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culture PAGE 16 > l’express MAG du lundi 9 novembre 2009 L’attribution du Prix Goncourt 2009 à «Trois femmes puissantes» de Marie Ndiaye me fait penser, après «Syngué Sabour» d’Atiq Rahimi, à deux autres Goncourt «puissants», «Le Rocher de Tanios» d’Amin Maalouf et «La Nuit sacrée» de Tahar Ben Jelloun. «Le Rocher de Tanios» est en quelque sorte la genèse de la guerre civile au Liban. On y trouve les lignes suivantes : «Des communautés persécutées sont venues, depuis des siècles, s’accrocher au flanc d’une même montagne. Si, dans ce refuge, elles s’entre-déchirent, la servitude ambiante remontera vers elles et les submergera, comme la mer balaie les rochers.» Le roman se présente sous la forme d’une enquête sur une énigme : la «disparition» de Tanios qui a donné son nom à un rocher dans le village de Kfaryabda. Cette enquête est elle-même motivée par le serment que son grand-père exige du narrateur : ne jamais s’asseoir sur ce rocher. Pour mener cette enquête, c’est-à-dire pour recons- tituer l’histoire de Tanios, le narrateur a recours au témoignage oral de Gébrayel et à trois sources écrites : «La chronique montagnarde» du moine Elias, «La sagesse du muletier» de Nader et «Les Ephémérides» du Pasteur Stolton. Il puise sans cesse à ces sources. Parfois, il comble leur silence, par exemple, sur le rituel des condoléances à l’occasion de la mort de la Cheikha : «Le brave moine ne commente pas la chose, il nous laisse le soin d’imaginer l’atmosphère…» Cela, le chroniqueur ne le précise pas. Parfois, il confronte les sources pour mettre au jour leurs contradictions et pour proposer deux versions de la dernière nuit de Tanios à Kfaryabda. Le roman est constitué de neuf «passages», un passage étant à la fois «un signe manifeste du destin et un jalon, une étape d’une existence hors du com- mun». Le passage initial est la tentation de Lamia alors que l’ultime passage est l’assassinat perpétré par les gens de Sahlaïn. «Le Rocher de Tanios» est une oeuvre universelle fermement ancrée dans le terroir libanais. En effet, les spécificités culturelles du Liban sont évidentes. Les habitants du village de Kfarybda montent réguliè- rement pour «voir» la main de leur chef, le cheikh Françis. Les femmes donnent une journée de labeur au château du cheikh. L’accent des villageois permet à des étrangers de les reconnaître. Les règles de l’hospitalité contraignent les villageois à loger et à nourrir pendant des semaines les «sauterelles», les beaux-parents du Cheikh et leurs soldats. Sur l’ossature de cette enquête, se déploie donc la repré- sentation de la société libanaise avec ses «tantour», son «kichk», ses «thar», ses «saje» et ses «tawlé». Cependant, étant donné la position stratégique de la Montagne, des considérations d’ordre géopolitique sont présentes dans «Le Rocher de Tanios». Méhémet- Ali Pacha, vice-Roi d’Egypte, qui veut construire un nou- vel empire s’étendant des Balkans jusqu’aux sources du Nil, a comme alliés les Français, l’Emir et le Patriarche. Le sultan d’Ottoman, lui, bénéficie du soutien des Anglais. Cette rivalité se manifeste même au niveau du village de Kfaryabda. C’est ainsi que ce qui se passe à l’école du Pasteur Stolton est suivi par les représen- tants des grandes puissances. Malgré les mauvaises notes de Raad, le fils du Cheikh, le Pasteur le garde à l’école pour ne pas compromettre la politique orientale de Sa Gracieuse Majesté ! Plus loin, les raisons de l’intérêt des «géants» pour Kfaryabda sont clairement exposées : l’empire en voie de constitution du vice-Roi d’Egypte dépendra du contrôle de la bande de terre enserrée entre la mer et la Montagne. Mais les réalités de la géopolitique n’empêchent pas l’intrusion du fantastique dans la vie quotidienne. C’est ainsi que les cheveux de Tanios blanchissent alors qu’il n’a que quinze ans, ce qui donne lieu à une légende. Ce phénomène rappelle le gamin qui refuse de grandir dans «Le