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OFFICIERS DE LA GRANDE ARMÉE Sainte-Beuve, qui fut peut-être plus grand historien que grand critique, distingue parmi les soldats trois sortes d'esprits : ceux qui sont nés pour la guerre, avides d'occasions, impatients, prompts au danger : le type de Villars ; — ceux qui, à des qualités militaires, joignent le mérite presque contradictoire de penseur, de raisonneur comme Catinat et Vauban ; les modestes enfin, ni philosophes ni raisonneurs, ne faisant point de politique, mus uniquement par le sentiment du devoir, ne demandant rien, con- tents du second rang, « effacés mais brillants au feu ». L'armée impériale a compté peu d'esprits de la seconde caté^ gorie; les raisonneurs comme Courier sont totalement dépourvus de qualités militaires; ceux de la première et dé la troisième au contraire ont été nombreux, mais comme toujours les mo- destes — la vraie force, la vraie armature de l'énorme machine guerrière sont demeurés dans l'ombre et, sauf exception, leurs noms ne se sont pas dégagés de la masse. L'état d'esprit de ces hommes qui ont le sens du respect et qui, en retour, l'inspirent, est parfaitement exprimé par le géné- ral Pelleport. »A l'en croire, l'armée est presque entièrement composée d'hommes de son espèce ; sauf les fournisseurs et ceux qui vivent en marge des combattants, elle est restée pure, et honnête : « Nous ne songions pas au lendemain, nous ne pou- / vions y croire; depuis 1793 nous progressions toujours; nous n'avions donc pas d'arrière-pensée. Un mot de l'Empereur, un titre de baron et quelques milliers de francs pour vivre plus tard dans une modeste aisance, telles étaient les limites extrêmes de notre ambition personnelle. En résumé, si nous étions hon-

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OFFICIERS DE LA GRANDE ARMÉE

Sainte-Beuve, qui fut peut-être plus grand historien que grand critique, distingue parmi les soldats trois sortes d'esprits : ceux qui sont nés pour la guerre, avides d'occasions, impatients, prompts au danger : le type de Villars ; — ceux qui, à des qualités militaires, joignent le mérite presque contradictoire de penseur, de raisonneur comme Catinat et Vauban ; — les modestes enfin, ni philosophes ni raisonneurs, ne faisant point de politique, mus uniquement par le sentiment du devoir, ne demandant rien, con­tents du second rang, « effacés mais brillants au feu ».

L'armée impériale a compté peu d'esprits de la seconde caté^ gorie; les raisonneurs comme Courier sont totalement dépourvus de qualités militaires; ceux de la première et dé la troisième au contraire ont été nombreux, mais comme toujours les mo­destes — la vraie force, la vraie armature de l'énorme machine guerrière — sont demeurés dans l'ombre et, sauf exception, leurs noms ne se sont pas dégagés de la masse.

L'état d'esprit de ces hommes qui ont le sens du respect et qui, en retour, l'inspirent, est parfaitement exprimé par le géné­ral Pelleport. »A l'en croire, l'armée est presque entièrement composée d'hommes de son espèce ; sauf les fournisseurs et ceux qui vivent en marge des combattants, elle est restée pure, et honnête : « Nous ne songions pas au lendemain, nous ne pou-

/ vions y croire; depuis 1793 nous progressions toujours; nous n'avions donc pas d'arrière-pensée. Un mot de l'Empereur, un titre de baron et quelques milliers de francs pour vivre plus tard dans une modeste aisance, telles étaient les limites extrêmes de notre ambition personnelle. En résumé, si nous étions hon-

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nêtes individuellement, il ne faut pas nous en savoir gré : c'était à l'ordre du jour. »

Dans cet Olympe de pureté où s'assemblent les héros intègres de l'épopée impériale, quelques figures se détachent. Voici Eblé, peut-être^ le meilleur officier d'artillerie de l'Europe, qui se dé­pense de telle sorte à la Bérésina qu'il n'est plus qu'une ombre et meurt peu après ; FririOn, « excellent homme, aimé de tous, d'une grande exactitude» et qui est arrivé parce qu'il n'a jamais causé d'ombrage à personne »; Lariboisière, doux, bienveillant et d'un talent supérieur... Les Corbineau sont « une famille de braves » sans fortune, auxquels Napoléon s'est « fort affec­tionné » : l'un, Claude, sera enlevé, roulé, réduit à rien par un boulet sous les'yeux de l'Empereur à Eylau; l'autre, Jean, offi­cier d'ordonnance, reste immuablement fidèle à son maître qui en 1814 se reproche de n'avoir pas assez fait pour lui : « Je ne veux point m'éloigner de vous, lui écrit-il de Fontainebleau, sans vous témoigner la satisfaction que j'ai toujours eue de vos bons services. »

Mais celui en qui s'incarnent vraiment la pureté, l'honnêteté, — la personnification de la vertu au sens le plus large — c'est Antoine Drôuot, le fils d'un boulanger de la rue Saint-Thiébault à Nancy. Ce grand travailleur dont l'enfance fut placée sous le triple signe de l'obscurité, de l'innocence et de la pauvreté, a été longtemps perdu dans la foule anonyme des « exécutants », mais insensiblement sa, renommée d'artilleur croît, son long travail sans éclat porte des fruits ; à partir, de 1809 —* ses canons jouent un rôle essentiel à Wagram —: il s'impose et chaque fois que la situation deviendra difficile, qu'il s'agira de donner le coup de bélier décisif, ce sera chez Napoléon un réflexe iijwié-diat : « Où est Drouot ? »

Dans le. jeu d'hommes qu'il s'est fait, l'Empereur réserve à ce Lorrain sérieux, d'une haute conscience, qui ne cabale point, ne récrimine point et fait son devoir sans jamais s'en laisser dis­traire, le rôle d'homme de confiance. Avec lui, point de « porte de derrière », de pensées dissimulées; rien de l'aigreur, de la rancune, de la fronde de quelques-uns des maréchaux. Il est droit et limpide, et Napoléon se reprochera presque de ne pas l'avoir assez élevé; il avait des raisons suffisantes pour le croire supérieur à un grand nombre de maréchaux et n'hésitait pas à le juger capable de commander 100.000 hommes : « Peut-

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être ne s'en doute-t-il pas, ajoutait-il, ce qui ne serait en lui qu'une qualité de plus. »

Drouot, en effet, ne se surestime pas, ignore l'ambition. Nommé général, il s'en afflige, écrit à son supérieur : « J'ai été surpris de cette nomination; j'espérais... que vous ne me pro­poseriez pas pour l'avancement. J'étais heureux dans le grade de, colonel, je désirais ne pas aller au delà ». Simple, retiré, inva­riablement affable, il reçoit les gens tout en aidant à préparer les repas*, « à arranger les pommes de terre », ne demande jamais rien, n'émet aucune prétention, ne parle jamais d'argent, vit aussi satisfait « avec 40 sous par jour que s'il avait les revenus d'un souverain » — c'est Napoléon qui le dit — « sert » avant tout.

Après Wagram, il n'est pas une campagne qui n'évoque son nom; toujours prévoyant et calme (la colère chez lui est absente, non la sévérité), il apparaît à son poste aussi bien dans le pro­logue que dans la péripétie et le dénouement de ces batailles que l'Empereur comparait à une tragédie, et hors de la mêlée il demeure un modèle. Le stoïcisme qu'il possède de nature lui donne une supériorité manifeste sur son entourage ; ne se plai­gnant jamais, il est secourable, serein. Une nuit, en Russie, Napoléon remarque dans le camp de sa garde une petite lueur qui filtre d'une tente sur la neige. Qui veille encore à cette heure où tous harassés reposent ? — « Sire, c'est Drouot qui tra­vaille » . . .

Une telle, attitude était trop rare dans l'armée pour que Drouot ne fût point regardé comme un original, un exemplaire d'une faune disparue. Il portait toujours avec lui une petite Bible dont il faisait sa lecture favorite et avait un goût parti­culier pour les Psaumes dont il récitait des versets..-. Cela sans se cacher: il était d'une dévotion toute simple, ouverte et ne faisait pas de prosélytisme. Pourtant, certains croyaient deviner en lui « un petit penchant à la bigoterie et à le superstition », et en donnaient l'exemple que voici : « Lorsque l'Empereur l'en­voyait aux endroits les plus chauds, il mettait toujours un vieil uniforme dans lequel il avait une grande confiance; jamais sous cet habit il n'avait eu d'accident ». Mais les esprits forts reconnaissent aussitôt que Drouot était « aussi modeste qu'ins­truit et animé d'un vrai sentiment national ».

