses recueils comme des ensembles organisés, renforce l’unité d’une œuvrenouvellistique par définition éclatée.

Comme le souligna Valery Larbaud16, la nouvelle se rapproche ainsi fortementdes poèmes que Morand écrivait à la même époque et qu’il désigne sous l’appel-lation de « Photographies lyriques17 », à tel point qu’il suffirait parfois de dispo-ser différemment certains passages de ses fictions pour les intégrer à ses recueilspoétiques. Car dans ces poèmes que les critiques qualifient, inversement, de trèsprosaïques, on constate l’évidence d’une parenté de motifs, d’écriture et de dé-marche : à partir d’une amorce anecdotique, le poète pratique une coupe ou unesuccession de coupes dans la durée, pour se lancer dans une épiphanie d’images,construisant des instantanés lyriques. Dans « San Sébastien » (Lampes à arc), parexemple, le poète capte l’ambiance d’une ville maritime livrée au jeu, à un mo-ment précis de la nuit :

11 Ibid., p. 112.12 Ibid., p. 112.13 Ibid., p. 113.14 Ibid., p. 117.15 La nuit n’a pas en effet toujours une coloration aussi tragique, dans ces nouvelles. Elle peut apporter

un repos temporaire : les angoisses du poète O’Patah, héros de « La nuit de Portofino Kulm » sontapaisées grâce au « velouté mystérieux des nuits ». Ainsi que Morand s’en explique dans un texteintitulé « La nuit », écrit en 1909, la nuit peut aussi être pour lui le temps des germinations et desrévélations (P. MORAND, Papiers d’identité, Paris : Grasset, 1931, pp. 34-35).

16 Dans un article sur Fermé la nuit, V. LARBAUD commente ainsi les textes : « Comment définir le plaisirque nous donnent les nouvelles de Paul Morand ? Peut-être en les rapprochant de ses poèmes, enles considérant comme des poèmes de Paul Morand, plus longs, plus complexes et animés d’un autrerythme. » Valery LARBAUD, « Fermé la nuit » dans La Nouvelle Revue Française, mai 1923.

17 Le recueil de poèmes, U.S.A., publié en 1927, porte en effet ce sous-titre : Album de photographieslyriques. Paul MORAND, Poèmes, Paris : Gallimard (Poésie), 1973, p. 145.

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Trois heures et quart, l’heure stupide est là.Au travers des dalles en pâte de verrele jazz-band me chatouille les pieds.

San-Sébastien tend son corps basqueaux flèches des vieilles joueusesavides d’un numéro plein […]18

Quant à « Déplacement » (Lampes à arc), il évoque une succession de sensa-tions qui assaillent un poète-voyageur au fil d’un trajet en train :

Le train gémit, panier d’osierplein de vitesse.Les vitres tremblent.Dans les courbes les cendriers tombent.Le ministre salit la glaceavec son haleine et ses cheveux19.

Cette proximité entre les œuvres nouvellistique et poétique de Morand peutbien entendu s’expliquer par le fait que le jeune auteur commence à écrire dansun contexte littéraire où la frontière entre les genres s’amenuise et où, surtout,la poésie commence à irradier le genre narratif. Mais bien au-delà d’une simplevolonté moderniste de la part d’un jeune auteur avide de célébrité, cette poétisationrésulte de sa conscience aiguë et authentique des bouleversements irrémédiablesque connaît l’Europe d’après-guerre et de cette rupture avec le passé dont il a ététémoin. Comme le remarque le narrateur d’une nouvelle intitulée « Les deuxamis » (L’Europe galante), il est impossible d’écrire l’expérience moderne avec lesmots qu’a forgés un monde en voie de disparition :

Pour cette amitié nouvelle, quels mots ? Nous continuons d’utiliser ceux d’hier commeon habite les mêmes maisons, pour n’avoir pas à les reconstruire, bien qu’on n’y viveplus de la même manière. Mais les gens ne connaissent que ce qu’ils voient et per-sonne ne s’aperçoit qu’en dessous tout a changé20.

C’est ainsi, dans une entreprise poétique de recréation d’une langue à l’inté-rieur de la langue, que le jeune Morand éprouve la nécessité de se lancer pourexprimer une sensibilité moderne face à un monde neuf qu’il prétend strictosensu révéler à son public contemporain. De fait, par la forme qu’il imprime àla nouvelle et son écriture syncopée, enchaînant des flashes successifs, fusant deces images détonantes, que lui reprocha Proust mais qui séduisirent Céline, Morandtransmet ses impressions, souvent vertigineuses et angoissées, face à un mondebaroque où tout lui semble mouvement, rupture, bouleversement.

Surtout, ces premières nouvelles, dont Morand reconnut, longtemps après lesavoir écrites, qu’elles furent pour lui « comme un journal inconscient21 », ébau-

18 Ibid., p. 25.19 Ibid., pp.38-39.20 P. MORAND, Nouvelles complètes, t. I, p. 359.21 P. A. BOUTANG, J. J. MARCHAND, Entretiens avec Paul Morand, Paris : La Table Ronde, 1990, p. 82.

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chent la construction d’une parole individuelle à travers laquelle l’auteur cher-che à prendre possession du monde et de lui-même. C’est peut-être avec l’un despoèmes de Morand, intitulé « La plaque indicatrice » (Lampes à arc), où le poètedéfinit l’essence de son projet, que l’on perçoit la fonction lyrique essentielle desnouvelles. Dans « La plaque indicatrice », le poème se présente comme :

Un libre et sérieux dessin de sa pensée,une simple effusion de soi-même,avec plus de bonté et une entière bonne foi.Ceci n’est pas une mutinerie,mais une méthodepour pouvoir durer et vaincre enfinl’anarchie qui va venir,et, d’où, grâce à nous, si nous sommes forts,renaîtra un état meilleur,aussi immanquablement que le désordrede l’heure que voiciqui n’a de l’ordre que l’apparence,n’étant que haine et confusion22.

L’entreprise lyrique ne vise ainsi pas seulement à capter une vérité subjectivequi échappe aux mots d’hier. Parce qu’elle joue la carte d’une authenticité etd’un affranchissement absolus, très comparables à la démarche des surréalistes,elle prétend ouvrir le poète à lui-même et au monde, se présentant alors commel’unique voie d’accès à l’ordre et à un avenir meilleur.

Cependant, la nouvelle morandienne, où la fiction n’est jamais submergée parun plan métaphorique au point de s’abolir dans les images, se distingue bien parsa forme et ses effets du poème, l’écart allant croissant au fil de l’œuvre. Si l’onexcepte quelques nouvelles et particulièrement « Clarisse » (Tendres stocks), enrègle générale, Morand ne pousse pas jusqu’à bout cette logique poétique dontl’aspiration est sans cesse contrée par un reflux qui travaille à rebours du lyrismevisionnaire.

Les narrateurs ont ainsi souvent une appréhension beaucoup plus intellectuelleque poétique du monde qu’ils observent. Les personnages de Morand ont, parexemple, une forte valeur typique. Ils sont construits à travers des systèmes dereprésentation du réel très abstraits. L’auteur les intègre tout particulièrement,non sans une certaine parodie, à des catégories, déjà constituées comme tellesdans l’imaginaire culturel de son époque, et qui relèvent souvent du stéréotype.Ailleurs, c’est en créant de toutes pièces un concept qu’il les classifie. Le narrateurde « La nuit de Charlottenburg » (Fermé la nuit) cherche ainsi à définir l’étrangearistocrate berlinois désargenté chez qui il a pris pension :

Il n’était pas l’universitaire à lunettes, qui fait de vous une ascension pénible, ensouliers ferrés, avec son savoir sur le dos, mais un Allemand d’un genre moins com-

22 P. MORAND, Poèmes, pp. 56-57.

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mun, anémié, éclairé, dévoyé, et un gentilhomme. Alors que la guerre avait produitsur moi (qui pourtant me vois le 2 août 1914, au fort de Rosny, lisant les Affinitésélectives) des effets abrutissants, nationaux et toniques, elle l’avait mué en un dilet-tante, assoupli par sa multiformité et ses contacts divers. L’Orient surtout semblaitavoir marqué de sa séduction, affiné et à jamais débilité la rude nature de mon hôtequi me rappelait certains croisés partis frustes et sanguinaires, revenus artistes, tolé-rants et amoraux23.

Et les personnages-narrateurs, eux-mêmes, n’échappent pas à cette tendance,quoique, parce qu’ils sont moins caractérisés que les autres protagonistes, leuridentité échappe davantage à cette approche catégorielle. Même si la plume deMorand les anime avec virtuosité, nous n’avons ainsi pas totalement affaire à dessujets posés en tant que tels, mais à des personnages emblématiques qui incar-nent l’essence d’une culture, d’un milieu, ou qui sont représentatifs de certainsbouleversements sociaux et historiques de l’après-guerre. Dans la majorité de cestextes, la fiction se construit, en effet, en fonction d’une peinture symboliquequi, malgré son éclatement, comporte une véritable cohérence abstraite. « Lanuit turque » dont j’ai précédemment parlé, véhicule bien jusqu’à un certainpoint, les impressions subjectives d’un narrateur parfois ému. Néanmoins, cettenouvelle construit aussi et peut-être surtout, un tableau métonymique et anti-thétique de l’Europe d’après-guerre où certains groupes humains, comme celuides aristocrates russes qu’emblématise l’héroïne, sont voués à disparaître sansappel, condamnés par l’Histoire, alors que d’autres nations incarnées par d’autrespersonnages, triomphent sans scrupules. Il ne s’agit pas donc seulement de capterles impressions d’un sujet en tant que tel. Ainsi que Morand l’écrivit en 1933dans Mes débuts, l’« évident désir d’ordre » qu’il ressentit après la guerre, l’a conduitdans ces premières nouvelles à « refaire un inventaire de cet univers24 ». Pour ce,Morand, devenant une sorte d’entomologiste, ne s’en remet pas au seul pouvoirvisionnaire du poète : il cherche à poser des repères objectifs, à déterminer leslois quasi scientifiques qui régissent un monde nouveau, dont les histoires etleurs acteurs sont, par leur caractère emblématique, les illustrations et commedes cas d’école.

Outre ce recul intellectuel qui donne souvent un caractère très stylisé, voirecaricatural, aux personnages, c’est par un phénomène de distanciation que Mo-rand endigue le lyrisme visionnaire. Comme l’a remarqué Léon Daudet à proposd’Ouvert la nuit, « il faut savourer, chez M. Morand, la conjonction d’un lyriquede belle allure, aussitôt repris et comme tancé par un ironiste d’une qualité rare25 ».L’auteur n’oublie jamais, en effet, de marquer la distance qu’il prend avec sespersonnages. La séduisante Espagnole, d’apparence très bourgeoise, que le narra-teur de « La nuit catalane » (Ouvert la nuit) vient de rencontrer dans un train, lui

23 P. MORAND, Nouvelles complètes, t. I, p. 221.24 P. MORAND, Mes débuts, Paris : Arléa, 1994, p. 51.25 Léon Daudet, « À propos d’Ouvert la nuit » dans L’Action française, 22 mars 1922.

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assène un discours anarchiste, exalté. Les remarques qui suivent la péroraison nemanquent pas de railler la passionaria, le narrateur recourant alors notamment àdes images qui, comme souvent chez Morand, appellent un sourire distanciateur :

L’enthousiasme lui sortait des yeux, des lèvres, du creux des mains, avec quelquechose d’enjoué et de puéril particulièrement attrayant. Tantôt elle traduisait solen-nellement sa pensée, signifiant à un monde pourri sa déchéance, « lui jetant la faute »,disait-elle ; tantôt impétueuse, elle épiloguait au galop en un galimatias forcené,mais qui ne parvenait pas à altérer sa grâce.L’idée d’une société nouvelle la transportait, la faisait transpirer. […] Sa merveilleusecrédulité la servait, l’encourageait aux sacrilèges romanesques et surtout lui donnaitla force de revendiquer qui manque d’habitude aux révolutionnaires latins, satisfaitsde peu.« Homme ! ma vie tient dans quatre verbes, disait-elle : servir, savoir, croire, aimer. »Elle poussa plus loin sa pensée, mais avant de l’expliquer tint à définir sa position vis-à-vis des différents partis politiques espagnols. Je mis, de mon côté, tant de volonté àl’écouter que je m’endormis26.

Quant aux narrateurs-personnages, ils n’échappent pas davantage à la distan-ciation, quoiqu’elle les affecte à un degré moindre que les autres protagonistes.Ils font d’ailleurs souvent eux-mêmes preuve d’une désinvolture cynique vis-à-vis de leurs propres émotions. Le narrateur d’« Aurore » (Tendres stocks) conclutcette nouvelle qui s’achève sur sa rupture amoureuse, par une antiphrase signi-ficative d’une volonté de détachement :

Je suis bien triste. Je sens que je n’aurai vraiment du chagrin qu’après-dîner27.

Ainsi la charge lyrique du texte incline le lecteur à se sentir proche des per-sonnages et surtout des narrateurs, mais dès qu’elle se fait trop pressante, unécart apparaît aussitôt, qui nous arrache à cette communion pour nous enjoindrede prendre en même temps que le narrateur, et aussi souvent vis-à-vis de lui, unrecul certain.

Finalement, les premières nouvelles de Morand, qui accordent certes beau-coup d’importance à la réfraction du réel par le sujet et à la transmission exactede ses impressions, ne se construisent pas totalement autour d’un projet lyrique.Le centre de gravité du texte oscille en permanence d’une perception subjectiveque nous serions appelés à goûter en tant que telle, à l’élaboration d’un spectaclelucidement objectif et souvent distancié où le narrateur n’est plus qu’un instru-ment de transmission, quand il ne devient pas un élément même du tableau. À lalueur de cette tension qui parcourt des textes hybrides, partagés entre deux mo-des d’écriture et deux projets antagonistes, le choix générique de la nouvelle ap-paraît, face au poème qui se veut « simple effusion lyrique de soi-même », commecelui d’un recul. Devant cette Europe qui lui « semblait déjà ne pas pouvoir en

26 P. MORAND, Nouvelles complètes, t. I, p. 81.27 P. MORAND, Nouvelles complètes, t. I, p. 67.

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28 Lettre de Paul Morand à Edmond Jaloux datée du 28 mars 1945 et publiée par l’auteur dans laPréface de l’édition de 1957 à Ouvert la nuit. Paul Morand, Nouvelles complètes, t. I, p. 75

29 Loc. cit.30 P. MORAND, Mes débuts, p. 51.

réchapper28 » et dont il prétend écrire le « De profundis », Morand refuse, eneffet, l’absolu sérieux de ses prophéties, de même que le sentimentalisme et lepathétique qu’il exorcise par sa distance et son rire. Ses premières nouvelles seveulent « des adieux sans larmes à une civilisation moribonde. Un simple faire-part29 ».

Le recul que Morand demande à la nouvelle équivaut aussi à un refus de s’aban-donner entièrement à une démarche poétique pour vaincre le chaos du mondemoderne. Car loin de voir cette entreprise qui, pour lui, suppose un abandonabsolu aux impressions et aux pulsions du moi, uniquement comme une possibi-lité de régénération, Morand la perçoit très vite et toujours plus intensémentcomme un danger. Pour lui, en effet, l’être humain cache sous l’apparence d’unesurface policée, une intériorité toujours monstrueuse et morbide, qu’il est néces-saire de ne pas laisser s’exprimer librement. Les personnages de ces nouvellesfont d’une certaine façon la démonstration qu’un abandon sans recul aux mou-vements spontanés du moi profond, en d’autres termes à l’inconscient, conduitau naufrage et à la désagrégation de l’être : tel dans « La nuit de Portofino Kulm »(Fermé la nuit), le poète irlandais génial, O’Patah, dont la progressive déchéanceest précipitée par son impossibilité à endiguer ses passions et à exorciser sa nuitintérieure. Plus que le poème dont Morand cesse quasiment la pratique après1930, la nouvelle, qui autorise une représentation plus détournée, masquée etdistanciée du moi de l’auteur, s’impose à un écrivain, épris de maîtrise pour qui« surveiller la désorganisation du monde ne contraint pas forcément l’artiste quiobserve à se désorganiser lui-même30 ». De fait, à côté du nouvelliste poète, c’estdéjà le moraliste moderne qui commence à s’imposer.

Catherine DOUZOU

Université de Lille III.

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L’ART DE LA NOUVELLE CHEZ JEAN GIONO :REFLET DE LA PROBLÉMATIQUE DU GENRE

LE LONG DU SIÈCLE

On considère dans l’ensemble de l’œuvre de Jean Giono deux recueils « offi-ciels » de nouvelles : Solitude de la pitié et L’eau vive I et II (L’oiseau bagué). L’auteurles a ainsi répertoriés avec les éditeurs, bien que les livres d’histoire littéraireoublient souvent de les mentionner1, attentifs seulement à citer son imposanteœuvre romanesque. Apparemment la nouvelle occuperait un lieu beaucoup moinsimportant, se réduirait même à une sorte d’ébauche, à la source même des ro-mans postérieurs. Pourtant, le nombre considérable d’écrits relativement courtsde Giono demeure suffisamment important pour retenir notre attention, d’autantplus que Giono les nomme de façon différente d’après leur étendue ou nature,aussi fait-il voisiner des nouvelles (il appelle ainsi « Hortense », « Faust au vil-lage », « Une aventure ou La foudre et le sommet », « L’homme qui plantait desarbres », et nous verrons plus loin que nous pouvons considérer aussi commeune nouvelle « Ennemonde et autres caractères »), à côté des récits (Les récits de lademi-brigade, Le déserteur et autres récits) et des chroniques (Les terrasses de l’îled’Elbe, Les trois arbres de Palzem). Ceci nous oblige à reconsidérer la problémati-que de la nouvelle dans l’ensemble de l’œuvre gionesque, à déterminer sa placeet sa fonction, afin de déceler son originalité.

Bref, l’évolution de l’art de la nouvelle chez Giono est, nous semble-t-il, lereflet de la problématique du genre le long du XXe siècle : comme les autres gen-res, la nouvelle se libère aussi de ses contraintes, elle s’étend en longueur tout endemeurant concise pour éviter de s’encombrer de détails qui nuiraient à la clartéde l’histoire et à sa densité dramatique ; ou bien elle suggère par des réseauxd’images bien plus qu’elle ne dit. Aux frontières du conte, du roman, de l’essai oudu poème en prose, la nouvelle se fraye un chemin propre, aussi bien chez Gionoque chez d’autres auteurs du siècle.

Dans ses débuts littéraires, Giono préfère des genres courts (conte, nouvelle)censés mettre en œuvre un seul personnage ou un nombre réduit et un mini-mum d’action. D’autre part il avoue ses préférences de lecteur du côté des nou-vellistes : il dévore Mérimée, Villiers de l’Isle-Adam, Maupassant, Edgar Poe,Tchékhov… saisi moins par la perfection du récit « peaufiné », par l’aspect réa-liste de l’histoire racontée, que plutôt par ce qu’il considère le mystère de la vérité

1 Voir, par exemple, les pages consacrées à la nouvelle dans M. BORGOMANO et E. RAVOUX RALLO, Lalittérature française du XXe siècle (Le roman et la nouvelle), Paris : Armand Colin (Cursus), 1995, pp. 155-183.

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sous les apparences. Cet aspect fantastique domine déjà dans ses premiers écritsqu’il publie dans des journaux ou des revues, sous formes de contes : « Le noyaud’abricot » (dans Bifur, 1929) ; « Le buisson d’hysope » où il mêle des thèmesd’inspiration médiévale et orientale ; « L’ermite de Saint-Pancrace », inspiré d’unfabliau, mais dont l’histoire se déroule au XIXe siècle ; et notamment « Rustique »(1925), où il travaille les effets dramatiques : « Un conte genre Edgar Poe, contecourt, moderne, en phrases sèches, sans images, sans « comme », où j’ai vouludonner la tragédie nue », dit Giono. Parmi d’autres projets, il achève un contecruel (« L’esclave », dans Marianne, 1933) pour insister dans cet « exercice pourl’acquêt d’un style un peu plus nerveux que le mien ordinaire » (Lettre à LucienJacques), bien qu’il continue à refaire Naissance de l’odyssée qu’il considère commeun conte psychologique, fantastique et lyrique.

Nous voyons donc s’esquisser deux façons d’écrire (l’une simple récit sans ima-ges, l’autre imagée, plus descriptive, poétique) bien que groupées sous cette dé-nomination ambiguë de conte que Giono délaissera bientôt2. Ses premières nou-velles datent de 1928 à 1932 : un peu plus longues, avec ou sans images, maisprésentant déjà une thématique chère à Giono. Ce sont des commandes qu’il nerefuse pas afin de s’assurer quelques ressources au moment où il avait quitté sonposte à la banque pour devenir écrivain à plein temps. Il aime la façon rapideavec laquelle il écrit ces petits textes et peut aussi vite s’en débarrasser puisqu’ilreconnaît que « ça a toujours été très pénible pour moi d’écrire un petit texte,plus difficile d’écrire qu’un texte long3 ».

Après le succès obtenu par Colline, Un de Baumugnes et Regain, Giono envisaged’offrir à Gallimard un recueil de nouvelles intitulé Solitude de la pitié (1932) où ilreprend quelques nouvelles antérieures ou bien s’inspire de son expérience vitaleet poétique du moment. Les textes sont assez courts (dix, quinze ou vingt pages)et indépendants, tout en gardant des rapports très étroits avec les sujets qui ontdéjà inspiré ses premiers romans (les diverses incarnations de Pan) ; offrant l’es-quisse des personnages romanesques futurs et du décor où se déroulera leur ac-tion (Manosque et ses alentours, le mont Ventoux ou Lure).

De ce point de vue, le recueil constitue un banc d’essai des romans à venir,« un petit surgeon » de l’autre4, comme c’est le cas de la dernière nouvelle intitu-lée « Le chant du monde » (1932). Mais ces récits présentent une « condensa-tion » dramatique beaucoup plus évidente, je dirais même une accentuation decertains effets qui apporte l’originalité à l’ensemble, c’est par exemple le sens de

2 Bien qu’il récrira un autre conte vers 1949, publié en 1978, sur commande d’une maison de ventede chocolat, à l’attention des enfants : « Le petit garçon qui avait envie d’espace ».

3 En 1929, Giono confie à Pierre Citron : « Je n’ai jamais été très à mon aise dans la nouvelle. Il mefaut courir un peu plus longtemps. Comme coureur, je fais plutôt le 1 500 mètres que le 100 mètreshaies ». Cité dans Œuvres romanesques complètes, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971,vol. I, p. 1039.

4 Ibid., notice p. 1057.

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l’ellipse, l’importance du silence, le manque de commentaire du narrateur entrain de raconter l’histoire, le sentiment inexprimé mais implicite qui remplit,par exemple, la nouvelle intitulée « Solitude de la pitié », qui donne son nom àl’ensemble du recueil. Plutôt anecdote ponctuelle qu’histoire, qui suggère l’ami-tié et le dévouement : « […] cette forme essentielle de l’amour qu’est la pitié, laplus pure parce qu’elle n’attend rien en retour5 ». La solitude dans laquelle plon-gent les humbles personnages est d’autant plus frappante que le milieu naturelest hostile : ce puits profond et humide qui résume toutes les mines et tous lesgouffres du monde.

Semblable incommunication domine dans « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », tiréd’un épisode vécu par l’écrivain en 1918 (repris et développé dans Le grand trou-peau). De la façon la plus dépouillée, Giono parle de la communication qui setransmet entre lui et un soldat russe sans parler pourtant la même langue. Un peude volonté, un geste doux, un regard sert à établir ce rapport entre des êtres quin’aiment pas la tuerie de la guerre. Cependant, de façon laconique, Giono an-nonce le fusillement du russe, quelques mois plus tard, rendant cette mort plusinjuste du fait que lui continue à vivre et à boire du vin. Ainsi, les nouvelles durecueil (« Sylvie », « Annette ou Une affaire de famille », « Jofroi de la Maussan »,« Joselet ») abordent les griefs, les malentendus, les séductions, les assassinats, lesgestes simples et les inquiétants rapports entretenus par les hommes et dont té-moigne le narrateur aux rythmes des saisons. Au cortège des voix qui se racon-tent à peine, vient s’ajouter la menace toujours présente d’une nature mysté-rieuse malgré son air quotidien : « Magnétisme », « Peur de la terre », « Radeauxperdus », « Le chant du monde », « La grande barrière », « Champs » et, spéciale-ment, « Prélude de Pan ». Dans ce dernier récit, Pan s’humanise quoiqu’il gardeun petit côté secret, magique, diabolique, prélude aussi à une série de personna-ges magiciens postérieurs (Bobi, Tringlot, le guitariste des Grands chemins, l’arra-cheur de dents de la Camargue, dans Ennemonde) : « Ceci arriva le 4 de septem-bre, l’un de ces gros orages, cet an où il y eut du malheur pour tous sur notreterre6 ».

La majorité des nouvelles groupées sous le titre de Solitude de la pitié ont étéécrites en alternance avec ses premiers romans, ceux que la critique dénommait« du retour à la nature » (Colline, Un de Baumugnes, Le chant du monde, Que ma joiedemeure, Regain…). Tout en présentant des analogies évidentes avec ceux-ci, ellesoccupent cependant une place particulière dans l’ensemble de l’œuvre gioniste.Les sujets peuvent sembler trop minces à côté des histoires romanesques, tropminces même pour devenir un « roman court » ; les personnages ont peu de con-sistance, cependant le resserrement de l’action permet de mettre en évidence laprogressive construction de cette notion de « caractère » qui brillera dans

5 C’est le commentaire de Pierre CITRON, Ibid., p. 1058. Nous retrouverons la même conduite initia-tique chez Angelo (Le hussard sur le toit) ou chez Tringlot (L’iris de Susse).

6 Œuvres romanesques complètes, p. 441.

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Ennemonde et autres récits. Notion faussement classique que Giono modernise eninscrivant l’homme dans un paysage, un monde, un cosmos, pas toujours aima-ble ou rassurant, mais toujours mystérieux7. « Homme » qui tantôt dérive vers lapitié ou l’égoïsme extrême, qui tantôt remonte vers cet homme primitif, mythi-que, essentiel, ni bon ni mauvais, simplement connaisseur de la réalité, devantlaquelle il s’extasie, se remplit de joie calme.

Le recueil L’eau vive, publié en 1943, rassemble les nouvelles écrites de 1930 à1937 (celle intitulée « Description de Marseille, le 16 octobre 1939 » avait étéécrite tout juste en 1943) ; il représente l’aboutissement d’un projet vieux dedouze ans et maintes fois remanié, où Giono essaie de résumer sa « philosophie »de la vie et la signification qu’il donne au « métier » de poète. Nous lisons dans« Aux sources mêmes de l’espérance » :

Le poète doit être un professeur d’espérance […] il est obligé de voir plus loin, il estobligé de pressentir […] Son travail à lui, c’est de dire […]. Nous sommes trop vêtusde villes et de murs. Nous avons trop l’habitude de nous voir sous notre formeantinaturelle. Nous avons construit des murs partout pour l’équilibre, pour l’ordre,pour la mesure. Nous ne savons plus que nous sommes des animaux libres. Mais sil’on dit : fleuve ! ah ! nous voyons le ruissellement sur les montagnes, l’effort desépaules d’eau à travers les forêts, l’arrachement des arbres, les îles chantantes d’écume,le déroulement gras des eaux plates à travers les boues des plaines, le saut du fleuvedans la mer […]. Je chante le rythme mouvant et le désordre8.

Déclaration des droits et des devoirs qui fonde le poète et sa vision du monde,qui s’ajoute à d’autres voix (« L’eau vive ») chantant des chansons de métiers oudes pastorales, des gens du pays. Des gens simples (le potier, le fontainier, leflotteur de bois, le rémouleur) en train de chanter l’eau vive, nourricière, maisperfide ; ou des gens libres comme les bergers de transhumance ; ou la voix deson père (« Le poète de la famille ») qui raconte lui aussi les choses qu’il sait. Cerecueil puise dans la biographie de Giono : sa famille, sa tante, son village, seslieux.

Monologue de poète (« Provence ») auquel répondent les paroles « jaillissantes »de ses personnages qui se racontent à leur tour à haute voix ; cette forme dialo-guée du récit, vivant, dynamique, sera reprise plus tard entièrement dans Faustau village (1977, recueil posthume).

Parole ou regard, voix et vision qui se fondent et qui découvrent une réalitéfantastique, le lieu par excellence de l’action : « Le plus magique instrument deconnaissance, c’est moi-même. Quand je veux connaître, c’est de moi-même queje me sers. C’est moi-même que j’applique mètre par mètre, sur un pays, sur un

7 Comme GIONO lui-même s’écrie : « Si l’homme existe, c’est que l’univers le suscite, comme il suscitetout ce qui existe pour devenir lui-même. C’est pourquoi l’un et l’autre sont indispensables, c’est-à-dire ne peuvent pas être pensés séparément », dans « Beauté de l’individu », Le poids du ciel, dansRécits et essais, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. 482.

8 Œuvres romanesques complètes III, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1974, pp. 203-204.

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morceau de monde, comme une grosse loupe9 ». L’espace décrit n’est pas tout àfait cette Provence géographique : « Il n’y a pas de Provence, qui l’aime aime lemonde ou n’aime rien », de même que le temps n’est plus chronologique, maisplénitude de l’instant vécu :

Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas laforme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, lacourse de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et stati-ques : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nousallons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but,c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes lesheures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. Tous les genscivilisés se représentent le jour comme commençant à l’aube ou un peu après, oulongtemps après, enfin à une heure fixée par le début de leur travail ; qu’il s’allongeà travers leur travail, pendant ce qu’ils appellent « toute la journée » ; puis qu’il finitquand ils ferment les paupières. Ce sont ceux-là qui disent : les jours sont longs.Non, les jours sont ronds.Nous n’allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteintdu moment que nous avons tous nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits etnotre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notrenature propre, de profiter de tout ce qu’ils contiennent, d’en faire notre chair spiri-tuelle et notre âme, de vivre. Vivre n’a pas d’autre sens que ça10.

Aussi le récit se métamorphose-t-il au gré de l’écrivain prêt à saisir cette cor-respondance des éléments qui envahit son regard. Le discours romanesque setransforme, la durée s’étale afin de nous rendre l’intensité de l’instant que seu-lement nos sens (odeurs, images vues et imaginées, bruits, sensations de toutessortes) devraient percevoir. Prose poétique qui ralentit le récit et le transmue enune suite analogique de métaphores qui rendent cet espace féerique, mythiquepresque, comme celui qui conforme la Camargue et l’embouchure du Rhônedans Ennemonde et autres caractères.

Passant indistinctement de la poésie à l’essai, les récits rassemblés sous le titreL’eau vive gardent cependant, malgré leur diversité, une parenté thématique dontla mise en recueil souligne l’évidence. Nous allons même pousser les analogiesavec le premier recueil de nouvelles et avec les romans de l’époque. Car les sujetssouvent continuent d’être les mêmes : les vies racontées des gens du pays fontressortir un des thèmes majeurs, la solitude des vagabonds, des êtres errants, lasolitude de la pitié, comme c’est le cas pour « L’histoire de M. Jules » :

Ainsi, j’ai connu de bonne heure le plus pauvre de tous les déshérités. Celui qui estvraiment sans héritage ; qui fait sa vie toujours à zéro, nu et cru. Celui pour quil’arbre n’est rien, l’herbe n’est rien

ou « La vie de Mlle Amandine », qui permet de mettre au clair le passage del’« apprentissage panique » à l’« expérience dionysiaque », autrement dit l’accep-

9 « Provence », Ibid., p. 206.10 « Rondeaux de jours », dans L’eau vive, Ibid., p. 191.

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tation du cycle de la vie et de la mort (« La ville des hirondelles », à propos dela mort de son père).

Les nouvelles postérieures reprennent les aspects signalés auparavant : tou-jours à partir du besoin du narrateur de raconter les histoires des gens du pays,seule façon de connaître la vie véritable et trouver la joie de vivre. La morale quirevient sans cesse à la fin de tous ces récits est l’intégration de ces gens simples àtoutes les formes de la vie instinctive, animale et végétale, un « caractère » lié à laterre qu’il habite.

Giono reprend en 1949 avec Faust au village cette façon dialoguée de présenterles mystères paniques et les joies dionysiaques, afin de marquer par l’oralité ladistance du temps, comme si son récit reprenait les légendes populaires. Ou bienrevenant aux sources de l’histoire vraie, il reprend un récit plus narrativisé, plusprès même de l’anecdote savoureuse ou du fait divers : « L’homme qui plantaitdes arbres » (1952-1953) ; « Une aventure ou La foudre et le sommet » (1954) ;« Hortense » (1958).

Mais, en réalité, l’auteur semble se désintéresser de classer ses récits courts,sans doute plus attentif lui aussi aux « chroniques romanesques » écrites après laseconde guerre mondiale, qui se veulent davantage l’histoire d’une époque pré-cise (comme dans le cycle du hussard), avec toutes les confrontations violentesdes passions humaines. Ce changement de perspective n’empêche pourtant pasGiono de revenir au problème de la confrontation de l’homme avec le monde,thème essentiel de ses premiers romans et de ses nouvelles. Et il le fait en écrivantce qui, à notre avis, est son meilleur recueil de nouvelles : Ennemonde et autrescaractères (1968). D’abord Ennemonde (1964), puis Ennemonde et autres récits (1966),pour aboutir à la version définitive où la notion de caractère rayonne dans toutesa signification.

« Ennemonde » est l’histoire piquante, hilarante même, d’une femme du « hautpays » dont la climatologie rigoureuse conforme le tempérament et la vie. Autrescaractères est la vision que le poète a du « bas pays », lieu géographique, poétiqueet fabuleux en même temps, là où la terre et la mer se mêlent aux eaux du fleuve,terrain imprécis où la vie et la mort luttent dans un combat réel et fabuleux, où lapoésie d’auteur rejoint les mythes de toujours.

Pour conclure, la nouvelle aurait une place de choix dans l’ensemble de l’œuvrede Giono : lieu privilégié où la voix du poète se mêle à celle des autres gens dupays pour raconter une façon de vivre tellement près de la nature, des origines,donc de la fable.

D’autres récits plus vraisemblables, inspirés directement des faits divers, ou del’actualité, exprimés dans une langue simple et directe vont garder pour Giono ladénomination très générale de récits, malgré leur rassemblement en recueil (Lesrécits de la demi-brigade, Le déserteur et autres récits…) ou bien des histoires trèsbrèves seront publiées comme simples « chroniques » dans les journaux.

Parmi ses « chroniques » écrites au jour le jour, nous pouvons retrouver certai-nes historiettes, à peine esquissées et pourtant d’une grande densité dramatique.

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Je pense notamment à cette petite chronique intitulée « Une histoire11 » où Gionoréussit à raconter en sept pages un caractère fort du pays, « pour en garder lamémoire ». Le récit sans images, dépouillé, use et abuse de la litote mais, en bonconteur, Giono continue d’enchanter son lecteur.

Alicia PIQUER DESVAUX

Université de Barcelone.

11 Les terrasses de l’île d’Elbe (1962-1963), Paris : Gallimard, 1976, pp. 163-170. D’autres chroniques, Lestrois arbres de Palzem (1951-1965), ont été publiées chez Gallimard en 1984.

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LA NOUVELLE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLEAUX FRONTIÈRES DES AUTRES GENRES :

ROMAN, CONTE, ESSAI

S’il est un champ de la théorie littéraire où la confusion est grande, c’est celuides genres littéraires, d’où l’intérêt des critiques et des théoriciens, voire de cecolloque, pour essayer de définir la question.

Les genres expriment-ils l’essence de la littérature ? Quels sont les rapports quilient les textes aux genres et un texte à son genre ? L’appartenance d’un texte àun genre donné implique-t-elle son exclusion des autres genres ? Quel est le sta-tut des noms des genres ? Comment établir les classifications génériques ?… Autantde questions qui montrent la problématique et l’intérêt du champ d’études quiretient notre attention. En effet, le titre même de ce colloque, La nouvelle de lan-gue française aux frontières des autres genres littéraires, pose d’emblée, il me semble,trois types de problèmes que je voudrais citer, ne serait-ce que très brièvement,avant de centrer mon intervention. Que la nouvelle constitue un genre littérairepossédant son histoire et son esthétique propres s’impose comme une réalitéévidente, malgré l’effort de certains détracteurs du genre, dont le seul souci est den’y voir qu’une sorte de sous-produit ou produit dégénéré du vrai genre : le ro-man.

Le caractère, souvent flou, des frontières génériques n’est pas du domaine ex-clusif de la nouvelle et pourrait s’appliquer à n’importe quel genre littéraire de-puis l’âge moderne, époque où l’on assiste à une multiplication extrême desmodèles génériques potentiels, ce qui rend l’établissement des classifications as-sez compliqué. Cette difficulté passe aussi par un autre problème qui constitueral’axe central de notre réflexion : celui du statut des noms des genres. Endogèneou exogène c’est-à-dire, utilisé par l’auteur ou le lecteur, ou bien par l’historienou le théoricien de la littérature, la dénomination générique n’est pas seulementune façon d’ordonner la masse informe des documents et des textes littéraires,elle est aussi un élément constitutif de l’histoire même de ces textes. À des épo-ques différentes, et pour des textes divers, auteurs, éditeurs et critiques ont accoléle terme « nouvelle » à des produits dont la généricité (facteur productif de laconstruction de leur textualité) se voit modifiée selon les époques, le nom degenre étant toujours réutilisé. Ainsi, depuis le XVe siècle et jusqu’à nos jours, leterme « nouvelle » a été employé comme nom de genre pouvant désigner unrécit bref ou long, plaisant ou sérieux, réaliste ou merveilleux. Le nom sert aussicomme alternative à d’autres termes génériques tels que « conte » (voir Les centnouvelles nouvelles, La Vénus d’Ille de Mérimée, Le testament de Maupassant, Ro-mans et contes de Gautier, etc.), « histoire » (Histoire espagnole ou Dom Amador,nouvelle de Cardonne, Histoire du marquis de Monsera et Dona Terese de Castro,

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nouvelle de Mme d’Aulnoy, au XVIIe siècle), ou « roman » (Cléonice ou le romangalant, nouvelle de Mme de Villedieu).

De telles dérives affectent aussi une partie de textes de notre XXe siècle faisantdonc survivre la confusion générique et les formes de transition vers des genresvoisins. En effet, des auteurs tels que Jouhandeau avec ses Contes rustiques (1951),La Varende dans ses Contes sauvages (1938) ou Hellens dans Herbes méchantes etautres contes insolites (1964) continuent d’employer le terme « conte » dans leursrecueils. Or, nous constatons chez certains écrivains un plus grand souci de rigu-eur terminologique, d’où l’effort pour limiter la réalité sémantique de chaquemot : ainsi « conte » sera employé pour désigner des faits ou des aventures imagi-naires, tandis que « nouvelle » sera plutôt appliqué aux histoires « réelles ». C’estcette distinction qui permet à l’auteur de la notice biographique de L’enfant de lahaute mer d’appeler « contes » les différents récits fantastiques et merveilleux dulivre de Supervielle. Et c’est justement sur le même principe que Yourcenar pro-pose pour ses Nouvelles orientales le titre de « contes et nouvelles » étant donné lamatière variée (réaliste et merveilleuse) dont elles se composent1. Pourtant le terme« nouvelles », toujours conservé dans les plusieurs rééditions du livre, témoigneque la confusion terminologique ne disparaît pas totalement au XXe siècle, ce quiexplique la nécessité d’établir les limites de chaque genre. Ainsi Pierre Gamarrapropose une définition fondée sur des critères quantitatifs, ce qui lui permet d’ap-peler « conte » « un récit de quelques pages et nouvelle proprement dite une œuvreplus développée2 ». Mais alors que dire de tant de nouvelles contemporaines ca-ractérisées justement par leur très réduite dimension ? Conviendrons-nous d’ap-peler « contes » les textes, par exemple, de Marcel Arland ? Il est clair que le cri-tère du nombre de pages ne peut à lui seul définir les genres. La brièveté de lanouvelle constitue certes un élément important, mais elle n’acquiert son vraisens que si on la considère comme conditionnante ou conditionnée d’une tech-nique narrative particulière.

Pour d’autres critiques, c’est le caractère limité de la nouvelle, qui naît d’unesimple anecdote ou d’un seul événement, qui la différencie du conte : « Elle [lanouvelle] – écrit Constant Burniaux – se différencie du conte par l’analyse, parson goût de s’enfermer dans des limites : une anecdote, un épisode, un caractère.Une bonne nouvelle est un haut lieu de l’intelligence et de la sensibilité3. »

La définition de Burniaux peut en effet s’appliquer de façon générale au genrede la nouvelle contemporaine, mais elle semble répondre plus précisément à untype particulier de nouvelle que nous appelons, à la suite de René Godenne, « nou-velle-instant », pratiqué notamment par Colette et Arland au début du siècle etplus récemment par des auteurs tels que Sophie Blanchet, Annie Saumont ou

1 Voir Post-scriptum de Nouvelles Orientales. Paris : Gallimard (L’imaginaire), 1981, pp. 147-149.2 P. GAMARRA « Défense et illustration de la nouvelle », dans Revue Europe : la nouvelle française I, août-

septembre 1981, p. 3.3 C. BURNIAUX, « Recherche sur la poésie de la nouvelle », dans Bulletin de l’Académie royale de langue

et littérature françaises, n° 40, Bruxelles, 1962, p. 87.

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Jean-Pierre Martin. C’est Marcel Arland lui-même qui, dans une lettre à Godenne,le 19 octobre 1971, établit les différences entre le conte et la nouvelle : « Toutesmes nouvelles reposent sur des données véritables ou à tout le moins, vraisem-blables […]. J’appellerai conte une fiction (assez courte) qui ne se pique pas d’unevraisemblance (ou la refuse), qui se propose de surprendre, de déconcerter4. »

Nous constatons que, pour Arland, c’est la vérité ou la vraisemblance de lanouvelle qui la distingue du conte, plus imaginaire et moins crédible, théorie quisera partagée par la plupart des théoriciens de la nouvelle parmi lesquels nousciterons, à titre d’exemple, les noms de Gabriel Pérouse et de Jean Fougère. Lepremier définit le conte comme « une narration fantastique ou du moins mer-veilleuse. Il suppose acquiescement, complaisance à l’irrationnel, à l’action despuissances occultes (l’enchantement). Le conte est indépendant d’un temps etd’un lieu donnés : il est du domaine de l’immémorial5 ».

Fougère, de son côté, fonde sa distinction sur les mêmes critères que Pérouse,mais sa définition, plus rigoureuse, distingue fantastique et merveilleux. Très jus-tement, il attribue au conte un caractère fabuleux et merveilleux qui le distinguede la nouvelle : « C’est justement ce caractère fabuleux du conte (l’origine duconte est celle de toute littérature nourrie du même fonds mythique, et se mêlantsi étroitement au merveilleux des premiers romans qu’il est difficile de l’en sépa-rer) qui le distingue d’abord de la nouvelle6. »

En effet, si le fantastique n’est pas exclusif du conte (pensons au grand rôlequ’il a joué dans la nouvelle moderne et même contemporaine : Mérimée, Mo-rand, Aymé, etc.), le merveilleux semble s’appliquer seulement au conte et cons-tituer l’un des traits essentiels pour le distinguer de la nouvelle qui, longue oubrève, contée par une voix narratoriale ou actoriale, peut aussi posséder, commele conte, un caractère exemplaire, moral et didactique (les nouvelles de Jacob,Miomandre, Prévost ou le dernier Tournier en sont de bons exemples). Il en ré-sulte un emploi alternatif des termes « conte » et « nouvelle », qui fait sur vivre latradition, surtout du XIXe siècle, sans tenir compte de la généricité d’une nouvellecontemporaine qui se veut de plus en plus proche de la réalité.

Si le voisinage des genres ayant de nombreux traits communs explique et jus-tifie même parfois l’alternance d’étiquettes génériques, la primauté accordée dansnotre XXe siècle au grand genre du roman, ne devrait pas provoquer de confu-sion, même si les conditions n’ont pas été très favorables à la pratique de la nou-velle et à sa diffusion. Et pourtant, on constate un jeu alternatif dans l’emploi destermes « roman » et « nouvelle », dont les causes sont à chercher cette fois-ciauprès des éditeurs. En 1965, Gallimard publiait Nouvelles des yeux de Paul Mo-rand, deuxième volume qui, avec les Nouvelles du cœur, constitue une anthologiede textes, choisis par l’auteur lui-même. On y trouve parmi d’autres récits, Le tzar

4 R. GODENNE, La nouvelle française, Paris : PUF, 1974, pp. 118-119.5 G.-A. PÉROUSE, Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps. Thèse, Univ. Paris IV, 1974,

p. 493.6 J. FOUGÈRE, « La nouvelle, art d’avenir », dans Un cadeau utile, Paris : Albin Michel, 1953, p. 14.

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noir, Syracuse et La chèvre sans cornes, tous trois déjà parus en 1928 dans Magienoire. Si Morand inclut ces trois textes dans son anthologie de nouvelles, c’estparce que, pour lui, ils appartiennent à ce genre, opinion que ne semble pas avoirpartagée l’éditeur Grasset qui, dans l’édition de 1968, fait paraître sur la couver-ture du livre le terme « roman ».

L’œuvre de Valery Larbaud Amants, heureux amants… offre, elle aussi, un cassignificatif de confusion terminologique. Trois nouvelles composent le livre :« Beauté, mon beau souci… », « Amants, heureux amants… » et « Mon plus se-cret conseil… » La première porte une dédicace, écrite en espagnol, où apparaît leterme « novela » (roman) :

A la ciudad deAlicantey a mis amigos alicantinosofrezco esta novelapara mi llena de recuerdosde la Terreta.V.L.Alicante, marzo 19207.

Le fait de trouver ici le mot « novela » ne nous étonne pas, étant donné queLarbaud écrit sa dédicace en espagnol et que ses connaissances de notre languen’allaient très probablement pas jusqu’à distinguer les limites qui séparent leroman (novela) de la nouvelle (relato). Mais que dire de l’auteur de la préface qui,s’exprimant déjà en français, qualifie les textes de courts romans ou longuesnouvelles ? « Les trois courts romans ou longues nouvelles qui composent Amants,heureux amants… forment un tout homogène8. » Si l’on s’en tient au critère dunombre de pages, il est possible d’admettre la dénomination « longue nouvelle » ;mais accepter celle de « court roman » serait renoncer à l’existence de la nouvelleen tant que genre, possédant une structure propre et considérer qu’elle n’estqu’un sous-produit du roman, opinion que, on le sait, se sont plu à proclamermême des critiques prestigieux : « La nouvelle – écrit Pascal Pia – ne constituecertes pas un genre littéraire bien déterminé, impliquant le respect de certainesrègles de composition, mais il est communément admis que c’est une sorte deroman en raccourci, et dont le personnage présente un minimum de crédibi-lité9. »

S’il suffit de prendre l’opinion générale comme principe d’argumentation, soi-disant scientifique, pour décider de l’existence ou non d’un genre littéraire, nouspouvons affirmer d’ores et déjà que les sérieuses études faites par les critiques ethistoriens de la nouvelle prouvent que le genre existe et qu’il est donc communé-ment admis qu’elle n’est ni un divertissement de romancier, ni une variété du

7 V. LARBAUD, « Beauté, mon beau souci… », dans Amants, heureux amants…, Paris : Gallimard, 1981,p. 10.

8 Ibid., p. 7.9 P. PIA, Préface à Jules Laforgue : Moralités légendaires, Paris : Gallimard, 1977, p. 7.

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roman, « qu’on ne fait pas plus une nouvelle en découpant un épisode d’un ro-man qu’on ne fait un roman en développant une nouvelle10 ». Cette opinion,que j’emprunte à Barrère, sera confirmée par les thèses de Godenne, Deloffre,Pérouse, Blin et d’autres, qui, après avoir étudié la nouvelle à des époques diffé-rentes de l’histoire littéraire française, arrivent à la conclusion que celle-ci pos-sède ses propres lois de composition qui la définissent comme un vrai genre litté-raire. C’est pour lutter contre les préjugés des détracteurs du genre que les défen-seurs de la nouvelle se sont efforcés de différencier l’un et l’autre genre. Laissantde côté les nombreuses formules lapidaires, pour ne garder que les définitions quipourraient aider à l’analyse critique, il est possible d’arriver à établir deux grou-pes de théories permettant de dégager les points essentiels qui distinguent nou-velle et roman.

Le premier de ces groupes parle de concision, rapidité, concentration et den-sité de la nouvelle face au roman, qui exige une plus longue durée et un plus largedéveloppement. Baudelaire fut le premier à souligner l’intensité et la totalité d’ef-fet de la nouvelle, liées sans doute aux facteurs de réception et donc aux types delectures imposées par la brièveté textuelle : « La nouvelle, plus resserrée, plus con-densée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense, et,comme le temps consacré à la lecture est bien moindre que celui nécessaire à ladigestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet11. »

Plus tard, le grand critique de la NRF que fut Albert Thibaudet insiste encoresur cette totalité d’effet obtenu dans un minimum de temps, ce qui fait de lanouvelle un genre proche du drame, du discours ou de la conférence : « Le dis-cours, la conférence, le théâtre, la nouvelle sont des genres très différents, maisils présentent le caractère commun d’être contraints à utiliser un minimum detemps pour un maximum d’effet. De là la nécessité et les lois de la composi-tion12. » En effet, le point de vue du nouvelliste est différent de celui du roman-cier car la fatalité joue un rôle plus important dans la nouvelle. Un exemple,emprunté cette fois-ci au nouvelliste Boulanger, nous semble illustrer assez biencette idée : « Un romancier s’il doit rendre compte d’un match de boxe décrira lesquinze rounds ; le nouvelliste, lui, s’intéressera seulement aux deux derniers13. »

Sans vouloir fonder une distinction entre la nouvelle et le roman dans le nom-bre de pages, il est évident que la brièveté de la nouvelle impose à l’auteur uneexposition plus rapide et intense, d’où la loi de la concentration et de la netteté :« L’art – écrit Marcel Raymond – est toujours de ne dire que l’essentiel », théorieconfirmée par le romancier et nouvelliste Paul Morand, qui signale d’ailleurs lestraits distinctifs du lecteur de nouvelles. Le genre exige en effet un public disposéà participer avec l’auteur, prolongeant le temps de la lecture pour compléter cequi, dans le texte, n’est que suggestion ou allusion :

10 J.-B. BARRÈRE, « L’art de la nouvelle moderne vue d’Outre Manche », dans Revue de Littérature com-parée, n° 24, 1950, p. 547.

11 Ch. BAUDELAIRE, L’art romantique, Paris : Calmann-Lévy, 1880, p. 175.12 A. THIBAUDET, Réflexions sur le roman, Paris : Gallimard, 1938, p. 186.13 Dans Le Quotidien de Paris, 5 juin 1974.

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La nouvelle tient bon grâce à sa densité. Elle garde un public vrai, celui qui nedemande pas à un livre de lui servir d’aliment (un écrivain n’est pas un restaurant). Iln’y a pas de quoi se nourrir dans une nouvelle, c’est un os. Pas de place pour laméditation, pour un système de pensée. On peut tout mettre dans une nouvelle,même le désespoir le plus profond […], mais pas la philosophie du désespoir. Lespersonnages sont cernés, gelés dans leur caractère ; ils n’ont pas le temps de tombermalades, de mourir de la maladie du roman contemporain14.

Le deuxième groupe de théories qui définissent la nouvelle en rapport avec leroman, insiste sur le nombre d’épisodes choisis. Ainsi, si le nouvelliste se tientà un seul événement, le romancier tend à le multiplier et le diversifier. Le premiertémoignage appliqué à la nouvelle moderne que nous possédons à cet égard,vient de la plume de Paul Bourget, qui écrit dans La Revue des Deux Mondes : « Lamatière de l’un (le roman) et de l’autre (la nouvelle) est trop différente. Celle dela nouvelle est un épisode, celle du roman une suite d’épisodes. Cet épisode quela nouvelle se propose de peindre, elle le détache, elle l’isole. Ces épisodes dontla suite fait l’objet du roman, il les agglutine, il les relie. Il procède par dévelop-pement, la nouvelle par concentration15. »

Cette opinion de Bourget sera partagée par le romancier et nouvelliste AndréMaurois, qui insiste sur le caractère unique de la nouvelle face au multiple duroman :

Je nomme nouvelle un récit qui a pour sujet un événement, une scène, le retourne-ment brusque d’une situation ; roman, un ouvrage qui montre, au cours d’une suitede scènes et de situations diverses, l’action ou l’évolution de certains caractères. Pourprendre deux exemples extrêmes, personne ne pensera que le roman de Proust puisseêtre appelé nouvelle ; personne ne dira que le conte de Maupassant sur un collierperdu soit un roman16.

La nouvelle, en effet, est faite de peu de matière. Il suffit d’un geste, d’unelueur, d’un sentiment pour voir surgir cette nouvelle-instant, cultivée par denombreux nouvellistes contemporains et classée, sans risque de confusion, dansson domaine générique bien particulier. Cette fois-ci, la nouvelle n’est plus auxfrontières du roman ; je dirais même qu’elle ne l’a pas été de façon générale dansl’histoire littéraire du XXe siècle, que le nom de genre accolé à un texte donné nedécide pas toujours de son appartenance à une classe déterminée, tel qu’on a pule constater le long de cet exposé pour les étiquettes nouvelle-conte-roman.Confusion terminologique concernant trois genres différents à laquelle j’ajoute-rai, pour finir, un dernier exemple d’interaction générique faisant apparaîtrel’alternance entre la nouvelle et l’essai.

En 1937, Albert Camus publie pour la première fois L’envers et l’endroit, ouvragequi connaîtra plusieurs éditions dont celle de 1958 fera apparaître, précédant lescinq textes qui conforment le volume, une préface de l’auteur lui-même, où le

14 P. MORAND, Préface à Ouvert la nuit, Paris : Gallimard, 1972, pp. 5-6.15 P. BOURGET, « Mérimée nouvelliste », dans Revue des Deux Mondes, septembre 1920, p. 267.16 A. MAUROIS, « Nouvelles et romans », dans Dialogue des vivants, Paris : Fayard, 1959, pp. 83-84.

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LA NOUVELLE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE272

terme « essai » sera employé pour qualifier le livre17. En effet, Camus a raisond’appeler « essais » ses textes, si nous acceptons que ce genre-ci implique l’éta-blissement d’un contact verbal et l’existence d’un haut degré d’emphase entrel’auteur, vivement impliqué, et le lecteur18. On constate d’ailleurs dans L’envers etl’endroit la recherche d’un système de valeurs de la part de l’auteur, ce qui expli-que l’existence d’un discours idéologique dominant. Or, si comme l’affirment lesthéoriciens du genre, nous entendons par essai une œuvre en prose où l’auteur etle lecteur seraient les seuls personnages, il nous faut convenir que les textes deCamus ne sont pas des essais purs, étant donné l’existence de personnages fictifs,faisant partie d’une histoire qui nous est racontée par la voix d’un narrateur té-moin. Cependant, ce qui importe ce n’est ni l’intrigue ni l’action ; la seule etvéritable histoire du livre est celle d’un homme qui cherche un sens à sa vie et àson existence. Le monde de fiction qu’il crée n’est en définitive que l’excuse quilui permet d’exprimer sa philosophie sur deux thèmes clés : la solitude et la mort.L’envers et l’endroit exprime les deux courants qui nourrissent l’œuvre de Camus :d’un côté la beauté sensible de la nature (l’endroit), de l’autre, les drames et lesinjustices de cette même nature, considérée d’un point de vue métaphysique(l’envers). Si, comme le signale Quiniou19, l’endroit nourrit ses œuvres littéraires,l’attention à l’envers alimente plus particulièrement ses textes théoriques et sonthéâtre. Le mélange des deux fera naître ces nouvelles-essais, où l’auteur privilé-gie l’exposé d’une interprétation personnelle sur un thème donné.

L’exemple de Camus, ainsi que ceux que nous avons analysés auparavant,prouve qu’en effet ce n’est pas le nom ou l’étiquette qui décident de l’apparte-nance au genre, mais la structure générique des textes. L’important, ce n’est pasde faire une étude lexicologique des dénominations génériques, mais de prendreces dénominations pour voir et analyser les phénomènes que leur utilisation re-couvre. L’histoire du genre connaît des problèmes individuels liés surtout auxépoques et aux conditions sociales, qui nous obligent à parler non pas de la nou-velle, mais des nouvelles. Or, l’esthétique du genre montre, de son côté, l’exis-tence de certains éléments constitutifs qui, demeurant toujours identiques à eux-mêmes, nous permettent de définir la nouvelle. En tout cas, l’histoire des genresen général et de la nouvelle en particulier, ne devrait pas renoncer à traiter toutesles nouvelles formes qui, sorties du genre traditionnel et situées aux frontièresdes genres voisins, possèdent des vertus créatrices qui viennent enrichir et modi-fier les modèles existants.

Carmen CAMERO PÉREZ

Université de Séville.

17 Voir A. Camus, L’envers et l’endroit, Paris : Gallimard, 1958, p. 11.18 Voir P. HERNADI, Teoría de los géneros literarios, Barcelona : Bosch, 1978, p. 101.19 Y. QUINIOU, « Albert Camus », dans Histoire littéraire de la France de 1913 à nos jours, Paris : Éditions

sociales, 1982, p. 364.

