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Vincent Marcinek Commentaire d'un poème de J. Nurbakhsh : toghyân

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Vincent Marcinek

Commentaire d'un poème de J. Nurbakhsh : toghyân

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Le livre duquel est tiré ce poème est intitulé DIVANI NURBAKHSHI sufi poetry. Ces ghazâl

et autres qasida sont l’œuvre d’un homme qui, bien qu’il vécût en ce monde, avait conscience

que les racines de son être puisaient à la source suprême de tout être, au Créateur

inconditionné. Héritier de la longue tradition sapientielle persane et arabe, le Docteur Javâd

Nurbakhsh est né en 1926 à Kermân, en Iran. Après avoir fait des études de médecine à Paris,

il est devenu psychiatre et chef du département de psychiatrie à l’université de Téhéran. Tel

est le travail qu’il dut rendre à la société. Mais son travail fondamental n’était pas celui de la

psychiatrie moderne : Javâd Nurbakhsh était un soufi. A la question posée par un journaliste

« Qu’est-ce qu’un soufi, comment définir le soufisme ? », il répondit que tout ce qui passe par

la parole n’est pas le soufisme, voulant dire par là que seuls ceux qui sont devenus soufis

peuvent comprendre ce qu’est le soufisme.

Le Dr. Javâd Nurbakhsh a édité de nombreuses monographies consacrées à des « soufis »,

citons entre autres Junayd ou Bayâzid al-Bistâmî. Il a aussi rédigé un dictionnaire de tous les

termes techniques soufis, arabes ou persans, qui jalonnent les récits et les traités de tous ceux

qui, rattachés à cette tradition, ont laissé traces de leur voyage spirituel. Tout ceci semble

contredire la parole prononcée par l’auteur de ces innombrables ouvrages : « har tche dar goft

âyad tasawwuf nist ». Comment expliquer ce qu’est le soufisme, sans le truchement de la

parole, puisque celle-ci est discréditée aux oreilles de celui est soufi ? N’aurions-nous pas

affaire à un usurpateur, qui voulant attiser la curiosité de ses lecteurs déclare d’emblée que

tout ce qu’il dira au sujet du soufisme ne sera qu’une réduction de celui-ci, et qui, tout en

déclarant que ce dont il traite ne peut être systématisé, compulse systématiquement en un

dictionnaire chacun des termes techniques de ce qui ne serait dès lors qu’une métalangue

jargonnesque ?

Certes non : ces écrits « théoriques » sont propédeutiques, ils fournissent au chercheur des

clés, et des directions qu'ils doivent suivre, afin d'être « orientés »1. Mais cette science ne doit

pas demeurer purement théorique, sinon elle est stérile : elle doit être réalisée par le chercheur.

Cette réalisation implique de la part de l'individu qu'il mette tout en œuvre pour se faire

témoin des réalités décrites dans la science théorique. Il y a donc une différence qualitative

entre le premier niveau de la connaissance théorique2 et le deuxième, celui dans lequel la

doctrine devient événement de l'âme3. Les soufis parlent par exemple souvent du fanâ', ou

anéantissement de l'ego. La connaissance théorique consistera en savoir ce qu'est 1 Rappelons avec H. Corbin que ce terme ne fait pas référence à l'orient de notre géographie positive, mais à la

source de toute lumière, c'est-à-dire à la source de toute connaissance. Voir par exemple : En Islam iranien, II « Sohravardî et les Platoniciens de Perse »

2 Que les mystiques musulmans nomment 'ilm al-yaqîn3 Ce niveau est celui du 'ayn al-yaqîn, de la certitude oculaire.

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l'anéantissement (symboliquement, savoir ce qu'est le feu, ou l'eau). La certitude oculaire

consistera en la vision de la chose en question (voir le feu, ou l'eau). Enfin, il y a la certitude

personnellement réalisée4, c'est être soi-même anéanti (être brûlé par le feu, devenir feu, ou

être noyé).

Un proverbe soufi dit : « Il est autant de voies <qui mènent à Dieu> qu'il est d'âmes

<d'hommes>. » Le premier beyt fait référence à l'état (hâl) de ceux qui sont avancés sur la

voie de Dieu. Le thème du voyage spirituel, qui a inspiré tant de philosophes et de poètes

(citons entre autres Sohravardî, ou aaa et son Safar-Nâmeh) est donc d'emblée présent ici.

