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Revue de synthèse : tome 133, 6 e série, n° 1, 2012, p. 47-74. DOI 10.1007/s11873-012-0180-9 ﻣﺎ ﻣﺂﻝ ﻋﻠﻢ ﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻉ ﺍﻟﻌﺎﻡ؟ ﺇﻳﺮﻳﻚ ﺑﺮﻳﺎﻥ ﻣﻦ ﺍﻟﺘﻼﺣﻢ ﺧﻼﻝ ﺍﻟﻌﻘﻮﺩ ﺍﻷﺧﻴﺮﺓ، ﻭﺧﻼﻝ ﺍﻟﻤﺮﺣﻠﺔ ﺫﺍﺗﻬﺎ، ﺔ ﻧﻮﻋﺎ ﺺ : ﻓﻲ ﺣﻴﻦ ﻋﺮﻑ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺦ ﻭﺍﻟﻌﻠﻮﻡ ﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻋﻴ ﻣﻠﺨﺔ ﺃﺭﺽ ﺑﻮﺭ. ﺭﻛﻬﻴﻤﻲ ﻟﻌﻠﻢ ﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻉ ﺍﻟﻌﺎﻡ ﺍﻟﻴﻮﻡ ﻛﺄﻧ ﺔ ﻧﻔﺴﻬﺎ، ﻳﺒﺪﻭ ﺍﻟﺴﻴﺎﻕ ﺍﻟﺪ ﻓﺮﺿﺖ ﻣﻴﺎﺩﻳﻦ ﻋﺪﻳﺪﺓ ﻟﻠﺪﺭﺍﺳﺎﺕ ﺍﻟﻤﺨﺘﺼ ﻳﺠﺪﺭ ﺑﻨﺎ ﻓﻲ ﺍﻟﻮﻫﻠﺔ ﺍﻷﻭﻟﻰ ﺗﺤﻠﻴﻞ ﺷﺮﻭﻁ ﻓﻘﺪﺍﻥ ﺍﻻﻫﺘﻤﺎﻡ ﻫﺬﺍ ﻭﺍﻟﺘﺤﺪﻳﺪ ﻓﻲ ﻣﺮﺣﻠﺔ ﺛﺎﻧﻴﺔ ﻛﻴﻒ ﻳﻤﻜﻨﻨﺎ ﺇﻋﺎﺩﺓ ﺻﻴﺎﻏﺔﺔ ﻃﻮﻳﻠﺔ ﺍﻷﻣﺪ. ﺔ ﺍﻧﻌﻜﺎﺳﻴ ﺑﺮﻧﺎﻣﺞ ﻟﻌﻠﻢ ﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻉ ﺍﻟﻌﺎﻡ ﻋﻦ ﻃﺮﻳﻖ ﻋﻤﻠﻴ. ، ﻋﻠﻢ ﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻉ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺨﻲ، ﺍﺣﺘﻤﺎﻟﻲ(ﺍﻳﺒﻴﺴﺘﻴﻤﻮﻟﻮﺟﻴﺎ) ﻛﻠﻤﺎﺕ ﺍﻟﺒﺤﺚ : ﻓﻠﺴﻔﺔ ﺍﻟﻌﻠﻮﻡOÙ EN EST LA SOCIOLOGIE GÉNÉRALE ? Éric BRIAN * RÉSUMÉ : Si l’histoire et les sciences sociales ont connu une sorte de fusion au cours des dernières décennies et si de multiples domaines d’études spécialisées se sont affirmés pendant la même période, le registre durkheimien de la « sociologie géné- rale » paraît aujourd’hui comme en friche. Il s’agit dans un premier temps d’analyser les conditions de cette désaffection et dans un second temps d’indiquer comment, par la voie d’une réflexivité de longue durée, on peut reformuler un agenda pour la socio- logie générale. MOTS-CLÉS : épistémologie, sociologie historique, stochastique. WHERE ARE WE IN GENERAL SOCIOLOGY ? ABSTRACT : Over the last two decades, history and social sciences have experienced a kind of merging, and a vast number of specialized domains have emerged. Yet the durkheim- ian register of “general sociology” seems somehow neglected. Firstly, this article analyzes the reasons for this neglect, and secondly, it indicates how, through a long-term reflexivity, one can formulate a new agenda for general sociology. KEYWORDS : epistemology, historical sociology, stochastics. * Éric Brian, né en 1958, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur de la Revue de synthèse. Ses recherches portent sur l’histoire des sciences mathématiques, économiques et sociales et sur la sociologie des instruments symboliques. Il a publié récemment Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés (Paris, Springer, 2009). Adresse : Centre Maurice- Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, F-75014 Paris ([email protected]).

Où en Est la Sociologie Générale ?

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Revue de synthèse : tome 133, 6e série, n° 1, 2012, p. 47-74. DOI 10.1007/s11873-012-0180-9

ما مآل علم االجتماع العام؟إيريك بريان

ملّخص : في حين عرف التاريخ والعلوم االجتماعّية نوعًا من التالحم خالل العقود األخيرة، وخالل المرحلة ذاتها، فرضت ميادين عديدة للدراسات المختّصة نفسها، يبدو السياق الُدركهيمي لعلم االجتماع العام اليوم كأّنة أرض بور. يجدر بنا في الوهلة األولى تحليل شروط فقدان االهتمام هذا والتحديد في مرحلة ثانية كيف يمكننا إعادة صياغة

برنامج لعلم االجتماع العام عن طريق عملّية انعكاسّية طويلة األمد.كلمات البحث : فلسفة العلوم (ايبيستيمولوجيا)، علم االجتماع التاريخي، احتمالّي.

OÙ EN EST LA SOCIOLOGIE GÉNÉRALE ?Éric BRIAN *

RÉSUMÉ : Si l’histoire et les sciences sociales ont connu une sorte de fusion au cours des dernières décennies et si de multiples domaines d’études spécialisées se sont affirmés pendant la même période, le registre durkheimien de la « sociologie géné-rale » paraît aujourd’hui comme en friche. Il s’agit dans un premier temps d’analyser les conditions de cette désaffection et dans un second temps d’indiquer comment, par la voie d’une réflexivité de longue durée, on peut reformuler un agenda pour la socio-logie générale.

MOTS-CLÉS : épistémologie, sociologie historique, stochastique.

WHERE ARE WE IN GENERAL SOCIOLOGY ?

ABSTRACT : Over the last two decades, history and social sciences have experienced a kind of merging, and a vast number of specialized domains have emerged. Yet the durkheim -ian register of “general sociology” seems somehow neglected. Firstly, this article analyzes the reasons for this neglect, and secondly, it indicates how, through a long-term reflexivity, one can formulate a new agenda for general sociology.

KEYWORDS : epistemology, historical sociology, stochastics.

* Éric Brian, né en 1958, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur de la Revue de synthèse. Ses recherches portent sur l’histoire des sciences mathématiques, économiques et sociales et sur la sociologie des instruments symboliques. Il a publié récemment Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés (Paris, Springer, 2009). Adresse : Centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, F-75014 Paris ([email protected]).

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48 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 133, 6e SÉRIE, N° 1, 2012

WIE STEHT ES UM DIE ALLGEMEINE SOZIOLOGIE?

ZUSAMMENFASSUNG : Während es in den vergangenen Jahrzehnten zu einer Art Verschränkung von Geschichts- und Sozialwissenschaften gekommen ist und sich zugleich eine Reihe von spezialisierten Forschungsrichtungen etabliert hat, scheint die „Allgemeine Soziologie“ im Sinne Émile Durkheims gegenwärtig brachzuliegen. Vor zugleich eine Reihe von spezialisierten Forschungsrichtungen etabliert hat, scheint die „Allgemeine Soziologie“ im Sinne Émile Durkheims gegenwärtig brachzuliegen. Vor zugleich eine Reihe von spezialisierten Forschungsrichtungen etabliert hat, scheint die

diesem Hintergrund geht es darum, in einem ersten Schritt die Bedingungen dieser Abkehr von der Allgemeinen Soziologie zu untersuchen, um in einem zweiten Schritt Wege zu erarbeiten, wie aus einer langfristig angelegten reflexiven Perspektive heraus eine neue Agenda für die Allgemeine Soziologie formuliert werden kann.

SCHLAGWÖRTER : Epistemologie, Historische Soziologie, Stochastik.

¿EN QUÉ PUNTO SE ENCUENTRA LA SOCIOLOGÍA GENERAL?

RESUMEN : Si la historia y las ciencias sociales han conocido una especie de fusión a lo largo de los últimos decenios, y si múltiples dominios de estudios especializados se han consolidado en el mismo período, el registro durkheimiano de la “sociología general” parece hoy en día baldío. En un primer tiempo, se trata de analizar las condiciones de esta desafección; en un segundo tiempo, se darán indicaciones para, mediante una reflexividad de larga duración, reformular una agenda para la socio-logía general.

PALABRAS CLAVE : epistemología, sociología histórica, estocástica.

總體社會學處於什麽階段?埃裡克•布里昂

摘要:如果說歷史學和社會科學在最近幾十年中經歷了某種形式的融合,與此同時專業研究的多樣化領域也競相呈現,那麼塗爾幹提出的“總體社會學”領域今天卻好似一片空白。我們首先分析這種受冷落的狀況,然後指出如何能夠通過對長時段進行自反性考察的途徑,為總體社會學重建一個備忘錄。關鍵詞:認識論,歷史社會學,隨機的。

一般社会学はどこまで進んでいるか?

エリック•ブリアン

要約:この十年間に、歴史と社会科学における、ある種の融合がみられるなら、そして、同時期、種々の専門研究の分野で各々が自己の存在を主張するなら、デゥルケーム派の領域である「一般社会学」は今日、いまだ未開拓の状態にある。先ずは、なぜこの様な状態なのかを分析する必要がある。次に、長期にわたって、一般社会学を再検討する計画を立てる必要がある。

キーワード:認識論、歴史社会学、確率的。

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« Les principes philosophiques sur lesquels la décou-verte d’une science est appuyée n’ont souvent une certaine netteté que dans l’esprit des inventeurs » (D’ALEMBERT, 1755, p. 492, col. 1).

Dira-t-on que la sociologie fut une science du XXe siècle, comme on dirait avec raison que la physiocratie fut du XVIIIe siècle, que la médecine clinique ou l’éco-

nomie politique furent du siècle et demi suivant, ou que la physique newtonienne fut du XVIIIe et du XIXe siècles ? Et, en pareil cas, que penser de sa visée scientifique générale ?

Force est d’abord de constater que le mot et la chose furent conçus séparément au siècle des Lumières. Le mot est apparu, dans les années 1780, sous la plume de Joseph Sieyès alors qu’il essayait divers néologisme afin de circonscrire la matière de l’art des rapports sociaux qu’il entendait promouvoir 1. De nombreuses facettes de la chose, on le sait, furent amplement discutées notamment par Montesquieu, par Rousseau ou par Condorcet, tout au moins dans ceux de leurs textes que les historiens de la pensée sociologique ont cru devoir rattacher à des traditions intellec-tuelles ultérieures.