tambour» de Gunther grass. Au cours de l’entretien de Tanios et de l’Emir, un «glisse- ment étrange» se produit et pousse Tanios à propo- ser un autre lieu pour l’exil de l’Emir. Le fantastique c’est aussi et surtout la «disparition» de Tanios et les maléfices associés à «son» rocher. Ces deux élé- ments, le blanchiment des cheveux et la «dispari- tion», sont étroitement liés, car l’un pourrait expli- quer l’autre. Vérité et légende sont inextricablement mêlées dans «Le Rocher de Tanios». Parti d’une légende, le narrateur croit cerner la «vérité» à propos de Tanios avant de déboucher sur la légende : «N’avais-je pas cher- ché, par-delà la légende, la vérité ? Quand j’avais cru atteindre le cœur de la vérité, il était fait de légende.» Ce constat donne raison à Gébrayel qui lui disait : «Les faits sont périssables, crois- moi, seule la légende reste… comme le parfum dans le sillage d’une femme.» Ce qui précède n’est destiné qu’à signaler quelques pistes de lecture du «Rocher de Tanios». Chacune mériterait une analyse minutieuse, sur- tout l’agencement des sources écrites et orale dans la machine narrative. C’est dire que le roman d’Amin Maalouf est assez riche pour autoriser une multitude de lectures et qu’il a la solidité et le mystère du rocher de Tanios ! par Issa ASGARALLY Des livres Des livres des fictions des fictions Lire/relire Maalouf, Ben Jelloun, Ndiaye … Le Rocher de Tanios,Amin Maalouf,Editions Grasset, 286 pages QUELLE est l’une des premières choses que faisaient les travailleurs enga- gés en débarquant à l’Aapravasi Ghat? Ils se lavaient. Se rafraîchissaient des huit longues semaines de voyage en bateau, pour traverser le kala pani . Comprendre l’Histoire. En montrant son visage humain, ses contin- gences du quotidien. C’est là l’objectif de Rajah à l’Aapravasi Ghat, bande dessinée publiée par l’Aapravasi Ghat Trust Fund (AGTF). Tout en s’appuyant sur les textes de Brindah Annasawmy et les illustrations signées Annoucka Ramcharrun, il s’agit d’ « essayer de comprendre et d’imaginer com- ment était la vie d’un enfant vivant au 19 ème siècle à Maurice «, comme l’explique Vijaya Teelock, présidente de l’AGTF en pré- face. « La vie n’était pas facile :les parents tra- vaillaient très très dur pour quelques sous;mais ils voulaient que leur enfants aient une vie meilleure et plus prospère «. Une vie, qui pour Rajah, le héros de la bande dessinée, a commencé à Patna, ville de l’Inde, capitale de l’Etat du Bihar, l’une des régions les plus défavorisés de la Grande Péninsule. La trame nous ramène vers 1885. Ce qui signifie que la vague d’immigration indienne, la « grande expérience « des Anglais, qui rem- placèrent les esclaves par les travailleurs engagés a commencé depuis 50 ans déjà. Les premiers laboureurs indiens étant arrivés en 1835. C’est dans ce contexte-là que débarque Rajah, un garçon d’environ sept à dix ans. D’abord c’est l’excitation, quand Baba, son père, lui annonce le grand départ, prévu pour le lendemain. Ma aussi sera du voyage. Et il y a toute l’affection d’un père dans cette main qui tend une bouchée de riz à Rajah. Trouver ses repères Comment Rajah imagine-t-il son nouveau pays ? En rêve il verra un che- val, un dauphin, des montagnes, des pirogues et des fleurs. Rêve prémonitoire. Car durant la traversée, alors qu’il souffre de mal de mer, Rajah sera réconforté par Mango le dauphin. Une fois sur le site de débarquement, alors que comme tout petit garçon ne tenant pas en place qui se respecte, il explore les lieux, Rajah ren- contrera Flash, le « cheval le plus rapide de l’île Maurice «. Ce sont les part de magie que la bande dessinée introduit dans une l’histoire : des animaux qui parlent. Qui expliquent et réconforte l’enfant qui a perdu tous ses repères et qui n’en a pas encore trouvés d’autres, dans son pays d’adoption. Car tout à coup, il se sentira perdu dans cette « cour immense « qu’était le dépôt d’immigration au 19 ème siècle. Un lieu qui s’étendait alors jusque là