Qu'est ce voyage spirituel ? Celui que doit accomplir tout homme pour retourner à l'origine de

son existence, au Créateur inconditionné. Pour ce, il doit parcourir de nombreuses étapes,

surmonter bien des dangers et des épreuves (dont l'une des plus premières consiste à se

défaire de l'emprise de l'âme charnelle) . Au pèlerin de la voie spirituelle advient parfois des

états spirituels (hâl, pl. ahvâl), qui sont des moments d'extases, des prises de conscience

momentanées qui s'emparent du cœur de l'aspirant, sans que celui-ci le veuille5. Le poète fait

ici mention d'un état d'ébullition intérieure (hâlat-e-sarjûshî) causée par le cheminement sur la

voie. Cette ébullition intérieure consiste en un épanchement du cœur du chercheur, image et

imitation de la sur-effluence divine6. En effet, le divin n'est pas envieux : il est généreux et

donne de lui-même7. C'est comme si l'Un, s'enflant intérieurement et étant lui-même empli de

lui, se déversait et s'épanchait à l'extérieur8. Pour l'homme, c'est le feu de l'amour qu'il

éprouve pour l'Aimé (yâr, doust) qui, échauffant son cœur, l'amène à ébullition. Cet état de

dilatation, d'épanchement (que les soufis nomment bast) se manifestent par la joie et l'extase.

La voie mènent à la mer du fanâ', le second mesrâ' du premier beyt nous le dit. Cette

voie est donc comparable à une rivière qui, après avoir franchi bien des obstacles débouche

sur une mer décrite comme calme, sereine et silencieuse. Quelle est donc cette mer ? Qu'est ce

que le fanâ' ? Il s'agit là d'une expérience individuelle, celle de l'anéantissement de l'ego.

4 Haqq al-yaqîn5 C'est ce qui distingue le hâl du maqâm (station spirituelle) : alors que celui-ci est un habitus, fruit d'un effort

volontaire, le hâl est un don gracieux de Dieu. 6 Que Ibn 'Arabî nomme al-faydh al-aqdas.7 On trouve aussi cette idée dans le philosophie grecque : voir par exemple Platon, Phédon, 29e8On trouve cette image chez Maître Eckhart. Il appelle bullitio le bouillonnement au sein de la déité, et il nomme ebullitio le débordement qui suit ou l'écoulement hors du fond divin.

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Javâd Nurbakhsh avait coutume de dire que le but du soufisme, c'est l’anéantissement : « c'est

seulement en devenant zéro que l'on peut faire l'expérience de l'infini », c'est-à-dire de la

divinité. Ceci est un thème récurent du soufisme, qui implique de la part de l'aspirant, du

philosophe (ou du « philosoufi ») un détachement de tout ce qui est extérieur à Dieu et de tout

ce qui est contingent, donc a fortiori de son « moi » pour qu'il arrive à terme du voyage. Le

fanâ' ne peut s'atteindre sans l'expérience de l'amour. Une histoire de Rumî montre

magistralement le lien qui unit l'expérience de l'anéantissement et celle de l'amour : il raconte

l’histoire d’un amoureux qui brûlant du feu de l’amour voulait exprimer la sincérité de son

amour pour sa bien-aimée en citant toutes les choses qu’il avait faites par amour pour elle.

L’amant indiqua qu’il n’avait pas dormi pendant des années, qu’il avait dépensé toute sa

fortune et ses forces pour sa bien-aimée, et qu’il ne restait plus rien qu’il n’avait pas encore

fait pour elle. La bien-aimée répondit en disant que tout ce que l‘amant avait fait est

insignifiant sur la voie de l’amour comparé à ce qu’il aurait dû faire et lui précisa qu’il

n’avait pas encore réalisé le principe fondamental et le pré-requis de l’amour. Lorsque l’amant

demanda ‘’ quel est ce principe ?’’, la bien-aimée répondit qu’il s’agissait de ‘’ la mort et

l’anéantissement de l’amant’’9. On comprend donc que l'état d'ébullition, de dilatation de

cœur est le delta de la rivière qui vient s'anéantir dans la mer : se dépouille de son ego celui

qui n'agit que par amour, pour les autres et pour Dieu, sans attendre aucune récompense.

Cette mer est silencieuse (khamûshî) et calme, reposée (sokûnat). Le deuxième beyt

nous en dit un peu plus sur la nature de ces deux qualification : il y est fait mention d'un cercle

d'extatiques (ahl-e-hâl), de personnes qui ont fait l'expérience de l'extase, à tel point que cela

en est devenu leur attribut : ceux qui s'extasient. Ils sont parvenus jusqu'à la mer du fanâ' et

entre eux, il n'est d'autre conversation que le silence. C'est que de Dieu, en lequel sont

anéantis les maîtres de la voie (pirân), on ne peut rien dire, du fait de son Unicité. En son

essence, il est inconnaissable. Tel est le fondement de la dite « théologie apophatique ». Les

maîtres, ceux qui ont oublié leur ego, et respirent les effluves du tawhîd10, ne peuvent donc se

parler oralement puisqu'ils sont unifiés en Dieu. Le silence, nous dit donc ici le poète, est

source de toute parole, et il convient de remonter à la source.

