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Langage ordinaire et vouloir dire : Stanley Cavell défenseur critique d’Austin (in La philosophie du langage ordinaire, Histoire et actualité de la philosophie d’Oxford, Christophe Al-Saleh & Sandra Laugier (Eds.), Olms, 2011) 1

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Langage ordinaire et vouloir dire : Stanley Cavell défenseur critique d’Austin

(in La philosophie du langage ordinaire, Histoire et actualité de la philosophie d’Oxford, Christophe Al-Saleh & Sandra Laugier (Eds.), Olms, 2011)

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Par RAOUL MOATI

Le premier texte de Stanley Cavell sur la pensée d’Austin, « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? », voit le jour sous la pression des circonstances, il s’agit pour le jeune Cavell de défendre la pensée du philosophe d’Oxford contre les attaques formulées par Benson Mates à l’endroit de la philosophie du langage ordinaire. « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? » se présentait au départ comme une réponse de Cavell à l’interprétation donnée par Benson Mates (Mates 1964) du débat ayant opposé Ryle à Austin sur le statut des expressions décrivant une action volontaire. Dans « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? » Cavell prend partie pour Austin contre Ryle, et plus généralement contre l’interprétation dépréciative de la philosophie du langage ordinaire que Mates induit de sa compréhension de ce débat. Les circonstances de la polémique contre Mates sont restituées par Cavell dans Un ton pour la philosophie (Cavell 2003). Cavell rappelle dans un premier temps, les circonstances de sa rencontre avec Austin, il décrit le rôle fondamental que jouèrent dans sa propre vocation philosophique les William James Lectures données par Austin à Harvard en 1955. Se manifestant à ses collègues comme bien décidé à défendre quoi qu’il en coûte la pensée d’Austin contre ses éventuels détracteurs, Cavell raconte ensuite qu’on décida de l’inviter en 1958 à une séance de réunion organisée par l’Association américaine de philosophie, en attendant de lui qu’il réponde aux critiques que Benson Mates adressait à la philosophie du langage ordinaire, et qui, d’après les mots de Cavell, « trouvait l’apport philosophique des travaux d’Austin (pour dire les choses brutalement) tout à fait nul » (Cavell 2003.94). Toujours dans Un Ton pour la philosophie, Cavell rappelle qu’à l’occasion du séminaire d’Austin à Berkeley, où Austin était professeur invité pour un semestre, on décida de consacrer la première session du séminaire aux réponses apportées par Austin aux critiques formulées par Mates. Avant son intervention Austin demanda à Cavell un exemplaire de son texte, sans pour autant jamais le citer au cours de son séminaire, ni même l’évoquer au moment de la discussion, ni plus tard en privé, à la grande déception du jeune philosophe. Cavell interpréta le silence d’Austin comme un signe de sa désapprobation. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il apprit non sans joie, qu’Austin à son retour à Oxford avait recommandé à ses étudiants ce qui n’était autre que le prototype du futur « Must We Mean What We Say ? », de sorte que le silence d’Austin finit par être interprété par Cavell comme le témoin de sa profonde et rassurante approbation. Ce revirement d’interprétation par rapport au silence du maître n’a pas été sans jouer un rôle décisif sur Cavell quant à l’opportunité de publier son texte, et plus tard de donner à son premier livre le titre de son premier essai « Must We Mean What We Say ? ».Bien que ces circonstances aient joué un rôle décisif dans l’élaboration et la finalisation de l’article de Cavell, on aurait toutefois tort de résumer « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? » à un texte dont la portée serait réductible aux circonstances polémiques qui en ont motivé l’élaboration : à travers la réhabilitation d’Austin qu’il propose par-delà les critiques de Mates, il s’agit déjà pour Cavell de déterminer la signification de la démarche philosophique propre à la philosophie du langage ordinaire, et de se demander ainsi sur la voie de quelle problématisation de la question du vouloir dire (Mean), la philosophie du langage ordinaire d’Austin nous engage. C’est à cette question et à la révélation du caractère paradoxal, c’est-à-dire non mentaliste, du statut du vouloir dire impliqué par le langage ordinaire que sera consacré la première partie de cet exposé, avant de tenter de comprendre, dans un second temps, le revirement de position qui conduisit Cavell à prolonger sa méditation sur l’articulation du langage ordinaire au vouloir dire, contre certaines tendances de la pensée d’Austin à gommer le scepticisme qui lui est constitutif.

1.Devons-nous (vraiment) vouloir dire ce que nous disons ?

Revenons dans un premier temps sur l’opposition théorique entre Austin et Ryle. Sur quoi porte-t-elle ?Selon Ryle, l’utilisation du mot « volontaire » pour décrire une action, l’insistance sur le caractère « volontaire » de celle-ci, renverrait au fait que nous entendrions par là nécessairement que l’action

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accomplie se serait faite sous l’égide de motifs moralement douteux :Nous ne discutons pour savoir si l’action de quelqu’un était ou non volontaire (voluntary) que lorsque l’action semble avoir été sa faute (when the action seems to have been his fault). (Cavell 2009.76)

Austin récuse la systématisation par Ryle de la relation de l’action décrite comme volontaire à la faute morale dont elle devrait procéder. Austin objecte à Ryle l’existence d’une diversité d’usages du mot « volontaire », permettant de qualifier des actions douteuses, anormales sans que celles-ci, le soient nécessairement dans un sens moral.Si Ryle, tout comme Austin, s’accordent sur le fait que qualifier une action de « volontaire » n’est pertinent que dans des cas où l’action n’est pas accomplie normalement, autrement dit, qu’une anomalie frappe le régime de l’action, en revanche, Austin n’est pas prêt à accepter la généralisation rylienne quant à la nature systématiquement morale du défaut qui caractériserait l’action exécutée. Je peux par exemple faire un cadeau volontairement, soutient Austin, sans que cela me mette en porte-à-faux moral, ni traduise une faute. Il faut toutefois reconnaître que dire « le cadeau a été fait volontairement » n’est pas sans impliquer que quelque chose d’inhabituel s’est produit : par exemple illustre Cavell, que « au lieu de la bouteille que vous lui donnez chaque année pour Noël, vous donnez au policier du secteur un chèque de 1000 dollars », ou encore « vous laissez vos héritiers sans le sou et vous léguez votre maison à votre chat » (Cavell 2009.79). C’est seulement dans ce genre de circonstances inhabituelles que la question de savoir si un tel don était « volontaire » devient pertinente, et peut alors se poser de manière intelligible. Gilbert Ryle a donc raison de montrer que la signification du recours au vocable « volontairement » exige que l’action se soit effectuée dans des circonstances particulières, toutefois, il a tort de restreindre ces circonstances à celles d’une déviance d’ordre moral. D’après Austin, Ryle a raison de rapporter l’utilisation de « volontairement » à un genre de circonstances inhabituelles, mais sa spécification est beaucoup trop restrictive et la généralisation qu’il propose est abusive pour cette raison même. Il faut rappeler que cette dispute entre Ryle et Austin fait fond sur une entente du langage ordinaire qui demeure toutefois largement commune aux deux penseurs d’Oxford. Celle-ci est fondée sur la distinction entre trois « types » d’énoncés produits lorsque l’on réfléchit sur le langage ordinaire rappelée par Cavell :

Pour évaluer le désaccord entre Austin et Ryle, nous pourrons distinguer trois types dans les énoncés qu’ils produisent sur le langage ordinaire :

1. Il y a les énoncés qui produisent des exemples de ce qui se dit dans un langage (« Nous disons bien… mais nous ne disons pas » ; « Nous demandons si… mais nous ne demandons pas si ».