C’est dans les années 1830 qu’Auguste Comte a noué dans un même concept quatre éléments toujours présents à des titres divers dans les variantes de la socio-logie : 1) la désignation d’un domaine où, explicitement, les humains, interdépen-dants qu’ils sont les uns des autres, expérimentent, conçoivent et mettent en œuvre les formes de leur vie ; 2) l’assignation de ce domaine à une place particulière dans un ordre des sciences, chaque science autonome offrant un socle élémentaire à la suivante, plus complexe : les mathématiques au fondement de la physique ; celle-ci à la base de la chimie inorganique ; cette dernière, socle d’une chimie organique qui ne serait autre que la strate nécessaire de la physiologie et de la biologie ; elle-même, à l’avant dernier étage, le substrat de la « physique sociale » 2, en d’autres termes de la « sociologie » 3 ; 3) l’inscription de cette différenciation des sciences dans un tableau des progrès de l’esprit humain gouverné par la loi des trois états : théolo-gique, métaphysique, positif 4gique, métaphysique, positif 4gique, métaphysique, positif ; 4) la caractérisation d’un groupe d’agents particuliers

1. La série de ces néologismes se prête autant à l’examen des traces de la réflexion de Sieyès (GUILHAUMOU, 2006) qu’au balisage poétique de l’univers notionnel où se trouvent toujours aujourd’hui engagées les recherches : « sociologie », « socilogie », « socilien », « socionomie », « socialcratie », « légi-cratie », « homocratie », « natiocratie », « associalité », « socialisme » et, quelques lignes plus loin, la décomposition analytique de l’art des « rapports sociaux » en « sociologie, histoire, etc. » et « sociocratie, ou de l’art social » (dossier 284 AP 3 d. 1(3), fonds Sieyès, Archives nationales ; feuillet reproduit en fac simile dans l’article cité, p. 134, et transcrit en partie, p. 122).

2. COMTE, 1830.3. COMTE, 1839.4. BOURDEAU, 2006.

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50 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 133, 6e SÉRIE, N° 1, 2012

faisant office de médiateurs entre les sciences et les arts : les nouveaux ingénieurs de ce temps-là 5.

Chacun de ces quatre éléments furent révisés, mais la syntaxe qui les combine est demeurée : un domaine d’étude réflexif, une place dans l’ordre des sciences, une époque dans le récit de l’intelligence humaine, et des initiés médiateurs. Près de cent soixante ans plus tard, on en perçoit les vestiges dans le périmètre de la discipline que tracent les auteurs d’un dictionnaire de référence : « Pour certains, la sociologie vise à produire des données, pour d’autres à expliquer des phénomènes sociaux, pour d’autres encore à aider à la décision politique 6. »

Chez Comte toutefois la science sociale s’affirme moins dans son autonomie que dans sa comparaison systématique avec d’autres sciences. À l’inverse, chez celui qui fait figure de « fondateur », Durkheim, la théorie de la science est assez éclectique alors même qu’il fut particulièrement systématique dès qu’il s’agissait de qualifier le fait social et d’indiquer la méthode pour l’étudier 7fait social et d’indiquer la méthode pour l’étudier 7fait social et d’indiquer la méthode pour l’étudier . Durkheim adopte en effet l’agenda comtien d’une science positive, mais il déploie une tout autre panoplie de ques-tions : celle de la philosophie rationaliste classique formée depuis Descartes, Leibniz et Kant, puis mûrie parmi ses contemporains. Ce faisant, il entend avoir recours à une méthode expérimentale dont le vocabulaire et les principes lui sont procurés par Claude Bernard. Et l’une des matières privilégiées de ses enquêtes est la statistique morale à la manière allemande bâtie depuis les travaux d’Adolphe Quetelet. Kant, Comte, Bernard, Quetelet… on exhiberait sans peine les contradictions souvent expli-cites entre ses auteurs. Mais quelle habile combinaison ! Elle aura arraché la visée scientifique de la sociologie au dogmatisme de sa formulation strictement comtienne, et elle aura offert à ceux qui se diront désormais « sociologues » ou « anthropolo-gues » un ensemble de règles qui, plus ou moins systématiquement suivies et ampli-fiées, leur ont permis tout à la fois de « coller » à leurs objets, et d’en extraire un attirail conceptuel fécond. Si bien qu’aujourd’hui même, jamais dans le monde, il ne s’est publié autant de travaux qui relèveraient du domaine sociologique tel que l’envisageait Durkheim 8.

5. COMTE, 1830. Rien ne vient suggèrer que Comte ait directement connu les tentatives manuscrites de Sieyès. Toutefois, il avait ruminé Condorcet, lui-même promoteur de l’art social (BAKER, 1975). La rupture avec cette conception de la fin du siècle des Lumières est manifeste chez Comte : il ne s’agit plus de perfectionner la vie sociale en tablant sur une habilité propre aux hommes éclairés à concevoir et à élaborer les rapports sociaux, mais de former un groupe d’agents particuliers aux sciences supposées caractéristiques de l’état positif : ceux qui auraient à mettre en œuvre ces connaissances et à donner forme à la société. Condorcet aurait sans doute considéré de tels agents comme de nouveaux « prêtres égyptiens » susceptibles d’abuser du monopole de leur savoir (CONDORCET, 2004). À la conception comtienne de l’« ingénieur social » ont répondu depuis d’autres formules qui persistent à assigner à un groupe d’agents particuliers une médiation entre la connaissance scientifique de la société et ceux qui la transforment : technocrates, intellectuels, militants, travailleurs sociaux, diplômés d’« administration économique et sociale » ou de « sciences politiques ».

6. BORLANDI, BOUDON, CHERKAOUI et VALADE, dir., 2005, p. VII.7. DURKHEIM, 1895.8. Le thème est cher au sociologue Chritian Baudelot.

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Cette profusion, la multiplication un siècle durant des interactions entre la socio-logie et les registres connexes de l’histoire et des sciences sociales, la circulation inces-sante des textes et des références dans des langues diverses, les mutations des formes institutionnelles de l’exercice de la discipline, tout cela contribue à épouvanter les observateurs engagés ailleurs, à renforcer l’affirmation de conceptions plus ou moins liquidatrices et à décourager les novices 9. Ce sont autant d’indices d’une science qui rencontre ces temps-ci des rendements décroissants 10. Le tableau contraste avec celui de l’enthousiasme collectif qui avait porté les sciences sociales pendant les Trente glorieuses du fait de l’essor de l’enseignement supérieur et de la formation, en quel-ques décennies, d’un espace institutionnel de recherche à peine envisageable avant la Seconde Guerre mondiale.

Si certains de ces traits d’époque ne sont pas propres à la sociologie, celle-ci comporte une série de propriétés, disons, peu favorables à la consolidation d’une science. Chacun en effet, par nature, est familier des phénomènes sociaux et cette nécessaire familiarité autorise nombre de contestations du bien fondé du domaine d’étude. L’illusion de connaissance que cette familiarité procure trop aisément combinée avec les recoupements entre la sociologie et d’autres domaines (les sciences cognitives, l’économie, l’histoire, la démographie) font douter de sa place dans quelqu’ordre des sciences que ce soit. La perplexité à l’égard de l’exigence de scientificité que cette illusion ne manque pas de susciter fait de plus réviser le récit de la science de l’homme. Enfin, la concurrence de diverses spécialités pour le quasi monopole de la médiation entre connaissance des phénomènes sociaux et action sur la société se résout le plus souvent dans la promotion de raisonnements simplistes 11.

9. Tous les ans, depuis que je donne un cours intitulé « Histoire des sciences et sociologie » au premier semestre de la première année du master commun de l’École des hautes études en sciences sociales et du Département de sciences sociales de l’École normale supérieure, il se trouve un étudiant pour me demander, d’une manière ou d’une autre : « Est-il vraiment nécessaire de prendre tout cela en considération ? » La question est pertinente, et elle viendrait sans doute à l’esprit à propos dans tout autre domaine scientifique actuel, cela dès qu’on se serait affranchi des apprentissages les plus routiniers, et pour les mêmes raisons de profusion et de circulation. Elle renvoie à la réflexion de Descartes sur « la peine » prise par les Anciens d’« écrire tant de gros livres », et l’économie de moyens que pouvait procurer sa Géométrie (DESCARTES, 1637, p. 304). Descartes lui-même répondait à une époque de profusion et de renouveau de la circulation des ouvrages savants. Aujourd’hui encore, il est question de savoir « conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (voir CHANGEUX, 2003 et, dans le cas des tensions propres aux sciences sociales, BRIAN, 1998, 2002 et 2006).

10. Pendant la première moitié du XXe siècle, il n’était pas honteux de considérer les sciences humaines et sociales du point de vue de leur productivité proprement scientifique. Henri Berr n’a cessé de chercher à améliorer la « coordination » des « travailleurs » de « la science », pour reprendre des éléments de sa terminologie. Halbwachs écrivait pour sa part : « l’école sociologique française […] considère la statistique comme un instrument scientifique qui doit être avant tout bien adapté à son objet, et qu’il faut juger sur son rendement » (HALBWACHS, 1931, p. 274). On se souvient aussi que Gaston Bachelard s’adressait « au travailleur de la preuve » (BACHELARD, 1949). Pour autant qu’on sache ce qu’on fait, il faut assumer la recherche des meilleures conditions pour le faire !

11. Lucien Febvre le déplorait déjà : « l’ennemi, c’est le simplisme » (FEBVRE, 1936).

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La nature même de l’objet de la sociologie fragilise chacun des quatre éléments que Comte avait désignés 12.

Il est ainsi des moments où une science se fatigue. Ce fut le cas des mathémati-ques à la fin du XVIIIe siècle, si l’on en croit le rapport des académiciens des sciences quelques décennies plus tard 13. Mais, en l’occurrence, la fatigue fut passagère : elle a précédé ce que les historiens ont parfois appelé « la seconde révolution scienti-fique », commentant l’essor des sciences mathématiques et physico-mathématiques, à Paris, pendant les premières décennies du XIXe siècle. Il faut donc enquêter plus précisément.

PREMIÈRE PARTIE LA DYNAMIQUE DU CONCEPT DE FAIT SOCIAL

SOCIOLOGIE GÉNÉRALE OU SYNTHÈSE HISTORIQUE ?