9 Mesnevi, Livre 5, vers 1242-125510 Voici la définition de ce terme que donne Jurjânî dans son Kitâb al-ta'rîfât (Livre des définitions, trad. M.

Gloton, éd. Al-Bouraq) : « Dans le langage technique des Gens de réalisation spirituelle, ce terme désigne le fait de dépouiller (tajrîd) dans l'âme l'Essence divine de tout ce qu'on peut en concevoir ou imaginer. »

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Le poète fait partie de ces extatiques : l'emploi de la troisième personne du pluriel à

partir du troisième beyt nous le fait comprendre. Le calice est passé de main en main, de

lèvres en lèvres, empli de vin divin, pensons à la « dive bouteille » de Rabelais. Ce nectar est

celui de la connaissance divine, à laquelle s'abreuvent les âmes retournées à leur source. Il est

au-delà de tous les vins existants, et bien plus réel qu'eux. C'est pourquoi le poète demande où

le trouver, afin qu'encore il le goûte .Il procure l'ivresse de l'éternité11, et l'oubli de tout ce qui

est de ce monde. Il provoque la perte de conscience (madhûshî), c'est-à-dire l'oubli du

« moi », de l' « ego » noyé dans le « Soi » divin, ainsi qu'il est dit au troisième beyt. Alors, à

cet instant d'anéantissement, l'aspirant contemple la Face du Bien-Aimé Absolu, et, comme

ensorcelé par elle, il est dans l'oubli de tout ce qui n'est pas, ou plutôt, en toutes les choses

qu'il voit, il ne contemple que le Face de Dieu. Jurjânî, dans son Kitâb al-Ma'rîfât définit ainsi

la Face de Dieu, celle-là même dont il est question dans le deuxième mesrâ' du quatrième

beyt, l'image de l'ami (khiâl-e-dûst) : « C'est Dieu le Réel Lui-Même qui instaure (muqîm)

toutes les choses. Or, celui qui voit l'Immutabilité de Dieu le Réel (qumûmiyya al-haqq) en

toutes les choses voie la Face de Dieu le Réel en elles. « Point de surprise dès lors à ce que

nous oubliâmes jusqu'à notre propre moi ! »

Nous n'avons donc pas affaire à des ivrognes, cela s'entend, et c'est pourquoi le poète

demande de ne pas tenir compte de son idolâtrie du vin. Ayant une seule fois bu au calice, il

n'a jamais oublié le goût de son vin, car il en fut comme imbibé. Il a dépassé le stade du savoir

théorique pour recevoir par infusion la connaissance sapientiale. La vue même de la coupe

provoque le désir de boire de ce vin.

C'est un vin de connaissance, mais aussi un vin d'amour, l'avant-dernier beyt nous le dit. A ce

niveau, connaissance et amour ne peuvent plus être dissociés : l'amant aime l'Aimé en tant que

celui-ci lui se révèle à lui, et lui fait connaître qui il est. Et cette connaissance est une

connaissance visuelle, son organe étant non pas l’œil extérieur, physique, mais ce que les

mystiques appellent l’œil du cœur, l’œil interne. Dans cette vision et cette ivresse, l'intellect

(discursif : 'aql) est endormi, ravi, parce que la connaissance dont il est question n'est pas

rationnelle, elle est outre toute raison. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas »

disait Pascal dans les Pensées.

11 Ou plutôt la « post-éternité », ce qui n'a pas de fin, différente de la « pré-éternité » (al-azal), de ce qui n'a pas de commencement.

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Le dernier beyt, dont le deuxième mesra' reprend le premier mesra' du poème nous fait

comprendre que ce poème a été composé sous le coup de l'ivresse – mystique – et qu'il n'est

donc pas le fruit d'un labeur acharné. Le poète, sur la voie qui mène à Dieu, ravi à lui-même et

s'étant approché de Dieu a dit ce ghazal, submergé de désir (shawq). Le soufi ibn 'Ajiba, à qui

nous laisserons le mot de la fin, définit ainsi le désir : « Le "désir" (shawq), c'est l'aspiration

(inzâ') du coeur à rencontrer l'Ami ; l' "ardeur" (ishtiyâq) est l'élan joyeux du cœur qui

voudrait être toujours uni à l'Ami. Le désir, donc, cesse à la vue de l'Ami et lors de la

rencontre avec Lui, tandis que l'ardeur ne disparaît jamais, car l'esprit (ruh) demande à être

initié à de nouveaux secret et à s'approcher davantage de la Réalité éternelle. »