2. Parfois ces exemples sont accompagnés d’explications – des énoncés qui explicitent ce qui est sous-entendu (what is implied) quand nous disons ce que nous disons selon les exemples que constituent les énoncés du premier type (« quand nous disons … nous sous-entendons (suggérons, disons) », « Nous ne disons pas … à moins que nous voulions dire… ». De tels énoncés sont contrôlés si nous nous référons aux énoncés du premier type »

3. Pour finir, il y a les généralisations que nous testerons en nous référant aux énoncés des deux premiers types. (Cavell 2009.75)

Austin récuse concernant la thèse de Ryle non pas son recours parfaitement légitime aux deux premiers types d’énoncés : il existe dans le langage ordinaire bien des cas où en effet nous nous demandons à propos d’une action que nous jugeons moralement douteuse, si elle a été faite de manière volontaire ou pas. Ce qu’Austin critique chez Ryle c’est que de dernier produise à partir de là, un énoncé du troisième type, c’est-à-dire généralise l’utilisation du vocable « volontaire » aux seules actions que nous jugerions moralement répréhensibles. D’après Benson Mates maintenant, l’objection d’Austin est contestable : elle se situe d’emblée au niveau des énoncés du troisième type, alors qu’il serait possible de récuser Ryle dès le premier niveau d’énoncés dans la mesure où « (Ryle) n’est pas en position de produire un énoncé du premier type (un énoncé qui présente un exemple de ce que nous disons) en l’absence d’études expérimentales qui démontrent son occurrence dans le langage » (Cavell 2009.76). La première critique de Cavell contre Mates repose sur la notion de pertinence conférée par Mates à notre recours aux expressions du langage ordinaire par « l’expérimentation empirique ». Un tel recours selon Cavell, traduit une approche du langage ordinaire qui l’aborde à partir d’un point de vue qui lui reste extérieur. Mates s’interroge sur le langage ordinaire comme si la position d’énonciation du locuteur pouvait, et devait être suspendue, pour les besoins de l’accumulation de preuves fournie par

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l’expérimentation empirique. Ce suspens n’est rien d’autre qu’artificiel aux yeux de Cavell. Pour l’auteur de Dire et vouloir dire, en effet ce n’est pas de l’expérimentation empirique que tire sa légitimité un énoncé qui présente un exemple de ce que nous disons ordinairement. Dans un tel cas de figure en effet, il faudrait envisager la nécessité d’appuyer la pertinence de notre recours à un énoncé exemplifiant le langage ordinaire, par des preuves, ce qui pour Cavell aurait pour conséquence de minorer gravement le fait qu’un tel recours a le plus fréquemment lieu pour un locuteur à l’intérieur de sa propre langue maternelle. La critique de Mates par Cavell consiste dans la réfutation du fait qu’un locuteur parlant sa langue maternelle ait besoin de preuves extérieures à son propre usage naturel de cette langue qui est bien la sienne, pour produire des énoncés exemplifiant ce qui peut se dire à bon droit par opposition à ce qui ne peut pas se dire au sein d’une telle langue. L’élucidation des mécanismes du langage ordinaire repose sur la production de tels énoncés. Dans un tel cas de figure, aucune absence de preuves ne peut venir faire obstacle à la légitimité pour tout un chacun parlant sa langue maternelle de produire des énoncés de ce type.Parce que nous parlons une langue donnée, nous sommes en mesure de prétendre fournir des énoncés doués de sens concernant ce qu’il est usuel de dire à l’intérieur de notre langue. Je prétends que « c’est que nous disons bien » dans la production d’un énoncé du premier type, parce que je parle la langue que j’examine, et je ne tire jamais ma légitimité à prétendre parler adéquatement ma langue maternelle par autre chose que par le fait que je la parle. On voit donc défendue par Cavell la thèse d’après laquelle notre capacité à formuler des énoncés du premier type tire sa légitimité non d’expériences en troisième personne, auxquelles en appelle Mates par l’expérimentation empirique, mais entièrement et exclusivement de la prétention portée par le locuteur de recourir légitimement à des énoncés tirés de la langue qu’il parle, dans la mesure où celle-ci lui est maternelle. Comme le formule Cavell : « le locuteur qui parle dans sa langue maternelle peut se fier à sa propre tête ( the native speaker can rely on his own nose) » (Cavell 2009.77). On ne se fie à soi-même pour Cavell, sans autre recours que soi-même, autrement dit, ni par l’intuition ni même par la mémorisation des emplois linguistiques existants. Ces deux formes, intuition et mémorisation, supposent en effet une mise à distance quasi-objectivante du locuteur vis-à-vis de sa propre langue, au détriment du facteur central que représente le fait que cette langue est bien celle qu’il parle effectivement. Il est constitutif pour le locuteur qui parle sa langue maternelle de tirer de lui-même et non d’une source extérieure ou semi extérieure (intuition, mémoire) la légitimité du produire un énoncé portant sur le langage ordinaire :

Quand j’affirme savoir (in claiming to know) en général, si nous utilisons ou non une expression, je ne prétends pas (I am not claiming) avoir une mémoire infaillible pour ce que nous disons (…) Il se peut qu’une personne normale oublie et se rappelle certains mots, ou ce que veulent dire certains mots dans sa langue maternelle, mais il ne se souvient pas de la langue (he doesn’t remember the language). (Cavell 2009.77)

On voit dans cette citation apparaître la notion qui sera amenée à jouer un rôle de plus en plus central dans la philosophie de Cavell à savoir la notion de « Claim ». Un des aspects du « Claim » au sens où l’entendra Cavell, repose sur le fait que je me dois d’accepter que ma prétention au caractère universellement pertinent de ce que je dis, ne repose jamais sur des garanties extérieures à ma propre voix, que ce soit sous la forme de preuves ou de fondements. La notion de « Claim » signifie que je ne peux jamais me défausser quant à fait d’avoir à soutenir ma prétention à parler au nom de tous (en l’occurrence à produire des énoncés exemplifiant le langage ordinaire), en attendant que des preuves ou des fondements m’exonèrent de cette tâche.Dans notre présent texte, ce qui s’annonce sous la forme du « Claim » repose sur le fait que dans le cas de figure examiné par Cavell, n’importe quel locuteur parlant sa propre langue est légitimé à fournir des énoncés capables d’exemplifier les énoncés du langage ordinaire, sans qu’il ait besoin d’avoir recours à des preuves. Il s’agit donc de comprendre que la légitimité du locuteur à produire de tels énoncés n’est jamais de l’ordre du quantitatif. Cependant, il faut souligner que nous avons affaire à un recours encore peu déterminé du « Claim » par Cavell dans le cas de figure décrit ici concernant ma légitimité à produire des énoncés capables d’exemplifier les énoncés du langage ordinaire sous la forme des trois types mentionnés ci-dessus. En effet, la trame de la notion de « Claim » telle qu’elle sera développée ultérieurement par Cavell, révèlera une complexité supplémentaire par rapport à la question telle qu’elle se présente ici, elle renverra à l’épreuve que constitue pour tout un chacun la légitimité de sa prétention à parler au nom des autres : car si je suis à moi seul la source à partir de

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laquelle interroger ce que tous les locuteurs d’une langue donnée disent et ne disent pas, cette solitude dans la prétention n’est pas sans questionner la possibilité de mon accord avec les autres locuteurs. De tels développements concernant la question de l’accord, verront plus explicitement le jour chez Cavell dans ses essais consacrés à Wittgenstein (notamment dans Les Voix de la raison1).La deuxième critique adressée par Cavell à Mates, concerne son rejet des énoncés du deuxième type, à savoir ceux que Cavell appelle des « énoncés d’explication » qui explicitent ce qui est impliqué par les énoncés du premier type. Ces énoncés du deuxième type revêtent la forme « quand nous disons … nous sous-entendons (suggérons, disons) », « Nous ne disons pas … à moins que nous voulions dire… ». Autrement dit, comme le soutient Cavell :

J’ai dit que le philosophe du langage ordinaire avait aussi et également droit à des énoncés du deuxième type distingué plus haut, ce qui veut dire qu’il a droit non seulement à dire ce que nous disons, mais également à dire ce que nous devrions vouloir dire (Mean) en les disant. (Cavell 2009.82)