Ce que ne comprenaient pas ces guerriers, c'est qu'ils avaient

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devant eux une sorte de moine-soldat. Jadis il s'en était fallu de peu que Drouot entrât dans les ordres ; le sort l'avait embrigadé dans une autre milice où il avait transporté ses aspirations, sa façon grave et « spirituelle » de comprendre la vie. Il était de ces hommes qui ont réalisé à plein les qualités dont parle Vigny : le détachement, la conception austère, mystique, du devoir mi­litaire. Voyez ses lectures : outre la Bible qui reste le Livre par excellence, il revient saris cesse à Plutarque où il se retrempe dans l'héroïsme' et pratique aussi Vauvenargues, le moraliste-soldat. Drouot, Vauvenargues, deux esprits qui se rejoignent, mais Drouot n'avait point le don de l'expression : il prouvait en agissant.

Il n'est point, comme Murât, l'homme des victoires; il serait plutôt celui des revers, et c'est alors qu'il donne le meilleur de lui-même. En 1813, l'année où se joue vraiment le sort de la France, il est sans cesse au premier plan, et, chose curieuse, apparaît parfois comme l'instrument de la Providence; à Dresde il ordonne de jeter « une poignée de boulets » sur un état-major ennemi qui se montre à l'horizon... et l'un de ces boulets emporte les deux jambes de Moreau, le traître Moreau...

Pendant les trois jours de Leipzig, Drouot est sur la brèche sans répit, et.le général Griois qui l'a vu à l'œuvre, « admirable d'énergie et de sang-froid », dit qu'il réalise le type le plus accom­pli du chef d'artillerie : « bien que dépourvu de tout ce qui, aux yeux du vulgaire, constitue l'extérieur obligé de l'homme de guerre; il était beau alors! » A Hanau, quand la question se pose de savoir si les restes de l'armée française atteindront le Rhin ou succomberont ous la poussée des Bavarois, c'est lui qui sauve la situation. Quinze pièces de canon et successivement jusqu'à cin­quante sont mises en batterie ; la charge ennemie s'ébranle, les canonniers s'apprêtent à tirer : « Attendez, mes enfants... Laissez-venir ». Puis, jugeant le moment arrivé, il commande le feu. Au­cune infanterie ne le soutient, mais dans la fumée l'ennemi ne peut s'en apercevoir; avec des fusils, des leviers, des écouvil-lons, les canonniers tiennent bon auprès de leurs pièces ; Drouot, l'épée à la main, donne l'exemple, est sur le point d'être sabré par un cavalier bavarois..., mais voici enfin la garde impériale ! L'ennemi se replie, la route vers la France est ouverte.

Après l'action, Drouot fut averti que l'Empereur l'avait fait demander deux fois. Dès qu'il parut sur le seuil de la tente, Na-

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poléon s'avança gaiement à sa rencontre et, lui prenant la tête dans les deux mains : « Eh bien ! fameux canonnier, vous avez fait de bonne besogne aujourd'hui ! » Ces gestes étaient rares chez le Maître. Drouot y voyait la plus belle récompense, son dévouement s'en trouvait renforcé, si cela était possible • mais ce dévouement-là ne dégénérait pas en une obéissance aveu­gle et sans critique ; il osait parler à l'Empereur et n'était pas paralysé devant lui par la crainte de déplaire qui entravait cer­tains maréchaux. •

Pendant cette même campagne de 1813, Napoléon mécontent d'une fausse manœuvre regarde son entourage d'un air irrité : « Qui est-ce qui a donné cet ordre-là ? » Tout le monde tremble. Drouot s'avance avec son calme ordinaire et, d'une voix ferme : « C'est moi, Sire, d'après l'ordre que V. M. m'en a donné hier soir avant dix heures ». Napoléon ne dit mot et s'en va (1).

Cette sûreté de soi, ce respect du vrai envers quiconque valaient à ce « caîotin » suppôt de la prêtraille la considération de tous. Platitude,' servilité, concessions, il faisait fi de tout cela. Quand Duroc, le maréchal du Palais, fut tué, l'Empereur hésita entre Drouot et Bertrand pour le remplacer. Celui-ci, en définitive, fut choisi ; et comme un jeune officier — un fana­tique de Napoléon—- Planât de la Faye, félicitait Drouot de. n'avoir point été nommé, car l'emploi de maréchal du Palais tient toujours un peu de la domesticité, le général lui dit d'un ton sévère : « Il ne faut pas parler ainsi quand il s'agit du service de l'Empereur ; tout emploi près de sa personne est honorable et doit être envié. — Mais, au fond, êtes-vous fâché de n'avoir pas été nommé ? » Drouot sourit sans répondre ; évidemment il était heureux d'avoir échappé à cette espèce de servitude, se savait trop indépendant d'esprit, trop incapable de petites transactions avec sa conscience, pour se plier à une situation semblable.

(1) Un autre jour,' avant Leipzig, l'Empereur s'emporte contre prouot - qui l u i annonce qu'un pont ne sera praticable que dans une heure. « Il

devrait déjà l 'être ! crie N a p o l é o n . Vous m é r i t e r i e z que je vous révoque ! » Drouot sort sans répliquer.' L'Empereur se retourne vers les assistants « Brave homme, t r è s d i s t ingué , rempli de m é r i t e , modeste, sachant t r è s bien les m a t h é m a t i q u e s ; i l sera membre de l'Institut à la p r e m i è r e va­cance. » Macdonald, 47. Mais vo i là où la critique reparaî t . A p r è s la retraite, à Mayence, N a p o l é o n frappe sur l a poitrine de Drouot : « Il me faudrait cent hommes comme cela. — Non, Sire, il vous en faudrait cent mille. * Jean Morvan, Le Soldat impérial, II,- 506 ; Sér ieyx , Drouot et Napoléon.

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Mais, s'il n'est point l'auxiliaire toujours présent, on a recours à lui pour le conseil, la rédaction des ordres ; on se fie à son savoir, à sa claire raison. C'est un travailleur infati­gable. Comme Berthier il a l'heureuse _f acuité de se priver de sommeil ; tant que l'armée est en mouvement, on ne le voit jamais dormir, et à l'étape, lorsque ses aides de camp tombent de lassitude, il leur prend la plume des mains, fait» leur tâche et les envoie se reposer... Drouot le sage de la • Grande Armée, le Romain, Drouot la Vertu.

Rapp l'Alsacien est d'une autre venue. Fort brave et brave homme, dit de lui Mme de Rémusat; un peu soldat dans toutes _ ses manières, dévoué, franc, assez indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, à tout ce qui n'avait point rapport à l'ordre qu'on lui donnait... Laure d'Abrantès, plus catégorique, assure qu'il était d'écorce rude, point travaillée, ne sut jamais se polir au contact de la cour, des ambassades et demeura réfractaire à toute souplesse. Napoléon appréciait sa constante intrépidité, mais « hormis les jours d'affaire » en faisait peu v

de cas. Rapp n'était pas homme à rédiger un rapport au pied levé ni même à écrire sous la dictée du Maître.

En revanche, quelle bonne humeur, quelle santé dans le courage ! Se rappelant au souvenir d'un ami qu'il n'a pas vu depuis longtemps : « Il s'est passé bien du nouveau, lui écrit-il. J'ai eu plusieurs os cassés et je n'en suis pas moins frais et dispos ». Avec cela plein de bon sens et point courtisan ; au début de la campagne de 1812, tandis qu'avec Murât et Berthier il dîne à la table de l'Empereur, celui-ci rompt le silence qui régnait jusqu'alors et d'un ton grave : « Messieurs, je vois que vous n'avez plus envie de faire la guerre. Le roi de Naples ne voudrait plus quitter le beau climat de son royaume, Berthier désire chasser dans sa terre de Grosbois et Rapp est impatient «j'habiter son hôtel de Paris. » Rapp attend que le roi et le major général ses supérieurs.prennent la parole,, mais prudents l'un et l'autre restent cois... Alors l'Alsacien se décide et gaillardement déclare que S. M. a tout à fait raison, qu'en effet il resterait bien à Paris. — Au retour de l'île d'Elbe même franchise I; à l'Empereur qui lui reproche de n'être pas

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venu de son plein gré : « Vous conviendrez, Sire, répond-il, que la position était pénible : vous abdiquez, vous partez ; vous nous engagez à suivre le roi; vous revenez; toute la puissance des souvenirs ne peut-nous faire illusion. » Et ce réalisme n'empêche pas un dévouement absolu aux moments critiques.