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MARCEL BÉALU ET LES FRONTIÈRES ENTRECONTE, NOUVELLE, POÈME EN PROSE

Peut-on se satisfaire, en ce qui concerne l’attribution de l’étiquette « nouvelle »,du mot de Maugham : la nouvelle serait tout écrit que son auteur choisit de dési-gner comme tel1 ? L’allégation semble légitime : le créateur a toute latitude pourbaptiser son œuvre ; mais il ne peut faire table rase de l’histoire des genres, deleur évolution, de leur perméabilité. De plus, il est confronté à des pressions,voire des contraintes, éditoriales ou du lectorat.

L’œuvre de Marcel Béalu (1908-1993) est de celles qui se jouent des frontières –ou jouent avec les frontières – et embarrassent les taxinomistes littéraires. Je trai-terai ici de deux de ses ouvrages, publiés à quarante ans d’intervalle, pour ce que,se situant entre conte, nouvelle et poème en prose, ils donnent à s’interroger surle problème des limites génériques.

Les Mémoires de l’ombre est généralement considéré comme un ouvrage majeurde Béalu. Publié pour la première fois en 1941, augmenté à plusieurs reprises, ilacquiert sa forme définitive en 19862 : cent vingt textes courts en prose, unifor-mément répartis en quatre parties. Poèmes en prose, contes ou nouvelles ? Lesopinions divergent mais sont rarement justifiées. Robert Sabatier, dans La poésiedu vingtième siècle, tient les Mémoires de l’ombre pour un recueil de poèmes enprose3 ; il répercute le sentiment général des critiques de cet ouvrage lors de sespremières publications. Certains sont plus circonspects, comme Marcel Spadaqui parle à propos d’un des textes, « Le bocal », de « conte bref ou poème enprose », puis de « conte-poème4 », ou André Pieyre de Mandiargues qui avoue nepouvoir se prononcer et ajoute que « le choix de la catégorie, d’ailleurs, est sansimportance5 ». Dans une note à la version définitive, l’éditeur de Phébus tranche.Il veut, dit-il, « dissiper un malentendu qui a peut-être porté quelque tour à cestextes : il s’agit bien de récits (ou de contes), non de poèmes en prose commeont pu l’écrire quelques commentateurs pressés6 ». Mais il ne creuse guère sonargument, et rapproche, pour toute preuve, les textes de Béalu de romans enminiature plutôt que de poèmes.

1 Cité par Pierre TIBI dans « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », Aspects de la nouvelle(II), Cahiers de l’Université de Perpignan, n° 18, 1995, p. 10.

2 Marcel BÉALU, Mémoires de l’ombre, Paris : Phébus, 1986. Je me référerai dorénavant à cette édition.3 La partie intitulée « Marcel Béalu, mémorialiste de l’ombre » s’inscrit dans le chapitre « Splendeur

du poème en prose » (R. SABATIER, La poésie du vingtiéme siècle. 2. Révolutions et conquêtes, Paris : AlbinMichel, 1982, pp. 626-630).

4 Dans Érotiques du merveilleux. Fictions brèves de langue française au XXe siècle, Paris : Corti, 1983, p. 227.5 Préface à L’araignée d’eau, Paris : Phébus, 1994, p. 10.6 La reprise de quatre textes des Mémoires de l’ombre dans le recueil L’aventure impersonnelle et autres

contes fantastiques (Verviers : Marabout, 1966) conforterait le point de vue de l’éditeur de Phébus.

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FRONTIÈRES ENTRE CONTE, NOUVELLE, POÈME EN PROSE274

Revenons à une de ces commentatrices pressées, Suzanne Bernard qui, dansson ouvrage – vieilli à certains égards – sur Le poème en prose, soulignait pertinem-ment, nonobstant son apparent fourvoiement générique pour ce qui est des Mé-moires de l’ombre, les rapports particuliers que ce genre hybride entretient avec letemps7. En résumé, elle y postule que le poème en prose, bref par essence, sansautre finalité que lui-même, sans autre utilité qu’esthétique, constitue une ré-ponse originale à l’aporie du temps : il vise une conjonction de l’inéluctable écou-lement temporel et de l’éternel présent de l’art, soit par une organisation for-melle importante – que dénote une structuration symétrique, répétitive,variationnelle ou cyclique –, soit par l’affranchissement ou le refus du temps –grâce à l’abolition des catégories logiques, au pervertissement des éléments spatio-temporels, au téléscopage, à la contraction ou à la dilatation des durées, à laprééminence de l’image ou du mot sur la narration. Le poème en prose, plusproche des arts de l’espace que du temps, procède de la fulguration et de la rup-ture, qui suppose sa réception immédiate (ou imminente) et unitaire ; il intègrede ce fait avec bonheur le récit de rêve qui rompt avec la réalité rationalisée.

Les textes des Mémoires de l’ombre remplissent-ils ce programme ? Certains ontl’allure de simples visions oniriques, ils font pénétrer le lecteur dans un mondeétrange, absurde : un peintre virulent se rit des œuvres du narrateur et lui opposele seul vrai art, « un mouchoir où sèch[ent] des arabesques de morve » (« Unpeintre intuitif », pp. 29-30) ; un grand navire au pilote sans visage fonce irrémé-diablement vers quelque écueil (« Seul maître à bord », pp. 65-66) ; le narrateurest jeté hors d’un salon de coiffure à cause d’un bout de corde qui dépasse de songilet et focalise toutes les attentions (« La corde », pp. 171-172). Mais, le plussouvent, Béalu explore le no man’s land entre le rêve et le réel. Il introduit discrè-tement, au sein de ce qui ne semble être que divagations de poète, des élémentsvraisemblables, ou il construit son objet de telle manière que la vraisemblancerivalise avec l’imaginaire. Ainsi, dans « Toujours et jamais » (pp. 118-119), le nar-rateur se dégage d’une vieille femme accrochée à lui dans un lit, découvre augrenier une jeune femme qui, au moment où il l’embrasse, redevient mannequinde chiffon. Lorsqu’il redescend dans la chambre, il retrouve le lit désert. La vieillefaisait-elle partie du rêve ? L’escapade du narrateur à l’étage a-t-elle eu réellementlieu ? Et le disque qui y répétait « Que ce soit toujours, que ce soit toujours, quece soit toujours… », était-ce une illusion ?

La présence de déictiques temporels, d’adverbes de temps ou d’aspect éloigneégalement beaucoup de textes du simple rêve. Et lorsque ces éléments apparais-sent à la fin du texte, ils accentuent l’effet fantastique (ou comique…) par labrusque tension qu’ils génèrent. C’est le cas de ce récit où le narrateur décide deconsulter un chiromancien (« Chiromancie », pp. 58-60). Sur place, on lui dé-visse les mains et il doit patienter avec d’autres dans la salle d’attente. Peu à peu,

7 S. BERNARD, Le poème en prose. De Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris : Nizet, 1959.

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une peur parmi les clients grandit et, brusquement, tous se précipitent vers lasortie, non sans avoir cherché à récupérer leurs mains respectives. « Je finis parme retrouver avec au bout des bras une paire de mains m’allant à merveille, maisà la paume si hachurée, striée, zébrée dans tous les sens qu’il m’est impossibledepuis d’y démêler ma ligne de vie8. »

À l’occasion, le personnage lui-même peut interroger la frontière entre le réelet le rêve. Comme le narrateur, dans « Les deux voix » (pp. 56-57), qui commetun acte totalement indécent, après qu’une voix lui eut chuchoté dans l’oreille :« Puisque tu rêves, rien n’a d’importance… ». Il ose embrasser en public une damesous sa jupe soyeuse. « Mais contrairement à ce qui se passe dans les rêves, où cegeste n’aurait éveillé aucune surprise, il y eut autour de moi une seconde de silen-cieuse stupeur angoissée. Puis brusquement s’éleva le brouhaha de l’indignation. »Lorsqu’il s’enfuira, une autre voix lui chuchotera qu’il ne rêve pas. Le narrateurde « L’empreinte » (pp. 108-109) est tout aussi circonspect : il se trouve sans réac-tion devant une femme qui va se noyer dans le fleuve. « Sans doute ai-je fait unrêve, me dis-je, cette apparition n’avait pas plus de consistance que les images quihantent mon sommeil… » ; mais un détail brise sa conviction : « Et j’aurais gardécet espoir si, devant moi, dans la neige, n’avait été dessinée avec tant de précisionl’empreinte de ses pas sur les marches de l’escalier s’enfonçant dans l’eau noire. »

Si le rêve hante la plupart des textes des Mémoires de l’ombre, c’est de manièretrès diversifiée. Il est moins une tentative de sortir du réel que de l’approfondirpar l’exploration des frontières entre rêve et réalité. Le caractère emblématiqued’un texte comme « La terrasse » (pp. 189-190) est patent à cet égard9 : le narra-teur aperçoit et rejoint, en contrebas d’un château, des amis qu’il croyait morts.Mais lorsque des gens du haut de la terrasse l’appellent, il ne peut les rejoindre.« Je m’élançai vers la muraille et commençai à m’y hisser péniblement, par laforce des poignets. Ne me cherchez pas ailleurs : c’est là que je suis encore, à mi-chemin suspendu. »

L’imparfait, le temps le plus souvent employé dans les Mémoires de l’ombre,souligne l’incomplétude de l’action ; il domine non seulement dans les incipit,mais également dans les clausules. Quelques textes ne sont même écrits qu’àl’imparfait ; c’est le cas, significativement, de trois textes sur les quatre en itali-que qui introduisent les différentes parties de l’ouvrage, ou de « La chambre aé-rostat » (pp. 17-18), où le narrateur, tel Plume d’Henri Michaux, se trouve trans-porté dans les airs, sans avoir quitté sa table de travail. À la fois spectateur etacteur de cette étrange expérience, il voit sa mère en bas essayer de le suivre, veutla mettre hors de danger, mais ce faisant, il se sent lui-même redescendre : « Aubout d’un instant, ma chambre retrouvait sa place, les murs et le plafond se re-

8 C’est moi qui souligne. Outre l’adverbe de temps, l’utilisation du présent dans la finale accentuela vraisemblance du récit et augmente la tension dramatique.

9 Ce texte a d’ailleurs une position-clé dans le recueil : il clôture la troisième partie intitulée « Théâtresouterrain ».

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pliaient, et j’entendais la voix de maman qui m’appelait pour le dîner. » On auraitattendu le passé simple à la fin du texte pour marquer la rupture avec le rêve ;mais l’emploi exclusif de l’imparfait réunit la conscience onirique du narrateur etla triviale réalité.

Le récit de « La chambre aérostat » se déroule dans une durée indéfinie, conti-nue, que traduit autrement la structure circulaire de nombre de textes : « Lesbonnes raisons » (pp. 201-202), par exemple, débute ainsi : « Les voix dans lachambre à côté ! Je me levais pour mieux les entendre, en chemise et l’oreillecontre la cloison. » Le narrateur entend prononcer le nom de son meilleur ami,une autre fois celui de son frère, puis de sa maîtresse, puis de sa sœur. Et chaquefois les personnes citées meurent, sans qu’il ait fait un geste pour les avertir. Il sesait condamné à terme, attend son tour qui arrive enfin. « Résigné, vaincud’avance, je me laissai tomber sur le lit, enfouissant ma tête sous les couverturespour ne plus entendre les voix de la chambre à côté. » L’identité de l’incipit et dela clausule (figure de l’antépiphore), renforcée par la répétition de la même for-mule également dans le texte, souligne l’inéluctable fin du narrateur. Dans d’autrestextes, c’est le titre repris dans la clausule qui confère au récit son caractère clos,ou la thématique particulière renforcée par des procédés divers de répétition10.

Récits affranchis des contraintes spatio-temporelles, sans commencement nifin, ou circulaires, déchirés entre objectivité et subjectivité, où les images et lessymboles prévalent sur la diégèse, telles sont les caractéristiques essentielles dupoème en prose lorsqu’il intègre le récit de rêve. Mais le conte, dans son accep-tion moderne, ne partage-t-il pas ces caractéristiques ? Suzanne Bernard, se réfé-rant à Edgar Poe, convient de la porosité des frontières. Le conte se sert de procé-dés poétiques, comme le poème en prose utilise les techniques du récit. L’uncomme l’autre doivent satisfaire aux critères de brièveté, d’unité organique, deconcentration. « [T]out conte ne tend-il pas, dès sa conception, à édifier un petitmonde imaginaire, échappant aux lois de l’univers réel, et où tout soit signe etsymbole ?11 » Poe, effectivement, rapprochait conte et poème, avant tout pour latotalité de l’effet qu’ils engendrent, grâce à leur brièveté, à leur construction ri-goureuse au profit d’une impression unique à produire. Mais leur finalité diffère :la poésie vise l’élévation de l’âme par la contemplation du beau, alors que leconte est essentiellement tourné vers la vérité. Le poème en prose n’opère-t-il pasune synthèse du beau et du vrai ? Poe n’excluait pas leur rapprochement, entreautres dans La genèse d’un poème, pourvu que l’écrivain ne perde pas de vue le butprincipal poursuivi12.

10 Dans le second ouvrage de Béalu dont nous traiterons plus loin, le texte « Le retour éternel » déploieégalement une structure cyclique – marquée entre autres par la similitude entre incipit et finale –que renforce sa position stratégique en fin de recueil.

11 S. BERNARD, op. cit., p. 519.12 E. A. POE, « La genèse d’un poème », dans Contes-essais-poèmes, Paris : Laffont (Bouquins), 1995, pp.

1004-1017.

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Poe ne parle pas de short story – le terme est peu usité à l’époque – mais de tale,que Baudelaire traduit d’abord par conte, puis de plus en plus par nouvelle. Su-zanne Bernard différencie les deux genres par le rapport qu’ils entretiennent avecle poème : « C’est par son aspect statique et synthétique que le conte se rappro-che du poème, beaucoup plus que la nouvelle13 ». L’auteur souligne la priorité del’aspect narratif et linéaire de la nouvelle qu’elle oppose à l’aspect structurel duconte. Cette distinction traditionnelle, suffisamment infirmée pour que l’on n’in-siste guère, ne tient pas compte, entre autres, de ce que l’on a appelé, à la suite deRené Godenne, la nouvelle-instant : il ne s’agit plus de susciter un intérêt anec-dotique, mais d’évoquer un moment décisif, de fixer une impression, une atmos-phère. Le texte commence souvent in media res et se clôt sur une fin ouverte quioblige le lecteur à pallier les manques.

Ainsi, entre les textes courts en prose les frontières génériques se réduisent,qu’un détour par la short-short story réduirait encore, voire abolirait. Dans unarticle intitulé « Une grenouille blanche : la nouvelle brève14 », Claudine Verley,après avoir analysé deux anthologies de langue anglaise dont la longueur était lecritère de sélection (mille cinq cents mots maximum), en arrive à dégager lestraits généraux suivants : la short-short story n’a plus recours au déroulement nar-ratif traditionnel (rompant avec le shéma classique : équilibre initial, rupture,nouvel équilibre), elle subvertit le temps linéaire, met en scène des personnagesanonymes ou emblématiques dans des lieux déréalisés (comme dans le conte).Extrêmement structurée, elle privilégie la non-résolution, la métaphore ou la di-mension morale ou philosophique qui peut la rapprocher de la parabole.

Les critères dégagés par Verley voisinent avec ceux du conte et du poème enprose ; et, à la suivre, on pourrait mettre les Mémoires de l’ombre au rang des nou-velles brèves. Néanmoins, dans son étude, elle refuse d’intituler « nouvelles brè-ves » celles qui se conforment à un schéma classique de narration, rétablissant defacto une frontière entre les textes qui racontent une histoire et les autres. Elleapporte ainsi indirectement une réponse à la question qui introduisait son pro-pos : la floraison d’un certain type de textes brefs semble marquer l’avènementd’un nouveau genre.

Les textes du Bruit du moulin15, publié en 1986, semblent poser moins deproblème de désignation. La Société des Gens de Lettres, en tout cas, a ratifié legenre du recueil en lui décernant le Grand Prix de la Nouvelle 1987. Le premiertexte, qui donne son titre au recueil, fait apparaître une différence essentielle parrapport aux Mémoires de l’ombre : l’importance de la diégèse. En attestent lesréférences métatextuelles et les prolepses répétitives qui saturent la confessiondu narrateur : « J’imagine combien, dans la sérénité de ton âme, te semble énigma-tique ce préambule » (p. 9) ; « Oui, tu seras la seule à savoir » (p. 10) ; « Bientôt

13 S. BERNARD, op. cit., p. 522.14 C. VERLEY, « “Une grenouille blanche” : la nouvelle brève », dans Aspects de la nouvelle (II), Cahiers

de l’Université de Perpignan, n° 18, 1995, pp. 123-141.15 Le bruit du moulin, Paris : Corti, 1986.

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tu vas comprendre. La rivière, le bruit du moulin, tout. Et ce qui me fait aujourd’huite dire : Ne reviens plus ! » (p. 10) ; « Mais je vais trop vite » (p. 11) ; « Tu saurastout-à-l’heure [sic] quelle espèce de grains je lui donne à broyer… Je tremble ent’écrivant, je tergiverse, j’hésite à ouvrir tes yeux à tant d’horreurs » (p. 12) ; etc.

La narration linéaire domine dans Le bruit du moulin, qui se marque entre autresd’un point de vue syntaxique par la prédominance des temps du parfait sur l’im-parfait, d’un point de vue structurel par l’enchaînement irréversible des événe-ments, qui conduit à un dénouement surprise, à tout le moins accroît la tension.Les personnages, en nombre réduit, sont généralement plus étoffés que dans lesMémoires de l’ombre (ne fût-ce que parce que les récits sont plus longs).

Mais certains textes jouent les trublions, comme « La fleur qui chante ». Unsoir, dans le bois des Amants, une fleur se met à chanter pour deux amies, Valèreet Sylvine. En catimini, Sylvine revient plus tard au bois avec Robert, puis Robertavec Leïla, et, de fil en aiguille, le don de la fleur se répand, que chacun n’avouejamais qu’à son complice du moment. Un dimanche, les dépositaires du secret seretrouvent par hasard ensemble. L’alcool et l’érotisme aidant, ils décident de serendre tous au bois. Mal leur en prend : « À tout jamais, cette nuit-là, pour cha-cun d’eux, la fleur cessa de chanter. » Tout le chant sémantique du texte le rap-proche du conte merveilleux : le bois charmant et mystérieux, le pouvoir de lafleur accepté par les jeunes gens, l’absence de rapports avec le monde réel, lecaractère plat des personnages. La structure est également significative : clôturedu texte sur le silence définitif de la fleur, rythme et répétitions, jusqu’à la ritour-nelle : « Filles et garçons, où allez-vous ? Où allez-vous, mains réunies, commepour une folle ronde ? – Nous allons au bois des Amants, nous allons au bois desAmants ! – En cachette du monde entier ? – Oui, en cachette du monde entier !16 »Enfin, le secret qui traverse le récit, la fin à l’accent très moral confirment quel’on a bien affaire à un conte, même si sa leçon, quelque peu obscure, l’orientevers la parodie.

Le texte « L’ange gardien » pose plus de problème quant au genre. Très vite lelecteur se rend compte qu’il s’agit d’un récit de rêve, du début à la fin. Conte ounouvelle ? Béalu lui-même, à qui l’on faisait remarquer qu’il reçut le Grand prixde la Nouvelle 1987 alors qu’il dénomme la plupart de ses textes courts en prosecontes, tenta de délimiter les deux genres :

Il me semble que ce que l’on a jusqu’ici appelé nouvelle restait toujours la peintured’une réalité quotidienne […]. Cette réalité restant toujours LIMITÉE. Tandis que leconte chercherait plutôt à décrire une réalité intérieure, dite imaginaire, parfois inso-lite, surprenante, mais toujours ILLIMITÉE. J’en conclus qu’il y a bien peu de différen-ces entre la nouvelle et le conte, puisque dans l’un comme dans l’autre, il s’agittoujours de réalité17.

16 « La fleur qui chante », p. 87.17 « Entretien de B. DURAND et D. J. VALADE avec MARCEL BÉALU, dans Béalu à Nimes, Bibliothèque

municipale de Nimes, s.d. [1988], p. 26.

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Le genre du texte, pour Béalu, dépendrait des rapports que ce texte entretientavec le réel, ou plus exactement de la nature de la réalité qu’il met en scène. Lerêve en soi, sans nul doute, appartient à la réalité intérieure et illimitée. Maisquand il se frotte au quotidien ? Rares sont les textes qui ne semblent que trans-crire des rêves (comme c’est le cas de « L’ange gardien »), ou que l’incohérenceonirique envahit totalement. Le plus souvent, le rêve se glisse subrepticementdans le réel, ou fait corps avec lui au point qu’il devient illusoire de les distinguer.D’où la difficulté, si l’on admet que le conte, par définition, a trait à l’imaginaire,alors que la nouvelle touche au monde phénoménal, de déterminer quels textesressortissent à l’un ou l’autre genre. Tout au plus la balance peut-elle pencherd’un côté et, selon Béalu, plutôt du côté du conte lorsqu’il affirme : « J’ai sansdoute dans ce petit livre [Le bruit du moulin], comme dans la plupart de mes écrits,cédé trop souvent aux dérèglements des rêves […]18 ».

Le caractère vraisemblable de l’intrusion du rêve dans le réel conduit à la nou-velle fantastique, la prééminence de la « logique » onirique au conte merveilleux.Car en soi le rêve n’est pas fantastique, il est simplement rupture avec le mondeconscient. Mais ici aussi un fantastique de l’ambiguïté peut apparaître dans destextes qui jouent avec les frontières. C’est le cas des « Locataires du grenier », oùla fin de nature onirique prolonge le récit vraisemblable.

Les divers procédés poétiques dont use Béalu dans Le bruit du moulin favorisentégalement la collusion entre les genres. Je ne relèverai ici que l’importance et lepouvoir accordés aux mots. Dans « Le rat », par exemple, Gaspard se retrouve nezà nez avec cet animal, qu’il essaie de tuer. Il y parvient non sans angoisse puis-que, au moment où il le coince, il le voit se transformer en son sosie. La premièrepensée de Gaspard en voyant le rat avait des accents anthropomorphes : « Je tetiens mon bonhomme !19 » ; le « à nous deux20 » qui suit également ; et même ladescription très sommaire de l’animal : « Une masse rampante de poils bruns,deux fois grosse comme le poing21 ». Néanmoins sans doute est-ce ce qu’il mur-mure qui déclenchera la métamorphose : « Tu es fait, comme un rat !22. » Il seréjouit à tort de la justesse de l’expression : l’animal est fait rat, il n’a pas à y êtrecomparé. Bientôt il se rend compte que la bête a des yeux bleus comme les siens,que des oreilles humaines lui poussent, qu’« une monstrueuse créature ambigüemi-rat mi-homme pren[d] forme23 ».

18 Ibid.Un rapport analogique peut être établi (dans une perspective contemporaine) entre nouvelle etconte d’une part, et fantastique et merveilleux d’autre part. Le fantastique ne se déploie que dansla confrontation entre rêve et réel, et non prioritairement au sein de la sphère onirique ; quant aumerveilleux, il surgit lorsque la vision déréalisante (dirigée vers l’objet) l’emporte sur le regardheuristique (porté par le sujet). Mais comme il s’avérait impossible de déterminer de quelle catégo-rie, de la nouvelle ou du conte, relevaient certains textes, il serait tout aussi malaisé de ranger cesmêmes textes dans le fantastique ou dans le merveilleux.

19 « Le rat », p. 50.20 Ibid.21 Ibid. C’est moi qui souligne.22 Ibid., p. 51.23 Ibid., p. 52.

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FRONTIÈRES ENTRE CONTE, NOUVELLE, POÈME EN PROSE280

Le rôle prépondérant des mots est également souligné dans « La chatte desabysses » où les chatons de la même portée sont appelés Uta, Ute, Uti, Uto etUtu ; dans « Défense d’entrer » où il s’avère que l’interdit devrait être aussi pourcelui qui l’énonce ; dans « Les locataires du grenier » où le double de Lilite seprénomme Lilith. Dans « les deux Redersi », le calembour est à l’honneur, ainsique les particularités langagières de Bruxelles, où le gravillon des chantiers estbaptisé « grenailles errantes » et certains W.-C. « pissoires »24 ; mais l’incipit an-nonçait déjà que les mots sont davantage que de simples signifiants : « Je m’ap-pelle Redersi, avec un i, pas un y. Sam Redersi. Ce n’est pas un nom commeDurand et Dupont25. »

Notre approche des Mémoires de l’ombre et du Bruit du moulin de Béalu faitapparaître la difficulté de délimiter les frontières entre les textes courts (maiségalement entre rêve et réel, fantastique et merveilleux). Certes, des traits géné-raux peuvent être brossés pour le poème en prose, pour le conte, pour la nou-velle. Mais on doit les relativiser, tant à cause de leur évolution diachronique quede leur polymorphisme synchronique, de leur hybridité et de l’hétérogénéité desœuvres non canoniques. Et l’on doit tenir compte des mouvances de la récep-tion.

La nouvelle, souvent définie par sa narrativité, et rapprochée à ce titre du ro-man, prend ses distances avec la linéarité du récit pour déployer de plus en plussa dimension poétique qui se traduit par une condensation, une fulgurance, voireune cristallisation du temps et une organisation formelle spécifique. Dans ce con-texte, la brièveté tant décriée ne demeure-t-elle pas un critère fondamental de lanouvelle ? Elle est certes une donnée toute relative, et souvent connotée négati-vement en comparaison avec la longueur du roman. Edgar Poe la réhabilita, quien fit une condition sine qua non de toute œuvre littéraire soumise à la Totalité del’effet ; et si on a critiqué à raison la notion de « lecture en une seule séance » del’auteur de La genèse d’un poème, il n’en reste pas moins qu’un texte génère par sabrièveté des caractéristiques particulières, comme nous l’avons déjà évoqué (or-ganisation spatiale du texte, traitement du temps, etc.), auxquelles il faut ajoutercelle que Pierre Tibéi souligne dans « La nouvelle : Essai de compréhension d’ungenre » : il insiste sur les dispositions mentales du lecteur de nouvelles, dont l’at-tention, aimantée par la chute, serait plus prospective que le lecteur de roman, etse porterait aussi bien sur la structure du récit que sur les détails en apparenceinsignifiants (une lecture globalisante, en quelque sorte).

Enfin, la brièveté s’inscrit aujourd’hui dans le concept éloquent de short-shortstory et, dans une moindre mesure, dans celui de « nouvelle brève », même sicette brièveté au carré impose au genre une révision des éléments-clés de sa défi-nition.

Michel GUISSARD

Université catholique de Louvain.24 « Les deux Redersi », p. 67.25 Ibid.

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DU RÉCIT ROMANESQUE AU TEXTE BREF :MICHEL TOURNIER OU LES LIMBES

DE LA NOUVELLE

Il est toujours délicat de confronter des œuvres littéraires relevant de genresdifférents, surtout si leur auteur, comme Michel Tournier, a acquis une notoriétéqui lui vaut d’être considéré, en France comme à l’étranger, comme un des toutpremiers auteurs de ces trente dernières années. De surcroît, si la comparaisonporte sur l’art du romancier et du nouvelliste, très vite s’impose le principe d’unehiérarchie qui – on s’en doute – porterait au pinacle le romancier de Vendredi etdes Météores, et rejetterait au second plan, dans une zone obscure d’insignifiance,le narrateur du Médianoche amoureux.

Certes, je ne nierai pas que Michel Tournier est d’abord et fondamentalementun romancier, par le souffle de son inspiration, l’originalité de son univers méta-physique, la force et la singularité des personnages qu’il a su créer. Je reconnaisvolontiers qu’il n’a conçu que deux recueils de nouvelles1, auxquels il faut ajou-ter, pour être précis, deux œuvres portant l’appellation hybride de « récits2 »,l’une d’entre elles présentant, par sa brièveté, quelques analogies avec la nou-velle. Pourtant, toute discrimination entre le romancier et le nouvelliste me sem-ble arbitraire, à la fois parce que le nouvelliste égale à maints égards le romancier,et parce que le contenu des nouvelles, dans des registres et une tessiture diffé-rents, réfléchit, par une mise en abyme peu commune, la thématique romanes-que. Lire Michel Tournier signifie relire Tournier, et appréhender, à travers leursmodulations, les procédés et les sources d’inspiration qui fécondent une des œuvresles plus fortes de ce temps. Comme l’affirme l’auteur du Vent Paraclet, « l’enfantobéit à une esthétique de l’antisuspense dont on trouve le modèle chez ces con-teurs professionnels qui résument en quelques mots l’histoire qu’ils s’apprêtent àraconter, comme pour tuer la curiosité intempestive de leur auditoire et pouvoirensuite se noyer voluptueusement dans une accumulation de détails et de digres-sions3 ».

Par conséquent, le parcours qui nous mène du récit romanesque au texte brefne nous révélera pas un autre écrivain – d’ailleurs, qui pourrait nier qu’un auteurcompose presque toujours la même œuvre ? – mais nous dévoilera, transposés,fugués, et enrichis de leur propre commutation, les motifs d’un univers mentalqui se recompose sous nos yeux et construit cette « maison de mots » qui sauveraYves et Nadège, le couple central du Médianoche.

1 Le coq de bruyère, Paris : Gallimard, 1978. Le médianoche amoureux, Paris : Gallimard, 1989.2 Il s’agit de Gilles et Jeanne, Paris : Gallimard, 1980 et de Gaspard, Melchior et Balthazar, 1983.3 Le vent Paraclet, p. 32.

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C’est à travers la structure des nouvelles, l’analyse d’une démarche régressive,la récurrence de quelques thèmes majeurs, la réécriture des grands mythes, etenfin, peut-être l’essentiel, l’exercice d’une narration jubilatoire que nous accom-plirons ce retour aux « limbes de la nouvelle », état médian entre l’insignifiantdu quotidien et les clefs d’un monde dont les romans nous donneraient le sé-same.

Interrogé sur la manière dont il concevait l’organisation de ses romans, MichelTournier a déclaré à Jean-Louis de Rambures : « Le livre se compose toujours dedeux parties séparées par une crise4. » De fait, plutôt que d’une structure binaireillustrée, notamment, par la dichotomie temporelle : avant l’arrivée de Vendredi /après l’intrusion de l’Indien Araucan, il vaut mieux parler d’une structure circu-laire, dans laquelle la phase centrale, critique, décisive, annoncerait le dénoue-ment et s’opposerait, par un mouvement dialectique, à la situation initiale. Orga-nisés selon ce schéma, les trois grands romans comprendraient la fin beaucoupmoins comme une rupture radicale avec le début que comme son avatar, dansune perspective de symétrie et de distorsion. Ainsi, dans Vendredi, l’explosion dela grotte constitue le moment crucial qui convertit Robinson, administrateuraustère de Speranza, à une vision tout autre de l’existence, désormais consacrée àdes rêves éoliens et solaires, avant qu’il ne retourne, rasséréné, mûri, à sa solitudeprimitive. Dans Les météores, il faut un événement dramatique, la seconde guerremondiale, pour qu’Abel Tiffauges, l’ogre pédéraste, devienne l’ogre monstrueuxde Kaltenborn, puis, lors de la débâcle du IIIe Reich, se transforme en ogre bienfai-sant qui porte sur ses épaules le jeune Ephraïm et l’arrache à l’Allemagne nazie.Quant aux deux protagonistes des Météores, Jean et Paul, leur unité gémellaire estrompue par la fuite de Jean et ses désirs de mariage. Mais la double amputation –physique et morale – que Paul subit à Berlin, lui permet d’entrer en communionavec le cosmos et de découvrir une forme nouvelle de gémellité.

Si les romans trouvent donc leur cohérence dans la circularité d’une compo-sition qui dépasse les antagonismes, les nouvelles se referment aussi sur elles-mêmes, jouent sur les correspondances entre pages initiales et pages finales, selisent et se blottissent – attitude typiquement primitive – dans l’espace de leursanalogies. Deux types d’architecture, semblables à ceux des grands romans, ca-ractérisent l’organisation des textes brefs : soit la composition dysphorie/eupho-rie/dysphorie ; soit, inversée, la composition euphorie/dysphorie/euphorie, équi-valente de la structure binaire revendiquée par Tournier pour ses romans. Nousretrouvons ainsi ce que Nietzsche appelle dans Ainsi parlait Zarathoustra, « lestrois métamorphoses de l’esprit » (dans le cas présent, les trois états successifsd’une évolution).

Ainsi, dans « La fin de Robinson Crusoé », Robinson a regagné son Angleterrenatale. Mais, saisi par une nostalgie incoercible, il entreprend vers l’île solitaire

4 J.-L. DE RAMBURES, Comment travaillent les écrivains, Paris : Flammarion, 1978, p. 163.

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le voyage qui lui permettrait de reconquérir son identité. Hélas, l’île ayant changé,et lui-même ayant vieilli, il ne peut plus la localiser. Revenu dans le bar où iltraînait d’ordinaire sa mélancolie, « il a, écrit Tournier, promené sur tous ceshommes un visage si triste et si hagard que la vague des rires qui repartait de plusbelle s’est arrêtée net, et qu’un grand silence s’est fait dans le tripot5 ».

De même, la volonté de s’arracher à la femme abusive qu’est Véronique, dési-reuse d’« incorporer » l’autre à son propre monde, pousse le malheureux Hector àfuir sa compagne et à connaître un repos éphémère. Retrouvé par Véronique,Hector est totalement désincarné par l’impression de son image sur des toiles delin. D’une première phase de possession – dysphorique – on est passé, après unbref état de bien-être, à une dépossession totale, et de la chair et de l’esprit.

Inversement, certains contes inaugurent la narration d’une histoire par un étatd’équilibre et de concorde avant qu’intervienne une perturbation, toute provi-soire, puisqu’elle prélude à la restauration du bien-être premier. Dans la nouvelle« Que ma joie demeure », nous identifions trois moments, deux moments unitai-res d’euphorie, séparés par un épisode d’égarement : un jeune pianiste séduittous les auditoires par sa virtuosité (phase d’euphorie) ; contraint de jouer dansun cabaret pour accompagner un comique vulgaire, il éprouve un profond senti-ment de déchéance (phase de dysphorie) jusqu’au jour où, par hasard, il rede-vient lui-même en interprétant le célèbre choral de Bach. Cette quête d’une pu-reté disparue inspire le charmant conte « Pierrot ou Les secrets de la nuit ». D’unamour pur et naïf, le boulanger Pierrot aime la blanchisseuse Colombine. Mais,lasse d’être solitaire tout le jour, Colombine s’éprend de ce beau parleur d’Arle-quin. Il ne s’agira que d’une foucade, puisque Colombine, déçue par les apparen-ces trompeuses d’Arlequin, retourne définitivement auprès de Pierrot.

Ces quelques exemples attestent la similitude entre nouvelles et romans, et,en outre, tracent un itinéraire narratif identique, celui que les formalistes russes,Propp ou Todorov, appliquent au conte traditionnel6, une poétique transforma-tionnelle qui implique un retour à l’état original, même modifié.

Significative par son souci d’équilibre, la structure procède en réalité d’unedémarche régressive – au sens le plus positif du terme –, celle qui, par un fan-tasme fœtal de l’écriture, pousse Michel Tournier à explorer les sédiments de soninspiration, tel ce personnage des « Mousserons de la Toussaint », qui avoue : « Jecherchais à imaginer ma vie comme si j’étais resté… sur ces lieux de mon en-fance7 ». Dans l’innocence de son déroulement, le texte bref comme le récit ro-manesque dissimule les secrets de leur rétrospection : la métamorphose appa-rente des clôtures coïncide avec un mouvement analeptique vers la genèse del’homme, vers l’enfance de l’art comme vers l’art des enfants.

5 « La fin de Robinson Crusoé », dans Le coq de bruyère, p. 25.6 Voir à ce sujet T. TODOROV, « Qu’est-ce que le structuralisme ? » dans Poétique 2, Paris : Seuil (Col-

lection Points), p. 82.7 Dans Le médianoche amoureux, p. 53.

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Cette présence obsédante du monde de l’enfance, liée à la personne même deTournier, résulte d’un traumatisme jamais guéri : la désertion forcée des limbesoriginelles, lieu de candeur et de médiation entre le ciel et la terre. Aussi est-cepour cette raison que Robinson veut revenir vingt-deux ans plus tard sur son île,que le nain rouge, dans la nouvelle du même titre, liquide ses complexes enn’invitant que des enfants à l’une de ses représentations, ou que Lucie, désespéré-ment, s’attache à sa poupée pour que soit enfin oubliée la mort de sa jeune sœur.Tous les acteurs, tant dans les romans que dans les nouvelles, sont mus par ledésir de ressusciter le temps perdu de leur enfance ou, par une mutation rédemp-trice, d’accéder enfin à la maturité d’un adulte. À l’origine de la quête, de ladémarche régressive dont je parlais, une quête des origines ; à l’origine des struc-tures narratives, la traduction, sur le plan formel, de cette remontée vers un amontdu texte pour que se rencontrent, dans la confluence de deux âges de la vie, lerefus d’une vie adulte mal assumée et la magie d’une enfance idéale. Dans ce casde figure, le mouvement dialectique des textes brefs transcrirait la volonté decombattre un état dysphorique ou de perdre un statut précaire de personnageeuphorique. Sans doute faut-il passer par la souille de Robinson, le retard fâcheuxde Taor à Bethléem, ou les amours adultères du comte de Fursy dans Le coq debruyère pour connaître à nouveau cette pureté de l’enfance dont nous sommestous, peu ou prou, inconsolables.

Cependant, quelle que soit la place qu’ils occupent dans les romans de MichelTournier, les personnages sont moins des personnages « actantiels » (exerçantune influence déterminante sur l’action) que des personnages « actoriels » (ac-teurs dont, nous l’avons vu, l’affirmation de l’ego se double souvent d’une recon-quête), car ces acteurs sont investis par le philosophe Michel Tournier d’une mis-sion : celle d’exprimer quelques grands thèmes récurrents à travers l’œuvre en-tière. Ces thèmes essentiels, directement tributaires du monde de l’enfance, sontau nombre de trois : la phorie, la gémellité et la phobie de l’ogre.

Tout enfant aspire à être porté : par sa mère avant la naissance ; dans les brasde ses parents ; il rêve de monter sur des chevaux, d’être juché sur les épaules deson père ou d’un camarade, comme dans cette scène symbolique du Grand Meaulnesoù Augustin affronte des ennemis pacifiques8. Or, de même que les rois magespérégrinent à dos de chameau, de même que Tiffauges soutient et porte Ephraïmsur sa monture, de même que Jeanne, proche encore de l’enfance, rallie les éner-gies sur son destrier, les personnages des nouvelles sont portés à tout moment : lamère Noëlle, institutrice anticléricale, porte son enfant dans la crèche afin qu’ilincarne l’Enfant-Jésus. Le nain rouge est successivement soulevé de terre par sonamante, porté par son comparse Bob à l’occasion d’un numéro de cirque, et enfinporté en triomphe par les enfants lors d’une ultime représentation.

8 Le vent Paraclet, p. 53. TOURNIER rappelle son tribut au roman d’Alain-Fournier et son exploitationde l’épisode.

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Souvent, en toute logique, celui qui porte et emporte est un ogre parce quel’ogre, personnage olfactif par excellence, « sent la chair fraîche », et parce que lanature l’a doté d’une force herculéenne. Les attributs de l’ogre ne sont pas tou-jours ceux de la virilité : Véronique, diablesse, ogresse, ne dévore-t-elle pas litté-ralement Hector dont on peut dire, en citant Valéry, que « la vérité est nue, maisque sous le nu, il y a l’écorché » ? De même que Jeanne sera portée sur le bûcheret Gilles sur la roue, Hector, négation du héros antique, est ravi à lui-même etdégradé.

Au-delà de ces images rassurantes ou terrifiantes, la gémellité s’inscrit dans larecherche d’une cellule unique, prénatale, que l’histoire d’une vie ne suffit pastoujours à reconstituer. Les personnages de Tournier vont presque toujours parcouples, par paires, tantôt sur le mode de l’affrontement, tantôt sur le mode de lacommunion introuvable. Si Jean et Paul sont de vrais jumeaux dans Les météores,si Robinson et Vendredi forment un couple indissoluble au point d’appartenir àla constellation des Gémeaux, les autres personnages vivent une situation d’écar-tèlement et sont en quête d’une gémellité plus qu’ils ne l’accomplissent. Danscette optique, les multiples signes de la dualité dans Amandine – deux chats, deuxjardins, deux états, enfance et puberté – témoignent de cette scission qu’abolitAmandine en franchissant le mur de la propriété contiguë. Comme dans les ro-mans, les acteurs ne connaissent que des relations duelles : le nain et Bob dans« Le Nain rouge », les deux chauffeurs routiers de « L’aire du Muguet », les deuxenfants arabes des « Aventures africaines ».

Sous une forme voisine, la recherche d’un couple unitaire peut prendre laforme de l’androgynie, ce vieux rêve de l’humanité qui veut, par l’unicité d’unêtre à la fois singulier et pluriel, supprimer les distinctions entre les sexes. Telleest déjà l’aspiration d’Amandine lorsqu’elle confesse : « Je trouve que je ressem-ble au garçon de pierre, une sculpture en forme d’ange9 ». Pas encore femme, plusjamais enfant, Amandine tente de trouver, dans l’androgynie, la fuite et l’accom-plissement de sa féminité. Mais l’expression la plus tangible de cet attrait del’androgynie réside dans les deux statues de sable, périssables et immémoriales,qu’un sculpteur chilien a édifiées sur une plage : « Les corps se lovaient dans unefaible dépression, ceinte d’un lambeau de tissu souillé de vase qui ajoutait à leurréalisme. On songeait à Adam et Ève avant que Dieu vînt souffler dans leursnarines de limon10 ». Or, n’est-ce pas la tentative de Robinson, séduit par la« vénusté » de Vendredi, qu’il comprend au sens étymologique, de former aveclui un couple où le masculin s’accorde avec le féminin ? Paul n’est-il pas victimed’une blessure irrémédiable quand il cesse de former avec Jean un monde parfait,au point qu’on n’hésitait pas à les appeler Jean-Paul ?

Phorie, gémellité, androgynie, ces rêves les plus anciens de l’humanité s’inscri-vent, nouvelles ou romans, dans une dimension mythique. Quel est donc le trai-

9 Dans Le coq de bruyère, p. 46.10 Dans Le médianoche amoureux, p. 25.

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tement, dans les nouvelles, de ces grands mythes fondateurs de l’Occident, dontTournier a fait la matière première de ses romans ?

Avec la nouvelle, le mythe, histoire intemporelle dont chacun peut mesurerla portée métaphysique, redescend sur terre, s’incorpore, se familiarise, récitsymbolique dont les signes peuvent être décodés aisément. En effet, les mythesles plus notoires sont détournés dans le sens de l’humour, de la drôlerie, et c’estpourquoi leurs significations peuvent se lire à deux niveaux : celui d’une inter-rogation distanciée sur les mystères de la condition humaine, et celui d’un artd’agréer au plus grand nombre. Ainsi en va-t-il, dans « La famille Adam », de laréécriture de la Genèse : Jéhovah, au lieu de châtier Caïn, est condamné à luidemander l’hospitalité dans la ville qu’il a fondée – Hénoc – à la suite de sonfratricide. De même, l’un des plus célèbres contes, celui du « Petit Poucet », voitl’enfant s’enfuir chez Logre (sic), trafiquant de drogue et pédophile. Quant aumythe de Tristan, Tournier le raconte dans la perspective la plus réductrice, letravestit même puisqu’il fait de la raucité de la voix d’un présentateur le philtremagique qui attire à lui des Yseut de tout âge et de toute condition (« TristanVox »). L’intention de Tournier est d’intégrer la mythologie au quotidien le plusprosaïque, sans pour autant la priver de ses plus hautes significations, de ladévelopper dans ce qu’elle peut communiquer à la vie d’extraordinaire et desurprenant, de la parcourir dans cet espace des « limbes », orbes éclatants à lafrange des astres. Des récits tels que Le Nain rouge11 qui passe « du moins quan-titatif au plus qualitatif », c’est-à-dire d’un état d’infériorité à une conditionmonstrueuse, montrent que dans la nouvelle de Tournier le furtif et l’insignifiantsont au service de l’éternité ; et que, par un renouveau de la légende, la nouvelleconfère à des instantanés en apparence anodins l’étincelance de moments in-temporels. De la même volonté résulte l’identification à des héros célèbres : ainsiTupik, le jeune garçon qui, en se mutilant, reproduit le geste de Thésée, dont ils’imagine qu’il a châtré le Minotaure.

Jeu avec l’imaginaire, transposition dans l’infra-registre du quotidien, privau-tés que se permet le narrateur avec les légendes, le mythe se prête à toutes lesalchimies, à toutes les métamorphoses, parce qu’il ne cesse, même à notre insu,de hanter la conscience occidentale. Mais c’est sous la forme de la perversion quele mythe, du roman à la nouvelle, adopte son mode d’expression le plus original.La perversion revêt deux aspects : d’abord l’inversion du mythe, dont on rencon-tre un exemple dans « La fin de Robinson Crusoé », puisque, à la différence duhéros du roman, Robinson retourne à la civilisation alors que Vendredi cherchaitsur le Whitebird une émancipation illusoire. Un autre exemple est celui du « Roimage Faust » – nouvelle du Médianoche – qui n’a, contrairement à Gaspard, Mel-chior et Balthazar, rien à offrir et, de plus, donne son âme à Dieu au lieu de la livrerà Méphisto. Ainsi revient-on aux principes de la fable, histoire invariante suscep-tible de connaître de multiples altérations.

11 Lire sur ce point l’analyse de TOURNIER dans Le vent Paraclet, p. 180.

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L’autre forme de perversion consiste à enter sur le mythe primitif une autrehistoire qui l’éclaire et l’enrichit. C’est le cas de Véronique, non pas la saintefemme qui essuie le visage du Christ, mais une Méduse qui annihile toutes lesvolontés de son compagnon par un travail diabolique d’insertion et d’anéantis-sement dans ses toiles de lin. Tel est le cas, encore, de Robinson, qui reprend àson compte le mythe de l’impossible retour, et Orphée pitoyable, épris commeson homologue romanesque d’une île féminisée, part en quête d’une introuvableEurydice. Les exemples ne manquent pas de ces personnages sortis tout droitd’une société ordinaire, mais qui prennent, de manière fictive et purement ré-férentielle, la dimension de « héros » au sens ancien du terme. Comment ne pasconcevoir dans « Théobald ou Le crime parfait », une femme Walkyrie, collec-tionneuse d’amants et acharnée à perdre celui qu’elle a consenti à épouser ?Comment ne pas voir, dans les deux touristes du « Mendiant des étoiles », uneautre figure d’Ulysse, descendu aux Enfers consulter Tirésias, et se heurtant à unearmée d’ombres ?

Le roman de Michel Tournier élabore une réflexion qui impose le caractèrepermanent d’un mythe consubstantiel à la narration elle-même, inspirée par desvisées didactiques et religieuses. En revanche, la nouvelle dissimule le mythe,l’intègre implicitement à l’histoire, feint la naïveté d’un récit anecdotique pour yfaire retentir les échos des grandes fantasmagories humaines. Mythe savant, my-the popularisé, cette distinction, bien qu’un peu factice, rend bien compte de cetapprivoisement de l’immuable par le contingent.

Ne croyons pas pour autant que, nourris de récits fabuleux, même en filigrane,les contes et nouvelles de Michel Tournier perdent ce qui fonde l’essence du genre,un plaisir de conter à l’état pur. Précisément parce que la dimension mythiqueest sous-jacente, l’auteur accorde la prééminence aux ressources d’une intrigue etd’un cadre narratif dans lequel, en toute liberté, le narrateur peut transmettre savision de la condition humaine.

Or, ce cadre narratif n’est pas sans rappeler, dans Le médianoche amoureux, laprésence d’une société conteuse chère à Boccace, Marguerite de Navarre ou Mau-passant, société dont chacun des membres, tour à tour, se devra de construirecette demeure verbale où Nadège et Yves trouveront le salut d’un amour menacé.Leurs invités cherchent moins à passer le temps qu’à réconcilier le couple séparé,grâce aux vertus d’une littérature enchanteresse.

C’est que notre conteur, dont on connaît l’aisance, la virtuosité verbale enpublic, et un don inné de diseur que n’auraient pas renié les plus experts desbonimenteurs d’autrefois, maîtrise à la perfection l’art du nouvelliste tradition-nel : celui de narrer une histoire palpitante, de briller par la fertilité de son inven-tion, et de mêler à l’inspiration la plus haute – celle des mythes – la relation deces histoires qui captivent les enfants ou les lecteurs acceptant de jouer le jeu dela crédulité. La nouvelle « Théobald ou Le crime parfait » multiplie les péripétiesinvraisemblables et tient en haleine jusqu’aux lignes ultimes : comment, en ef-fet, interpréter cette mort de Théobald ? Comme un suicide ou comme un assas-

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sinat ? Par quel processus a-t-il été acculé à la mort ? Le mystère est au centre deslivres de Tournier et justifie cette démarche rétrospective dont je parlais au début,soit qu’il s’agisse des mobiles d’une vengeance différée (« Pyrotechnie ou La com-mémoration »), soit qu’on s’interroge sur l’attachement pathologique de Lucie,« La femme sans ombre », aux enfants et aux poupées. Si l’on ajoute à ce goûtspontané du mystère une propension au spectaculaire, à l’incongru, aux lisièresde l’invraisemblable, comme dans « Le mendiant des étoiles » ou « L’aire duMuguet », on peut affirmer que Tournier s’abandonne avec jouissance aux char-mes d’une écriture spontanée, et que la nouvelle devient ce corps hybride, à peuprès unique en son genre, où s’allient les ambitions philosophiques et les char-mes d’une invention aussi féconde qu’insolite.

Même si cet incongru et cette primauté de l’histoire n’existent pas dans lesromans (bien que l’oncle Alexandre des Météores ou Taor, le quatrième roi mage,témoignent de la volonté de peindre des personnages hors norme), romans etnouvelles de Tournier présentent dans la littérature un cas exemplaire de com-plémentarité et de similitude. Puisque l’auteur définit lui-même l’écrivain commele personnage qui répète les mêmes histoires12, les nouvelles ne seraient-elles pas,en quelque sorte, comme l’ombre portée des romans, leurs transcription dans unetonalité qui fait du mythe une composante de la vie quotidienne, inspirée, han-tée, et surtout transfigurée par une « mythomanie » qu’il faudrait moins conce-voir comme un dérèglement que comme une volonté de dépasser l’éphémère etde pérenniser le fugitif ? Peut-être Le vent Paraclet souffle-t-il avec moins de forcedans les nouvelles que dans les romans, mais il parcourt ces limbes où se meutune humanité moyenne pour qu’elle renouvelle les allégories de l’Occident etaccède à un statut d’éternité. Le vent paraclétiste, tel que l’entend Joachim deFlore, insuffle une joie, en l’espèce la joie de conter, parfois ombrée par le carac-tère doctrinaire et théorique des romans.

Enfin, il est incontestable que, par la rédaction conjointe de romans et de nou-velles, Michel Tournier reconstitue cette cellule gémellaire où chaque œuvre, « una-nime », se nourrit des ouvrages précédents, poreuse à la force des inspirationsphilosophiques comme aux aléas d’une existence à la fois banale et hautementproblématique.

Jean-Pierre BLIN

Lyon.

12 Le médianoche amoureux, p. 34 : « Il y a un rituel du récit que respectent par exemple les enfants. Sansse soucier de nouveauté, ils exigent qu’on leur raconte la même histoire dans les mêmes termes. »

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GENEVIÈVE NOIRAY 289

VIES MINUSCULES : UNE POÉTIQUE OBLIQUEDE LA NOUVELLE AUTOBIOGRAPHIQUE

Le XXe siècle a généralisé la suspicion à l’égard des genres, les vouant à uneinvalidité potentielle. Le doute vient de la critique et des auteurs eux-mêmes,navrés qu’on eût écrit tous les livres ; Chateaubriand, Stendhal ont-ils tari l’auto-biographie ? Parmi les genres « épuisés », le seul qui ne se soit pas définitivementvampirisé est la nouvelle. Cependant nos représentations hâtives entretiennentdes préjugés qui pérennisent des cloisonnements entre les genres ou négligentleurs marges. Histoires et théories littéraires distinguent la nouvelle et l’autobio-graphie sans jamais envisager de possibles aires communes. Rien ne sembleraitdevoir rapprocher ces deux écritures à première vue si différentes dans leurs ob-jectifs, leur diffusion et leur réception. Or la lecture de Vies minuscules, que PierreMichon publie chez Gallimard en 1984, laisse perplexe : ce livre inclassable est-ilun recueil de vies ? de nouvelles ? une autobiographie ? Il oblige en tout cas àrepenser les exclusions afin d’observer les points de tangence entre ces genres. Cerecueil joue en fait à un constant cache-cache avec l’auteur-narrateur qui raconte,via huit vies, des bribes de la sienne.

Lire Vies minuscules au regard des traditions conduirait à un triple fourvoie-ment, car ce recueil travaille de biais les trois régimes d’écriture qui le fondent.Autrui et moi s’y côtoient ou s’y confrontent. Unité et discontinuité s’y conju-guent et s’y conjurent. Réel et fiction s’y imbriquent car Michon tente l’expé-rience isotonique de genres indépendants dont il exploite les paradoxales osmo-ses. L’essence de la nouvelle autobiographique réside peut-être dans ce magistralrapt de l’écriture. Cette entreprise, qui n’eut jamais d’exemple, oblige enfin àréfléchir aux zones de perméabilité des genres, à analyser comment l’écritureautobiographique inspire la nouvelle et comment la nouvelle façonne le projetautobiographique. À propos de la langue Michon affirme : « Les grandes innova-tions ne sont pas pour moi puisque je n’entendrais pas résonner l’ancien dans lenouveau que je fais1. » Écoutons résonner dans Vies minuscules des genres an-ciens et découvrons en quoi l’écriture aux marges et en marge remotive nouvelleet autobiographie.

« LE VIDE TÊTU »

Écriture bifide, la nouvelle autobiographique s’inscrit pour Michon dans uneimpérieuse et vitale logique du Verbe. Il conte « son angoisse d’être au monde

1 Entretien radiophonique, France Culture, 1996.

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sans avoir assez de mots pour témoigner qu’il est2 ». « Sevré du monde par l’ab-sence du père », c’est par l’écriture qu’il apprend à vivre, « comme si de n’avoirpas de père, on n’était pas au monde, que ce soit de lui et de lui seul qu’on dût lerecevoir. Et qu’en son absence il se le faille procurer par le truchement du verbe,afin, simplement de devenir soi-même, un fils, celui de ses propres œuvres » se-lon Pierre Bergounioux3. Vies minuscules est un recueil de la gestation et de l’en-fantement de soi par la langue qui décrit comment « le vide têtu de la page con-taminait le monde dont il escamotait toute chose » (p. 72). Il serait purementanecdotique de constater dans sa réussite la conjuration d’une incapacité ; aussiimporte-t-il de voir pourquoi la forme retenue permet d’exprimer l’infirmitémajuscule et de se sauver. Choisir de raconter huit biographies est un étrangepari autobiographique qui met doublement l’écrivain à l’épreuve du langage, desgenres, de la fiction et du réel inaccessible. Le récit agit ici comme modèle fictifmais actif pour la vie du narrateur ; modèle qui aide à comprendre, à assumer ourefuser sa condition ; la narration fait entrer dans la fiction ou s’en distancier etpermet de vivre par procuration les expériences que l’on évoque. Habituellementcette fonction de la nouvelle touche le seul lecteur ; ici la relation se déplace,s’affine en expérience vécue par le narrateur, devenu lecteur d’autrui ; la distanceentre réel et littérature s’amuit et l’écrivain se mue, pour nous, en être de fiction.

L’autobiographe-nouvelliste renonce au face-à-face du miroir de l’écriture etchoisit pour masques des figures analogiques4 qui sont au vécu ce que la méta-phore est au langage. Soulever le masque soulignera la parenté des destins – autreréduction de l’écart entre réel et imaginaire. À travers une longue théorie de figu-res ou de silhouettes de l’infirmité – « Lucette Scudéry […] une misérable créaturequi, à dix ans, avait à peine un langage » (p. 157) ou « Bandy, nul et pochard,quasi muet, travaill[ant] à s’abolir » (p. 165) – se dessine une convergence : écrirepour se prouver qu’on est « capable de gravir l’Olympe », faire le récit d’innom-brables exclusions pour exorciser les siennes. En évoquant la vie des autres, on nesuccombe pas à l’inconvenante coquetterie de ne parler que de soi sans y avoirété invité, et cette stratégie de l’évitement justifie toutes les dérobades, tous lesaveux : « Mais en parlant de lui, c’est de moi que je parle » (p. 14). L’anecdote desnouvelles filtre le primordial, permet d’évoquer l’entrée en écriture de Michon,qui se pensait jusque-là selon la modalité de « l’impouvoir » (p. 138). Les prota-gonistes choisis sont, à des degrés divers, des doubles – souvent ironiques oudévalorisants – de lui-même, figures gémellaires ou fraternelles déclinant le moi.Dans chaque Vie, Michon se façonne à partir de bribes de chacun ou cède un peude lui à chacun des personnages. Brosser un portrait le fait alors avancer dans son

2 P. MICHON, Maîtres et serviteurs, Verdier : Lagrasse, 1990, p. 89.3 P. BERGOUNIOUX, « Ses vues, ses souffles, son corps, son jour », Compagnies de Pierre Michon, dans

Théodore Balmoral, n° 15, et éditions Verdier, p. 10.4 Lire à ce sujet le splendide texte de J.-P. RICHARD « Servitude et grandeur du minuscule », dans L’état

des choses, Paris : Gallimard, 1990, pp. 87-106 (repris de la N.R.F., mai 1988).