Cavell met ce type d’énoncés au cœur de la démonstration de « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? ». De tels énoncés nous renseignent en effet sur le statut spécifique du « vouloir dire » mis en jeu dans le langage ordinaire. A travers les énoncés du deuxième type, Cavell montre qu’il existe de nombreux cas où ce que nous sommes amenés à dire n’a de sens que dans la mesure où cette chose que nous disons implique nécessairement l’existence d’autre chose que l’énoncé sous-entend ou présuppose. Il s’agit alors de se demander « comment nous devons expliquer le fait (en supposant que ce soit un fait) que nous disons ou demandons A (« X est volontaire » ou « X est-il volontaire ? ») que quand B a lieu (X a quelque chose de douteux ou qui semble douteux) (…) Les philosophes qui partent du langage ordinaire maintiendront probablement que si vous dîtes A quand B n’a pas eu lieu, vous ferez un mauvais usage (misusing) de A, ou vous déformerez sa signification » (Cavell 2009.82). Or Cavell rappelle que de nombreux philosophes hostiles à la philosophie du langage ordinaire, au premier rang desquels se trouve Benson Mates, contestent que la liaison entre A et B soit de stricte nécessité dans la mesure où son statut n’est pas logique. En effet, Mates rappelle qu’il ne peut y avoir de relation logique et ainsi nécessaire qu’entre une proposition et une autre proposition, jamais entre une proposition A (« X est volontaire ») et un fait du monde B (« X a quelque chose de douteux ou qui semble douteux »). Donc le lien entre A et B n’a rien d’une nécessité d’ordre logique, mais procède bien plutôt pour Mates de la distinction entre d’une part le contenu sémantique d’un énoncé et d’autre part l’occasion pragmatique du recours à un tel énoncé. A partir de la distinction entre sémantique et pragmatique, Mates est en mesure de montrer qu’il existe des cas où notre utilisation de l’énoncé A (« X est volontaire ») dépend bien du fait que B a lieu (« X est douteux ») mais cette dépendance n’a rien de logique, ni d’intrinsèque, autrement dit, rien ne m’interdit d’utiliser l’énoncé A sans que B ait lieu, tout dépend d’après Mates, de la modalité pragmatique sous laquelle j’investis l’énoncé A. Dans la mesure où le rapport entre A et B n’a rien de logique, mais dépend des conditions pragmatiques d’utilisation, le locuteur L peut utiliser A quand B a lieu, mais sans y être contraint, il peut utiliser A y compris si B n’a pas lieu, de sorte que A peut être correctement utilisé y compris si B n’a pas lieu. Or Cavell n’est pas prêt à laisser passer que la pertinence du recours à l’énoncé A ne soit en rien conditionnée par le fait que B ait lieu. Cavell soutient en effet que s’il est incontestable que la relation entre A et B « ne peut pas être une relation logique », en revanche on aura le plus grand mal à soutenir « que de l’énoncé de A rien ne s’ensuit (nothing follows) pour B » (Cavell 2009.82). En effet, comme nous l’avons vu plus haut avec Ryle et Austin, il resterait fort improbable que la question « avez-vous fait cela volontairement ? » puisse se poser à propos de n’importe quel type d’action, alors qu’elle ne se pose que dans les circonstances où l’action présente quelque chose d’inhabituel ou d’anormal.Du point de vue de Cavell, l’argumentation de Mates vise à se soustraire au rapport d’implication inévitable qui existe entre le recours à l’énoncé A et le fait que B ait lieu. Cavell ne soutient pas qu’un tel rapport entre A et B soit d’ordre strictement logique, il affirme plus précisément qu’il faut y voir ce qu’il appelle une relation de « quasi-logicité » procédant d’une « troisième sorte de logique » (Cavell 2009.85).Cavell prend l’exemple suivant pour appuyer sa démonstration : si quelqu’un vous demande si vous vous êtes habillé de cette manière volontairement, il y a peu de chances pour que votre compréhension

1cf. Cavell 1979, ch.1. Cf. également les analyses de Sandra Laugier dans Laugier 2006a

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de l’énoncé n’aille pas sans impliquer que quelque chose vous est suggéré par votre interlocuteur  : nous savons que par l’utilisation de cet énoncé précis, notre interlocuteur sous-entend quelque chose de bien déterminé à notre endroit, il n’est pas possible par exemple de comprendre sa question comme interrogeant notre fonctionnement psychologique quant à savoir si notre manière de nous habiller procède ou non d’un libre choix de notre part, nous savons bien que ce n’est pas ce qu’il veut dire  : lorsque celui-ci nous demande si nous nous sommes habillé de cette manière volontairement, on ne saurait le comprendre autrement que comme « en train d’impliquer ou de suggérer que votre tenue vestimentaire a quelque chose de particulier (peculiar) » (Cavell 2009.83). La position de Mates reviendrait à soutenir que la relation entre A (l’énoncé interrogatif « vous êtes vous habillez ainsi volontairement ? ») et B (je veux dire que votre tenue est excentrique) se révèle extérieur à la signification de l’énoncé A, et dépendrait seulement des circonstances intentionnelles dans lesquelles le locuteur a sollicité A. On ne saurait donc déduire B de A à partir de A, puisqu’il reste possible en effet que le locuteur L ait utilisé l’énoncé A sans vouloir dire B. Dans un tel cas de figure tout dépendrait de la nature de la relation pragmatique entre l’énoncé A et la pensée du locuteur au moment où il mobilise A : pour Mates, s’il ne pense pas B au moment où il énonce A, alors il ne veut pas dire B. Il devient erroné dès lors d’attribuer B à un tel locuteur.Or Cavell se réclamant d’une fidélité à Austin2, soutient qu’une telle dissociation permettrait au locuteur de pouvoir s’exonérer des conséquences conventionnelles de ce qu’il dit. La position de Mates revenant à postuler l’indépendance du vouloir dire du locuteur par rapport à ce que le langage ordinaire implique qu’il sous-entend en recourant à un énoncé déterminé. Dans un tel cas de figure, la position de Mates reviendrait à soutenir que puisque la relation entre A (« vous êtes vous habillé ainsi volontairement ? ») et B (je veux dire que votre tenue excentrique) n’a rien de logique, elle n’aurait dès lors rien de nécessaire, de sorte que rien ne prouverait que lorsque je dis A j’implique B. Il se pourrait que je vous pose la question sans avoir rien à redire à votre tenue vestimentaire, sans vouloir dire que celle-ci est particulière ou excentrique.Or une telle stratégie de distinction entre le contenu sémantique et la valeur pragmatique est problématique pour Cavell3, elle n’aurait d’autre fin que de nous soustraire aux conséquences pragmatiques de notre dire. Loin de pouvoir se fier aux critères d’intelligibilité du langage ordinaire (reposant sur les implications pragmatiques que celui-ci configure), nos interlocuteurs seraient renvoyés à la tâche consistant à devoir décrypter l’intention mentale qui a prévalu à notre utilisation de l’énoncé A. Pour Mates, la validité des implications ordinaires dépendrait de leur conformité à l’utilisation pragmatique de l’énoncé A par le locuteur L. C’est seulement si L a voulu exprimer à travers A qu’il trouvait votre façon de vous habiller excentrique que le rapport d’implication de A à B n’est pas fautif, il est fautif en revanche dans tous les autres cas. Autrement dit, pour Mates, c’est seulement et seulement si L a pensé en ayant recours à l’énoncé interrogatif A que votre tenue était bizarre ou excentrique qu’il a voulu dire à travers A que votre tenue était excentrique (c’est-à-dire B).Si une pensée n’est pas présente en lui au moment où il mobilise l’énoncé A, alors il faudra en déduire d’après Mates qu’il n’aura pas pu vouloir dire que votre tenue vestimentaire a quelque chose de

2 Un des points centraux de l’analyse des performatifs dans Quand dire c’est faire repose sur la dénonciation du fait qu’un locuteur puisse se soustraire à l’engagement qu’il a contracté par son acte de promettre sous le prétexte qu’il n’aurait jamais eu l’intention de promettre. On peut dire ici que Cavell radicalise la thèse d’Austin jusqu’à démentaliser le vouloir dire de l’activité locutoire. Le vouloir dire procède chez Cavell d’un effet conventionnel.3 Il est à noter que cette critique de Cavell vaut tout autant pour les tenants de la pragmatique autres que Mates, notamment Paul Grice et John. R. Searle. Dans tous les cas, Cavell critique la possibilité de distinguer entre le contenu sémantique d’un énoncé et d’autre part l’intention pragmatique à l’œuvre dans son utilisation. Cavell dénonce ici l’abstraction qu’il y a à dissocier la signification (le meaning) d’un énoncé de ses implications pragmatiques, celles-ci sont indissociables de celui-là, à moins de se soustraire aux relations conventionnellement réglées du langage ordinaire. C’est à une régression de cette nature que Cavell renverrait l’entreprise pragmatique dans son ensemble. Bien que Paul Grice soit cité par Cavell en note dans « Devons-nous vouloir dire ce que nous disons » (Cavell 2009.121), il reste que sa perspective n’a rien de commun avec celle de Grice. Pour Cavell, la signification des mots n’est jamais dissociable de ce que nous voulons dire à travers eux. Il est à noter en outre que la caractérisation en termes de « quasi-logicité » de la relation entre un énoncé et son implication pragmatique contredit explicitement la distinction gricienne entre le contenu des phrases et les « implicatures conversationnelles » ayant trait à l’usage de celles-ci. Grice récuse en effet qu’il existe un rapport de nécessité d’ordre logique entre l’une et l’autre de ces deux dimensions linguistiques. Cf. la deuxième section de Paul Grice « The Causal Theory of Perception », in Grice 1989. Enfin, ce qui rend irréductible la pensée de Cavell à l’égard de la discipline pragmatique, c’est son rejet du traitement mentaliste du vouloir dire.