Mouton, lui, enfant de Phalsbo.urg, est un rallié. Il a voté non, lors du plébiscite pour l'établissement de l'Empire, déteste la noblesse et ne le cache pas ; mais à Aix-la-Chapelle la bonne tenue de son régiment, le 3" de ligne, le fait distinguer ,par Napo­léon ; « un simple entretien convertit le tribun militaire », qui devient aide de camp. Tournure martiale, haute taille, une cer­taine éducation première et un manque de formes évident ; non sans esprit, la plus belle bravoure, le plus beau sang-froid au feu, et capable d'une grande détermination sur le champ de bataille, tel est l'homme. Beaucoup le considèrent comme un butor ; en réalité il est bon, loyal, honnête; d'un cœur excellent, et bien que timide vis-à-vis de ses supérieurs, sait à l'occasion défendre son point de vue. Avant Austerlitz et en présence de l'Empereur, comme Junot parle de l'ardeur manifeste de l'armée, Mouton de sa voix austère l'interrompt : « Ces accla­mations prouvent le contraire ; il ne faut pas s'y tromper, l'armée est fatiguée, elle en a assez... elle ne montre tant d'ardeur la veillé de la bataille que dans l'espoir d'en finir le lendemain et s'en retourner chez elle. » Le propos ne plaît guère à Napoléon qui pourtant finit par l'approuver : « En attendant, allons nous battre ! » '

Cet ennemi de la noblesse sera comte de Lobau avec 500.000 livres de rente, et fidèle à sa méthode l'Empereur lui fera épou­ser la fille d'une dame du Palais, Mlle d'Arbey, charmante per­sonne de vingt ans. Mouton en a quarante, n'est rien moins que beau — Daumier se chargera plus tard d'immortaliser sa phy­sionomie — et, dans un sentiment de prudence, il avertit son entourage de considérer sa femme « comme une statue de marbre noir ».

A côté de ces honnêtes gens qui ont montré sous l'Empire ce dont ils étaient capables et donné la fleur de leur courage, il y a la cohorte des gloires en bourgeon, des maréchaux en puis­sance : Clausel, dont Napoléon dira : « Ah ! Clausel, il est jeune, il a des moyens, de la vigueur ! » Maison qu'il apprécie à Leipzig — mais qui le décevra en 1814. -— Marchand qui, s'il

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n'est pas maréchal d'Empire, vaut quatre maréchaux, Gérard surtout, « une des espérances de ta France ». ' ,

De cette cohorte une figure se détache, un jeune militaire de petite taille et qui promet beaucoup, plein d'ambition et d'ins­truction. « On est généralement jaloux de lui tout en lui ren­dant justice. D'ailleurs les défauts de son caractère : l'esprit de contradiction et l'orgueil senti. » Ainsi apparaît à Stendhal en 1801 le futur général Foy. Celui-ci appartient à la catégorie des militaires raisonneurs, voire frondeurs ; sous la Restauration il se vantera d'avoir voté contre le Consulat à vie, alors qu'en réa­lité il n'y a fait aucune opposition, s'est même justifié auprès de Bonaparte des préventioris élevées contre lui lors du complot Cadoudal, préventions dues à son amitié pour Moreau. Une tête politique ; on le verra de reste quand il deviendra après 1815 le célèbre orateur libéral que le royaliste Frénilly traite de petit gredin à figure de perruquier et démarche de héros de mélo­drame. Mais ce petit gredin picard est à la fois intelligent et brave; s'il n'a point d'attachement pour Napoléon dont il n'â reçu aucun bienfait, il ne varie jamais « dans ses sentiments d'admiration pour son génie et de confiance dans son immense talent ». Et il le prouve, lui l'ancien frondeur, par la façon dont il accomplit les missions difficiles dont le Maître le charge, en Portugal par exemple; s'il n'est pas gagné de cœur, il l'est d'es­prit, monte toujours plus haut et en 1814, avec l'amertume d'un, ancien ambitieux et d'un vaillant qui était en droit d'attendre beaucoup, il soupire : « Ma réputation allait grand train quand tout a fini. »

Au-dessous de Foy, sorti de la même veine, le Landais Lamarque a sa place : soldat de valeur se croyant un peu trop le premier général de l'armée, française comme il le dit modes­tement, ayant avec cela le goût d'« iiitriguailler », de dénigrer... Il deviendra lui aussi un tribun d'autant plus populaire qu'il exaltera les gloires impériales sous le règne tout pacifique de Louis-Philippe.

On discerne encore un levain de politique chez Fabvier. Lor­rain compatriote de Drouot, ancien opposant à l'Empire et de­venu admirateur de Napoléon au point que, recevant la Légion d'Honneur, il s'écrie : « La vo^là, cette croix tant désirée !... Je l'ai essayée aujourd'hui... Quand je l'ai mise sur ma poitrine, elle battait d'une telle force que j'ai été obligé de l'ôter ! » Pour-

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tant cet enthousiaste artilleur, ce blessé de la Moskôwa, ne re­joindra pas l'Idole en 1815 ; mais, après la chute de l'Empire, il ne tiendra plus en place; son^énie aventureux et sans repos l'entraînera à travers le monde; tout endroit où il y a des périls à courir, des coups à échanger, lui sera bon.

Ces guerriers à vocation parlementaire et faits pour les ré­gimes constitutionnels, non pour la dictature, sont l'exception. Molitor, Lorrain volontaire de 1791, se contente d'être un insi­gne chef et aussi un grand administrateur en Dalmatie, en Hol­lande. L'Auvergnat Gross, général de la garde, prête à rire parce qu'il appelle Napoléon « Monsieur Sire » et maltraite la langue française, à quoi l'Empereur répond : « Je ne me suis jamais aperçu que Gross fît des fautes de français sur le champ de bataille. » Froid, ignorant l'art d'enlever ses hommes, par ailleurs soldat expérimenté, Reynier le protestant est d'une pro­bité légendaire : une ville allemande lui ayant offert de l'argent à condition qu'il diminue la contribution de guerre : « Puisque vous voulez m'offrir un cadeau de 500 louis, dit-il aux délégués municipaux, ajoutez-les à votre contribution ; cela vous fera sou­venir qu'on n'insulte pas un général français. » Et la ville paya le supplément. Dans le groupe de ces intègres, combien d'autres mériteraient d'être cités ! Decaen le Normand, envoyé par Bonaparte à Pondichéry comme capitaine-général des établisse­ments de l'Inde, atterrit à l'île de France; abandonné de tous, il réorganise dans l'île et à Bourbon l'administration civile, mi­litaire, la justice, reconstitue avec l'aide de marins une manière de flotte, fait subir des pertes au commerce anglais et se main­tient sept ans, jusqu'en 1810 où une attaque massive de l'ennemi le force à capituler. Quatre ans après, il participe à la guerre en France, et cet ancien potentat qui aurait pu se faire une fortune mourra sj pauvre que Soult devra payer les frais de son enter­rement. Et Compans, le stoïque Compans qui, en Russie, blessé souffrant, réduit à aller à pied, reste aussi calme, riant devant l'ennemi, que s'il se promenait dans son jardin ; l'aspect de cette figure heureuse et sereine ôte aux soldats -l'idée de toute appa­rence de danger... Un matin, à Lùtzen où il commande les marins de la garde, Compans part en éclaireur. Un grand silence, puis au loin un bruit de terre foulée, un trot qui devient un galop... Cornpans fait volte-face, crie de toutes ses forces : « Division Compans ! aux armes contre une charge de cavalerie ! » et

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s'aplatit nez contre terre dans un sillon. La charge passe sur lui, repoussée elle reflue... Il en sort sain, et sauf, acclamé par ses marins.

L'armée révolutionnaire avait compté de beaux officiers de cavalerie, Bouin de Marigny entre autres, un gaillard aux yeux étincelants, « le plus intrépide de tous les hommes » (1), qui au siège de Mayence organisa la légion des Francs, une équipe remarquable de volontaires que chaque jour leur capitaine me­nait au feu ; Bouin, l'Achille mayençais.