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autoportrait, si détourné, différé ou impossible soit-il. Tout récit devient le moyenéconomique d’exister.

L’AVENTURE LA PLUS EXTRAVAGANTE ET LA PLUS ATROCE

Selon une définition classique de la nouvelle qui vaudrait également pour l’auto-biographie, la nouvelle autobiographique raconte « une aventure intime d’ordrefondamental5 ». L’aventure choisie l’est pour sa valeur emblématique, intime,fondatrice – en négatif ou en positif – pour l’auteur. Il opère d’ailleurs un choixsignificatif en ne racontant que des anecdotes « primitives », car les aventuresqu’il retient de l’autre, le fondent autant que les siennes. Le bannissement d’An-toine Peluchet par son père intransigeant sculpte un destin qui le conduit peut-être au bagne. Mais prendre pour sujet du récit une exclusion, que Michon con-naît seulement par ouï-dire – comme c’est souvent le cas du narrateur de nou-velle – c’est écrire la forme inversée d’un autre départ, plus intime et fondamen-tal : la fuite de son père ; il devient l’exact reflet du banni de l’affection, radié,dans ce qui est au plus intime du moi, du champ de l’amour. Ce bannissementpar le père réel, que le récit sert à revivre autant qu’à éradiquer, fonde existence etécriture. Dans ce da capo, on ne sait plus si le réel fait écho à un autre réel passé autamis de la fiction du récit ou si l’imaginaire sert de prélude et de coda au vécu.

Toute nouvelle autobiographique pourrait donc avoir pour incipit la célèbrephrase de Mérimée dans la préface de Lokis : « J’ai pris le sujet le plus extravagantet le plus atroce que j’ai pu » ; car qu’y a-t-il de plus extravagant et de plus atroceque de se mettre à nu pour parler de soi, de peindre le moi mystérieux et incom-préhensible qui se dérobe, d’entrer dans la peau de l’inconnu que l’on tente decerner – soi-même – et d’apprivoiser, de raviver en les écrivant – y compris par destruchements variés – les maux intimes les plus douloureux ? Peines, échecs, arra-chement au monde des origines, empêchement de vivre ou d’écrire trament leréel qu’a vécu l’auteur et la fiction qu’il présente. Lorsqu’il évoque le long etpénible cheminement par lequel il s’extrait du magma des origines, s’en désem-bourbe par l’écriture, Michon donne de ses nouvelles comme la nouvelle a d’abordfonction d’en donner. Le subterfuge de la fiction assume tantôt la fonction demiroir de sa propre vie, tantôt celle de différentiel. L’ordinaire de la nouvelle,résumable en une phrase – « un pyromane amoureux des arbres » (p. 147), « l’en-fant terrible du diocèse, le théologien séduisant et roué, […] devenu un paysanalcoolique confessant des cinglés » (p. 165) – devient extraordinaire dans la nou-velle autobiographique. Michon observe ce qui l’unit à autrui, réel ou fictif, aupoint que sa vie pourrait passer pour une invention. C’est bien autour de la ques-tion du sujet, au double sens du terme, et de coïncidences thématiques, que se

5 F. GOYET, La nouvelle, Paris : PUF, 1993, passim.

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constitue la nouvelle autobiographique. Dans Vies minuscules, le questionnementsur les origines qui servira de matrice et de matériau à différentes nouvelles ouvreau seuil du recueil des abîmes d’ombres et de mystère pour le protagoniste etl’auteur. La première phrase : « Avançons dans la genèse de mes prétentions »(p. 9) introduit in medias res et appelle la figure de l’orphelin à qui on a laisséentendre « que ses origines n’étaient peut-être pas ce qu’elles paraissaient et queles apparences étaient donc réversibles » (p. 23). La généalogie, réelle, reconsti-tuée ou inventée – ce qu’Élise fait pour Dufourneau – est matière à rêver ; et lesdivers états de la rêverie structurent la narration. Comme Félix et Eugène dans« Vie de la petite morte », Michon « ajust[e] le visible aux songes et de cette adé-quation [fait] une ivresse » (p. 199). Dire d’où il vient l’oblige à rappeler la vie deses ancêtres ou à la rêver, moyen détourné qui tente l’acte impossible de se re-construire. De même, les récits qui mettent en scène les frères Bakroot servent àjalonner l’évolution de l’auteur, son apprentissage du monde et à révéler ce qui leconstitue. La nouvelle construite autour de l’illustration de la mort du Témérairearrachée au livre de Roland fait écho à un pan de la personnalité de Michon,tandis que celle qui évoque le goût de Rémi pour les collections d’hameçons oude filles renvoie à un autre pan, laissé dans l’implicite.

Le récit d’indicibles aveux assume souvent un rôle de chute, propre à la struc-ture de la nouvelle ; tous participent de l’élaboration de l’autoportrait. « Vied’Eugène et Clara » se clôt sur un aveu : « […] je n’ai pas d’autres souvenirs de cejour où j’allais saluer vos dépouilles. J’ai menti : j’en ai un autre » (p. 73). L’aveuessentiel n’est pas celui du mensonge mais celui, masqué, qui dit l’amour-hainepour le père ; le récit devient un parricide, tant la pulsion se réalise, ou se déréalise,dans la fiction. Michon en finit avec son père à travers la fusion verbale :

Nul n’entendit le rire terrifié qui secoua mon seul esprit : l’Absent était là, il habitaitmon corps défait, ses mains agrippaient la table avec les miennes, il tressaillait enmoi d’enfin m’y rencontrer ; c’était lui qui se levait et allait vomir. C’est lui, peut-être, qui en a ici fini avec l’histoire infime d’Eugène et Clara (p. 73).

Une même fusion préside à la fulgurante page où Toussaint Peluchet entraînementalement son fils renié dans son suicide :

Il avait rejoint le fils. Quand de toute évidence il le tint embrassé, il le hissa avec luisur la margelle pourrie du puits dans quoi fougueusement ils se précipitèrent, uncomme le saint et son bœuf, leurs bras étreints, leurs yeux riants, leur chute indiscer-nable balayant des scolopendres et des plantes amères, éveillant l’eau triomphante,la soulevant comme une fille ; le père cria en se brisant les jambes, ou le fils ; l’unmaintint l’autre sous l’eau noire, jusqu’à la mort. Ils furent noyés comme des chats,innocents, balourds et consubstantiels tels deux de la même portée. Ensemble ilsallèrent en terre sous un ciel en fuite dans la bière d’un seul, au mois de janvier 1902(p. 54).

Ces deux Vies marchent à l’évidence en diptyque, ce qui est fondamental pourle fonctionnement du recueil de nouvelles autant que pour l’autobiographie.Mettre en scène l’aveu d’illettrisme du père Foucault fait sauter, à l’échelle de

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l’ensemble des Vies, le verrou de l’interdit de parole michonien ; lorsqu’il évoque« l’expérience de la déroute » d’un autre (p. 49), il se situe dans l’implicite de sapropre déroute, là où la nouvelle entraîne au-delà du dicible. Écrire la fiction del’aveu d’autrui s’avère être une autorisation pour tout dire, y compris dans ledétour, aussi bien qu’une mise en demeure que la fiction impose au réel ; sanselle, tout serait empêchement. Michon peut alors avouer ses propres faiblesseset la nouvelle infléchit l’économie de l’autobiographie.

Nouvelle après nouvelle, Vies minuscules fonctionne comme une écriture testa-mentaire qui établirait les pertes et les profits du vécu, ferait le bilan d’un débutdans l’existence. Chaque récit implique la permanence des investigations du moi,d’une fouille des différentes strates du devenir et de ses difficultés. Une géologiede l’être est à l’œuvre d’un bout à l’autre du recueil où Michon exhume, à traversces vies, des carottes du moi ; Vies minuscules se constitue en reliquaire de souve-nirs et de rêveries, où chaque récit fond et transmet la relique à la multitude deshéritiers, seuls « relanceurs de ronde » (p. 29) admis : les lecteurs de Michon.

Alors que la nouvelle traditionnelle introduit des enclaves de réalisme dansdes territoires d’imaginaire, la nouvelle autobiographique construit au contrairedes enclaves d’imaginaire dans un territoire du réel, le moi, et les perfuse récipro-quement. Les lieux et les lieux-dits existent, les noms, dates et faits sont vérifia-bles ; mais lorsqu’une partie de la vie d’un protagoniste échappe au narrateur,« livré à la précarité des hypothèses » (p. 18), il l’imagine, telle l’arrivée deDufourneau aux colonies. Ici la création se nourrit, de façon signifiante pourl’autobiographe, d’évocations littéraires :

La barre à Grand-Bassam, que vit et décrivit Gide, est une image de l’ancien Magasinpittoresque ; l’auteur de Paludes prête sagement au ciel son aspect de plomb ; mais lamer sous sa plume fait image, couleur de thé. Avec d’autres voyageurs que l’histoireoublia, Dufourneau doit pour franchir le mascaret s’élever au-dessus des flots […] ;puis […] les formalités portuaires et, passé la lagune, la piste vers l’intérieur où nais-sent, dans la même incertitude, les petites comme les grandes anabases, les éclatantsdésirs au sein du réel terne : les palmiers doums où dorment des serpents d’or et deglu, […] et la palme mallarméenne trop concise pour abriter du soleil (p. 18).

La nouvelle proposait un cadre spatio-temporel d’une logique réaliste ; déli-miter ce cadre est le moment par excellence du travail de la subjectivité et del’imaginaire puisque rien n’oblige à tenir compte de la totalité du réel : le véri-fiable n’est plus nécessaire, la géographie peut être soumise à la toute-puissancedu regard poétique. Le réel que l’on interroge dans l’autobiographie, lui, ne sedérobe que si on le veut, car toute vérification est possible. Dans la nouvelleautobiographique au contraire, on peut s’en jouer et le faire lutter à part égaleavec l’imaginaire. Lorsque Michon évoque la mort d’Eugène et Clara, la nais-sance de sa sœur, il refuse de les situer dans un temps précis, de faire la preuvepar le réel, ce qui les laisse dans le temps de l’incertitude propice à la fiction.L’autobiographe, s’il n’était empêché par la force de son rapport intime à l’évé-nement, pourrait vérifier ce à quoi le nouvelliste n’est pas tenu. La rétention des

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faits avérés élimine la part trop évidente de l’autobiographie au profit de lanouvelle, façon indirecte de signaler l’entrée en force de l’évitement. Dans lanouvelle autobiographique, tout fait double sens et la fiction relaie le réel dé-faillant ou indicible. Peu importe la mort réelle de Dufourneau puisque l’igno-rance est comblée par un imaginaire conforme aux réels probables du poète. Ilinvente du possible, des morts imaginaires plausibles qui sont des réels nonadvenus, et qu’il modalise par une scansion de « ou bien », de « sans doute ». Ilpratique alors « une suite écrite d’une main différente » (p. 48) qui crée sa gram-maire propre, ses locutions, son vocabulaire, sa conjugaison particulière, favo-risant l’osmose entre réel et fiction. L’oubli volontaire et la mémoire défaillantede l’autobiographe qui pourraient entraver la narration la réactivent au con-traire, car le nouvelliste comble les creux par l’invention. Les êtres qu’il n’a pasconnus, l’autobiographe les réinvente et les peint à la façon du nouvelliste : « Jel’imagine, Antoine, imberbe encore, sortant à jamais de cette église, toujoursnocturne, la rage et le rire crispant sa bouche, mais entrant dans le jour commedans sa gloire future » (p. 31). Il peut maquiller les béances du moi par le récitsur d’autres qui le métamorphisent. Ce savant brouillage concourt à un équilibreconstitutif de la fiction du réel.

UNITÉ DU DISCONTINU

L’unité du discontinu dans la nouvelle autobiographique – littérature du frag-ment par nature – reste à explorer. Je ne rappellerai pas ici les incidences de lanotion de disparate sur l’écriture de l’autobiographie. Particulièrement apte àexprimer morcellement et scissions, la nouvelle autobiographique métaphoriseimpeccablement la discontinuité du moi, effet renforcé par la constitution enrecueil qui est un mouvement perpétuel de va-et-vient du discontinu au continu.La nouvelle prend le discontinu pour norme et l’érige en unité, tandis quel’autobiographe tente par l’écriture de fédérer les parties variées, passées et pré-sentes, du moi ; elle multiplie, excave et recueille ses images fragmentaires etéparses ; lorsqu’il est autobiographique, le recueil de nouvelles devient naturelle-ment le réceptacle existentiel qui collecte les souvenirs et livre la mémoire etl’oubli ; il tient du kaléidoscope plutôt que de la loupe autobiographique, per-mettant une circulation dynamique entre les fragments de l’individu, du mondeet de l’écriture. Cette forme opère un travail de synesthésies où la mise en récit del’identité, confrontée à toutes les formes d’éparpillement, est logiquement anti-linéaire. Parmi les autres facteurs de discontinuité, on retiendra les allusions –non-dit et mise en creux du monde –, les nombreuses présences littéraires et lesfigures de l’altérité. L’intertextualité est fondamentale car je suis aussi ce quelecture et peinture m’ont fait ; en conséquence, l’appropriation de la parole d’autruis’inscrit entre sa vie et la mienne, entre les « grands auteurs » et l’écriture deMichon. Ces interruptions plus ou moins discrètes de la continuité narrative ren-

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dent la forme complexe et relèvent d’une tactique de dissémination qui oblige lelecteur à mémoriser puis à relier des fragments de « Je » divers, à régler avec mi-nutie le ballet du moi et des autres. Le renoncement à la linéarité traduit égale-ment la perception que l’intime a du temps et de la langue, leur conception affec-tive. Tout collage de fragments soulignera enfin les embardées de la mémoire oules soubresauts de l’émotion, sans devoir les justifier.

La brièveté ou la longueur des nouvelles du recueil provoque des effets decondensation ou de dilatation du récit qui relèvent de la pure émotion et dusymbolique. Le morcellement donne des éclairages variés et une grande libertéde récit sans nécessité de respecter une chronologie rigide, sans esclavage au tout-dire. Le recueil réfléchit le discontinu par la longueur et l’autonomie de chaquetexte, mais le je qui sert de cicérone (r)établit des unités, des relais entre les élé-ments du disparate. Les brouillages, les fourvoiements, obligent le lecteur à unepatiente reconstitution de connivence et fondent un pacte de lecture, écho loin-tain du pacte autobiographique ; leur instauration en stratégies sédimente l’en-semble. L’enchâssement fréquent de nouvelles dans la nouvelle, comme c’est lecas des vies d’Antoine Peluchet et de G. Bandy, structure l’unité du discontinu etprovoque un jeu infini de variations sur ce dernier : variation des causes et deslieux d’enchâssement, des modalités d’insertion et des effets obtenus, finalementvariation dans le rapport à l’autobiographie. L’ignorance de soi, les différentesquêtes des origines, rendent nécessaire l’enchâssement, obligeant à réfléchir à sesmobiles ; elles métaphorisent la recherche et l’accès aux diverses parties du moien quête du même. « Dès lors sa vie s’était fourvoyée dans les passés-simples – jele sais, pour être lui », dévoile Michon (p. 102). Mnémonie et enchâssement tis-sent Souvenir avec Littérature ; ils restituent la part d’imaginaire et d’inventiondont le réel fait cadeau au protagoniste-écrivain, figure constamment encadrantedes récits. Chaque Vie s’ouvre et se clôt sur la présence de Michon, dénominateurcommun de toutes ces histoires, le fameux « fil rouge du recueil » dont parleMertens. La mise en relief de la discontinuité du moi – celui du je ou des person-nages – à travers tous les récits thématise l’Unité. Les défaites, les infortunes, lesdisgrâces racontées prouvent que Michon a pu se fédérer autour d’un centre vi-tal : l’écriture. Raconter « l’impouvoir » originaire fait naître à l’écriture et renaî-tre, loin du vide initial, la Creuse, que l’onomastique signifierait ironiquement.Cette unité du moi, dans et par l’écriture, se repère également dans un motifconstant de tensions de la langue et de la pratique narrative.

Si l’on résumait la nouvelle classique au seul respect des centrations narrato-logiques autour d’une théorie des trois unités – unité d’action et de chute, unitéde personnage principal et unité de point de vue – on pourrait vraisemblable-ment dire que Vies minuscules ne s’y tient pas parce que la nouvelle autobiogra-phique organise ses propres paramètres. Les choix d’enchâssement, de mise enabyme, la multiplication des chutes rompent avec l’unité d’action et mettent entension généralisée le matériau rendu malléable. Si l’autobiographe n’est pas maîtrede sa vie, en revanche le nouvelliste qu’il est a l’entière maîtrise des mouvementsde l’écriture et peut exprimer sa toute-puissante volonté. « Il me reste Toussaint »

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(p. 36) ; « Le réel, ou ce qui se veut donner pour tel, reparut. Imaginons-les »(p. 46). Biographe d’un monde du silence, de la rétention, Michon surprend eninstallant un régime de foisonnement d’anecdotes exemplaires ; leur puissanceévocatrice dépasse les limites de chacune, créant un effet cumulatif particulière-ment intense. Le nombre des protagonistes est restreint mais le concept de « hé-ros » autour duquel se développait la nouvelle est ici discuté. Quel est le person-nage principal de chaque récit ? Est-ce la figure éponyme du titre de chaque vie ?Claudette ? Lequel des frères Bakroot ? Une réponse unique est impossible car lepersonnage principal varie, s’efface parfois dans les méandres de la narration ;non pas qu’un protagoniste secondaire soit promu momentanément à la brèvegloire du premier plan, mais parce que le récit engendre cette mobilité et ce tra-vail d’inflexion, tantôt en mutations imperceptibles ou évidentes, tantôt en glis-sements ou en ruptures, lorsque le narrateur abandonne un protagoniste au pro-fit de son alter ego. Ces changements font sens pour l’autobiographe qui dévoilela puissance de ce qui est advenu à autrui et la reprend à son compte. Le moi réel,ou celui qu’il échafaude, se forge de façon plurielle mais la présence encadrantedu je intègre les fictions à sa propre histoire. À moins qu’il n’y ait qu’un person-nage principal commun à ces huit Vies, et disséminé dans plusieurs figures jouantjeu égal ; qu’il excède le texte et se situe en dehors de la narration ; qu’il soitl’ombre gigantesque qui n’apparaît qu’en photo chez Eugène et Clara, dont lacaractéristique serait d’être l’éternel Absent, du texte et de la vie : le père enfui,jamais rencontré, à la recherche duquel tend toute l’écriture.

Dans la nouvelle autobiographique les principes de brièveté, de concentra-tion, de stylisation de la nouvelle sont pris à contre-pied pour créer l’illusion dela plénitude de la quête du moi et éviter l’impression qu’on oblitère des parts devrai. Ainsi Michon recourt-il à l’ample développement complexe, à l’inscriptionde pauses lyriques et de descriptions. Pas de forme élémentaire délimitant unespace de fiction autarcique ; aucun récit ne se clôt sur lui-même sans laisserattendre de suite. Des effets de clôture sont mis en suspens ou déjoués par uneréorientation inattendue induite par les flux de l’intime que l’on ne veut ni nepeut endiguer. « J’aurais voulu écrire du haut de ce vertigineux moment, de cettetrépidation, exultation ou inconcevable terreur, écrire comme un enfant sansparole meurt, se dilue dans l’été : dans un très grand émoi peu dicible » (p. 206).Les récits initialement perçus comme collatéraux glissent vers un centre affectifqui relance l’écriture. Le défi et l’art suprêmes étant alors l’invention léonine desmorts possibles de Dufourneau ou de Bandy (pp. 22 à 24, p. 176).

La chute joue, dans la nouvelle autobiographique, un rôle de suspension et dediscontinuité ; mise en facteur, elle sert de rebond pour le récit, endigue des va-gues narratives, les réoriente en bifurcations variées toutes senties comme néces-saires. Vies minuscules travaille le récit de l’intérieur par des chutes en cascade6 ; ce

6 On dénombre par exemple non moins de sept chutes dans « Vie d’Antoine Peluchet » : le départd’Antoine (p. 35) ; « un jour enfin, on doit penser qu’il fut quitte du réel » (p. 38) ; « le père toujours

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qu’on croit lire comme la chute devient un terreau programmant une autre chute,elle-même matériau d’une chute ultérieure imprévisible. Leur mise en cadencecrée des accélérations et de foudroyantes tensions rythmiques. La respirationnarrative ne mime plus celle de la fiction tendue vers sa fin, mais bien plutôtcelle de l’autobiographe, respiration intime qui exprime la perception sensuelleet passionnelle du monde et de la langue. Nous passons alors d’un art de la ten-sion finale et singulière à un art de la tension plurielle qui devient permanencedes tensions. Le récit se démarque enfin d’une progression conventionnelle versla pointe unique, le « pivot » schlegelien. Il est nourri de dynamiques internes etintimes qui échappent à la conscience, dynamiques a-typiques, a-rythmiques,changements de mesure scandant sans régularité ni système le texte. Ainsi lachute anecdotique ne constitue plus nécessairement la clôture du récit, ce quilaisserait l’autobiographe en panne et son portrait inachevé. Le paroxysme, alliéde la pointe dans la nouvelle, exprime ici le mouvement intérieur et ses sinuosi-tés. Nous ne sommes plus dans une esthétique de la ligne droite aride mais dansun art de la courbe, de la contre-courbe et de l’ellipse.

Vies minuscules refuse le point de vue unique, la place et le regard du narrateury sont soumis à la variation. Dans une même Vie, on passe d’un récit extradiégé-tique à une suite homo- ou intradiégétique. Les focalisations se métamorphosentet le destinataire peut changer ; la tonalité de l’adresse aussi. Songeons ici auxtrajets entre un destinataire anonyme et l’émouvant « vous » adressé aux mortsintimes (p. 73). Cette écriture autorise des glissements virtuoses entre le discoursdirect, les discours indirect et indirect libre, et Michon utilise jusqu’à la jubila-tion toute la palette des possibles narratifs et stylistiques.

Renonçant à la linéarité réductrice du récit, la nouvelle autobiographique ma-laxe la rigidité d’une structure élémentaire pour que des vagues narratives ren-dent compte des flux de la vie intérieure. Michon travaille les effets d’attente, lespauses, calcule les relances et les décalages, ou s’y soumet. L’essence de la nou-velle autobiographique n’est pas subordonnée à la condensation absolue et ellene boude ni descriptions, ni lyrisme, ni poésie. Michon prouve que ce n’est pasune littérature du peu, de l’économie, de la sécheresse ou de l’exclusion mais uneforme de l’absorption, de l’espace et de la richesse. Les motifs récurrents sontsouvent traités comme des variations poétiques et la narration devient parono-mase ou métalepse. Le mouvement lyrique ou la pause poétique qu’utilise Michon

ravi tenait dans sa main ballante quelque chose qu’on ne voyait pas, comme on tient une plumeou la main d’un petit enfant » (p. 39) ; l’Ecce homo qui suit l’embarquement du fils pour le bagnealors que son père et le commis le pensent en Amérique (p. 48) ; la mort du paillasse « la face contreterre parmi des envols de guêpes » (p. 53) ; la veillée du « vieux à genoux […] qui serrait dans sesbras le pantin mort », qui « appela son fils doucement jusqu’à la mise en terre […] » (p. 53) ; lesuicide de Toussaint emportant son fils (p. 54), et la fin de P. Michon : « Ici, fin de race, moi ledernier à me souvenir de lui, je serai gisant : alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os serontn’importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint son père. Ce lieu venteuxm’attend. Ce père sera le mien » (p. 55).

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amorcent et simultanément ralentissent les processus conclusifs tout en signi-fiant le rapport intime au langage. Le saisissement du monde passe d’abord parl’appropriation du verbe, dans ses plus secrètes alchimies pour que l’écriture poé-tique dise autant les mystères que les émotions. Le verbe est chair et tout n’estplus que poésie, triviale, amère ou lyrique pour le moi. La nouvelle autobiogra-phique réconcilie enfin nouvelle et lyrisme, car ce dernier est la part d’inventionpoétique qui revient à l’ego, sa liberté d’influer sur le monde et de passer d’unetechnique de la raréfaction, du trait, à une technique de la matière et de la cou-leur, des ors et des ombres.

Michon utilise le seuil lyrique et la pointe poétique non pour renier la tradi-tion allemande mais bien pour la faire évoluer. En effet les métamorphoses ryth-miques ainsi introduites dans la trame narrative innovent autant que la caracté-risation paroxystique dévolue à la poésie. Indispensable comme expression dumoi, le lyrisme en énonce indirectement les mouvements. Il est la mise en récitperformative de l’émotion, et la pointe poétique survient lorsque ce qui est à direest trop douloureux ou trop émouvant ; elle libère une retenue. Une langue par-ticulière, déconnectée en apparence de sa fonction purement informative, se subs-titue à la simple recension de faits. La parole poétique devient un palimpseste desautres fonctions du langage. Si le lyrisme a un rôle structurellement unificateurpour chaque nouvelle et pour l’ensemble du recueil, c’est aussi le moyen privilé-gié d’unification des différents moi qui peuvent enfin n’être qu’un dans le lan-gage. Au cœur de cet espace, bien plus que les faits, c’est la poésie qui fait événe-ment.

UNE POÉTIQUE DE L’OBLIQUE

Dans cette entreprise aux marges de la nouvelle et de l’autobiographie, Michonse saisit et se construit de biais ; il multiplie les miroirs pour peindre son infirmitéà écrire et se poste à l’oblique des traditions, peut-être par angoisse de s’y con-fronter, par indifférence à des formes établies, par besoin congénital de l’arrache-ment. Il est à l’oblique de la tradition des Vies parce qu’il choisit des vies minus-cules et non des vies d’hommes illustres ; cependant il n’opère ni parodie, nidérision, ni réduction de ce genre apologétique ; il montre au contraire la gloirede l’humble et du presque rien. Il écrit à l’oblique de la tradition de la nouvellelorsqu’il en fait varier les paramètres de l’intérieur ; il est encore à l’oblique del’autobiographie quand il injecte des parts de liberté, en refusant par exemple lacontrainte du pacte autobiographique, à l’état de traces dans l’anonyme qua-trième de couverture, ou en se nommant par bribes comme s’il voulait berner lelecteur peu attentif et créer un flou des ombres. Son prénom apparaît sous laforme du diminutif Pierrot dans « Vie de G. Bandy » (p. 161) et son nom ailleurs,lorsqu’il évoque sa grand-mère. La même diffraction (pp. 27 et 29) est utiliséepour le nom de sa mère, à la fois personnage de plusieurs vies et dédicataire du

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livre. Au lecteur de recomposer les masques et le moi. Cependant, observer lesinfléchissements de l’ego exige une mutabilité des formes. La nouvelle autobio-graphique serait en somme le lieu de liberté où peuvent se dire et s’accomplirtoutes les métamorphoses du moi, de la langue, de l’imaginaire et du réel ; lanouvelle devenant alors une forme autotélique de la métamorphose.

Vies minuscules généralise l’entreprise du biais puisque toutes les postures qu’em-prunte le narrateur sont des approches latérales du réel et de la narratologie ;elles soulignent le refus d’un face-à-face, jugé dérisoire, obsolète, avec le moi, lemonde ou la tradition, afin de ne pas tomber dans le piège de « l’Imitation pica-resque de la vie des Grands Auteurs » (p. 136). Le biais permet de se tenir à cou-vert et de ne pas être aveuglé par la lumière des grands. Poursuivi par les figuresillustres de l’autobiographie et de la nouvelle, Michon choisit l’oblique pour pa-rade et contre-attaque. Cette position a l’avantage infini d’extraire des genres,sinon de leur arracher, d’autres potentialités que celles qu’on leur connaît ; enparticulier ces zones intermédiaires que Michon saisit en multipliant les perspec-tives et les points de fuite. « Sa propre parole, il la [tient] à distance » (p. 155) etdécouvre des possibles inattendus. Le biais, sous toutes ses formes, y compris lesdéfaillances de la mémoire, s’avère être une posture de survie, de défaussementquand le réel blesse ; il énonce et dénonce toute blessure. Lorsque Michon écrit :« Les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fo-rêts sommant le monde de se rendre au verbe » (p. 151), est-ce Bandy ou lui-même écrivant, qu’il peint ? ou leurs portraits anamorphisés l’un par l’autre ? Laposture flirte alors avec l’imposture et ce qu’il appelle la trahison – « les modestesque ces pages complaisantes trahissent » (p. 193). « Pour être proférée sans miè-vrerie, la langue des anges doit forcer le gosier de bête, être chantée par les der-niers des hommes7. » Ainsi Michon se met en sentinelle du langage. Il trafiqueréel et fiction, les expérimente pour savoir où se situer ; c’est d’ailleurs dans unefrange toujours mouvante entre centre et marges qu’il se cherche une place mo-bile qui « rende la scansion vaine, despotique et sourde de la prose, et batte unrythme8 ». « Faire tenir la tension9 », tel est l’objectif qu’il se fixe ; tombeau deValéry, cette mise en tension du verbe est la Voix de la langue, enfin débusquée,la Voix privée, intime de l’écrivain mais aussi la voie neuve dans laquelle il en-gage nouvelle et autobiographie. Vies minuscules est « immobile à grands pas », lavibration à l’état pur, non la tension vers la dernière phrase. Aussi la généralisa-tion de l’oblique revêt la forme de l’extrême tension entre le dionysiaque et l’apol-linien qui fait toujours se tenir sur « la lèvre de la falaise10 », au tremblement del’écriture, qui est son paroxysme. Ce dernier construit l’apothéose du peu ; les

7 F. HÂN, « Prince et serviteur : Le Roi du bois », Compagnies de Pierre Michon, dans Théodore Balmoral(n° 15) et éditions Verdier, p. 46.

8 Entretien radiophonique, France Culture, 1996.9 Ibid.10 Pierre Michon, La grande Beune, Lagrasse : Verdier, 1996, p. 27.

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VIES MINUSCULES : NOUVELLE AUTOBIOGRAPHIQUE300

protagonistes choisis sont en apparence des humbles, mais Michon extrait la partroyale qui est en eux. Ces êtres de prose ont la force et la noblesse des héros detragédie ; Michon les rend disponibles pour la poésie, les fait devenir poésie.

« S’il voulait dompter le monde, c’était à son propre usage et sans léser qui-conque, par la seule puissance de sa juste diction, par la seule forme achevée desmots » (p. 153) explicite le projet des Vies minuscules ; avant d’entrer dans cerecueil, nous étions, au regard de la nouvelle autobiographique, des êtres sanslangage. Mais, s’attachant à tisser les mots avec des maux il nous initie au chantdu monde ; aussi laisserai-je Pierre Michon conclure : « Car si ces êtres sans lan-gage l’eussent compris, alors il en eût été sûr : c’eût été que la Grâce le touchait »(p. 174).

Geneviève NOIRAY

Université de Cergy-Pontoise.

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LA NOUVELLE OU « L’ART DE LA LENTEUR »DANS LE DERNIER ROMAN DE KUNDERA

Interroger la nouvelle en partant de l’analyse d’un roman, c’est faire le choixd’un paradoxe inaugural. Mais La lenteur1 dernier roman de Milan Kundera, estune invitation à réfléchir aux rapports qu’entretiennent les deux genres romanes-ques, à l’influence que les deux constructions narratives peuvent exercer l’une surl’autre. Les traditionnelles oppositions entre genre noble et genre mineur, la ques-tion du déclin, ou de l’éclipse d’un genre selon les époques, s’en trouvent ici éclai-rées de manière originale et peut-être apaisées, sinon épuisées. Pour le plaisir de laréflexion le roman de Kundera accueille en ses pages une nouvelle du XVIIIe intitu-lée « Point de lendemain2 », texte de Vivant Denon bien connu des amateurs de« ces livres que l’on ne lit que d’une main3 ».

Quelle place, en marge du roman, est ainsi faite à la nouvelle ou quel statutacquiert-elle dans ses marges ? Quel bénéfice le roman retire-t-il de cette fréquen-tation ? On pourra se demander si, au bout du compte, ce cousinage n’aboutit pasà une sorte de paradoxe terminal, dont Kundera nous donnerait ici une leçon.

LE ROMAN HÔTE DE LA NOUVELLE

Pour qui n’aurait pas lu La lenteur, ou n’aurait plus en mémoire sa trame roma-nesque, nous croyons utile de préciser les points suivants.

Dès les premières pages, le narrateur se pose la question : « Pourquoi le plaisirde la lenteur a-t-il disparu4 ? » Cet art de la lenteur que savaient pratiquer à mer-veille « les flâneurs d’antan » est en rapport étroit avec la mémoire, alors que nosactes et formes de pensée soumis à la vitesse privilégient le spectaculaire et lesuperficiel, augmentant en cela notre capacité d’oubli5. C’est cette interrogationfondamentale qui servira de tonalité de base, ou de thème majeur à partir duquelplusieurs lignes mélodiques vont se développer.

La première est jouée par le narrateur et sa femme, c’est la plus discrète mais elles’entend à des moments privilégiés : début, milieu et fin du roman, pour lancer ou

1 M. KUNDERA, La lenteur, Paris : Gallimard, 1995.2 V. DENON, Point de lendemain, Paris : Gallimard (Folio classique), 1995.3 J.-M. GOULEMOT, Ces livres que l’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques

au XVIIIe siècle Alinéa, 1991.4 M. KUNDERA, op. cit., p. 11.5 KUNDERA définit ainsi ce rapport inversé : « Dans la mathématique existentielle cette expérience

prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de lenteur est directement proportionnelà l’intensité de mémoire ; le degré de vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. »Op. cit., p. 45.

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interrompre une digression, pour commenter le livre à venir. Un premier niveaude diégèse est donc repérable : le couple se rend pour un week-end dans un hôtelde charme, un ancien château du XVIIIe situé en bord de Seine. Ce détail va agirpour le narrateur comme le déclencheur d’un souvenir de lecture, la nouvelle deVivant Denon, et devenir le cadre d’une autre fiction.

La deuxième ligne mélodique que constitue cette nouvelle est, en apparenceseulement, plus ténue car en proportion plus faible par rapport au volume général(quinze pour cent environ). Elle est pourtant celle qui donne toute son ampleurau roman. Ce deuxième niveau de diégèse, ou second fil de la trame, fera l’objetd’une étude plus approfondie (voir notre point 2).

La troisième ligne, la plus tonitruante, est constituée par le récit d’un colloqued’entomologistes qui se tient justement dans un château. Le même que celui quiabrita autrefois les amours du couple libertin ou peut-être un autre semblable, etdans lequel séjournent aujourd’hui le narrateur et sa femme Véra.

Ces trois voix s’entremêlent selon une composition polyphonique dont Kun-dera s’explique dans L’art du roman6.

Les personnages principaux, caractérisés par des problématiques existentiellesbien définies, incarnent plusieurs motifs développant le thème majeur. Ils vont seretrouver par couples, combinaisons stables ou instables au gré de la fantaisie dunarrateur, certains d’entre eux étant appelés à circuler d’un niveau narratif à l’autre.

C’est le cas de Vincent, « le plus innocent et le plus touchant ». Il est l’ami dunarrateur dont il partage l’engouement pour le XVIIIe siècle, mais surtout disciplede Pontevin. Ce dernier, chef du groupe d’intellectuels auquel appartient Vincent,a forgé le concept de « danseur » qui concerne tous ceux qui se mêlent de politi-que à cette nuance près :

Le danseur se distingue de l’homme politique ordinaire en ceci qu’il ne désire pas lepouvoir mais la gloire ; il ne désire pas imposer au monde telle ou telle organisationsociale (il s’en soucie comme d’une guigne) mais occuper la scène pour faire rayonnerson moi7.

Le prototype même du « danseur » c’est Berck qui pratique avec le députéDuberques le « judo moral ». Autrement dit, ils s’affrontent sur la scène média-tique, en créant les occasions de rencontre lorsque l’actualité ne leur en fournitpas. Le jeu consiste à faire assaut de moralité dans des situations humainementaussi délicates que la lutte contre le sida ou une famine en Somalie. L’adversairen’a pas d’autre choix, devant des propositions spectaculaires mais inefficaces, quede perdre la face ou de faire monter les enchères.

Pontevin a chargé Vincent, entomologiste, d’introduire en fraude leur cercled’amis intellectuels au fameux colloque pour y « semer le bordel8 ». Vincent s’yretrouvera seul.

6 M. KUNDERA, L’art du roman, Paris : Gallimard, 1986.7 M. KUNDERA, La lenteur, p. 26.8 Ibid., p. 37.

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D’autres personnages incarneront d’autres motifs : un savant tchèque ayantretrouvé ses droits de chercheur après avoir été victime du joug totalitaire se rendridicule au colloque en oubliant de présenter sa communication ; Immaculata réa-lisatrice de télévision et son amant cameraman, joueront en quelques actes « lecouple tragi-comique » ; Julie, une jeune dactylo, sera la partenaire de Vincent pourune nuit sans lendemain. Traîne parmi ces protagonistes d’un soir manquant cruel-lement de panache, mais en cela hérauts de leur temps, un mystérieux « jeunehomme à lunettes vêtu d’un costume trois pièces » qui apostrophe Vincent. Lelecteur est en droit de se demander si ce personnage est un anonyme ou si, ana-chronique et déplacé, il ne joue pas le rôle d’un passeur entre les siècles (du XVIIIe

au XXe), les genres (de la nouvelle au roman), favorisant la superposition des lignesmélodiques : récit, nouvelle, essai…

PLACE ET STATUT DE LA NOUVELLE DANS LA LENTEUR

Comment se présente au lecteur du roman la nouvelle de Vivant Denon ? Quelssont ses lieux et modes d’apparition ? Le narrateur l’évoque d’abord de manièreallusive, en clôture du premier chapitre, à la faveur d’une série d’associations. Surla route qui le conduit au château, l’impatience qu’un automobiliste manifeste àle doubler déclenche une réflexion amère sur « l’extase » que la vitesse procure àl’homme, qu’il s’agisse de transports automobile ou amoureux. Il en vient à re-gretter les flâneries d’autrefois. La présence dans la voiture suiveuse d’un hommeet d’une femme, distants physiquement mais réunis dans le même agacement, luirappelle un autre couple d’une époque révolue.

Et je pense à cet autre voyage de Paris vers un château de campagne, qui a eu lieu il y a plusde deux cents ans, le voyage de Mme de T. et du jeune chevalier qui l’accompagnait.C’est la première fois qu’ils sont si près l’un de l’autre, et l’indicible ambiance sensuellequi les entoure naît justement de la lenteur de la cadence : balancés par le mouvementdu carrosse, les deux corps se touchent, d’abord à leur insu, puis à leur su, et l’histoirese noue9.

Cette dernière phrase est toute en nuances suggestives. C’est à l’insu du lecteurque la nouvelle « Point de lendemain », inconnue ou oubliée, s’insinue dans leroman. Mais, autre suggestion, l’histoire qui va se nouer n’est pas seulement cellede deux amants, le temps d’une nuit. C’est aussi, dans l’espace du roman, laconcorde de deux genres qui traditionnellement s’excluent et s’attirent. Les deuxcorps textuels, roman-nouvelle, vont entrer en contact. De quelle manière ?

Sur les cinquante et un chapitres que comporte La lenteur, quatorze font allu-sion au texte de Vivant Denon sous une forme discrète (une phrase, un paragra-phe) ou lui sont entièrement consacrés : sept dans la première partie (chapitres 1,2, 4, 9, 10, 11, 12) et sept à la fin du roman en tissant avec ce dernier des liens plus

9 Ibid., p. 12 (souligné par nous).

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étroits, ainsi que nous le verrons dans notre troisième point (chapitres 44, 45, 47,48, 49, 50, 51). Présente non seulement en ces lieux stratégiques que sont le débutet la fin du roman, la nouvelle en est peut-être la clef de voûte, ou la matrice.D’abord évoquée ainsi que nous l’avons vu dans le paragraphe cité ci-dessus (« Etje pense à cet autre voyage de Paris vers un château de campagne […] »), elle estensuite résumée (au chapitre 2) par le narrateur qui joue habilement de l’ellipse defaçon à différer la venue du titre. Il mentionne les aventures éditoriales dont elle afait l’objet, pour finalement la juger en ces termes : « Elle compte aujourd’huiparmi les ouvrages littéraires qui semblent représenter le mieux l’art et l’esprit duXVIIIe siècle ». Durant les chapitres 9, 10, 11 et 12, elle est citée de manière frag-mentée, et commentée. C’est l’occasion pour l’auteur d’intervenir et de solliciterla participation du lecteur à la façon de ces maîtres du genre que sont Sterne ouDiderot. « Essayons de capter quelques fragments de la conversation10 », nous dit-il. Invitation relayée au chapitre suivant par une interpellation plus incitative àprendre part à la réflexion :

Vous vous étonnez : où, dans cet espace si raisonnablement organisé, balisé, tracé,calculé, mesuré, où y a-t-il la place pour la spontanéité, pour une « folie » […]. Oùsont-elles toutes ces vertus de la déraison qui ont forgé notre idée de l’amour ? Non,elles n’ont rien à faire ici […]11.

Parfois le narrateur, commentateur de la nouvelle, nous donne à voir les scènescapitales selon la représentation qu’il s’en fait, en procédant à de subtils éclaira-ges, ou bien nous livre ses pensées en intervenant sur le mode ironique : « Je lavois conduire le chevalier à travers la nuit enlunée. […] Ils s’approchent de la porteet (comme c’est curieux ! comme c’est inattendu !) le pavillon est ouvert. » Cedétail de la nouvelle – un pavillon dont « on »12 a prétendu ne pas avoir la clef,mais qui finalement est ouvert – est souligné comme l’art, maîtrisé au plus hautdegré par la comtesse, de « prolonger le suspense, encore mieux : art de se tenirle plus longtemps possible en état d’excitation13 ».

L’instance énonciative qui s’exprime, ici ou là, instaure avec le lecteur du ro-man un dialogue à distance. L’auteur intervient directement, ainsi qu’il aime à lefaire, pour rendre sa réflexion plus vivace, en lui donnant « un ton provocateur,expérimental ou interrogatif14 ».

10 Ibid., p. 37.11 Ibid., p. 41.12 Le jeune chevalier, qui fait à la première personne le récit de sa « nuit merveilleuse », utilise pour

désigner la comtesse dans ses rapport intimes avec lui l’indéfini « on » au lieu du « elle ». Ce pronomest réservé au discours rapporté, par exemple la conversation au petit matin entre le « faux amant »et l’amant en titre. Elle devient le tiers distant, insaisissable et vénéré. « On voulait me fuir, onretombait plus attendrie. Nos âmes se rencontraient, se multipliaient ; il en naissait une de chacunde nos baisers » (V. DENON, Point de lendemain, p. 49). Ce choix troublant de l’indéfini a pour effetde souligner la multiplicité des visages et des rôles que la comtesse s’est octroyés dans cette aventure.

13 M. KUNDERA, p. 42 (souligné par nous).14 Ibid., p. 103.

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Ainsi, en l’absence de portrait physique de la comtesse, il lui prête rondeur etlascivité, plus conformes selon lui à ses charmes et à ses compétences de stratège15.Ce personnage féminin incarne mieux que tous les autres l’esprit de son siècle,l’esprit libertin. Justement parce que sa problématique existentielle – pour repren-dre la théorie que Kundera développe dans L’art du roman – s’enracine dans lethème de la lenteur, et qu’elle « manie toute la technique du ralentissement »commentée en ces termes :

En ralentissant la course de leur nuit, en la divisant en différentes parties séparéesl’une de l’autre, madame de T. a su faire apparaître le menu laps de temps qui leur étaitimparti comme une petite architecture merveilleuse, comme une forme. Imprimer laforme à une durée, c’est l’exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire. Car ce quiest informe est insaisissable, immémorisable. Concevoir leur rencontre comme uneforme fut tout particulièrement précieux pour eux vu que leur nuit devait rester sanslendemain et ne pourrait se répéter que dans le souvenir16.

Ne faut-il pas lire et relire ce passage avec le soupçon qu’entre les lignes et dansles interstices du roman s’inscrit l’art de la nouvelle : à l’art de la lenteur et de lamise en scène comme motifs premiers du libertinage correspondrait la tensionnécessaire au genre bref. La densité, autre critère intrinsèque de la nouvelle, nerésulterait alors que d’une « technique du ralentissement ».

UN SOUFFLE DE LIBERTÉ POUR LE ROMAN

Plus qu’un prétexte à digressions philosophiques sur l’hédonisme, la subver-sion comme forme de liberté (réflexion et pratique devenues étrangères à notre finde siècle décadent), la nouvelle favorise une composition musicale chère à MilanKundera, celle du contrepoint. Un exemple parmi d’autres nous confortera danscette affirmation.

Le chapitre 9 s’ouvre de la façon suivante :

Véra dort déjà ; j’ouvre la fenêtre qui donne sur le parc et je pense au parcours qu’onteffectué madame de T. et son jeune chevalier après être sortis du château dans la nuit,à cet inoubliable parcours en trois étapes17.

La reprise « et je pense à » évoque en écho la fin du premier chapitre que nousavons citée dans notre deuxième point. Plus qu’une formule signalant le travaild’anamnèse, elle souligne et annonce les interférences entre les récits : le récit

15 « On ne trouve aucune description de l’apparence physique de madame de T. chez Denon » com-mente-t-il en lecteur averti ; « une chose pourtant me semble sûre : elle ne peut pas être mince ; jesuppose qu’elle a « une taille ronde et souple » (c’est par ces mots que Laclos caractérise le corps fémininle plus convoité des Liaisons dangereuses) et que la rondeur corporelle fait naître la rondeur desmouvements et des gestes. Il émane d’elle une douce oisiveté. Elle possède la sagesse de la lenteuret manie toute la technique du ralentissement. » (p. 42, souligné par nous).

16 Ibid., p. 44.17 Ibid., p. 19 (souligné par nous).

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premier où le narrateur est intra et homodiégiétique, celui de la nouvelle résuméeet commentée par un narrateur extradiégétique. Mais les chevauchements ne sontpas rares, ainsi que nous allons le voir. Une précision comme celle-ci : « Nous nousinstallons dans notre chambre puis sortons dans le parc. Les terrasses vertes descen-dent en direction de la rivière, la Seine18 » n’est à première lecture, ni remarquable,ni remarquée. Mais elle fait sens quand, dans le résumé de la nouvelle, les deuxréférents, lune et terrasses, sont réunis dans une même phrase, évocatrice : « Lanuit est enlunée, le jardin descend en terrasses vers la Seine dont le murmure se jointau murmure des arbres19. »

Enfin, l’ambiguïté règne, au début du chapitre 26, situé à mi-chemin exacte-ment du parcours romanesque, quand nous lisons :

Véra dort et moi, debout devant la fenêtre ouverte, je regarde deux personnes qui sepromènent dans le parc du château par une nuit enlunée20.

Qui sont ces « deux personnes » épiées ou enviées par le narrateur ? Les deuxamants de la nouvelle qui hantent son souvenir ? ou le jeune couple formé parVincent et Julie qui viennent de se rencontrer au colloque et s’essaient au plaisir ?Même si le narrateur veut les considérer comme « inspirés » par de plus célèbresancêtres, la suite du chapitre nous confirme que rêve et réalité s’interpénètrent,ici.

À Véra qui sort brutalement d’un cauchemar (dans lequel elle était confrontée àun personnage du colloque, totalement étranger à sa réalité fictionnelle) le narra-teur rétorque :– Pardonne-moi, lui dis-je, tu es victime de mes élucubrations.– Comment ça ?– Comme si tes rêves étaient une poubelle où je jette des pages trop sottes.– Qu’est-ce que tu inventes ? Un roman ? demande-t-elle angoissée21.

Ce franchissement des frontières crée un effet de surréalité, justifié par quelqueshallucinations, dont nous verrons un autre exemple. Il met surtout en lumière ledésir d’une forme romanesque nouvelle, qui n’hésiterait pas à s’exhiber. La nou-velle de Vivant Denon joue alors pour le roman, qui lui rend un si bel hommage,le rôle d’un ferment. Moins englobée qu’englobante, elle essaime en plusieurslieux et permet aux différentes lignes mélodiques de se faire entendre séparémentou ensemble, selon le principe de la polyphonie.

Les trois lignes se soudent encore plus étroitement dans le final, puisque lenarrateur mêle les différentes diégèses et brouille les temporalités.

Les derniers chapitres du roman, reviennent sur la fin de la nouvelle et sur laperplexité du jeune homme une fois que ce dernier a pris congé de la comtesse.Citons les tout derniers mots de « Point de lendemain » :

18 Ibid., p. 19 (souligné par nous).19 Ibid., p. 37 (souligné par nous).20 Ibid., p. 92 (souligné par nous).21 Ibid., p. 93.

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Je montai dans la voiture qui m’attendait. Je cherchai bien la morale de toute cetteaventure, et… je n’en trouvai point22.

Cette interrogation du personnage et la frustration du lecteur, qui ne sait pasce qu’il ressent, ni ce qu’il pense, trouvent dans le roman une réponse ou uneréparation possibles, mais sur le mode de la facétie, à la manière de Voltaire.Vincent, en effet, se croit victime d’une apparition quand il voit venir dans sadirection « un homme un peu plus jeune que lui, vêtu d’un costume appartenantà une époque lointaine23 ». Le temps est aboli et les deux jeunes gens sont toutprès de se raconter leur « merveilleuse nuit ». Mais nous savons que Vincent,personnage de La lenteur, continue de se mentir à lui-même. Il a en réalité étévictime d’une défaillance et s’est donné en spectacle dans un simulacre de scèned’amour, sur les bords de la piscine. Alors que la beauté de la nuit vécue par lejeune chevalier de la nouvelle lui confère un tout autre pouvoir. Elle « le tienttoujours », nous dit le narrateur, « dans un tel enivrement qu’il voit des fantômes,confond ses rêves avec la réalité, se trouve lancé hors du temps24 ».

Kundera lui accorde cette revanche : après avoir joué, dans la nouvelle, le per-sonnage du « faux amant » sans comprendre pourquoi, il endosse le plus beau rôledu roman : celui d’un homme éternellement comblé par une nuit d’amour, dontil garde précieusement un souvenir olfactif25. Il possède désormais la capacité d’êtreheureux, parce qu’il sait pratiquer, en même temps que l’art de la discrétion, celuide la lenteur qui permet de prolonger le rêve.

Au terme de ce parcours, La lenteur nous apparaît comme la mise en acte desprincipes défendus et illustrés dans L’art du roman, à savoir « l’esprit de conti-nuité » et « l’esprit de complexité ». Il y a dix ans, Kundera affirmait que l’espritde ce siècle n’est pas propice au roman. Il fait aujourd’hui la démonstration ducontraire, prouvant par là qu’une identité générique ne se construit pas contreune autre, mais s’enrichit de la différence.

La nouvelle de Vivant Denon, parce qu’elle introduit rêverie et poésie, permetau romancier de se jouer de toutes les frontières entre les genres, les siècles, laréalité et la fiction. Plus que cela peut-être : la lecture et le commentaire qui ensont faits constitueraient une poétique du genre bref, discrètement lovée dans lespages du roman. Mme de T., la comtesse qui met en scène tous les tableaux de cetteinoubliable nuit et pratique l’art de séduire par la conversation, acquiert la dimen-sion d’un personnage allégorique. Autour d’elle flotte un parfum de nouvelle. Ellehabite ce genre et le contient tout entier, comme Mme Vauquer « expliqu[ait] sapension et la pension impliqu[ait] sa personne. » Elle prouve par ailleurs que les

22 V. DENON, Point de lendemain, p. 69.23 M. KUNDERA, La lenteur, p. 148.24 Ibid., p. 150.25 Cette « odeur d’amour que madame T. a laissée sur ses doigts », et que le personnage de la nouvelle

invité dans le roman respire plusieurs fois dans un geste fétichiste, est une invention du narrateur.Une variante en quelque sorte et un prolongement de la nouvelle.

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exigences de la nouvelle, toute en tension et suggestion, épousent une fois de plusles charmes de l’érotisme.

Si donc « Point de lendemain » revit grâce au roman (le narrateur s’approprie lanouvelle et la prolonge dans des variations de suites possibles) elle le revivifieaussi en donnant son souffle à une « architecture merveilleuse », libre et légèrecomme une rhapsodie26.

Sa présence – hasard ou nécessité – a peut-être favorisé « la grande infidélité »que Kundera appelait de ses vœux et qui consiste à « échapper à la bigamie de cesdeux formes » que sont « la composition polyphonique » et la « composition vau-devillesque27 ». Mais cela reste à démontrer…

Nicole BAJULAZ-FESSLER

CUEFA-INP Grenoble.

26 G. SCARPETTA attribue « l’abandon de la rigidité architechtonique des romans antérieurs […] au profitd’un narratif plus proprement rhapsodique » au fait que Kundera écrive en français. Dans L’âge d’ordu roman, Paris : Grasset, 1996, p. 254.

27 M. KUNDERA, dans un entretien, accepte ces définitions à propos de ses romans : « La compositionpolyphonique […] unit les éléments hétérogènes dans une architecture fondée sur le chiffre sept[…] » ; « La composition vaudevillesque, homogène, théâtrale […] frise l’invraisemblable. » ( L’art duroman, pp. 121-122.)

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NOUVELLES ET TEXTES BREFS DE LE CLÉZIO :VERS UNE ÉCRITURE DU SILENCE

L’œuvre1 de Le Clézio s’érige comme énigme dans la production littéraire decette seconde moitié du vingtième siècle. On sait la définition de l’énigme quiconsiste en « une formulation qui pose question, et appelle réponse, et qui porteen elle-même la solution. On sait la stratégie de l’énigme : le mot de l’énigmedoit être présenté de manière apparemment complexe et disparate ; les traits lesplus hétérogènes reçoivent, de ce mot, un nouveau sens et une nouvelle signifi-cation. L’énigme résolue est, dans ces conditions, sans résidu. Mais le littéral del’énigme, malgré ce défaut de résidu, marque l’inévitable de la question au regardde ce qui est, dans l’énigme même, l’affirmation de la vérité2 ».

Cette tension entre le dit et le non-dit, le montré et le latent est caractéristiquede l’écriture leclézienne, qui se situe au-delà de tous les genres. Le Clézio chercheà dire, tout simplement, faisant de sa littérature « une sorte de machine à explo-rer les voies du devenir humain, dans une perspective qui serait généralementcelle d’une anthropologie3 ». Comme Foucault sur Roussel, Heidegger sur Höl-derlin, Le Clézio produit des textes4 qui ne relèvent ni de la littérature ni de laphilosophie parce qu’ils se situent exactement à mi-chemin entre les deux.

Ainsi, et surtout dans ses nouvelles ou ses textes brefs, sans se soucier de secontredire ou de déplaire, il va porter à son paroxysme chacune des émotionsressenties par l’être au contact du réel, en quête d’un savoir total. Il va même etde préférence se tourner vers les émotions les plus banales, avec l’espoir de re-monter jusqu’à leur source commune afin de dire un monde où tous les contrai-res seraient harmonieusement possibles. Ses productions brèves serviront de re-flet dans sa sensibilité et dans son expression, de périodes de transitions, de diffi-cultés internes, de remise en cause des valeurs traditionnelles, et d’un affleure-ment de tendances profondes parfois douloureuses, mais toujours inquiètes.

1 Ouvrages de Jean-Marie G. LE CLÉZIO mentionnés dans cet article :Le procès-verbal, Paris : Gallimard, 1963 ; La fièvre, Paris : Gallimard, 1965 ; Le déluge, Paris : Galli-mard, 1966 ; L’extase matérielle, Paris : Gallimard, 1967 ; Terra Amata, Gallimard, Paris 1967 ; Haï,Paris : Éd. Albert Skira, 1971 ; (Les géants), Paris : Gallimard, 1973 ; Mydriase, Paris : Fata Morgana,1973 ; Voyages de l’autre côté, Paris : Gallimard, 1975 ; Mondo et autres histoires, Paris : Gallimard,1978 ; L’inconnu sur la terre, Paris : Gallimard, 1978 ; Vers les icebergs, Paris : Fata Morgana, 1978 ; Troisvilles saintes, Paris : Gallimard, 1980 ; La ronde et autres faits divers, Paris : Gallimard, 1982 ; Le rêvemexicain ou La pensée interrompue, Paris : Gallimard (Folio Essais 178), 1988 ; Printemps et autressaisons, Paris : Gallimard, 1989 ; Sirandanes, Paris : Seghers, 1990 ; Étoile errante, Paris : Gallimard,1992 ; Pawana, Paris : Gallimard, 1992.

2 J. BESSIERE, Énigmaticité de la littérature, Paris : PUF, 1993, p. 9.3 J. BERSANI, « Sagesse de Le Clézio », dans Nouvelle Revue Française, 1er juillet 1987, pp. 110-115 (p. 113).4 Voir par exemple « Antonin Artaud ou Le rêve mexicain » dans Le rêve mexicain ou La pensée inter-

rompue, op. cit., pp. 214-227.