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particulier. En d’autres termes, pour Mates, l’implication pragmatique de l’énoncé A se révélerait entretenir une liaison extrinsèque à la signification de l’énoncé A, dépendant du type d’usage pragmatique effectué par le locuteur mobilisant A, alors que pour Cavell, on ne saurait jamais soustraire la signification d’un énoncé du langage ordinaire des implications pragmatiques qu’il implique constitutivement, de par son appartenance à un réseau de relations conventionnelles d’ordre « quasi logique » :

Dites que cette implication de l’énoncé est « pragmatique » ; il n’en reste pas moins qu’il ne dirait pas (qu’il ne le pourrait pas dire) ce qu’il a dit sans impliquer ce qu’il a impliqué : il DOIT VOULOIR DIRE (MUST MEAN) que mes vêtements ont quelque chose de particulier. Au moment où je parle, je m’intéresse moins à « vouloir dire » (mean) qu’a « doit » (must) (après tout il y a forcément une raison qui fait qu’un certain nombre de philosophes ont la tentation de qualifier une relation logique ; et « doit » est logique). Mais la formule « pragmatique » ne jette pas la moindre lumière sur ce sujet.4.

Autrement dit, la théorie de Mates demeure impuissante à rendre compte dans toute son intelligibilité de la nécessité qui rattache un énoncé au vouloir dire que le recours à un tel énoncé ne peut pas ne pas impliquer. Comme l’affirme Cavell : « la formule « pragmatique » ne jette pas la moindre lumière sur ce sujet » (Cavell 2009.83).Aussi faut-il comprendre du point de vue de Cavell que la stratégie de Mates vise à desserrer, sinon à désactiver, la relation intrinsèque qui rattache un énoncé à son implication pragmatique, au vouloir dire qu’il sous-entend nécessairement dans le cadre de son utilisation ordinaire. Non seulement la théorie de Mates ne permet pas de comprendre le rapport de nécessité qui rattache un énoncé à son implication pragmatique mais de plus sa stratégie reste inopérante concernant le cas d’« un énoncé dont nous ne comprenons pas l’usage » (Cavell 2009.83) souligne Cavell. C’est en effet pour répondre à ce genre de cas que la théorie de Mates se prétendait la plus adaptée. Supposons que je veuille apprendre ce que veut dire un énoncé dont je ne comprends pas l’usage, si Mates renvoie celui-ci au pur arbitraire d’une décision subjective propre à l’idiosyncrasie de mon interlocuteur, il ne m’est pas possible d’apprendre quoi que ce soit concernant l’implication pragmatique de l’énoncé qui ne soit pas seulement relatif à la façon de s’exprimer de mon interlocuteur.Par exemple la situation suivante est imaginée par Cavell : j’ai l’habitude de compter tous les jours mon argent et quelqu’un m’interpelle chaque jour en me disant « vous devriez le faire ». Cet exemple montre que, au vu des circonstances, rien ne me permet de comprendre ce que mon interlocuteur veut me dire quand il me dit « vous deviez le faire », la stratégie de Mates consisterait à formaliser le problème de cette manière : « il ne dirait pas cela à moins de se demander à chaque fois qu’il voit quelqu’un en train de faire quelque chose : « cette personne devrait-elle ou non être en train de faire cela ? » (Cavell 2009.84). Or la réponse de Cavell est précisément qu’une telle possibilité ne nous apprend rien sur le phénomène de langage considéré, elle ne me permettra pas de me mettre à mon tour à l’utiliser d’une manière qui soit acceptée et intelligible pour des interlocuteurs appartenant à ma communauté linguistique. Tout au plus la stratégie de Mates peut nous permettre de comprendre la remarque incongrue de notre interlocuteur, mais cela « en nous révélant quelque chose que nous ne savions pas sur lui, elle ne nous apprend absolument rien que nous ne savions déjà sur les mots qu’il a utilisés » (Cavell 2009.84). Autrement dit, c’est parce que nous connaissons déjà la signification et la portée ordinaires du mot « devoir », que dans le contexte inhabituel de son emploi nous pouvons soutenir que ceux-ci n’ont plus l’air d’être encore de mise pour cette personne. L’utilisation spéciale du mot « devoir » fait ainsi nécessairement fond sur notre connaissance déjà acquise de son emploi ordinaire. Je n’apprends donc rien de nouveau quant à son usage via l’exemple de Mates. Au mieux, Mates nous rappelle que notre interlocuteur n’utilise pas l’énoncé dans son sens courant (qu’il faut comprendre son usage comme n’ayant rien de commun avec son utilisation ordinaire), ce qui donc ne peut guère rien nous apprendre sur cet énoncé dont nous voudrions comprendre l’usage.Dans le paradigme de Mates, on ne cesserait de nous rappeler que le rapport d’implication ordinaire

4Cavell 2009.83. Pour utiliser une analogie avec la psychanalyse, souvent revendiquée par Cavell pour penser la question de l’expression ordinaire, on pourrait dire que Cavell situe le « je » du sujet là où précisément dans le langage « ça » l’implique : la structure du langage ordinaire l’implique au-delà de lui, et le paradoxe veut que cette implication soit bien pourtant ce qu’il veut dire. Autrement dit, son vouloir est dans son expression non dans la représentation qu’il se fait de sa propre intention, dans ce dernier cas de figure en effet il s’agit plutôt pour le sujet de se maintenir dans une relation d’évitement par rapport aux implications de son expression. Le refoulement psychanalytique est d’ailleurs expliqué par Cavell comme phénomène de répression de l’expression. Cf. Cavell 1984.51-54.

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serait trompeur, et que seules les circonstances pragmatiques dans lesquelles un locuteur a fait usage d’un énoncé seraient déterminantes pour l’identification de son vouloir dire. Or non seulement il faut déjà reconnaître un tel rapport d’implication pour le qualifier d’égarant, mais en outre, en le contredisant, le locuteur cesse de jouer le jeu de l’échange ordinaire et du respect des critères d’intelligibilité qui l’accompagnent. Ce qui signifie autrement dit, que le locuteur ne peut se soustraire aux conséquences pragmatiques de la signification de son énoncé qu’en s’enfonçant dans l’inintelligibilité5. En d’autres termes Cavell récuse que notre vouloir dire procède d’un trait d’usage idiosyncrasique, pour le philosophe américain en effet, on ne peut s’exonérer d’avoir à répondre de ce que la mobilisation que nous faisons d’un énoncé implique que nous disions, de sorte que malgré toutes les tentatives théoriques que nous pouvons mettre en place pour ne pas nous sentir redevables des conséquences pragmatiques de ce que nous disons, à l’instar de Mates, nous ne pouvons pas ne pas vouloir dire ce que nous disons, nous ne pouvons pas éviter d’être engagé à vouloir dire B lorsque nous disons A. Comme l’affirme Cavell :

Les « implications pragmatiques » de nos énonciations sont des choses que nous voulons dire (…) que nous devons vouloir dire ; le fait qu’elles constituent une partie essentielle de ce que nous voulons dire quand nous disons quelque chose, une partie essentielle de ce que c’est que vouloir dire quelque chose. Et ce que nous voulons dire (ce que nous avons l’intention de dire) comme ce que nous voulons (avons l’intention de) faire, c’est quelque chose dont nous sommes responsables. (Cavell 2009.112-113)