La même qualité de guerriers, de jeunes sabreurs,.se re­trouve sous l'Empire ; un bon juge, M. de Puymaigre, leur sait gré de ne pas avoir l'esprit prétentieux, vain et raisonneur, égoïste avec des démonstrations philanthropiques, qui s'implan­tera plus tard. Loyaux, étourdis, galants, riches des,« illusions mères des grandes actions », ce sont encore des Français « avec les vertus, les grâces et les défauts de leur ancien caractère ».

Charles de La Salle en est le héros le plus représentatif. Sa mère, Suzanne Dupuy de La Garde, épouse d'un ordonnateur, spirituelle et fort légère, défraya longtemps la chronique de Metz où elle distribuait ses faveurs avec un parfait éclectisme, et.lorsqu'en 1775 elle mit au monde son fils Charles, M. de La Salle n'avait rien à revendiquer dans cette survenance, dont seul un aristocrate,,M. de Conflans, pouvait se faire l'honneur. Or M. de Conflans n'était point du tout coulé dans un moule commun; il alliait un courage incontestable à la fantaisie, à l'originalité, à la culture la plus rare; et Charles hérita de ces dons. Tendrement attaché à sa mère dont il n'ignorait pas les écarts de conduite, il la félicitait d'avoir, un temps, aussi heu­reusement fixé ses préférences : « Le choix d'un tel père, disait-il, constitue une obligation plus grande que celle de la vie. »

Parti pour une éducation de jeune noble, il est emporté par la Révolution dans une voie toute différente, devient Lasalle tout court et en un mot. — Un bel engagé volontaire : grand, la figure fine et encadrée de cadenettes, découplé en athlète de race,

(1) C'est le mot du conventionnel Merlin. Bouin fut tué en 1793 devant Angers lors de la guerre d'outre-Loire.

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hanches étroites et jambes longues, sautant à cheval sans étriers, acrobate à l'occasion ; de surcroît ardent, enthousiaste de ses devoirs, ayant le coup d'œil juste ; extravagant dans l'ordi­naire de la vie; bien que d'une éducation exquise, se posant en sacripant, buvant, jurant, chantant, brisant tout, joueur effréné •— au total mauvais garçon d'extérieur avec un fonds de droi­ture, d'honneur, de tendresse toute humaine. Stendhal qui traite durement les généraux de l'Empire gardera un coin de sym­pathie pour « l'aimable Lasalle ».

Celui-ci s'impose dès 1796 à l'attention de Bonaparte par une extraordinaire randonnée derrière les lignes autrichiennes d'où il rapporte des renseignements précieux ; à Rivoli, il est l'un des artisans de la victoire, se bat tout le jour avec acharnement, fait des centaines de prisonniers et le soir quand, harassé, il appa­raît se tenant à peine debout auprès d'un monceau de drapeaux, Bonaparte lui dit : « Couche-toi dessus, Lasalle, tu l'as -bien mérité. » L'image, le mot, tout cela est si justement frappé que Lasalle n'en perdra pas le'souvenir : le général devient son dieu, il lui élève dans son cœur un autel à la flamme toujours vive.

Désormais il marque ses étapes à travers l'Europe, et jus­qu'en Egypte, par ses prouesses et le singulier de sa fantaisie : un jour repoussant, aidé d'un seul cavalier, un peloton d'éclai-reurs ennemis; le lendemain montant à cheval l'escalier d'un palais à Pérouse, pénétrant dans la salle de bal, se montrant toujours à cheval, au balcon; puis foudroyant avec sa brigade infernale les Prussiens après Iéna et forçant, à la tête de 700 hussards, Stettin à capituler. La cavalerie prenant des places fortes ! Napoléon lui-même s'étonne : s'il en va ainsi, « il faudra, dit-il, que je licencie mon génie et que je fasse fondre ma grosse artillerie. »] ,

Mais l'extraordinaire et l'inconcevable sont les éléments dans lesquels vit le fus de M. de Conflans. Son camarade de»Brack disait : « On ne se fait pas Lasalle. On naît Lasalle. » Et, en effet, il est doué d'une sorte de génie qui ne s'acquiert pas.

Son arrivée dans un régiment était redoutée : « Voilà un sabreur qui nous fera écharper à la première occasion. » Point du tout; sauf au moment où il faut donner un coup de collier, Lasalle est le chef le plus prudent, le plus aVare du sang de ses

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soldats; mais il use de lui-même sans compter, ne connaît pas le repos après la bataille, mène une vie folle. « Tu veux donc te tuer, lui dit un camarade. — Mon ami, tout hussard qui n'est pas mort à trente ans est un jean-f... et je m'arrange pour ne pas passer le terme. »

Il le passa de peu. Rappelé d'Espagne où il s'était montré le Lasalle de toujours, enlevant la victoire comme à Ricb-Seco, ponctuant son. existence d'aventures pittoresques — tout cela mêlé de retours de bonté, de générosité qui s'accordaient mal avec son allure de sacripant — il obéit joyeusement : combattre t

de nouveau sous les yeux de l'Empereur le rávit. A Burgos, Rœderer le Messin, qui jadis « aima un peu Mme de la Salle », le rencontré et reste confondu par cette personnalité hors du commun : « Je connaissais, écrira-t-il, le général Lasalle comme le plus brillant de nos généraux de'cavalerie légère; je savais Son esprit, sa vaillance, mais j'étais à cent lieues de lui croire la haute capacité qui le distingue. C'est un homme transcendant, aussi profond que brillant d'esprit et d'érudition. » Et de très, bonne foi, désireux de conserver cè bel exemplaire d'humanité, Rœderer conseille à Lasalle de ménager sa vie quand elle peut être utile. « Moi, répond le soldat magnifique avec ses larges pantalons à la mameluk, moi, j'ai assez vécu à présent. Pourquoi veut-on vivre ? Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune... » Or, il a acquis tout cela et dans l'allégresse : .« C'est déjà un plaisir assez grand que celui de faire la guerre : on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement ; et puis quand on S'est fait un nom, eh bien ! on a joui du plaisir de le faire. Quand on a fait sa fortune, on est sûr que sa femme (1), ses enfants ne manqueront de rien : tout cela est assez. Moi je puis mourir demain. »

Le 6 juillet 1809, jour de Wagram, au crépuscule, le succès se dessine... Là-bas, une masse d'infanterie ennemie bat en retraite. A la tête de ses hussards, sa pelisse écarlate flottant au vent, Lasalle mène la charge. Une balle l'atteint en plein front, il tombe raide mort... « Moi, je puis mourir demain (2). »

Le nom de Lasalle appelle celui de Colbert, un aristocrate

(1) Il avait épousé la veuve de Lëopold Berthier qu'il aimait depuis longtemps. Marcel Dupont, Lasalle,

(2) Sa femme reçu son dernier billet : « Mon cœur est à toi, mon sang à l'Empereur et ma. vie à l'honneur. » Madelin : La France de l'Empire, 107,

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encore qui charge son écu d'or à couleur d'azur du franc quar­tier des comtes militaires. Charmant, le teint blanc, des traits délicats, les cheveux bouclés « du blond cendré le plus doux », les yeux bleu clair, le regard habituellement sérieux, mais qui en s'ammant devient singulièrement fin et spirituel, un profil qui rappelle les plus beaux modèles grecs ; bien pris dans son uniforme de hussard avec sa culotte collante, ses bottes à la Sou-varoy, sa pelisse retombant sur l'épaule : c'est ainsi que le voit une femme. Il sert dans le corps d'armée de Ney, qui l'estime particulièrement et dit : « Je ne dors tranquille que lorsque Col-bert commande mes avant-postes. » A la tête de ses troupes, il étonne par sa distinction, son air de jeunesse qui contraste avec les visages basanés des vétérans qui le suivent, et l'on a peine à croire qu'on a devant soi un soldat d'Italie, d'Egypte, d'Iéna (1) • Le 3 janvier 1809, à Cacabellos, près de la Corogne, ce jeune fyéros, allant reconnaître presque seul une position, fut tué par un tirailleur anglais, et ses soldats, qui l'aimaient, lui firent des obsèques touchantes ; il y eut des pleurs parmi les « vieilles moustaches », et un témoin, commentant le surit lacrymse rerum, écrit : « Des nuages sombres jetaient une teinte lugubre sur le paysage montagneux; l'horizon se montrait revêtu d'un crêpe circulaire, quelques coups de canon tirés au loin sur l'ennemi en retraite, interrompant seuls le silence expressif que chacun gardait, semblaient être ceux des honneurs de la tombe. »