où est la gare du Nord aujourd’hui. Et qui comprenait des bureaux administratifs, un hôpital, une écurie, des cuisines, des lieux d’aisance... Pour en revenir aux animaux, ils sont aussi un peu de consolation. Car la réalité de la situation n’échappe pas à Rajah. Ne se dit-il pas, « Ils ont l’air sévère » en voyant deux agents recruteurs. Il y a des forma- lités à faire. Il y a des cartes d’immigrant obtenir, des photos à faire, et un passage obligé par le bureau du Protecteur des immigrants. Il y a surtout l’inconnu. La plantation qu’on ne connaît pas. La route à faire à pied. Si cette publication s’adresse en pre- mier aux enfants, nous osons espérer qu’elle touchera également les parents. Qu’ils prendront la peine de la lire aux enfants. Car l’Histoire est affaire de tous. Aline GROËME-HARMON IL EST de ces irrépressibles besoins de dire. La faute au trop plein de ressen- tir. Il est de ces envies d’écrire. Nées de mystiques visions. Dev Virahsawmy, c’est une langue en mouvement. Des mots qui dessinent des gestes. Des mots-actions. Des mots-distractions. C’est toutes ces épices littéraires là que le poète nous propose avec ses 100 sonet . Publié par choix, sur un Data CD, ques- tion de réduire les coûts. Histoire de ne pas abattre les arbres pour ne saigner du papier. Tout en rendant l’oeuvre acces- sible à ...Rs 50.Cela c’est pour la forme de cette nouvelle publication. Question forme justement. Le poète nous livre une cuvée de sonnets, ces poèmes à 14 vers aux rimes obéissant à des règles fixes. Rigide Dev Virahsawmy ? Si la forme choisie l’a bien sûr obligé à formuler sa pensée en termes de thèse- antithèse-synthèse, le créateur n’aurait pas été inventif s’il ne s’était pas ménagé des espaces de libertés. Dev pa ti pou Dev. Ce qui ne l’a pas empêché, au bout des quatre mois de patiente construction et reconstruction poétique, de faire une découverte. « Le vers idéal en créole c’est celui à sept syllabes». Ce qui permet, de l’expérience du poète d’ « établir un rythme qui reprend le parler naturel,tout en permet- tant d’évoluer dans une dimension poétique pas trop éloignée du parler courant «. Attention particulière donc pour la forme, pour ces 100 sonet , chansonnettes, sans sonnette ,san tapaz. Qui reprennent les grandes préoccupations du poète, observateur averti de la vie. Lui qui trouve son matériau brut dans, «les réalités qui m’interpellent et m’agressent ». Qu’il a non seulement besoin de digérer mais surtout de partager, « dans une langue sans clichés ». Avec de surcroit,un travail poétique pour, « voir le problème de façon originale ». Et si on sait l’acuité du poète pour la chose politique. Ses réflexions sur les modèles économiques, c’est vers une autre fenêtre thématique que Dev Virahsawmy, attire notre attention. Car lui qui s’est longtemps cru athée, a trouvé la foi. Dans son panthéon, deux divinités : Jésus et Saraswati, déesse de culture et des arts. Une véritable muse qui a entraîné le poète vers les hauteurs de la métaphysique. Pour guider sa nouvelle perception de la vie et de l’écriture poé- tique, sa part, « inconsciente de la création». et retrouver le «Om», « souffle fondamental de la création». S’approcher du divin n’est pas sans conséquence. Cela ouvre les yeux. Et affûte le verbe. Contre, « ceux qui se disent croyants mais qui sont devenus tellement into- lérants . Nou touzour pe plaigne pou eki nou pena, se enn manyer dir dimoun kontan avek seki li ena.» Sont aussi inclus sur le CD, un baksis , « pour ceux qui à partir d’une appréciation poétique veulent apprendre à lire et écrire en créole». Ainsi que des apparitions fré- quentes du ruban rouge, histoire de ne pas oublier que le sida tue. A.G.