Durkheim se défiait des vagues généralités comme de la philosophie sociale, si bien que, contrairement à Comte, il n’a pas d’abord cherché à caractériser la sociologie depuis une position de surplomb, préférant qualifier en premier lieu les faits sociaux et énoncer les critères qu’il assignait à une méthode positive. Ainsi, à ses yeux, la sociologie générale doit s’attacher à dégager les formes élémentaires auxquelles se rattachent les faits sociaux 14. Durkheim s’est à plusieurs reprises expliqué à ce sujet, parfois en contexte polémique. De ce corpus cohérent, je retien-drai ces extraits :

« Il n’est pas dit que la sociologie doive perpétuellement se limi ter à n’être qu’un système de sciences spéciales. Si tous les faits qu’observent ces sciences ont des affi-nités, s’ils ne sont que des espèces d’un même genre, il vaut la peine de rechercher ce qui forme l’unité du genre lui-même, et c’est le rôle d’une branche spéciale de la socio-logie d’entreprendre cette recherche. [...] Après l’analyse il faut faire la synthèse et

12. Mais chaque science doit assumer les fragilités structurelles de sa définition quand elle est confrontée à des conceptions profanes. Il serait pertinent d’en faire l’étude comparée. Ainsi par exemple la biologie post-darwinienne rencontre aujoud’hui fréquemment de telles contestations peu fondées. L’astronomie post-galiléenne, elle-même, a connu des expériences aussi cuisantes. En 1773, un certain retard dans l’apparition de la comète de Halley a ravivé les préventions à l’égard de l’astronomie. Lalande écrivit à ce sujet : « Le public aurait peine à nous croire ; il mettrait au nombre des prédictions hasardées [le calcul du retour de la comète] qui fait tant honneur à la physique moderne, les dissertations renaîtraient dans les collèges, les dédains parmi les ignorants, les terreurs parmi le peuple » (BRIAN, 1994, p. 126-127). J’ai moi même assisté à des arbitrages budgétaires et à des négociations institutionnelles qui impliquaient à un haut niveau des scientifiques de diverses disciplines et des responsables administratifs ou politiques, qui resortissaient de telles prénotions plutôt que de considérations épistémologiques.

13. DELAMBRE, 1810.14. VALADE, 2008.

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démontrer comment ces éléments s’unissent pour former un tout. C’est la raison d’être de la sociologie générale 15. »

Durkheim rejetait l’acception que Stuart Mill avait donnée à l’expression de « socio-logie générale » :

« La sociologie est [alors] dite générale parce qu’elle consi dère dans toute sa complexité la réalité sociale que les sciences particulières divisent et décomposent par abstraction ; elle est la science concrète, synthé tique, tandis que les autres sont analytiques et abstraites 16. »

Il retient au contraire celle qu’il reconnaît notamment chez Franklin Henry Giddings ou Georg Simmel :

« Mais le mot de général est pris dans un sens très différent, et presque contraire, par nombre de sociologues qui appellent science sociale générale ou sociologie, la science sociale la plus abstraite de toutes, celle qui […] se donne pour objet les relations sociales les plus simples, celles dont toutes les autres ne seraient que des modalités ou des combinaisons 17. »

Son contemporain Henri Berr a fondé la Revue de synthèse historique pour affirmer l’exigence de scientificité en histoire, tenant à égale distance la philosophie de l’histoire et l’histoire de stricte érudition. Le projet berrien, comme son homologue durkheimien, partait d’une révision de l’agenda comtien. On perçoit leur analogie et leur concurrence si on abandonne une vue disciplinaire de la sociologie, formule aujourd’hui banale mais alors anachronique, et si on se souvient que les durkheimiens se situaient dans le spectre de la philosophie et y revendiquaient la mise en œuvre d’une méthode positive. Les deux programmes relevaient de visées scientifiques différentes. Berr écrit en effet :

« Ce qui pourrait […] donner quelque originalité [à ce Répertoire méthodique pour la synthèse historique] c’est qu’il est le confluent des sources les plus diverses, philoso-phiques, historiques, sociologiques, juridiques, et qu’aucune bibliographie de ce genre n’a été jusqu’ici aussi synthétique […]. Sans doute, il y avait, pour traduire le même besoin, la sociologie. Mais nous croyons toujours plus fermement que la sociologie, si elle est de la synthèse, n’est pas la synthèse […]. Il nous semble que la sociologie

15. DURKHEIM, 1900, ici 1975, vol. 1, p. 35-36. Le mot « éléments » n’apparaît pas ici à la légère. Il engage une conception scientifique de longue durée que D’Alembert avait synthétisée dans l’article « Élémens des sciences » de l’Encyclopédie, t. 4, p. 491-497 (LE RU, 1994). Il les considère comme « les propositions ou vérités générales qui servent de base aux autres, et dans lesquelles celles-ci sont implicitement renfermées. Ces propositions réunies en un corps, formeront, à proprement parler, les élémens de la science, puisque ces élémens seront comme un germe qu’il suffirait de développer, pour connaître les objets de la science fort en détail » (D’ALEMBERT, 1755, p. 491, col. 2) ; plus loin : « Or comment distinguera-t-on ces propositions principales ? Voici le moyen d’y parvenir. Si les propositions qui forment l’ensemble d’une science ne se suivent pas immédiatement les unes les autres, on remarquera les endroits où la chaîne est rompue, et les propositions qui forment la tête de chaque partie de la chaîne, sont celles qui doivent entrer dans les élémens » (D’ALEMBERT, 1755, p. 492, col. 1).

16. DURKHEIM et FAUCONNET, 1903, p. 473.17. DURKHEIM et FAUCONNET, 1903, p. 476.

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deviendra de plus en plus une science, et même la partie la plus positive des sciences de l’humanité, en se limitant et en déterminant son objet. Là où elle est, dans la mesure où elle demeure une philosophie de l’histoire, elle a l’intérêt, mais le vague et le provi-soire, des constructions du passé 18. »

Et Durkheim, au même moment :

« Certes, si l’on entendait dire simplement que, une fois les sciences sociales suffisamment avancées, il y aurait lieu de rapprocher les uns des autres les résultats obtenus par chacune d’elles, afin d’en dégager les rapports les plus généraux qui y sont inclus, le problème ainsi posé n’aurait en soi rien d’inso luble. Seulement, la sociologie ainsi définie ne différerait pas en nature des sciences sociales, elle aurait le même domaine, sauf qu’elle l’embras-serait de plus haut et dans son ensemble. Bien loin de constituer une science autonome, elle serait, au contraire, sous la dépendance la plus immédiate de ces diverses disciplines auxquelles elle devrait emprunter tous ses matériaux et elle ne pourrait progresser que dans la mesure où elles progressent elles-mêmes. Il n’y aurait donc aucune raison pour en faire une entité scientifique distincte, désignée par un vocable spécial 19. »

La sociologie durkheimienne était tendue vers le projet d’une science : la strate comtienne la plus complexe des connaissances, l’étude de l’humanité dans sa donnée à la fois individuelle et collective. Rapportée à la syntaxe des quatre éléments formulés chez Comte, elle engageait donc un domaine d’étude et sa place relative parmi les autres sciences (dans la liste que j’ai donnée plus haut : le premier et le second élément). L’historique berrienne et sa méthode, la synthèse, ne se focalisaient pas sur un domaine particulier. Elle visait l’historicité de l’esprit humain et le perfectionne-ment de la science historique. L’ordre des sciences et le récit de l’accomplissement de l’intelligence humaine étaient alors en jeu (dans la même liste : le second et le troi-sième élément) 20. Plus tard, on qualifiera les dialogues qu’une telle visée avait rendus possibles d’interdisciplinaires, voire de transdisciplinaires.

Entre les deux projets, la proximité intellectuelle et institutionnelle, un certain degré de concurrence et un intérêt commun dans la défense d’innovations interdépendantes expliquent les mises au point régulières qui ont ponctué les rencontres et les débats entre sociologues et historiens pendant la première moitié du XXe siècle. Les deux programmes n’ont cessé d’interagir l’un sur l’autre, les collaborateurs se croisant à la Revue de synthèse historique, à L’Année sociologique, dans la collection L’Évolution de l’humanité, plus tard au cours des Semaines de synthèse, dans les volumes de l’Encyclopédie française, puis à nouveau dans les colonnes des différentes moutures des Annales 21. Ces croise-ments n’ont cessé de s’amplifier dans la seconde moitié du siècle. À cent lieues du folklore

18. BERR, 1903, p. 4.19. DURKHEIM et FAUCONNET, 1903, p. 477.20. Si Durkheim et Berr ne se distinguent pas dans le quatrième registre de la syntaxe comtienne que

j’ai retenue, c’est qu’ils partagent un même implicite : l’Instruction publique, l’École normale supérieure et l’Université de la IIIe République assurent à leurs yeux la formation des médiateurs entre la science et l’action politique : c’était alors la vocation des professeurs de philosophie, d’histoire ou de lettres.

21. Il en est fréquemment question dans la Revue de synthèse depuis une quinzaine d’années. Je ne peux que renvoyer le lecteur éventuellement intrigué vers la consultation des trois dernières séries de la Revue en ligne sur Springerlink. Pour un aperçu, voir BRIAN, 2010b.

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globalisé de la « French theory », la tension productrice que j’ai cherchée à dégager me French theory », la tension productrice que j’ai cherchée à dégager me French theoryparaît propre aux sciences sociales façonnées en langue française au XXe siècle. Elles s’ins-crivent en effet d’une manière ou d’une autre dans cette tension entre une revendication actuelle de scientificité (à la manière de Durkheim) et une prise en compte systématique de l’historicité des sciences (à celle de Berr). Dans le présent article il s’agit de tracer un bilan de cette expérience séculaire en partant de l’idée durkeimienne de sociologie géné-rale et en la suivant chez les durkheimiens jusqu’à la Seconde Guerre mondiale 22.

RETOUR SUR DEUX ÉLÉMENTS FONDATEURS

Émile Durkheim et Marcel Mauss, dans leurs ouvrages, procurent maints exemples de ces « formes élémentaires », de ces « relations sociales les plus simples, celles dont toutes les autres ne seraient que des modalités ou des combinaisons ». Le premier l’a fait en brassant une littérature ethnographique et statistique. Le second s’en est tenu pour l’essentiel à une matière ethnographique, alors même que François Simiand et Maurice Halbwachs se sont emparés des productions statistiques qui leurs étaient contempo-raines. Ces « formes élémentaires » sont à proprement parler les concepts de la sociologie générale. L’ethnographie et la statistique de la première moitié du XXe siècle furent le « terrain » de ces sociologues auxquels ils ont parfois ajouté des matériaux provenus de recherches historiques, d’ouvrages littéraires et des notations tirées du quotidien ou d’introspections. Traçant cette esquisse, j’indique seulement un idéal-type du travail de sociologie générale durkheimienne. D’autres formes de recherches sociologiques sont attestées à la même époque, bien sûr, et d’autres savants – des linguistes, des historiens et des spécialistes de civilisations anciennes ou non européennes – ont nourri leurs enquêtes de questions issues de la sociologie, et singulièrement de la sociologie durkheimienne. Mais précisément, c’est par la synthèse au sens berrien, et non pas par la généralisation sociologique au sens durkheimien, que ces différents courants se sont conjugués dans un même modèle de sciences sociales au cours des années 1930, puis vers 1950.