Au couple Lasalle-Colbert, comment ne pas joindre le joli comte de Sainte-Croix, qui a reçu de Talleyrand des leçons de raffinement et de bonnes manières ? Avec son teint de lis et ses cheveux blonds (2), il évoque les vers du Tasse :

(1) Ses propos ont comme un air du xviir> s ièc le . Lauriston alors lieu­tenant lui a e m p r u n t é un cheval. Celui-ci est a s s o m m é par un boulet. Re­voyant Lauriston, Colbert lui dit : « T u aurais pu prendre la plus mau­vaise rosse de' mon écur ie au lieu de mon meilleur cheval, puisque tu devais le faire tuer. » Parquin, 199. '

(2) Il racontait que, s 'étant d é g u i s é en grisette dans un bal, i l avait é t é l'objet des p r é v e n a n c e s d'un commissaire des guerres qui lui serrait tendre-. ment les doigts, ne lui accordait aucun repos et voulait absolument l'enlever. Avec cela, joyeux, aimant qu'on c h a n t â t pendant les marches de nuit, le beau chanteur en tê te de colonne, chaque peloton répé tant au refrain, et, comme Lasalle, il organise des « saturnales », ce qu'il appelle « entretenir le feu sacré >. Il a pour lieutenant un certain Dussautois, fils d'un m a î t r e d'hôtel du prince de Condé, qui passe du feu des fourneaux à celui des batte­ries, « est profond comme Vatel et i a t r é p i d e comme un des soldats du vain­queur de Rocroy ». Lacour • Notice sur le général Sainte-Croix (Le Mans, 1840). ' '

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Met-il son casque^ ? C'est le dieu Mars. . L'ôte-t-il ? C'est l'Amour.

Sous son aspect gracile, féminin, c'est un fort. Après ' avoir eu le malheur de tuer en duel un cousin de Joséphine, ce qui entraîne sa disgrâce, il obtient de reprendre du service, devient aide de camp de Masséna, traverse à Wagram dix-sept fois le Danube à la nage pour porter des dépêches, est atteint au dernier passage d'une balle à la jambe ; une si mauvaise .blessure qu'on craint d'être obligé de l'amputer. Il s'en tire, arrive aux Tuileries appuyé sur une béquille. « Comment, toi ici ? lui dit Napoléon. Mais je croyais que tu n'étais pas guéri ? — Sire, ma jambe a besoin d'une campagne de Russie... — Sois tranquille, tu l'auras. » L'Empereur a appris à le con­naître : « Il me rappelle le maréchal Lannes et le général Desaix ; aussi, à moins que la foudre ne l'emporte, la France et l'Europe seront étonnées du chemin que je lui ferai faire. »

La foudre s'en mêla. A défaut des Russes, le général de vingt-cinq ans eut les Portugais, des adversaires qu'il méprisait — à tort — qu'il chargeait un fouet ou une cravache à la main pour les Anglais, il leur faisait l'honneur d'une épée. Or un jour, sur les bords du Tage, près de Torres-Vedras, Sainte-Croix s'ap­prochait des lignes anglaises quand un boulet ramé parti d'une canonnière, le coupa en deux; quelques lambeaux de chair rete­naient au tronc le reste du corps et la large ceinture de soie... (1) En apprenant la nouvelle, l'Empereur dit : « J'ai fait une grande perte par la mort du petit Sainte-Croix ; il menait Masséna par le bout du nez ; dans l'île de Lobau, il venait chez moi tous les matins, je lui dictais son thème et j'étais sûr que Masséna ferait ce que j'avais dit » Oraison funèbre peu sentimentale, mais qui n'étonne pas de la part d'un souverain qui sait la difficulté de conduire les hommes.

Le jour où un boulet ramé le coupa en deux, Sainte-Croix était accompagné du général Montbrun, autre célèbre cavalier et forte tête. Subordonné de Murât en Russie, Montbrun a reçu directement de l'Empereur l'ordre d'attaquer Vilna par surprise, sans laisser à l'ennemi le temps de brûler ses magasins '; mais Murât ne tolère pas qu'on passe par-dessus sa tête et enjoint à

(1) Un autre cavalier de g r â c e f émin ine , excellent soldat; aide, de camp de Colbert, c'est le blond, l ' é légant de Brack qu'on appelle Mlle de Brack, connu par la passion qu'il inspira à Pauline, s œ u r de N a p o l é o n , et plus tard à Mlle Mars. Parquin, 217. Tuoumas, Les Cavaliers du premier empire.

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Montbrun de ne pas bouger. Il ira, lui... À son arrivée dans la ville, les magasins flambent et Napoléon, furieux, traite Mont-brun avec une extrême violence, menace de le renvoyer à l'ar­rière comme bon à rien. « Mais, sire... — Taisez-vous ! » D'un regard, Montbrun prie Murât d'intervenir ; Murât, chez qui le sentiment des responsabilités n'est pas développé, se tait. L'Em­pereur continue à vitupérer. Alors Montbrun explose, tire son épée, la prend par la pointe, l'envoie voltiger derrière lui et prend le galop en criant : « Allez-vous faire f... tous ! » Puis il rentre sous sa tente, pensant qu'on va l'arrêter. Personne ne se présenta dans cette intention, l'Empereur Subit l'injure et, mal­gré le nombre des témoins, l'affairé fut complètement étouffée... Quelques semaines plus tard, à la Moskowa, Montbrun est tué.

Curély, un Lorrain comme tarit d'autres beaux soldats de l'Empire, n'aurait peut-être point eu l'audace verbale de Mont­brun ; en dehors du service et du champ de bataille, il était incroyablement timide, ne quittait guère ses hommes et faisait tous les métiers : médecin, vétérinaire, sellier, cordonnier, cui­sinier, boulanger et maréchal-ferrant... Aussi, quand venait la disette, personne n'eût songé à l'en rendre responsable : « S'il pouvait faire mieux pour nous, il le ferait; il faut croire qu'il y a impossibilité de rien avoir. » Pour lui plaire, ses hommes sont toujours bien tenus, à la parade, et Curély obtient d'eux d'admirables efforts ; ainsi, lorsqu'on 1809 il tourne l'armée autrichienne, rafle ses troupeaux, il rejoint son corps sans per­dre un soldat ni un cheval. Dans la mêlée, il est d'un courage désinvolte, presque joyeux. Voyant un de ses chasseurs luttant avec un officier espagnol : « Prenez donc cet officier ! — Il ne veut pas se rendre ! » Curély applique un grand coup de sabre sur la figure de l'officier et dit en s'éloignant : « Voilà comme on les prend. »

Dans ce groupe de cavaliers notoires, bien d'autres profils se détachent en clair sur un fond de carnage, de poudre, de fumée. Latour-Maubourg est un modèle de loyauté et de vaillance, cheva­lier sans peur (1) et sans reproche, au dire de Thiébault «fiont l'indulgence n'est point la qualité principale. Ses campagnes ne l'ont pas enrichi, il a'des dettes et Napoléon qui le sait lui fait

(1) Il a la jambe e m p o r t é e à Leipzig. P r è s de son lit, son ordonnance pleure. — « De quoi te plains-tu, imbéc i l e ? T u n'auras qu'une botte à cirer ». Latour-Maubourg sera gouverneur des Invalides. Thiébault, V . 309.

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tenir 300.000 francs. Latour-Maubourg établit son bilan, paie ce qu'il doit et renvoie le reste. Lepic, colonel des grenadiers à che­val, est de ces hommes qui n'admettent même pas l'apparence de la peur ; à Eylau, quand les batteries russes écrasent ses hommes qui se baissent sur l'encolure de leur cheval, il leur crie : « Haut

v* les têtes ! La mitraille n'est pas de la m... !» Hautpoul, un gentilhomme, conduit magnifiquement sa division lors de la campagne de 1807, et comme elle a les honneurs de l'ordre du jour, il la réunit, trompettes sonnant, lit l!ordre et conclut : « Cuirassiers, l'Empereur est content de vous, et moi je vous baise au c... » (1) D'autres n'ont pas eu le temps de donner tout

. ce qu'ils promettaient; ainsi le colonel de Vérigny, un second La-salle, qui, disait-on, les jours de combat, se rasait de près, met­tait du linge blanc, des gants, relevait et cirait avec soin ses su­perbes moustaches et-paraissait sur le front de ses troupes, col-bak avec plumet et flamme au vent, monté sur une belle jument turque magnifiquement harnachée : « C'est ainsi qu'on doit être pour se présenter à l'ennemi, expliquait-il, on n'est jamais trop beau quand le canon est en fête ». Ce seigneur de la bataille fut misérablement, assassiné à Valladolid par un gendarme français ivre auquel il faisait une observation et qui lui plongea son sabre dans le ventre.