-H IL FAUT descendre au plus bas, pour remonter. Vérifiable en poésie ? La revue de poésie contemporaine Point Barre s’offre pour son septième numéro, une descente Six pieds sous terre . Macabre ironie, regrets éternels. Ni le rythme ni le souffle n’ont manqué aux 28 auteurs venus de douze pays, qui composent la présente édition de la revue. La mort a ceci d’inéluctable qu’elle nous concerne tous. Donc tous les poètes. Qu’ils fassent tout pour l’oublier, qu’ils pleurent un être cher, qu’ils éructent et se débattent contre la fata- lité ou encore se moquent de leurs funérailles, Point Barre nous offre une belle palette de petits arrangements avec la mort. Des conciliations poétiques passées par la coordination de Yusuf Kadel, qui lui même, ne manque pas de nous rappeler que « On n’a jamais pied dans le silence . et un comité de lecture constitué de Christophe Cassiau-Haurie, précédent conservateur de la médiathèque du centre culturel français, Michel Ducasse et Alex Jacquin-Ng. Autant, «Les mots que tu aimais» de Ducasse sont imprégnés du manque, de l’absence, de la perte, que l’on compense comme l’on peut en serrant un dictionnaire, en se réconfortant à la chaleur des mots; autant les silences répé- tés d’Alex Jacquin-Ng, sont des attaques contre l’au-revoir, vécu comme une agression. Chez lui, la séparation s’apparente à une mort vio- lente. «Elle me quitte en m’humiliant comme le chiot non désiré dont on se débarrasse au coin d’une rue». Et toujours ce silence. Forcé. comme une res- piration bruyante dans une révolte au cri continu. A eux deux, Ducasse et Jacquin-Ng sont pour ainsi dire le baro- mètre de la revue. Ses pôles. Entre, on passe de l’interrogation, au refus, le rire jaune. Ou la réflexion sur l’au- delà. Jusqu`à la prochaine édition de Point Barre , prévue pour avril 2010, qui cette fois sera consacré à l’humour sous toutes ses formes. Qu’il soit noir ou satirique, paro- dique ou burlesque...Les appels à poèmes pour Riez maintenant, sont déjà lancés. Date limite pour les envois en français, anglais ou créole : le 15 janvier 2010. Les propositions, d’une longueur maximale de 50 vers peuvent être envoyés à[email protected] A.G.-H Laisser un enfant nous prendre par la main, pour nous guider vers le lieu de débarquement des travailleurs engagés. C’est le propos de la bande dessinée «Rajah à l’Aapravasi Ghat». CD DE POESIE Dev Virahsawmy : cent sonnets, sans sonnette, chansonnier Sort andeor ti-kare Si ou viv dan pit latrinn labay giji ou narinn; si ou viv dan ti-kare; si tas dan karodamie; si pispot ranplas kasket ou lespri pou kabose kouma vie zant bisiklet. Kan anormal vinn normal; kan routinn dir tou korek, labitid pa poz kestion, poz kestion apel roten, roten ranplas larezon, larezon vinn sannyasi lerla nek plen tenk, matlo. Me kan normal fer lagel, routinn finn gagn lagratel, labitid finn sap lor rel, kestion san repons fer mel, roten fatige finn fel, larezon regagn lezel met manivel dan masinn. Sort andeor to ti-trou; bayant lemonn ti-kare; aprann get enn lot manier ... Aster to pe retrouv kler! Mont dan ler, al lor oter! Ti-kare anbet lizie; ti-trou fer vizion vinn flou. Mes funérailles, Arnaud Delcorte A mes funérailles Soyez sympas venez nom- breux Pour un dernier flash le por- trait en creux l’instantané D’une existence Comme à saisir du ciel cré- pusculaire Les textures les lignes de fuite Un centième de seconde avant la nuit C’est ma chance ultime d’y piger quelque chose Alors soyez cool Je veux en voir de toutes les couleurs En avoir pour tous les goûts Chapeaux colliers talons étoles le grand tralala Vos belles peaux de toutes les couleurs méritent bien ça Vos belles âmes Et pourvu que ce soit l’hiver, ça aura bien plus de classe Au risque d’abuser j’apprécierais même une pointe de mélancolie C’est sur fond de neige qu’elle tranchera le mieux A mes funérailles J’essaierai de ne pas vous regarder de haut C’est une tentation facile dit-on là-bas La mort rendrait un peu dis- tant vaguement supérieur De ne pas vous pleurer il y a déjà bien assez d’eau De ne pas vous faire mal Mais cela comme de mon vivant j’en ai peur Restera un voeu pieu... REVUE DE POESIE Point Barre, pour narguer la mort >Extrait BANDE DESSINÉE Raconte-moi l’immigration indienne