En suivant le dispositif de Mates, en affirmant que je sais quelque chose alors que je ne suis pas en mesure d’assumer avec certitude ce que j’asserte, je n’abuserais pas de la signification du mot « savoir » puisque dans un tel cas de figure en effet, il ne dépendrait que de moi d’assigner ou pas la formule « je sais » à des énoncés pour lesquels j’éprouve une confiance maximale. Dans la perspective de Mates, la signification du mot « savoir » n’implique en rien que mon utilisation de celui-ci soit contraint par une clause de certitude, celle-ci demeure extrinsèque à la signification du mot, et relative à l’utilisation que je décide de faire de celle-ci. Tout dépendrait de l’utilisation pragmatique que je fais de la formule « je sais ». Ce qui signifie que si je ne suis pas en mesure d’être certain de ce que j’avance, et que je persiste à soutenir que « je sais », je n’aurais pas abusé de la signification du mot « savoir ».Pour Cavell ce raisonnement ne tient pas la route, dans la mesure où

si un enfant affirme « je sais… » alors que vous savez que l’enfant ne sait pas (donc il n’est pas en position de dire qu’il sait) nous serons parfaitement légitimé à lui répondre : « tu ne veut pas vraiment dire (N.B) que tu sais, tu veux seulement dire que tu crois » ou bien vous direz peut-être : « tu ne devrais pas dire que tu sais quand c’est seulement ce que tu penses. (Cavell 2009.86)

La thèse avancée ici par Cavell étant que le langage ordinaire nous met en situation d’avoir à répondre de ce que nous disons, que le vouloir dire ne signifie pas que nos énoncés reflètent nos intentions de dire quelque chose, mais bien plutôt que nous sommes responsables de ce que l’expression ordinaire engage de nous, engage que nous disons. Si le locuteur L prétend utiliser l’énoncé A sans impliquer B, c’est qu’un tel locuteur ne sait pas ce qu’il veut dire, et qu’il demeure confus par rapport à lui-même. Il n’y a donc pas d’alternative privée aux implications ordinaires du langage concernant notre vouloir dire. L’argument d’une intentionnalité privée n’est d’aucune portée philosophique, il ne fait qu’indiquer notre propre état de confusion par rapport à nous-mêmes. Lorsque je prétends vouloir dire autre chose que ce que les conventions du langage ordinaire m’engagent à vouloir dire, je ne peux empêcher que mon rapport au langage devienne caduque et par là que je sois devenu étranger à moi-même et aux autres. L’enfant qui affirme qu’il sait alors qu’il n’est pas en position de savoir, ne sait tout simplement pas ce qu’il veut dire. Non seulement dans un tel cas de figure, le locuteur reste opaque aux autres locuteurs, mais la thèse importante de Cavell est qu’il l’est tout autant à lui-même. La conscience en première personne de ce que nous voulons dire ne représente donc jamais un critère d’identification fiable quant à notre position subjective véritable. La thèse de Cavell nous apprend donc que le vouloir dire du langage ordinaire n’a jamais rien d’un choix, il ne procède jamais d’une décision subjective6, mais a déjà cours

5 Expression qui prendra tout son sens à partir de la critique du langage privé que Cavell prolonge à partir de Wittgenstein. Sur ce point Cf. la quatrième partie des Voix de la raison.6 Il est à noter du reste que Cavell dans son texte, insiste bien sur le fait que la tendance à ramener le vouloir dire d’un énoncé à l’état intérieur du locuteur est corrélée à notre tendance à traiter les énoncés exemplifiant le langage ordinaire

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à travers le réglage des conventions par rapport auxquelles le locuteur est mis en situation de responsabilité. En ce sens, le langage a déjà décidé pour moi, et l’invocation d’une procédure réglée par la convention me met en situation de responsabilité par rapport à ce qu’implique celle-ci quant à ce que je veux dire (Mean). Or la stratégie de Mates vise à exonérer le locuteur du poids de cette assignation propre au langage ordinaire.Le refus de la problématisation caractérisant la démarche de Mates du lien fondamental qui rattache l’emploi d’un énoncé au vouloir dire qu’il implique constitutivement, est caractéristique de ce que Cavell nommera plus tard une stratégie d’évitement à l’endroit de l’ordinaire, c’est-à-dire en même temps de nous-mêmes (de notre vouloir dire). On peut soutenir que toute l’œuvre de Cavell se concentre sur la tentative de donner une réponse aux raisons qui motive tout un chacun, à l’instar de Mates, à se détourner du vouloir dire, et plus radicalement de la voix qui est la sienne. Mates cherche ici à donner des cautions philosophiques, comme tout bon sceptique, au refus commun de l’ordinaire. Dans « Devons nous vouloir dire ce que nous disons ? », Cavell insiste sur le paradoxe d’un vouloir dire qui tient précisément dans son excentration par rapport aux intentions mentales vécues en première personne par le locuteur. C’est pourquoi l’accès au vouloir dire ne saurait jamais procéder de la représentation que nous nous faisons de ce que nous avons l’intention de dire. D’une certaine façon, ce que Cavell nous apprend c’est que nous commençons par ne plus savoir ce que nous voulons dire7, et qu’à ce titre, les méthodes de la philosophie du langage ordinaire ont pour vocation thérapeutique de nous ramener à notre vouloir dire. C’est pourquoi on ne saurait reconduire le vouloir dire (Mean) du langage ordinaire à l’économie d’une quelconque présence, voire à un nouvel avatar de la « métaphysique de la présence » comme le suggère Derrida8. Ce que le texte de Cavell nous apprend c’est que l’accès à ce que nous voulons dire ne tient justement pas dans la représentation subjective que nous avons de notre vouloir dire. Notre accès au vouloir dire qui est le notre, dépend fondamentalement de notre détour par les procédures externes et conventionnellement réglées du langage ordinaire. Il y a bien des cas, sinon la majorité des cas, où nous croyons seulement vouloir dire ce que nous disons, sans bien jamais savoir ce que nous voulons dire. Pour reprendre l’exemple de Cavell si l’enfant affirme « je sais » sans être certain que ce qu’il dit est bien le cas, autrement dit, si l’énoncé A n’est pas accompagné par la réalité B (que l’enfant éprouve une confiance suffisante pour prendre le risque cognitif d’asserter quelque chose) alors, contrairement à ce que dit Mates ce n’est pas le langage ordinaire qui nous induirait en erreur concernant l’intention de cet enfant, mais bien cet enfant qui ne sait pas ce qu’il veut dire. Il serait trop simple de ramener ce qu’il veut dire à son intention privée de « borner ou pas » (Cavell 2009.85) la formule « je sais… » à des énoncés pour lesquels l’enfant a une grande confiance, une telle stratégie permettrait en effet au locuteur de ne pas se sentir ni engagé, ni responsable par rapport au fait que ce qu’il dit l’engage nécessairement à vouloir dire ce qu’il dit, à assumer les conséquences pragmatiques de son expression. Ce genre de stratégie vise à cautionner l’évitement de soi, ou encore ce que Cavell appellera l’ignorance délibérée de soi par l’alibi de l’argument du langage privé, qui se voit toujours

comme étant d’ordre synthétique. En effet le caractère synthétique attribué à ces derniers révèle une tendance à vouloir gommer le caractère « quasi-logique » des relations entre un énoncé et l’état de choses qu’il implique, et à ramener leur liaison à une contingence. Pour Mates c’est sur la base empirique d’une même expérience répétée de cette liaison, que nous serions amenés à obtenir un certain nombre de preuves nous autorisant à fournir des énoncés exemplifiant le langage ordinaire. Aussi est-ce sur une telle clause empirique que s’établit la thèse de Mates : le vouloir dire d’un énoncé serait fonction de l’état intérieur du locuteur, et nous pourrions produire des régularités (un lien régulier entre telle intention mentale et tel énoncé) par accumulation d’exemples. Or si la prise de conscience de la relation était obtenue de cette manière, cela signifierait qu’une telle relation pourrait toujours être défaite par une occurrence nouvelle que rien n’interdirait. Une telle stratégie revient d’après Cavell à trouver un alibi intellectuel permettant d’éviter l’échéance du vouloir dire qui s’établit dans l’acceptation des liaisons nécessaires dont est fait le langage ordinaire. On comprend donc mieux pourquoi Cavell peut soutenir que « si nous n’arrivons pas à nous défaire de l’idée qu’un énoncé de ce que nous voulons dire quand nous disons telle ou telle chose (énoncé du deuxième type) est forcément synthétique, c’est parce que nous imaginons que l’énoncé décrit le fonctionnement mental de la personne qui parle ». Cf. Cavell 2009.120.7 Ou plutôt que nous ne savons plus que nous le savons, pour être plus fidèle à la formulation socratique du recours aux méthodes du langage ordinaire proposée par Cavell dans ce texte.8 Il n’est donc pas certain, ainsi que Derrida le présente dans « Signature, événement, contexte » (Derrida 1972) que les conventions du langage ordinaire par leur itération fracturent le vouloir dire, sauf à se représenter celui-ci comme un phénomène d’origine subjective, ce à quoi n’aboutit pas la théorie de Cavell, mais ce qu’induit problématiquement en revanche la lecture d’Austin par Derrida. Nous renvoyons à notre enquête sur la question: Moati 2009.