C'est encore une triste destinée que celle du Lyonnais Fran-ceschi-Delonne. Fils d'un plâtrier, il a des goûts d'artiste, rem­porte le premier prix de sculpture dans un concours pour Rome... La Révolution balaie tout cela; volontaire, il sert sous Kléber, devient cavalier et se distingue si fort qu'après Austerlitz Napoléon dit de lui : « Toujours mon hussard, toujours partout, toujours "intrépide ». Franceschi a « forcé l'entrée de la grande carrière » ; il épouse à Naples la fille de Mathieu-Dumas, mi­nistre de la Guerre du roi Joseph; tout semble lui sourire, mais attaché à la barque du frère aîné de l'Empereur, il ne combat plus désormais dans le sillage du Maître; le dégoût vient : « Une peine infinie, soupire-t-il, et pas la moindre petite portion de gloire ». Passé en Espagne, il estpris, un jour, sur une route de Castille, par la bande d'un guérillero, le Capucino, qui, tout fier d'avoir un captif de cette valeur, un général, le promène de pri­son en prison. Franceschi, après avoir frisé regorgement à

•(1). B l e s s é à Eylau, 11 meurt cinq jours après , .

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Albuquerque, est enfermé dans l'Alhambra de Grenade où, ayant fini par'obtenir les instruments nécessaires, il sculpte de petites scènes : une jeune femme — sa femme"— élevant son enfant dans ses bras... De là, on le traîne à Malaga où, une fois encore, il sauve sa tête de justesse, puis il échoue dans une prison infecte à Carthagène; débilité il ne mange plus. Un bateau venant d'Afrique apporte la fièvre jaune; Franceschi est une belle proie... Le médecin qui le visite murmure à son aide de camp : « Il est perdu ; déjà les extrémités sont mortes ». Le moribond entend et avec un sourire répond : « Asi s'accavi la cuenta. Ainsi finit l'histoire... » Jusqu'au bout, jusqu'au 23 octo-brei 1810, l'artiste devenu soldat demeura plein de résignation : une mort « délicate et magnanime ».

Ces guerriers sont montés vers la gloire avec l'Empire. A l'opposite, différents d'esprit, d'inclination, de tradition, il y a ceux qui ont commencé à se faire un nom avant brumaire et refusent ouvertement ou dans leur cœur d'accepter la dictature d'un chef militaire. — Le Jurassien Lecourbe, par exemple, un des vainqueurs de la campagne contre Souvarov mais par­tisan, de Mbreau, est disgracié en 1804 et demeure. « sous la remise » pendant dix ans; rallié à Louis XVIII, il est appelé, par Napoléon au retour de l'île d'Elbe, obéit en-maugréant : « Je lui dirai son fait, rien ne me restera sur le cœur. » Il entre le poing sur la hanche. « — Général Lecourbe, vous avez beaucoup à vous plaindre de l'empereur Napoléon... mais ne vous souvient-il plus de votre ami le général Bonaparte ? Il est toujours le vôtre ; ne voulez-vous plus être le sien ? — Sire, votre Majesté... mes anciens services... votre bonté... ma recon­naissance... » Lecourbe sort en disant d'une voix ferme : « Comptez sur moi » et va commander un corps d'armée dans le Haut-Rhin (1).

Vandamme, lui, a fait les guerres de l'Empire. Homme du Nord, gaillard aux traits accentués, beau nez, grands yeux noirs, chevelure sombre, langage énergique, c'est un vrai général de

(1) Rev. Rêtorosp. IV. 85-88. N a p o l é o n regrettera de ne pas l'avoir e m p l o y é plus tôt : « T r è s brave, i l valait mieux aue Ney ; mais je le sentais mon ennemi et j'ai eu peur... Il pouvait me rendre de grands services. Il e û t é té un excellent m a r é c h a l de France ».

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Robespierre, qui gardera toujours les manières d'un chef de compagnie franehe, méprisant les pékins, méprisant les têtes couronnées; au-siège de Neiss, comme Jérôme Bonaparte lui rend visite, un boulet tombe non loin du prince, le couvre de sable... « Ces diables de boulets, dit Vandamme, ne respectent même pas les étrangers ! »

Comme il a une haute idée de lui-même, l'élévation de Mac-donald, Marmont, Oudinot à la dignité de maréchal après Wa-gram provoque sa fureur contre Napoléon qui lui aurait promis le bâton : « C'est un lâche, un faussaire, un mentenr; sans moi, Vandamme, il garderait encore les cochons dans l'île de Corse ! » et ce chaleureux propos est débité devant ses officiers, des géné­raux, des Wurtembergeois. Le dépit accroît sa brutalité. ;« C'est Vandamme », murmurent les Hambourgeois terrifiés quand il déclare avec le froncement de sourcil d'un Jupiter tonnant : « Je ne donnerais pas un frédéric d'une rue de Ham­bourg; on y labourera la terre ! » Mais Jupiter se laisse prendre en 1813 à Kulm; le bruit de sa mort se répand, et l'Empereur écrit à Marie-Louise qu'il mérite des regrets car c'était un brave. Au fait, Vandamme est prisonnier des Russes et, grâce à sa réputation, assez maltraité. Le grand duc Constantin lui arrache son épée. « — Mon épée est facile à prendre ici ; il eût été plus noble de venir la chercher sur le champ de bataille, mais il paraît que vous n'aimez que les trophées qui ne coûtent pas cher. » Là-dessus, le Tsar intervient, traite le prisonnier de pillard et de brigand. Vandamme le regarde fixement : « Je ne suis ni pillard ni brigand ; mais dans tous les cas mes contem­porains et l'histoire ne me reprocheront pas d'avoir trempé mes mains dans le sang de mon père (1) ». Le chef de compagnie franche n'avait pas disparu.

I! apparaît de même chez Souham, ancien cavalier aux cui­rassiers du Roi, passé en un an de gendarme de la République à général de division. C'est dans ce grade que le trouvera l'Empire et jamais il n'ira plus-loin, ce dont il enrage. Aucune éducation ni instruction avec des côtés bon enfant, recevant bien « pourvu que l'on joue et surtout que l'on perde ». A Vérone, il vit avec une Italienne dont le mari ne paraît qu'aux heures des repas.

(1) Cela selon Marbot. III, 280. L'audace éta i t grande. Alexandre passait en effet pour avoir connu la conspiration qui c o û t a la vie à eon père le tsar Paul.

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De scrupules, point; en 1814, prêt à provoquer la défection de ses troupes — celles du corps de Marmont — il ose demander de l'argent à l'Empereur qui n'en a plus guère, se fait compter quelques milliers de francs... (1) Un an plus tard, après le retour de l'île d'Elbe, il se présente au lever du Maître qui ne peut le voir sans indignation ; mais Souham tient à ne pas passer ina­perçu et comme il est un peu bègue, se met à bredouiller. « — Que voulez-vous encore de moi, lui dit Napoléon, vous voyez bien que je ne vous connais pas. » ,

Les cadres sont remplis d'officiers galonnés au hasard sous la Révolution, dë réformés qui ont repris du service et gardé le \ ton de l'égalité républicaine. Un émigré qui les voit à l'étranger s'étonne de les entendre se tutoyer, appeler leur chef citoyen général; et leur vocabulaire a des écarts inattendus pour les profanes : un adjudant-général voulant faire un compliment à la fille de son hôtesse lui dit qu'elle est une catin. D'autres, restés purs, n'admettent pas qu'il existe encore des châteaux : c'est le cas de ce vieil officier qui, logé confortablement chez Mme de la Tour du Pin, entre dans une fureur démago­gique digne des grands jours de la Convention, s'écrie qu'il sait qu'on a coupé la tête à l'ancien possesseur de la maison, qu'il souhaiterait qu'on en fît autant à tous les nobles posses­seurs d'aussi belles demeures et qu'il se réjouirait si on mettait le feu au château.