PAGE Laisser un enfant nous prendre par la main, des ... · Le Rocher de Tanios, Amin Maalouf, Editions Grasset, 286 pages QUELLE est l’une des premières choses que faisaient les

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Page 1: PAGE Laisser un enfant nous prendre par la main, des ... · Le Rocher de Tanios, Amin Maalouf, Editions Grasset, 286 pages QUELLE est l’une des premières choses que faisaient les

culture■ P A G E 16 > l ’ e x p r e s s M A G d u l u n d i 9 n o v e m b r e 2 0 0 9 ■

L’attribution du Prix Goncour t 2009 à «Troisfemmes puissantes» de Marie Ndiaye me fait penser,après «Syngué Sabour» d’Atiq Rahimi, à deux autresGoncourt «puissants», «Le Rocher de Tanios» d’AminMaalouf et «La Nuit sacrée» de Tahar Ben Jelloun.

«Le Rocher de Tanios» est en quelque sorte lagenèse de la guerre civile au Liban. On y trouve leslignes suivantes : «Des communautés persécutéessont venues, depuis des siècles, s’accrocher au flancd’une même montagne. Si, dans ce refuge, elless’entre-déchirent, la servitude ambiante remonteravers elles et les submergera, comme la mer balaie lesrochers.»

Le roman se présente sous la forme d’une enquêtesur une énigme : la «disparition» de Tanios qui a donnéson nom à un rocher dans le village de Kfaryabda.Cette enquête est elle-même motivée par le sermentque son grand-père exige du narrateur : ne jamaiss’asseoir sur ce rocher.

Pour mener cette enquête, c’est-à-dire pour recons-tituer l’histoire de Tanios, le narrateur a recours autémoignage oral de Gébrayel et à trois sources écrites :«La chronique montagnarde» du moine Elias, «Lasagesse du muletier» de Nader et «Les Ephémérides»du Pasteur Stolton. Il puise sans cesse à ces sources.Parfois, il comble leur silence, par exemple, sur lerituel des condoléances à l’occasion de la mort de laCheikha : «Le brave moine ne commente pas la chose,il nous laisse le soin d’imaginer l’atmosphère…» Cela,le chroniqueur ne le précise pas. Parfois, il confronteles sources pour mettre au jour leurs contradictions etpour proposer deux versions de la dernière nuit deTanios à Kfaryabda.

Le roman est constitué de neuf «passages», unpassage étant à la fois «un signe manifeste du destinet un jalon, une étape d’une existence hors du com-mun». Le passage initial est la tentation de Lamia alorsque l’ultime passage est l’assassinat perpétré par lesgens de Sahlaïn.

«Le Rocher de Tanios» est une oeuvre universellefermement ancrée dans le terroir libanais. En effet,les spécificités culturelles du Liban sont évidentes.Les habitants du village de Kfarybda montent réguliè-rement pour «voir» la main de leur chef, le cheikhFrançis. Les femmes donnent une journée de labeur auchâteau du cheikh. L’accent des villageois permet àdes étrangers de les reconnaître. Les règles del’hospitalité contraignent les villageois à loger et ànourrir pendant des semaines les «sauterelles», lesbeaux-parents du Cheikh et leurs soldats. Surl’ossature de cette enquête, se déploie donc la repré-sentation de la société libanaise avec ses «tantour»,son «kichk», ses «thar», ses «saje» et ses «tawlé».

Cependant, étant donné la position stratégique dela Montagne, des considérations d’ordre géopolitiquesont présentes dans «Le Rocher de Tanios». Méhémet-Ali Pacha, vice-Roi d’Egypte, qui veut construire un nou-vel empire s’étendant des Balkans jusqu’aux sources duNil, a comme alliés les Français, l’Emir et le Patriarche.Le sultan d’Ottoman, lui, bénéficie du soutien desAnglais. Cette rivalité se manifeste même au niveau duvillage de Kfaryabda. C’est ainsi que ce qui se passe àl’école du Pasteur Stolton est suivi par les représen-tants des grandes puissances. Malgré les mauvaisesnotes de Raad, le fils du Cheikh, le Pasteur le garde àl’école pour ne pas compromettre la politique orientalede Sa Gracieuse Majesté ! Plus loin, les raisons del’intérêt des «géants» pour Kfaryabda sont clairementexposées : l’empire en voie de constitution du vice-Roid’Egypte dépendra du contrôle de la bande de terreenserrée entre la mer et la Montagne.