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Nous allons ainsi nous tourner vers les nouvelles à proprement parler et versles textes courts qui étayent cette œuvre-énigme afin de tenter de voir le jeu quejoue l’écriture brève par rapport à sa production générale, et d’en définir sa na-ture.

LES NOUVELLES

Depuis Le procès-verbal, prix Renaudot 1963, qui devait être une nouvelle5 àl’origine, trente-trois nouvelles sont produites en vingt-quatre ans de publica-tion, regroupées en quatre recueils : La fièvre (1965, neuf nouvelles) suivi treizeans plus tard de Mondo (1978, huit nouvelles), de La ronde, quatre ans après (1982,onze nouvelles), et enfin de Printemps, il y a sept ans (1989, cinq nouvelles).

Si l’on regarde la production nouvellistique de l’auteur, force nous est d’enconstater sa piètre représentation (quatre ouvrages sur les trente principales pu-blications de Le Clézio). De plus, il semble y avoir rupture du pacte littéraireétabli entre écrivain et lecteur. En effet, ce dernier pense être confronté à desnouvelles, comme une certaine partie de la critique et le monde de l’édition sem-blent l’indiquer. Mais certains écarts semblent se créer entre le genre auquel cestextes sont supposés appartenir et les indications fournies par l’auteur lui-même.

Le genre est assez modulable et anamorphique pour ne plus générer des règlesprécises qui font dire que tel ou tel texte appartient au genre de la nouvelle oupas. Donc il n’y aura pas de convention régulatrice à proprement parler par les-quelles tout écart équivaudra « à une violation des règles admises […] soit à unaffaiblissement des règles existantes, soit à l’adjonction d’une ou de plusieursrègles nouvelles, soit même à l’introduction d’un jeu complet de règles nouvel-les6 », violation qui donnera lieu à des transformations, comme en poésie classi-que, par exemple.

Par contre, grâce à un procédé de déduction générique analysé par Schaeffer7,le lecteur investi de son acquis lectoriel réalise qu’il a affaire à des nouvelles. Eneffet, « dans le cas d’un genre constitué à partir d’une relation de ressemblancecausalement indéterminée, les écarts ne sont autre chose que les variations desœuvres réelles par rapport au type idéal postulé rétrospectivement8 ». C’est auniveau de la généricité auctoriale qu’il y a rupture de contrat, car Le Clézio lui-même va biaiser et briser les règles du jeu, dès les prémices de son écriture.

Si les quatre ouvrages en question s’avèrent en effet être des recueils de nouvel-les, épousant indiscutablement les principales caractéristiques du genre donné,

5 « Le procès-verbal » était d’abord une nouvelle qui a pris de l’ampleur. Voir M. CHAPSAL, Entretienavec Le Clézio : « Être jeune, c’est un peu répugnant », dans L’Express, n° 649, 21 novembre 1963,pp. 31-32.

6 J.-M. SCHAEFFER, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris : Seuil (Poétique), 1989, p. 179.7 Ibid., p. 189.8 Ibid., p. 179.

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comme le montrent Jennifer Waelti-Walters9 ou Raymond Jean10 pour La fièvre,Teresa di Scanno11 ou François Marotin12 pour Mondo et Alain Viala et GeorgesMolinié13 pour La ronde, l’auteur semble vouloir placer ses textes aux confins dugenre, par le biais des divers sous-titres ou des quatrièmes de couvertures qu’ilécrit souvent lui-même. Il parlera d’« histoires » (Mondo et autres histoires), de « faitsdivers » (La ronde des faits divers) ou encore de « saisons » (Printemps et autres sai-sons), établissant un flou quant à la nature générique des textes. Dans le cas de Lafièvre, Le Clézio intervient lui-même en quatrième de couverture : « Ces neuf his-toires de petite folie sont des fictions ; et pourtant, elles n’ont pas été inventées ».De la même manière, comme si cet imbroglio générique ne suffisait pas, le recueilde Mondo et autres histoires a pour quatrième de couverture un texte qui illuminele lecteur en lui assurant que ces « contes […] qui semblent nés du rêve et durecueillement, nous parlent pourtant de notre époque ».

Il nous faut alors nous demander pourquoi l’auteur choisit de s’exprimer parun genre, tout en faisant son possible pour le surdéterminer, afin de mener lelecteur à ne plus savoir qu’en penser. Il est vrai que le fait de dire « tel texte estune nouvelle » n’est pas satisfaisant en soi, la copule cachant des relations dis-semblables14, mais, dans le cas de Le Clézio, il y a désir de tout dire afin de dire letout, tout en réalisant les inéluctables limites d’une entreprise vouée à l’écueil,car intrinsèquement dépendante du langage. L’auteur lui-même rend compte dela difficulté de l’entreprise :

À chaque fois que l’on écrit une phrase, il vous vient une sorte de phrase secondairequi remet en question ce que l’on vient d’écrire, et c’est à cette question que jevoulais répondre. C’est un livre « à côté » du livre. Mais ce n’est pas tout à fait le livredu livre car cela n’a pas été fait de façon systématique15.

Ce manque de systématicité est en fait ce qui a beaucoup dérangé la critique,dès la sortie de La fièvre, à une période littéraire où le nouveau roman s’établissaitcomme étant la tendance à suivre. Quelle que soit la vue historique sommaireque l’on puisse avoir du nouveau roman, nous pouvons avancer qu’il a réintroduitla valeur authentique du langage et d’une forme textuelle qui, loin de rapporter

9 J. WAELTI-WALTERS, « Narrative Movement in J.-M. G. Le Clézio’s Fever », dans Studies in Short Fiction,vol. 14, 1977, pp. 247-254.

10 R. JEAN, « L’univers biologique de J.-M. G. Le Clézio », dans Cahiers du Sud, 52-382, 1965, pp. 285-288.

11 T. DI SCANO, La vision du monde de Le Clézio : cinq études sur l’œuvre, Paris : Nizet, 1983. Sur Mondo,voir les parties III et IV, pp. 53-97.

12 F. MAROTIN, François Marotin commente Mondo et autres histoires de J.-M. G. Le Clézio, Paris : Galli-mard (Foliothèque 47), 1995.

13 G. MOLINIÉ et A. VIALA, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris :PUF (Perspectives Littéraires), 1993.

14 « Classer des textes peut vouloir dire des choses différentes selon que le critère est l’exemplificationd’une propriété, l’application d’une règle, l’existence d’une relation généalogique ou celle d’unerelation analogique. » (J.-M. SCHAEFEER, op. cit., p. 180.)

15 R. BORDERIE, op. cit., p. 11.

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une réalité préexistante, était créatrice d’une réalité. Il a réintroduit le langagecomme instrument de découverte et de recherche. Le Clézio se plaçait alors àl’écart de toutes ces théorisations, se moquant totalement du puritanisme d’unRobbe-Grillet, et faisant preuve d’une totale insouciance à l’égard des écrivains« Tel Quel ». Gerda Zeltner a très bien montré les divergences existantes entrenotre écrivain et les gens du nouveau roman :

Si toutes les vues des Tel-Quellistes sur le langage et sur l’élaboration d’un texte ontpour base un élément a priori rationnel et scientifique (même si par la suite ils se sontéloignés en certains points de de Saussure) on peut dire de ces éléments linguistiqueschez Le Clézio qu’ils sont magiques et affectifs. Ce dernier ayant une vision totale-ment romantique du langage16.

C’est cette vision romantique dont parle Zeltner qui oblige et permet à LeClézio de répudier toute distinction de genre littéraire17, de se méfier de toutethéorisation et de se placer au-delà des problèmes de catégorisations génériques,comme il se fait fort de nous le rappeler en plusieurs occasions : « En ce quiconcerne les genres, je continue de penser que ni le roman, ni la nouvelle n’exis-tent plus vraiment. Simplement, lorsqu’on veut écrire quelque chose qui serapproche de ce qu’on appelle le roman, on donne à l’ensemble une forme deparabole18 », et lorsqu’on veut écrire quelque chose qui se rapproche de ce qu’onappelle une nouvelle, on lui en donne la forme d’une autre, pourrions-nousajouter.

Dans le cas des nouvelles, il semble bien que Le Clézio passe de la mystifica-tion des genres à la mythification du mode d’expression qu’il emprunte19, s’adres-sant à l’intellect autant qu’à l’émotionnel, pour replacer le lecteur dans une si-tuation originelle qu’il lui faut inéluctablement abandonner. Le Clézio nous of-fre sa propre vision de ce que sont des nouvelles-nouvelles, en utilisant le langageapparemment de la même manière que les Tel-Quellistes le font, mais à des finstotalement opposées de la recherche littéraire du moment.

C’est avec Mondo et autres histoires que Le Clézio prône son refus de s’enfermerdans un carcan générique dès la genèse de l’écriture. Si l’écrivain à l’habitude detravailler sur différents projets en même temps, comme c’était le cas pour La

16 G. ZELTNER, « J.-M. G. Le Clézio : Le roman antiformaliste » dans M. MANSUI (éd.), Positions et oppo-sitions sur le roman contemporain, Actes du Colloque de Strasbourg, avril 1970, pp. 215-226 (p. 218).

17 « [Le Clézio] met sa coquetterie d’ailleurs à répudier toute distinction de « genres littéraires », assezvainement d’ailleurs puisqu’il est évident pour tout le monde que ce qui compte, ce n’est pas legenre dans lequel on range l’œuvre faite, mais la méthode suivie par l’auteur pour la faire. »R. KANTERS, « Le Clézio à la recherche de son âme », dans Le Figaro Littéraire, vol. 110, 24 au 30 juillet1967, pp. 17-19 (p. 17).

18 R. BORDERIE, « Entretien avec J.-M. G. Le Clézio », dans Les Lettres Françaises, vol. 1180, 27 avril1967, pp. 11-12 (p. 11).

19 J.-Ph. IMBERT, « J.-M. G. Le Clézio : de la mystification du genre à la mythification du discours »,dans J. GRATTON, et J.-Ph. IMBERT (éds), La nouvelle hier et aujourd’hui, Actes du Colloque de UniversityCollege Dublin, Paris : L’Harmatttan, 1997. À paraître.

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fièvre et Le déluge20, dans le cas du recueil de 1978, il travaille parallèlement surdeux ouvrages, Mondo et L’inconnu sur la terre. Mais, tout en s’installant dans deuxprocessus d’écriture précis, il ne peut ni ne veut néanmoins les définir. La qua-trième de couverture de L’inconnu le montre bien :

Ceci n’est pas tout à fait un essai, pas tout à fait une tentative pour comprendrequelques mystères, ou pour forger quelques mythes. Ceci est une histoire, écrite surplusieurs cahiers d’écoliers italiens, en même temps que, selon un autre mode et surdes feuilles de papier machine 21/27, s’écrivaient les phrases de Mondo et autres histoi-res.

Dépassant le problème du métissage des genres, il veut aller directement à lavoix pure, en établissant, pour le lecteur cette fois, un constant système de va-et-vient référentiel entre les deux ouvrages21. Le mode d’écriture essentiellementfictionnel de Mondo ne peut alors se séparer du mode d’expression analytique deL’inconnu, et ceci est renforcé par un style d’écriture commun aux deux ouvrages :rythme bref, quelquefois saccadé, mais toujours condensé et basé sur une archi-tecture en ellipse de récits et de discours. C’est cette écriture duelle de l’ellipse,de la brèche, de la tmèse, pour faire écho aux désirs barthésiens22 qui permet àLe Clézio de retrouver par le biais de la nouvelle et de l’essai-réflexion-récit unlangage total, langage primaire avec lequel il pourra communiquer avec l’Autre.Que ce soit avec Beaumont assis dans sa dent, Annah dans les bras de l’ouvrierqui la redescend des ruines d’Orlamonde, Daniel qui attend les vagues, ou Gaby,la plupart des nouvelles traitent d’une épiphanie certaine, épiphanie du prota-goniste qui entraîne celle du lecteur. Toutes ces révélations ont lieu dans le si-lence, mais dans un silence angoissé tout autant que cathartique, car porteur desens.

La signification ultime de toutes ces nouvelles est générée non seulement auniveau paradigmatique, infra-textuel, mais syntagmatique aussi, au niveau durecueil, et le langage retrouve ainsi sa nature originelle perdue depuis longtemps,par le biais de toutes les brèches du discours.

La situation de l’homme par rapport au langage est celle d’une très ancienne mutila-tion : le langage s’est trouvé en quelque sorte lentement dépouillé de son caractèredivin. Primitivement, l’homme ne pouvait parler à l’homme qu’à travers Dieu. Dèsl’instant où s’est rompu le triangle dont le sommet était absolu, le langage est devenutemporel, éphémère. […] La nudité et la démesure du sort humain, dépourvu desacré, sont donc responsables des cris d’angoisse de la plupart des poètes contempo-rains23.

20 « Après Le procès-verbal j’ai tout de suite commencé Le déluge. Puis je me suis interrompu pour écrireles nouvelles de La fièvre, ensuite j’ai repris Le déluge. » D. BOURDET, « J.-M.G. Le Clézio », dans Revuede Paris, vol. 73, 1966, pp. 115-120, (p. 118).

21 Comme le montre la fin de la quatrième de couverture de L’inconnu qui décrit en fait Mondo, lehéros éponyme de la nouvelle titulaire du recueil : « Ceci est peut-être aussi, tout simplement l’his-toire d’un petit garçon inconnu qui se promène au hasard sur la terre, pas loin de la mer, un peuperdu dans les nuages – et qui aime la lumière extrême du jour. »

22 R. BARTHES, Le plaisir du texte, Paris : Seuil (Points 153), 1973, pp. 22-24.23 J.-M. G. LE CLÉZIO, « Sur Henri Michaux, Fragments », dans Cahiers du Sud, vol. 380, 1964, pp. 262-

269 (p. 263).

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Le Clézio, en inscrivant son angoisse dans les silences et les brèches du récit,peut le communiquer au lecteur, et de la communication à la communion il n’ya qu’un pas. Cette communion a lieu par le biais du silence, et dans la solitude24

si tant est que le lecteur soit prêt à appréhender les travaux de Le Clézio commeil se doit : « J’aimerais bien être lu en étant feuilleté. J’aimerais bien que le lecteuraille d’un passage à l’autre, d’un moment à l’autre, en voyageant un petit peuà travers le livre25 ». Cette idée du texte qui se donne à feuilleter nous renvoieà la manière selon laquelle un recueil active son auto-générescence.

Le Clézio offre d’ailleurs au lecteur une œuvre à feuilleter, si l’on considère lesnombreux écrits brefs qui parsèment sa production totale.

LES RÉCITS ET TEXTES BREFS

En plus des essais philosophico-littéraires, des romans de longue haleine oudes recueils de nouvelles, l’œuvre de Le Clézio est constellée de travaux très courts.Depuis L’extase matérielle jusqu’à Étoile errante, Le Clézio a publié huit récits ettextes brefs sous forme de livres : Terra Amata (1967), Haï (1971), Mydriase (1973),Voyages de l’autre côté (1975), Vers les icebergs (1978), Trois villes saintes (1980),Sirandanes (1990), Pawana (1992). Divers récits et textes sont aussi sortis dans desrevues telles que Les Cahiers du Chemin ou La Nouvelle Revue Française.

Une distinction entre récits descriptifs et descriptions s’impose. Le « récit des-criptif » établit la présence d’un « porte-regard », dont l’introduction dans le textetend « à devenir comme le signal d’un effet descriptif ; la description génér[ant]le porte-regard, qui justifiera en retour la description, qui rendra « naturelle » etvraisemblable l’apparition26 », pour reprendre les termes de Philippe Hamon. Àces récits contenant des descriptions dirigées, il faut opposer tout une famille detextes de description pure, qui « s’attarde[nt] sur des objets et des êtres considérésdans leur simultanéité, envisage[ant] les procès eux-mêmes comme des specta-cles, [et] sembl[ant] suspendre le cours du temps », comme Genette le montre27.

Le dernier récit en date de Le Clézio, publié sous forme de livre, est Pawana. Leregard y est justifié, et la description est sentie comme « tributaire d’une compé-tence du personnage délégué à la vision, personnage focalisateur28 ». Ces porte-regards que sont John, de Nantucket, et Charles Melville Scammon intervien-nent à double reprise en alternance, et décrivent leur expérience. Mais les des-

24 « Je ne sais pas s’il y a une communication entre deux êtres à aucun moment – je crois qu’il n’ya que deux solitudes face à face. » M. CHAPSAL, « Le Clézio rentre d’Amérique », dans L’Express,n° 737, 2-8 août 1965, pp. 36-37 (p. 37).

25 M. ACHARD, « Le Clézio à Apostrophes », dans Nouvelles littéraires, 25 septembre 1980, pp. 48-49(p. 49).

26 Ph. HAMON, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris : Hachette, 1981, p. 185.27 G. GENETTE, Figures II, Paris : Seuil, 1969, p. 58.28 Ph. HAMON, op. cit., p. 185.

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criptions d’événements s’effacent rapidement au profit de descriptions d’un pa-radis à tout jamais détruit par eux-même. De par sa nature (trop) ouvertementintertextuelle le texte renvoie allégoriquement à Moby Dick. Pawana débute àNantucket, John et Ismael ne semblent faire qu’un, tout comme le capitaineMelville est un Capitaine Achab. Même si le capitaine Melville ne porte pas sadéchirure physiquement comme son prédécesseur traversé d’une cicatrice scin-dant son corps, il réalise tout de même l’ampleur du gouffre de souffrance qu’il aouvert, en découvrant l’endroit secret où les baleines viennent mettre au mondeleur progéniture. Le plus court des récits publiés de Le Clézio répond alors direc-tement à Moby Dick, et lui fait écho en affirmant une fois de plus l’impossibilité etle danger de dire le tout, comme les fins des deux ouvrages le soulignent. Si MobyDick se clôt sur un apparent échec29 – le fait de terminer cette quête du monde parle mot « orphelin » montrant bien l’inéluctable non-finitude de la quête –, Pawanase termine par le regret d’avoir découvert le centre du monde : « Alors le ventrede la terre pourrait recommencer à vivre, et les corps des baleines glisseraientdoucement dans les eaux les plus calmes du monde, dans cette lagune qui enfinn’aurait plus de nom. » Le capitaine Melville a nommé, mais nommer est tuer,comme l’indique le titre Pawana, qui est en fait le cri que les hommes de vigiepoussent lorsqu’ils aperçoivent le troupeau de baleines, Awaité pawana ! (p. 13).En s’orientant vers l’infiniment petit pour faire allusion à l’infiniment grand30,Le Clézio ne peut se tourner que vers l’allégorie qui n’est autre qu’un systèmecodé de deux discours parallèles se répondant constamment l’un l’autre, et dontle récepteur doit remplir les vides et les silences. Le marqueur allégorique inscritdans ce livre est en fait un enfant qui regarde, indiquant au lecteur qu’il ne fautque regarder pour ne pas détruire afin de mieux comprendre : « Je me souviensdu regard de l’enfant qui était avec nous. Il me brûlait d’une question sans ré-ponse. Je sais maintenant ce qu’était cette question. Il me demandait, commentpeut-on tuer ce qu’on aime ? » (p. 51). Cette écriture du silence qu’est Moby Dicket qui tente de montrer que le but de la quête est réellement son mouvement, seretrouve dans Pawana à travers la confession privée de l’intervention de chaquenarrateur qui se détache du texte31. Si Melville a décrit le silence, Le Clézio l’écrit,et écrit qu’il ne faut en aucun cas le rompre.

Si Le Clézio écrit le silence dans ses récits descriptifs, il l’inscrit aussi dans sesdescriptions. La principale caractéristique de la nouvelle est l’écriture condenséeet l’unité de point de vue. Les descriptions vers lesquelles nous nous tournons

29 « It was the devious cruising Rachel, that in her retracing search after her missing children, onlyfound another orphan ». H. MELVILLE, Moby Dick, Londres : Penguin Classics, 1987, p. 687.

30 Le Clézio a déjà fait se rencontrer les deux limites indéfinissables de l’univers. Avec (Les géants), ilaccuse les Moloch de notre civilisation, tout en les annulant par les parenthèses du titre, même siau départ l’auteur s’est vu obligé d’en adjoindre un à son travail qu’il ne voulait nommer.

31 Chaque narrateur y est effectivement détaché du texte, son nom étant inscrit en italique, émargédifféremment. Ceci renforce l’impression d’aveu privé, et focalise l’attention du lecteur sur les proposdu narrateur. Un mécanisme pratiquement similaire est employé dans « Ô Voleur, ô voleur, quellevie est la tienne ? » (La ronde).

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maintenant sont bien différentes. Différents des nouvelles dans lesquelles despassages descriptifs se trouvent insérés dans le récit32, tous ces textes semblentdébuter in mediam descriptionem, et non pas tant s’interrompre brutalement quecontinuer ailleurs, sans se clore. De plus, la présence du porte-regard est inexis-tante. Le rythme de la description est soutenu, sans focalisation apparente, ettente de rendre compte d’une vision, de la manière la plus neutre possible. Ceciest caractéristique de textes tels que Watasenia ou Pachacamac, tous deux dansVoyages de l’autre côté. Il y a donc une opposition entre un contenu qui s’étale,prend son temps, et un contenant concis. Ceci est dû au fait que ces textes nesont générés que par le regard, un regard qui suit ce qu’il voit, d’une manière telleque l’on ne sait plus très bien où se situe la frontière de l’œil et des objets, commedans Mydriase, titre qui désigne une dilatation de la pupille sous l’influence decertaines maladies ou de certaines drogues. Le Clézio tente donc l’expériencecontradictoire de prendre conscience d’un monde sans conscience dans ces des-criptions brèves qui ne sont que des extraits de vision, sans narrateur aucun,regard pur, et qui semblent continuer au-delà du texte.

On a souvent dit qu’il y avait chez Le Clézio « un arpenteur qui se bat avec unpoète33 », poète qui pousse l’expérience jusqu’à écrire d’autres regards, commedans l’« Histoire du château qui explosait et renaissait sans cesse34 », autre brèvedescription. À la fin de son texte, Le Clézio intervient pour le décrire :

Cette histoire ne m’appartient pas vraiment. Ces mots suivent une série de dessinsfaits par un petit garçon de six ans. C’étaient de très beaux dessins, mais surtout, il yavait ceci : ils n’étaient l’œuvre de personne, c’est comme s’ils avaient toujours été là.[…] Je veux dire, ces dessins racontaient une histoire qui n’était pas en relation avecla vie en surface, une histoire naturelle. Ce qu’ils disaient, comme cela, muettement,rien qu’avec des gestes, allait si loin, et durait si longtemps, qu’en les voyant on avaitl’impression de connaître un nouveau langage, plus rapide et plus violent que celui-ci, un langage magique qui permettait d’entendre parler beaucoup de gens vivants etmorts.

Pour Le Clézio, décrire est donc un acte, un accomplissement qui lui permettrade donner vie à ce qui ronge nos vies. Ce n’est pas seulement une façon parmid’autres de dresser l’inventaire du monde qui nous entoure35, mais l’unique moyende faire apparaître, à travers le délire qui nous submerge, la sagesse. Et ce n’est

32 « Les descriptions des nouvelles de La fièvre étaient exemptes de tout discours, et c’était en un sensfort habile, car c’était en évitant la méditation, que l’écriture de Le Clézio parvenait le mieux àmontrer en quoi le monde n’a pas besoin d’une métaphysique pour être ce qu’il est. » R. BORDERIE,« Une fourmilière de mots », dans La Quinzaine Littéraire, juin 1967, pp. 18-19 (p. 18).

33 P. KYRIA, « Dans le secret des créateurs », Revue de Paris, vol. 74, septembre 1967, pp. 122-127 (p. 123).34 Nouvelle Revue Française, vol. 221, mai 1971, pp. 69-79 (p. 79).35 Le Clézio se rapproche ainsi de Robbe-Grillet lorsqu’il traite du statut de la description dans le

nouveau roman : « Tout l’intérêt des pages descriptives – c’est-à-dire la place de l’homme dans cespages – n’est donc plus dans la chose décrite, mais dans le mouvement même de la description. »A. ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman, Paris : Gallimard, 1967, p. 158.

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qu’à travers ces récits descriptifs, ces descriptions ou ces nouvelles qu’il s’appro-che le plus de la quintessence de son écriture.

Inéluctablement, il lui faut faire bref : seul moyen de rendre plus oppressant cesentiment de limite pour mieux témoigner d’une quête qui ne doit en aucun casprendre fin. Son intention est d’écrire la question du monde, comme il l’a aussifait avec Sirandanes, son recueil de de questions-réponses mauriciennes héritéesdes esclaves en provenance de la Grand-Terre, l’Afrique et Madagascar, et en par-tance pour le cauchemar de l’île de France. La sensation de besoin de l’immédiatcréée par les textes brefs renforce la qualité énigmatique de son écriture et est unedes solutions qu’il offre sans bien entendu le révéler. L’aboutissement de toutequête n’est que fin de l’immédiat, donc de la sincérité, donc de toute possibilitéde partage avec le monde36. Ironiquement, à travers toutes ces productions cour-tes, « il nous montre d’une part qu’écrire c’est apprendre d’une certaine façon àse taire, c’est consacrer la mort de la parole, c’est dire qu’il est difficile d’êtreentendu37 », retrouvant ainsi la nature primaire de l’écriture des origines qui n’estautre qu’une inscription de la mort. L’écriture n’est pas communication directe,on peut même dire qu’elle diffère la communication, mais elle n’est pas silencenon plus. D’autre part, il nous presse au partage en mettant en action un ani-misme littéraire qui embrasse le silence des mots.

Jean-Philippe IMBERT

University College Dublin.

36 « Le divin n’est pas une logique, il est une surprise, un éclair. » J.-M. G. LE CLÉZIO, « Alan Watts :Joyeuse cosmologie : Un livre de libération », dans La Quinzaine Littéraire, 1-15 juillet 1971, pp. 21-22 (p. 22).

37 É. RAVOUX-RALLO, « Se voiler d’encre », dans A. TOURNON (éd.), Croisements culturels, dans MichiganRomance Studies, vol. II, Michigan, 1987, pp. 81-88 (p. 85).

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LE GENRE NARRATIF BREF QUÉBÉCOISDE 1860 À 1960 :

UN LABORATOIRE DE TRANSFORMATIONS GÉNÉRIQUES

ET IDÉOLOGIQUES *

Une réflexion d’ensemble sur l’évolution du récit bref tel qu’il a été pratiquéau Québec pendant un siècle, de 1860 à 1960, s’impose. Le choix de la période estmotivé par le fait que, autour de l’abbé Casgrain et de la revue Les soirées cana-diennes, 1860 marque le début d’une véritable volonté de créer une littératurecanadienne nationale, et que, autour d’André Major et de la revue Parti pris, 1960marque le début d’un autre tournant, soit celui de la volonté de créer une littéra-ture québécoise. En raison de ce vaste contexte historique, j’élargis à dessein lecadre générique de la « nouvelle », pour parler avant tout du « genre narratifbref », dans le but de montrer comment certaines pratiques de ce que j’appelle le« faire bref » peuvent s’articuler à la problématique des frontières génériques etde la manière dont différents genres ou sous-genres (comme le discours histori-que, le conte, la légende, le merveilleux, le portrait, le récit de voyage, l’autobio-graphie et l’essai) ont pu alimenter ou, au contraire, sevrer, le discours narratifbref au Québec.

Il existe sans doute un consensus fragile voulant que les genres, certains dumoins, ne soient pas fixes, et que, par exemple, la nouvelle, telle qu’on l’étudiedans le domaine français remonte aux fabliaux et aux lais des XIIe et XIIIe siècles,et que c’est de là qu’elle a dérivé jusqu’à nous. Pour comprendre les phases del’évolution de la nouvelle québécoise, il est de même utile de remonter aux origi-nes. Comme chacun sait1, la littérature au Québec s’est construite sur les ruinesde ce qui pouvait nous parvenir d’Angleterre et de France après la défaite de1760. Mais ce n’est que dans les années 1830 et 1840 que les premiers récits brefscommencent à paraître, dans la mouvance du préromantisme et du romantisme.Les premières nouvelles s’inscrivent dans la tradition du genre gothique2, avec

* Cet article a été rédigé dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par le Conseil de re-cherches en sciences humaines du Canada.

1 Voir à ce sujet mon ouvrage intitulé En quête du roman gothique québécois 1837-1860. Tradition lit-téraire et imaginaire romanesque, 2e édition, revue et corrigée, Québec : Nuit blanche éditeur (Lescahiers du Centre de recherche en littérature québécoise), 1994, 180 pp.

2 Je mentionnerais, par exemple, les nouvelles de Pierre-Georges Boucher de Boucherville, « La tourde Trafalgar » (L’Ami du peuple, 2 mai 1835), et de Joseph Doutre, « Faut-il le dire ! » (Le Ménestrel,17 et 21 novembre 1944), rééditées dans John Hare (compilateur), Contes et nouvelles du Canadafrançais 1778-1859, t. I, Ottawa : Éditions de l’Université d’Ottawa, 1971.

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son décor terrifiant, ses vilains et ses victimes, alors que les premiers contes3, eux,s’attachent à donner un certain relief à la tradition orale, au folklore de l’époque,le diable – autre forme de vilain, mais appartenant à la mythologie chrétienne –étant la figure centrale de ce type de récit. Deux mouvements se dessinent doncau départ, dont l’un mourra de sa belle mort, le mouvement gothique en l’occur-rence, la critique se scandalisant à la simple idée de la représentation de person-nages violents, sanguinaires et décadents, comme les Européens en avaient l’art,disait-on dans le Québec d’alors4. Pour des raisons strictement morales – doncidéologiques – on tuait dans l’œuf un courant et on en encourageait un autre,jugé plus conforme à nos mœurs très catholiques.

C’est ainsi que dès les années 1840, mais surtout à partir de 1860, prend formel’idée voulant que l’on ne cherche pas ses modèles ailleurs, mais qu’on les prenneici, c’est-à-dire au Canada, où il fallait représenter le Canadien comme un êtrefoncièrement religieux, bon et, pour tout dire, parfait.

Mais on décèle dès le départ le paradoxe dans l’œuvre même de celui qui, aprèsle coup d’envoi solitaire de Patrice Lacombe, a cherché à mettre en place unnouveau modèle de représentation – un nouveau genre : l’abbé Henri-RaymondCasgrain, le censeur, le penseur et l’écrivain, à l’origine de ce mouvement qu’onappelle l’École littéraire de Québec, propose lui-même des directives5 encore plusmarquées que ce que l’on trouve chez Lacombe, et des illustrations, des modèlesdans le genre narratif bref, qu’il publie sous le titre de Légendes canadiennes6 autout début des années 1860.

En réalité, sous le couvert de ce genre noble, Casgrain construit des pseudo-légendes à même ses souvenirs personnels et familiaux, tout en puisant dans lediscours historique canadien et dans les mythes amérindiens, mettant égalementà profit le mythos chrétien (en lequel il a une foi inébranlable) et sa tendance aumerveilleux. Cela sans parler des emprunts qu’il fait à Chateaubriand (qu’il ad-mire par-dessus tout), surtout à Atala et à René, ainsi qu’au Voyage en Amérique,lorsqu’il s’agit de décrire l’univers qu’il représente et qui correspond à la Nou-velle-France, où vivent de courageux pionniers entourés de dangereux Indiens.

3 Voir Aurélien BOIVIN (compilateur), Le conte fantastique québécois au XIXe siècle, Montréal : Fides,1987.

4 À la fin de La terre paternelle, très court roman et premier récit du terroir Québec, l’auteur intervientdirectement dans la conclusion pour énoncer une directive : « Laissons aux vieux pays, que la ci-vilisation a gâtés, leurs romans ensanglantés, peignons l’enfant du sol tel qu’il est, religieux, hon-nête, paisible de mœurs et de caractère […] ». Patrice LACOMBE, La terre paternelle, Montréal : Fides,(Bibliothèque québécoise), 1981, p. 94. (Paraît d’abord en 1846.)

5 Dans son essai « Le mouvement littéraire au Canada », H.-R. Casgrain soutient qu’au Canada, la« littérature nationale […] sera grave, méditative, spiritualiste, religieuse, évangélisatrice comme nosmissionnaires, généreuse comme nos martyrs, énergique et persévérante comme nos pionniersd’autrefois […] », Œuvres complètes, t. 1 : Légendes canadiennes et variétés, Beauchemin & Montréal,Valois, 1884. (L’essai paraît d’abord en 1866.)

6 Ibid. (Les Légendes, au nombre de trois, paraissent d’abord en 1860-1861.)

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On voit un peu le paradoxe : voulant faire œuvre canadienne, Casgrain se voitcontraint de convoquer dans ses Légendes un style, une posture scripturaire s’ap-parentant à un certain romantisme français (versant catholique) et une multi-tude d’éléments appartenant à divers genres, sous-genres ou autres formes deconfigurations sémantiques. Il en résulte une sorte de patchwork assez disparate,qui doit encore beaucoup à l’Europe, mais qui est traversé par une idéologie trèsforte, celle de la supériorité du Canadien français catholique sur toute autre formed’existence7. Le malheur veut que Casgrain prenne la figure de l’Indien – dont ilfait le portrait charge – comme cible pour grandir démesurément son image duCanadien et pour asseoir son discours idéologique. Ses légendes prennent alors laforme apparemment baroque de récits brefs où viennent se mélanger le portraitidéalisé ou démonisé du passé ainsi que des fragments de mythes et de croyancespaïennes et chrétiennes. En un mot, nous avons là des textes qui ne sont pas deslégendes, mais plutôt des récits personnels, construits à cheval sur le discours his-torique et le merveilleux chrétien ou indien, et dont la fonction est avant tout dese convaincre, en y mettant toute la passion possible, de l’importance et mêmede la supériorité de la figure nationale canadienne dans l’histoire du nouveaumonde.

Cela signifie que voulant donner une impulsion et un modèle aux écrivains deson temps, Casgrain s’est trouvé à proposer de l’essai déguisé, en ce sens où ils’agit d’un discours dominé par un narrateur qui s’énonce souvent avec force –parfois sous le couvert d’autres voix – afin de soutenir ou de défendre une idée.Inutile de préciser que cette forme essayistique déguisée n’a rien de la forme con-temporaine où tout se discute dans le dialogisme le plus total, car chez Casgrainle monologisme est roi, le discours cherchant finalement à soutenir une thèse,celle de la supériorité du Canadien du temps passé, cette supériorité devant servirde garant pour le futur. Casgrain ancre à ce moment l’imaginaire québécois dansle moule de ce que Bakhtine appelle l’« inversion historique8 », le regard de l’auteuret du narrateur (qui ne font qu’un chez Casgrain) étant résolument tourné versun passé idéalisé qu’il s’agit de reproduire dans le futur. Et c’est ce regard don-nant forme à ces textes brefs qui cherche à agir sur les lecteurs modèles9 de l’épo-que et à faire perdurer l’idéologie esthétique et sociale.

7 Dans « Les pionniers canadiens », deuxième « légende », le narrateur dévoile un des principauxenjeux du discours de Casgrain : « Une des plus grandes figures qu’offre l’histoire du nouveau mondeaprès la sublime figure du missionnaire, c’est, à mon avis, celle du pionnier canadien. Il est le pèrede la plus forte race qui se soit implantée sur le continent américain : la race canadienne. Le sangle plus noble qui ait jamais coulé dans les veines de l’humanité, circule dans ses veines : le sangfrançais ». CASGRAIN, Légendes canadiennes et variétés, op. cit., p. 52.

8 Selon Mikhaïl BAKHTINE, « l’inversion historique […] préfère le passé au futur comme quelque chosede plus pondérable, de plus ferme. […] Dans les structures philosophiques correspondantes de l’in-version historique, la proclamation des « commencements » […] et la proclamation des valeurséternelles, des formes idéalement intemporelles de cette existence se répondent ». Esthétique et théoriedu roman, Paris : Gallimard (Tel), 1978, p. 295.

9 Nous rejoignons ici une des préoccupations des théoriciens de la pragmatique qui cherchent, avecraison, à définir le genre d’après le type de locuteur (interne ou externe) visé.

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Au début du XXe siècle, un large segment de la littérature québécoise est encoresous l’emprise du modèle de Casgrain – devenu presque une chausse-trappe –, laformule s’étant transformée et même appauvrie. À la suite de Camille Roy10, quiavait d’une certaine façon pris la relève de Casgrain, Adjutor Rivard, un des prin-cipaux ténors de ce mouvement qu’on appelle désormais « vieilles choses, vieillesgens », publie deux recueils de textes brefs, dans les années 191011, tous résolu-ment descriptifs d’un état de chose que l’on voudrait à jamais immuable12.

Essentiellement, Rivard définit le climat dominant dans la pensée de l’intelli-gentsia de ce temps, dans ce qu’on peut appeler des nouvelles descriptives, quiprennent à l’occasion la forme de dialogues sans dialogisme (une voix écrasantl’autre de sa vérité). On se cantonne littéralement dans l’idéologie de la terre(renvoyant ni plus ni moins à Patrice Lacombe et à Casgrain), de « la patrie »,définie par un vieux cultivateur donnant la réplique à son petit-fils, dans untexte intitulé justement « La patrie », comme quelque chose qui « date du tempsdes Français13 » et qui colle à la terre, mais à une terre qui elle-même s’organise enparoisse dont le modèle se répète à l’infini : « [La patrie, c’est] toute une paroisseattachée à la terre […] Puis, au milieu, il y a l’église […] le presbytère, avec le curédedans. Et après notre paroisse, il y a une autre paroisse, puis une autre, puis uneautre, toutes pareilles et chacune avec son clocher, son curé […] son vieux soltravaillé par les pères14 ».

Dans une autre « nouvelle » d’Adjutor Rivard, intitulée « Au feu ! 15 », qui décritl’action concertée de tout un village pour lutter contre un incendie, le curé estmême représenté comme un thaumaturge qui a le pouvoir de faire des miraclespour sauver la paroisse de tout danger. Car laissés à eux-mêmes, les hommes sontimpuissants. Ils ont besoin de l’aide du ciel, par le truchement de leur curé –véritable figure christique –, pour ne pas périr. La nouvelle s’alimente ici auxsources du merveilleux chrétien, que le discours cherche à représenter commeancré profondément dans la conscience et la croyance populaires. Dans la finalede « Au feu ! », le narrateur fait intervenir un vieux sage afin d’accréditer le faitmiraculeux : « Un vieux dit : – C’est une chose connue : le feu du ciel, ça nes’éteint pas avec l’eau de la terre. Vous l’avez vu, plus on en jetait, plus ça brûlait.Sans Monsieur le Curé, le village y passait, sûr et certain !16 »

10 L’abbé Camille ROY publie dans le journal Le Soleil (28 octobre 1905) un court « récit » descriptif,intitulé « Le vieux hangar » (repris dans Propos rustiques, Montréal : Librairie Beauchemin, 1913,pp. 11-26), et qui se trouve à inaugurer le mouvement des « vieilles choses ».

11 Adjutor RIVARD, Chez nous, Québec : Librairie Garneau, 1945 [paraît d’abord en 1914] ; Chez nos gens,Québec : Édition de l’Action sociale catholique, 1918.

12 On admettra que cela était peu propice au développement de la « nouvelle », mais c’est là qu’enétaient alors les principaux artisans du faire bref au Québec. Cela montre à tout le moins la souplessedu genre, capable de s’adapter à toutes les situations idéologiques.

13 Adjutor RIVARD, Chez nos gens, op. cit., p. 98.14 Ibid., p. 102.15 Adjutor RIVARD, Chez nous.16 Ibid., p. 169.

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Ainsi, on voit que les textes narratifs brefs de Rivard enregistrent les marquesde l’idéologie en décrivant un chronotope ancré fermement dans la terre et enrelation presque directe avec le ciel. Rien de moins dialogique que ces formes dediscours qui correspondent tout à fait à la pensée dominante des premières dé-cennies du siècle, et qui sont toujours hantées par une forme apparemment trèsvivace de merveilleux chrétien.

Dans une perspective de frontières de genres, il appert que ce type de « nou-velle » manifeste un repli, un appauvrissement du genre, l’idéologie dominanteinvitant les écrivains à se contenter de décrire ce qui était perçu comme un étatde perfection où toute complication devait se régler par le haut, par l’interven-tion céleste, laissant les humains avec la part congrue du pouvoir et de l’action. Ily a aussi que le genre bref se trouve également à s’appauvrir même s’il avoisineavec le merveilleux, sans doute parce que ce type de merveilleux chrétien s’estlui-même fortement sclérosé autour des cas de figures paroissiales et cléricales.Nous sommes encore loin du réalisme magique qui viendra s’implanter dans ledernier quart du siècle au Québec.

Les choses vont tout de même commencer à changer dans les années 1930,même si le courant terroiriste domine encore. Clément Marchand, dans Courriersdes villages17 semble lui-même toujours pratiquer le genre terroiriste. Mais celan’est vrai qu’en apparence, et il est assez étonnant de constater que la critique del’époque n’y ait vu que du feu. Mais c’est que sans doute qu’un besoin de renou-veau commençait à exister et que le discours de Marchand, encore largementdescriptif, semblait jouer le jeu institutionnel tout en y inscrivant une ironie trèsfine. Dans un texte intitulé « L’église », par exemple, composé d’une seule longueséquence apparentée au portrait, l’essentiel du discours porte sur la descriptionde l’église, de ce qui l’entoure et de ce qui se passe à l’intérieur.

Le narrateur parle d’abord de la somnolence18 du « troupeau des maisons » quientourent l’église, mais il note également qu’il y a des « bouffées de vie quipén[ètrent]19 » dans l’église, qui elle-même a une « âme » : « elle regard[e] toutautour d’elle », « accueill[e] les baptêmes », « s’attrist[e] parfois 20 ». Elle est doncvivante, ce qui implique dans la logique de ce récit qu’elle peut – et qu’elle va –mourir.

Il y a donc que tout n’est pas absolument parfait dans la représentation de cemorceau de terroir, car même « […] le bon curé […] pass[e] pour aimer les sous21 »et a surtout le pouvoir d’endormir ses ouailles du haut de la chaire le dimanche22.

17 C. MARCHAND, Courriers des villages, Montréal : Stanké, 1985 (paraît d’abord en 1937).18 « Elle dressait ses fins clochers […] et, tout autour d’elle, dans la tranquillité laborieuse des cultures,

somnolait le troupeau des maisons ». Ibid., p. 141.19 Ibid., p. 142.20 Ibid.21 Ibid., p. 143.22 « Et le curé montait en chaire. Il disait des choses […] d’une voix ténue […] qui ensommeillait les

fronts […]. Un peu partout […] c’était le même spectacle reposant de bonnes gens qui n’avaient àoffrir à Dieu qu’une somnolence adoratrice et bien tranquille » (Ibid., p. 145).

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Ce dernier détail descriptif – disqualifiant un saint homme – marque un change-ment dans le discours narratif bref, le ton se faisant satirique par rapport à latradition. La description devient alors beaucoup plus vivante, donnant ainsi formeà la dissonance, et place au dialogisme pour ainsi dire. L’église, symbole de lacroyance immuable depuis Casgrain, commence à être dépeinte comme un objetqui vit et qui meurt. Et c’est sur cette lancée que l’église elle-même est attaquéepar le feu23, qui cette fois a raison d’elle, son curé n’ayant plus le pouvoir de lasauver de manière miraculeuse. Le faire bref se frotte ici au réalisme le plus terreà terre.

Mais à la fin de ce tableau descriptif extrêmement vivant, tout est au ras de laterre, tout signale la fin d’une époque. Le dernier texte du recueil de Marchand,« Une nuit sur la colline », problématise justement l’écroulement des valeurs éter-nelles, par le truchement de la représentation d’une catastrophe qui emporte unepartie du village, et qui est formalisée un peu à la manière du réalisme magiqueou d’une forme de fantastique maléfique venu de la terre seule : « C’était commesi la terre, tiraillée par quelque formidable démon, s’éventrait d’elle-même pourlaisser sortir le Malin. Et il n’y avait rien de plus fantastique à voir que ces som-bres vagues de terrain boueux […] Ils [les gens] redoutaient à présent la terre.Voilà qu’ils n’étaient plus en sécurité avec elle24 ». Le ciel n’est décidément plusau rendez-vous et la terre se fait terrifiante. Les modèles anciens commencent àcraquer et à être en rupture de ban avec les vieilles prescriptions.

Ainsi tout en exploitant le genre bref de manière aussi économique que lesterroiristes, Marchand ajoute une dimension satirique ou du moins adopte uneattitude discursive qui montre que tout un système de croyance est en train des’effondrer au Québec. Se débarrassant du monologisme mirabilisant ou idéali-sant, le genre narratif bref recommence paradoxalement à vivre. Se détachant duciel et reprenant contact avec la terre, il recouvre des forces, comme Antée dansle mythe grec.

Dans les années 1940, le terroir va connaître ses dernières heures de gloire etchanter son chant du cygne. Le genre narratif bref va se transformer profondé-ment en s’abreuvant à des sources de plus en plus nombreuses, traversant allégre-ment les frontières de nombreux genres et s’orientant même vers l’exotisme (quiétait jusque là une tendance réservée avant tout à la poésie dite des « parisia-nistes »). Un des écrivains québécois les plus importants, surtout connu juste-ment pour sa poésie, Alain Grandbois25, publie en 1945 une des pièces maîtressesdu corpus de la nouvelle québécoise, Avant le chaos26. L’œuvre se situe à la croisée

23 « La voûte musclée […] eut une contorsion et l’ossature s’affaissa, entraînant dans sa chute la posefière des clochers. […] La vieille église avait rendu l’âme ». Ibid., p. 146.

24 Ibid., pp. 216-218.25 Je reprends ici, en modifiant le texte, certains éléments d’un de mes articles intitulé « Le silence et

la fureur. L’économie baroque de l’écriture dans Avant le chaos d’Alain Grandbois ». Tangence [Uni-versité du Québec à Rimouski], n° 50, mars 1996, pp. 36-54. Numéro intitulé Lectures de nouvellesquébécoises, préparé par M. LORD et A. CARPENTIER.

26 A. GRANDBOIS, Avant le chaos, Montréal : BQ, 1994 (paraît d’abord en 1945).

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de la nouvelle, du roman d’apprentissage, du récit de voyage, de la chronique etde l’autobiographie, et prend ainsi la forme de séries séquentielles d’apparencedécousues27, mais reliées entre elles par un auteur-narrateur (qui se nomme« Alain ») et qui cherche à réimprimer dans sa mémoire des bribes d’un passérécent (l’entre-deux-guerres). Le projet de Grandbois s’inscrit en fait précisémententre le processus de résurrection et celui d’évanescence de fragments de sonhistoire personnelle, au cours de laquelle le moi le plus discret, presque silen-cieux sur lui-même, s’est entremêlé aux discours et aux destins d’autrui souventremplis de fureur. Grandbois est alors amené à faire l’exploration, nouvelle auQuébec en 1945, de ce concept de reconstruction fragmentaire du monde et desoi, qui permet de dire peu, tout en suggérant beaucoup, ce qui serait le contrairedu projet de Casgrain, par exemple, qui – cherchant à imposer sa vision figée etpasséiste du monde – disait beaucoup en laissant peu de place à l’imagination.

Mais ce qui frappe, chez Grandbois, dans son recueil, c’est un vaste espace etun imposant personnel quasi « romanesque ». Le contenu actoriel et spatial desnouvelles dément même à plusieurs égards et le genre et le titre du recueil, car ilrègne bien souvent dans les univers traversés par le narrateur une sorte de baro-quisme et de chaos28, créés par la mise en discours d’une atmosphère carnavales-que peuplée d’errants, d’exilés, de narcomanes et d’autres types d’acteurs perdusdans le labyrinthe du monde. Les personnages principaux ou secondaires – il y aen a des dizaines – vivent presque tous dans une tension extrême, entre deuxséquences de vie, incertains de l’avenir, déçus par les illusions du « réel », vivantdans un rêve fuyant, de manière excessive mais souvent abrutis par des abusd’alcool et d’opium. Grandbois a bel et bien rompu les amarres avec le modèle dereprésentation idéale du monde, et son narrateur qui suit les acteurs dans leursparcours, leur déléguant souvent la parole, crée ainsi cet effet d’éclatement, defragmentation29 et d’égarement, le narrateur semblant seul garder la tête froideau milieu de ce chaos. Ces nouvelles, on le voit, sont construites sur le mode de ladiscrétion et du silence autant que de la fureur et de la digression, d’où surgit unelogique aléatoire qui finit par évoquer le surréalisme.

À la relecture de l’œuvre, force nous est de constater la filiation qu’Avant lechaos entretient avec Nadja (1928) d’André Breton, surtout en raison de la récur-

27 Jacques BLAIS parle de « l’allure sporadique de la composition […]. Tout cela, mal agencé, disjoint,avec de soudaines ruptures qui ont l’air gratuites […] Ces aléas de la composition ont l’avantage […]d’illustrer la nature d’existences régies par le hasard ». Dans Présence d’Alain Grandbois, Québec :Presses de l’Université Laval, 1974, pp. 108-109.

28 De sorte qu’au lieu d’Avant le chaos, Grandbois, qui voulait intituler son recueil Avant le déluge, seréférant à la Deuxième Guerre mondiale, véritable catastrophe pour lui et pour le monde, aurait puintituler son livre En plein chaos, comme Guèvremont, pendant la même décennie, avait intitulé sonpremier recueil de nouvelles, En pleine terre.

29 Jean-Pierre BOUCHER a bien étudié cet aspect du recueil dans « Un relais de narrateurs : Avant le chaosd’Alain Grandbois », dans Le recueil de nouvelles. Études sur un genre littéraire dit mineur, Montréal :Fides, 1992, pp. 117-129.

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rence du hasard objectif et de la topique du « merveilleux » généralisé, qui n’arien à voir ici avec le merveilleux chrétien. Mais ce qui frappe chez Grandbois,c’est le mélange et la déconstruction des genres et des sous-genres, l’œuvre ex-ploitant dans une liberté contrôlée les interférences multiples, le croisement desdiscours, le dialogisme, le carnavalesque, l’ouverture sur autrui, l’autoreprésen-tation, l’« éclatement des frontières », la « subversion des codes30 » et le rejet d’unsystème clos de pensée. Le faire bref québécois a alors atteint sa véritable dimen-sion dialogique et carnavalesque.

Dans les années 1960, André Major, avec son recueil intitulé La chair de poule31,exploite une autre dimension générique à l’intérieur de la nouvelle, celle de l’es-sai narratif ou si l’on veut du débat d’idées sur des questions esthétiques et socia-les. Alors que l’œuvre de Grandbois paraît décrochée du réel québécois – elleparaît exotiste –, celle de Major s’y raccroche résolument, s’inscrivant dans unepratique toute réaliste, influencée qu’elle est par l’esthétique de l’époque qui al-lait dans le sens du réalisme social, prôné par la revue Parti pris et par les éditionsdu même nom, dont Major est l’un des membres fondateurs. Parti pris adhère enfait à trois grandes valeurs : le socialisme, le laïcisme et l’indépendantisme. Dansses nouvelles, Major problématise ces nouvelles tendances.

Ainsi, dans sa nouvelle intitulée « Peau neuve », il illustre les efforts de renou-vellement de la pensée québécoise. C’est pourquoi la nouvelle paraît contaminée– dans le bon sens du terme – par l’essai (mais non par le récit à thèse commechez Casgrain). Il s’agit encore en fait d’un tableau d’époque, un tableau datéprécisément de 1964, où le narrateur veut montrer le mouvement et les contra-dictions des idées par le biais du choc des idiolectes et des sociolectes.

Le premier problème qui est discuté concerne l’idéologie communiste, très po-pulaire à l’époque, à Parti pris même. Le narrateur autotélique, « Major », s’en-gage alors dans une discussion, avec des communistes durs et purs, où il ne priseguère le discours de ceux qui dénigrent ses idées sur l’indépendance sous prétexteque la classe ouvrière du monde entier doit s’unir contre les exploiteurs capitalis-tes. Mais au terme de la rencontre, aucune vérité absolue n’émerge du discours,tout demeurant sous forme de questionnement.

De même en est-il du second problème, connexe au premier, qui concerne laforme du discours et du langage narratif et actoriel dans la littérature québécoisede ce temps-là. Pour aborder cette problématique, le narrateur imagine une ren-contre avec un de ses oncles, depuis longtemps dans l’enseignement de la littéra-ture. S’engage alors une discussion sur la langue utilisée par la plupart des écri-vains canadiens, tout se passant comme s’ils utilisaient une langue d’emprunt :« Comme c’est là, tu lis des romans français écrits pas des Québécois. Ils ont peurde se servir de notre vie, d’inventer quelque chose de québécois32 ».

30 Voir à ce sujet l’ouvrage très éclairant de Janet M. PATERSON, Moments postmodernes dans le romanquébécois, Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1990, 126 p.

31 André MAJOR, La chair de poule, nouvelles, Montréal : L’Hexagone, 1989 (paraît d’abord aux éditionsParti pris, en 1964).

32 Ibid., p. 14.

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33 A. BELLEAU, « Le conflit des codes dans l’institution littéraire québécoise », dans Surprendre les voix,essais, Montréal : Boréal, 1986, pp. 167-174.

34 A. MAJOR, op. cit., p. 15.35 On se doute un peu ici que mon tableau fait l’économie de bon nombre de recueils de nouvelles

des années 1940, 1950 et 1960 qui montrent que ces trois décennies sont toutes animées d’unvéritable mouvement de renouveau, dont Grandbois et Major ne sont que des exemples éloquents.

On se rappelle que dans un de ses essais, André Belleau33 parle à ce sujet duconflit des codes, les Québécois cherchant difficilement à se dire avec les moyenset les mots des autres (Paris étant souvent la référence obligée). Évidemment, dece dialogue narratif et essayistique, aucune solution définitive n’est proposée,« Major » ne voulant surtout pas faire de sermon, comme les communistes oucomme les autorités cléricales du temps – héritières en ligne directe de Casgrain –, qui étaient encore assez fortes. Il reste que la finalité du discours est assez claire :il faut fuir les modèles d’importation et faire sa propre révolution québécoise.« Votre révolution [dit l’oncle à « Major »], pour être du bon côté de la traque,faut pas l’importer, faut inventer quelque chose qui nous ressemble…34 ».

En conclusion, je dirais que nous nous retrouvons donc à exactement cent ansde distance avec des discours qui se rejoignent légèrement pour se distancier toutà fait, Casgrain cherchant – par le truchement du modèle historique passéiste,autoritaire et pseudo-légendaire – à imposer un modèle fondé sur une sorte deperfection idéale de la représentation canadienne, Major cherchant plutôt à ins-crire le discours bref dans l’actualité québécoise la plus problématique, en s’ap-puyant sur une des formes les plus libres qui soit, l’essai, le discours idéique rem-pli de doutes et de subjectivité, et axé sur l’invention, non la convention.

Dans un sens plus large, je dirais finalement que, parti d’une forme de rapportconflictuel avec le discours européen dans le récit gothique, le discours s’est en-suite ingénié à s’inventer un nouveau modèle – foncièrement canadien – fondésur des légendes ou plutôt des pseudo-légendes (chez Casgrain) entièrement tour-nées vers une certaine conception idéalisée de l’histoire canadienne. Puis sur cettelancée, l’imaginaire s’est comme amoindri, au début du XXe siècle, en se canton-nant dans le portrait statique de « vieilles choses » à conserver, car elles étaient legage de notre perfection à jamais atteinte. Dans ce mouvement en tension versun vouloir faire proprement canadien, une convention s’est établie qui, commepeau de chagrin, amoindrissait étrangement à chaque décennie la magie de l’in-vention et de l’imagination. C’est sans doute que, dans l’évolution des genres,l’intergénéricité aussi bien que l’intertextualité est paradoxalement garante derenouvellement. C’est dans ce contexte que, finalement, rien ne pouvant totale-ment s’arrêter, le discours, avec Marchand, s’est fait satirique, s’autoparodiant,avant de s’ouvrir au présent et à presque toutes les formes génériques possiblesavec Alain Grandbois et André Major (entre autres35). C’est donc en grande partiegrâce au voisinage avec d’autres genres du discours esthétique et social que lefaire bref québécois a pu évoluer dans un sens ou dans l’autre.

Michel LORD

Université de Toronto.

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GUY OSSITO MIDIOHOUAN 327

PROSE ET POÉSIE DANS LE GENREDE LA NOUVELLE EN AFRIQUE

NOIRE FRANCOPHONE

La majorité des nouvellistes conçoivent la nouvelle comme un texte court, à lalimite très bref. Comme le montre René Godenne pour la nouvelle de languefrançaise, particulièrement celle d’Europe, si, de manière générale, elle couvre unnombre de pages allant de dix à cinquante, un bon quart de la production glo-bale ne dépasse pas les dix pages, se cantonnant parfois entre une et trois. Ceparti pris de faire bref se traduit par des recueils comportant un nombre élevé detextes : le chiffre de vingt-cinq est souvent atteint et même dépassé. René Godennequi a aussi dénombré entre 1940 et 1985 quatre recueils de plus de cent textes,fait observer qu’« accumuler autant de textes différents dans un livre contribue àdérouter les habitudes du lecteur de roman : après un minimum de pages, il luifaut abandonner un sujet pour aborder ex-abrupto un autre, il ne peut pas lired’une traite, il doit s’arrêter, prendre le temps… Le nouvelliste impose un toutautre rythme de lecture, qui est, à bien des égards, celui du recueil de poèmes…d’où les rapprochements qu’opèrent certains entre nouvelle et poésie1 ».