Il est très difficile pour qui est formé aujourd’hui dans les cadres universitaires de l’apprentissage de la sociologie et qui dispose des accès actuels aux terrains empiriques contemporains des sciences sociales, de concevoir à quel point la lecture systématique et comparative de travaux ethnographiques pouvait offrir un véritable domaine expéri-mental propre à favoriser la mise au point des concepts sociologiques. Il y a sans doute, dans la transformation au fil du siècle des modalités concrètes du travail empirique, un facteur important du brouillage de l’agenda durkheimien. Ce facteur, combiné avec la

22. Pendant l’entre-deux-guerres Marcel Mauss, du côté durkheimien, et Lucien Febvre, du côté berrien, ont cherché à formuler des combinaisons acceptables des deux précédentes approches (MAUSS, 1927, chap. 1 ; FEBVRE, 1920). Ce furent les premières étapes d’une lente hybridation qui s’est poursuivi tout au long du siècle et qui appelle un travail d’anamnèse auquel la Revue entend contribuer délibérément. Rien n’interdit de substituer à la métaphore de l’hybridation un concept issu de la théorie de la mémoire collective que Maurice Halbwachs a façonné : Febvre et Mauss ont chacun proposé un remaniement de ce que la mémoire collective savante retenait des idées de « sociologie générale » et de « synthèse » élaborées avant guerre. D’autres remaniements eurent lieu. Tous furent indispensables à la préservation effective de l’exigence de science dans le domaine sociologique et historique. Ici même nous ne procédons pas autrement. Cette notion halbwachsienne de « remaniement » peut-être enrichie en la comparant à celle de « re-description représentationnelle », telle que Cicourel la reformule après Annette Karmiloff-Smith (voir HALBWACHS, 1941, ici 2008 ; CICOUREL, 2006 ; KARMILOFF-SMITH, 1992).

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routinisation de la formation sociologique dans la seconde moitié du routinisation de la formation sociologique dans la seconde moitié du routinisa XXe siècle, a abouti à focaliser la mémoire collective des sociologues (et celle de leurs lecteurs) sur des emblèmes simplifiés : les groupes, le collectif, le recours aux statistiques, etc. Je veux ici mettre l’accent sur ce qu’il y avait de radicalement neuf dans la méthode durkheimienne : passer la panoplie des connaissances philosophiques de cette époque au crible de la qualification d’un fait de science nouveau et d’une méthode expérimentale propre à l’examiner.

En effet la science de cabinet – surtout celle d’inspiration bernardienne – n’est pas moins expérimentale que l’enquête de terrain, aujourd’hui, pour autant qu’on perçoive qu’elle ne sont, l’une ou l’autre, que deux configurations distinctes de la division sociale du travail scientifique, chacune dotée de leur heuristique propre. Dans toutes les sciences, leur histoire offre des exemples multiples de telles configurations. L’histoire des sciences illustre aussi comment les conflits de générations entre scientifiques se nourrissent de ces mêmes transformations de la division sociale du travail scientifique, les nouveaux arrivants arguant que telle nouvelle ressource, tel nouveau maillon de la chaîne de production, « bouleverse la donne », et prétendant réduire à néant une belle part des efforts des prédécesseurs. De la fin du XIXe siècle aux Trente Glorieuses, ces formes de subversions ont été scandées au rythme de pertes et de mutations induites par des conflits géopolitiques : les deux guerres mondiales, puis les décolonisations et la Guerre froide. Ce rythme historique a cadencé les revendications de nouveauté dans les sciences sociales en l’ajustant presque exactement au mouvement des générations qui a lui-même correspondu aux renouvellements des cadres institutionnels, y compris les différentes étapes de l’essor de l’enseignement supérieur et des établissements scientifiques.

Mais au cours des dernières décennies, notre expérience collective de tels boule-versements a pris un rythme différent : celui des mutations technologiques de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Notre information historique est bien plus dense et accessible que jadis. La circulation et la comparaison avec d’autres configurations institutionnelles ou linguistiques sont incessantes : elles opèrent, pourrait-on dire, à plus haute fréquence 23. Notre horizon a changé : il n’est plus national, ni international

23. Je m’en tiens à un constat que des mesures de la production et de la circulation des publications référencées établiraient aisément par des voies bibliométriques et dont témoignent de plus les mutations des techniques de documentation et d’élaboration empirique. Avant l’essor des nouvelles technologies, des évolutions semblables ont été observées, certes, mais à une échelle plus limitée. Alors, les idéologies enchantées du progrès technique fleurissaient. Leurs faiblesses ont été critiquées. Par formations initiales et par prédilections disciplinaires, beaucoup de spécialistes de sciences humaines et sociales, dans les années 1980-2000, ont sous-estimé les incidences concrètes des mutations technologiques sur le travail scientifique. Mais pendant la première moitié du XXe siècle, la Revue de synthèse et l’Revue de synthèse et l’Revue de synthèse Encyclopédie française avaient mobilisé l’attention des spécialistes sur des évolutions analogues qui touchaient la française avaient mobilisé l’attention des spécialistes sur des évolutions analogues qui touchaient la françaisedocumentation, la cartographie ou la diffusion des savoirs par exemple. L’essor de l’historiographie du livre en est provenu. Pendant les années 1960, la VIe section de l’École pratique des hautes études a exploré des renouvellements comparables, ce fut notamment la graphique de Jacques Bertin ou bien les mathématiques sociales de Marc Barbut. Cependant pendant les années 1980-2000, on a assisté à un infléchissement de cette attention collective. Mais aujourd’hui, les nouveaux entrants – philosophes, sociologues ou historiens – pratiquent les nouvelles technologies depuis déjà longtemps. De là, un véritable intérêt pour les technologies nouvelles. Sans excès technophile ni lubie idéologique, il s’agit simplement de les considérer « comme [des] instrument[s] scientifique[s] qui doi[vent] être avant tout bien adapté[s] à [leur] objet, et qu’il faut juger sur [leur] rendement » pour paraphraser Halbwachs, cité plus haut, note 5. Ce regain est concrétisé en histoire dans [RHMCCe regain est concrétisé en histoire dans [RHMCCe regain est concrétisé en histoire dans [ ], 2011, et, en philosophie et en histoire des techniques, RHMC], 2011, et, en philosophie et en histoire des techniques, RHMCpar le n° 1, 2009, de la Revue de synthèse (dossier Revue de synthèse (dossier Revue de synthèse Les Machines. Objets de connaissance).

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(au sens où longtemps au XXe siècle, on accédait à la science internationale une fois atteint, en principe, un certain niveau scientifique national), mais mondial (chaque nouvel entrant travaille dès ses débuts, en principe, de plain pied dans le tournoiement mondial de travaux comparables). Il est alors capital de mesurer que cette mutation, dont les manifestations les plus évidentes sont synchroniques (ce sont les formes de la globalisation du travail savant), opère dans le même mouvement de manière diachro-nique. Pour les mêmes raisons technologiques qui gouvernent les cadres sociaux implicites du travail scientifique, on dispose aujourd’hui d’une ampleur inépuisable et d’un accès largement ouvert aux matériaux de la mémoire du travail scientifique. Cela procure aux chercheurs les conditions d’une expérience plus largement étendue dans l’espace certes, mais aussi dans le temps, à une échelle séculaire voire pluriséculaire 24. Cette seconde dimension est explorée depuis déjà quelques décennies par les histo-riens des sciences sociales, des sciences humaines et de l’historiographie. La démarche que j’adopte dans cet article en provient. Elle se démarque de deux autres longtemps en vigueur.

La première d’entre elle est la focalisation sur quelques clichés simplistes de la mémoire des sciences sociales. Cette posture fut sans doute dotée de vertus didacti-ques, mais elle touche au ridicule dès qu’on prend le temps de lire les ouvrages origi-naux numérisés ou les éditions critiques – chose aujourd’hui à la portée de tout étudiant commençant 25commençant 25commençant . Je ne doute pas qu’on dégagera bientôt, de ces formes nouvelles de mobilisation de la mémoire collective des sciences, des formules didactiques tout aussi éclairantes que le furent jadis leurs précédents finalement obscurcis par la routine.

La seconde démarche qu’il s’agit ici de disqualifier est ce tour qui consiste à arguer d’une innovation récente pour nier la portée scientifique de recherches plus anciennes. Voilà bien un geste du XXe siècle. Plus tôt en effet, les savants cherchaient à intégrer leurs innovations parmi les acquis antérieurs : on renonçait bien sûr à tel élément devenu

24. Dès le milieu des années 1990, la Revue de synthèse à pris au sérieux cette double mutation en cherchant rencontrer l’intérêt des spécialistes concernés hors de toute contrainte locale (tendance que la diffusion internationale de la Revue paraît avoir consacrée) et en consolidant l’accès au corpus qu’elle avait formé depuis 1900. Ce sont cette fois ses initiatives touchant à l’histoire des sciences sociales et à l’historiographie, sa politique à l’égard des archives et celle touchant aux mises en ligne du corpus via Gallica et Spingerlink (voir BRIAN, 2010b). Mais cette mutation ne concerne pas la seule revue, elle est celle d’une époque au cours de laquelle la mémoire sociale et la mémoire collective des sciences change profondément (voir BRIAN, JAISSON et MUKHERJEE, 2011). De telles mutations ne peuvent qu’affecter les conditions de travail empirique en histoire et en sciences sociales (BRIAN, 2011).

25. Pour cette raison, les spécialistes de sciences sociales doivent continuer à s’emparer de la construction des grandes infrastructures documentaires de recherche qu’il s’agisse d’équipements voués au recueil et à la consultation (tel le « Grand équipement documentaire » (GED) du futur Campus Condorcet au nord de Paris, projeté pour la fin des années 2010) ou d’infrastructures de consolidation et d’agrégation d’informations spécialisées (tel le « Très grand équipement » (TGE) ADONIS et, notamment, son moteur de recherche ISIDORE, www.rechercheisidore.frwww.rechercheisidore.frwww.rechercheisidore.f ). Ces équipements, « grands » par leur portée technique et par leur coût comme l’indique sans détour leur désignation technocratique, sont simplement à la taille humaine des réponses rigoureuses à donner aux formes actuelles de la profusion et de la circulation des documents scientifiques du présent et du passé. D’autres initiatives comparables sont conduites hors de France, bien sûr. Qui plus est, selon une manière spontanée propre aux technologies contemporaines, de nouveaux entrants dans les sciences sociales multiplient les formules novatrices en ligne qui répondent au même contexte de production scientifique (on en trouvera plusieurs exemples dans [RHMC], 2011).

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obsolète mais on veillait à rendre compte de ce qu’on avait su jusque là expliquer – certes au prix d’une vision des progrès scientifiques qu’on sait critiquer aujourd’hui. Au XXe siècle, les sciences, et singulièrement les sciences sociales, furent un théâtre de disqualifications incessantes – ici encore au prix de généralisations abusives sur le destin des sciences.

Il en va des postures liquidatrices comme des simplificatrices : la commodité de l’accès au matériel et aux publications scientifiques d’hier (voire de jadis) et l’ampleur des travaux historiques (histoire des sciences, histoire des savoirs ou de la pensée, histoire intellectuelle), dès qu’on prend le temps de lire les ouvrages récents à ce sujet, offrent aujourd’hui aux spécialistes un formidable terrain pour ce travail critique et expérimental qu’appelaient de leurs vœux, il est vrai discordants, aussi bien Durkheim que Berr. Qui plus est la recherche peut dorénavant être conduite sans avoir à s’égarer dans ces idéologies scientifiques de pacotille qui ont fleuri pendant les dernières décennies du XXe siècle. L’ampleur de leur succès ne faisait que traduire l’incapacité collective des chercheurs à assumer l’extension et l’intensification, synchronique et diachronique, des formes concrètes prises par la mémoire collective des sciences, et la subversion objective des moyens traditionnels qui leur avaient permis jusque là de savoir ce qu’ils faisaient. Il est grand temps de reprendre la main.