Parmi ces anciens, certains avaient une façon toute parti­culière de se faire obéir ; ils usaient facilement des coups, voire des armes et, pour, de simples fautes de discipline, estropiaient les soldats qui passaient devant eux sans les saluer, leur cou­raient sus et chaque fois qu'ils frappaient, « c'était du taillant ». D'autres se distinguent par le pittoresque de leurs habitudes et l'étrangeté de leurs allures : le général Jardon, par exemple, un cynique, bourru, sale, de tournure grotesque, parlant fran­çais comme une vivandière, sachant à peine écrire son nom, Bacchus pour ses hommes, car il boit ferme. Sa tactique est sommaire; il importe peu, à son sens, d'avoir plus ou moins de troupes, une tête de colonne suffit à décider du succès; d'ordi-

(1) A Souham s u c c è d e le généra l Vincent. — « Avez-vous quelque réc la­mation à me faire ? » lui demande N a p o l é o n après avoir entendu son rap­port — Non, Sire ». Vincent parti : « E n v o i l à au moins un, dit l'Empe­

reur, qui sert et ne demande rien. » Thiébau l t , IV, 528.

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naire ce qui suit ne prend pas part à l'action. Aussi sans-aide de camp ni domestiques, ni chevaux, ni bagages, il marche à pied, toujours à Tavant-garde, mange, bivouaque avec ses hommes, prend dans le sac de l'un une chemise quand il en change, ce qui est rare, heureux s'il peut brûler une cartouche, perché à l'occasion sur un arbre pour tirailler. Ge général de voltigeurs, sorti sans une égratignure des guerres de la Révo­lution, sera tué d'une balle au front par un paysan portugais.

Plus pittoresque encore le général Macard, ancien trompette-major de la Révolution, qui avant de charger s'écrie : « Allons ! je vais m'habiller en bête ! » Il met bas son uniforme, ôte sa chemise, ne garde que sa culotte de peau, ses. grosses bottes, son chapeau empanaché et, nu jusqu'à la ceinture, offre un torse aussi velu que celui d'un ours ; alors, sabre en main, il pousse des hurlements affreux, et vraiment il effraie car on croit avoir, devant soi un animal féroce d'une espèce inconnue.

Il y a aussi l'ancien, simplement bonhomme, brave et d'édu­cation nulle qui, vêtu immuablement d'un habit de 93 et coiffé d'un immense chapeau, fait consciencieusement son métier avec peu de moyens : le général Jacques Blondeau de la Côte d'Or, comme il s'intitule lui-même, n'attire guère l'attention, mais il aura l'honneur de dérider le maréchal Soult en lui demandant à son retour d'Espagne : .« Quel âge a-t-il donc ce Vilainje-ton ? » Il voulait dire « Wellington »•.

Napoléon ne mésestime nullement ces soldats du passé et le montre du reste quand, en 1813, il a besoin de remplir les cadres vidés par la guerre. A Dresde, comme on lui propose de; nommer officiers quelques jeunes gens, il répond avec vivacité : ,'« Ce n'est pas cela que je veux, c'est trop jeune, : donnez-moi de bons terroristes » et son entourage ouvrant de grands yeux : « Oui, de nos braves de ' 93 ». Dans une autre occasion, il demande si tel officier est bon à quelque chose. « — Comment l'entendez-vous, sire ? — Je veux dire : est-ce qu'il est un homme de la Révolution comme nous ? » A mesure que le régime décline, le fils de 89 reprend de la hauteur dans l'esprit de l'Empereur.

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Au dire du général Foy, les officiers, surtout d'infanterie, forment' « une classe d'hommes véritablement vertueux ». Ils

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voient au-dessous d'eux le soldat s'étourdir en buvant, man­geant et pillant ; au-dessus d'eux, le général arriver à de grands honneurs et se créer une grande fortune. Eux ne considèrent que leur devoir. Dans l'armée impériale, ces hommes sont légion, mais on les connaît peu ; ils se révèlent par un mot, un exploit, une mort glorieuse ; victimes parfois des « généraux à pas­sions >, qui leur donnent de mauvaises notes, ils végètent en sous-ordre, intègres et perdus dans la masse. En 1815, l'un d'eux repasse le Rhin avec 6 francs qu'il doit donner à un auber­giste et se rend à lui-même ce témoignage : « Je puis affirmer que je n'ai fait verser de larmes à qui que ce soit. Je puis retour­ner dans tous les pays étrangers où j'ai fait la guerre sans craindre le moindre reproche. » Et, licencié en 1815, il ajoute : « J'ii à peine quarante ans, je ne connais que le métier des amies et mon épée est ma seule fortune. »

Ces Drouot au petit pied ne sont durs pour le soldat que par nécessité et la pitié leur serait naturelle, mais ils savent qu' « il faut avoir un visage qui ne soit point le miroir du cœur ». Dans cette foule, qui est vraiment la charpente de la Grande Armée, on peut dégager quelques figures : Fugières, qui, les deux bras emportés par un boulet à Aboutir, dit à Bonaparte : « Vous perdez un de vos soldats les plus dévoués ; un jour, vous regretterez de ne pas mourir comme moi au champ des braves. » Férandy, le vieux sapeur expert dans l'art de jeter les ponts, et surnommé"Grand Pontife par ses camarades. Bouvier-Destouches, ancien lièut> nant de grenadiers à cheval de la vieille garde, amputé des dix doigts en 1812, qui adapte un crochet à son moignon gauche pour tenir les rênes, s'attache avec une courroie son épée au poignet droit et combat à Craonne, où il est blessé deux fois. Malet qui, à Iéna, reçoit le plus beau coup de sabre qui se puisse voir et auquel Napoléon dit : « Ce coup de sabre-là vous fera épouser la plus jolie femme de Paris. » Et les jeunes, d'une répu­tation sans tache, qui ont leur fortune à faire, la gloire à con­quérir ! Vuscher, cousin dé l'Impératrice, écrit en 1806 : « Je quitte aujourd'hui ma patrie, n'ayant encore rien fait pour elle î tâchons d'y rentrer plus digne d'elle et de mes braves compa­triotes. » S'il sent son enthousiasme faiblir au spectacle des misères de la guerre, de milliers de soldats mutilés qu'il voit à l'hôpital de Vienne, il va se recharger d'ardeur en parcourant

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les salles de l'Arsenal, et, la veille de Wagram, courageux et clairvoyant, il note dans son journal : « C'est demain qu'il faut vaincre ou mourir !... 400.000 hommes qui ne se haïssent point, qui peut-être s'aimeraient s'ils se connaissaient, sont resserrés dans l'espace étroit de trois lieues carrées et n'attendent que le signal pour s'entr'égorger. Combien est intéressante la scène qui va s'ouvrir ! que les moments qui la précèdent sont impo­sants et font naître de grandes idées ! » Puis sans transition : :« Nous sommes couchés dans la boue et plongés dans une pro­fonde obscurité ; la pluie tombe par torrents. »

Et voici au hasard quelques types singuliers. Le vieux Beau-terne, dernier porte-arquebuse de Louis XVI, s'est enrôla pour mériter la croix et dit aux rieurs ,: « Messieurs, la poudre de chasse brûle à l'armée tout aussi bien que la poudre de guerre à la chasse. » Le colonel Vergés, lui, est un malin : atteint à Iéna d'un biscaïen au cou, il tient, en dépit du diagnostic du chirur­gien, à être blessé mortellement, appelle un sergent qu'il affec­tionne et, d'une voix dolente : « — Bompillon, va trouver l'Em­pereur, et dis-lui que je suis mort pour son service. — Mais non, mon colonel, vous n'en mourrez pas. — C'est égal, va toujours. » Et Verges fut fait général... Poitiers, un brave, adoré de ses hommes, qui à Somo-Sierra enlève neuf canons, qui à l'Albuera tient tête à deux escadrons et revient la mâchoire fendue d'un coup de sabre, Poitiers, officier de la Légion d'honneur, baron avec majorât, ne dépassera pas le grade de capitaine : « Sa malheureuse passion de boire était passée chez lui à l'état de nature », mais le remarquable, c'est qu'au feu il commandait avec autant d'aplomb que d'énergie.