Mais les réalités de la géopolitique n’empêchentpas l’intrusion du fantastique dans la vie quotidienne.C’est ainsi que les cheveux de Tanios blanchissentalors qu’il n’a que quinze ans, ce qui donne lieu à unelégende. Ce phénomène rappelle le gamin qui refusede grandir dans «Le tambour» de Gunther grass. Aucours de l’entretien de Tanios et de l’Emir, un «glisse-ment étrange» se produit et pousse Tanios à propo-ser un autre lieu pour l’exil de l’Emir. Le fantastiquec’est aussi et surtout la «disparition» de Tanios et lesmaléfices associés à «son» rocher. Ces deux élé-ments, le blanchiment des cheveux et la «dispari-tion», sont étroitement liés, car l’un pourrait expli-quer l’autre. Vérité et légende sontinextricablement mêlées dans «Le Rocher deTanios». Parti d’une légende, le narrateur croitcerner la «vérité» à propos de Tanios avant dedéboucher sur la légende : «N’avais-je pas cher-ché, par-delà la légende, la vérité ? Quand j’avaiscru atteindre le cœur de la vérité, il était fait delégende.» Ce constat donne raison à Gébrayelqui lui disait : «Les faits sont périssables, crois-moi, seule la légende reste… comme le parfumdans le sillage d’une femme.»

Ce qui précède n’est destiné qu’à signalerquelques pistes de lecture du «Rocher de Tanios».Chacune mériterait une analyse minutieuse, sur-tout l’agencement des sources écrites et orale dansla machine narrative. C’est dire que le roman d’AminMaalouf est assez riche pour autoriser une multitudede lectures et qu’il a la solidité et le mystère du rocherde Tanios !

par Issa ASGARALLY

Des livresDes livresdes fictionsdes fictions

Lire/relire Maalouf, Ben Jelloun, Ndiaye …

Le Rocher de Tanios, AminMaalouf, Editions Grasset,

286 pages

QUELLE est l’une des premièreschoses que faisaient les travailleurs enga-gés en débarquant à l’Aapravasi Ghat? Ilsse lavaient. Se rafraîchissaient des huitlongues semaines de voyage en bateau,pour traverser le kala pani.

Comprendre l’Histoire. En montrant son visage humain, ses contin-gences du quotidien. C’est là l’objectif deRajah à l’Aapravasi Ghat, bande dessinéepubliée par l’Aapravasi Ghat Trust Fund(AGTF).

Tout en s’appuyant sur les textes deBrindah Annasawmy et les illustrationssignées Annoucka Ramcharrun, il s’agitd’ «essayer de comprendre et d’imaginer com-ment était la vie d’un enfant vivant au 19ème

siècle à Maurice«, comme l’explique VijayaTeelock, présidente de l’AGTF en pré-face. « La vie n’était pas facile : les parents tra-vaillaient très très dur pour quelques sous; maisils voulaient que leur enfants aient une viemeilleure et plus prospère«.

Une vie, qui pour Rajah, le héros dela bande dessinée, a commencé à Patna,ville de l’Inde, capitale de l’Etat du Bihar,l’une des régions les plus défavorisés dela Grande Péninsule. La trame nousramène vers 1885. Ce qui signifie quela vague d’immigration indienne, la«grande expérience« des Anglais, qui rem-placèrent les esclaves par les travailleursengagés a commencé depuis 50 ansdéjà. Les premiers laboureurs indiensétant arrivés en 1835.

C’est dans ce contexte-là quedébarque Rajah, un garçon d’environ

sept à dix ans. D’abord c’est l’excitation,quand Baba, son père, lui annonce legrand départ, prévu pour le lendemain.Ma aussi sera du voyage. Et il y a toutel’affection d’un père dans cette main quitend une bouchée de riz à Rajah.

Trouver ses repères

Comment Rajah imagine-t-il sonnouveau pays ? En rêve il verra un che-val, un dauphin, des montagnes, despirogues et des fleurs. Rêve prémonitoire.Car durant la traversée, alors qu’il souffrede mal de mer, Rajah sera réconforté parMango le dauphin. Une fois sur le site dedébarquement, alors que comme toutpetit garçon ne tenant pas en place qui serespecte, il explore les lieux, Rajah ren-contrera Flash, le «cheval le plus rapide del’île Maurice«. Ce sont les part de magieque la bande dessinée introduit dans unel’histoire : des animaux qui parlent. Quiexpliquent et réconforte l’enfant qui aperdu tous ses repères et qui n’en a pasencore trouvés d’autres, dans son paysd’adoption.

Car tout à coup, il se sentira perdudans cette «cour immense« qu’était le dépôtd’immigration au 19èmesiècle. Un lieu quis’étendait alors jusque là où est la gare duNord aujourd’hui. Et qui comprenait desbureaux administratifs, un hôpital, uneécurie, des cuisines, des lieux d’aisance...