Extériorité et intériorité du fait social

Je reviens à Durkheim. En amont de toute question durkheimienne se trouve le concept de « fait social ». C’est un élément premier. On en connaît la caractéristique :

« Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux : ils consis-tent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose à lui. Par suite, ils ne sauraient se confondre avec les phénomènes organiques, puisqu’ils consistent en repré-sentations et en actions ; ni avec les faits psychiques, lesquels n’ont d’existence que dans la conscience individuelle et par elle 26. »

On a tant commenté ce passage qu’il serait vain de faire mine de récapituler ces discussions 27. On perçoit toutefois ici les deux premiers registres de la syntaxe comtienne que j’ai cherchée à mettre en évidence : la qualification du domaine d’étude et l’insertion de ce domaine entre les strates d’autres sciences. Le substrat du fait social est alors formé des phénomènes organiques. Et l’on sent bien que Durkheim aban-donne à une couche supérieure des phénomènes psychiques et intérieurs en considérant qu’on ne les connaîtra vraiment qu’une fois la strate des phénomènes sociaux mieux établie. Tout repose sur un intérieur et un extérieur : le phénomène social a pour carac-téristique de se manifester à la fois intérieurement et extérieurement, dans le premier cas comme un sentiment ou un motif, et dans le second comme une contrainte ou une coercition. Cette affaire de coercition a hérissé bien des auteurs. On ouvrirait à ce point

26. DURKHEIM, 1895, ici 1927, p. 8.27. Récemment BERTHELOT, 1988 ; BORLANDI et MUCCHIELLI, dir., 1995 ; VALADE, 2008.

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une discussion sans fin. Je préfère retenir que la coercition de l’extérieur sur l’intérieur est la caractéristique du fait social durkheimien (non pas le « groupe », ni le recours aux statistiques de son temps). Si bien que la meilleure réponse me paraît être : au pire, considérez que c’est là l’hypothèse ; adoptez-la et voyez ce qu’on découvre par ce biais ; ou bien rejetez-la, mais de grâce ne prétendez pas faire œuvre de sociologue.

C’est à ce point précis que réside la métaphysique 28 de la construction durkhei-mienne. Il serait vain, en effet, de vouloir bâtir une science sans l’once d’une telle métaphysique, mais encore faut-il savoir où elle réside 29. C’est pourquoi il me paraît pertinent de comparer le premier chapitre des Règles durkheimiennes à ce passage du Discours préliminaire de l’Encyclopédie où D’Alembert exhibe la distinction entre étendue et impénétrabilité, jouant de l’une relativement à l’autre, et fondant sur la première la géométrie puis sur l’autre la mécanique.

« Dans cette étude que nous faisons de la nature, en partie par nécessité, en partie par amusement, nous remarquons que les corps ont un grand nombre de propriétés [...]. L’examen de ces propriétés [...] nous fait bientôt découvrir une autre propriété dont elles dépendent ; c’est l’impénétrabilité, ou cette espèce de force par laquelle chaque corps en exclut tout autre du lieu qu’il occupe, de manière que deux corps rapprochés le plus qu’il est possible, ne peuvent jamais occuper un espace moindre que celui qu’ils remplissaient étant désunis. L’impénétrabilité est la propriété principale par laquelle nous distinguons les corps des parties de l’espace indéfini où nous imaginons qu’ils sont placés [...]. Nous sommes donc comme naturellement contraints à distinguer, au moins par l’esprit, deux sortes d’étendue, dont l’une est impénétrable, et l’autre constitue le lieu des corps. […] Cependant comme [l’impénétrabilité] est une propriété relative, c’est-à-dire, dont nous n’avons l’idée qu’en examinant deux corps ensemble, nous nous accoutumons bientôt à la regarder comme distinguée de l’étendue, à consi-dérer celle-ci séparément de l’autre. [... ] Ayant en quelque sorte épuisé par les spécu-lations géométriques les propriétés de l’étendue figurée, nous commençons par lui rendre l’impénétrabilité, qui constitue le corps physique, et qui était la dernière qualité sensible dont nous l’avions dépouillée. Cette nouvelle considération entraîne celle de l’action des corps les uns sur les autres, car les corps n’agissent qu’en tant qu’ils sont impénétrables ; et c’est de là que se déduisent les lois de l’équilibre et du mouvement, objet de la Mécanique 30. »

28. « Métaphysique », ici non pas au sens comtien caractéristique d’un état intermédiaire entre théologique et positif, mais au sens de la tradition philosophique qui constate qu’une qualification rigoureuse des objets de chaque science n’épuise pas la question de la connaissance. À nouveau on peut ici consulter D’Alembert : « Ce qu’il faut surtout s’attacher à bien développer, c’est la métaphysique des propositions [i.e. les élémens des sciences]. Cette métaphysique, qui a guidé ou dû guider les inventeurs, n’est autre chose que l’exposition claire et précise des vérités générales et philosophiques sur lesquelles les principes de la science sont fondés. Plus cette métaphysique est simple, facile, et pour ainsi dire populaire, plus elle est précieuse ; on peut même dire que la simplicité et la facilité en sont la pierre de touche » (D’ALEMBERT, 1755, p. 492, col. 2). Cette définition a tracassé KANT, 1755, p. 492, col. 2). Cette définition a tracassé KANT, 1755, p. 492, col. 2). Cette définition a tracassé K (1797).

29. Je cite de mémoire une réflexion de Pierre Bourdieu lors d’un de ses cours au Collège de France alors qu’il discutait sa reformulation qui distingue « structures structurantes » et « structures structurées ».

30. D’ALEMBERT, 1751, p. IV-V.

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La coercition de l’extériorité sur l’intériorité est à la sociologie ce que l’impénétra-bilité est à la mécanique classique. S’il faut tout revoir ne retenons que cela. Aussitôt posée cette clarification, un lieu commun s’effondre : celui de l’engendrement de la sociologie durkheimienne sur la notion de collectif, cela au détriment de l’individu. En effet, on ne peut concevoir le départ entre intériorité et extériorité sans envisager l’individu et sa conscience. Mais ce faisant, on met immédiatement en évidence le mode d’existence des tensions entre intériorité et extériorité, et aussitôt ce même individu réapparaît sous l’angle de ses propriétés désindividualisées, chose que Durkheim qualifie de groupe ou de cadre social. Cette dernière notion, plus générale et déjà présente chez Durkheim, sera développée par plusieurs auteurs, notamment par Maurice Halbwachs. L’invention durkheimienne est là. Elle consiste à mettre en suspens l’intuition de la personne, celle de soi et des autres, celle de notre environnement ; puis à affirmer une solidarité entre intériorité et extériorité et à en examiner les consé-quences passant en revue tout le matériel empirique dont il a disposé. L’objet même de la sociologie, son exploration rationnelle de l’interdépendance humaine, impose en effet d’en passer par la distinction abstraite d’une intériorité et d’une extériorité et de constater leur solidarité, sauf à croire qu’on y parviendrait exclusivement par une quête purement intérieure ou bien par on ne sait quelle prise radicale de distance 31. Quant au lecteur des Règles qui aurait eu une trop haute opinion de lui-même à titre d’exemple générique de l’humanité, lui faire entendre la chose en parlant de coercition était sans doute la manière la plus éclairante.

J’emploie ici le mot « solidarité » d’une manière délibérément vague. Il s’agit à ce point de laisser ouvert le spectre des modes d’existence du fait social. Malheureuse-ment ici, souvent, on simplifie. Comme si ces deux faces devaient être identiques ou bien se ressembler. Mais ce serait réduire dès l’abord le domaine à étudier. Une autre simplification, plus périlleuse, consiste à postuler un fait social ubiquiste. Cette fois le domaine d’étude est simplement escamoté. Cela conduit vers les « métaphysiques 32 » les plus diverses. Les conceptions idéalistes de la sociologie versent aisément dans ces dérives. Quoiqu’il en soit, il est toujours possible de raisonner a contrario : ne tenir pour pertinentes que les manifestations des faits sociaux qui siègeraient exclusivement du côté de l’intériorité, ou bien à l’inverse exclusivement de celui de l’extériorité, ce serait terriblement appauvrir l’objet d’étude. Il est remarquable que nombre de disci-plines connexes parties d’hypothèses différentes, souvent même en contestant le bien fondé de l’approche sociologique, en viennent finalement à se focaliser sur la locali-sation des phénomènes qu’elles étudient. C’est tout particulièrement le cas dans les sciences cognitives quand elles rencontrent la question de la pensée 33, ou dans leurs

31. La solidarité entre intériorité et extériorité ouvre la possibilité d’enquêtes fondées sur l’introspection ou l’objectivation externe systématique. Mais l’une ou l’autre ne saisissent qu’une facette de la chose à étudier. Il restera encore à recouper ces deux dans un troisième temps (ce point est discuté de manière originale dans CICOUREL, 2006). Mais prise séparément, les illusions de quête intérieure « exlusive » ou la distance « absolue » ne manqueront pas d’exercer quelque fascination : séparées l’une de l’autre, elles offrent la même commodité d’échapper à la dureté des faits sociaux et à l’anxiété que leur connaissance peut procurer.

32. Ce mot au sens comtien cette fois.33. Voir le n° 1, 2010, de la Revue de synthèse, le dossier L’Intériorité mentale et la question du

lieu de la pensée.

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travaux sur la perception et sur l’action qui en arrivent depuis déjà quelque temps à prendre au sérieux l’environnement du sujet (embedded cognition) ou sa corporéïté (embodied cognition) 34. Il y a là un vaste terrain expérimental que doivent revisiter les sociologues de manière constructive en ne prêtant aucune attention au mépris que parfois les protagonistes de ces spécialités ont manifesté à leur égard : il faut bien ouvrir la carrière.