L'art, la littérature, les souvenirs d'histoire jouent-ils un rôle dans la vie de ces guerriers qui parcourent l'Europe ? Un contemporain assure qu'on voit toujours un cabinet de lecture près de l'endroit où loge un régiment ; mais ce sont seulement les romans noirs, les livres d'aventures, les histoires de bri­gands : Cartouche, Mandrin. La Ramée ou Rinaldo Rinaldini, qui trouvent-une clientèle. On compte ceux qui emportent en campagne des livres. Pourtant, Bricard, passant à Mantoue, ne manque pas de noter l'hommage rendu par l'armée au « vertueux Virgile ». Fantin des Odoards franchit le Rhin avec une sorte de respect, car ce nom se rattache aux grands souve­nirs de l'histoire ancienne et moderne, et va voir le tombeau

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de Turenne à Salzbach, gardé par un sergent français qui vit là en solitaire.

Mais, cultivés ou non, beaucoup de ces hommes d'action savent exprimer ce qu'ils voient et ressentent ; ils sont des écri­vains-nés ; leurs souvenirs complètent, corroborent ceux des sol­dats avec une optique un peu différente, et telles scènes racon­tées par eux restent fixées dans l'esprit. — Lejeune galope avec Murât dans une forêt couverte de neige : « éclairés par le soleil, des milliers d'énormes glaçons, semblables à ceux de nos fontai­nes, pendaient à «tes arbres comme autant de lustres éblouis­sants. » Passant sous ces voûtes glacées, Lejeune en fait remar­quer la beauté à Murât — qui ne la voit pas. Soudain, deux coups de canon et toute la féerie s'effondre...

J.-B. Barrés décrit,l'illumination du camp français la veille d'Austerlitz, Napoléon suivi de soldats portant des torches pour éclairer sa marche : « Ces cris d'enthousiasme et d'amour se propagent dans toutes les directions comme un feu électrique... ; ce fut un embrasement général, un mouvement d'enthousiasme ' si soudain que Napoléon dut en être ébloui... C'était magnifique, prodigieux. » (1) Un camarade de J.-B. Barrés assiste à la noyade des Russes : « Ce fut vers midi ou une heure qu'une division russe... se hasarda pour éviter notre charge à travers un lac gelé sur le centre duquel nous nous dirigions et auquel elle était acculée; l'artillerie de la garde lui lâcha quelques bor­dées, ses obus rompirent la glace... J'étais fort curieux et je ne perdais pas de vue les Russes, chose facile eu égard à la dispo­sition du terrain où nous nous trouvions placés en amphithéâtre et en face du Jac ; quand cette division eut disparu sous les eaux, que je ne la vis plus, je me frottais les yeux, croyant à une hal­lucination de ma part, mais ces pauvres Russes étaient bien et dûment noyés, et nous n'avions plus personne devant nous (2). »

Certes, il y a des mécontents, des frondeurs ; opinions poli­tiques, avancement contrarié, passe-droit, lassitude, dégoût... autant de sujets d'aigreur et de récrimination. On critique sans ambage la politique du Maître, la paix qui suit Austerlitz, par exemple : épargner le tsar, quelle aberration ! « Ah ! oui, fais-leur grâce ! dit l'un. Le repentir viendra plus tard », et quand,

(1) Souvenirs d'un officier de la Grande Armée, 55. (2) Document inédit. Pierre de P e s l o ü a n ajoute qu 'après la bataille

N a p o l é o n entre dans le carré de la garde ; la musique joue l'air : Où peut-on être mieux... — « Nous é t i ons é l ec tr l s é i »,

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au début de la campagne de 1806, Napoléon se montre avec une redingote grise toute neuve agrémentée de fourrure: « Voilà tout ce qu'il a pu tirer d'Alexandre pour lui avoir permis de fuir, lui, sa cour et ses cosaques ! » A mesure que la roue tourne, les propos deviennent plus audacieux ; en Espagne, le colonel d'infanterie Arbaud, annonçant à sa troupe l'entrée de Napo­léon à Moscou, commente ainsi la nouvelle : « Mes enfants, vous l'entendez, votre empereur est fou. Il vient dé s'enfoncer dans les glaces de la Russie. Il n'en sortira pas, prenez des crêpes, c'est un jour de deuil.» Mis aux arrêts, Arbaud est réclamé, un jour d'affaire, par ses officiers et se fait tuer peu après à la tête de ses grenadiers.

Après la débâcle de Russie, les frondeurs ne se gênent plus ; chez Macdonald, qui fut un frondeur lui aussi, un officier, après avoir déblatéré avec violence contre Napoléon, se tourne vers Sébastiani : « Vous pouvez lui dire ce que nous pensons de lui ; peut-être même êtes-vous chargé de le savoir. » A Hambourg, dans un bal, un général affiche une telle animosité contre l'Em­pereur qu'on le prie de quitter la ville. D'autres voient revenir la guerre en 1813 avec un écœurement qu'ils ne dissimulent pas et répètent : « Sans âme tout est affreux. »

L'état d'esprit de ces officiers, prompts, non seulement à revendiquer, mais à se révolter, brouillons, fantasques, braves par moments, se montre à plein, à nu, dans ce mauvais sujet qui s'appela Fournier. Fils d'un cabaretier de Sarlat et petit clerc chez un procureur, celui-ci tira ainsi son horoscope : « Mon ami, quand on a tant d'esprit et si peu de cœur, on finit au bout d'une corde. » Il n'en fut pas tout à fait ainsi. Pour­tant, dès son entrée dans l'armée, Fournier se distingue par sa manie de dénoncer ses camarades, par son goût de la concus­sion, et sa carrière s'en trouve assez cahotée ; destitué, il se réintègre lui-même, et après s'être distingué en 1800 au pas­sage du Mont Saint-Bernard, son assurance croît de telle sorte «que, devant Bonaparte même, il affiche un républicanisme in­transigeant. L'antipathie est née entre les deux hommes, elle fleurira.

Fournier ne manque pas une occasion de la manifester : à' l'Opéra, il tourne le dos au Consul, siffle le ténor protégé d'Hor-tense, et, dans.un souper chez Oudinot, se vante do descendre d'une balle à vingt pas « ce jean-f... ds Bonaparte ». Cette

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fois, il exagère ; relégué à Sarlat, il obtient, à force de démar­ches, d'être rappelé, et la protection de Lasalle, qui admire en lui le cavalier, interrompt sa disgrâce (1).

Ce mauvais sujet possède ce que Montaigne appelle « la recommandation corporelle » : des yeux bleus — beaux quand ils cessent d'être mauvais — une belfe chevelure, de la pres­tance, du brillant, de l'élégance, de l'esprit naturel; avec cela vain, vantard, étalant grossièrement ses conquêtes • féminines, en inventant au besoin, traînant dans ses bagages une femme de beauté surprenante et de grande distinction qu'il traite comme un colis, sans se soucier d'elle plus que d'un garde d'écu­rie. Duelliste de profession, imaginant des divertissements absurdes, comme de casser d'un coup de pistolet la pipe d'un voltigeur qui passe dans la rue, il a des bouffées de vaillance, à Lugo, à Fuentes de Onoro, à Studianka, et des chutes de pleu­treries (2) : « Je ne puis me méconnaître ni me changer, je me déclare aussi incapable de commander que d'obéir. » Cette inca­pacité lui vaudra d'être destitué une fois de plus en 1813, après avoir, durant toute la retraite qui suit Leipzig, mené sa division là où elle ne devait pas être, pris la fuite et marché sans ordre. Son ennemi tombé, Fournier salue les Bourbons. Il sera inspecteur général de la cavalerie après 1815 — son antibona­partisme mérite d'être récompensé — et Louis XVIII lui octroiera le droit d'ajouter Sarlovèze à son nom.

J. LUCAS-DUBRETON.

(1) E n 1807, il demande à N a p o l é o n d'être n o m m é généra l . — € Vos torts doivent ê tre l a v é s dans un b a p t ê m e de sang », répond l'Empereur.

(2) E n v o y é par Ney pour charger une batterie ennemie, il tourne bride honteusement, et comme i l fait l'arrogant le soir du" combat : « Mon­sieur, lui dit Ney, depuis que j'existe, j'ai vu bien des poltrons, je n'en ai point r e n c o n t r é d'aussi plat que vous ». Montbel, 68-70.