Pour en revenir aux animaux, ils sontaussi un peu de consolation. Car la réalitéde la situation n’échappe pas à Rajah. Ne

se dit-il pas, «Ils ont l’air sévère» en voyantdeux agents recruteurs. Il y a des forma-lités à faire. Il y a des cartes d’immigrantobtenir, des photos à faire, et un passageobligé par le bureau du Protecteur desimmigrants. Il y a surtout l’inconnu. Laplantation qu’on ne connaît pas. La routeà faire à pied.

Si cette publication s’adresse en pre-mier aux enfants, nous osons espérerqu’elle touchera également les parents.Qu’ils prendront la peine de la lire auxenfants. Car l’Histoire est affaire de tous.

AlineGROËME-HARMON

IL ESTde ces irrépressibles besoinsde dire. La faute au trop plein de ressen-tir. Il est de ces envies d’écrire. Nées demystiques visions. Dev Virahsawmy, c’estune langue en mouvement. Des mots quidessinent des gestes. Des mots-actions.Des mots-distractions.

C’est toutes ces épices littéraires là quele poète nous propose avec ses 100 sonet.Publié par choix, sur un Data CD, ques-tion de réduire les coûts. Histoire de nepas abattre les arbres pour ne saigner dupapier. Tout en rendant l’oeuvre acces-sible à ...Rs 50. Cela c’est pour la forme decette nouvelle publication.

Question forme justement. Le poètenous livre une cuvée de sonnets, cespoèmes à 14 vers aux rimes obéissant àdes règles fixes. Rigide Dev Virahsawmy? Si la forme choisie l’a bien sûr obligé àformuler sa pensée en termes de thèse-antithèse-synthèse, le créateur n’auraitpas été inventif s’il ne s’était pas ménagédes espaces de libertés. Dev pa ti pou Dev.

Ce qui ne l’a pas empêché, au boutdes quatre mois de patiente constructionet reconstruction poétique, de faire unedécouverte. «Le vers idéal en créole c’est celuià sept syllabes». Ce qui permet, del’expérience du poète d’ «établir un rythme

qui reprend le parler naturel, tout en permet-tant d’évoluer dans une dimension poétiquepas trop éloignée du parler courant«.

Attention particulière donc pour laforme, pour ces 100 sonet, chansonnettes,sans sonnette, san tapaz. Qui reprennentles grandes préoccupations du poète,

observateur averti de la vie. Lui qui trouveson matériau brut dans, «les réalités quim’interpellent et m’agressent». Qu’il a nonseulement besoin de digérer mais surtoutde partager, «dans une langue sans clichés».Avec de surcroit, un travail poétique pour,«voir le problème de façon originale».

Et si on sait l’acuité du poète pour lachose politique. Ses réflexions sur lesmodèles économiques, c’est vers uneautre fenêtre thématique que DevVirahsawmy, attire notre attention.

Car lui qui s’est longtemps cru athée,a trouvé la foi. Dans son panthéon, deuxdivinités : Jésus et Saraswati, déesse deculture et des arts. Une véritable musequi a entraîné le poète vers les hauteurs dela métaphysique. Pour guider sa nouvelleperception de la vie et de l’écriture poé-tique, sa part, «inconsciente de la création».et retrouver le «Om», «souffle fondamentalde la création».

S’approcher du divin n’est pas sansconséquence. Cela ouvre les yeux. Etaffûte le verbe. Contre, «ceux qui se disentcroyants mais qui sont devenus tellement into-lérants. Nou touzour pe plaigne pou ekinou pena, se enn manyer dir dimounkontan avek seki li ena.»

Sont aussi inclus sur le CD, un baksis,«pour ceux qui à partir d’une appréciationpoétique veulent apprendre à lire et écrire encréole». Ainsi que des apparitions fré-quentes du ruban rouge, histoire de nepas oublier que le sida tue.

A.G.-H

IL FAUT descendre au plusbas, pour remonter. Vérifiable en

poésie ? La revue de poésiecontemporaine Point Barre

s’offre pour son septièmenuméro, une descente Sixpieds sous terre. Macabre ironie, regretséternels. Ni le rythme nile souffle n’ont manquéaux 28 auteurs venusde douze pays, quicomposent la présenteédition de la revue. La mort a cecid’inéluctable qu’ellenous concerne tous.Donc tous les poètes.