En quelques décennies le matériel et les techniques d’objectivation se sont multi-pliées, amplifiant une mutation de la matière empirique inaugurée il y a déjà long-temps avec l’essor des enquêtes par questionnaire et l’usage de magnétophone 35. Le chercheur dispose aujourd’hui d’une information extrêmement dense et disponible sans qu’il n’ait plus à devoir négocier une dépendance quasi exclusive à l’égard de bureaux de statistique post-quetelésiens ou de réseaux observateurs coloniaux comme il y a un siècle, sans qu’il ait non plus à en passer par un questionnaire standardisé ou la transcription de ses enregistrements comme il y a trente ans. Ce faisant, il a bien sûr découvert d’autres dépendances comparables 36. Mais les mutations de ces tech-niques d’objectivation ne troublent pas la caractérisation du fait social durkhémien par la solidarité entre extériorité et intériorité. Si de nouveaux instruments de mesure peuvent mettre en évidence des caractéristiques nouvelles, ils ne bouleverseront pas pour autant la classe de propriétés que caractérise l’impénétrabilité. Il en va de même pour la coercition. Si bien qu’un grand nombre de recherches nouvelles touchant aux sciences cognitives, à la neurologie, aux systèmes complexes, aux processus stochasti-ques ou à la simulation, bien qu’elles se présentent parfois comme des alternatives au raisonnement sociologique, s’avèrent tout à fait compatibles avec lui dès qu’on prend soin de clarifier comment elles permettent d’enquêter par des voies nouvelles sur la solidarité d’objet entre ce que de prime abord on aurait situé du côté de l’intériorité ou bien de celui de l’extériorité de la personne.

Morphologie et physiologie sociales

Marcel Mauss a donné plusieurs formulations du périmètre empirique de la socio-logie issue du concept de fait social durkheimien. Je retiens celle-ci, révélatrice à divers égards :

« [Il] n’y a [dans une société], d’un côté, que des phénomènes matériels : des nombres déterminés d’individus de tel et tel âge, à tel instant et à tel endroit ; et, d’un autre coté, parmi les idées et les actions de ces hommes communes en ces hommes, celles qui sont, en même temps, l’effet de leur vie en commun. Et il n’y a rien d’autre. Au premier phénomène, le groupe et les choses, correspond la morpho logie, étude des structures

34. On ouvrirait ici deux vastes pans de discussions. Voir CICOUREL, 2006 (traduit dans ce numéro, p. 5-45) pour certains aspect de telles recherches en les rattachant à la réflexion sociologique durkheimienne.

35. Les articles de Cicourel, Muntanyola-Saura, Michau et Jaisson en donnent des exemples dans ce numéro.

36. Voir par exemple le n° 3, 2011, de la Revue de synthèse, le dossier Caméras, terrain et sciences sociales.

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matérielles* ; au deuxième phénomène correspond la physiologie sociale, c’est-à-dire l’étude de ces structures en mouvement, c’est-à-dire leurs fonctions et le fonctionne-ment de ces fonctions. Durkheim a divisé celle-ci avec précision en physiologie des pratiques et physiologie des représentations collectives 37. »

« [Et en note :] * Sur la notion de structure. – Nous nous excusons de continuer à nous servir du mot “structure”. Il désigne en effet trois choses distinctes : 1) des structures sociales qui sont vraiment matérielles : répartition de la population à la surface du sol, à des points d’eau, dans des villes et des maisons ou le long des routes, etc. ; répartition d’une société entre sexes, âges, etc. ; puis d’autres choses, matérielles encore, mais déjà morales, qui méritent encore le nom de structure puisqu’elles se manifestent de façon permanente, en des endroits déterminés : emplacements d’industries, groupes secondaires isolés, par exemple, dans une société composite ainsi les quartiers nègre, chinois, italien, d’une grande ville américaine ; 2) nous appelons encore structures des sous-groupes dont l’unité est surtout morale, bien qu’elle se traduise en général par des habitats uniques, des agglomérations précises, plus ou moins durables : par exemple le groupe domestique et, à titre d’illustration : la grande famille, le groupe des parson-niers ; les clans qui déjà ne sont plus constamment isolés les uns des autres et ne sont pas toujours groupés en quartiers ou en localités ; 3) enfin nous appelons structure sociale quelque chose qui n’a plus rien de matériel, la constitution de la société elle-même, la constitution des sous-groupes ; par exemple un pouvoir souverain, une chef-ferie dans la tribu, le clan ou la famine les classes d’âges, l’organisation militaire, etc., tous phénomènes presque purement physiologiques, juridiques même presque exclusi-vement. Nous aurions voulu faire disparaître cette confusion entre faits de morphologie et faits de physiologie dans notre propre nomenclature. […]. Nous nous efforcerons cependant, de dissiper toute amphibologie par l’emploi d’adjectifs, en disant : structure sociale, structure matérielle. »

Le ton d’excuse de la note laisse rêveur dès qu’on songe à la fortune ultérieure du mot « structure » 38… Là n’est pas la question toutefois. Ce passage, sa fermeté mais aussi les scrupules qu’ils manifestent, indiquent trois choses de première importance. En premier lieu, cette sociologie relève du réalisme du point de vue de la philosophie des sciences. En second lieu, son empirie procède immédiatement de la caractérisation des faits sociaux. Mauss passe en revue les « deux côtés » : d’une part les manifesta-tions externes des faits sociaux (on les saisit en scrutant les formes de leurs substrats matériels et biologiques, d’où le terme de « morphologie ») et d’autre part leurs mani-festations intérieures (cette fois on vise les modes opératoires de l’action, des pratiques et des représentations – de là, par analogie, le terme de « physiologie »). En troisième lieu, la variation du ton dans ce passage et la combinaison des procédés de désigna-tion, tout cela fait sentir que si l’objet est bien caractérisé, si le périmètre du domaine d’investigation est tracé, la mise au point des concepts généraux demeure hésitante.

Comparé à l’essor séculaire de la physique de Newton jusqu’aux travaux de Lagrange, à ceux de la médecine expérimentale de Claude Bernard, de la biologie de Charles Darwin ou de celle de Louis Pasteur jusqu’à la Première Guerre mondiale,

37. MAUSS, 1927, p. 129-130.38. Le regain de la notion fut notamment consacré par [CIS], 1957.

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l’ancrage de la revendication de la sociologie générale à la manière de Durkheim dans une période courte de scansion appelle l’attention. Ce fut probablement le facteur d’une tendance aujourd’hui bien connue du partage des durkheimiens après 1918 selon deux pentes : d’un côté, ceux qui paraissent avoir voulu assurer la préservation de la nouvelle science par sa transmission au moyen des institutions scolaires et universi-taires de l’entre-deux-guerres ; et, de l’autre, ceux qui ont poursuivi le même but mais par la voie du renouvellement de la recherche 39. Le domaine empirique que Mauss parcourait en 1927, mêlant fermeté et prudence, fut le lieu même de ces approfondisse-ments de la sociologie générale par les trois durkheimiens qui apparaissent aujourd’hui pour avoir été les plus novateurs : Mauss lui-même, François Simiand et Maurice Halbwachs 40. Ces innovations sont intervenues alors même que ce courant a rencontré, le plus souvent en les intégrant, de nombreux apports issus d’une sociologie, d’une anthropologie et d’une ethnographie de langue anglaise ou américaine plus embarquée dans le travail empirique, et ceux des recherches sur le continent européen, à bien des égards plus proches pour des raisons de configuration des rapports entre les sciences enseignées, mais marqués par exemple, dans le cas allemand, par une distinction tradi-tionnelle entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit que le durkheimisme ne partageait pas 41.

RÉVISIONS DURKHEIMIENNIENNES

Longtemps on a surestimé l’homogénéité de l’école durkheimienne, mais les histo-riens de la sociologie ont déjà corrigé ce tableau de groupe trop parfait 42riens de la sociologie ont déjà corrigé ce tableau de groupe trop parfait 42riens de la sociologie ont déjà corrigé ce tableau de groupe trop parfait . Un nouvel élément d’appréciation a été la réévaluation depuis une vingtaine d’années des débats de la période de l’entre-deux-guerres. Par suite, on peut tenter d’ébaucher en quelques lignes, et avec l’aide de l’illustration 1 (page suivante), ce qui distingue le moment des travaux de Durkheim lui-même et celui des plus productifs de ses successeurs immédiats. Vers 1890, l’œuvre de Durkheim, on l’a vu, s’inscrivait dans une série de discussions approfondies dont l’essentiel était propre à la philosophie continentale, et principalement à la compétition entre des écoles allemandes et françaises. Il s’était emparé de la méthode expérimentale bernardienne, de la statistique morale allemande et de l’ethnographie de son temps pour bâtir le domaine de la science nouvelle.

39. HEILBRON, 1985.40. On a beaucoup dit que L’Année sociologique fut une machine de guerre conçue pour conquérir

et soumettre une série de domaines connexes. Cette métaphore politique et guerrière appliquée à l’activisme durkheimien a la vertu de faire comprendre qu’une revue n’est pas seulement une collection de fascicules qu’on consulte mais aussi, parfois, le produit d’une dynamique intellectuelle réfléchie. Mais la même métaphore a la faiblesse de conforter une lecture strictement institutionnelle alors que précisément la divergence à laquelle on a assisté entre les durkheimiens a accentué la différenciation entre deux modes d’existence de la sociologie : l’un relevant d’une reproduction institutionnelle, l’autre assurant la pérennisation du geste scientifique. Si la mémoire d’une science privilégie dans le souvenir de ses modes de reproduction ses modalités les plus routinières et les moins proprement savantes, il n’est pas étonnant que cette science s’affaiblisse…

41. Suivre les mises au point, les transformations, les hybridations que ces rencontres ont occasionnées me conduirait vers un exposé labyrinthique qui m’écarterait à coup sûr de mon propos.

42. HEILBRON, 1985 ; BESNARD et FOURNIER, 1998 ; MARCEL, 2001.

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Illustration 1 – Ébauches des contextes internationaux et interdisciplinaires de la sociologie générale (1890 et 1930)

Quarante ans plus tard, vers 1930, le périmètre international des travaux brassés par Mauss, Simiand et Halbwachs s’est considérablement étendu. Certes la philo-sophie demeure la discipline de référence : elle est celle de la transmission univer-sitaire de la méthode durkheimienne. Mais les recherches des trois auteurs furent bousculés et renouvelés par les avancées que connaissaient alors d’autres domaines auxquels ils furent confrontés : l’ethnographie et l’anthropologie bien sûr, mais encore l’histoire économique et sociale, la psychologie historique comme on disait alors (disons, aujourd’hui, un ensemble qui irait de l’histoire des mentalités à l’histoire intel-lectuelle, en passant par l’histoire culturelle), l’économie et la géographie, la statistique qui évoluait très rapidement et les mathématiques, la démographie, l’anthropologie physique et la biologie.

Ces interactions ne furent pas seulement l’occasion de notes critiques publiées dans L’Année sociologique ou les Annales sociologiques qui ont conforté le tableau rétros-pectif superficiel d’un impérialisme dogmatique armé de la puissance du commentaire critique. Bien au contraire. À suivre pied à pied les trois auteurs, on constate qu’ils ont profondément intégré dans leur réflexion les transformations des conditions de l’enquête ethnographique (chez Mauss), l’essor des productions scientifiques issues des institutions statistiques et économiques (chez Simiand), les renouvellements des mathématiques, de la démographie, de la psychologie sociale (celle conduite sous

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l’égide de la psychologie elle-même) et de la biologie (chez Halbwachs). Les trois auteurs ont ainsi contribué à inscrire le développement de la sociologie dans un tableau disciplinaire plus étendu et plus complexe. Mais chacun de ces trois développements ont induit des torsions de la syntaxe comtienne qui avait gouverné les innovations initiales quelques décennies plus tôt.