Ainsi, par exemple, il a existé, chez les éditions Grassin à Paris, entre 1970et 1978, la collection « Contes et nouvelles » qui est en fait une collection denouvelles et de textes poétiques rassemblant des auteurs dont la plupart se révè-lent plus poètes que nouvellistes. De même, il a existé chez les éditions Le cher-che-midi à Paris, entre 1972 et 1978, une collection « Nouvelles de poètes ». Enassociant autant nouvelle et poésie, ces collections participent d’« une opinionlargement répandue chez des écrivains, selon laquelle la nouvelle serait plutôt ungenre poétique2 ».

C’est dire donc qu’entre un recueil de nouvelles et un recueil de poèmes, ilpeut y avoir un peu plus qu’un certain « rythme de lecture ».

Dans leurs tentatives de définition de leur art, plusieurs nouvellistes en sontvenus à établir une relation entre la nouvelle et la poésie. Pour William Faulkner,par exemple, la nouvelle est « la coagulation d’un instant qui tirerait la prose ducôté de la poésie3 ». Pour le critique belge Pierre Mertens : « Nous pouvons oublierde multiples épisodes d’un roman qui nous a, cependant, bouleversés. La nou-

1 Voir R. GODENNE, Bibliographie critique de la nouvelle de langue française (1940-1985), Genève : Droz,1989, pp. 34-35.

2 Ibid., p. 289.3 Cité par P. MERTENS dans « Faire bref et en dire long », dans Pour la nouvelle, Bruxelles : Éditions

Complexe (L’heure furtive), 1990.

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velle, non, elle se révèle infiniment mémorable. […] Parce que « c’est plus court » ?Mais non : parce que c’est, au sens propre, saisissant. […] Pour dire tant, en si peude pages, Poe ou Kafka, ou Mac Cullers et Pasternak s’évadent du prosaïsme et réconci-lient la prose avec la poésie qui assure son tempo, son rythme, sa pulsation4 ». Cetteperception de la nouvelle comme une réconciliation de la prose et de la poésie estégalement celle développée par Constant Burniaux dans un article célèbre sur la« poésie de la nouvelle » : « Toute nouvelle est une dualité, une recherche d’équi-libre. La poésie et la nouvelle commencent par être ennemies comme la passionet la raison, comme l’eau et le feu. […] Quelle tentation de rapprocher deux cho-ses si différentes : de confronter leurs différences, de faire valoir l’une par l’autre !C’est peut-être le jeu profond de la nouvelle et de sa poésie5 ».

Ce phénomène de rapprochement entre prose et poésie dans le genre de lanouvelle s’observe aussi dans la littérature négro-africaine d’expression française,et mon propos est de montrer quelques-unes des formes qu’il peut revêtir.

On peut commencer par noter qu’en général les gens de lettres ne semblentpas éprouver de la gêne à voir dans un même volume des nouvelles et des poèmes– comme si cela allait de soi, comme si nouvelles et poèmes étaient « de la mêmefamille ». Souvent, ce sont les premiers écrits de jeunes auteurs qui sont livréssous cette forme. Le Béninois Victor Hountondji est l’auteur de Deux filles… Unrêve fugitif (nouvelle) suivi de Les vertiges de Persu Grand-Vet (poèmes en prose)6.Le Zaïrois Muepu Muamba-di-Mbuyi Kalala a regroupé dans Ventres creux7 quatretextes en prose et trois poèmes intercalés. Les Nouvelles Éditions Africaines ontpublié en 1985, en un même volume, deux nouvelles et des poèmes primés dansle cadre du concours littéraire « Sénégal Culture 19828 ». Au reste, la pratiquesimultanée de la nouvelle et de la poésie est loin d’être l’apanage des jeunesauteurs ; nombreux sont les nouvellistes confirmés qui sont aussi connus commedes poètes de talent : Birago Diop, Bernard Dadié, Tchicaya U Tam’si, EustachePrudencio, Jean-Baptiste Tati-Loutard…

Il n’est donc pas surprenant que le rapprochement entre la nouvelle et la poé-sie dépasse souvent la simple « cohabitation » dans un même volume ou dansl’œuvre d’un auteur, et se manifeste selon des modalités plus fonctionnelles, etdonc plus significatives.

4 Voir P. MERTENS, op. cit., c’est nous (G.O.M.) qui soulignons.5 C. BURNIAUX, « Recherche sur la poésie de la nouvelle », dans Bulletin de l’Académie royale de langue

et de littérature françaises, Bruxelles, 1962, pp. 86-96.6 V. HOUNTONDJI, Deux filles… Un rêve fugitif… (nouvelle) suivi de Les vertiges de Persu Grand-Vet (poè-

mes en prose), Cotonou : ABM, 1973, 72 pp.7 MUEPU MUAMBA-DI-MBUYI KALALA, Ventres creux, Kinshasa : Centre africain de littérature, 1974, 39

pp.8 Sénégal Culture 82, Dakar-Abidjan-Lomé : Les Nouvelles Éditions Africaines, 1985, 74 pp. La couver-

ture du livre annonce deux nouvelles et un poème. En fait, il s’agit de deux nouvelles (« Justiceimmanente » de Ndiaga Fall et « Sœurs dans le souvenir » de Mariama Ndoye – Mbengue) et d’unrecueil de poèmes (Les soleils verts de Mohamed Lamine Thioune).

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Il y a d’abord le couplage de la nouvelle et du poème, celui-ci faisant généra-lement suite à celle-là qu’il prolonge ou complète. On en trouve un exemple chezSembène Ousmane, dans son recueil Voltaïque. La Noire de…9, où « Nostalgie »,poème qui fait suite à la nouvelle « La Noire de… », est un vibrant hommage àDiouana, l’héroïne de la nouvelle, dont l’auteur présente le suicide comme unsigne annonciateur de « la clarté des jours à venir » pour l’Afrique et les Afri-cains10.

Utilisé de manière systématique, ce procédé de couplage de la nouvelle et dupoème fait d’Embarras et Cie11 de Francis Bebey une œuvre d’une grande origina-lité. Il s’agit d’un recueil contenant huit nouvelles et huit poèmes alternés, par-courus par la même verve ironique ou humoristique. Chaque poème est assorti àla nouvelle précédente12 dont il reprend le thème en l’approfondissant ou enl’élargissant. Le poème peut être une invite à la réflexion philosophique ou criti-que ; il introduit aussi parfois une bouffée de rêve ou de fantaisie.

Il y a ensuite l’insertion dans la trame narrative de la nouvelle d’un ou deplusieurs textes poétiques, distincts du texte en prose par les caractères d’impri-merie et/ou la présentation.

Ainsi, le Burundais Sébastien Katihabwa termine « Une lueur tardive13 », dontl’intention édifiante est très marquée, par un poème qui en donne la moralité.De même, à la fin de « Kemet Grand-Prêtre d’Amon14 », nouvelle dédiée à la mé-moire de l’égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop, Doumbi-Fakoly fait procla-mer par « la voix prochaine du Grand-Prêtre d’Amon » :

Humanité AmieMon verbe n’est pas VengeanceMon regard MéprisMa plume HaineDans le silexMa conscience combattante est certes forgéeMais sur les Rives de Sagessedu Lac de MémoireSimplement je veux nous convierFrétillant des couleurs célestesS’impatienteLa Communion de l’Heure PrimordialePour que ressusciteLa Dignité.

9 S. OUSMANE, Voltaïque. La Noire de…, Paris : Présence africaine, 1962.10 Les faits évoqués par « La Noire de… » se sont déroulés en 1958, à la veille des indépendances

africaines de 1960.11 F. BEBEY, Embarras et Cie, Yaoundé : CLE, 1970.12 C’est d’ailleurs un poème qui donne son titre au recueil.13 S. KATIHABWA, « Une lueur tardive » dans Magume ou Les ombres du sentier, Bujumbura : Ministère de

la Jeunesse, des Sports et de la Culture, 1991, pp. 103-124.14 DOUMBI-FAKOLY, « Kemet Grand-Prêtre d’Amon » dans Présence africaine, n° 144, 4e trim. 1987, pp. 88-

100.

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« La mort de la fiancée15 » d’Isaïe Biton Koulibaly commence quant à lui parun poème (« La pauvreté ») et se termine par un autre (« Bonsoir tristesse »), deuxtextes qui font parfaitement corps avec la nouvelle ayant pour thème l’amourentre deux jeunes de condition modeste, férus de littérature.

Dans « La mère16 » de Sembène Ousmane, le récit (qui compte six pages) estinterrompu une fois par le texte suivant : « (Gloire à toi, femme, immense océande tendresse, bénie sois-tu dans ton effusion de douceur) ». Et, à la fin, on lit :

Gloire à ceux et à celles qui ont eu le courage de braver les calomnies. Soyez louées,femmes, sources intarissables, vous qui êtes plus fortes que la mort… Gloire à vous,coolies de la vieille Chine, tagalacoye du plateau du Niger ! Gloire à vous, femmes demarins, dans l’éternel deuil ! Gloire à toi, petite, petite enfant, mais jouant déjà à lamère…L’immensité des océans n’est rien à côté de l’immensité de la tendresse d’une femme.

Ces deux passages pleins d’émotion sont en fait des commentaires personnelsde l’auteur qui rend ainsi hommage à la femme et particulièrement à la mère.

« A love supreme17 » d’Emmanuel Boundzéki Dongala est aussi un texte d’hom-mage à John Coltrane (dit J. C.), célèbre musicien de jazz noir américain. Lenarrateur, qui est lui-même un passionné de poésie et de musique, prend à unmoment une feuille de papier et écrit d’un trait en anglais :

When the times comes,may he rise again in the gloryof his luminous soundto be the teacher of us alland let his supreme vibrations show the way to us,the living,and may his people for whom he sangrise up with him…

« Les amours de Moloïse18 » de Jérôme Carlos a pour thème la regrettabledispersion d’énergie de la communauté noire d’Afrique du Sud face au systèmed’apartheid. C’est d’abord un hommage au martyr bien connu dont la célébra-tion de la mémoire crée l’occasion d’une prise de conscience de la nécessité pourles Noirs de s’unir. C’est ensuite un hommage au poète (car Moloïse était unpoète, moins connu que le militant, du moins en Afrique francophone) dont desextraits significatifs ponctuent la nouvelle, lui insufflent une singulière densitétout en décuplant l’émotion. C’est enfin une histoire d’amour entre deux jeunesgens, Love et Edward, qui, sans l’avoir recherché, sont devenus le symbole vivant

15 I. BITON KOULIBALY, « La mort de la fiancée » dans Les deux amis, Abidjan/Dakar : NEA, 1978, pp. 59-64.

16 S. OUSMANE, op. cit.17 E. BOUNDZÉKI DONGALA, « A love supreme » dans Jazz et vin de palme, Paris : Hatier (Monde Noir

Poche), 1982, pp. 133-156.18 J. CARLOS, « Les amours de Moloïse » dans Les enfants de Mandela, Abidjan : CEDA, 1988, pp. 25-

48.

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de la réalisation progressive et inéluctable du rêve (de poète-militant ou de militant-poète) de Moloïse. Trois niveaux du texte qui s’allient pour faire de cette nouvelleune saisissante célébration de la victoire de la vie sur la mort.

D’ailleurs, la dernière séquence des Enfants de Mandela intitulée « Au jour lejour… » se termine sur un « Avis de recherche » auquel répond un court poèmeplein d’espoir, « Testament », en hommage à Mandela, qui clôt le recueil.

De nombreux contes de Birago Diop, très proches de la nouvelle19, comportentdes chansons comme éléments du récit, à la manière du conte traditionnel, sourced’inspiration de l’auteur, où il est souvent difficile de faire le départ entre prose etpoésie. « Toute la courbe littéraire africaine, écrit Roland Colin, est poésie, oubrodée d’une frange de poésie qui est chanson, rythme et danse des mots. Leconte est d’ailleurs tout imprégné de poésie véritable : à chaque instant, une chan-son légère ou poignante y naît comme le retour du thème d’une symphonie20 ».C’est ainsi que la plupart des éléments poétiques que l’on peut relever dans Lescontes d’Amadou Koumba21, le premier recueil de Birago Diop, s’y trouvent parceque inhérents à la matière du conte. En revanche, dans les deux recueils suivants,Les nouveaux contes d’Amadou Koumba22 et Contes et lavanes23, Birago Diop metdavantage en œuvre ses talents de poète. Cette évolution peut déjà s’observeravec « Sarzan », un conte de son cru, le dernier du premier recueil, dans lequell’éclosion de la poésie marque les moments les plus intenses du récit. L’esprit duhéros Thiémokho Kéita ayant « tourné24 », des paroles étranges et lourdes de senssortent de sa bouche :

Écoute plus souventLes choses que les êtres,La voix du feu s’entend,Entends la voix de l’eau.Écoute dans le ventLe buisson en sanglot :C’est le souffle des ancêtres[…]Il redit chaque jour le pacte,Le grand pacte qui lie,Qui lie à la loi notre sort ;Aux actes des souffles plus fortsLe sort de nos morts qui ne sont pas morts ;Le lourd pacte qui nous lie à la vieLa lourde loi qui nous lie aux actesDes souffles qui se meurent…

19 Sur les rapports du conte et de la nouvelle dans l’œuvre de Birago Diop, voir Mohamadou Kane,Essai sur les contes d’Amadou Koumba, Abidjan-Dakar-Lomé : NEA, 1981, pp. 103 et suiv.

20 R. COLIN, Les contes noirs de l’Ouest africain. Témoins majeurs d’un humanisme, Paris : Présence afri-caine, 1957, p. 55.

21 B. DIOP, Les contes d’Amadou Koumba, Paris : Fasquelle, 1947.22 B. DIOP, Les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Paris : Présence africaine, 1958.23 B. DIOP, Contes et lavanes, Paris : Présence africaine, 1963.24 Le texte dit que Thiémokho Kéita « eut sa tête changée ».

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Profondeur de l’inspiration, intensité de l’émotion poétique suscitée par lapuissance d’évocation des images et le jeu des sonorités, telles sont les qualitésdes longues séquences poétiques de « Sarzan », d’ailleurs reprises dans le recueilde poèmes de Birago Diop Leurres et lueurs25 sous les titres d’« Abandon » et de« Souffles ». C’est la preuve que l’écrivain a su mener de pair une activité deconteur et de poète, et il n’y a rien d’étonnant à ce que la continuité de sonœuvre s’affirme par l’élément poétique. Il est significatif à cet égard que LéopoldSédar Senghor ait retenu, dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et mal-gache de langue française26, à côté des poèmes de Birago Diop (dont « Souffles »),le conte « Les Mamelles ».

Francis Bebey se veut plus proche encore du griot traditionnel en se faisantconteur, poète et chanteur. Le récit dans « Si les Gaulois avaient su !27 » est inter-rompu à trois reprises par un poème-commentaire qui, faisant boule de neige,devient à chaque fois plus long et plus explicite :

Si les Gaulois avaient suSeraient pas restés dans la plaineSi nos ancêtres les blonds GauloisAvaient été malins comme nousZauraient loué un avion– Les Suisses n’avaient qu’à leur prêter des sous ! –Se seraient taillés en Afrique– Avec Air Belgix une fois –Cachés dans la forêt de TarzanChiche que César les aurait pas vusSi les Gaulois avaient suSeraient pas restés dans la plaineMais qu’est-ce qu’ils foutaient donc dans la plaineCes sacrés GauloisAu lieu d’aller rapidement se cacher en Afrix !

Ce texte, qui constitue en définitive l’essentiel de cette nouvelle humoristiqued’à peine trois pages, a été ensuite mis en chanson par Francis Bebey dont onconnaît bien les talents de musicien.

Enfin, la dernière modalité du rapprochement entre la prose et la poésie dansle genre de la nouvelle, c’est l’élaboration de tout ou partie de la nouvelle sur lemode de la poésie, par l’assomption directe de certaines propriétés de cettedernière ; une manière de « tirer la prose du côté de la poésie », selon le mot deWilliam Faulkner.

25 B. DIOP, Leurres et lueurs, Paris : Présence africaine, 1961.26 L. SÉDAR SENGHOR, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris : PUF,

1948.27 F. BEBEY, « Si les Gaulois avaient su ! » dans La lune dans un seau tout rouge, Paris : Hatier, 1989, pp. 46-

48.

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Les exemples sont nombreux de nouvelles où l’on trouve les passages plus oumoins longs de forte imprégnation poétique, plus riches en images, plus mêlés demusique et d’émotion, plus saisissants de beauté ou de densité.

Une narration sur le mode oral, fortement rythmée, faite de parallélismes etd’antithèses, de variations et de retours réguliers des mêmes mots ou des mêmesphrases, donne à « Khandjou est morte28 » d’Ibrahima Sall une résonance excep-tionnelle.

Parfois, ce sont l’humour, la fantaisie et le rêve qui introduisent la poésie dansla nouvelle, en faisant reculer les limites du réel. Ainsi, pour libérer notre monded’une invasion d’extraterrestres, Emmanuel Boundzéki Dongala n’a pas trouvéd’autres moyens que le jazz et le vin de palme dont l’étonnante efficacité parti-cipe du merveilleux29. Dans « Le cimetière des masques30 » de Cheikh C. Sow, lenarrateur, grand défenseur de la culture africaine, communique avec les masqueset finit par devenir masque lui-même : « Dans la courbure des voies lactées et lelabyrinthe des galaxies, écrit-il, je rejoins la Grande Danse stellaire des Victo-rieux. Moi qui fus homme fidèle aux Masques et qui en mourus, criblé des ballesdes hommes perdus, je suis, en cet instant et pour l’Éternité, Masque ».

Dans « Les yeux de la statue31 » de Camara Laye, le rêve permet au nouvellistede produire un texte d’une rare densité symbolique sur le destin de l’homme etde la civilisation.

Par ailleurs, c’est en vers que Pierre Makombo Bamboté a choisi d’écrire Lesdeux oiseaux de l’Oubangui32 qui raconte les tribulations d’un couple sous le ré-gime colonial. Il en est de même pour le Zaïrois Kabwasa Nsang O’Khan dont« Pali-Pali, l’oiseau et le masque33 », primé dans le cadre du cinquième Concoursradiophonique de la meilleure nouvelle de langue française de Radio-France In-ternationale, est un poème narratif en trente-trois séquences. Quant à AlexandreKum’a Ndumbe III, il a écrit une nouvelle intitulée « Poème d’amour à la femmeafricaine34 » où l’on lit, en effet, un poème mêlé au texte en prose et y figurant enitalique, mais qui a aussi, dans son ensemble, la forme d’un poème d’amour.Enfin, on retiendra l’exemple de « Voir et sentir » et de « Voir, sentir et agir »,deux textes regroupés dans la partie intitulée « Carcans » de Leur figure-là35, lerecueil de nouvelles de Towaly ; deux textes qui ne sont en réalité qu’un long

28 I. SALL, « Khandjou est morte », dans Crépuscules invraisemblables, Dakar-Abidjan : NEA, 1977, pp.61-67.

29 E. BOUNDZÉKI DONGALA, op. cit.30 C. C. SOW, « Le cimetière des masques », dans Cycle de sécheresse, Paris : Hatier, 1983, pp. 109-122.31 C. LAYE, « Les yeux de la statue », dans Présence africaine, n° 13, avril-mai 1957, pp. 102-110.32 P. MAKOMBO BAMBOTÉ, Les deux oiseaux de l’Oubangui, Paris : Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1968,

76 pp.33 K. NSANG O’KHAN, « Pali-Pali, l’oiseau et le masque », dans Dix nouvelles de…, n° 5, Radio France/

ACCT, 1980, pp. 193-210.34 A. KUM’A NDUMBE III, « Poème d’amour à la femme africaine », dans Nouvelles interdites, Lyon : Fédérop,

1978.35 TOWALY, Leur figure-là, Paris : L’Harmattan, 1985.

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PROSE ET POÉSIE DANS LA NOUVELLE FRANCOPHONE EN AFRIQUE NOIRE334

poème à la manière du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, dont au demeu-rant l’influence est patente.

Comme si, en définitive, la nouvelle n’a jamais été qu’une autre manière defaire de la poésie…

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Université Nationale du Bénin.

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PASCAL BEKOLO BEKOLO 335

LA DISQUALIFICATION DE LA NOUVELLEDE L’ARSENAL LITTÉRAIRE AFRICAIN

POUR CAUSE D’INEFFICACITÉ

Selon un jugement bien partagé par la critique, la littérature africaine, d’hiercomme d’aujourd’hui, est essentiellement une littérature de combat, visant à li-bérer l’homme africain des oppressions coloniale, néocoloniale, démagogique,etc. Aussi l’écriture africaine a-t-elle développé ses genres littéraires comme desarmes appropriées à différents types de combats.

Les historiens de la littérature africaine distinguent trois périodes correspon-dant à l’émergence successive de différents genres littéraires : la poésie, le roman,le théâtre ; la nouvelle n’étant généralement pas évoquée. Son absence quasi to-tale de l’arsenal littéraire africain aurait-elle quelque chose à voir avec son(in)aptitude à porter les revendications pressantes des hommes ? Tout se passe eneffet comme si, en s’imposant par leur efficacité militante, la poésie, le roman etle théâtre avaient tracé une frontière de reconnaissance par laquelle doivent pas-ser les genres en émancipation.

LA POÉSIE

La première période de la littérature africaine d’expression française, qui va dela parution de Batouala en 1921 à l’instauration de l’Union française en 1946, estdominée par la poésie.

Loin d’être une coïncidence fortuite, explique Bernard Mouralis, le genre poé-tique était le plus approprié pour permettre « à l’écrivain noir d’exprimer à la foisla révolte que lui inspire sa condition et les liens qui l’unissent à la terre afri-caine…1 »

En fait, toute la poésie de la négritude s’est construite autour de ce programme-là. L. G. Damas fut le premier à ouvrir le feu en 1937 avec son recueil Pigment.Comme le rappelle Lilyan Kesteloot, ce texte « agit un peu à la manière d’unecharge de dynamite qui explosa dans le milieu des intellectuels nègres de Paris.Par le ton très violent, parfois grossier, et par les thèmes – nostalgie de l’Afrique,rancœur de l’esclavage, anticolonialisme, révolte déclarée contre la culture autantque l’oppression politique de l’Europe, revendication de la dignité du nègre etcondamnation du racisme chez les Blancs –, Pigments annonce déjà tout le pro-gramme du mouvement néo-nègre2 ».

1 B. MOURALIS, Littérature et développement, Paris : Silex, 1984, p. 479.2 L. KESTELOOT, Anthologie négro-africaine, Verviers : Gérard et C°, 1967, p. 86.

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LA DISQUALIFICATION DE LA NOUVELLE DE L’ARSENAL LITTÉRAIRE AFRICAIN336

Après Cahier d’un retour au pays natal (1939) qui passe presque inaperçu à sapublication, Césaire récidive en 1946 avec Les armes miraculeuses, dont le titre endit long sur les intentions de l’auteur. Ces armes devaient entre autres « pousserle cri qui devait ébranler les assises du monde ».

L’idéal des poètes de la négritude est de produire des poèmes suffisammentefficaces pour faire sauter le bastion colonial et libérer le peuple africain. L’antho-logie de la nouvelle poésie nègre de Senghor réalisera presque à la perfection cetobjectif qui recevra la bénédiction du préfacier Jean-Paul Sartre à la barbe del’Europe stupéfaite. « Qu’est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillonqui fermait ces bouches noires ?3 »

Ceux qui espéraient des louanges ou des supplications en eurent pour leurnaïveté. C’est l’explosion qui se produisit. Une véritable déflagration à la mesurede la longue fermentation antérieure. La violence fut le trait identitaire de cetteétonnante poésie noire.

Puis le temps passa. La colonisation aussi. La nouvelle génération de poètescroit maintenant devoir s’affirmer en s’opposant aux auteurs de la négritude con-sidérés comme des poètes « conservateurs qui ont tiré leur inspiration, en destemps aujourd’hui révolus, d’une hypothétique lutte de races4 ».

Regroupés dans Poésie d’un continent, un recueil qui se veut l’antithèse de L’an-thologie de la nouvelle poésie nègre, les nouveaux poètes reconduisent pourtant lamission combattante de la poésie. Le cri d’Abdellatif Laâbi, par exemple, ne diffèreguère de celui par lequel Césaire voulait ébranler les assises du monde :

La Guerreenfin la guerrela rébellion de diremais pas de romances lacrymogènespas de pilules pour l’extase5.

Pour renforcer l’efficacité de la poésie, les nouveaux poètes n’hésitent pas àrecourir à la sorcellerie, à la magie et à toutes les forces occultes et irrationnellesauxquelles les Africains sont si attachés et qui ont présidé aux destinées des empireset des royaumes vastes comme le monde. Pourquoi ces énergies ne peuvent-ellespas être utilisées pour le progrès et le développement des peuples ?

Ici peut intervenir le poète. Autant que les poètes du romantisme allemand, le vrai,avaient tenté de concilier les formules cabalistiques, la quête de la pierre philoso-phale, les mystiques faustiennes, la parole totale et les fantasmes du satanisme […],autant aussi le Poète d’Afrique apparaît comme celui qui projette le monde de l’ab-solu, qui abolit la distance de soi à soi, qui détruit les apparences, qui transcende lesdogmes et les doctrines, dans l’éblouissement de l’unité originelle6.

3 L. S. SENGHOR, Anthologie de la nouvelle poésie nègre, Paris : Présence africaine, 1948.4 Paul DAKEYO et Martine BAUER, Poésie d’un continent, Paris : Silex, 1983, p. 8.5 Ibid., p. 456 Ibid., p. 71.

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PASCAL BEKOLO BEKOLO 337

L’inaltérable retentissement de la poésie africaine d’âge en âge correspond doncà l’évidence à sa puissance mobilisatrice.

Arme explosive, à l’instar de la grenade, ou de la bombe, son verbe incanta-toire exerce des influences magiques. D’où sa notoriété dans le militantisme ar-tistique nègre.

LE ROMAN

Commencé timidement, le roman atteint sa majorité dans la seconde période,qui va de 1946 à 1960. La maturation du roman a été favorisée par de nombreuxdébats sur la fonction de la littérature négro-africaine en 1956 et 1959.

Désormais, le roman est devenu, comme la poésie, un genre militant qui sert à l’ex-pression de la révolte de l’homme africain et la violence qui anime Ville cruelle, Lepauvre Christ de Bomba, Une vie de boy, Le vieux nègre et la médaille, Afrique nous t’igno-rons, ne le cède en rien à celle que la poésie nous avait rendue familière7.

Si la poésie a pu être assimilée aux armes explosives, le roman, lui, s’apparenteà l’artillerie lourde, spécialisée dans la destruction des édifices doctrinaux, idéo-logiques ou étatiques. Le roman à thèse est une vaste et puissante constructionargumentative contre les impérialismes, les dictatures, les démagogies. Systèmeantisystème, il rétablit les coutumes, les mœurs et l’ordre là où ils ont été ba-foués.

[…] la prose ne se confond pas avec la poésie. Elle est, à sa façon, plus instructive surles conditions d’existence des Noirs. Elle décrit, elle explique davantage, elle racontede l’intérieur la manière concrète dont vivent les Africains. Et à ce point de vue, elleest donc plus intéressante et diversifiée que les cris parfois monocordes de l’Antholo-gie de Senghor8.

Les formes et les motifs de revendication des romanciers sont si variés que leGhanéen Jingiri J. Achiriga consacre une thèse à La révolte des romanciers noirs.Le devoir de violence des écrivains nègres amène ces derniers à combattre l’as-similation culturelle, le soumissionnisme docile des religions importées, la bru-talité, l’injustice, etc. La révolte sociale se traduit dans les œuvres par la révoltedes formes littéraires : l’ironie et l’humour des Camerounais, la liberté et ladésinvolture d’Ahmadou Kourouma ou la gravité méditative de Cheikh HamidouKane.

LE THÉÂTRE

[…] parallèlement au roman, le théâtre trouve sa voie. Il devient lui aussi un genremilitant, en particulier grâce à Keita Fodeba dont la troupe, Le théâtre africain, puis les

7 B. MOURALIS, op. cit., p. 480.8 L. KESTELOOT, op. cit., p. 175.

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ballets, connaîtront un grand succès. Ce mouvement s’amplifie après 1960 et beau-coup d’écrivains trouvent dans le théâtre un moyen d’exprimer les problèmes del’Afrique contemporaine : réflexion sur la décolonisation et le pouvoir africain chezCésaire : Une saison au Congo, La tragédie du roi Christophe, Une tempête ; satire de lanouvelle société africaine chez Dadié : Monsieur Thôgo NGuigni, Voix dans le vent ; ouGuillaume Oyono Mbia : Trois prétendants… un mari ; nécessité de tenir compte desleçons du passé chez Cheik Ndao : L’exil d’Alboury ou chez E. Dervain : La reine scélé-rate, La langue et le scorpion9.

Même engagement militant donc que les deux genres précédents, mais moinsintellectualiste qu’eux, et recourant abondamment aux langues africaines (ceque ne pouvaient faire ni les poètes, ni les romanciers), le théâtre occupe le frontpopulaire sur le champ de bataille.

Son essor est tel que certains auteurs désertent les lignes romanesques pouraller se battre sur le front populaire théâtral.

Arme instinctive, apte au corps à corps, le théâtre s’attaque aux travers de l’in-dividu, aux mœurs et aux caractères. Le ridicule, les ambitions, les intrigues,l’arriérisme sont ses cibles de prédilection. Il est aussi souple de maniement qu’unekalashnikov. Il permet autant de fantaisie et d’exhibitionnisme que le pistoletautomatique.

LA NOUVELLE

La première remarque qui saute aux yeux à propos de la nouvelle en Afrique,c’est que ce genre est presque totalement ignoré de la critique.

Dans sa volumineuse anthologie des Littératures africaines qui balaie la produc-tion littéraire de 1930 à 1984, Pius Ngandu Nkashama ne réserve aucune place àla nouvelle. De même Lilyan Kesteloot et J. Chevrier, généralistes, ne s’y arrêtentpas. Bernard Mouralis non plus. La nouvelle, apparemment, n’a pas participé audéveloppement de l’Afrique comme les autres genres.

Il faut consulter un spécialiste de la nouvelle comme René Godenne, pour serendre compte de l’existence et de la floraison de la nouvelle en Afrique. Sa majo-rité se situerait à l’aube des indépendances africaines :

Dès 1965, les œuvres [nouvelles] d’Africains surtout commencent à paraître réguliè-rement, le mouvement, au fil des années, s’amplifie, culmine dans les années quatre-vingt, pour atteindre ensuite un rythme de publication honorable mais constant : 11titres en 1982, 6 en 1985, 6 en 198810.

Cependant le Bilan de la nouvelle d’expression française en Afrique noire de GuyOssito Midiohouan et Mathias Dossou de l’Université nationale du Bénin cons-

9 B. MOURALIS, op. cit., p. 481.10 R. GODENNE, « Du Québec au Cameroun : la nouvelle de langue française au XXe siècle (1940-1990) »,

tiré à part des Actes du Colloque sur La nouvelle romane (Italia-France-Espagne), pp. 132-142.

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titue à l’heure actuelle le travail de recension le plus sérieux sur la nouvelleafricaine. Plus zamisdat que livre, ce petit ouvrage courageux ne bénéficie pourl’instant que d’une édition artisanale.

Mais que donne le bilan ? Six cents titres environ dont quatre-vingt-dix pourcent sont des textes isolés ayant juste réussi à se faire coincer, sans doute pourbesoin de remplissage, entre deux articles importants de magazine : Bingo, Ehuzu,Jamana, Le Niger, Sahel Dimanche. En Afrique noire francophone, il n’existe pas, ànotre connaissance, de revue consacrée à la nouvelle. C’était un grand honneur,pour un nouvelliste, d’être publié dans une revue littéraire générale : Présenceafricaine, Abbia, Peuples noirs-Peuples africains, qui ont toutes vécu.

Cinq pour cent de titres sont constitués des recueils de nouvelles du concoursinternational RFI, dont la principale caractéristique est la disparité. Difficile, dansun recueil, de trouver un lien sémantique autre que l’aspiration de chacun desauteurs à remporter le trophée. La plupart de ces auteurs ne sont d’ailleurs nou-vellistes que le temps de la compétition, pour tourner la roue de la chance. Sait-on jamais ?

Trois pour cent des textes sont des ouvrages de la collection Pour tous, publiéspar les éditions CLÉ à l’intention d’un lectorat aux conforts intellectuel et finan-cier précaires. Les contes y dominent les nouvelles proprement dites. Les textesmajeurs de recueils de nouvelles ne représentent en définitive que deux pourcent du corpus !

Guy Ossito explique la maigreur du butin par la difficulté matérielle du travailde collecte :

La présente bibliographie de la nouvelle d’expression française n’a qu’une valeurindicative et ne prétend pas être exhaustive. L’absence d’ouvrages de référence en lamatière et l’espèce d’inféodation de la nouvelle au roman, quand ce n’est pas samarginalisation, traditionnellement opérée par les bibliographies et autres travauxsur la littérature négro-africaine d’expression française, ne facilitent pas la recension.La tâche s’avère d’autant plus difficile qu’un nombre considérable de nouvelles ontparu dans des revues et journaux qui ne sont pas toujours accessibles. Dès lors, onconvient qu’il faudrait toute une équipe de chercheurs répartis dans les divers paysconcernés pour venir à bout de cette bibliographie11.

Au stade actuel de la recherche, et sans préjuger des découvertes futures, il fautbien convenir que la nouvelle est quantitativement insignifiante dans la produc-tion littéraire africaine, et chercher à comprendre les raisons de son retard decroissance.

L’une d’elles se trouverait dans le fait qu’en Europe même, lieu d’invention dela poudre, du canon et des genres littéraires avant leur exportation, la nouvellene semble pas encore avoir trouvé son statut. En 1994, nous avions déjà observéavec étonnement que

11 G. O. MIDIOHOUAN et M. DOSSOU, Bilan de la nouvelle africaine d’expression française, Université na-tionale du Bénin, 1994, p. 1.

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toute l’histoire de la nouvelle occidentale semble se résumer en une pénible et incer-taine émancipation de ce genre par rapport au roman. La nouvelle aurait été tirée duroman comme la femme fut tirée de l’homme, en lui empruntant sans doute unecôte. Au commencement était le roman, jusqu’au jour où un auteur fatigué s’arrêta àla quinzième page d’un texte et décida tout de même de le mettre à la disposition dupublic. La nouvelle était née. Depuis lors elle se bat pour obtenir sa reconnaissancecomme genre, sa maturité et sa place au soleil12.

Comment voulez-vous alors que les écrivains africains importent un genreinforme, immature et sans statut ? Pour tout dire un genre non breveté ? L’autrecause de la marginalisation de la nouvelle se trouverait dans cet idéal d’efficacitéconçu par les poètes et érigé par la critique en frontière de séparation des genresmajeurs et mineurs. À travers ses avatars dans le temps et l’espace, la nouvellea montré une remarquable fidélité au fait divers, à la volupté, au rêve, à l’amour,à la beauté, au quotidien, à l’insolite, au trait d’esprit, à l’allusion, au mouvementd’humeur, au rapport du sujet à lui-même, à son image, à sa conscience, à sonintimité, son rapport problématique à la société, à la communication, à l’écri-ture ; son mal de vivre et sa déroute spirituelle, etc., toutes choses incompatiblesavec une esthétique d’efficience.

CONCLUSION

Plus que l’insignifiance quantitative, c’est donc cette esthétique de salon quisemble attachée à la nouvelle qui a détourné la critique africaine et africaniste,essentiellement branchée sur les fonctions belliqueuses de la littérature, de lanouvelle africaine. Il faudra, pour que la nouvelle trouve sa juste place parmi lesgenres littéraires, ou que la critique se départisse de son parti pris théorique pourl’efficience, ou que la nouvelle développe une esthétique militante, chose tout àfait possible au demeurant. Sa longueur la prédispose à la catégorie des armes deportée moyenne, entre la kalashnikov et le missile, une arme de défense et dedissuasion. Quelques auteurs, du reste, à l’exemple d’Alexandre Kum’a N’Dumbe(Nouvelles interdites), s’y sont déjà essayés avec succès.

Mais le tout premier combat de la nouvelle, le plus important sans doute, serad’assurer son indépendance éditoriale. Une nouvelle unique est difficilementpubliable. Le recueil pose le problème de la cohérence. La publication dans lesjournaux ou revues, même spécialisés, laisse toujours un arrière-goût d’exercicede piano, et non d’exécution d’une symphonie achevée.

La libéralisation progressive de la vie politique apporte à la société africaineune bouffée de décrispation qui va sans doute se traduire sur le plan littéraire parl’émergence d’une esthétique de relaxe, de volupté et d’adresse intellectuelle. Ce

12 P. MONGO, « Le lièvre n’est pas le plus jeune des animaux ou Comment affranchir la nouvelle dela tutelle romanesque », dans Le genre de la nouvelle dans le monde francophone au tournant du XXIe siècle,Frasne : Canevas ; Québec : L’instant même ; Echternarch : Phi, 1995, p. 159.

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sera alors le véritable âge d’or de la nouvelle, du papotage et des états d’âme. Lesfeux d’artifice remplaceront les orgues de Staline. Les professionnels de la politi-que feront la politique et les écrivains ne seront plus les substituts de l’opposi-tion. Hommes parmi les hommes, ils oseront enfin exprimer toutes les aspira-tions de l’homme.

Pascal BEKOLO BEKOLO

Université de Ngaoundéré, Cameroun.

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DU MASQUE À L’ÉPERVIER :QUELLES NOUVELLES ?

POUR FRÉQUENTER LES MARGES EN TOUTE SÉCURITÉ…

La définition de la nouvelle préoccupe la critique littéraire depuis très long-temps. Notre intention n’est pas de nous attarder sur ce débat, mais simplementde nous entendre sur les mots afin d’aborder en toute sécurité la question quinous occupe, celle de la « nouvelle » en bande dessinée pour autant qu’on puisseutiliser ce terme qui désigne, en littérature, un genre strictement textuel. Notreintervention s’inscrit donc dans le champ littéraire au sens large et répond autitre même de ce colloque dont l’objectif est d’explorer les frontières de la nou-velle.

Prudemment, nous retiendrons donc de la nouvelle les traits constitutifs quine feront pas l’objet de polémiques, pensons-nous, à commencer par sa brièveté.Comme le dit René Godenne, la nouvelle est un récit qui « dépass[e] rarement lescent pages1 ».

Conséquence de la brièveté, une sorte de nécessaire efficacité dans la narrationest aussi généralement observée : les longues descriptions de personnages ou dedécors n’y abondent pas, nécessité fait loi. En règle générale, la narration se res-serre autour d’un personnage, d’un lieu, d’un thème avec un temps du récit li-mité dans sa durée.

Ces caractères se retrouvent-ils aussi dans les récits courts de bande dessinée ?Nous devons probablement encore nous accorder sur ce qu’est un récit « court »de bande dessinée : cent pages nous dit Godenne pour la nouvelle littéraire mais,pour la BD, cent pages c’est presque l’équivalent de Tolstoï ! Seuls des récits parusil y a moins de vingt ans approchent ou dépassent parfois les cent pages. Lesgrands classiques du neuvième art que sont Astérix, Spirou ou Tintin présententun récit complet en quarante-huit ou soixante-deux pages.

Ce qui signifie que, comparés à ces récits « longs », les récits courts présententune longueur de deux à douze pages, la limite étant aussi conventionnelle quecelle des cent pages pour la nouvelle littéraire. Nous notons par exemple quedans Vacances fatales de Giardino2, les récits de trois à huit pages du début s’allon-gent de plus en plus pour atteindre les vingt-quatre pages. S’agit-il encore derécits courts ?

1 R. GODENNE, Études sur la nouvelle française, Genève-Paris : Slatkine, 1985, p. 5.2 GIARDINO, Vacances fatales, Tournai : Casterman, 1991.

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3 Sept de ces récits, parus initialement dans la revue Spirou (à partir de 1984), ont été rassemblés enalbum en 1987 aux éditions Dupuis.

4 P. COTHIAS et A. JUILLARD, Masquerouge 1, Masquerouge 2, Masquerouge 3, Grenoble : Glénat, 1984.5 P. COTHIAS et A. JUILLARD, Les sept vies de l’Épervier, Grenoble : Glénat (Vécu), t. 1 : La blanche morte,

1983 ; t. 2 : Le temps des chiens, 1984 ; t. 3 : L’arbre de mai, 1986 ; t. 4 : Hyronimus, 1988 ; t. 5 : Lemaître des oiseaux, 1989 ; t. 6 : La part du Diable, 1990 ; t. 7 : La marque du Condor, 1991.

La question se pose donc dans les mêmes termes que dans l’univers stricte-ment textuel. Pour pousser plus loin le parallèle entre la bande dessinée et lechamp littéraire, nous pouvons aussi poser une analogie entre les gags en uneplanche propres à la BD et les récits ultracourts. Le gag en une planche, c’est lablague, l’histoire à effet comique, où l’effet réside dans la chute. La BD utilisedonc des mécanismes narratifs proches de ceux exploités en littérature.

La bande dessinée elle-même évoque à l’occasion, par le choix de titres enclins d’œil, ses points de rencontre avec les autres genres littéraires. Nous son-geons entre autres aux collections intitulées « Les Romans (À Suivre) » chezCasterman, « Romans BD » chez Glénat ou encore « B. D’Écrivains » chez Dargaud.Par ailleurs, Marcello et Maric jouent habilement sur les mots en donnant à unesuite de récits de trois à onze pages, un titre générique en forme de question,Voulez-vous de nos nouvelles ?3 Ce qui est une bonne façon de rappeler que ce quise joue et s’échange entre la littérature et la bande dessinée relève bien de « mots ».La première s’en contente comme substance. La seconde y ajoute de l’image pourorganiser sa narration, tant au sein de la vignette qu’à l’échelle de la planchedonnée comme unité de découpage avant tout tabulaire. Hormis cette différencesubstantielle et formelle, littérature et bande dessinée ont prouvé qu’elles avaientbeaucoup de points communs, suffisamment en tout cas pour risquer une trans-position de la nouvelle littéraire en BD. D’autant que notre aventure aux margesde la nouvelle pourrait bien mettre en évidence quelques… nouvelles spécifici-tés.

« SUR LE TERRAIN » DE LA PRODUCTION BD, UNE CONFRONTATION EXEMPLAIRE

Afin de faire apparaître d’éventuels mécanismes propres à la « nouvelle » enbande dessinée, il nous a paru opportun de nous centrer sur un exemple concret.En l’occurrence, nous avons choisi de confronter deux séries : celle de Masquerouge(plus précisément les trois premiers volumes)4 et celle des Sept vies de l’Épervier5.Les raisons de ce choix, plutôt qu’un autre, sont multiples : les deux séries sontl’œuvre des mêmes auteurs, Cothias et Juillard ; ces auteurs jouissent d’une re-connaissance dans le monde de la BD (Juillard vient d’être couronné à Angoulêmepour l’ensemble de son œuvre) ; le cadre historique est comparable (le XVIIe sièclefrançais d’Henri IV et de Louis XIII) ; les thèmes sont très proches, à tel point quel’on retrouve des scènes semblables dans les deux séries ; enfin, la longueur res-pective des récits nous autorise une fructueuse confrontation : d’un côté,

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Masquerouge 1 est composé de quatre récits de dix à douze pages ; de l’autre, Lessept vies de l’Épervier étale un long récit sur sept albums de quarante-huit pages.Précisons enfin que l’œuvre de Cothias-Juillard date des années 1980-1990, uneépoque où la BD connaît à la fois un développement sans précédent et une légi-timation qui a changé son visage et – permettez-nous de l’écrire – son image.

Les leçons de l’incipit

La confrontation de la première planche de chaque album nous permet dedégager d’emblée d’intéressantes différences.

Dans Masquerouge, la scène d’exposition, pour reprendre les termes de CharlesGrivel6, la scène qui plante le décor, typique de l’incipit, tient à peu de choses :deux vignettes. Et encore : la deuxième assume déjà une fonction de relais7, c’est-à-dire d’amorce du récit. En effet, les paroles d’un personnage qui se trouve dansun carrosse sont annonciatrices d’un danger immédiat (« Par la mordieu, Ba-ronne, cette nuit qui tombe ne me dit rien qui vaille ! Il me tarde de rejoindreParis »). Ce danger, souligné par l’image (une ferme en feu) et le texte (il estquestion de loups et de brigands), ne tardera pas à se concrétiser, même si lesbrigands ne sont pas ceux que l’on croit, même si le vrai danger est ailleurs – c’estlà un procédé de substitution typiquement littéraire. Mais l’essentiel est de consi-dérer que la scène d’exposition se place d’emblée au service des « héros » qui, dèsla première planche, vont assumer le récit. Un récit, qui dans son incipit, réalisedonc une double économie : resserrement thématique – le contexte historique8

est peu développé – et resserrement de l’espace – réduit à deux vignettes qui, parleur format horizontal, semblent « aplatir » l’incipit.

Dans Les sept vies de l’Épervier, le cadre historique – la France d’Henri IV quirenaît de ses ruines9 –, donne lieu à une scène d’exposition d’une planche com-plète. Nous n’y trouvons encore aucune amorce explicite du récit sauf à recon-naître dans la vieille femme ce personnage qui assumera par la suite le rôle duDestin un peu à la façon du chœur antique. Pas un seul de nos héros n’est encorelà, pas d’épervier non plus mais de nombreux corbeaux par contre… La composi-tion de la planche est ici foncièrement différente de notre exemple précédent.Une grande vignette plante le décor et répond à un texte « large ». Suivent en-suite quatre vignettes plus explicites et plus cruelles pour illustrer cette triste épo-que : une ferme qui brûle, un pendu et enfin, en deux vignettes avec un saisissanteffet d’ellipse et un champ contrechamp des plus efficaces, le peuple écrasé strictosensu par les nantis. Notons cependant qu’il y a un écart frappant entre le texte etl’image : on nous dit que la France renaît de ses ruines et on nous montre des

6 Ch. GRIVEL, Production de l’intérêt romanesque, The Hague-Paris : Mouton, 1973, pp. 89-98.7 À propos du phénomène de « relais », notons que l’image nous montre… une diligence !8 Le récit se passe en 1624, sous Louis XIII (la date nous est donnée).9 Notons la différence d’époque : le récit débute cette fois en 1601 (la date ne figure pas, mais le texte

nous la désigne en nous situant « 9 ans avant le régicide de Ravaillac »).

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Masquerouge 1 : Le fantôme, P. Cothias et A. Juillard, p. 5 – © Glénat

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maisons en feu ; on nous dit que le peuple tente de subsister mais on ne nousmontre que des corbeaux et encore des incendies ; on nous dit que les pillardsbattent la campagne et on nous montre un pendu ; on nous dit que les nantis sereposent sur leurs lauriers et on nous montre un carrosse qui vient écraser desgens sur la route.

Une différence inaugurale qui se confirme

Au développement du cadre historique, dans Les sept vies de l’Épervier, corres-pond un allongement de la durée de l’action : de septembre 1601, le jour de lanaissance de Louis XIII, à février 1625. En revanche, dans Masquerouge, le tempsest réduit à quelques mois : l’automne-hiver 1624-1625.

Par ailleurs, si les deux récits nous racontent l’histoire d’un redresseur de torts,celui-ci présente des caractéristiques très différentes dans chacune des deux sé-ries. Ainsi, contrairement au Masquerouge de la série Masquerouge, le premier destrois héros masqués des Sept vies de l’Épervier n’est pas invulnérable : il va perdreun bras dans un combat, puis plus tard un œil avant que le masque ne lui soitôté. Ce masque enlevé à Gabriel de Troïl est aussitôt revêtu par son neveu, Guille-mot, qui en perdra la vie, et puis par Ariane, supposée être sa fille, pour donnerlieu à un dénouement digne des meilleures tragédies antiques. Le parallèle n’estpas gratuit : le Destin – à moins qu’il ne s’agisse du diable – est présent tout aulong des Sept vies de l’Épervier. Les héros sont prisonniers de leur destin, tant lespersonnages historiques (Henri IV, Louis XIII, Concini) que les personnages fic-tifs, à commencer par nos trois porteurs de masque.

Enfin, la relation au masque est également foncièrement différente. Dans Lessept vies de l’Épervier, les héros sont prisonniers de leur masque, ils ne peuventl’enlever à leur gré, ce qui rend la tragédie inexorable. Ainsi, au tome I, pp. 36-37,Gabriel ne peut retirer son masque en présence d’Ariane, sa fille. Au tome VII,p. 46, v. 2-3, c’est Ariane qui est empêchée de retirer son masque par son pèreGabriel… qui, ne l’ayant pas reconnue, la tuera en duel. Dans Masquerouge parcontre, Ariane peut à son aise se démasquer, elle n’est pas prisonnière de sonmasque (par exemple dans Masquerouge 2, p. 29, v. 5-6).

La mise en évidence d’une opposition structurante

La confrontation de deux scènes exemplaires – parce qu’elles rapportent lemême événement10 – fait apparaître une opposition fondamentale entre les hérosdes deux séries, opposition (ou plutôt complémentarité) qui s’articule autour desconcepts généraux d’intégrité/non-intégrité.

10 Il s’agit de la première rencontre du héros masqué et de Louis XIII enfant, peu de temps après l’as-sassinat d’Henri IV.

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Les sept vies de l’Épervier, t. 1 : La blanche morte, P. Cothias et A. Juillard, p. 3 – © Glénat

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En effet, si ces scènes sont ressemblantes du point de vue narratif, elles sonttrès différentes, en revanche, dans la présentation des personnages-héros, tant dupoint de vue de l’aspect physique que de celui de l’action. Elles sont donc diffé-rentes dans la production du sens, étant entendu que le personnage, élément mo-teur du texte, participe à la construction du sens.

Ainsi, dans Masquerouge, le héros est « intègre », du début à la fin de l’extrait,tant du point de vue physique que du point de vue du rôle – il est et il reste le héros.Il s’introduit auprès du roi par la force, armé, accompagné de son épervier, pourdéfendre la cause du peuple de France. Menacé, il s’échappe, sans être démasqué,sans aucune difficulté et sans aucune égratignure, grâce à l’intervention de Louis XIII

(Masquerouge 1 : Le geai et l’Épervier, pp. 29-31).Par contre, dans Les sept vies de l’Épervier, le « héros », déjà diminué au début,

est réduit à néant à la fin – il n’est plus le héros. Obligé de saisir une occasion qui lemettra en présence du roi sans qu’on puisse l’en empêcher et diminué physique-ment (amputé), il s’introduit au milieu des scrofuleux lors du toucher des écrouel-les (ruse et non force). Il est seul et sans armes (son épervier est mort) et vientdéfendre, mais en vain, la cause d’un homme (et non plus celle de la France).Menacé, il ne parvient pas à s’échapper malgré tous ses efforts. Il est éborgné par unlion. Louis XIII ne peut empêcher sa capture. Il se dit pourtant libéré lorsque lemasque lui est ôté car un autre a pris la relève (Les sept vies de l’Épervier, t. 5, pp. 32-48).

À cette différence typologique, s’ajoute une différence analogue sur le plan dela représentation, du découpage des scènes. Dans Masquerouge, l’extrait, qui estl’évocation d’un souvenir, un retour en arrière de quinze ans par rapport au tempsdu récit, nous est donné dans sa linéarité, sans interruption. Dans Les sept vies del’Épervier, la scène nous est montrée en direct mais elle est morcelée, sans cesseentrecoupée d’autres scènes se passant en d’autres lieux avec d’autres personna-ges11.

En quête des fondements de l’opposition intégrité/non-intégrité

L’opposition intégrité/non-intégrité trouve des explications d’ordre thématique(internes à la BD) mais aussi d’ordre sociologique (externes à la BD, qui renvoientau contexte de diffusion et de consommation).

Du point de vue thématique, nous pouvons observer une distribution différentedes rôles dans les deux séries. Dans Masquerouge, la distribution des rôles ressem-ble assez à celle des mélodrames : la caractérisation des personnages est claire – ily a les méchants, les victimes et les bons, dont le héros masqué. Le récit s’orga-nise toujours autour de ces trois termes qu’a si bien mis en lumière Charles Grivel12 :

11 Par exemple, la page 41 du tome V présente deux scènes différentes en haut et en bas de la page et,entre les deux, Masquerouge pris au piège.

12 Ch. GRIVEL, op. cit., pp. 138-152.

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le déséquilibre est chaque fois résorbé au profit des bons qui sauvent les victimesaux prises avec les méchants, la suprématie du héros étant renforcée, au fil desépisodes, par sa réussite dans des actions distinctes.

Dans Les sept vies de l’Épervier, les héros sont impuissants face au Destin, destinmaléfique en l’occurrence. Comme dans Faust, c’est le diable qui conduit le bal.D’ailleurs, il le conclut.

13 Encyclopédie des symboles, édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, Paris :Librairie Générale Française, (pour la traduction française et les compléments), 1996, (La Pochothè-que – Le Livre de Poche : Encyclopédies d’aujourd’hui), pp. 234-235.

14 Ch. GRIVEL, op cit., p. 122.

Les sept vies de l’Épervier, t. 7 : La marque du Condor, P. Cothias et A. Juillard, p. 48, v. 10 – © Glénat

Le diable prend apparence humaine (sous la forme d’un trio de personnages)et animale (l’épervier qui, dans certaines traditions d’ailleurs est considéré commecréature du diable13). Les héros, manipulés comme des marionnettes, ne sont pasmaîtres de leurs actions, actions qui ne réussissent pas toujours : le déséquilibren’est pas toujours résorbé au profit des bons, il n’y a pas de « happy end ». DansLes sept vies de l’Épervier, nous avons affaire à un type de héros plus moderne telque le définit Grivel : « inextricablement bon et méchant, il ne se rencontre quepour subir un destin mérité (« la condition humaine », « l’absurde », etc.) : lui-même, comme cause de sa propre négativité, est condamné14 ». Héros moderneen effet dans Les sept vies de l’Épervier : à la vulnérabilité physique déjà évoquée,correspond ce qui apparaîtra volontiers pour de la faiblesse morale. Trois vignet-tes du tome V (p. 22, v. 1-3) résument l’ambivalence du premier héros masqué :

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Gabriel de Troïl n’hésite pas à mentir à son frère moins par méchanceté que parrésignation. Le héros paraît d’ailleurs bien petit dans ce paysage, comme ballottépar le destin. Fragilité morale et physique se répondent donc dans Les sept vies del’Épervier : les épées y transpercent les corps (t. 7, p. 15, v. 4-5). Dans Masquerougeau contraire, les balles ne peuvent que ricocher sur la cuirasse d’un héros « intou-chable » (Masquerouge 1 : Le fantôme, p. 15, v. 4-5) qui n’a donc aucun mal, lui, àsecourir les victimes.

Les explications d’ordre sociologique, quant à elles, relèvent du support deprépublication, ce qui renvoie à la fois au public concerné et à l’histoire du genreBD.

Pour comprendre cette fidélité de Masquerouge à un modèle manichéen, il fautsavoir que les aventures de Masquerouge, avant d’être rassemblées en albums en1984, sont parues de juin 1980 à avril 1982 (à raison de ± dix planches, souventen récits complets) dans Pif gadget, un « périodique illustré » destiné aux jeunes.Cette revue a succédé à Vaillant en 1969 avec précisément l’ambition de promou-voir des récits complets, les enfants, imprégnés de télévision, supportant mald’avoir à patienter, semaine après semaine, pour connaître la suite de l’histoire15.Par ailleurs, si Pif choisit de ne pas annoncer de couleur politique, il reste dans lamouvance intellectuelle communiste. Il n’est donc pas surprenant d’y trouverdes héros défenseurs des opprimés tels que Robin des Bois, Fanfan la Tulipe, Rahan,volant sans violence gratuite au secours de la veuve et de l’orphelin16. Dix ansplus tard, Masquerouge se coule précisément dans un tel moule.

Les sept vies de l’Épervier, quant à elles, sont parues dans deux revues de bandesdessinées destinées aux adultes : d’abord dans Circus (1982-1984), puis dans Vécu(1985-1989). Le contexte sociologique différent autorise un discours plus com-plexe, où les oppositions peuvent se nuancer, où les héros peuvent être menacésdans leur intégrité. D’autre part, les années quatre-vingts voient naître de longsrécits en plusieurs albums tels que Les passagers du vent, La quête de l’oiseau dutemps, Balade au bout du monde,…17 Masquerouge et Les sept vies de l’Épervier répon-dent donc à des logiques de parution éminemment différentes.

Du bon usage du couple intégrité/non-intégrité ou de la primauté des faitsnarratifs sur les confessions d’auteur

Cela dit – et c’est fondamental –, le scénariste Patrick Cothias paraît rétif à labrièveté. Il a besoin de temps pour s’exprimer. L’étonnante préface de l’album

15 A. FOURMENT, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (1768-1988), Paris : Éole (Lamémoire des marbres), 1987, p. 348.

16 A. FOURMENT, op cit., p. 349.17 BOURGEON, Les passagers du vents, Grenoble : Glénat, cinq volumes de 1979 à 1984 ; LOISEL et LE

TENDRE, La quête de l’oiseau du temps, Paris : Dargaud, quatre volumes de 1983 à 1987 ; MAKYO etVICOMTE, Balade au bout du monde, Grenoble : Glénat, quatre volumes de 1982 à 1988, suivis de deuxvolumes dessinés par HERENGUEL en 1993.