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invoqué par le sceptique comme moyen de répudier les critères du langage ordinaire et la voix qui les sous-tend. Ce porte-à-faux par rapport à soi n’est jamais définitif : comme nous l’avons vu, les méthodes de la philosophie du langage ordinaire permettent de recouvrer ce soi enfoui sous les décombres de notre refus de l’ordinaire. On devra répondre à l’enfant que compte tenu de la situation où l’énoncé A (« je sais ») n’est pas accompagné de la réalité B (que l’enfant est en position d’asserter ce qu’il dit), il n’a pas pu vouloir dire ce qu’il dit, ou plus précisément qu’il n’est pas encore conscient de ce qu’il a voulu dire. Cavell suggère alors que l’adulte répondra probablement à cet enfant : « Tu ne veux pas vraiment dire que tu sais, tu veux seulement dire que tu crois » (Cavell 2009.86).Si donc l’éclaircissement par rapport à nous-mêmes, à ce que nous voulons dire est possible, il faut alors comprendre que celui-ci ne procède jamais d’une introspection subjective, d’ordre privé, mais relève de notre capacité à nous (re)-situer nous-mêmes par rapport au langage ordinaire.Il faut pour cette raison reconnaitre que l’examen du langage ordinaire n’est jamais séparable de la connaissance de soi qu’il occasionne. C’est pourquoi les méthodes consistant à examiner les énoncés du langage ordinaire sont présentées par Cavell comme représentant autant de moyens de se recouvrer soi-même. L’investigation du langage ordinaire et l’investigation de soi sont par là corrélées l’une à l’autre, synonymes entre elles. Dans « la seconde philosophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? », Cavell peut en effet soutenir :

Des questions telles que « Que devrait-on dire si … ? » ou « dans quelles circonstances appellerions-nous … ? » posées à quelqu’un qui a maîtrisé le langage (nous mêmes, par exemple) consistent à demander à cette personne de dire quelque chose sur elle-même, qu’elle décrive ce qu’elle fait. Ainsi, les différentes méthodes sont-elles des méthodes pour acquérir une connaissance de soi (self-knowledge). (Cavell 2009.156)

Et Cavell de poursuivre en comparant la découverte du soi par les méthodes du langage ordinaire avec les méthodes mises en œuvre par la psychanalyse :

comme le sont – pour des fins différentes (mais apparentées) et en réponse à des problèmes différents (mais apparentés) – les méthodes d’association « libre » d’analyse des rêves, d’exploration des lapsus langagiers et comportementaux, de notation et d’analyse les « transferts » de sentiment, et ainsi de suite. Ce qui est peut-être plus bouleversant, et qui est certainement plus important, qu’aucune des conclusions particulières auxquelles arrivent Freud ou Wittgenstein, c’est la découverte qu’ils font que se connaître, il y a des méthodes pour cela - et que donc cela peut s’enseigner (bien que ce ne soit pas selon des modalités évidentes) et se pratiquer. (Cavell 2009.156)

Le langage ordinaire ajoute au risque cognitif accompagnant l’exercice du jugement, la menace que nous puissions nous entretenir dans un certain porte-à-faux par rapport à ce que nous voulons dire, ce qui conduit Cavell à soutenir que « les erreurs de nomination et de description ne sont pas les seules erreurs à faire dans le langage ».Il faut donc accepter cette clause d’externalité concernant notre vouloir dire, celui-ci n’est jamais localisable au niveau de la représentation mentale que nous en avons, de sorte que poser la question de notre responsabilité à l’endroit des implications du langage ordinaire, revient pour Cavell à élucider notre propre disposition par rapport à nous-mêmes et au monde. Comparant la méthodologie du langage ordinaire à la maïeutique de Socrate, Cavell suggère en effet que l’exigence thérapeutique du langage ordinaire renoue avec les inspirations fondatrices de la philosophie. La maïeutique socratique, et l’authenticité de toute démarche philosophique digne de ce nom, consistent dès lors dans un effort de révélation de ce que nous voulons dire :

Ce dont ils (les interlocuteurs de Socrate, NdA) ne s’étaient pas rendu compte, c’est de ce qu’ils étaient en train de dire, ou de ce qu’ils étaient vraiment en train de dire, et ainsi n’avaient pas su ce qu’ils voulaient dire. En ce sens, ils ne s’étaient pas connus eux-mêmes, et n’avaient pas connu le monde. (Cavell 2009.122-123)

2. Langage ordinaire et scepticisme

Le paradoxe veut que cela soit au nom de sa propre lecture d’Austin que Cavell soit amené pourtant dans « La contre-philosophie et le gage de la voix » (publié dans Un Ton pour la philosophie) à progressivement prendre ses distances avec certaines assertions propres à Austin, concernant l’immunité des critères du langage ordinaire au scepticisme. La subtilité de la position de Cavell dans Un Ton, réside dans sa capacité à récuser d’une part l’interprétation d’Austin proposée par Derrida, tout en marquant un certain nombre de réserves vis-à-vis d’Austin lui-même. Cavell finira par montrer

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que la pensée d’Austin partage contre toute attente avec la déconstruction une certaine réticence à l’endroit de la question du scepticisme. Si Cavell est sensible dès 1969 à la spécificité du vouloir dire en jeu dans la philosophie du langage ordinaire d’Austin, ce sera pour, dès 1994, la lui retourner sous la forme d’une objection. Il faut à Austin sauver la pratique performative du risque de l’inexpressivité qu’induit le scepticisme inhérent aux critères du langage ordinaire. Les pensées d’Austin et de Derrida, sont finalement renvoyées dos-à-dos, en ce que toutes deux se voient soupçonnées par Cavell de minimiser le poids du scepticisme impliqué par les critères ordinaires. C’est tout l’enjeu du texte de Cavell que de montrer qu’Austin comme Derrida, minimisent la problématique du sérieux dans l’acte de langage, afin de soustraire leurs analyses respectives du performatif des questions du scepticisme et de la voix (Claim) qui soutient la procédure à laquelle obéit la réalisation d’un énoncé performatif. Aussi, Cavell dans Un Ton pour la philosophie, renvoie-t-il aux analyses portant sur Austin et son rapport problématique au scepticisme menées dans Les Voix de la Raison, analyses, qu’il se propose dans le présent texte d’approfondir :

J’ai déjà critiqué en détail dans Les Voix de la Raison les conceptions d’Austin et son fatal rejet, ou disons son exclusion, de la menace du scepticisme. En un mot - pour exploiter les couches archéologiques de cet ouvrage - ma critique consistait à dire que la façon dont Austin rejette la pression du scepticisme équivaut à un refus de voir la possibilité qu’ont les concepts ordinaires de se répudier, pour ainsi dire, eux-mêmes. (Cavell 2003.145-146)