De plus chacun d’entre ces trois auteurs a fait prendre une inflexion particulière qu’on est mieux en mesure de percevoir aujourd’hui. Ces variations quoique fondamen-tales sont en effet passées d’autant plus inaperçues après la Seconde Guerre mondiale qu’il s’agissait alors, pour les promoteurs de la sociologie, d’en donner un tableau excessivement homogène, faussement cohérent et surtout illusoirement affranchi de tout lien avec d’autres disciplines : celui d’une discipline nouvelle qui n’avait gagné qu’à la toute fin des années 1950 son autonomie institutionnelle à l’égard de la disci-pline mère 43. Or, il faut je crois réévaluer la portée des écarts entre ces trois auteurs.

Simiand et Halbwachs, préparés à la critique par leur formation auprès de Henri Bergson, sensibles quoique différemment aux injonctions positivistes de Lucien Lévy-Bruhl, ont tous deux compris que la notion de « groupe » pouvait comporter quelque chose de métaphysique au sens comtien du terme, c’est-à-dire quand on postule « des forces abstraites [ ] conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, [et] dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante 44 ». L’un comme l’autre ont alors passé au crible le recours aux chiffres chez leur maître sociologue.

La phénoménoscopie de Simiand

Plus sensible au magistère de Lévy-Bruhl, François Simiand en est arrivé à une conception expérimentale du recours aux dénombrements. Il a proposé une méthode dite phénoménoscopique 45. Ce renouvellement de la méthode expérimentale appliquée au matériel statistique renouait avec des conceptions antérieures du travail chiffré attes-tées en France et en Angleterre dans les années 1830 46. Il a connu, porté par des lectures diverses de la conférence « Statistique et expérience » donnée en 1921 à la Société de statistique de Paris, un retentissement important en histoire économique chez Ernest Labrousse ; en sociologie dans les années 1970-1980 ; enfin en histoire sociale chez Bernard Lepetit dans le contexte du « tournant critique » pris par les Annales en 1989 quand se conjuguaient d’une manière nouvelle histoire et sciences sociales et que, par exemple, la récente micro-histoire était considérée comme un acquis méthodologique expérimental 47. En 1932, Simiand a renoncé au bernardisme qui, lui-même, avait

43. C’est un décret du 2 avril 1958 qui crée, en France, la licence et le doctorat de sociologie. 44. COMTE, 1830, p. 5.45. SIMIAND, 1932, vol. 1, p. 69-79. Outre GILLARD et ROSIER, dir., 1996 et FROBERT, 2000, cet

ouvrage de 1932 a été moins commenté que l’article paru trente ans plus tôt : SIMIAND, 1903.46. SCHWEBER, 2006.47. Respectivement : SIMIAND, 1922 ; LABROUSSE, 1943 ; BOURDIEU, CHAMBOREDON et PASSERON,

1967, p. 218-221 ; [Annales1967, p. 218-221 ; [Annales1967, p. 218-221 ; [ ], 1989 ; LEPETIT, dir., 1995, et 1999 ; Revue de synthèse, n° 4, 2009, le dossier La micro-histoire à l’échelle continentale. La disparition prématurée de Bernard Lepetit, au printemps 1996, a cassé une part de la dynamique de ce troisième retour à Simiand.

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permis à Durkheim de s’arracher à une stricte obédience positiviste. Ce mouvement vers un néo-positivisme expérimental s’accordait, il est vrai, avec l’ancienne condam-nation prononcé par Comte lui-même à l’égard d’un calcul des probabilités qu’il avait renvoyé à l’état métaphysique songeant aux travaux de Laplace 48.

La physiologie des attentes de Mauss

La discussion de la sociologie économique de Simiand par Mauss l’a conduit à exprimer le point auquel entre temps il avait abouti dans sa propre réélaboration de la physiologie des pratiques et des systèmes de représentations. En 1934, il lui répond explicitement et reformule la question de la coercition :

« Ce à quoi nous arrivons, vous et moi, c’est à l’importance de la notion d’attente, d’escompte de l’avenir, qui est précisément l’une des formes de la pensée collective. Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous, à tel et tel résultat ; c’est cela la forme essentielle de la communauté. Les expressions : contrainte, force, autorité, nous avons pu les utiliser autrefois, et elles ont leur valeur, mais cette notion de l’attente collective est à mon avis l’une des notions fondamentales sur lesquelles nous devons travailler. Je ne connais pas d’autre notion génératrice de droit et d’éco-nomie : “Je m’attends”, c’est la définition même de tout acte de nature collective. [...] Les infractions à ces attentes collectives, cela se mesure, par exemple les krachs en matière économique, les paniques, les sursauts sociaux, ainsi de suite. [... Vous] avez eu une idée que j’ai également – je dois vous dire que sur ce point c’est plutôt une rencontre qu’une action mutuelle, – que les attentes, les émotions, les volontés, cela se quantifie. On quantifie une panique à la Bourse, la preuve c’est la différence des prix. [...] Qu’est-ce que c’est que l’état de panique dans lequel nous vivons, et qui, parti peut-être d’un phénomène économique ou peut-être d’autre chose – je n’en sais rien – aboutit à supprimer les attentes ? Cela se mesure par la thésaurisation, mais aussi par toutes sortes de choses : par le fait qu’on ne voyage pas ; cela se mesure par le fait qu’on n’entreprend pas, pas même des travaux de sociologie 49. »

Reviser la coercition du fait social en constatant qu’elle manifeste une attente fut décisif. Le geste gouverne l’ethnologie économique de Mauss 50. J’avais laissé plus haut en suspens la qualification de la solidarité entre intériorité et extériorité dont Durkheim a plaidé l’existence en indiquant la coercition. Ici, le mode d’existence de cette solidarité est la structure temporelle des attentes que l’on peut aussi bien observer « du côté intérieur » en faisant s’exprimer celui chez qui elle se manifeste ou pourrait se manifester, qu’en enregistrant, voire en dénombrant, les récurrences des actions qui procèdent d’une classe d’attentes, c’est-à-dire en se plaçant cette fois « du côté extérieur ».

48. COUMET, 2003 ; BRIAN, 2010a.49. MAUSS, 1934, p. 60-61.50. WEBER, 2007.

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Hasard et cadre sociaux chez Halbwachs

Dans le cas de Maurice Halbwachs, le rejet de la doctrine comtienne est clair. Plus fidèle à son apprentissage auprès de Henri Bergson qu’on ne l’a souvent dit, il n’a eu de cesse, tout au long de son œuvre sociologique, d’étudier de manière soutenue les savants anciens et les scientifiques de son temps qui lui ont parus utiles pour ses recher-ches : mathématiciens, physiciens et biologistes 51. Comparé à la perspective dont on disposerait aujourd’hui, force est toutefois de constater qu’il fut dépendant, quant à l’histoire des sciences, de l’état des connaissances de son temps : il a sous estimé la science et la philosophie qui avait séparé Leibniz de Kant ; il naviguait dans ce passé d’auteur en auteur sans que la trame historique de la circulation et de la transmission des connaissances ne soit bien perçue. Quoiqu’il en soit, l’exigence critique et la persé-vérance aidant, il en est arrivé à remanier profondément la théorie durkheimienne 52. Si bien que son œuvre apparaît depuis quelques années comme une seconde socio-logie durkheimienne. Elle est plus élaborée du point de vue conceptuel que la pers-pective expérimentale ouverte par Simiand. Sans perte de cohérence, elle s’écarte de la formulation durkheimienne plus encore que la réélaboration maussienne. Ainsi par exemple, il y a bien une théorie de la mémoire collective chez Halbwachs, construite sur une série de concepts explicitement discutés (le souvenir, la mémoire sociale, la mémoire historique, les mémoires collectives) ou seulement employés à l’occasion (les remaniements) 53.

Dès après la conférence de Simiand en 1921, à la Société de statistique de Paris, Halbwachs avait publié ses doutes 54. On suit sa réflexion au cours des vingt années qui ont suivi, tout particulièrement après que Simiand lui ai donné à lire le manuscrit de son ouvrage, Le Salaire 55, et dans son approfondissement de la question très étudiées depuis la fin du XVIIIe siècle du dénombrement des deux sexes à la naissance 56.

« Ainsi les opérations statistiques présentent tous les caractères d’une méthode expé-rimentale ; et, toutefois, elles sont en de si étroits rapports avec la théorie et le calcul des probabilités qu’on a pu se demander récemment encore si “le calcul des probabi-lités ne constitue pas la base de toutes les prévisions statistiques”. […] Le statisticien

51. Halbwachs a participé concrètement à l’entreprise lancée « lors de la réunion de l’Association internationale des Académies, en avril 1901, sur la proposition de MM. Lachelier, Boutroux, Brochard et Henri Poincaré » qui a abouti aux Gottfried Wilhelm Leibniz Sämtliche Schriften und Briefe publiés par l’Académie de Berlin à partir de 1923 ; il a connu dès sa publication la thèse d’Ernst Cassirer sur Leibniz (1902) et publié lui-même un ouvrage de référence sur sa philosophie (HALBWACHS, 1906, ici 1928, p. 157). Il a consacré sa thèse complémentaire à la critique de la notion d’ « homme moyen » chez Adolphe Quetelet (1912). À la lecture de cet ouvrage on constate qu’il a lu avec attention la philosophie des sciences de Henri Poincaré. Il a écrit avec Maurice Fréchet un ouvrage sur le calcul des probabilités (1924). Ses carnets portent la trace de ses lectures des mathématiciens et des physiciens de son temps, et de celle des principaux protagonistes de l’histoire du calcul des probabilités. Voir HALBWACHS, 1936 et 1941.

52. JAISSON, 2008.53. BRIAN, 2008.54. HALBWACHS, 1923.55. HALBWACHS, 1931.56. HALBWACHS, 1936, rééd. 2005.

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est obligé, à chaque instant, de se servir du calcul des probabilités, pour analyser les objets collectifs qu’il observe, et déterminer isolément les variations de chacun de leurs éléments, dans leurs rapports avec d’autres objets collectifs ou avec d’autres objets quelconques. En ce sens, le calcul des probabilités joue, en statistique, à peu près le même rôle que les instruments dans l’expérimentation physico-chimique 57. »

Halbwachs concède à Simiand la pertinence de sa conception expérimentale du recours à la statistique, mais il doute qu’on puisse la justifier sans fondement probabi-liste, scrupule conforme à ce qu’il sait de la chose par Maurice Fréchet. Chez Durkheim, le nombre était l’instrument de la méthode et non son objet. Mais en 1931, Halbwachs va plus loin. Il reconnaît dans les dénombrements non pas un instrument, mais le propre du fait social : la coercition du fait social lui-même. « Les nombres, l’aspect quantitatif des objets, sont une donnée qui s’impose à nous du dehors 58. » Halbwachs touche ici, par pure déduction et sans souci de polémique, la nécessaire réflexivité dans l’objec-tivation numérique. C’est par cette voie qu’il en vient à réévaluer la concrétisation de l’extériorité du fait social que saisissent les morphologies en l’analysant comme le produit de la fréquence des actions (il distingue, d’une part, la morphologie physique des substrats matériels et biologiques et, d’autre part, la morphologie sociale de l’homogénéité des conditions de vie).