Qu’ils fassent tout pourl’oublier, qu’ils pleurent

un être cher, qu’ils éructentet se débattent contre la fata-

lité ou encore se moquent deleurs funérailles, Point Barre

nous offre une belle palette depetits arrangements avec la mort.

Des conciliations poétiquespassées par la coordination deYusuf Kadel, qui lui même, nemanque pas de nous rappeler que«On n’a jamais pied dans le silence.et un comité de lecture constituéde Christophe Cassiau-Haurie,précédent conservateur de lamédiathèque du centre culturelfrançais, Michel Ducasse et AlexJacquin-Ng.

Autant, «Les mots que tuaimais» de Ducasse sontimprégnés du manque, del’absence, de la perte, que l’oncompense comme l’on peut enserrant un dictionnaire, en seréconfortant à la chaleur desmots; autant les silences répé-tés d’Alex Jacquin-Ng, sontdes attaques contre l’au-revoir,vécu comme une agression.

Chez lui, la séparations’apparente à une mort vio-lente. «Elle me quitte enm’humiliant comme le chiot non

désiré dont on se débarrasse aucoin d’une rue». Et toujours cesilence. Forcé. comme une res-piration bruyante dans unerévolte au cri continu. A euxdeux, Ducasse et Jacquin-Ngsont pour ainsi dire le baro-mètre de la revue. Ses pôles.Entre, on passe del’interrogation, au refus, le rirejaune. Ou la réflexion sur l’au-delà.

Jusqu`à la prochaine éditionde Point Barre, prévue pour avril2010, qui cette fois sera consacréà l’humour sous toutes ses formes.Qu’il soit noir ou satirique, paro-dique ou burlesque...Les appels àpoèmes pour Riez maintenant,sont déjà lancés. Date limite pourles envois en français, anglais oucréole : le 15 janvier 2010. Lespropositions, d’une longueurmaximale de 50 vers peuvent êtreenvoyés à[email protected]

A.G.-H

Laisser un enfant nous prendre par la main,pour nous guider vers le lieu de débarquementdes travailleurs engagés. C’est le propos de la bande dessinée «Rajah à l’Aapravasi Ghat».

CD DE POESIE

Dev Virahsawmy : cent sonnets, sans sonnette, chansonnier Sort andeor

ti-kareSi ou viv dan pit latrinn

labay giji ou narinn; si ou viv dan ti-kare;

si tas dan karodamie; si pispot ranplas kasket ou lespri pou kabose

kouma vie zant bisiklet. Kan anormal vinn normal; kan routinn dir tou korek,

labitid pa poz kestion, poz kestion apel roten, roten ranplas larezon, larezon vinn sannyasi

lerla nek plen tenk, matlo.

Me kan normal fer lagel, routinn finn gagn lagratel,

labitid finn sap lor rel, kestion san repons fer mel,

roten fatige finn fel, larezon regagn lezel

met manivel dan masinn. Sort andeor to ti-trou; bayant lemonn ti-kare;

aprann get enn lot manier ... Aster to pe retrouv kler! Mont dan ler, al lor oter!

Ti-kare anbet lizie; ti-trou fer vizion vinn flou.

Mes funérailles, ArnaudDelcorte

A mes funéraillesSoyez sympas venez nom-breuxPour un dernier flash le por-trait en creux l’instantanéD’une existenceComme à saisir du ciel cré-pusculaireLes textures les lignes defuiteUn centième de secondeavant la nuitC’est ma chance ultime d’ypiger quelque choseAlors soyez cool

Je veux en voir de toutes lescouleursEn avoir pour tous les goûtsChapeaux colliers talonsétoles le grand tralalaVos belles peaux de toutes

les couleurs méritent biençaVos belles âmesEt pourvu que ce soit l’hiver,ça aura bien plus de classeAu risque d’abuserj’apprécierais même unepointe de mélancolieC’est sur fond de neigequ’elle tranchera le mieux

A mes funéraillesJ’essaierai de ne pas vousregarder de hautC’est une tentation faciledit-on là-basLa mort rendrait un peu dis-tant vaguement supérieurDe ne pas vous pleurer il y adéjà bien assez d’eauDe ne pas vous faire mal Mais cela comme de monvivant j’en ai peurRestera un voeu pieu...

REVUE DE POESIE

Point Barre, pour narguer la mort >Extrait

BANDE DESSINÉE

Raconte-moi l’immigration indienne