Cette accusation sous-jacente aux Voix de la Raison, s’expose explicitement dans la critique simultanée de Derrida et d’Austin menée par Cavell dans Un ton pour la philosophie. Si Derrida avait été attentif dans sa lecture d’Austin à d’autres textes que Quand dire C’est Faire et à « Other Minds » plus particulièrement, il se serait aperçu que si les distinctions d’identité (entre un chardonneret et un roitelet selon l’exemple d’Austin) relèvent des critères, en revanche, les « glissements de la réalité au rêve, aux fantasmes, à la poésie, à la peinture, à la scène théâtrale  » ne relèvent jamais, quant à eux, du critériel. Si Derrida avait porté une plus grande attention aux critères austiniens, à la fragilité qui leur est intrinsèque, il se serait aperçu que « les démons du langage envahissent toute la maison d’Austin », que les conventions ordinaires ne procèdent en rien d’une présence métaphysiquement stable. Or si de cela Austin est bien conscient, Cavell lui reproche d’en minimiser l’importance, de fustiger les philosophes sceptiques qui dramatisent dans une emphase artificielle la fragilité corrélée à la finitude de nos critères. C’est pourquoi affirme Cavell, Austin «  le sait, même s’il n’a pas grand-chose à en dire » (Cavell 2003.145-146). Cavell est amené à récuser Austin sur le terrain de l’interprétation qu’il propose du vers d’Hippolyte « ma langue prêta serment, mais pas mon cœur », Contrairement à ce qu’affirme Austin, Hippolyte n’a pas cherché à se défausser, ni à s’excuser, il sait qu’il a promis et « incapable de ne pas révéler sa connaissance de la passion irrépressible qu’éprouve pour lui sa belle-mère Phèdre (…) De telle sorte qu’en tirant sur la base d’Hippolyte, la morale que notre parole est notre engagement, Austin échoue à prendre la mesure des cas où cette devise, de maxime rationnelle, devient malédiction (a curse) » (Cavell 2003.151). Cette mésinterprétation d’Austin à l’endroit d’Hippolyte est révélatrice de son indisposition à l’endroit du scepticisme. Approfondissons, il s’agit pour Cavell de se demander si Austin ne cherche pas à prémunir sa théorie contre les cas des énoncés performatifs non-sérieux. Pour Austin, les cas d’abus ou d’insincérité n’affectent pas la procédure performative, or c’est cette thèse que Cavell met en cause dans son texte. En effet, pour Austin, l’acte de langage de la promesse se réalise à la condition de répondre à un certain rituel conventionnel duquel ne font pas directement partie la sincérité, ni le sérieux : je peux promettre sans en avoir l’intention par exemple, sans adhésion intérieure. Il s’agirait pour Austin, selon Cavell, de désamorcer ce à quoi les actes de langage sont exposés, dès lors qu’à partir de leur profération il devient impossible de savoir grâce à un critère défini s’ils ont été faits avec sérieux ou non, de sorte que le problème du scepticisme n’ait pas à se poser. En plaçant au niveau des cas d’abus, ce que Austin appelle les cas gamma (Austin 1962b.14-15), le problème du sérieux et de la sincérité, Austin aurait cherché à prémunir la réalisation de l’acte de langage de toute défaillance au niveau des intentions, afin que la question du scepticisme (l’acte performatif a-t-il été réalisé avec sérieux ou pas ?) ne puisse véritablement contaminer le fonctionnement efficient de la parole ordinaire. Or c’est dans la mesure où le sérieux n’est jamais de l’ordre du critériel – il ne dépend pas des critères de la promesse que de garantir qu’elle a été faite avec sérieux – que la problématique du scepticisme prend toute son ampleur et que, contrairement à Austin, selon Cavell, l’acte de langage peut pâtir dans son fonctionnement d’avoir été effectué superficiellement. Autrement dit, l’invocation

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des critères ne suffit pas à garantir l’expressivité de l’expression ordinaire.Le traitement de la question de la sincérité s’établit chez Austin comme s’il existait en nous un site pour la subjectivité, celui de ses intentions internes, qui pouvait être soustrait à l’expression (permettant à l’auteur de la promesse de formuler : j’ai promis certes, mais je n’en avais pas l’intention, ce n’est pas ce que je voulais dire). Autrement dit, tout se passerait comme si le vouloir dire du locuteur pouvait être détaché de son expression, être ailleurs (au sein d’un mythique langage intérieur ou privé), comme si l’expression pouvait ne pas engager le locuteur à vouloir dire ce qu’il dit. Dans un tel cas de figure en effet, tout se passe alors comme si l’on pouvait dire ce que nous disons, sans vouloir dire ce que nous disons, se rapporter à l’expression sur le mode du détachement, entretenir un rapport superficiel et non sérieux à l’expression ordinaire sans jamais en entamer l’expressivité, ce que Cavell récuse précisément. En bloquant le risque sceptique par le respect des critères, desquels ne participerait pas l’intention du locuteur, Austin a sous-estimé le problème de la voix du sujet requise comme critère essentiel à l’acte de parole. Austin aurait voulu préserver la procédure conventionnelle de la question de la sincérité. Or si la sincérité n’est pas constitutive de l’acte de langage, pour autant, l’absence de sérieux ou d’acceptation de la part du sujet d’être exprimé par la parole de l’ordinaire entraine son effacement de la scène du langage, ce que Cavell décrit comme représentant le passage de l’expressivité à l’inexpressivité (où la procédure n’a plus cours).Eludant cette contamination de l’insincérité sur la procédure conventionnelle, tout se passe chez Austin comme si nous n’étions pas vraiment impliqués ni véritablement engagés par notre expression, autrement dit, comme si le locuteur pouvait ne pas être vraiment le sujet de son expression et comme si un tel sujet impliqué par l’expression n’était jamais vraiment nécessaire à celle-ci.Aussi est-ce pourquoi, selon Cavell, il n’est pas possible de suivre totalement Austin et de dissocier la promesse d’Hyppolite du vouloir dire d’Hyppolite. Pour Cavell, il n’existe pas de niveau intentionnel retiré de l’expression effective : tel est le sens de sa critique du langage privé et du mythe de l’inexpressivité qui l’accompagne. L’impossibilité de disposer d’un critère permettant d’identifier une promesse faite avec sérieux d’une promesse qui ne l’est pas, est l’élément du scepticisme dont Austin cherche à prémunir leurs énoncés performatifs du langage ordinaire. Aussi Cavell donne-t-il partiellement raison à Derrida contre Austin : il y a bien quelque chose dans la question du non sérieux qui dérange Austin, il y a quelque chose dans Hippolyte dont Austin « aimerait ne pas se souvenir » (Cavell 2003.151), à savoir :...le terrible, irréalisable souhait que Thésée exprime de façon délirante à Hippolyte :

« Ah, comme on aurait besoin qu’il y eût ici-bas dans nos affections un indice assuré pour discerner les cœurs, tirer la vraie tendresse de celle qui nous ment, le vrai du faux ! Il faudrait que tout homme ait deux timbres de voix : l’un pour la loyauté, et l’autre pour tout usage. Ainsi l’accent loyal démasquerait la fraude du cœur coupable, et nous, nous ne serions plus dupes ! (II, 924-931, cité dans Cavell 2003.151).

Selon Cavell c’est cette absence de critère permettant d’identifier la marque du sérieux dans un acte de langage, qui permet de cerner les raisons pour lesquelles Austin a oblitéré le contexte dans lequel le vers d’Hippolyte est prononcé. Car Hippolyte sait qu’il n’y a pas de lieu de réserve par rapport à l’expression (l’espace de ses intentions), autrement dit, il se sait condamné à l’expression. L’absence de critère permettant de distinguer entre le sérieux et le non sérieux implique selon Cavell « qu’il n’y ait aucun indice assuré – pour utiliser les termes du souhait de Thésée – qui permette de distinguer le loyal ou le réel du faux ou de la fraude est une façon de résumer la découverte – à mon avis – de Wittgenstein, à laquelle j’ai fait allusion plus haut, qu’il n’existe pas de critères – pour reprendre son terme – permettant de distinguer la réalité du rêve, ou, j’ajoute l’animé de l’inanimé, ou la sincérité ou le sérieux de l’hypocrisie ou de la fraude, et qu’il n’y a donc aucune façon d’arrêter la menace du scepticisme » (Cavell 2003.152). La lecture d’Hippolyte par Austin montre qu’Austin cherche précisément à contenir le risque sceptique en accordant aux critères une force rendant l’acte de langage imparable au scepticisme. Dans une telle logique, si j’ai réalisé une procédure, celle de promettre, j’ai promis quel que soit mon degré d’adhésion intérieur (que j’ai l’intention de promettre ou non). Or la difficulté ici reste pour Cavell que le recours aux critères ne bloque jamais le risque sceptique, et la légitimité du questionnement sceptique à leur endroit. Selon Austin, seule la procédure suffit indépendamment de l’existence du sérieux, et indépendamment de la fragilité conjointe au fait qu’il n’existe pas de critères entre le sérieux et le feint.