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Masquerouge 1 en témoigne : « Un coup d’épée par-ci ! Moteur ! Ça tourne ! Pasle temps de souffler ni de faire pipi ! Impossible de rentrer dans les détails ni dedévelopper les caractères ! Les pages défilent et nous allons être en retard aurendez-vous chez la duchesse ! Déjà la fin de la planche 9 ! »

Masquerouge 1 : Le fantôme, P. Cothias et A. Juillard, p. 16, v. 2 – © Glénat

Et Cothias de poursuivre : « Aujourd’hui Masquerouge s’est arrêté de cavalercomme un perdu pour raconter enfin sa véritable histoire en y mettant le tempsqu’il faut dans le cadre d’une autre série : Les sept vies de l’Épervier ».

Mais en réalité, il n’en a jamais assez : les trois cent trente-six pages des Septvies de l’Épervier ne lui suffisent pas non plus… En effet, l’histoire des Sept vies del’Épervier souffre d’un manque : à bien lire, ou plutôt à bien compter, à la fin dutome VII, seules cinq vies sont clairement dénombrées, et non sept. Les cinq viesqu’à la page 13 du tome VI, la jeune sorcière nous résumait déjà – Henri IV, Ga-briel de Troïl, Louis XIII, Guillemot de Troïl, Ariane de Troïl –, les deux dernièresvies nous restant inconnues car, nous dit-on alors, « l’histoire n’est pas parvenueà son terme ». Et c’est apparemment toujours le cas à la fin du tome VII, même sile récit se donne comme fini, achevé par la mort supposée de l’héroïne (t. 7,p. 48, v. 1-8). Nous retrouvons donc au niveau du récit cette non-intégrité quenous avions déjà relevée à propos des personnages.

Et de fait, non seulement une suite explicite aux Sept vies de l’Épervier, Plumeaux vents, dont un premier tome, à ce jour18, est déjà paru19, nous confirme quel’histoire se prolonge mais aussi toute une panoplie d’autres suites de bandesdessinées qui gravitent autour de nos deux séries de base, comme autant de « dé-

18 C’est-à-dire début juin 1996.19 P. COTHIAS et A. JUILLARD, Plume aux vents, t. 1 : La folle et l’assassin, Paris : Dargaud, 1995.

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clinaisons », pour reprendre une expression de l’auteur : Le fou du roy, Ninon se-crète, Cœur brûlé, Le Masque de fer et la série Masquerouge elle-même dont le pro-longement n’est plus composé de récits courts20.

Des incipit particulièrement résonnants

À bien lire, ou plutôt à bien regarder, le manque observé dans Les sept vies del’Épervier et introduit dans notre analyse par l’opposition fondamentale intégrité/non-intégrité, se trouve exprimé dès la première planche. Les séquences initialesde chacune de nos deux séries sont riches d’enseignements sur leurs fonction-nements narratifs respectifs.

Ainsi, dans Masquerouge, notre incipit, bien que réduit à deux vignettes dont laseconde assume déjà une fonction de relais, n’en est pas moins intègre. La com-position et la représentation miment, de manière exemplairement homogène, lefonctionnement même de la narrativité : l’horizontalité du cadre – la forme desdeux vignettes – est renforcée par l’horizontalité, la linéarité, du représenté – laprogression de gauche à droite du carrosse dans ces deux vignettes qui s’enchaî-nent et donc qui racontent. Le tout se passe dans un cadre clairement limité (parles marges blanches de la planche), sans horizon lointain, c’est-à-dire sans avantni après, et sans mystère. L’accent est mis sur un présent, sur un récit qui sedéroule devant nos yeux : le passage en deux temps d’un carrosse qui occupe uneposition centrale au sein de chacune des deux vignettes. D’autre part, comme lesuggèrent également les cadres formels de l’incipit, les conflits se résolvent à l’ho-rizontale : Masquerouge affronte ses ennemis dans des face-à-face dont il triom-phe en solitaire, dans des récits qui s’enchaînent de façon linéaire.

Dans Les sept vies de l’Épervier, la scène d’exposition se présente au premierabord comme « entière » : elle prend pour espace l’unité formelle d’une planchecomplète et elle associe, dans cet espace clos, les deux directions fondamentalesd’horizontalité et de verticalité. Mais ces indices d’intégrité ne sont qu’illusiontout comme est leurrante la fin du récit. Les signes de non-intégrité abondenteffectivement, par paliers successifs, au sein de la planche.

La seule prise en compte du format du cadre des vignettes indique déjà que larelation entre l’horizontalité et la verticalité ne joue pas la carte de la complé-mentarité mais celle de la hiérarchisation. En effet, sur la vignette large, horizon-tale, qui occupe le dessus de la planche, viennent littéralement s’accrocher lesquatre vignettes verticales, en la « mutilant » par le bas. Ces vignettes verticales,

20 COTHIAS et GOEPFERT, Le fou du roy, Grenoble : Glénat (Vécu), trois volumes de 1995 à juin 1996 ;COTHIAS et PRUDHOMME, Ninon secrète, Grenoble : Glénat (Vécu), trois volumes de 1992 à juin 1996 ;COTHIAS et DETHOREY, puis COTHIAS et MERAL, Cœur brûlé, Grenoble : Glénat (Vécu), trois volumesde 1991 à juin 1996 ;COTHIAS/GOUEDARD et MARC-RENIER, Le Masque de fer, Grenoble : Glénat (Vécu), un volume en 1991 ;COTHIAS et VENANZI, Masquerouge, Grenoble : Glénat (Vécu), quatre volumes de 1992 à juin 1996 ;un dossier spécial est consacré à ces séries dans la revue Vécu n° 2, Grenoble : Glénat, juin 1995.

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comme l’explique Pierre Masson21, suspendent le rythme imposé au départ par lagrande vignette horizontale, à la manière d’un « point d’exclamation » qui vientmarquer un temps fort, la répétition accentuant encore cet effet d’arrêt. Commele suggère donc les cadres formels de l’incipit, dans Les sept vies de l’Épervier, l’ho-rizontalité du conflit bien/mal se double d’une verticalité envahissante : le com-bat intérieur des héros.

Si nous ajoutons à l’analyse du cadre celle du représenté iconique, nous pou-vons mettre en évidence de nouveaux signes de non-intégrité. En effet, les quatrevignettes verticales forment ce que Thierry Groensteen appelle un « inventaire »qui, par définition, est incomplet puisqu’il « juxtapose des images prélevées dansun répertoire thématique commun ou empruntées à un référent commun22 ».Ces vignettes illustrent effectivement par des plans différents – et non tous lesplans – le cadre général de violence présenté dans la grande vignette horizontale.Des moments distincts donc mais liés à un référent commun, exactement commeles destins individuels qui nous sont racontés en alternance se raccrochent tous aumême fil. L’analyse du représenté accentue ainsi le sentiment que la verticalités’impose dans Les sept vies de l’Épervier : au-dessus des héros et de leur combatintérieur, plane l’épervier comme pour rappeler sans cesse que c’est le diable quitire les ficelles !

En examinant l’inventaire de façon encore plus précise, nous nous apercevonsqu’en plus d’être incomplet il est altéré dans son fonctionnement même : si lesquatre vignettes verticales renvoient bien à un référent qui les subsume, les deuxdernières vignettes ajoutent une relation supplémentaire, immanente, puisqu’el-les s’enchaînent et forment donc une mini-séquence narrative.

Enfin, cette mini-séquence elle-même rejoue la non-intégrité en nous cachantdiverses choses. Construite sur une ellipse, elle met l’accent sur un saisissant effetd’avant-après (un carrosse venu du fond de l’horizon disparaît aussitôt dans l’ab-solue profondeur de la perspective, après avoir renversé un pauvre bougre) ainsique sur un mystère (l’accident et l’intérieur du carrosse ne sont pas montrés).Comme ce carrosse mystérieux dont l’origine et la destination nous échappent,l’action des Sept vies de l’Épervier elle-même est conditionnée par un passé et parun futur qui se dérobent à nos yeux, elle véhicule aussi un mystère (elle nouscache deux vies). La planche initiale comprend cinq vignettes : cinq vies noussont dévoilées sur les sept annoncées par le titre. L’Épervier retourne vers le dia-ble quand apparaît le mot « fin » mais l’Épervier est vivant et rien n’empêche lediable de le relâcher. Il y a un avant et un après à découvrir. Nous sommes invitésà aller voir ailleurs : si le récit n’est pas « intègre », il est intégrant.

Car le lien qui unit nos deux séries n’est pas une simple opposition entre brefet long mais plutôt une complémentarité nourrie de nombreux échanges : elles

21 P. MASSON, Lire la bande dessinée, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1985, p. 21.22 T. GROENSTEEN, « La narration comme supplément. Archéologie des fondations infra-narratives de

la bande dessinée », dans Colloque de Cerisy. Bande dessinée, récit et modernité, Paris : Futuropolis,1988, pp. 45-69 (p. 55). Nous soulignons.

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23 Nous précisons qu’il s’agit de la première de couverture de La blanche morte telle qu’elle a été publiéedans la collection « Vécu ».

24 Voir à cet égard J.-P. MEUNIER, « Quelques aspects de l’évolution des théories de la communication :de la signification à la cognition », pp. k1-k16 dans Degrés. Sémiologies en Belgique II, nos 79-80 (22 e.a.),Bruxelles, automne-hiver 1994.

s’alimentent l’une l’autre, elles se reflètent l’une l’autre, elles se répondent. Nousvenons d’en montrer un exemple avec nos deux incipit qui, selon la profondeurde lecture qu’on leur accorde, s’échangent l’intégrité et la non-intégrité. Ajou-tons que Masquerouge trouve une place précise dans la chronologie des Sept vies del’Épervier, entre l’album 6, qui se termine en 1617 et le tome VII qui commence enfévrier 1625.

Cette complémentarité peut aller jusqu’à l’inversion. Ainsi, la première de cou-verture de Masquerouge 1 présente plusieurs personnages et joue sur la verticalitéainsi que sur la profondeur de champ, tout à fait appropriées à l’incipit… des Septvies de l’Épervier dont la couverture du tome I23, en revanche, produit l’effet in-verse : horizon limité, personnage unique et frontal, avec une profondeur dechamp vide de menace.

RÉCIT BREF ET RÉCIT LONG DE BD : UNE RELATION COMPLEXE ET SOUPLE

Au terme de cet exposé, il nous semble avoir montré qu’un jeu très subtil s’ins-tallait entre récit court et récit long, que les deux séries, bien loin de s’exclure,s’appellent l’une l’autre. De Masquerouge aux Sept vies de l’Épervier, c’est aussi lepassage d’une série classique de récits répétés et sans suite à un cycle fait de plu-sieurs séries qui pourrait compter trente volumes. Dès lors, nous conseillerons àtous les amateurs de Balzac de savourer les albums de Cothias. L’analogie paraîtévidente : parti d’un personnage avec des récits de quelques planches, il aboutit àune fresque multiple avec de nombreux personnages aux destins croisés. La co-médie humaine est composée de récits courts et de récits longs. Cothias commeBalzac a besoin de tout faire. Il n’est donc pas étonnant que le jeu entre nouvelleet roman se retrouve chez lui de manière analogue entre récit court et récit long.

La stratégie narrative ainsi mise en place inscrit les séries dans une construc-tion complexe mais souple qui s’organise autour d’un noyau central. Il s’agitpeut-être là d’un phénomène dans l’air du temps qui déborde d’ailleurs le seulcadre de la bande dessinée. Nous songeons par exemple à la sémantique cogni-tive qui se caractérise par une nouvelle idée de la construction des signifiés. Cetteconstruction s’élaborerait par chevauchement sémantique : à partir d’un centreconceptuel, clairement établi, se satelliseraient des zones périphériques sous l’ac-tion d’une structuration métaphorique24. Dans le cas qui nous occupe, le noyaude la construction (Les sept vies de l’Épervier) et les satellites qui l’entourent, bienqu’ayant une certaine indépendance, ne trouvent leur pleine signification que

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par et dans la relation qui les unit les uns aux autres. Mais la construction n’estpas figée. Sa souplesse, déjà attestée par la permutation possible des traits distinc-tifs, pourrait très bien se voir confirmée, dans l’avenir, par une permutation plusfondamentale, par un déplacement ou une redéfinition du noyau par exemple.Ceci est évidemment, pour l’instant, du domaine du possible, cette souplesseétant garantie par le fait que la création n’est pas achevée. Quoi qu’il en soit cetteorganisation narrative ouvre d’intéressantes perspectives sur les relationsintertextuelles entre récits de longueurs différentes.

Pour le Grit (Groupe de recherche sur l’image et le texte)Pierre MARLET

Chantal PIRMEZ

Jean-Louis TILLEUIL

Catherine VANBRABAND

Université catholique de Louvain.

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ÉCRITURE DE LA NOUVELLE ET ÉCRITURE JOURNALISTIQUE356

ÉCRITURE DE LA NOUVELLEET ÉCRITURE JOURNALISTIQUE

Tenter de parler de l’écriture de la nouvelle et de l’écriture journalistique estpérilleux, ou à tout le moins délicat, pour deux raisons au moins. Cela imposed’abord de travailler à la périphérie des genres et au croisement de la littérature etde la presse ; cela présuppose ensuite que puissent être définis ce qu’est une écri-ture littéraire et ce qui la distinguerait d’une écriture journalistique. Pari auda-cieux, mais qui peut se justifier par la grande et ancienne proximité liant la nou-velle comme genre littéraire et la nouvelle comme écrit d’information. Puisquenous avions essayé précédemment de saisir ces rapprochements dans leur jeu demiroir construit autour de la notion de vraisemblable1, nous voudrions plutôtsaisir ici ce qui les différencie. Dans un premier temps, un regard historique etsociologique nous permettra de fonder la validité du rapprochement, qui seraensuite confirmé par l’étude de quelques tentations croisées : celles de l’écrivainqui s’essaie au journalisme et celles du journaliste qui veut être reconnu commeécrivain. Enfin, au-delà de l’apparente familiarité entre ces stylistes de la brièveté,il restera à démontrer l’insurmontable opacité de la nouvelle littéraire, irréducti-blement différente de l’écriture journalistique, qui est quant à elle fondée sur unpacte communicationnel privilégiant la transparence et la facilité d’accès.

HISTOIRE ET SOCIOLOGIE D’UNE PROXIMITÉ

Il n’est guère nécessaire de rappeler le mariage ancien entre presse et littéra-ture, et le rôle des romans-feuilletons dans le succès des quotidiens populaires auXIXe siècle2. À côté de ces textes longs, destinés à fidéliser le lecteur, la nouvelle aaussi trouvé sa place dans la presse, et souvent sous forme de première publica-tion. C’est ainsi que travailla Maupassant, et quelques exemples du XXe siècleconfirmeront cette tendance. Qui sait que Jean Giraudoux commença sa carrièred’écrivain, entre 1908 et 1912, en publiant contes et nouvelles dans Le Matin etParis-Journal3 ? En 1952, pour constituer une « véritable anthologie de l’art mon-dial actuel de la nouvelle », « l’hebdomadaire France-Dimanche et les plus grands

1 Voir M. LITS, « La nouvelle entre réel et fiction », dans Le genre de la nouvelle dans le monde franco-phone au tournant du XXIe siècle, (dir. V. ENGEL), Frasne : Canevas ; Québec : L’instant même ; Echter-nach : Phi, 1995, pp. 193-203.

2 Voir G. THOVERON, Deux siècles de paralittérature. Lecture, sociologie, histoire, Liège : Éd. du CÉFAL (Bi-bliothèque des paralittératures), 1996.

3 J. GIRAUDOUX, Les contes d’un matin, Paris : Gallimard, 1952. Republié dans la coll. Folio, n° 1439,1983.

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journaux et magazines de vingt-trois pays ouvrirent un grand concours doté parle New York Herald Tribune et Universal Features d’un prix de cinq mille dollars4 ».Les meilleures d’entre elles furent publiées par le grand patron de presse PierreLazareff chez Gallimard. Actuellement, les radios de service public (France Cul-ture, RFI, RTBF) diffusent régulièrement des nouvelles d’auteurs reconnus du genre,organisent des concours pour nouvellistes, commanditent et mettent en ondesdes nouvelles écrites pour ce média. Ce qui permet d’ailleurs d’identifier unecatégorie spécifique dans le genre, trop peu étudiée jusqu’ici : la nouvelle radio-phonique.

Régulièrement, quotidiens, hebdomadaires et magazines (surtout dans la presseféminine) publient des nouvelles, de préférence en période estivale, comme s’ils’agissait d’un genre essentiellement lié au divertissement. Cela permet de nuan-cer l’affirmation selon laquelle la nouvelle est un genre qui ne se lit pas, qui ne sevend pas, qui ne trouve pas de lecteurs. C’est probablement vrai pour la diffusionhabituelle sous la forme du livre (qu’il s’agisse du recueil d’un auteur ou de textescollectifs) ou de la revue littéraire, mais c’est une appréciation incomplète, neprenant pas en compte les centaines de milliers de lecteurs et d’auditeurs desmédias de masse, médias qui restent des vecteurs importants de la nouvelle.

Cette proximité entre nouvelle et presse s’explique pour plusieurs raisons. Lessupports sont bien sûr très similaires, les différents lieux de l’écrit ayant toujoursharmonieusement cohabité. Ce rapprochement médiologique est encore renforcépar la logique narrative et dramatisée de l’information, saisie comme un récitbref dans les médias, et construite sur le schéma rhétorique de la nouvelle. Laprésence de nouvelles s’explique aussi par le souci des rédacteurs en chef de mé-nager au sein du journal des espaces de culture (si on adopte une interprétationpositive) ou de divertissement (selon une lecture moins valorisante). Ce soucirejoint la fascination réciproque des journalistes et des écrivains pour leur prati-que scripturale respective, ce qu’un regard sociologique du monde des journalis-tes permet de mesurer.

Rémy Rieffel a réalisé une radiographie des journalistes parisiens les plus répu-tés, selon une approche très inspirée de Bourdieu, pour découvrir à la fois qu’ils« lisent donc davantage que les cadres supérieurs et les membres des professionslibérales5 » et qu’ils « ont toujours, plus ou moins, partie liée avec le champ intel-lectuel dans la mesure où le journalisme est historiquement indissociable de lafigure de l’intellectuel6 ». Nombre d’entre eux publient des livres, pour obtenirdes revenus supplémentaires non négligeables bien sûr, mais aussi pour compen-ser un travail jugé répétitif et frustrant, et pour renforcer leur capital symbolique.Finalement, certains se considèrent davantage comme écrivains que comme jour-

4 Les 56 meilleures nouvelles (nouvelles) du monde, Paris : Gallimard (L’air du temps), 1952, p. 7.5 R. RIEFFEL, L’élite des journalistes, Paris : PUF (Sociologie d’aujourd’hui), 1984, p. 169.6 Ibid., p. 199.

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nalistes et investissent le monde de l’édition et celui de l’université, considéréscomme des lieux de notoriété destinés à renforcer leur prééminence au sein de laprofession et dans le milieu intellectuel.

Cette analyse a été confirmée plus récemment par l’essai d’Yves Roucaute, dontle titre à connotation balzacienne, Splendeurs et misères des journalistes7, est déjàsignificatif de l’emprise du littéraire sur le journalisme. Néanmoins, si les journa-listes contemporains restent des intellectuels, leur formation d’origine relève dé-sormais moins des facultés de lettres que des filières politiques, économiques oude sciences administratives.

LES TENTATIONS CROISÉES

Cependant, si les journalistes sont moins pétris de littérature qu’auparavant,les rapports entre presse et littérature restent toujours aussi vivaces. Les écrivainsont régulièrement collaboré avec les journaux, au cours du XXe siècle. Si l’on veuts’en tenir aux nouvellistes, on ne remontera donc pas à François Mauriac, dont lebloc-notes reste un exemple mémorable, mais plutôt à Camus qui joua un rôleimportant à Alger républicain de 1938 à 1940, dans Combat de 1944 à 1947 et dansL’Express de 1955 à 1956. Ce journal exploite d’ailleurs très clairement la renom-mée de l’écrivain dans la notice d’introduction du premier article de Camus pu-blié le 14 mai 1955 :

Un grand nom a surgi dans les lettres françaises depuis dix ans : celui d’Albert Ca-mus. L’Express est heureux et fier d’accueillir, cette semaine, le premier article écritpar l’auteur de La peste depuis de longues années. Cet article marque sa rentrée dansle journalisme actif qu’il avait abandonné après avoir quitté la direction du premierCombat, celui des deux années qui suivirent la Libération8.

Plus récemment, le cas de Marguerite Duras est le plus souvent cité commeexemple d’écrivain tenté par le journalisme, particulièrement après son célèbrearticle dans le quotidien Libération du 17 juillet 1985 consacré à l’affaire Villemin.Il est significatif que le titre complet en soit « Marguerite Duras : sublime, for-cément sublime Christine V. », avec la mise en avant très nette du nom de l’auteur,ce qui aurait été impensable pour un article de journaliste. L’éditorial de SergeJuly qui accompagne l’article, sous le titre « La transgression de l’écriture », esttrès clair à ce sujet :

Ce n’est pas un travail de journaliste, d’enquêteur à la recherche de la vérité. Maiscelui d’un écrivain en plein travail, fantasmant la réalité en quête d’une vérité quin’est sans doute pas la vérité, mais une vérité quand même, à savoir celle du texteécrit.

7 Y. ROUCAUTE, Splendeurs et misères des journalistes, Paris : Calmann-Lévy, 1991.8 Repris dans les Cahiers Albert Camus n° 6, « Albert Camus éditorialiste à L’Express (mai 1955-fé-

vrier 1956) », introduit par P. F. SMETS, Paris : Gallimard, 1987.

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Travail d’écrivain, qui était déjà celui de Duras, lorsqu’elle rédigea les chroni-ques de L’été 80 pour le même quotidien ou les différents articles repris dansOutside9, dont on peut se demander s’ils relèvent, comme textes brefs, de la chro-nique ou de la nouvelle. Tentation journalistique des écrivains, en même tempsque goût affirmé de l’écriture pour les journalistes. L’exemple le plus fascinanten reste le n° 1813 de Libération, du 19 mars 1987, titré « 60 écrivains vous ra-content l’actualité. Le roman d’un jour », où l’ensemble de l’information esttraitée par des écrivains ou des scientifiques. Serge July y dévoile bien cette fas-cination croisée :

L’actualité est-elle la plus réelle des fictions ? Le regard des écrivains est souventsource de réalité : mais ce n’est pas celle que le journalisme de quotidien est appelé àtraiter, en urgence, à partir d’une information primitivement opaque. […] Cette ré-daction exceptionnelle de « Libération » participe à cette entreprise générale de redé-finition des écritures, des langages et des médias. Hommage des écrivains à la pressequotidienne et réciproquement. Il n’y avait pas, pour nous journalistes de quotidien,de meilleure célébration des hommes du livre que d’offrir notre journal dans satotalité à cet échange inédit. Que tous ici en soient remerciés. Qui n’a rêvé à unepresse enfin écrite, à tous les sens du terme ?

Ce n’est dès lors pas un hasard si Pierre Mertens, dans sa chronique littérairedu Soir, intitulée « Bloc-notes », se sent solidaire de Duras, puisque lui aussi passede la littérature au journalisme. Il insiste, au moment de son décès, pour qu’onse souvienne de la « vraie » Duras, qui « avait pris, définitivement, le parti de lalittérature […] contre les auteurs de « l’éternel reportage » plutôt que « d’évoquerl’analyse que fit Duras de l’affaire Villemin. On conviendra volontiers que sesdéclarations d’alors n’ajouteront rien à sa gloire10 ». Mertens se sent en effetmembre de cette confrérie d’un type particulier : « l’agent double », ainsi qu’ildésigne l’écrivain qui fait œuvre de critique littéraire, se demandant s’il n’y a pas« quelque outrecuidance à se présenter comme situé des deux côtés de la barrière.Qu’un romancier et un critique cohabitent dans le même homme, soient jugeet partie ; cela peut inquiéter, cela peut paraître troublant, voire même insalubre.On peut se demander où ce Jekyll et ce Hyde trouvent à se réconcilier11 ».

Si les écrivains, et les nouvellistes, sont donc tentés de délaisser provisoire-ment le temps long, mesuré et réfléchi de l’écriture littéraire pour se laisser allerau plaisir de l’écriture rapide et journalistique, les journalistes sont pour leur partséduits par le cheminement inverse. Mais lorsqu’ils publient, ils sont rarementnouvellistes, comme s’ils préféraient délaisser les genres brefs, abondammentprésents dans la presse, au profit de l’écriture au long cours. Ils seront donc mé-

9 M. DURAS, L’été 80, Paris : Minuit, 1980 ; Outside, Paris : Albin Michel, 1980. Republié chez P.O.L.,1984.

10 P. MERTENS, « Durassisme… Mort et transmédiation », Le Soir, Bruxelles, 20 mars 1996, p. 8.11 P. MERTENS, « Un agent double », dans G. RINGLET et L. GUISSARD, La puce et les lions. Le journalisme

littéraire, Bruxelles : De Boeck, 1988, p. 133.

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morialistes, tel Franz-Olivier Giesbert chroniquant les années Mitterrand, biogra-phes comme Pierre Assouline ou Jean Lacouture, essayistes à la manière de Jean-François Kahn et de François de Closets, voire romanciers excellant dans la sagacomme Bertrand Poirot-Delpech ou Maurice Denuzière.

Il est difficile de trouver des nouvellistes, peut-être par cette volonté de chan-ger de rythme d’écriture, peut-être aussi parce que l’objectif de reconnaissancesymbolique semble mieux atteint à travers un genre plus légitimé comme le ro-man. Il existe bien sûr des exceptions notoires, comme celle de Dino Buzzatidont on ne sait plus si l’activité principale est celle de nouvelliste ou de journa-liste. En Belgique, autre exemple, quand Michel Lambert veut échapper à sonactivité principale de journaliste (critère qui détermine l’attribution de la carte depresse), c’est par la nouvelle qu’il se fait reconnaître de l’institution littéraire12.

Mais ces convergences sociologiques et scripturaires une fois relevées, permet-tent-elles de comparer, voire d’amalgamer le nouvelliste et le journaliste au nomde ces proximités, de ces transversalités et passages croisés de frontières ?

IDENTITÉ OU ALTÉRITÉ DES ÉCRITURES BRÈVES

Le numéro spécial de Libération entièrement rédigé par des écrivains joue ma-nifestement la carte de la proximité stylistique, et les options du rédacteur enchef sont manifestement de type littéraire. Mais il s’agit davantage là d’une ex-ception notable que d’une pratique courante. Le numéro en lui-même était ex-ceptionnel, lié à l’ouverture du Salon du livre, et considéré comme un hommageà la littérature. Mais la pratique courante est loin de cet événement. En outre, ils’agit là du choix d’un quotidien, qui n’a jamais été suivi par ses confrères, et quia même été abandonné lors des refontes successives de la politique éditoriale deLibération. L’arbre ne doit donc pas cacher la forêt, et la position des journalistesest plus souvent celle de Bertrand Poirot-Delpech dans sa préface à Saïd et moi :

Les articles de journaux qu’on recueille en livres, franchement, je ne vois pas l’inté-rêt. Le public non plus, paraît-il. Longtemps après, quand le reporter s’appelle Hugoou Kessel, le chroniqueur Bernanos ou Mauriac, et qu’on ne trouve plus leurs papiers,je ne dis pas. Mais à chaud et avec n’importe qui, comme font maintenant les édi-teurs, avec l’espoir, j’imagine, d’exploiter la notoriété du signataire, ou de s’assurerses grâces, à quoi bon ! L’écrivain écrit pour la postérité, le journaliste pour le posté-rieur. Cela ne veut pas dire que le premier survivra forcément au second, mais qu’aumoment de prendre la plume, ils ne visent pas la même distance. L’éternité qu’ambi-tionne le livre ne va pas sans témérité ; l’éphémère dont la presse prend le risque nemanque pas de panache. Chacun son truc13.

L’écrivain et le journaliste font deux métiers différents, et leur relation se situemoins en termes d’égalité horizontale que de hiérarchie verticale. Ce n’est pas

12 M. LAMBERT, De très petites fêlures, Lausanne : L’Âge d’homme (Contemporains), 1987.13 B. POIROT-DELPECH, « Qu’est-ce qui vous a pris », postface à Saïd et moi, Paris : Seuil, 1980, p. 131.

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un hasard si le narrateur de la nouvelle « Major » de M. Lambert est un jeunejournaliste qui admire un de ses vieux collègues, parce qu’il est écrivain, au sensoù il écrit ses articles. Cela lui donne un statut à part dans la rédaction, puisqu’ilest à la fois envié et détesté par ses collègues, dont il fait ressortir la médiocrité :

De tous les journalistes du « Progrès », Major était sans doute le seul véritable écri-vain. Les autres faisaient de l’information, lui de l’écriture. Les sujets qu’il traitait nel’intéressaient pas en eux-mêmes. Il avait, par rapport à l’actualité, un détachementsouverain. […] Non, s’il avait une passion, c’était d’écrire (écrire pour écrire) et uni-quement celle-là. […]La plupart d’entre nous l’enviaient. Il avait réussi à se faire oublier tel qu’il était […].Nous lui jalousions ce dont nous étions incapables, d’avoir su créer un certain mys-tère. Il y avait parmi les journalistes du « Progrès » quelques créateurs manqués,sinon tous, moi sûrement. Major non plus n’avait jamais rien écrit qui fût durable,roman, essai ou quoi que ce soit de ce genre, mais il était là, comme un livre, commeune statue, et on parlait de lui, et on s’interrogeait sur lui14.

Quand Duras écrit dans Libération, elle n’effectue pas un travail de journaliste,mais elle propose des chroniques du temps qu’il fait, ou de ses impressions decréateur face au monde contemporain, au sein d’un journal, ce qui ne l’empêchepas d’adopter le style journalistique :

Écrire pour les journaux, c’est écrire tout de suite. Ne pas attendre. Donc, l’écrituredoit se ressentir de cette impatience, de cette obligation d’aller vite et en être un peunégligée. Cette idée de négligence de l’écrit ne me déplaît pas15.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ses papiers sont publiés en été, au momentoù l’information cherche un autre rythme, à la fois pour compenser le manqued’événements à relater et pour satisfaire un public plus oisif. Quant aux critiqueslittéraires, telles celles de Pierre Mertens, on sait que leur proximité avec le domainetraité les amène à être rédigées en un style plus travaillé ou plus personnel. Troistitres des « blocs-notes » de P. Mertens, choisis dans un intervalle court, sontsignificatifs de cette option : « Pour une critique à la première personne du sin-gulier. Le plaisir des textes de Guy Scarpetta » (Le Soir, 6 mars 1996), « Lettre àFranz Kafka. À propos d’Hélène Van Camp » (Le Soir, 3 avril 1996), « Une critiqued’empathie. Un ouvrage d’importance sur Kundera » (Le Soir, 8 mai 1996). On yretrouve la manifestation d’une subjectivité affirmée ou du choix de la trameépistolaire pour rédiger un article qui ne suit pas les canons de l’écriture jour-nalistique traditionnelle, parce que la rubrique est confiée à un écrivain et jouitd’un statut particulier au sein du journal. Ce qui n’empêche pas l’écrivain d’uti-liser son expérience rédactionnelle dans ses nouvelles, comme par exemple dans« Free lance » qui relate le monologue intérieur d’un journaliste à la dérive, ou

14 M. LAMBERT, op. cit., pp. 111-113.15 M. DURAS, Outside, Paris : P.O.L., 1984, p. 5.

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dans « Nécrologie » qui met en parallèle deux informations recueillies par lenarrateur dans son quotidien16.

Par contre, si Michel Lambert met en scène des journalistes dans ses nouvelles,il est impossible de repérer sa qualité d’écrivain au vu de la seule lecture de sesarticles publiés dans l’hebdomadaire TéléMoustique, qui répondent exactementaux lois du genre journalistiques. Les deux activités semblent donc totalementdifférenciées. Pour le dire rapidement, l’écrivain qui fait du journalisme reste unécrivain et travaille sa rubrique comme un écrivain, quoi qu’en dise Duras avecune certaine coquetterie. Celui-ci est d’ailleurs très souvent employé par le jour-nal en vertu de son statut institutionnel et symbolique fort, et pour ses qualitésd’écriture. Par contre, le journaliste qui se veut écrivain le fait pour acquérir lareconnaissance du monde intellectuel ou accroître sa légitimité institutionnelleet pour satisfaire un désir rentré d’écrivain. Ceci est bien sûr fondé sur une hypo-thèse interprétative d’ordre sociologique, mais est moins facilement vérifiablesur le plan de l’écriture, puisqu’il faut dès lors poser la délicate question de l’éva-luation de la qualité littéraire.

OPACITÉ LITTÉRAIRE ET TRANSPARENCE JOURNALISTIQUE

On peut néanmoins tenter la comparaison entre l’écriture littéraire de la nou-velle et l’écriture journalistique d’un article, en s’en tenant à trois critères, dansl’ordre de la structure narrative, de la stylistique et du degré d’indécidabilité, afinde découvrir les différences irréductibles qui séparent ces deux genres brefs.

L’organisation structurelle d’un article de presse est extrêmement contrai-gnante : règles de titraille, du « chapeau », accroche du lecteur, respect de la chro-nologie tempéré par l’annonce initiale de l’information essentielle, clôture enforme de chute… Ces éléments de composition limitent la capacité d’autonomiecréatrice. Les effets de suspense narratif, par exemple, deviennent difficiles à in-troduire, même si des similitudes avec les caractéristiques de la nouvelle sont àrelever. Les deux types de textes accordent une particulière importance à la phaseterminale, mais là où l’écrivain peut construire son effet à produire, pour repren-dre l’expression de Poe, le journaliste doit trouver d’autres procédés, puisqu’il adévoilé son effet dès le titre. Il faut cependant remarquer que l’écriture journalis-tique n’est pas aussi stéréotypée, et que des latitudes sont laissées dans la compo-sition. De même, la nouvelle n’est pas ou plus uniquement déterminée par labrièveté de sa forme et la concentration de l’effet sur le dernier paragraphe. Ils’agit là d’une conception réductrice fondée sur le modèle de la nouvelle réalistede la fin du XIXe siècle, qui ne s’applique pas du tout aux nouvelles de PierreMertens, par exemple, citées précédemment.

16 P. MERTENS, « Free lance », pp. 101-146 ; « Nécr ologie », pp. 147-205, dans Les chutes centrales, Ver-dier, Lagrasse, 1990.

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Un autre trait définitoire pourrait résider dans la présence ou l’absence d’unnarrateur explicite. Mais la nouvelle ne repose pas toujours sur l’affirmation d’unesubjectivité inscrite dans sa rhétorique, de même qu’un article de presse peutprendre un tour qui ne doit rien à l’exposé neutralisé des faits. Des éditoriaux à lacritique littéraire en passant par les comptes rendus sportifs, le « je » a souventdroit de cité dans les médias.

Si la piste structurelle n’apporte pas d’indices décisifs pour justifier la différen-ciation, l’approche stylistique peut être plus pertinente. Duras rappelait combienle journaliste travaille dans l’urgence, mais il est un autre trait qui définit davan-tage son écriture, c’est sa dimension communicationnelle. Là où l’écrivain, poursimplifier le propos, peut négliger, voire mépriser, les contraintes extérieures, d’or-dre commercial, ou liées aux besoins et capacités supposés d’un public potentiel,le journaliste s’inscrit dans une structure économique fondée sur la rentabilité. Ildoit donc d’abord penser au public auquel il s’adresse, avant de satisfaire seschoix stylistiques personnels, et faire œuvre lisible plutôt que scriptible, dansune logique communicationnelle :

Il existe bel et bien une « écriture de presse ». Nouvelle ? Presque, en tout cas origi-nale. Une façon d’écrire qui repose sur les autres, s’en inspire, n’hésite parfois pas àles pervertir mais est devenue un style en elle-même.Certains l’appellent « l’écriture de presse », d’autres « l’écriture journalistique ». Nouspréférons ici la dénommer « écriture communicationnelle17 ».

Ce qui n’empêche pas la mise en récit, dans la mesure où la structure narrativeet son habillage stylistique peuvent augmenter la compréhension de l’informa-tion et la rendre plus agréable à saisir. C’est dans ce sens qu’abondent les manuelsde pratique journalistique, quand ils recommandent une écriture imagée, quirecourt volontiers aux figures de style :

L’écriture communicationnelle doit vivre au rythme des images et du montage accé-léré, comme dans les meilleurs films du moment. […] Le journal doit « dire » leschoses selon le mode de narration du moment. Et actuellement, avec l’impact de latélévision, du cinéma, de la littérature, il faut suivre le genre du récit. Pour vivre soninformation, le lecteur exige qu’on la lui raconte. De façon vraie. Logique. Mais enayant recours à toutes les techniques de la narration18.

Mais si la métaphore n’est pas ignorée par les journalistes, son usage est ra-dicalement différent de celui des écrivains. Quand le créateur recourt au tropemétaphorique, c’est pour surprendre son lecteur par un agencement nouveau,alors que le journaliste ne peut recourir à ce système coûteux qui demande unetrop grande dépense du lecteur en temps et en travail cognitif. Il se gardera deproduire ce bruit communicationnel, et préférera à ces figures d’invention les

17 F. ANTOINE, J.-F. DUMONT, B. GREVISSE, Ph. MARION et G. RINGLET, Écrire au quotidien. Pratiques dujournalisme, Bruxelles-Lyon : EVO-Chronique sociale, 1996, p. 9.

18 Ibid., pp. 15 et 19.

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figures d’usage, selon l’expression de Jean Cohen19, la métaphore perdant dèslors sa fonction de créativité linguistique et son statut de trope. Celle-ci devientun outil de communication qui exploite le fonds commun des images de lamémoire collective, ce qui n’empêche pas son usage de relever d’une valeur stylis-tique. On notera ainsi que les journalistes recourent d’abondance à l’hypoty-pose, particulièrement dans les faits divers, dans une volonté qui doit autant àla clarté communicationnelle qu’au souci de l’écriture.

La stylistique permet donc de distinguer deux types de textes, ou plutôt deuxtypes de pratiques sociales, mais sans que la séparation soit nette, des recouvre-ments de procédés existant toujours. Par contre, si l’on considère le littérairecomme le lieu de l’incertitude, de l’oscillation, dans la lignée des approches liéesà l’esthétique et à la sémiotique de la réception, on acceptera que l’écrivain cons-truit un texte qui contient une série de lieux d’indétermination, des blancs, selonWolfgang Iser, favorisant les disjonctions de significations. Ces traits sont consti-tutifs de l’horizon d’attente du lecteur devant un objet sémiotique qu’il identi-fiera comme relevant du littéraire. Pour rester dans le corpus de la nouvelle, quandCamus intitule deux de ses recueils L’exil et le royaume ou L’envers et l’endroit, c’estbien pour jouer à la fois sur la valeur disjonctive et conjonctive du mot central.Comme le rappelle P. Cryle, « la fin des nouvelles [de Camus] est souvent d’uneambiguïté qui manifeste, avant toute chose, le désir de ne rien exclure20 ». Cequ’il identifie plus loin, en s’associant à la vision de Camus, comme caractéristi-que du littéraire : « De cette façon, L’exil nous paraît exprimer, mieux que toutautre ouvrage de Camus, la tension qui, à ses yeux, caractérise tout art authenti-que21 ».

Si l’on peut donc accepter, avec Umberto Eco, que le texte littéraire est une« machine paresseuse22 » qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pourremplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, il faudra admettreque, dans la presse, c’est le lecteur qui joue le rôle de la machine paresseuse, letravail du journaliste consistant à colmater au maximum les brèches. Titres, in-tertitres, information essentielle d’emblée dévoilée : autant d’occasions de facili-ter l’hypothèse interprétative globale et de limiter l’effort de rétroaction. Dèslors, la différence entre la nouvelle et l’article de presse ne se situe pas tant dansleur relation au réel et au vraisemblable, que dans l’irréductible opposition entrela divergence fondatrice du fait littéraire et la convergence requise du travail jour-nalistique. Là où la nouvelle joue volontairement de l’ambiguïté, de l’implicite et

19 Nous avons développé cette analyse dans un article auquel nous nous référons : C. HUYNEN et M. LITS,« La métaphore est-elle soluble dans la presse écrite ? », Recherches en communication, n° 2, 1994,pp. 37-56.

20 P. CRYLE, « Diversité et symbole », dans La Revue des lettres modernes, nos 360-365. Série Albert Camus,n° 6, « Camus nouvelliste : L’exil et le royaume », sous la dir. de B. T. FITCH, Paris : Minard, 1973, p. 9.

21 Ibid., p. 11.22 U. ECO, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris :

Grasset (Figures), 1985.

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du pluriel des interprétations, l’article de presse vise la clarté, l’univocité, l’expli-cation, la cohérence. Ce qui met à mal, par la même occasion, l’idée reçue que lanouvelle se consomme aussi vite qu’elle se lit, qu’elle forme un tout clos sur elle-même. C’est confondre brièveté et rapidité. Un texte court n’autorise pas moinsde rétroaction qu’un texte long, et joue tout autant sur l’indécidabilité.

Selon notre hypothèse, même une écriture neutre, sismographique commecelle de Le Clézio, relève du littéraire et non du journalistique, quoi qu’on puisseinduire d’un titre aussi ambigu que La ronde et autres faits divers. Cette hypothèsepermet aussi d’expliquer pourquoi les écrivains, quand ils s’adonnent au journa-lisme, se cantonnent dans les genres les moins strictement journalistiques, ausens informationnel, et privilégient la chronique, l’éditorial, le billet d’humeur,le compte rendu d’ordre culturel, tous lieux où ils peuvent jouer de leur écritureet conserver les ambivalences et les oscillations qui composent leur ordinaire. Ilne s’agit bien sûr pas d’établir, en inférant de cette hypothèse, la supériorité d’untype de texte par rapport à l’autre, ni de placer la littérature sur un quelconquepiédestal (au contraire de ce que seraient tentés de faire certains journalistes),mais de rappeler simplement qu’au-delà de similarités importantes, la nouvellelittéraire et l’article de presse s’inscrivent dans des systèmes totalement autres,leur valeur d’usage en constituant l’irréductible différence.

Marc LITS

Université catholique de Louvain.

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APPROCHES DIACHRONIQUES

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FAITS DIVERS ET NOUVELLES :DE L’IMMANENCE À LA TRANSCENDANCE

Peut-on traiter des relations entre fait divers et nouvelle en faisant l’économiede l’exemple ? La réponse à cette question s’est imposée le jour où (est-ce relationde causalité ou coïncidence1 dont parle Barthes pour définir le fait divers ?) monattention fut retenue, en parcourant un journal, par le fait divers suivant :

UN JEUNE HOMME RETROUVÉ NOYÉ DANS LA LOIRE

Christophe L., habitant Chaudefonds sur Layon, âgé d’une vingtaine d’années estmort noyé dans son véhicule samedi matin à Sainte-Gemmes sur Loire, peu aprèssept heures. Son véhicule n’a subi aucun choc avant de sombrer dans la Loire. Le corpsa été retrouvé en début d’après-midi. Une enquête a été ouverte.Tragique coïncidence : le cousin de Christophe L., avec qui il avait passé la soirée,s’était tué moins de deux heures auparavant en percutant de plein fouet un poidslourd (voir notre édition datée d’hier).

Le Courrier de l’Ouest, 19 mars 1996

Quelques mois plus tard, en tant que lecteur en comité de lecture de revue eten tant que juré dans un concours de nouvelles réservé aux jeunes sur le thèmedu fait divers, j’ai pu lire (coïncidence ?) trois textes qui avaient visiblement commeréférent ce fait divers et dont voici un bref résumé à titre de document infralittéraire2.Le premier :

Deux cousins sont amoureux d’une même jeune fille. Ils se retrouvent à une soirée quela jeune fille passe en compagnie d’un tiers. Par dépit, ils boivent plus que de raison.Au petit matin, chacun prend la route et trouve la mort. La jeune fille ignorera tout dudouble drame qui fit la une de la presse locale.

Dans cette simple transposition journalistique, la relation de causalité (à la foispassionnelle et matérielle : l’abus d’alcool) donne sens au fait divers.Le deuxième :

Deux cousins sont épris de leur voisine, Christine. Mais celle-ci refuse de choisirentre les deux prétendants. Lors d’une soirée, ils se lancent un défi : ils joueront auxcartes. Au bout d’une partie acharnée, l’un perd, l’autre gagne. Le premier prend savoiture et se jette sous un camion. L’autre finit sa nuit de façon bien arrosée. Au petitmatin, comprenant qu’il n’est pas en état de conduire, il s’arrête sur le quai maisserre mal son frein à main : il s’assoupit et la voiture tombe dans le fleuve. Suicide ?Accident ? Christine ne saura jamais ; elle ne saura pas plus qu’elle a été l’enjeu d’unepartie de cartes, ni quel a été le vainqueur.

1 R. BARTHES, « Structure du fait divers », dans Essais critiques, Paris : Seuil (Tel Quel), 1964.2 Ces textes n’ont été ni retenus ni publiés et les exemplaires ont été détruits comme le stipulait le

règlement du concours et de la revue de la nouvelle Harfang.

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Dans cette sorte de chronique de l’époque, la relation de causalité est « trou-blée », selon l’expression de Barthes3. Mais la double chute et l’ambiguïté finalesont bien des caractéristiques de la nouvelle littéraire qui s’enrichit d’un procédéfictionnel qui paradoxalement est un gage de vraisemblance.Le troisième :

Trois portées de chatons naissent à quelques jours d’intervalle dans un hameau. Danschaque foyer, un chaton est laissé en vie et attribué à l’enfant de la maison. Selon leursexe, ils reçoivent un nom en référence à la mythologie. Le premier s’appellera Poly-nice, le second Étéocle, la troisième Antigone. Quelques mois plus tard, le premier estécrasé sur la route. Puis le second est retrouvé noyé. Seule survivra Antigone, la petitechatte de Laura…Quinze ans plus tard, c’est à cela que pense Laura lors de l’enterrement des deuxcousins, ses deux amoureux… Et c’est à cela qu’elle pensera aussi en voyant passer levieux matou aveugle du hameau quand elle s’interrogera sur les paroles de son pèrequi lui disait qu’il s’agissait « d’amours impossibles ».

Ici la relation de coïncidence est double et « l’événement est pleinement vécucomme un signe dont le contenu est cependant incertain ». La référence au mytheinscrit en toile de fond la permanence de tout drame humain.

Dans tous les cas, il faut rendre « vraisemblable » un fait divers « vrai » quiparaît pourtant invraisemblable.

Souvenons-nous du vers de Boileau : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vrai-semblable » que Maupassant place en exergue d’« Un drame vrai4 ». Un frère a tuéson aîné pour lui voler sa fiancée. Il se mariera avec elle et ne sera découvert que lejour où sa fille se mariera avec le fils du magistrat qui avait instruit l’affaire. EtMaupassant d’ajouter qu’en lisant un tel drame « on croirait lire un horrible ro-man d’aventures ».

Dans tous les cas, il faut aussi donner un sens et une forme à un fait qui nesemble n’être dû qu’au hasard.

Souvenons-nous alors que Maupassant publiera moins d’un an après une nou-velle intitulée « La confession » qui est une transposition dramatique du fait diversprésenté dans « Un drame vrai »5. Il y a une forme littéraire reconnaissable : celledu dialogue théâtral. La sœur cadette, sur le point de mourir, confesse à son aînée,le crime qu’elle a commis sur le fiancé.

Souvenons-nous enfin que ce même Maupassant écrivait dans sa Préface dePierre et Jean : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai. »

À travers ces exemples où seule « la mise en situation du fait divers fait la diffé-rence entre la simple tranche de vie, le récit et la nouvelle6 », comme le dit Chris-

3 R. BARTHES, op. cit.4 G. DE MAUPASSANT, Contes et nouvelles, Paris : Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), vol. 1, « Un

drame vrai », 1974, pp. 495-497.5 G. DE MAUPASSANT, ibid., « La confession », pp. 1035-1039.6 C. CONGIU « Le fait divers et la nouvelle : toujours cette histoire de la poule et de l’œuf », dans

Nouvelle Donne, n° 8.

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tian Congiu, nous montrerons qu’en empruntant au réel des éléments, la nou-velle littéraire ne se contente pas de les amalgamer, mais crée une nouvelle réalitéen faisant parfois le détour par la fiction ou le mythe. Et comme dans tout projetesthétique, cette création est une recherche de sens et de pertinence.

Certes, poser le problème de la relation existant entre le fait divers journalisti-que et la nouvelle littéraire n’a rien d’original. Il y a quelques années, Jean-MarieLe Sidaner commençait un texte dialogué, intitulé « Fait divers » par l’interroga-tion suivante : « – Allez-vous jouer sur les mots ? – La « nouvelle » du journal a-t-elle quelque chose à voir avec la « nouvelle » littéraire ? », puis après avoir déve-loppé les arguments classiques sur le sujet, il concluait en rappelant que « lanouvelle littéraire ramène les faits à notre mystère7 ».

C’est donc entre ces deux constats que s’inscrit notre réflexion. En partant despoints communs que les recherches historiques, théoriques ou esthétiques peu-vent établir en différenciant le fait réel, inclassable qui n’a pas de sens et qu’onpeut qualifier « d’immanent » en reprenant le mot de Barthes, de sa relation jour-nalistique pour s’interroger finalement sur la recherche d’un sens qui semblecaractériser la nouvelle littéraire (comme toute forme artistique) et pour recher-cher chez quelques auteurs contemporains les traces de cette tension, de cet effortpour donner sens à un événement somme toute banal.

Commençons par quelques brèves remarques historiques, en rappelant quel’étymologie nous montre que, dès le XIe siècle, la nouvelle désigne déjà un récitoral d’un événement inconnu, proche de l’anecdote, du fait divers8.

Ensuite rappelons qu’au XVIIe siècle, ceux qu’on appela les « nouvellistes », écri-vaient des « nouvelles à la main », textes en vers relatant les dernières rumeurs dela cour et de la ville de Paris qui couraient du côté du Pont-Neuf. Ce faisant, ilssont devenus par leurs méthodes les ancêtres de nos journalistes modernes à larecherche du fait divers et du scoop, mais aussi de nos écrivains par certainesrègles qu’ils avaient déjà fixées et qui se retrouvent dans les nouvelles littéraires,notamment l’attaque et la chute soignées. Ainsi un certain Jean Loret fut un « nou-velliste » prolifique, auteur de près de quatre cent mille octosyllabes par nouvellesde deux cents à trois cents vers qui furent imprimées sous le titre de Muse historiquede 1655 à 16659. Un siècle plus tard, ils seront toujours là, comme nous le mon-trent Montesquieu ou Rousseau10.

7 J.-M. LE SIDANER, « Fait divers » dans 43 écrivains manifestent pour la nouvelle, Nouvelles nouvelles,n° spécial.

8 Ainsi dans La chanson de Roland « vous en orrez nuveles » (v. 336) ou dans Le chevalier au Lion deChrétien de Troyes « li un racontoient novels » (v. 11).

9 J. LORET, La muse historique. Recueil de lettres en vers contenant les nouvelles du temps, 1655.Sur ce sujet, on peut consulter deux ouvrages de référence :– F. FUNCK-BRENTANO, Les nouvellistes, Pairs : Hachette, 1905.– B. VOYENNE, Les journalistes français, Retz, 1985.

10 MONTESQUIEU, Les lettres persanes, Lettre CXXX : « Ils donneraient tout ce que l’on voudrait pour avoir unenouvelle que personne ne sait encore ».J.-J. ROUSSEAU, Les confessions : « Cela me rendit nouvelliste. J’allais dans la foule des gobe-mouches ».

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Venons-en au XIXe siècle, où dans la seconde moitié, on peut remarquer d’unepart l’usage important que les écrivains font des faits divers pour s’en inspirer(faits divers et nouvelles littéraires ont à cette époque le même support : le journaldont c’est l’âge d’or), Maupassant en étant l’exemple le plus connu (dans « Undrame vrai »), et d’autre part l’apparition de l’appellation « fait divers » pour dési-gner les « canards », les faits inclassables, non signifiants dans les rubriques habi-tuelles qui auront un grand succès auprès des lecteurs avides d’insolite.

Enfin, n’oublions pas les Nouvelles en trois lignes11 de Félix Fénéon qui paraî-tront au début du XXe siècle dans différents quotidiens, mais dont les recherchesde forme, de style en font un genre littéraire nouveau. Elles nous intéresseront àplus d’un titre en se situant à la charnière du journalisme et de la littérature.

Dans un deuxième temps, attardons-nous sur quelques données théoriques duproblème. Rappelons avec Daniel Grojnowski que fait divers et nouvelle impli-quent des contrats de lecture différents : le fait divers « se leste de réalité » alorsque la nouvelle « est investie par l’imaginaire12 », et que le premier est un écritjournalistique, informatif et donc utilitaire alors que le second est un écrit litté-raire, esthétique.

Rappelons aussi que le fait divers n’est que la relation journalistique d’un évé-nement réel qui semble « insignifiant, particulier, inclassable » qui en fait uneinformation « monstrueuse » selon les propos de Barthes13.

Pour lui, le fait divers se définit par son « immanence » qui en fait un « êtreimmédiat, total », et c’est en cela d’ailleurs « qu’il s’apparente à la nouvelle et auconte ». Il analyse les rapports sur lesquels repose tout fait divers, qu’il s’agissed’une relation (souvent troublée) de causalité ou d’une relation de coïncidence(comme signe à la fois intelligent et indéchiffrable).

Enfin n’oublions pas l’analyse sociologique que Georges Auclair fait du fait di-vers14. Pour lui, le fait divers est « signe » et son statut sémiologique est celui du« symbole » comme dans les grands récits mythologiques.

Ici apparaît notre problème. Si l’événement réel reste banal et n’a aucun sens,par contre, sa relation dans la rubrique « fait divers » d’un journal le place déjàdans un contexte sociologique et lui donne donc un sens. Reste à savoir si tout lesens est donné dans le récit ou bien s’il n’est qu’un indice, un symbole d’unenouvelle réalité qui reste à découvrir par le lecteur. Christian Congiu, dans l’articledéjà cité, écrit : « Le fait divers atteint au général, voire au métaphysique : il estl’essence même d’une société à un moment donné. Il est donc pris comme révéla-teur15. »

11 F. FÉNÉON, Nouvelles en trois lignes, Paris : Macula, 1990.12 D. GROJNOWSKI, Lire la nouvelle, Paris : Dunod (Lettres supérieures), 1993.13 R. BARTHES, op. cit.14 G. AUCLAIR, Le Mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris : Anthropos,

1982.15 C. CONGIU, op. cit.

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Reste à savoir également si cette transcendance existe dans le fait divers lui-même ou si ce n’est pas justement la caractéristique de la nouvelle littéraire que decréer ce nouveau sens à travers une forme, une esthétique.

C’est ce qu’il convient d’examiner maintenant à travers quelques textes d’auteursdes XIXe et XXe siècles, provenant principalement de recueils organisés autour defaits divers.

Constatons d’abord que le fait divers journalistique n’accède au statut de nou-velle littéraire qu’au prix d’une mise en forme… que ce soit une forme minimalecomme celle de Félix Fénéon qui s’impose une longueur de trois lignes (créant unesorte de haïkaï journalistique) ou que ce soit la présence d’une chute.

L’originalité de Félix Fénéon est de partir d’un fait vrai (dont le sens se suffit àlui-même), mais surtout de suggérer au lecteur d’autres sens possibles en utilisanttoutes les ressources du langage, que ce soit par le biais de figures de style ou dediscours :

Courses de Khenchela, un jockey kabyle a culbuté(fracture du crâne) le jockey Rouvier,à l’indignation des burnous sportifs

par le biais des connotations et de l’implicite.

M. Thalamas a bien une chasse à Gambais,mais il n’a blessé personne : le gibier seul est en danger,à portée de cet excellent fusil.

Le texte devient alors un tremplin pour l’imagination du lecteur qui pourraitdévelopper cette nouvelle concentrée.

Le texte pourrait également prendre la forme d’une lettre, comme dans « Laguetteuse » de Didier Daeninckx, ou du journal qui se déroule d’heure en heure,de jour en jour pour mieux rendre vraisemblable la succession des faits, commedans « Rodéo d’or » pour raconter comment deux journalistes manipulent ungroupe de jeunes loubards en leur faisant refaire un rodéo de voitures volées afinde présenter un scoop aux actualités télévisées le lendemain16.

Ce passage du fait divers à la nouvelle implique aussi la présence d’un narrateuret d’une multiplicité de points de vue : l’auteur ayant le choix de raconter l’événe-ment du point de vue de l’agresseur, de la victime, du témoin… avec des temps,des styles différents. Ainsi l’auteur, directement ou indirectement, se place dansl’histoire (permettant l’identification du lecteur au personnage) là où le journa-liste est condamné à rester extérieur et à se contenter du compte rendu.

Ainsi, dans « La confession », Maupassant place le lecteur du côté de la crimi-nelle qui se confesse à sa sœur…

16 D. DAENINCKX, « La guetteuse » dans Autres lieux, Verdier, 1993.D. DAENINCKX, « Rodéo d’or » dans Zapping, Paris : Denoël, 1992.