Quant à l’intériorité du fait social, elle relève alors de la physiologie de la mémoire collective. Si les trois sociologues s’accordaient pour approfondir le concept de cadre social, Halbwachs en fait le produit dynamique de structures temporelles et spatiales que caractérisent des communautés d’expériences. Une communauté d’expérience humaine se concrétise alors, tout à la fois dans une mémoire collective partagée, dans un ensemble d’actions possibles au présent et dans des attentes communes. La solida-rité entre extériorité et intériorité du fait social se résoud maintenant dans une structure de temps et d’espace propre à cette communauté d’expérience 59.

Dans sa Morphologie sociale, Halbwachs a voulu donner un exemple de formation de représentations collectives éclairant et pour cela, il a voulu exprimer quelque chose de la dynamique du travail savant :

« Supposons un groupe de savants qui cherchent à résoudre un problème. Un grand nombre font les premiers pas, quelques-uns vont plus loin, toujours plus loin ; l’un d’eux, enfin, résout le problème. Quand ils connaissent la vraie méthode, ils compren-nent que leurs solutions approchées s’inspiraient toutes de la solution exacte entrevue par eux, que celle-ci existait déjà en quelque mesure dans celles-là. Pourtant, la solution

57. HALBWACHS, 1923, ici 1972, p. 307.58. HALBWACHS, 1931, p. 274.59. Voir les différentes contributions dans HALBWACHS, 1941, ici 2008. On observera que

les tensions internes à cette communauté d’expérience ne gouvernent pas la construction de ce « modèle ». Cette prédilection pour l’homogénéité est bien durkheimienne même si elle n’a guère à voir avec la rigidité d’une assignation unanimiste au groupe. Les conflits et les tensions résident ici dans les rapports entre les communautés d’expériences, que ces rapports soient synchroniques ou diachroniques : ce sont en l’occurrence les conflits de mémoires collectives. Ces tensions sont la matière de memory studies. Voir la chronique récente de Sarah GENSBURGER (ENSBURGER (ENSBURGER Revue de synthèse (Revue de synthèse ( , n°3, 2011) et BRIAN, JAISSON et MUKHERJEE, dir., 2011.

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exacte est plus, et autre chose, que la somme des solutions approchées, puisque c’est par elle que s’explique tout ce qu’il y avait de juste dans chacune de celles-ci, et cepen-dant qu’elle les dépasse. Ainsi peut-on se faire une idée de la façon dont une représen-tation collective se réalise partiellement dans les esprits individuels 60. »

Je doute qu’on dispose aujourd’hui de « la vraie méthode » pour résoudre le problème de la sociologie générale tel que l’a formulé Durkheim dans le cadre de la syntaxe qu’on peut dégager de l’œuvre de Comte. Quoiqu’il en soit les propositions de Durkheim lui-même, relayées par Mauss, et les deux révisions distinctes de Simiand et de Halbwachs sont sans doute « autant de solutions approchées » de ce même problème de science. Épreuve empirique des faits sociaux les plus banals et exploration critique des conditions les plus générales de la connaissance apparaissent dans chacune de ces « solutions approchées » comme intimement liées, chaque fois de manière un peu différente, puissante mais nécessairement imparfaite. Sans une attention qu’on quali-fierait aujourd’hui d’« épistémologique générale » où se trouve engagée une théorie générale des connaissances, l’ambition sociologique se disperse dans la multiplication des savoirs particuliers et des usages techniques. Sans acharnement empirique, elle s’oublie dans la vague d’une philosophie sociale ou d’une théorie sociale. Ce sont deux conditions nécessaires qu’il faut tenir. Elles paraissent devenir suffisantes dès que le souci épistémologique et la mise en œuvre empirique sont affines, mais cela sans pour autant qu’on en vienne à dépasser le stade d’une connaissance approchée 61.

THÉORIE DE LA CONNAISSANCE ET SCIENCE SOCIALE

Tous trois partis de la configuration durkheimienne des éléments forgés par Auguste Comte, diversement actifs dans les dialogues qui se sont tissés dès le début du XXe siècle entre deux revendications de scientificité parallèles et concurrentes (celle issue de l’historique berrienne et celle de leur école sociologique), Simiand, Halbwachs et Mauss ont chacun révisé le programme tracé par leur maître commun, portés qu’ils étaient par les interactions entre leurs propres travaux et ceux des domaines connexes qu’ils exploraient. Le tournant du débat des années 1930, alors que s’annonce puis paraît Le Salaire de Simiand, a infléchit les publications de chacun des trois.

Mauss est demeuré le plus proche de l’agenda initial. Il a étendu les deux physio-logies durkheimiennes, celle des pratiques en conjuguant le comparativisme expéri-mental, l’enquête linguistique et l’observation du quotidien, et celle des représentations collectives en considérant qu’elles devaient procéder des attentes des agents. Simiand, pour sa part, a renoncé à la méthodologie d’inspiration bernardienne pour un néo-positivisme où l’innovation réside dans la manière expérimentale de mobiliser les matériaux de l’enquête morphologique, et en tout premier lieu le matériel issu des compilations statistiques. Halbwachs, de son côté, a profondément révisé la notion

60. HALBWACHS, 1938, ici 1970, p. 184-185.61. Comme s’avance ici le spectre de l’épistémologue, c’est le lieu d’appeler l’attention du lecteur

sur le colloque Bachelard 2012. Le Surrationalisme 50 ans après (Journées de synthèse : 21, 22 et 23 mai 2012, École normale supérieure, Paris), voir Revue de synthèse, n° 4, 2011, p. 642-643.

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initiale de cadre social, assumant le fondement probabiliste de la statistique. Cela l’a conduit à former des concepts de temps social et d’espace social qui sont à la base de son approfondissement de la morphologie sociale comme de sa théorie de la mémoire collective.

Chez Durkheim, bien qu’il n’ait pas systématiquement exploré cette voie, il est admis que la théorie de la science relève des critères de la science nouvelle. En d’autres termes la sociologie est à la fois science sociale et théorie de la connaissance. L’un des textes les plus éblouissant à cet égard est l’étude qu’il a consacré avec Mauss aux « formes primitives de classifications » à propos duquel il indique : « Nous cherchons surtout à éclairer un peu les origines du procédé logique qui est à la base des classifi-cations scientifiques 62 ». On pourrait suivre l’intrication de cette double préoccupation chez d’autres auteurs, bien sûr, et en premier lieu chez son contemporain, Max Weber ; mais encore de tout autre manière bien plutôt chez Comte ou même chez Condorcet.

On peut au demeurant observer chez les sociologes du milieu du XXe siècle un certain flottement entre ces deux questions importantes mais distinctes, fussent-elle liées l’une à l’autre. Il s’agit en effet d’une part de la méthodologie des sciences (y compris histo-riques et sociales) et d’autre par la théorie générale de la science. Le titre donné en français au recueil de traductions d’articles où Max Weber traitait de méthode est Essai sur la théorie de la science (1965). Or Methodenstreit et Methodenstreit et Methodenstreit Wissenschaftstheorie, ce sont deux moments différents et surtout deux débats distincts où l’histoire et les sciences sociales n’ont pas tenu la même place – centrale dans le premier cas ; marginal, voire exclue dans le second. La confusion perce jusque dans les archives administratives. Dans le dossier personnel de Maurice Halbwachs aux Archives nationales 63, parmi les documents qui, en 1937, ont accompagné son affectation à la Sorbonne, on observe un flottement entre deux intitulés : « Logique et méthodologie des sciences » (c’était la demande initiale du conseil de la faculté des Lettres) et « Méthodologie et logique des sciences » (qui apparaît sur un décret de transfert deux ans plus tard). Le flottement va ainsi d’une extension du programme durkheimien à un registre où l’on pourrait reconnaître la marque de Carnap. Si l’on ajoute que Jean Cavaillès fut lui-même chargé provisoirement de cet enseignement, on constate qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale la sociologie de Halbwachs, la philosophie de Cavaillès et la réception du renouveau viennois, tout cela prenait place dans un espace intellectuel et institutionnel parisien particulièrement compact 64parisien particulièrement compact 64parisien particulièrement compact .

C’est donc à la veille de Seconde Guerre mondiale que les éléments d’un renouveau durkheimien s’expriment alors même que la question de la philosophie des sciences mobilise l’attention. Ce second mouvement est provenu d’ailleurs : de la « crise » qui couvait depuis les bouleversements de la physique au début du siècle, débattus surtout après la Première Guerre mondiale. C’est, dans les années 1930, le moment « phénoménologique » et l’on en perçoit les marques aussi bien dans la terminologie

62. DURKHEIM et MAUSS, 1903, p. 66.63. Archives nationales, AJ 16*, d. 4757 et 4758.64. On sait l’intensité à cet égard du milieu des années 1930, son point culminant : le congrès

Descartes de 1937. La Revue de synthèse y a directement participé. Récemment, elle a appelé l’attention de ses lecteurs sur ce moment dans plusieurs de ses livraisons : n° 1, 1999 ; n° 1, 2001 ; n° 2, 2005 ; n° 1-2, 2007.

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« phénoménoscopique » retenue par Simiand que dans l’attention que Halbwachs a porté aux catégories de temps et d’espace.

Comme précisément la sociologie de Durkheim vise à la fois la science sociale et la théorie de la connaissance, comme elle a transformé en plusieurs temps et par au moins trois voies différentes (celle de Durkheim et Mauss, celle de Simiand et celle de Halbwachs) la syntaxe qui nouait ces deux registres dès l’œuvre d’Auguste Comte, il importe de revenir plus longuement sur la rencontre entre la question phénoméno-logique et la visée scientifique de la sociologie générale. Ce sera l’objet d’une prochaine livraison de cet article où une fois ce moment repéré, je donnerai quelques indications sur la place qu’il occupe dans la mémoire collective des sociologues après la Seconde Guerre mondiale, aussi bien en sociologie générale et qu’en sociologie des sciences. Il sera alors possible de revenir sur la période des années 1990-2000 au cours de laquelle le périmètre à la fois durkheimien et berrien où se mêlent histoire et sciences sociales s’est remodelé en, et, partant d’une série d’explorations circonscrites d’indiquer des voies possibles pour le renouvellement de la sociologie générale 65.

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65. La livraison de la suite de cet article interviendra en principe avec le n° 3, 2012. En effet, ayant retrouvé un flux et un rythme comparable à ceux des années 1900-1910 et 1930, la Revue de synthèseest en mesure de suivre une même question sur plusieurs numéros selon le principe du feuilleton (e.g. « Nouveaux conflits des facultés », à partir du n° 4, 2011) ; d’un dossier qui s’enchaînerait d’un fascicule à un autre ; ou bien d’articles donnés en plusieurs livraisons comme celui-ci.

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72 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 133, 6e SÉRIE, N° 1, 2012

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