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La question posée est donc : pourquoi Austin préfère interpréter le vœu d’Hippolyte comme une excuse ? Certes, Austin objecte que nos intentions ne servent jamais d’excuse, et que nos mots nous engagent (« Our Word is our Bond » <Austin 1962b.10>), mais le problème vient de ce contresens même commis par Austin sur la formule d’Hippolyte. Austin a cherché à éviter de voir à quel point Hippolyte sait qu’il est fatalement exprimé par sa promesse. En interprétant celle-ci comme une excuse qui n’est pas valable, Austin aurait cherché à préserver le fonctionnement de l’acte de langage de l’engagement subjectif qu’entraîne avec elle l’expression ordinaire. Autrement dit, en prémunissant sa théorie contre l’absence de critère pour discriminer entre le réel et l’illusoire ou entre le sérieux et le non sérieux, Austin aurait voulu penser que nos dispositions ou indispositions vis-à-vis de l’expression ne seraient d’aucun impact sur la nature expressive de l’expression, autrement dit, que l’on pourrait promettre et plus généralement dire ce que nous disons sans vouloir dire ce que nous disons, et sans que cela nous empêche de continuer de dire ce que nous disons, en l’occurrence, de promettre sans que la promesse ne soit affectée par notre refus d’accepter qu’elle nous exprime. L’acte de parole chez Austin pourrait fonctionner ainsi sans qu’il engage nécessairement, ni exprime son locuteur, ce qui ne l’empêcherait pas de s’accomplir, avec pour limite qu’il s’agirait d’un cas d’abus (Abuse) : tout se passe donc chez Austin comme si nous pouvions abuser de l’expression sans que cela n’ait de conséquences sur celle-ci. En pondérant l’acte de langage à l’existence d’une intériorité qui pourrait s’impliquer ou non par rapport à lui, accepter l’expression ou la refuser comme l’exprimant, Austin conjurerait le scepticisme et le risque de l’inexpressivité qui l’accompagne. Qu’il n’y ait pas de langage intérieur signifie donc contre Austin, qu’il n’existe pas de lieu de repli privé par rapport à l’expression, que l’alternative à l’expression n’est pas un quelconque langage privé mais bien plus radicalement l’inexpressivité9. L’expression ordinaire engage un vouloir dire, un sujet de l’ordinaire, sur qui pèse toujours la menace de sa répudiation et du même coup le blâme de l’inexpressivité. Or Austin fait tout pour prémunir sa théorie du performatif contre la menace intrinsèque au langage ordinaire, que constitue la possibilité du devenir inintelligible. La possibilité de la déperdition de la procédure performative dans l’inexpressivité serait ainsi exclue par la théorie d’Austin. En ne prenant pas suffisamment au sérieux les cas de non-sérieux, en déproblématisant la question sceptique et celle de l’inexpressivité qui lui est corrélée, Austin contribue à étouffer la subjectivité impliquée par le langage ordinaire, et du même coup la voix de l’ordinaire.Autrement dit, il n’existe pas de voix cachée, idéalisée, soustraire dans « la vie solitaire de l’âme » pour reprendre l’expression de Derrida, il y a la voix publique ou la perte de la voix. Selon Cavell, suivant jusqu’à un certain point Derrida, la voix d’Austin demeure inébranlable, immune par rapport au risque de l’inexpressivité, perpétuellement expressive en somme. Derrida a en outre raison de souligner qu’on ne saurait distinguer rigoureusement entre le sérieux et le non sérieux, Cavell lui donne raison en affirmant qu’il n’existe pas de critère permettant de distinguer entre un énoncé performatif réalisé avec sérieux et un énoncé qui ne le serait pas. Mais alors que pour Derrida cette absence implique que nous ne sommes jamais vraiment totalement assujetti à notre voix, que l’écriture nous sépare de notre expression présente (dans la prolifération citationnelle), au contraire, pour Cavell, l’absence de critère nous condamne à ne pas pouvoir nous soustraire à l’expression, à devoir répondre d’une responsabilité écrasante à l’égard de celle-ci. En toutes circonstances seule l’expression nous exprime, quelle que soit notre degré d’adhésion intérieure vis-à-vis de celle-ci.Austin et Derrida participeraient tous deux à l’invention de procédures permettant de nous représenter philosophiquement que l’expression pourrait ne pas nous exprimer tout en demeurant immune par rapport au risque sceptique de l’inexpressivité. Or, pour Cavell, il est impossible de dissocier la voix du sujet de son expression, si l’expression n’est pas l’expression du locuteur qu’elle exprime, c’est son expressivité qui finit par s’étioler, sa prétention à vouloir dire quoi que ce soit.C’est ce caractère exponentiel, proliférant, inévitable du scepticisme dont la pensée d’Austin sur les critères cherche à prémunir le langage : comme si le fait de manquer à notre parole pouvait nous permettre de ne pas manquer au langage, de rester expressifs :

Mais alors pourquoi Austin ne pouvait-il établir comme morale évidente du « simple fait que notre parole est notre engagement »- plutôt que d’essayer de remonter aux racines métaphysiques de l’insincérité, d’attaquer la métaphysique en tant qu’excuse, ou masque, de l’insincérité- le fait que les promesses peuvent parfois être

9 Comme le souligne Sandra Laugier : « ne pas être public, ce n’est pas être privé ou rentrer dans son privé : c’est être dépourvu de voix à soi, inexpressif » (Laugier 2006b.30)

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rompues à bon droit, que notre parole n’est rien de plus que notre engagement (no more than our bond), que parfois nous trahissons ? (…) Mais je peux ressentir que mes énoncés sont indéfendables, irrécupérables, maudits  ; que si ma parole est mon engagement et que j’y manque, alors, dès lors qu’il n’est aucun mot dont je puisse disposer à ma guise (par exemple en travaillant mes intentions), c’est au langage lui-même que je manque (what I forfeit is language itself). Les philosophes ont dit –mes parents disaient- que si tu ne tiens pas ta promesse (ou était-ce : si tu racontes un mensonge ?) les gens n’accepteront plus jamais ta parole (people will not take your word again). (Cavell 2003.154, nous soulignons)

Dès lors, la mise à distance de l’expression n’est pas sans entamer la procédure elle-même, il ne sera plus possible de promettre, de parler, chaque énoncé exprimé, aussi respectueux soit-il d’une procédure conventionnelle ritualisée finira par n’être plus d’aucun impact (illocutoire), il restera impuissant à devenir expressif, conséquence du devenir inexpressif du locuteur, de la perte de sa voix. C’est pourquoi Cavell peut poursuivre

Cela (le fait que « les gens n’accepteront plus jamais ta parole ») m’effraya bien plus que l’idée qu’on n’accepterait plus mes promesses futures. J’avais l’impression que cela signifiait que je deviendrais inintelligible, que les mots que je dispenserais dans mes énoncés deviendraient insaisissables (ungraspable), irrecevables, hors circulation (not currency) (tous les mots donnés seraient alors maldonne (misgivings)). (Cavell 2003.154, nous soulignons)

A ce titre, A Pitch of Philosophy, répond au titre du premier livre de Cavell, une nouvelle fois, en montrant que nous ne pouvons dire ce que nous disons sans vouloir le dire : la difficulté n’étant pas de vouloir dire et d’y parvenir ou pas, mais réside dans l’acceptation que nous ne pouvons pas ne pas vouloir dire ce que nous disons sous peine de perdre notre voix, et devenir ainsi inintelligibles les uns aux autres. Ainsi pour Cavell, la plus haute gageure n’est plus de réussir à vouloir dire quelque chose par assujettissement des signes à nos intentions, comme c’était encore l’obsession post-phénoménologique de la déconstruction, mais bien plutôt d’accepter que l’expression nous engage, d’accepter en somme de vouloir dire. Aussi n’y a-t-il plus à chercher les moyens d’arriver à vouloir dire quelque chose, qu’à accepter bien plutôt que nous sommes voués à y parvenir.

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