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Hugo17, par un habile jeu d’antithèses, montre d’abord Claude Gueux coupa-ble jugé par la société de son temps, puis Claude Gueux victime d’une société etd’un gardien sadique, qu’il jugera à son tour dans sa conscience.

Si Le Clézio, dans La ronde et autres faits divers18, semble s’effacer, on peut remar-quer que la plupart de ses personnages sont des « coupables-victimes » comme lesappellent Molinié et Viala19 (Christine, Martine…) qui appartiennent au mondedes petits, des exclus, des rejetés et marginaux. C’est donc souvent de leur pointde vue que le fait divers sera raconté (contrairement à la logique qui voudrait quele récit soit fait par un narrateur témoin). Dans neuf nouvelles (sur onze) il s’agitdonc d’un faux point de vue de narrateur témoin, car le point de vue de narrateuromniscient cohabite avec celui des personnages. Seules exceptions, dans « VillaAurore » où le récit est fait à la première personne, et dans « Ô voleur, ô voleur »où le dialogue renvoie à la technique de l’interview, ce qui dans les deux cas nousécarte de la logique du fait divers.

Ainsi l’écrivain, sans prendre position ouvertement, et contrairement au jour-naliste qui objective, prend une position sociale implicite et amène le lecteur à sesentir en sympathie avec tel type de personnage, en l’occurrence les victimes cou-pables.

On pourrait même le dire pour Fénéon, non pour telle ou telle de ses Nouvellesen trois lignes, mais par le choix de faits divers tous plus noirs les uns que les autresoù il ajoute le pessimisme au malheur et où il détourne la logique du fait divers parl’humour, l’ironie.

Barcantier, du Kremlin, qui s’était jeté à l’eau,essaya vainement d’étrangler, aidé de son danois,l’importun qui l’en tirait.

Enfin ce passage implique que le fait divers (immanent) se charge de sens danscette transposition. Il devient signe lié à l’individu, à l’époque ou même à l’hu-manité. Histoire d’un destin personnel, il tend parfois à devenir l’expression d’undestin collectif ; chronique sociale, il atteint parfois la valeur de symbole d’uneépoque et même la valeur de mythe universel, comme l’a démontré GeorgesAuclair : « C’est à travers la littérature que s’opère le plus visiblement la transfor-mation du fait divers en symbole. […] Inutile d’ajouter que ce statut de symbole,tous les grands récits, mythologiques par exemple, le possèdent20 ».

Ainsi Hugo reprend la tragique histoire de Claude Gueux qui le mène à l’écha-faud en 1832, mais il en fait surtout la victime d’une époque et d’un système social

17 V. HUGO, Claude Gueux, Livre de Poche, pp. 155-187 ; première édition 1834. Victor HUGO s’inspired’un fait divers réel dans cette nouvelle. Il y reprend l’histoire d’un certain Claude Gueux mis enprison pour vol, puis condamné à mort et guillotiné en 1832 pour meurtre de son geôlier.

18 J.- M. G. LE CLÉZIO, La ronde et autres faits divers, Paris : Gallimard (Folio), 1982.19 G. MOLINIÉ et A. VIALA, Approches de la réception, Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris :

PUF, 1993, pp. 247-254.20 G. AUCLAIR op. cit., pp. 144-145.

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injuste et inégal qu’il dénonce, tout en plaçant le drame dans la lignée mythique,où sa montée à l’échafaud est une nouvelle version de la passion du Christ. Entrel’être réel, à la foi meurtrier et victime de son époque, et le personnage symboli-que, messie annonçant une nouvelle ère sociale, Hugo nous montre la doublelecture du fait réel et la tension entre fait divers et nouvelle.

Gilbert Cesbron, partant lui aussi d’un fait divers, dans une nouvelle intitulée« 9296021 » reprend ce même schéma. Sa relation journalistique aurait pu être lasuivante, de façon résumée :

Alors qu’il détruisait l’église de Bonneval (désormais désignée par son code postal92960 dans les Hauts de Seine), Fernand Bizot a été écrasé par la cloche restée (paroubli ? par négligence ?) en haut du clocher. Tragique coïncidence : Fernand avaitpassé son enfance à Bonneval, et c’est la cloche qui avait ponctué la vie, les joies et lespeines de ses aïeux qui lui a été fatale.22

Plusieurs niveaux de lecture sont possibles : celui du fait divers où le nouvellisteest un journaliste chargé de rendre compte d’un drame local individuel commeil y en a tant dans la vie quotidienne ; celui de la chronique où le nouvellistedevient le sociologue des années 1970 pour dénoncer ce monde moderne qui souscouleur de progrès détruit systématiquement les traces du passé ; celui de l’allé-gorie où le nouvelliste devient une sorte de moraliste qui montre dans le symbolede la cloche la voix de Dieu… Accident, négligence, châtiment, punition divine…toutes les lectures sont possibles. La nouvelle peut donc se lire de façon ascen-dante à trois niveaux : celui du fait divers où le journaliste rend compte du réel,celui de la chronique sociale où le sociologue développe des éléments d’explica-tion, celui du mythe où l’écrivain, à défaut de donner une morale, donne un sensà l’allégorie23.

Enfin chez Le Clézio, la référence au mythe n’est pas toujours explicite, maiselle est souvent présente dans le titre. Ainsi, Christine, la jeune fille qui est violéedans les caves de la cité de l’Ariane à Nice, nous renvoie au mythe d’Ariane et à saquête d’identité dans le labyrinthe d’une cité moderne. Ainsi, la peur de Liana quiaccouche seule dans un mobile home à la périphérie de la ville nous renvoie aumythe de Moloch (qui donne le titre à la nouvelle) et à sa peur de se voir livréeavec son bébé en sacrifice au monstre de notre société moderne qui réclame cha-que jour son dû. Moloch, c’est bien le symbole de notre société moderne, repré-sentée par ces hommes, ceux dont « Liana sait qu’ils peuvent venir, à chaqueinstant, l’emmener, l’emporter dans leurs prisons. Ils la cherchent chaque jour, lesmédecins, les policiers, les assistantes, les conducteurs d’ambulances. Liana a peurd’eux ».

21 G. CESBRON, Tant d’amour perdu, Paris : Laffont, 1981.22 À rapprocher de cette nouvelle en trois lignes de FÉNÉON

Comme M. Poulbot, instituteur à l’Île-Saint-Denis,sonnait pour la rentrée des écoliers,la cloche chut, le scalpant presque.

23 Voir l’analyse que nous avons consacrée à cette nouvelle dans « 92960 : une nouvelle en trois temps »au colloque Gilbert Cesbron, Presses universitaires d’Angers, 1994.

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Ainsi encore, David, le petit qui volera pour retrouver son grand frère et qui seheurtera au Goliath qui fait régner l’ordre dans les hypermarchés et qui nous ren-voie au mythe biblique. Ainsi Pouce et Poussy menant « La grande vie » commel’annonce le titre, ne sont-elles pas comme deux amazones fuyant le monde deshommes, comme l’indique la dernière phrase du texte ? Sans oublier que le mythed’Icare semble toujours présent pour unifier la vision de Le Clézio, notammentdans « Le jeu d’Anne » où Antoine semble un instant voler dans le ciel pour re-trouver Anne disparue un an plus tôt avant de choir dans la mer. C’est le drame dela condition humaine que cette tentative de l’homme de s’élever ou de fuir lelabyrinthe terrestre avant de retomber dans le néant.

C’est peut-être aussi le mouvement de toute nouvelle, de partir du réel et duquotidien, de l’immanent, d’aspirer à donner un sens à la vie, d’élever vers letranscendant… en sachant que cette ascension du sens n’est peut-être qu’une fic-tion, le temps d’une histoire…

La lecture du mythe qui s’inscrit en filigrane au cœur de chaque nouvelle donneun autre sens, une autre dimension. On passe de l’instant à l’éternité, de l’indi-vidu à la condition humaine, du hasard au destin…

L’histoire individuelle ne s’inscrit plus dans un lieu, un instant mais devient unsigne qui renvoie à l’histoire de l’humanité. « le fait divers c’est la part d’éternitéque renferme l’actualité : il repose sur des schémas mythiques » selon le journa-liste Pierre Boulu de Libération24.

Et que dire de Tahar Ben Jelloun dans L’ange aveugle25 qui rappelle dans un texteintroductif, « Le roman de la Mafia », qu’après avoir enquêté sur place en Sicile« il ne fallait pas faire du reportage. Il fallait écrire des récits de fiction, faire untravail non de journaliste mais d’écrivain ». Pour lui, la nouvelle permet « de fairede la fiction avec les matériaux de la réalité et reconnaître à la littérature sa fonc-tion primordiale, celle de cambrioler le réel apparent ». Comme le note aussi unjournaliste, Roger Colombani, le fait divers, ombre de la réalité, serait un véritablemythe platonicien26.

Dans la nouvelle éponyme, Ben Jelloun crée le mythe de l’ange aveugle, quin’est autre que l’âme d’un enfant, « victime innocente d’un règlement de compteentre deux clans de la mafia à Quindici – une balle tirée en l’air lui creva les deuxyeux – » qui se porte volontaire pour accueillir l’âme des enfants perdus.

Mais à l’inverse, dans « Le vol de l’ange », il retourne le discours monté par lamafia et la mystification montée en parallèle par la religion, pour nous ramenerau réel. Au cours d’une procession, un enfant qui jouait le rôle de l’ange tombe paraccident et meurt. Aux yeux des uns, « c’est une parole du ciel » (la mère y voit unsigne de Dieu qui accuse son mari d’être le bras armé de la mafia) et comme par

24 P. BOULU, Entretien dans Ponctuelle, n° 7.25 T. BEN JELLOUN, L’ange aveugle, Paris : Seuil, 1992. (Recueil de quatorze nouvelles publiées avec l’éti-

quette « roman » !)26 R. COLOMBANI dans Comment va la presse ?, Centre Pompidou, 1982.

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miracle la victime innocente s’élève vers les cieux et vers une vraie vie d’ange… ;pour les autres, il s’agit d’un accident, et l’enfant sera enterré, sans autre vie possi-ble. Si l’hypothèse première évoquée pour expliquer la mort de l’enfant est trans-cendante, l’hypothèse finale est immanente et nous ramène au fait divers journa-listique. Il s’agit de retrouver le sens réel au-delà des apparences, « de cambrioler leréel apparent ».

Mouvement d’ascension interrompu qui nous ramène au fait divers commepour Fénéon :

Mourir à la Jeanne d’Arc ! disait Terbauddu haut d’un bûcher fait de ses meubles.Les pompiers de Saint-Ouen l’en empêchèrent.

Preuve que la nouvelle est bien ce lieu de passage privilégié entre les deux, celieu de tension entre immanence et transcendance.

Cette tentative de s’élever avant de redescendre sur terre, tout ce symbolismedu haut et du bas que l’on trouve dans les textes cités… n’est-ce pas une méta-phore de la lecture, du mouvement dialectique du sens dans la lecture elle-même(qui pourrait se retrouver aussi dans certaines nouvelles fantastiques) ?

Si l’immanence est bien une des caractéristiques de la structure du fait diverscomme l’a démontré Roland Barthes, il convient de s’inscrire en faux contre sonaffirmation selon laquelle c’est « en cela qu’il s’apparente à la nouvelle », car lanouvelle ne trouve son sens qu’au-delà des faits eux-mêmes, dans le passé desprotagonistes, dans leur conscience, dans le message de l’auteur ou enfin dans laconscience du lecteur.

Le nouvelliste n’utilise le fait divers que pour le transcender. La référence au réeln’est là que pour créer une toile de fond, un à-propos… ou pour retourner lafiction. L’auteur à partir de là développe son imagination, sa subjectivité… et lafiction dépasse le réel.

La nouvelle ne trouve pas son sens uniquement dans la banalité ou l’originalitéd’un fait particulier matérialisée, par exemple, dans sa chute, mais aussi dans cequi renvoie à l’universel, au mythe. Elle est une sorte d’entreprise de mythifica-tion du quotidien. Donnée dans un premier temps comme une possibilité de lec-ture des différents sens possibles du réel, une sorte d’herméneutique, elle renvoiefinalement au mystère (comme l’écrivait Le Sidaner), au pathétique (comme ledisait David Walker à Dublin)27.

Tel un ludion, la nouvelle va et vient, en perpétuelle tension entre le fait diverset le mythe, entre le réel et la fiction, entre l’immanence et la transcendance.

Certes la nouvelle n’est pas un mythe ; mais elle se trouve souvent à mi-cheminentre le fait divers du journal et le récit mythique… qui ne sont peut-être pas siéloignés, car qui sait si les mythes ne sont pas nés d’un fait divers ?

Joël GLAZIOU

Université d’Angers.

27 Actes du colloque La nouvelle hier et aujourd’hui, Dublin, 1995. À paraître fin 1996 aux éditionsL’Harmattan.

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LA NOUVELLE AU PIED DE LA LETTRE

Le titre choisi pour cette contribution, contrairement à ce qu’il laisse enten-dre, ne doit pas être pris au pied de la lettre. Il y aurait en effet quelque inoppor-tunité à vouloir mesurer de façon stricte un genre dont les communications quicomposent ce volume soulignent à suffisance la complexité et la diversité. Loinde nous l’idée de relever un pari que de nombreux critiques à l’instar d’Étiemble1

estiment impossible et de proposer une définition étroite, canonique du genre dela nouvelle. Notre projet est autre. Il concerne la nouvelle épistolaire.

PERMANENCE ET ACTUALITÉ DE LA NOUVELLE ÉPISTOLAIRE

Par l’examen de cette forme nouvellistique particulière longtemps délaisséepar les critiques que Michel Viegnes range parmi les « cas d’espèce » et les « ten-tatives expérimentales », nous espérons apporter quelques informations ou, àtout le moins, quelques confirmations sur ce que fut la nouvelle par le passé etsur ce qu’elle est aujourd’hui.

À ce propos, il convient de corriger d’emblée le jugement de Viegnes qui con-sidère la nouvelle épistolaire comme rarissime en s’étonnant au demeurant que« les nouvellistes n’aient pas davantage expérimenté le modèle épistolaire, avectoutes ses possibilités de paradoxes, de contradictions, d’expression et de com-plexité du réel2 ». Le résultat de lectures occasionnelles et disparates nous amène,au contraire, à constater que la nouvelle, genre polytextuel, « omnigenre » pourreprendre des expressions de Grojnowski3, a frayé aussi et fraye encore avec legenre épistolaire, dans des proportions non négligeables et selon des modalitésde rapprochement multiples. La pratique de la nouvelle épistolaire est loin d’êtremarginale. À l’occasion du colloque de Louvain-la-Neuve4, nous avions déjà sou-ligné la singulière permanence de l’alliance entre la nouvelle et la lettre, tantdans le domaine étranger que dans le domaine français. On connaît générale-ment quelques grands maîtres français du dix-neuvième siècle qui ont produit

1 Voir ÉTIEMBLE, « Problématique de la nouvelle » dans Essais de littérature (vraiment) générale, 3e éditionrevue et augmentée, Paris : Gallimard, 1975, pp. 220-236.

2 M. VIEGNES, L’esthétique de la nouvelle française au vingtième siècle, New York, Bern, Frankfurt amMain, Paris : Peter Lang, 1989, p. 72.

3 D. GROJNOWSKI, Lire la nouvelle, Paris : Dunod, 1993.4 O. DEZUTTER, « Les enseignements de la nouvelle épistolaire », dans Le genre de la nouvelle dans le

monde francophone au tournant du XXIe siècle, Actes du colloque de L’année nouvelle à Louvain-la-Neuve, sous la dir. de V. ENGEL, Frasne : Canevas ; Québec : L’instant même ; Echternach : Phi, 1995,pp. 213-220.

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des nouvelles épistolaires. La liste de leurs successeurs est longue. Aux noms deAymé, Baroche, Ben Jelloun, Boulanger, Châteaureynaud, Dannemark, Daviau,Duchon-Doris, Engel, Gadenne, Sallenave, Sternberg, ou Tournier cités à l’occa-sion du colloque de l’Année nouvelle, nous pourrions ajouter aujourd’hui les Belleto,Bobin, Cayrol, Daeninckx, France, Manière, Pagnard, Sempoux, Troyat décou-verts depuis lors au hasard des lectures.

Alors que la sagesse populaire affirme que c’est au pied du mur que le maçon serévèle, nous entendons montrer que lorsque la nouvelle est prise au pied de lalettre, autrement dit lorsqu’elle emprunte la voie de l’épistolarité, elle révèle unepart de son essence, de son histoire et de ses potentialités.

QUESTIONS DE DÉFINITION

Pour (re)partir du pied de la lettre, ouvrons les dictionnaires. Les définitionsproposées aux entrées « lettre » et « nouvelle » témoignent du lien naturel quipeut être établi entre les deux termes.

Le Trésor de la langue française5 définit la nouvelle premièrement commel’« annonce d’un événement, généralement récent, à une personne qui n’en apas connaissance » ; deuxièmement, le mot étant dans ce cas généralement uti-lisé au pluriel, comme un « renseignement concernant la situation, l’état de santéd’une personne que l’on n’a pas vue récemment ». L’expression « envoyer de sesnouvelles » est proposée comme illustration de cette acception. Nous voilà ren-voyés à la lettre, définie quant à elle comme un « écrit adressé à quelqu’un pourlui communiquer quelque chose ». Dans les deux cas, il y a transmission d’uneinformation inconnue (inédite) à un ou plusieurs destinataire(s). En ce sens, lalettre peut être considérée comme une nouvelle mise par écrit. Notons que si lalettre permet de transmettre des nouvelles, elle permet aussi d’en demander. Lejeu de l’échange épistolaire implique, en règle générale, le double fait de donnerde ses nouvelles et de prendre des nouvelles du destinataire.

La lettre apparaît donc comme un véhicule naturel de la nouvelle entendue entant qu’information écrite. N’en serait-il pas de même pour la nouvelle entenduecette fois en tant que « récit généralement bref, de construction dramatique etprésentant des personnages peu nombreux6 » ?

On sait que, sur une autre plan, la presse constitue le canal normal de trans-mission d’informations. C’est dans ce contexte que « nouvelles » au pluriel signi-fie également « tout ce que l’on apprend par la presse ».

5 Trésor de la langue française, Dictionnaire de langue française du XIXe et du XXe siècle, Paris : CNRS/Gallimard, 1986, pp. 276-277.

6 Définition de la nouvelle littéraire proposée par Le nouveau Petit Robert, p. 1504.

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NOUVELLE ET COURRIER DES LECTEURS

Marc Lits, interrogeant le rapport entre nouvelle littéraire et nouvelle journa-listique7, a montré de quelle façon nouvelle et faits divers peuvent à l’occasions’interpénétrer et fonctionner comme des figures en miroir.

Les cloisons entre les différentes rubriques du journal ne sont effectivementpas étanches. Dans cet espace particulier, la nouvelle littéraire ne cohabite passeulement avec le faits divers. Elle voisine également avec une autre rubriquetraditionnelle, celle réservée au courrier des lecteurs. Là aussi, des effets de miroirpeuvent être repérés.

Les historiens spécialisés signalent que le courrier des lecteurs a toujours eu saplace dans la presse. La lettre au journal témoigne de la filiation entre presse etcorrespondance. Elle rappelle, écrit Pierrette Lebrun Pezerat, « l’origine propre-ment épistolaire du nouveau mode de communication des idées et de diffusiondes nouvelles inventé par les précurseurs du journalisme8 ». On sait que La ga-zette de Théophraste Renaudot fondée en 1631 était constituée de lettres misesbout à bout.

Si le nouvelliste du dix-neuvième siècle pouvait être tenté d’établir des corréla-tions entre le fait divers et la nouvelle, nous pensons qu’il était aussi tentant pourlui d’exploiter la mine constituée par le courrier des lecteurs. Maupassant en té-moigne dans une nouvelle intitulée fort à propos « Une lettre », publiée dans leGil Blas le 12 juin 1885 sous la signature de Maufrigneuse9. La nouvelle est cons-truite autour de la reproduction de larges fragments d’une lettre de femme pré-sentée avec insistance comme authentique. Le texte débute par une interventiondu chroniqueur. Il y rappelle que la réception d’un abondant courrier est inhé-rente à son métier et signale que la reproduction, à destination du public dujournal, d’une épître émanant d’un correspondant inconnu n’est pas exception-nelle. Agissant de la sorte dans le cadre de cette chronique, il ne fait qu’imiterl’exemple de ses confrères. Le choix de cette lettre en particulier est justifié par lefait qu’elle a « donné beaucoup à réfléchir » à son destinataire. Sa publicationreprésente à ses yeux un véritable cas de conscience. Il fait part de sa surprise lorsde la réception de la lettre et se demande pourquoi elle lui a été adressée plutôtqu’à d’autres. Il voit finalement dans le geste de la correspondante un des effetsde sa prose :

Je me suis demandé aussi, avec une certaine inquiétude, pourquoi j’avais été choisiparmi tant d’autres ; pourquoi on m’avait jugé plus apte que tous à rendre le service

7 M. LITS, « La nouvelle entre réel et fiction » dans Le genre de la nouvelle dans le monde francophoneau tournant du XXIe siècle, pp. 193-203.

8 P. LEBRUN-PEZERAT, A. BOUREAU, R. CHARTIER, C. DAUPHIN et alii, dans La correspondance. Les usages dela lettre au XIXe siècle (sous la dir. de R. CHARTIER), Paris : Fayard, 1991, p. 447.

9 G. DE MAUPASSANT, Contes et nouvelles II, Texte établi et annoté par Louis Forestier, Paris : Gallimard(Bibliothèque de la Pléiade), 1979, pp. 492-497.

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sollicité, comment on avait pu croire que je ne me révolterais point ?Puis j’ai pensé que la nature légère de mes écrits avait bien pu influer sur le jugementhésitant d’une femme, et j’ai mis cela sur le compte de la littérature10.

L’introduction se termine par des allégations visant à persuader le lecteur del’authenticité de la lettre. Le texte de la lettre suit. Son argument tient en cesquelques lignes finales :

Monsieur, j’ai pensé que, voyant beaucoup de monde, vous deviez connaître bonnombre de célibataires. Si parmi ces derniers vous en trouvez un qui ne sache quelusage faire de sa fortune et qui ne soit pas ennemi trop acharné du mariage, veuillezlui parler de moi. En me prenant pour femme il fera une aussi bonne action qu’endotant des rosières ou en fondant des hôpitaux pour les chats et les chiens11.

Un assez long commentaire succède à la lettre. Le chroniqueur y présente lesdifférentes hypothèses d’interprétation qu’il a élaborées lors de la réception dela lettre. Ce faisant, il s’ingénie à démonter à l’avance les hypothèses de lecturede son propre texte. La question du rapport entre réel et fiction est posée ouver-tement dans cette nouvelle.

À la lecture de la lettre, la première hypothèse qui vient à l’esprit du chroni-queur est celle de la mystification :

Après avoir reçu cette singulière ouverture, comme on dit entre gens d’affaires, j’aipensé tout d’abord : « Certes, pour une mystification, elle est amusante ! » Il y a pasmal de chances, en effet, pour que ce soit là une simple mystification. Mais de qui ?D’un ami peut-être ou d’un ennemi qui ne serait pas fâché de savoir le chiffre decommission que je compte prélever sur la fortune du fiancé. À moins qu’il me plaiseréclamer ce droit de courtage sur le capital de la jeune fille12 ?

Mais cette hypothèse est vite abandonnée et l’auteur de la chronique se félicitede ne pas être tombé, comme il le dit, « dans un piège aussi grossier ». Le piègequ’il prétend avoir évité et qui aurait consisté, rappelons-le, à considérer la lettrede la jeune fille comme une mystification, nous savons que c’est au lecteur qu’ille tend, insidieusement. L’auteur déploie en effet des trésors d’invention pourfaire passer pour authentique une lettre qu’il déclare avoir lui-même perçue dansun premier temps comme potentiellement fausse. Autrement dit, et plus large-ment, l’énonciateur vise à crédibiliser simultanément existence et contenu d’unelettre en même temps que le discours d’escorte dont il la fait précéder et suivre.Ce faisant, le chroniqueur engage le lecteur dans un protocole de lecture subti-lement retors.

Une autre hypothèse, dont l’explicitation ne fait du reste que renforcer davan-tage encore l’effet de réalité (de vérité ?) du scénario « chronique d’une lettresurprenante », est en effet soumise au lecteur. Le document reçu serait une lettreà double entente. Certains termes de la missive, en particulier l’expression « me

10 Ibid.11 Ibid.12 Ibid.

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marier », ne devraient pas être pris « au pied de la lettre ». Il s’agirait, comme lesuppose un moment le chroniqueur, de « lire entre les lignes ». Le commerceépistolaire engagé par la jeune fille ne serait dès lors que l’annonce, le préluded’un autre type de commerce auquel elle serait prête à se livrer pour nourrir safamille. Le chroniqueur refuse cette hypothèse au profit d’une lecture littérale,invitant par là le lecteur à l’imiter pour la réception de son texte.

L’hypothèse finalement retenue par le chroniqueur est la plus simple même si,selon lui, « elle n’est pas la plus vraisemblable13 » : la sincérité de la jeune fille etdonc l’authenticité de sa lettre ne peuvent être mises en doute. C’est la raisonpour laquelle sa demande est relayée sans scrupule et même avec insistance auprèsdes lecteurs masculins du journal.

Au lecteur de la chronique donc, superbement manipulé par Maupassant, detirer de tout ceci la conclusion qui lui est imposée : il n’est qu’une hypothèse delecture valable, celle qui postule, à un autre niveau, la sincérité et la bonne foi duchroniqueur.

NOUVELLE, LETTRE ET VÉRITÉ

Au cœur du texte de Maupassant, la question du vrai est bien aussi au cœur dela nouvelle comme elle peut l’être au cœur de la lettre. La communication épisto-laire permet toutes les falsifications, toutes les tromperies.

Diderot en a abusé à sa façon en prenant la plume à la place de Suzanne Simonin,une jeune religieuse célèbre à l’époque pour avoir contesté des vœux qui luiauraient été arrachés par la contrainte. Il a adressé, sous cette fausse identité,plusieurs lettres de demande d’aide et de protection au Marquis de Croismare quis’était ému de la situation de la jeune fille. Diderot espérait par ce stratagèmeramener auprès de lui, à Paris, son ami le Marquis parti s’installer en Province. Lamystification ne fut dévoilée que huit ans plus tard. Elle donna lieu à ce quecertains considèrent comme « le canular littéraire le plus fameux du dix-huitième siècle14 » et aboutit à la rédaction de La religieuse.

Dans la nouvelle de Didier Daeninckx intitulée « Lettre morte15 », une entre-prise de mystification tourne au tragique. La nouvelle relate un fait divers san-glant. À la suite d’une annonce parue dans un toutes-boîtes régional, BernardFessin entretient une liaison par correspondance avec une certaine Colette. Lesextraits de lettres qui nous sont donnés à lire indiquent combien Fessin s’investitdans cette liaison. Colette représente à ses yeux la femme de sa vie. La relation

13 La question du vraisemblable occupe une place importante dans les nouvelles de Maupassant. Voirpar exemple à ce propos la nouvelle intitulée « Un drame vrai » qui s’ouvre par le vers célèbre deBoileau : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».

14 L’expression est de J.-P. ARROU-VIGNOD, Le discours des absents, Paris : Gallimard, 1993, p. 88.15 D. DAENINCKX, « Lettre morte » dans En marge, Paris : Gallimard (Folio), 1995, pp. 53-61.

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épistolaire ne suffit plus, Bernard tient absolument à rencontrer Colette. Il luifixe un rendez-vous auquel elle ne vient pas. Les lettres suivantes restent sansréponse. Il téléphone au bureau de poste où Colette se faisait envoyer les lettresen poste restante. Elle n’est pas venue chercher les derniers envois. Bernard n’enpeut plus. Il se rend dans le village de Colette pour obtenir son adresse et tenterde la rencontrer. Au bureau de gendarmerie où il est allé se renseigner, c’est lasurprise : aucune personne du nom de Colette ne réside dans le village. Bernardapprend alors fortuitement qu’il est tombé dans le piège des deux employées despostes qui, pour occuper leur temps, font paraître des fausses annonces dans lapresse et correspondent sous diverses identités avec des correspondants naïfs.Bernard prend le bus pour la ville voisine. Il en revient un peu plus tard arméd’une carabine et se dirige vers le bureau de poste. Pour venger Colette, il tire àbout portant sur les deux employées.

L’analyse du texte de Maupassant a permis de le rappeler, au dix-neuvième siècle,la nouvelle est un texte fictif que son auteur cherche, par tous les moyens, à fairepasser pour authentique. Le cadre est un des moyens d’authentification de lanouvelle. Le recours à l’épistolarité en est un autre. Le choix de la forme épisto-laire permet, dans certains cas, de renoncer au procédé de l’encadrement tout engardant l’effet de réalité et le caractère oral du récit que le cadre instaure tradi-tionnellement. Car l’oralité ne se perd pas d’office avec le passage à l’épistolarité.Depuis les latins en effet, les théoriciens du genre épistolaire définissent la lettrecomme « une conversation par écrit ». D’après Geneviève Haroche-Bouzinac, cettemétaphore de la conversation traduit l’image d’une familiarité agréable, de l’inti-mité retrouvée. « On croit entendre la voix de son correspondant lorsqu’on par-court une lettre : le destinataire écoute, tout autant qu’il lit16 ». Une telle affirma-tion est transposable au lecteur de nouvelle : le cadre installe celui-ci dans uneposition d’auditeur.

LA NOUVELLE ÉPISTOLAIRE, ESPACE DE LIBERTÉ

Détaillant la morphologie de la nouvelle, Daniel Grojnowski constate que,d’un point de vue général, le nouvelliste se voit dans l’impossibilité d’exploiterune pluralité de voix narratives, une multiplicité de points de vue. Sauf gageure,écrit-il, « la nouvelle dissuade la polyphonie ou l’émiettement17 ».

La technique de l’encadrement, qu’elle concerne un ensemble de nouvelles ouune seule histoire, offre la possibilité à l’auteur d’élargir quelque peu le champ dela narration. Elle offre de même au lecteur l’opportunité de varier son point de

16 G. HAROCHE-BOUZINAC, « Quelques métaphores de la lettre dans la théorie épistolaire au XVIIe siècle :flèche, miroir, conversation » dans XVIIe siècle, juillet-septembre 1991, n° 172, 42e année, n° 3, p. 250.

17 D. GROJNOWSKI, op. cit., p. 105.

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OLIVIER DEZUTTER 383

vue, d’adhérer tour à tour, s’il le souhaite, à la personne et aux valeurs d’un nar-rateur puis d’un autre. Lorsque la nouvelle emprunte la forme épistolaire, lesespaces de liberté de l’auteur et du lecteur s’agrandissent encore plus18.

Il faudrait interroger des nouvellistes pour connaître les raisons qui les pous-sent à s’adonner à l’occasion à l’écriture de nouvelles épistolaires. Nous émettonsl’hypothèse qu’en faisant ce choix, ils se libèrent un temps des contraintes inhé-rentes à leur genre d’élection. L’emploi de la forme épistolaire autorise, favorisela dispersion, l’émiettement, le recours à la polyphonie et la démultiplication desvoix narratives, la fragmentation du temps, l’exploration conjointe de plusieursespaces. En dehors de la microstructure de la nouvelle épistolaire, le nouvellisten’accède à de telles possibilités d’effets qu’à l’échelle de la macrostructure d’unrecueil délibérément construit. Il s’oriente alors vers la constitution de ce queJean-Noël Blanc appelle des « romans-par-nouvelles19 ».

Jean-Christophe Duchon-Doris appartient à cette catégorie de nouvellistes. Ilmilite en faveur de la conception du recueil en tant que « genre littéraire à partentière20 ». Conçu de cette façon, le recueil permet, selon lui, « d’explorer desvoies que ni la nouvelle seule ni le roman n’autorisent facilement » : construc-tions à multiples entrées, variation des tons, des approches, des écritures, desstyles, des niveaux d’analyse, etc. Cette conception originale du recueil est miseen œuvre dans Les lettres du baron, recueil couronné en 1994 par le Goncourt dela nouvelle21. L’auteur du recueil en résume le propos de la façon suivante :

[…] un facteur du second Empire, Octave, ne parvenant plus à distribuer son cour-rier, parce que les rues auxquelles les lettres étaient adressées ont disparu sous lesdémolitions d’Haussmann, décide, pour leur conserver un sens, d’imaginer l’histoirequi les accompagne. Il se sert de la forme de la lettre, de sa couleur, de son écriture,du dessin du timbre… À chaque enveloppe (ou à chaque colis) va correspondre unenouvelle [dont certaines empruntent la forme épistolaire]. Il prendra progressive-ment de l’assurance, au point de défier le baron Haussmann lui-même et d’opposerau nouveau Paris qui sort de terre celui qui surgit de sa plume22.

Il s’agit en quelque sorte d’une fable sur le pouvoir des mots. Dans ce « roman-par-nouvelles », le plaisir de la fable est même décuplé.

À chaque nouvelle correspond une histoire singulière : celle d’une femme rê-vant d’une broche exceptionnelle pour sa chevelure, celle d’une marionnettiste

18 Pour la question du lecteur, nous renvoyons à notre article « La réception du genre épistolaire : unehistoire modèle », dans Pour une lecture littéraire 2, Bilan et confrontations, Actes du colloque de Louvain-la-Neuve (3-5 mai 1995), sous la dir. de J.-L. DUFAYS, L. GEMENNE et D. LEDUR, Bruxelles : De Boeck-Duculot, 1996, pp. 91-98. Nous nous en tenons ici à la question de l’auteur.

19 J.-N. BLANC, « Pour une petite histoire du « roman-par-nouvelles » et de ses malentendus », dans Legenre de la nouvelle dans le monde francophone au tournant du XXIe siècle, pp. 173-178.

20 J.-C. DUCHON-DORIS, « Le recueil, genre littéraire à part entière », dans La Revue des Deux Mondes,juillet-août 1994, pp. 150-157.

21 J.-C. DUCHON-DORIS, Les lettres du baron, Paris : Julliard, 1994.22 J.-C. DUCHON-DORIS, « Le recueil, genre littéraire à part entière », pp. 154-155.

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confrontée à la censure, ou encore celle de poches de temps crevées par les démo-lisseurs et libérant des personnages du passé errant dans la ville, etc. À toutes ceshistoires s’ajoute l’histoire que raconte le recueil dans sa construction d’ensem-ble à savoir, toujours selon l’auteur : « L’affrontement entre le facteur et le préfetde la Seine […], le glissement du récit vers le fantastique et la montée en puis-sance du thème des reproches adressés au Paris d’Haussmann23 ».

Dans Les lettres du baron, la construction du recueil en tant qu’ensemble orga-nisé n’implique pas une perte d’autonomie de chaque nouvelle, au contraire.Duchon-Doris estime que « plus le lien entre les récits est important, plus il fautsoigner la singularité de chacune des nouvelles », sous peine de basculer dans leroman. Bien que participant à un ensemble signifiant, chaque nouvelle peut fonc-tionner en autonomie propre. C’est le cas des nouvelles épistolaires qui compo-sent une partie du recueil. Lorsque l’auteur emprunte la forme épistolaire pourl’un ou l’autre de ses récits, ceux-ci gardent toutes les caractéristiques de la nou-velle, y compris la chute pour laquelle l’auteur avoue garder un goût prononcé.Ce qui distingue ces nouvelles épistolaires de lettres extraites d’un roman épisto-laire, c’est bien leur autonomie par rapport à l’ensemble dans lequel elles sontinscrites.

Nous avons émis précédemment l’hypothèse selon laquelle le nouvelliste auraitrecours, à l’occasion, à la forme épistolaire pour se libérer en partie des contrain-tes inhérentes à son genre d’élection. L’exemple de Duchon-Doris nous amène àpréciser que cette volonté d’évasion ou d’exploration de voies nouvelles ne dis-trait pas totalement le nouvelliste de ses obligations. Lorsque le nouvelliste écritune nouvelle épistolaire, il se donne un peu d’air, il ne perd pas son âme mais ilinsuffle à son texte comme un supplément d’âme, un semblant de vie. La nou-velle épistolaire reste en définitive une nouvelle à part entière qui prend des allu-res de lettre pour faire encore plus d’effet.

Olivier DEZUTTER

Université catholique de LouvainCentre d’enseignement supérieur pédagogique de Charleroi-Mons.

23 Ibid., p. 155.

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À René Godenne

« LES ROMANS SONT PLEINSDE CES NOUVELLES-LÀ » :

CE QUE LA NOUVELLE NOUS DIT DU ROMAN

Troussée court et donc très soignée la nouvelle est exigeante. Avec elle pas moyen deprendre les chemins de traverse, de sauter les descriptions, d’abréger les dialogues. Lanouvelle exige qu’on la prenne ou la laisse sans chipoter. […] Avec un peu de chanceelle fera carrière, elle tombera dans le cœur d’un lecteur qui la mettra dans sa vie,dans la vie. Il était une fois… Les romans sont pleins de ces nouvelles-là1.

Ainsi donc, contrairement à ce que l’on retrouve dans toutes les descriptionsmétaphoriques de la nouvelle, cette dernière, outre sa légendaire exigence, vien-drait se nicher au cœur de son grand frère le roman… Mais quelle serait sa fonc-tion, dans ces romans ? Pourquoi, au cœur d’un type de texte que l’on dit par-ticulièrement construit, retrouve-t-on de ces intrusions, pour ainsi dire des sco-ries, des kystes, qui ont pour caractéristique de ne pas s’intégrer, à première vuedu moins, dans le récit du roman – voire de constituer un corps totalementétranger ?

Avant d’avancer des hypothèses et des concepts, je préciserai ce que j’entendspar « ces nouvelles-là » : il s’agit, selon moi, de portions de roman très courtes,constituant un récit qui ne s’intègre pas dans la trame diégétique du roman,créant dès lors, souvent, un effet de rupture plus ou moins brutal ; cette « nou-velle » pourrait, de surcroît, être extirpée du roman sans qu’en apparence celamodifie quoi que ce soit au roman, et en ayant la possibilité d’être lue et com-prise indépendamment du roman. Un récit autonome, parasite débonnaire quis’installe au chaud d’un roman plus ou moins long, tout en conservant sa singu-larité. Il paraît n’avoir pas vraiment besoin du roman – mais nous verrons que laréciproque n’est pas tout à fait vraie.

Pour mieux me faire comprendre, je recourrai à quatre exemple : le prologuedu Décaméron de Boccace – car bien que ce recueil ne soit pas rédigé en français,il a exercé une telle influence sur la genèse du genre dans notre langue que l’onm’excusera cet écart – ; les premières pages de La recherche du temps perdu de Mar-cel Proust ; la deuxième Lettre à un ami allemand d’Albert Camus ; et enfin, Lemendiant de Jérusalem, roman d’Élie Wiesel. Ce faisant, on constate déjà que j’élargisquelque peu le champ, puisqu’aux côtés de deux romans, j’ai placé un recueil denouvelles et un essai (d’un type particulier, il est vrai).

1 M. GAZIER, dans Pour la nouvelle, collectif, Bruxelles : Complexe (L’heure furtive), n° hors commerce,p. 15.

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CE QUE LA NOUVELLE NOUS DIT DU ROMAN386

2 L. DÄLLENBACH, Le récit spéculaire, Paris : Seuil, 1977, p. 52.3 Voir « Nouvelle et résistance », dans les Actes du colloque « La nouvelle aujourd’hui » qui s’est tenu

à Dublin en mars 1995, à paraître chez L’Harmattan. Je reprends ici, en augmentant mon propos,un passage de cette intervention.

On verra comment, dans ces exemples-là – mais je pense que les autres, qui nemanqueraient pas de s’ajouter à cette liste, ne contrediront pas cette analyse –, lanouvelle exerce, pour le roman, un rôle essentiel : elle y définit, mine de rien, unprojet qui dépasse de loin l’histoire narrée, le cadre anecdotique ; elle précise leprojet – qu’il soit esthétique ou éthique – qui a motivé l’écriture de ce roman,voire de toute l’œuvre de l’auteur. Autrement dit encore, elle constitue une sortede mise en abyme – je me réfère ici à la définition précise que Lucien Dällenbachdonne dans son excellent ouvrage sur le récit spéculaire : « […] est mise en abymetout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple,répétée ou spécieuse2 » –, mise en abyme qui aurait ceci de particulier et de con-traire à la définition de Dällenbach, de ne pas reproduire le récit, mais bien ladémarche qui a conduit à la création de ce récit.

LES COCHONS DE BOCCACE

Je me suis déjà expliqué sur ma lecture du prologue de Boccace lors d’un précé-dent colloque, et sur le rôle qu’il jouait dans la définition – génétique dira-t-on –d’un genre3.

On sait que le Décaméron est considéré, tant par les auteurs que par les criti-ques, comme le point de référence de la nouvelle de langue française, voire dugenre de la nouvelle. Le prologue de ce recueil est capital pour sa compréhension.Sans reprendre le détail de ces premières pages, on voit que la nouvelle naît dansun contexte éminemment violent où tous les liens sociaux sont défaits, où rè-gnent le chacun pour soi et le sauve-qui-peut. Et ce point de départ est tellementimportant aux yeux de l’auteur que non seulement ce dernier nourrit le tour-ment du lecteur et prolonge une introduction qu’il avait promise courte, maisqu’il en profite de surcroît pour glisser la véritable première nouvelle du recueil,ce qui devrait en porter le nombre officiel à cent et un, texte que je vous citerai inextenso tant il est important pour la définition et l’histoire du genre qui nouspréoccupe :

Écoutez le prodige qu’il me faut dire : si je ne l’avais, comme beaucoup, vu de mespropres yeux, j’oserais à peine le croire, encore moins l’écrire, l’eussè-je entendu depersonnes dignes de foi. Je dis que la puissance de cette peste fut telle à se communi-quer d’un individu à l’autre, que non seulement elle se transmettait de l’homme àl’homme, mais qu’il se produisit une chose plus étonnante et maintes fois constatée,à savoir que si un être vivant étranger à l’espèce humaine touchait un objet ayantappartenu à une personne malade ou morte de la maladie, non seulement il étaitcontaminé, mais il mourait à très bref délai. À ce propos, voici entre autres faits ce

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que mes yeux, comme je viens de le dire, ont un jour observé. Les haillons d’un pauvrehomme mort de la peste ayant été jetés sur la voie publique, deux porcs les avaienttrouvés et, selon leur habitude, les avaient pris d’abord avec leur groin, puis avec leursdents et s’y étaient frottés les joues. Moins d’une heure après, ayant un peu titubécomme s’ils avaient pris du poison, tous deux tombèrent morts sur les haillons qu’ilsavaient malencontreusement saisis4.

Pour qui souhaite décrire le genre de la nouvelle, ce texte, que l’on peut vé-ritablement considérer comme le prototype, voire le manifeste du genre, reprendtoutes les caractéristiques le plus souvent avancées : brièveté, concision, densité,rapidité, prétention à la vérité du fait rapporté, oralité et prise de distance « ob-jective » du narrateur, caractéristiques auxquelles j’ajouterai deux autres aspectsque la lecture d’un vaste corpus couvrant les cinq siècles du genre m’a permis dedégager : une structure particulière, consistant à exposer d’abord un fait de ma-nière générale et itérative pour le reprendre ensuite par un exemple précis etsingulier, et un lien très marqué avec la mort.

Mine de rien, Boccace nous a donc livré, par une de ces nouvelles qui, selonMichèle Gazier, emplissent les romans, tout un projet esthétique, littéraire, voireéthique. La nouvelle y puise sa force d’annonce qui sera celle de l’informationjournalistique, sa volonté de faire comprendre, voire réfléchir sur tel ou tel pro-blème – même si, par la suite, la dimension de divertissement et de résistance àl’ennui prendra le dessus.

À LA RECHERCHE DE L’AUBE

Il n’est ni dans mon propos ni dans mes compétences de me lancer dans uneétude approfondie de l’œuvre de Marcel Proust ; mais dès ma première lecture,j’ai été frappé par un fragment de paragraphe – court, ce paragraphe, contraire-ment à d’autres – et même très précisément du deuxième paragraphe du Côté dechez Swann, autrement dit le tout début de cette gigantesque Recherche. L’étonne-ment ne s’est pas effacé depuis, aux relectures, et je vous le livre ici. Notre narra-teur vient de nous expliquer que, longtemps, il s’est couché de bonne heure :

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines etfraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regar-der ma montre. [Ici commence la nouvelle, selon mon point de vue.] Bientôt minuit.C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dansun hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte uneraie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le matin ! Dans un moment les domestiquesseront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être sou-lagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les passe rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu.

4 BOCCACE, Le Décaméron, trad. Christian Bec, Paris : Librairie Générale Française (Livre de Poche,Bibliothèque classique, n° 702), pp. 39-40.

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C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudrarester toute la nuit à souffrir sans remède5.

On retrouve bien ici des caractéristiques essentielles de la nouvelle – la densité,la brièveté, la chute – et l’on pourrait envisager, chez un autre que Marcel Proust,ce texte isolé, autonome, inséré ou non dans un recueil. On voit bien aussi enquoi cet extrait se démarque des autres métaphores ou digressions de l’auteur –ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’en trouve pas de semblables ailleurs dans Larecherche. Mais le plus intéressant est que ce texte annonce la démarche qui gîtau cœur de cet inouï travail d’architecte que le narrateur explicite dans les toutesdernières pages du Temps retrouvé. Nous avons ici un homme, un inconnu, lemalade archétypal, qui maîtrise le temps plus mal qu’un enfant – le narrateur –qui n’a qu’à allumer sa bougie pour connaître l’heure. Et si, régulièrement aucours de La recherche, le narrateur exprime l’idée qu’il est à la veille de se mettreau travail – comme le messie (ou le bonheur) qui est toujours pour demain –l’œuvre se clôt sur l’angoisse du narrateur vieilli, malade, qui prend consciencede la tâche qu’il doit mener, de la cathédrale – ou de la robe – qu’il doit bâtir pourmaîtriser le Temps et qui ne sait pas si son corps lui en laissera le temps. Et c’estprécisément dans le temps de cette nuit blanche – celle du malade dupé par laraie de lumière – que le narrateur annonce qu’il va travailler ; durant le jour, ildormira. Le renversement est complet – comme celui qui se produit pour lemalade berné – : si longtemps, il s’est couché de bonne heure pour se lever debonne heure, si longtemps, il a gaspillé ses forces et son temps, il va désormaisconsacrer ses nuits à domestiquer le Temps. Et l’on retrouve, dans ces dernièrespages qui, paradoxalement, se présentent comme les premières d’une œuvre encoreà venir, ce sentiment de conscience et d’angoisse qui doit saisir le voyageuranonyme et malade dans une chambre d’hôtel inconnue – image que l’on inter-prétera peut-être trop simplement comme celle de la vie, et plus particulièrementcelle de l’artiste –, avec de surcroît la reprise d’une métaphore où c’est à présentl’artiste clairement affirmé qui prend le rôle du malade anonyme, en l’un de cesfragments de texte d’une densité rare sur laquelle nous centrons notre propos :

Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu’il étaittemps de me mettre. Il était grand temps ; mais, et cela justifiait l’anxiété qui s’étaitemparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaientdonné la notion du temps perdu, était-il temps encore et même étais-je encore enétat ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu’un temps.J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont unrideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit. Il l’a toutentier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit où l’on ne peut pluspeindre, et sur laquelle le jour ne se relève pas6.

5 Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, I : Du côté de chez Swann, Paris : Gallimard (Bibliothèquede la Pléiade), 1987, p. 4.

6 M. PROUST, À la recherche du temps perdu, VIII : Le temps retrouvé, Paris : Gallimard (Folio, n° 159),pp. 426-427.

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D’un temps à l’autre, de celui de l’enfant qui ne peut se coucher sans embrassersa mère à celui de l’homme mûr qui ne peut se coucher sans songer qu’il ne seréveillera peut-être pas, de celui de la maladie anxieuse, sans espoir de soulage-ment, à celui de la création anxieuse, désespérant de rester inachevée, la boucleest bouclée. Le processus se marque par ces textes, ces incises qui reprennent à lanouvelle, une fois encore, quelques-unes de ses principales caractéristiques, outrela brièveté, dont surtout le rapport au temps et à la mort.

NOUVELLE À UN AMI ALLEMAND

On connaît le cheminement argumentatif des Lettres à un ami allemand qu’Al-bert Camus publie à la fin de la guerre. Partant du sentiment de l’humanité dansune de ses formes que l’auteur privilégie, à savoir l’amitié, Camus, petit à petit,au nom de valeurs humanistes supérieures encore aux liens qui unissent deuxêtres, en arrivera à la prise de conscience qu’il faut dire adieu à cet ami de jadis et« le détruire dans [sa] puissance sans [lui] mutiler [son] âme7 ». Les victimes d’hier,parce qu’elles sont su préserver leur attachement à ces valeurs suprêmes, ont re-noué leur solidarité qui condamne aujourd’hui les Allemands à « mourir solitai-res8 ».

On sait que Camus privilégie un style froid, que d’aucuns ont qualifié de « de-gré zéro de l’écriture », sans pathos, sans effet. Le ton des lettres est dominé parces caractéristiques : l’auteur explique calmement à son ancien ami – anonyme –les raisons qui l’amènent aujourd’hui à mettre un terme à cette amitié et à recher-cher la défaite de l’ami d’hier. Camus fait appel à de grandes valeurs, mais pas auxgrands sentiments. Comme toujours, chez lui, l’émotion est présente, mais con-tenue, cachée – et d’autant plus forte quand on la pressent.

C’est le cas de ce qui constitue véritablement une nouvelle autonome, dans ladeuxième lettre : « Laissez-moi plutôt vous raconter ceci9 », commence le desti-nateur comme le narrateur des nouvelles à enchâssement dont le XIXe siècle étaitsi friand :

Laissez-moi plutôt vous raconter ceci. D’une prison que je sais, un petit matin, quel-que part en France, un camion conduit par des soldats en armes mène onze Françaisau cimetière où vous devez les fusiller. Sur ces onze, cinq ou six ont réellement faitquelque chose pour cela : un tract, quelques rendez-vous, et plus que tout, le refus.Ceux-là sont immobiles à l’intérieur du camion, habités par la peur, certes, mais sij’ose dire, par une peur banale, celle qui étreint tout homme en face de l’inconnu,une peur dont le courage s’accommode. Les autres n’ont rien fait. Et de se savoir

7 A. CAMUS, Lettres à un ami allemand, dans Essais, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965,p. 243.

8 Ibid.9 Ibid., p. 229.

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mourir par erreur ou victimes d’une certaine indifférence, leur rend cette heure plusdifficile. Parmi eux, un enfant de seize ans. Vous connaissez le visage de nos adoles-cents, je ne veux pas en parler. Celui-là est en proie à la peur, il s’y abandonne sanshonte. Ne prenez pas votre sourire méprisant, il claque des dents. Mais vous avez misprès de lui un aumônier dont la tâche est de rendre moins pesante à ces hommesl’heure atroce où l’on attend. Je crois pouvoir dire que pour des hommes que l’on vatuer, une conversation sur la vie future n’arrange rien. Il est trop difficile de croireque la fosse commune ne termine pas tout : les prisonniers sont muets dans le ca-mion. L’aumônier s’est retourné vers l’enfant, tassé dans son coin. Celui-ci le com-prendra mieux. L’enfant répond, se raccroche à cette voix, l’espoir revient. Dans laplus muette des horreurs, il suffit parfois qu’un homme parle, peut-être va-t-il toutarranger. « Je n’ai rien fait », dit l’enfant. « Oui, dit l’aumônier, mais ce n’est plus laquestion. Il faut te préparer à bien mourir. » « Ce n’est pas possible qu’on ne mecomprenne pas. » « Je suis ton ami, et, peut-être, je te comprends. Mais il est tard. Jeserai près de toi et le Bon Dieu aussi. Tu verras, ce sera facile. » L’enfant s’est dé-tourné. L’aumônier parle de Dieu. Est-ce que l’enfant y croit ? Oui, il y croit. Alors ilsait que rien n’a d’importance auprès de la paix qui l’attend. Mais c’est cette paix quifait peur à l’enfant. « Je suis ton ami », répète l’aumônier.Les autres se taisent. Il faut penser à eux. L’aumônier se rapproche de leur massesilencieuse, tourne le dos pour un moment à l’enfant. Le camion roule doucementavec un petit bruit de déglutition sur la route humide de rosée. Imaginez cette heuregrise, l’odeur matinale des hommes, la campagne que l’on devine sans la voir, à desbruits d’attelage, à un cri d’oiseau. L’enfant se blottit contre la bâche qui cède un peu.Il découvre un passage étroit entre elle et la carrosserie. Il pourrait sauter, s’il voulait.L’autre a le dos tourné, et sur le devant, les soldats sont attentifs à se reconnaître dansle matin sombre. Il ne réfléchit pas, il arrache la bâche, se glisse dans l’ouverture,saute. On entend à peine sa chute, un bruit de pas précipités sur la route, puis plusrien. Il est dans les terres qui étouffent le bruit de sa course. Mais le claquement de labâche, l’air humide et violent du matin qui fait irruption dans le camion ont fait sedétourner l’aumônier et les condamnés. Une seconde, le prêtre dévisage ces hommesqui le regardent en silence. Une seconde où l’homme de Dieu doit décider s’il estavec les bourreaux ou avec les martyrs, selon sa vocation. Mais il a déjà frappé contrela cloison qui le sépare de ses camarades. « Achtung. » L’alerte est donnée. Deuxsoldats se jettent dans le camion et tiennent les prisonniers en respect. Deux autressautent à terre et courent à travers champs. L’aumônier, à quelques pas du camion,planté sur le bitume, essaie de les suivre du regard à travers les brumes. Dans lecamion, les hommes écoutent seulement les bruits de cette chasse, les interjectionsétouffées, un coup de feu, le silence, puis encore des voix de plus en plus proches, unsourd piétinement enfin. L’enfant est ramené. Il n’a pas été touché, mais il s’estarrêté, cerné dans cette vapeur ennemie, soudain sans courage, abandonné delui-même. Il est porté plutôt que conduit par ses gardiens. On l’a battu un peu, maispas beaucoup. Le plus important reste à faire. Il n’a pas un regard pour l’aumônier nipour personne. Le prêtre est monté près du chauffeur. Un soldat armé l’a remplacédans le camion. Jeté dans un des coins du véhicule, l’enfant ne pleure pas. Il regardeentre la bâche et le plancher filer à nouveau la route où le jour se lève10.

10 Ibid., pp. 229-231.

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Ici aussi, on retrouve les éléments essentiels de la nouvelle, avec en outre ceprocédé de l’enchâssement, du narrateur s’adressant à une personne à la foisprécise et universelle, qui pourrait se confondre avec le lecteur. D’une certainemanière, extirpé de son contexte, cet extrait gagne en densité dramatique, jus-tement par cette confusion du destinataire et du lecteur : « […] au cimetière oùvous devez les fusiller […]. Vous connaissez le visage de nos adolescents […]. Neprenez pas votre sourire méprisant […] vous avez mis près de lui un aumônier[…] » (je souligne). Texte dense, extraordinairement « efficace », à la fin duquelil est impossible de ne pas avoir la gorge nouée, sans que le moindre mot ne sesoit égaré en dehors d’un champ lexical neutre, tempéré. Nouvelle-instant,nouvelle à morale aussi, que l’auteur, comme dans les recueils des temps jadis,nous livre au terme du récit :

Je vous connais, vous imaginerez très bien le reste. Mais vous devez savoir qui m’araconté cette histoire. C’est un prêtre français. Il me disait : « J’ai honte pour cethomme, et je suis content de penser que pas un prêtre français n’aurait accepté demettre son Dieu au service du meurtre. » Cela était vrai. Simplement, cet aumônierpensait comme vous. Il n’était pas jusqu’à sa foi qu’il ne lui parut naturel de faireservir à son pays. Les dieux eux-mêmes chez vous sont mobilisés. Ils sont avec vous,comme vous dites, mais de force. Vous ne distinguez plus rien, vous n’êtes plus qu’unélan. Et vous combattez maintenant avec les seules ressources de la colère aveugle,attentifs aux armes et aux coups d’éclat plutôt qu’à l’ordre des idées, entêtés à toutbrouiller, à suivre votre pensée fixe. Nous, nous sommes partis de l’intelligence et deses hésitations. En face de la colère, nous n’étions pas de force. Mais voici que main-tenant le détour est achevé. Il a suffi d’un enfant mort pour qu’à l’intelligence, nousajoutions la colère et désormais nous sommes deux contre un. Je veux vous parler dela colère11.

Par rapport à l’objet de notre étude, la fonction de ce texte est évidente. D’unpoint de vue formel, on retrouve ici un parfait exemple du style de Camus, desa manière de traiter simplement des sujets tragiques – rendant ainsi pleinementl’intensité et l’universalité du récit. Plus fondamentalement, cette nouvelle re-prend un des thèmes majeurs de l’écrivain, qui se retrouve pour ainsi dire danstous ses textes : la peine de mort considérée comme l’une des pires injustices,l’une des pires monstruosités imaginées par l’homme. C’est dans cette mesureque la généralisation du « vous » prend toute son importance : dans ce texte,séparé du reste de la lettre par un important blanc typographique, ce n’est plusseulement l’Allemand qui est impliqué mais, comme le prouve toute l’œuvre deCamus, quiconque s’arroge le droit de condamner un être à mort. Et par-dessustout, Camus s’en prend aux prêtres qui mettent leur Dieu au service de la mort,ce que l’on trouvait déjà dans le final de L’étranger.

Et c’est bien encore une fois la mort qui domine ce texte.

11 Ibid., p. 231.

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CE QUE LA NOUVELLE NOUS DIT DU ROMAN392

LE MENDIANT DE LA MÉMOIRE

Dans l’ensemble de l’œuvre romanesque d’Élie Wiesel, Le mendiant de Jérusa-lem se démarque des autres romans par plusieurs aspects : d’une part, la structurenarrative est assez différente, plus « syncopée », fragmentaire ; ensuite, il s’agitdu seul roman qui traite d’un sujet d’actualité (la guerre des six jours, en 1967).

Ce roman, à la trame narrative assez diffuse, comprend de nombreux sous-récits qui s’emboîtent plus ou moins les uns dans les autres pour rendre cette idéeque, si Tsahal a remporté une victoire aussi rapide et aussi totale, c’est parce qu’ellecomptait six millions de combattants supplémentaires dans ses rangs. L’un de cesrécits s’intègre moins que les autres dans la diégèse, par son côté irrationnel autantque par la place qu’il occupe dans le roman ; il constitue en effet un chapitre àpart entière, qui pourrait parfaitement être retiré du roman et s’inscrire dans unrecueil de nouvelles. Le roman y perdrait, mais pas la nouvelle. C’est l’histoired’une communauté juive qui, un beau matin, est conduite dans la forêt pour yêtre exterminée, abattue au bord des fosses que les victimes ont elles-mêmes creu-sées. Wiesel décrit les longs préparatifs à l’exécution et peint, pendant ce temps,quelques-unes des figures les plus typiques de la communauté, représentatives detoutes les communautés. Il insiste longuement sur l’interpellation de Dieu faitepar le rabbin, qui refuse toutefois farouchement de confondre l’officier allemandavec Dieu.

Une ombre remue dans le regard du fou. Il comprend. Il se tait. Ses lèvres ensanglan-tées, il les serre avec force pour ne pas crier, pour ne plus chanter.— Vous comprenez, dit-il, je suis le dernier, le dernier survivant.— Pourquoi t’acharnes-tu à rester en vie ?— Je ne tiens pas à rester en vie.— Pourquoi refuses-tu de mourir ?— Vous ne comprenez pas. Je veux mourir.Et avec un geste d’impatience et une grimace, il ajoute :— Je ne peux pas, je n’y suis pour rien.Et il attend.L’officier pousse alors un hurlement rauque et essaie de l’étrangler, sans y parvenir. Ildégaine son revolver et le vide sur lui à bout portant. Le survivant ne bronche pas. Letueur n’a plus de balles. Épouvanté, livide, il regarde le disciple, se met à genouxdevant lui et lui parle comme l’on parle à un mystérieux vainqueur :— Tu m’humilies, tu te venges. Un jour, tu le regretteras. Tu parleras, mais tes parolestomberont dans des oreilles sourdes. Certains se moqueront de toi, d’autres tente-ront de se racheter par toi. Tu crieras au scandale, à la révolte, mais on refusera de tecroire, de t’écouter. Tu me maudiras de t’avoir épargné. Tu me maudiras car tu serasen possession de la vérité, tu l’es déjà ; mais c’est la vérité d’un fou.Alors, pour ne plus l’entendre, le disciple pense à son père, à sa mère, à ses amis, ets’en veut de les avoir abandonnés. Puis il s’étend sur les cadavres qui emplissent lafosse et supplie de ne pas le repousser.Dans la fosse, et autour, il fait nuit déjà12.

12 É. WIESEL, Le mendiant de Jérusalem, Paris : Seuil (Points roman, n° 128), 1968, pp. 67-75.

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VINCENT ENGEL 393

Cette nouvelle suffirait à elle seule à rendre compte de tout l’univers romanes-que d’Élie Wiesel. On y retrouve ses questionnements sur la responsabilité deDieu dans la Shoah, celle de l’homme, la place du bourreau et de la victime,l’indifférence des témoins passifs ; le monde juif d’Europe centrale, avec ses fi-gures typiques, hautes en couleurs et plus encore en humanité ; le style froid,neutre, repris à Camus, qui rend de manière plus dense encore l’horreur de lascène décrite. Tout y est, jusqu’à cette forme – rare – d’humour, qui attribue auxJuifs la chance de dénicher des tueurs de qualité.

Mais plus encore, la finale de cette nouvelle traduit mieux que tout autre texteque Wiesel a consacré à ce cruel constat, l’impossibilité dans laquelle le survivantse trouve de témoigner et d’être écouté, entendu. Cru. La survie est un enfer, où,tel Sisyphe13, le témoin doit inlassablement remonter la pierre, lourde, précieuseet si fragile, du témoignage intransmissible.

Et il faut enfin noter qu’il s’agit du seul texte où Wiesel décrit en détail la miseà mort d’une communauté juive. Jamais ses textes ne s’aventurent dans les cham-bres à gaz, rarement dans l’enceinte des camps ; il n’y a qu’ici, dans une nouvellesertie dans un roman qui lui-même occupe une place à part dans l’ensemble del’œuvre romanesque de l’auteur, que l’on retrouve une mise en récit de ce quitouche le plus à l’indicible. L’auteur, toutefois, s’est tenu à une exécution en pleinair, à l’arme automatique ; il ne s’agit toujours pas de chambre à gaz. Outre l’in-violabilité de ce lieu de mort, on peut expliquer ceci par la nécessité de confron-ter directement le bourreau et la victime, dans un face à face prolongé de surcroît,qui permet d’opposer deux types de culture : la culture juive, traditionnelle etessentiellement humaine, et la culture allemande, « cultivée » mais foncièrementinhumaine.

Une fois encore, la nouvelle nous montre que, si elle aime raconter des his-toires, elle apprécie plus encore se mettre en scène et véhiculer à la fois uneesthétique et une éthique – même si elle n’est pas toujours morale. Elle s’immiscepartout, même chez son frère ennemi, et l’utilise sans vergogne, ou sans y perdrerien de son indépendance ou de sa force. Bien sûr, le roman y gagne… voilà,comme dans la nature, le cas d’un parasitisme constructif. À cette différence près,et elle est de taille, qu’il n’est pas ici possible de distinguer formellement qui estle parasite et qui est l’hôte…

Vincent ENGEL

Université de MetzUniversité catholique de Louvain.

13 Et ce n’est pas étonnant de retrouver chez Wiesel cette figure qui fut tellement importante pourCamus, dans sa définition de l’absurde. Mais Wiesel va plus loin encore : l’absurde né de la Shoahest absolu, et ne peut en rien se confondre avec un mythe.

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RENÉ GODENNE 395

EXPOSÉ DE CLÔTURE

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FORTUNE/INFORTUNES, PERMANENCE/AVATARS D’UN GENRE396

À Carmen Camero-Pérez

FORTUNE/INFORTUNES,PERMANENCE/AVATARS D’UN GENRE :

LA NOUVELLE FRANÇAISE DU XVe SIÈCLEAUX ANNÉES 1990

…n’oubliez pas que James considérait Le tour d’écroucomme une nouvelle. C’est nous qui considérons

ce texte comme un roman.

A. BIOY CASARES

Même si Paul Morand a pu écrire que « la nouvelle en général présente unetelle diversité de nouvelles en particulier, qu’aucune classification universelle nesaurait la contenir1 », l’histoire de la nouvelle française depuis sa création en tantque genre établi et reconnu jusqu’à ces dernières années, c’est-à-dire jusqu’en1990, fait apparaître de grandes constantes quand on la compare aux autres gen-res, longs ou courts (des points de vue du contenant et du contenu, la nouvelleest un genre spécifique et typé), quand on passe en revue ses périodes de rayonne-ment ou d’effacement (la nouvelle est un genre florissant parce que les auteursl’ont toujours pratiquée). Ce sont ces constantes – j’ai mis ailleurs l’accent surd’autres – que je voudrais préciser ici. Et ce, à la lumière de la somme de textesque je répertorie depuis si longtemps, en privilégiant, comme à mon habitude, laparole du nouvelliste.

Dès son apparition au XVe siècle, la nouvelle connaît le succès qui perdure toutau long du XVIe siècle, un succès qui n’a jamais souffert de la faveur rencontréepar le roman, comme l’atteste le nombre élevé de recueils de récits courts, desCent nouvelles nouvelles (1486) à L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre.Les deux genres cohabitent, ne se font pas d’ombre, ont leur existence propre,se développent et évoluent en parallèle, subissant, chacun de leur côté, l’influenceitalienne, pour l’un Boccace, pour l’autre L’Arioste ; ils n’ont rien en outre decommun, nantis de caractéristiques propres, personnages, sujets, style, et les au-teurs s’adonnent rarement en même temps à la pratique des deux genres. Leroman est un récit plus ou moins étendu, grave, dramatique, doté d’une expres-sion recherchée, littéraire, qui rapporte des aventures chevaleresques dans latradition du Moyen Âge, ou plus largement des aventures romanesques et sen-

1 Les Nouvelles Littéraires, 30 décembre 1974 – 5 janvier 1975, p. 8.

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RENÉ GODENNE 397

timentales : Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne (1453, 1487), Lepetit Jehan de Saintré (1459, 1518), Le romant de Jehan de Paris (fin XVe siècle), Lepremier livre de Lancelot du Lac (1533), Les angoisses douloureuses (1538), Le premierlivre du nouveau Tristan (1554) de J. Mangin, Histoire de l’amant resuscité de la mortd’amour (1555), etc. La nouvelle, à l’opposé, est un récit court, qui ne vise qu’àdivertir par le choix de sujets inspirés de la tradition du fabliau ou du Décaméron,en recourant à une expression plus relâchée, alliant truculence et trivialité. Dèsle titre, l’intention est avouée : Les facétieuses journées, contenant cent certaines etagréables nouvelles (1584) de G. Chappuys. Même si les nouvellistes ne s’embar-rassent pas de considérations théoriques, ils affirment leur statut particulier, enprivilégiant le terme de « nouvelle », qui est en ce moment le terme génériqueobligé (« histoire » étant plutôt réservé au roman), et au-delà le genre qu’ilspratiquent : « S’ensuyt la table de ce premier Livre, intitulé les Cent Nouvelles,lequel en soy contient cent chapitres ou histoires, ou pour mieux dire nouvel-les ». La nouvelle, aux XVe et XVIe siècles, est un genre florissant, typé et spécifique.

Dans la première moitié du XVIIe siècle, la source de la nouvelle, le sujet diver-tissant, s’étant tarie après un siècle et demi, n’étant plus à la mode, la nouvelledisparaît de la scène littéraire. Les auteurs préfèrent le sujet sérieux, grave ; et leslecteurs leur emboîtent le pas. C’est donc tout normalement qu’ils se tournentvers le roman. Soit des romans sentimentaux, plus ou moins étendus, dans latradition du XVIe siècle ; soit, à la suite de L’Astrée (1612) de d’Urfé, des romansd’amour et d’aventures placés dans des cadres éloignés dans le temps et l’espace,désignés le plus souvent par le terme d’« histoire », qui se définissent par uncachet des plus romanesques, par une longueur considérable : treize mille cinqpages pour Artamène ou Le grand Cyrus (1649-1653) et sept mille trois cent seizepages pour Clélie, histoire romaine (1654-1660) de Mlle de Scudéry. Si la nouvelle,en tant que genre, n’existe plus (le roman l’ayant chassée pour une question desujet), le récit court reste pratiqué et apprécié. En premier lieu, avec le genre del’histoire tragique, né au XVIe siècle avec les XVIII histoires tragiques de Bandellotraduites par Boaistuau et Belleforest (1578) : chez François de Rosset (Histoirestragiques, 1614), chez Jean-Pierre Camus avec ses vingt et un recueils (Les spec-tacles d’horreur, 1630), etc. À aucun moment, ces auteurs ne pensent à recourirau terme de « nouvelle », autrement dit à la notion qu’il représente, puisquecette dernière ne s’appliquait, selon eux, qu’à une forme de récit typé, celle dela nouvelle divertissante, incompatible avec leur propos, qui est de répandre unenseignement moral et religieux :

Les Livres que les Italiens, et les Espagnols débitent sous le nom de Nouvelles, sontautrement appelés par eux, Livres de Divertissement, ou Livres d’Entretien […] ie teprésente ces Entretiens, opposant ainsi des Histoires graves et véritables, aux contesvariés et fabuleux, de ces escrivains de nouvelles, dont le but n’est autre, que d’amu-ser, en leur racontant des chimères forgées dans le creux de leurs cerveaux vides2.

2 J.-P. CAMUS, Les entretiens historiques, Paris : Bertault, 1630, avant-propos.

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Pourtant, comme ces textes sont courts, une aventure de quelques pages ar-ticulée autour de quelques faits, la tendance, chez les dix-septiémistes actuels,serait de les assimiler à des nouvelles au sens moderne (celui de notre XXe siècle)du terme3. Question dès lors : doit-on interpréter la notion de genre de la nou-velle en fonction de réalités qui sont celles de l’époque de l’écrivain ou plutôtqui sont celles de l’exégète4 ? Pour ma part, je me tiendrai toujours à la premièreinterprétation. Mais au nom de quoi va-t-on reprocher à Guichemerre d’avoirinclus des textes de Jean-Pierre Camus dans sa récente anthologie de la nouvelledu XVIIe siècle5 ? Il ne faudrait pas oublier que la nouvelle continue, indirecte-ment, à être présente durant les années 1600-1650 grâce au succès des traduc-tions de nouvelles espagnoles, fidèles ou retouchées (comme chez Scarron avecses Nouvelles œuvres tragi-comiques, 1655), le premier recueil en date étant lesNouvelles exemplaires (1615) de Cervantès – les lecteurs préféraient déjà les nou-velles étrangères ! Si l’auteur d’« histoires » qu’est le romancier Charles Sorel(Histoire amoureuse de Cléagénor et de Doristée, 1621, Histoire comique de Francion,1622, Polyandre, histoire comique, 1648…) laisse deux recueils de nouvelles fran-çaises à leur imitation (Les nouvelles françoises, 1623, Les nouvelles choisies, 1645),ensembles de textes en rupture avec les sujets de la nouvelle des siècles passés,il est sûr que le terme de « nouvelle » a été d’abord choisi en fonction du modèleespagnol, et qu’il n’implique pas l’idée de genre. Ce que la nouvelle redevientdans la seconde moitié du siècle mais pour une autre raison.

C’est maintenant au tour du roman de ne plus recueillir les faveurs des lec-teurs, lassés par des sujets trop éloignés dans le temps et l’espace, rebutés par unelongueur jugée excessive. La nouvelle, conçue à l’exemple des Espagnols, unsujet contemporain, des dimensions réduites, un récit qui tourne autour de deuxcents pages format du temps, revient en force dès 1656 avec Les nouvelles françoisesde Jean Segrais, point de départ d’une série de cent trente-trois titres qui se suc-céderont jusqu’en 1700 :

Il faut que nous considérions encore que depuis quelques années les trop longs ro-mans nous ayant ennuyés, afin de soulager l’impatience des personnes du siècle, ona composé plusieurs petites Histoires détachées qu’on a appelées des Nouvelles oudes Historiettes. Le dessein en est assez agréable, on n’y a pas tant de peine à com-prendre et à retenir une longue suite d’avantures meslées ensemble6.

3 Voir mon article « État présent des études sur la nouvelle française du XVIIe siècle (1977-1994) »,Mélanges Cecilia Rizza (à paraître).

4 N’est-ce pas faire preuve, par exemple, de légèreté que d’en arriver à désigner par trois termes dif-férents un même texte comme dans cette réédition de Trois contes de Marguerite de Navarre (Paris :La Table Ronde, 1994 ; éd. F. Joukovsky) ; « L’amour fou est un thème commun aux trois contes quenous avons réunis, les trois nouvelles les plus longues de L’Heptaméron. Ce sont de petits romans. »(p. 7) !

5 Don Carlos et autres nouvelles françaises du XVIIe siècle, Paris : Gallimard (Folio Classique, n° 2714),1995.

6 Ch. SOREL, De la connaissance des bons livres, Amsterdam : Boom, 1672, p. 184.

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En 1683, Du Plaisir peut certifier que « les petites histoires [c’est-à-dire lesnouvelles] ont entièrement détruit les grands romans7. » Comparée au romandont on ne veut plus (« […] ie le prens sur le ton d’un Roman dans les formes,et c’est une Nouvelle galante que j’ai résolu d’écrire8 »), la nouvelle offre tous lesavantages car elle en prend l’exact contre-pied :

Les Romans qui mêlent les aventures, qui les interrompent, et les font dépendre lesunes des autres, amusent et suspendent agréablement l’esprit. Mais comme il arrivequelquefois que la beauté de l’Avanture nous touche fortement, et irrite une curiositéimpatiente, que ne fait-on pour en voir la fin ? On passe les jours et les nuits àdévorer de gros volumes au péril de sa fortune et de sa santé ; et quand on est aubout, l’on se repent d’avoir acheté trop chèrement un plaisir qui nous paraît médio-cre mais quand on s’attache à une Nouvelle, dont la lecture est enfermée dans unpetit espace de temps, l’attention n’est point dissipée par les interruptions, l’espritembrasse sans peine toute l’étendue, jouit de toute sa beauté, et goûte tout entier leplaisir qu’elle luy donne9.

La nouvelle est un genre établi avec ses traits propres :

Le titre d’une Nouvelle exclut tout ce qui n’est pas nécessaire pour la composer ensorte que ce qu’on y ajoute arreste le cours de la première Histoire. […][…] la nouvelle est principalement très-convenable à l’humeur prompte et vive denostre Nation. Nous haïssons tout ce qui s’oppose à notre curiosité ; nous voudrionspresque commencer la lecture d’un Volume par la fin, et nous ne manquons jamaisd’avoir du dépit contre les Autheurs qui ne ménagent pas assez les moyens de noussatisfaire promptement. […][…] La distribution d’une Histoire en quatre ou six Volumes, est à présent excessive ;on ne prens ordinairement pour matière des Romans, qu’un seul événement princi-pal, et on ne le charge point de circonstances qui ne puissent estre contenuëes endeux tomes10.

Et le fossé qui sépare les deux genres s’exprime au mieux chez Mlle de Scudéry,qui, après avoir incarné l’image du romancier, se met à composer des nouvellesdès 1661 (Célinte, nouvelle première sera suivi de deux autres) : « Les Romans pourl’ordinaire prennent des noms connus et célèbres pour servir de fondemens àd’agréables mensonges, mais ici les aventures sont vraies et les noms suppo-sez11 ».

Si, en théorie, il y a éclipse totale du roman et succès sans partage de la nou-velle, en pratique les choses sont moins tranchées. Parce que progressivement lesauteurs reprennent tous les procédés narratifs des romans dans un cadre réduit,ne cherchant plus qu’à produire de « petits romans » : « Les nouvelles qui sont

7 DU PLAISIR, Sentimens sur les lettres et sur l’histoire, Paris : Blageart, 1683, p. 88.8 Mme DE VILLEDIEU, Cléonice ou Le roman galant, nouvelle, Paris : Barbier, 1669, p. 4.9 Mme DE PRINGY, Les différents caractères de l’amour, Paris : Blageart, 1685, pp. 20-22.10 DU PLAISIR, op. cit., pp. 71, 89, 90.11 Mlle DE SCUDÉRY, La promenade de Versailles, Paris : Barbin, 1669, p. 104.

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un peu longues et qui rapportent des aventures de plusieurs personnes ensemblesont prises pour de petits romans12 ». La nouvelle finit même par être considéréecomme un « morceau de roman » :

[…] il ne faut donc plus regarder les historiettes comme des Poèmes ou ces Romansréguliers ; cependant on ne peut se dispenser de les prendre au moins pour autantd’épisodes détachés que l’on présente à l’impatience d’un Lecteur qui ne prétend pasétudier : il veut seulement s’amuser ou se délasser une heure ou deux et si l’on détachoitainsi tous les épisodes des grands Romans, on feroit autant d’Historiettes ou de Nou-velles historiques dans le goût de celles qui sont maintenant en vogue. On peut doncles laisser jouir du nom de Roman, puisque ce sont comme des Parties qui en parais-sent détachées, et qui participent à l’agrément et à l’instruction qu’on tiroit aupara-vant de ces grands Poèmes. Un détachement d’une grande Armée ne laisse pas deporter souvent le nom d’Armée, et ses expéditions sont toujours mises sur le comptede l’Armée principale, et roulent toujours sous son nom. Hé bien ! les Historiettessont autant de détachemens particuliers que l’on fait d’un grand corps des Romans ;et par là tout doit rouler perte ou gain sous le nom de ces derniers. Ainsi voilà lesHistoires secrètes, les Nouvelles historiques et Avantures galantes maintenuës dans lapossession de porter le nom de Roman13.

Ce n’est qu’une question de longueur qui distingue les genres :

La nouvelle a cela de commun avec le roman, que l’un et l’autre est une fictioningénieuse, et que les avantures qu’on décrit doivent être intriguées et ménagées detelle manière, que le lecteur s’intéresse en faveur de la personne qui en fait le princi-pal sujet, sçache mauvais gré à ceux qui lui suscitent des traverses, et ait de l’impa-tience de les voir heureusement sortir d’embarras ; cela également doit se trouverdans le roman et dans la nouvelle. Leur différence, ce me semble, ne consiste quedans l’étendue14.

L’histoire de la nouvelle en cette fin de siècle, c’est l’histoire du roman qui neprétend pas dire son nom. On est seulement passé de treize mille pages à deuxcents ! La nouvelle, si elle est florissante pendant une période de temps limitée,n’est pas un genre spécifique. Il est éclairant qu’au XXe siècle (mais déjà au XIXe siècle)La princesse de Clèves (1672) de Mme de La Fayette soit tenu pour un roman alorsque le texte est la parfaite illustration de la nouvelle du XVIIe siècle15. Et celle-ciapparaît d’autant moins spécifique que les auteurs préfèrent parfois recourir, pourdésigner de mêmes œuvres, au terme d’« histoire », qui est, rappelons-le, le termeusuel pour le roman (cinquante-quatre titres) dans le temps que d’autres recou-rent indifféremment aux deux termes. Si l’examen des textes prouve que lestermes sont synonymes (par exemple, le titre Les nouveaux stratagèmes d’amour,

12 Ch. SOREL, La bibliothèque françoise, Paris : par la Compagnie des libraires du Palais, 1672, p. 158.13 N. LENGLET DU FRESNOY, De l’usage des romans, Amsterdam : de Poilras, 1734, I, pp. 202-203.14 ARGENS, Lectures amusantes, ou Les délassemens de l’esprit, avec un discours sur les nouvelles, La Haye :

Moetjens, 1739, I, p. 15.15 Que ce soit La princesse de Montpensier (1662), une œuvre plus courte, qui figure dans les anthologies

de la nouvelle française, rejette définitivement La princesse de Clèves dans une autre catégorie. Commequoi les critères de sélection se font toujours en fonction d’une conception pré-établie !

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histoire curieuse, 1681, se transforme, en deuxième page, en Les stratagèmes d’amour,nouvelle curieuse), il n’empêche que « nouvelle » perd une partie de son mono-pole en n’étant plus le terme exclusif qu’on oppose à « roman », d’autant encoreque soixante-dix textes similaires paraissent sans aucune précision terminologiquedans les titres (« […] les petites Histoires qu’on imprime peuvent passer pour desnouvelles, quoy qu’elles ne portent point ce titre16 »). Malgré tout, la nouvelleest un genre typé, une aventure galante, historique, romanesque, quand elle estétendue, plaisante quand elle l’est moins, qui se démarque des autres genrestypés en faveur à la fin du XVIIe siècle : le conte de fées, qui accorde la part belleau merveilleux, les « Mémoires », qui privilégient une relation de type autobio-graphique.

Au XVIIIe siècle, dans un premier temps, la nouvelle, avec comme synonyme« histoire » ou sans précision terminologique dans les titres, reste conçue commeun petit roman, et garde ses partisans (cent soixante-quatorze titres jusqu’en1750). Et c’est parce que cette forme évoque tellement, mutatis mutandis, l’imagedu roman du XVIIe siècle que d’aucuns n’hésitent plus à l’assimiler à l’idée mêmede roman : « Cela n’osta point l’envie aux auteurs de faire des romans, mais ilstâchèrent de les déguiser. Ils se contentèrent d’abord de changer le titre. On nevit plus à la tête de leurs Livres, que Nouvelles du temps, Avantures galantes,Histoires véritables. Le Public n’en fut point dupe, il reconnut les romans sousde nouveaux noms17 ». Comme on assiste au retour en force du roman, mais d’unroman fondé sur d’autres valeurs qu’au XVIIe siècle, comme se multiplient lesformes de contes : le conte de fées, le conte oriental, le conte « érotico-galant »,le conte philosophique, etc., tous genres typés à succès, la nouvelle-petit romandevient peu à peu un genre obsolète auprès des auteurs (les nouveaux romanciersne la pratiquent pas) comme des lecteurs (treize titres pour les années 1750-1760). Tout se passe comme si la nouvelle, œuvre de moyenne étendue, n’avaitété qu’un produit de substitution, une solution de rechange momentanée avantque le roman, l’œuvre longue, ait repris un second souffle : la nouvelle paie làle prix de sa non-spécificité. De fait, dès l’instant où la notion, avouée et nette,de roman resurgit, celle de petit roman, équivoque, n’a plus de raison d’être : leroman a rendu vain le petit roman. Le témoignage de l’auteur de Quelque chose(1744) est on ne peut plus clair : « […] les nouvelles sont passées de mode […]Si on vouloit faire de petits romans, que deviendroient-ils18 ? »

Dans les années 1760-1770, le récit court revient sur la scène littéraire avec legenre du conte moral, qui, au départ, n’est pas associé à l’idée de nouvelle –preuve que celle-ci n’occupe plus de place. Mais puisque c’est l’idée de brièveté,la marque spécifique de la nouvelle depuis ses origines, qui est mise en avant

16 Ch. SOREL, De la connaissance des bons livres, Amsterdam : Boom, 1672, p. 158.17 SACY, Histoire du marquis de Clemes et du chevalier de Pervans, Paris : Moreau, 1716, préface.18 LA HAYE : Neaulme, avant-propos.

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(« Nous aimons la brièveté de ces contes : notre impatience n’a point à essuyerces épisodes éternels qui, pour remplir la mesure convenue de certains ouvrages,en éloignent le dénouement19 »), l’assimilation avec « nouvelle » s’opère peu àpeu : « […] un genre qui paraît fort analogue aux nouvelles, s’il n’est pas abso-lument le même, c’est celui des contes moraux20 ». Le terme figure d’abord dansles titres de textes de recueils de contes moraux, puis est le terme usuel dans letitre de recueils d’histoires romanesques, sentimentales… qui n’ont plus rien dela conception narrative des histoires similaires des années 1656-1750. L’assimi-lation que l’on établit entre le terme d’« anecdote » et cette forme neuve denouvelle consacre pareille conception : « Quelle que soit la définition qu’ontdonnée les anciens Autheurs au mot de Nouvelle, il est bon de prévenir le lecteurqu’on annonce ici sous le titre du Décaméron français, un recueil d’anecdotes enaction21 ». Ainsi Bastide reprend, dans un de ses Contes (1763), La duchesse d’Estra-mène, histoire anglaise, le sujet de La duchesse d’Estramène, une nouvelle-petit romande Du Plaisir (1682), mais alors que « cet ancien roman que j’ai voulu rajeunir22 »comporte quatre cent trente-quatre pages, son texte ne fait plus que soixantepages in-12 du temps. La nouvelle redevient un genre spécifique (il n’est que decomparer les nouvelles de Sade à ses romans), typé (il se démarque du contemoral ainsi que des autres sortes de contes), mais peu florissant (une vingtaine detitres après 1770) parce que la préférence des auteurs (par exemple Restif de laBretonne) va au roman. Désormais la nouvelle devra apprendre à vivre avec lui…

Au XIXe siècle, la nouvelle n’a jamais cessé d’être florissante parce qu’elle con-naît un succès permanent et durable auprès des écrivains et du public qui suit– tous les auteurs célèbres de leur temps de Balzac à Anatole France, tous lesauteurs célèbres de leur temps mais oubliés aujourd’hui, de Mme de Genlis à JeanRichepin, laissent un ou plusieurs recueils – des auteurs ont privilégié la nouvelleen étant plutôt des nouvellistes que des romanciers : on songe évidemment àMaupassant, mais ce sont encore Mme de Genlis, Méry, Gozlan, Silvestre, etc.23

Les revues littéraires dans la première moitié du siècle, les journaux dans la se-conde font la part belle à la nouvelle, parfait tremplin pour une publication etla notoriété (c’est l’exemple de Maupassant) – les auteurs sont publiés chez lesgrands éditeurs du temps, Maradan, Renduel, Charpentier, Lévy, Dentu, Calmann-Lévy…, éditeurs qui n’hésitent pas à promouvoir le genre, en ressortant les grandsclassiques des XVe et XVIe siècles – des recueils d’auteurs en vogue, Dumas, Janin,Champfleury… sont réédités régulièrement… Si l’on ajoute à la somme, déjàélevée, des recueils de l’époque toujours en circulation, cette autre de cent trente-

19 Mlle UNCY, Contes moraux, préface, Paris : Vincent, 1763, I.20 N. RESTIF DE LA BRETONNE, Les françaises, Neuchâtel, 1786, II, p. 24421 USSIEUX, Le Décaméron français, avertissement, Paris : Costard, 1772-1774, I.22 Paris : Cellot, III, p. 98, « note ».23 Inès de Castro, nouvelle historique (Paris : Maradan, 1817) de Mme DE GENLIS vient d’être réédité sous

le titre, transformé arbitrairement, de Inès de Castro, roman (Éd. Ombres, 1995) !

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cinq titres que je viens de répertorier pour la première fois24, on peut, en extra-polant et sans trop se tromper, multiplier par dix les chiffres pour évaluer laproduction de recueils de nouvelles au XIXe siècle25.

L’auteur du XIXe siècle, romancier et nouvelliste tout à la fois, ne se sent pasdévalorisé en s’adonnant à la nouvelle car il ne la tient pas pour une œuvresecondaire (ne pas oublier que le manifeste du naturalisme fut Les soirées de Médan,soit un recueil de nouvelles). Au XIXe siècle, le roman n’a jamais fait de l’ombreà la nouvelle – seule, cette manie, très française, de hiérarchiser les genres estcause d’avoir enlevé à la nouvelle son statut : il lui a manqué, en plus, d’avoirson ou ses historiens, et celui qui se présentera arrivera trop tard pour inverserl’ordre des choses.

Si la nouvelle est aussi florissante, c’est qu’elle est un genre spécifique (« Cetouvrage n’est pas un roman, mais une nouvelle26 » ; « Si j’écrivais un roman […]Tous ces moyens me sont interdits27 »). La rapidité, la brièveté sont des maîtresmots de la démarche des nouvellistes : « Ici, si je faisais un roman et non pas unehistoire, j’aurais un bien beau sujet de développement de mœurs. J’arrangerai àloisir mon récit, le conduisant en habile écuyer à travers toutes les difficultés duterrain, changeant souvent ma voie […]. Mais il n’en est pas de la nouvelle commele roman. La nouvelle, c’est une course au clocher […]. On va toujours au ga-lop28 ». La nouvelle a tout pour convenir aux lecteurs, qui n’ont pas le tempsd’ouvrir un roman : « […] pour lire un roman, il faut un long loisir, et dans notrevie, telle qu’elle est faite, esclave de besoins matériels, agitée par des intérêts,troublée par des passions, nous n’avons que de courtes heures de repos29 ». Certesparaissent des nouvelles plus longues, qu’on intitule parfois « petits romans »(J. Janin, Petits romans d’hier et d’aujourd’hui, 1869, J. Richepin, Quatre petits ro-mans, 1882), mais la tendance générale n’est pas là : contrairement au XVIIe siècle,il y a davantage adéquation entre déclaration théorique et réalisation pratique :en moyenne, la nouvelle du XIXe siècle fait entre vingt et cinquante pages parcequ’elle se limite surtout à un épisode de vie, et non à une succession d’épisodescomme dans le roman. Et les choses se sont tellement clarifiées que les auteursn’éprouvent plus le besoin de recourir, comme à la fin du XVIIIe siècle, à l’asso-ciation « nouvelle-anecdote » pour définir leur démarche. La nouvelle est ungenre distinct, et dont l’identité est affirmée et reconnue : ainsi une première

24 « Un Premier inventaire de la nouvelle française au XIXe siècle : d’Eulalie de Rochester, vicomtesse de ***,nouvelle vendéenne (1800) de Mme DE LA SERRIE aux Contes de l’épée (1897) de H. DE BRISAY », dans Actesdu Colloque La nouvelle hier et aujourd’hui, Dublin, 14 au 16 septembre 1995, (à paraître).

25 Dans sa présentation de Princesse d’ivoire et d’ivresse (1902) de J. LORRAIN (Paris : Séguier, 1993),J. DE PALLACIO n’évalue-t-il pas la production de textes courts de l’auteur à 900 ?

26 L. DE BRUNO, Lionel ou L’émigré, nouvelle historique, Paris : Gaillaudet, 1800, I, p. XVI.27 Le salmigondis, contes de toutes les couleurs, Paris : Fournier, 1832, I.28 J. JANIN, introduction au Piédestal, Revue de Paris, 1832, VII, p. 116.29 Le conteur, Paris : Charpentier, 15 avril 1833, p. 9.

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version du Colonel Chabert a paru sous le titre Comte de Chabert, nouvelle30. Vien-drait-il à l’esprit de quelqu’un de soutenir que Boule de suif et Mateo Falcone sontdes romans, que Madame Bovary et Germinal sont des nouvelles ? Qu’on se rap-pelle l’exemple de La princesse de Clèves : on mesurera toute une évolution.

Cette forme de récit court qui tranche par rapport au roman, les auteurs ladésignent par deux termes, « nouvelle » et « conte » (« histoir e » est rare). L’exa-men des textes atteste, de manière indéniable, que les termes sont synonymes(même si « conte » est plus usuel dans la seconde moitié du siècle). C’est que« conte », par rapport au XVIIIe siècle, a perdu, à qualifier de mêmes textes que« nouvelle », son sens de genre propre pour prendre sa signification plus largede narration. La préface des Quatre talismans (1838) de Nodier est éclairante à cesujet car on y voit comment s’opère chez un auteur le passage d’un terme àl’autre : « Les nouvelles que je me raconte avant de les raconter aux autres ontd’ailleurs pour mon esprit un charme qui les console […] C’est pour cela que jefais des contes31 ». « Nouvelle » est le seul terme générique puisqu’il nomme, enplus, couramment des textes figurant dans des recueils sans précision terminolo-gique dans les titres (« le fond de cette nouvelle est vrai32 ») ou des recueils de« contes » (« parmi les nouvelles contenues dans ce recueil33 »). Au XIXe siècle, ily a le roman, l’œuvre longue, ou la nouvelle, l’œuvre courte. Avancer l’hypo-thèse, comme on l’émet au XXe siècle, que les termes de « conte » et de « nou-velle » renvoient à des genres différents du point de vue de la conception nar-rative, le conte pour un récit court, la nouvelle pour un récit plus étendu, nerésiste pas à l’examen des textes.

Au XIXe siècle, la nouvelle est avant tout l’expression d’une histoire vraie (quelleplus belle preuve de la synonymie entre « nouvelle » et « conte » que de cons-tater que la majorité des recueils de contes sont de ce type ?34) Dès le momentoù il s’agit d’histoires pour enfants (qui nous plongent dans un monde féerique),d’histoires tirées d’un fonds populaire ou légendaire, c’est-à-dire dès le momentoù l’histoire devient, dans son sens le plus large, fantastique (Le père Gigogne,contes pour enfants, 1860, de Dumas, les Contes de Bretagne, 1844, de P. Féval, Lefoyer breton, contes et récits bretons, 1845, de E. Souvestre…), ce n’est plus le termede « nouvelle » (à ce jour, je n’ai découvert aucun recueil de « nouvelles fantas-tiques35 ») qui est choisi mais celui de « conte » (« vous voudrez lire quelques

30 Dans Le salmigondis, I, pp. 1-95. Faut-il dire que les éditions modernes en poche parues à la suitedu film qui en a été tiré en 1994 présentent toujours l’oeuvre comme un roman !

31 Contes, Paris : Garnier, 1961, éd. Castex, pp. 718-719.32 À propos de La veuve et l’orphelin, scène parisienne en novembre 1832 de D’ARBINCOURT, Scènes du beau

monde, Paris : Haget, 1833, p. 275.33 Ch. BUET, Contes à l’eau de rose, Paris : Palmé, 1879, p. X.34 Voir ce titre de Contes vrais (1844) de Mme BABEUF.35 L’emploi moderne de « nouvelle fantastique » pour les recueils, par exemple, de GAUTIER (auteur

d’un recueil de Nouvelles en 1845) ou de MAUPASSANT est à nouveau tout à fait abusif et arbitraire.

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contes », annonce Dumas en introduisant Les mille et un fantômes36), qui retrouvealors, mais dans ces deux seuls cas, son sens de genre propre, qu’on oppose àcelui de nouvelle. Même s’il existe des exceptions célèbres (les textes de Mérimée,de Gautier, de Maupassant…), si coutumières dans l’histoire de la nouvelle, lanouvelle est un genre typé grâce à un registre déterminé de sujets : des aventuresdramatiques, historiques ou contemporaines, des personnages singuliers, extra-vagants (voir ces titres : Les détraqués, 1881, de Ch. Barbara, Contes pour les assas-sins, 1890, de M. Beaubourg), des aventures amusantes qui renouent avec latradition des XVe et XVIe siècles (« Un conte de Boccace fait particulièrement plaisiraprès une page de Bossuet !37 »)

Par rapport au roman, la nouvelle est encore un genre spécifique par ce choixd’une mise en scène particulière à laquelle sera associée longtemps l’image de lanouvelle : celle du cadre narratif, des gens réunis se mettent à raconter des his-toires, dans la tradition du Décaméron ou de L’Heptaméron (impossible ici de nepas songer à Maupassant, mais ce seront aussi ce Décaméron français, nouvelleshistoriques et contes moraux (1828) de Lombard de Langres, ce Nouveau Décaméron(1844-1847)). Et ce cachet d’oralité conféré au récit, qui n’est jamais l’apanagedu roman, constitue assurément la marque la plus franche de la nouvelle auXIXe siècle.

Le XXe siècle est parcouru par de grandes évidences qui ne sont pas reconnues,ce qui est, il faut le dire, source de bien des erreurs d’interprétation. Des éviden-ces pour le moins paradoxales en ce sens que dans le temps que la nouvelledevient encore plus spécifique, elle se présente comme un genre moins typé, etun genre, qui, pour être peu apprécié de certains, reste florissant grâce à d’autres.

Si d’aucuns continuent à croire que la nouvelle se ramène à une forme hybrideentre le roman et la nouvelle, des critiques (« On peut convenir d’appeler conteun récit de quelques pages et une nouvelle proprement dite une œuvre plusdéveloppée38 »), des auteurs (« […] la définition de la nouvelle est d’être entre leconte et le roman39 »), il ne s’agit que d’une vue de l’esprit, que dément la réalitédes textes : quand il ne qualifie pas des récits pour enfants (Contes de la rue Brocade Pierre Gripari40) ou de tradition populaire (Les contes de ma Provence deAudouard41), « conte », comme au XIXe siècle, n’est qu’un synonyme, parmid’autres, de « nouvelle », qui demeure donc le terme générique et qui l’est de plusen plus au fil des années : par exemple, sur un total de deux mille cinq centtrente-sept titres répertoriés de 1940 à 1990, je dénombre neuf cent soixante-dix

36 Paris : Cadot, 1849, I, p. 4.37 P. A. SILVESTRE, Histoires inconvenantes, Paris : Praget, 1887, p. 304.38 P. GAMARRA, « Défense et illustration de la nouvelle », Europe, VIII-IX 1981, p. 3.39 J.-J. KIHM, Le voleur d’anges, Rougerie, 1991, p. 9.40 Paris : La Table Ronde, 1967.41 Paris : Le Pré-aux-Clercs, 1986.

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nouvelles pour cent quatre-vingt-treize contes42, et c’est sans compter la majoritédes recueils sans précision terminologique dans leur titre assimilés à des recueilsde nouvelles (« Écrites entre 1930 et 1944, les quatre nouvelles que l’on va lireétaient depuis longtemps introuvables43 ») – il est révélateur que les prix créésdepuis les années cinquante pour couronner un nouvelliste soient tous des « Prixde la Nouvelle » et non du « Conte » : on voit là que « conte », dans l’esprit desgens, ne remplace pas « nouvelle » en tant que genre. Comme au XIXe siècle, il ya le roman ou la nouvelle et il y a des écrivains qui ont choisi d’être des nou-vellistes à part entière : Paul Morand, Marcel Arland, Marcel Aymé… pour les« anciens », Pierre Gripari, Georges-Olivier Châteaureynaud, Annie Saumont…pour leurs successeurs. Tout au long du siècle, des textes, préfaces, avant-propos,articles de revues, de journaux, plaident la cause de la nouvelle comme genredistinct du roman : « La matière de la nouvelle est un épisode, celle du romanune suite d’épisodes44 » ; « Une nouvelle n’est ni l’ébauche ni le résumé d’unroman45 » ; « La nouvelle est courte, cela va sans dire ; mais ce qui la distinguedu roman, ce n’est pas une différence de métrage ; en vérité, c’est une différenced’essence46 ». Au-delà de ces déclarations « théoriques », les textes eux-mêmes –le tout est de les avoir lus – enseignent que la nouvelle se différencie davantagedu roman qu’au XIXe siècle. Ce sont les dimensions : la nouvelle est un récit plusbref que court, la longueur moyenne tournant autour de dix pages, avec desrecueils comprenant un nombre de textes qui dépasse volontiers les vingt-cinq(par exemple, Le pingouin aux olives, quatre-vingt-six nouvelles de Gaillard47). Lanouvelle n’est plus seulement une histoire mais aussi l’expression d’un momentde vie, plus limité dans le temps que l’épisode du XIXe siècle (« Le roman, c’estle temps. La nouvelle, c’est l’instant », énonce Roger Grenier). Ici, la rupture esttotale avec le roman : « Le plaisir d’écrire des nouvelles, c’est explorer la diversitéde ses images, s’aventurer sur de multiples chimères, ne pas épuiser les thèmesni les personnages, mais s’efforcer de les cerner, de les saisir, en des momentsessentiels et cruciaux48 ».

Du point de vue du sujet, les choses ne se passent pas de la même manière.C’est que la nouvelle n’est plus un genre typé. D’une part, le terme renvoie à deshistoires vraies, à d’autres qui ne le sont pas du tout ; l’épithète de « fantastique »à présent s’applique à « nouvelle » (Les escales de la haute nuit (nouvelles fantas-

42 Quelques chiffres plus précis : en 1955 douze et quatre ; en 1972 vingt-quatre et quatre ; en 1990soixante-neuf et sept, etc.

43 J. MISTLER, L’ami des pauvres, Paris : Grasset, 1974, avertissement.44 P. BOURGET, « Mérimée nouvelliste », dans Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1920, p. 258.45 M. BRION, « Félicité par K. Mansfield », dans Revue Hebdomadaire, V, 1928, p. 479.46 P. MORAND, préface au Sphinx et autres contes bizarres de E. POE, Paris : Gallimard, 1934, p. 7 – 1er volume

de la collection La Renaissance de la Nouvelle (1934-1939).47 Paris : Julliard, 1964.48 A. CHEDID, Mondes miroirs magies, nouvelles, Paris : Flammarion, 1988, avant-propos.

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tiques) de Marcel Brion49) comme à « conte » (La nuit des Halles, contes fantastiquesde Claude Seignolle50) ; après 1950, « nouvelle » est le terme courant pour leshistoires de science-fiction (Dédale 1, anthologie de nouvelles de science-fiction fran-çaise51) ; « conte », quant à lui, renvoie à des sujets irréels ou réels, et surtout àces derniers après 1940 (Contes fervents de Jean de La Varende52). D’autre part, dèsles années quatre-vingt, il paraît sous l’étiquette de « nouvelle » des textes quin’ont quasiment plus rien à voir avec l’idée de nouvelle au sens originel : textesà la limite du récit vécu, où se côtoient réflexions, rappels de souvenirs person-nels ; textes à la limite du poème en prose, où descriptions et évocations detoutes sortes sont une fin en soi sans le moindre encadrement narratif ; textescomposés en partie ou de bout en bout de vers ; textes destinés à la scène :monologues, saynètes… Voilà qui ne contribue pas peu à introduire la confu-sion, en dépit des déclarations d’auteurs qui ne reposent que sur des opinionspersonnelles (« [la nouvelle] n’est ni le conte, qui comporte une leçon morale,et s’affuble volontiers d’oripeaux rassurants au point de se vouer au contresensd’une littérature pour enfants, ni le récit, qui se présente comme la relation d’unfait d’autant plus vrai qu’il est scripturalement faux […] la nouvelle n’obéit pointà une élaboration temporelle, ni même d’ordre fantastique, ce qui la rattacheraità l’incrédible53 »). Il n’y a plus adéquation, contrairement au XIXe siècle, entrethéorie et pratique.

À première vue, tout donne l’impression que le genre de la nouvelle est moinsflorissant qu’au XIXe siècle. Depuis longtemps, il ne bénéficie plus du support, outrès occasionnel, de la presse (journaux, revues…), qu’il s’agisse d’une prépubli-cation, qu’il s’agisse de rendre compte des productions en cours. Les a priorirègnent : la nouvelle ne se lit pas, donc ne se vend pas. Déjà, en 1900,J.K. Huysmans s’exclamait : « Vous me demandez si un éditeur prendrait un livrede nouvelles ? Aucun ! Les nouvelles sont comme les volumes de vers pour eux ;ils n’en veulent à aucun prix, vu que ça ne se vend pas. » Les grands éditeursrechignent à publier des auteurs, qui trouvent refuge chez les autres (par exem-ple, en 1990 : vingt et un titres chez les premiers pour cent deux chez les seconds,avec les conséquences fâcheuses qui en découlent : la diffusion est quasi nulle).À ce peu de succès commercial correspond un autre d’ordre littéraire : la nouvellejouit de moins de prestige auprès des auteurs qui lui préfèrent le roman : lanouvelle, pour beaucoup, est un moyen de faire ses premiers pas (Henri Troyat,Bernard Clavel, etc.), ou de publier en fin de carrière des textes qu’on pourraitcroire sortis de fonds de tiroir (Jean Cayrol, Béatrice Beck, etc.) ; d’autres ladénigrent (« Le roman, c’est l’aventure. La nouvelle : un voyage organisé. Le

49 Paris : Laffont, 1965, 1969 (1re éd., 1942).50 Paris : Maisonneuve, 1965.51 Verviers : Marabout, 1975 (collectif sous la direction de H. L. PLANCHAT).52 Rouen : Desfontaine, 1948.53 J. STEFAN, « Hardy et la nouvelle », dans NRF, 1er juin 1980, p. 85.

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54 J. LAURENT, dans Le Quotidien de Paris, 6 juin 1974.Quand ce ne sont pas les nouvellistes mêmes qui accablent la nouvelle : « La nouvelle est un genremineur. Elle exige un investissement faible, dix fois moins qu’un récit, vingt fois moins qu’unroman. On aura beau dire qu’il existe des sprinters et des coureurs de fond, la comparaison ne tientpas. L’art du peu, c’est aussi l’art du moins », D. GROJNOWSKI, « L’Amateur [!] de nouvelles », dansMaupassant. Miroir de la nouvelle, Paris : PUV, 1988, p. 11.

55 Voir « Sur un non-statut : la nouvelle française de 1940 à 1986 » et « De la (très) mauvaise place dela nouvelle française dans les histoires et les manuels de littérature » dans mes Études sur la nouvellede langue française, Paris : Champion, 1995, pp. 209-217, 237-247.

56 Déjà en 1904, J. ERNEST-CHARLES, dans ses Samedis littéraires (1904, 2e série, Paris : Perrin, p. 394),relevait : « Il fut une belle époque littéraire, où d’un sujet de roman on faisait simplement un conte ;aujourd’hui, d’un simple sujet de nouvelle, on ferait plutôt deux ou trois romans. »

57 D. AURY, « Défense de la nouvelle », dans Bulletin de la Guilde du Livre, V, 1950, p. 102.58 G. STIEBEL, Vents chauds, nouvelles, dans Les Lettres françaises, Alger, 1945, p. VII.59 G. COGNOT, L’évasion, récits, Paris : Éd. Raison d’être, 1947, p. 5.60 P. MORAND, préface à une réédition de Ouvert la nuit, Paris : Gallimard, 1957.

roman est semblable à un cancer, les personnages prolifèrent. Une nouvelle réussie,c’est l’art pour l’art. C’est bon pour les écrivains timides54 » ; d’autres n’en ontpas composé (Vailland, Montherlant, Nourrissier, etc.). Toutes les conditions sontréunies pour que le public ne connaisse pas la nouvelle (connaît-il celles deromanciers comme Mauriac, Aragon, Green, Gary ?) : il est toujours frappant designaler que la nouvelle occupe une place réduite dans les collections de poche.Tout se passe comme si la nouvelle n’avait pas de statut55. Les lecteurs ne suiventpas la nouvelle contemporaine parce qu’elle est trop spécifique (la lecture denouvelles-instants ou d’une succession aussi rapide de textes brefs impose untout autre rythme auquel n’est pas habitué le familier du roman) ou trop peu typée(c’est à ne plus s’y retrouver : il paraît dans les années quatre-vingt-dix des ro-mans plus courts que des nouvelles !56) Et les déclarations alarmistes se succèdentpour déplorer un tel état : « Pourquoi faut-il périodiquement, depuis le début desgrandes guerres, se jeter au secours de la nouvelle comme d’une simple Pologne,comme si quelque monstre totalitaire menaçait de l’étouffer57. » Pourtant, depuisle début du siècle, la nouvelle n’a cessé d’être publiée avec son cortège de re-cueils, de collectifs, de collections, d’anthologies, de revues, de numéros spé-ciaux de revues… Ces chiffres se passent de commentaires : deux mille cinq centtrente-sept titres pour les années 1940-1990, dont mille cent quatre-vingt-sixpour la seule période 1980-1990. Avancer l’idée, comme on le fait périodique-ment, d’un renouveau, d’une renaissance de la nouvelle ne reflète absolumentpas la réalité : la nouvelle, dont la présence sur la scène littéraire est permanente,n’a jamais connu de périodes d’effacement, d’éclipse : « […] la nouvelle était-ellesi morte que cela ? Je ne m’en suis pas aperçu : en France comme ailleurs il m’asemblé que florissait le genre58 » ; « Ce n’est point par hasard que la nouvelleconnaît aujourd’hui un incontestable éclat59 » ; « La nouvelle se porte bien60 ».Mais si la nouvelle, vivant à l’ombre du roman, est marginalisée (à cause deslecteurs), elle n’en est pas moins florissante (grâce aux écrivains).

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Ainsi donc, sauf en deux périodes, les années 1600-1656, les années 1730-1770, la nouvelle bien pratiquée par les auteurs a toujours été florissante, devantle roman dans les années 1656-1700, aux côtés du roman aux XVe et XVIe siècleset au XIXe siècle, plus en retrait aux XVIIe et XXe siècles. Qu’à notre époque leslecteurs aiment mieux lire les nouvelles françaises du XIXe siècle ou des nouvellesétrangères indique qu’ils ne sont pas aussi réticents qu’on voudrait le croire augenre de la nouvelle. Il n’y a pas crise de la nouvelle, mais crise de la nouvellecontemporaine parce que les lecteurs ne suivent pas les nouvellistes – comme ily a actuellement une crise du cinéma français et non du cinéma… « La crise dela nouvelle est une tarte à la crème dont se servent les animateurs de revues pourdire que leurs revues ne se vendent pas ; ça sert beaucoup de mauvais auteurs quidisent ne pas être édités parce qu’ils font des nouvelles », remarquait judicieu-sement, en 1989, Martine Delort, la directrice de la revue Brèves. Le tout seraitd’informer les lecteurs sur la floraison des œuvres de leur temps qui soutiennentla comparaison avec les meilleures réussites des siècles passés, le tout serait deles leur faire lire !

Sauf au XVIIe siècle, on a toujours voulu faire et fait de la nouvelle un genrespécifique et typé par rapport au roman. Qu’il soit moins typé en cette fin deXXe siècle ne pourrait-il pas être interprété non pas comme un signe de déliques-cence mais plutôt comme un facteur d’enrichissement afin de le mettre mieuxen balance avec le genre long ? L’histoire des années à venir nous l’apprendra.

René GODENNE

Liège.

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LA NOUVELLE DE LANGUE FRANÇAISE AUX FRONTIÈRES DES AUTRES GENRES410

TABLE DES MATIÈRES

Préambule (V. ENGEL et M. GUISSARD) 5

EXPOSÉ INAUGURAL 7Le temps de la nouvelle (A. KIBÉDI-VARGA) 8

MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE 17La nouvelle, cette invention du Moyen Âge (R. DUBUIS) 18Entre flabiau et facétie :

la nouvelle en France au xve siècle (L. ROSSI) 28De la controverse à la nouvelle.

Alexandre Van den Bussche, lecteur de Sénèque (A. CULLIÈRE) 40L’amant resuscité de la mort d’amour de Théodose Valentinian :

roman ou nouvelle ? (V. DUCHÉ-GAVET) 53Esthétique de la nouvelle et principe de la mise en recueil

au Moyen Âge et au XVIe siècle (M. JEAY) 63La nouvelle aux frontières du commentaire et du dialogue dans

L’Heptaméron de Marguerite de Navarre (Ph. DE LAJARTE) 77Nouvelle et histoire à la Renaissance (G.-A. PÉROUSE) 114Les avatars du genre facétieux : facétie et eutrapélie

chez Noël Du Fail (M.-Cl. BICHARD-THOMINE) 122

XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES 137Nouvelle et petit roman : La princesse de Montpensier

et La princesse de Clèves (M. BERTAUD) 138La nouvelle au XVIIe siècle ou

La vérité de la fiction (C. NOILLE-CLAUZADE) 149La nouvelle classique à la frontière de l’oraison funèbre :

du profane au sacré ? (E. KELLER) 159Poétique de la fiction : la nouvelle et la « fable »

au XVIIe siècle (A.-E. SPICA) 170De l’anecdote vertueuse à la nouvelle édifiante : naissance

d’un genre au tournant des lumières (M.-E. PLAGNOL-DIÈVAL) 183Traduction, transposition ou œuvre de fiction pure,

la nouvelle exotique à la fin du XVIIIe siècle (C. SETH) 196

XIXe SIÈCLE 207La comédie humaine : entre nouvelle et roman (I. DAOUST) 208Les Trois contes de Flaubert ou le conte absent ? (G. JACQUES) 215

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TABLE DES MATIÈRES 411

Pour une esthétique de la nouvelle.La nouvelle dans l’œuvre de Léon Bloy (M. DEREU) 227

Barrès et la nouvelle à l’époque du Culte du Moi (J.-M. WITTMANN) 234Proust et l’écriture de la nouvelle dans

Les plaisirs et les jours (T.-V. TON-THAT) 242La tentation poétique des premières nouvelles

de Paul Morand (C. DOUZOU) 250L’art de la nouvelle chez Jean Giono : reflet de la problématique

du genre le long du siècle (A. PIQUER DESVAUX) 259La nouvelle française du XXe siècle aux frontières des autres genres :

roman, conte, essai (C. CAMERO PEREZ) 266Marcel Béalu et les frontières entre

conte, nouvelle, poème en prose (M. GUISSARD) 273Du récit romanesque au texte bref :

Michel Tournier ou Les limbes de la nouvelle (J.-P. BLIN) 281Vies minuscules : une poétique oblique

de la nouvelle autobiographique (G. NOIRAY) 289La nouvelle ou « L’art de la lenteur »

dans le dernier roman de Kundera (N. BAJULAZ-FESSLER) 301Nouvelles et textes brefs de Le Clézio :

vers une écriture du silence (J.-Ph. IMBERT) 309Le genre narratif bref québécois de 1860 à 1960 (M. LORD) 318Prose et poésie dans le genre de la nouvelle

en Afrique noire francophone (G. O. MIDIOHOUAN) 327La disqualification de la nouvelle de l’arsenal littéraire africain

pour cause d’inefficacité (P. BEKOLO) 335Du Masque à l’Épervier : quelles nouvelles ? (P. MARLET,

CH. PIRMEZ, J.-L. TILLEUIL, C. VANBRABAND) 342Écriture de la nouvelle et écriture journalistique (M. LITS) 356

APPROCHES DIACHRONIQUES 367Faits divers et nouvelles :

de l’immanence à la transcendance (J. GLAZIOU) 368La nouvelle au pied de la lettre (O. DEZUTTER) 377« Les romans sont pleins de ces nouvelles-là » :

ce que la nouvelle nous dit du roman (V. ENGEL) 385

EXPOSÉ DE CLÔTURE 395Fortune/infortunes, permanence/avatars d’un genre : la nouvelle

française du xve siècle aux années 1990 (R. GODENNE) 396