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Sémiotique et etudes bibliques. Évolutions méthodologiques et perspectives épistémologiques 1 Louis Panier La sémiotique littéraire et les études bibliques se sont rencontrées en France au début des années 70. On rappellera rapidement les circonstances de cette rencontre pour montrer ensuite, avec quelques exemples, comment la pratique de l’analyse et sa confrontation avec les particularités du corpus biblique ont permis la mise en lumière et la réarticulation de certains éléments de la théorie sémiotique, en particulier en ce qui concerne la dimension figurative du discours et son rapport à la problématique de l’énonciation. De ces réflexions, et de quelques exemples d’analyses, peuvent être dégagées des propositions sur l’épistémologie de la sémiotique et sur les rationalités dont l’étude du corpus biblique permet de faire l’hypothèse: on distinguera ainsi une rationalité narrative, une rationalité sémiologique et une rationalité figurale, à partir desquelles le sens s’élabore, trouve ses points d’émergence mais aussi ses limites. On montrera également comment, à partir de là, cette approche sémiotique des textes bibliques et de leur interprétation ouvre des perspectives aux problématiques des disciplines théologiques. 1. Histoire d’une rencontre À la confluence des recherches linguistiques (Saussure, Hjlemslev, Benveniste), anthropologiques (Propp, Dumézil, Lévi-Strauss) et phénoménologiques (Merleau-Ponty, Ricoeur), la sémiotique apparaît en France dans les années 60 avec les travaux de Greimas et de Barthes en particulier. Ses premières applications concernent les récits 2 . La rencontre de la sémiotique et des études bibliques s’est faite en France à la fin des 1 Relazione presentata al XXXV Congresso dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici, Destini del Sacro, Reggio Emilia, 23 - 25 novembre 2007. 2 Voir R. BARTHES, 1968, “L’analyse structurale du récit. A propos d’Actes 10-11”, Communication n°8, 287-314

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Panier. Estudos bíblicos e semiótica

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Sémiotique et etudes bibliques. Évolutions méthodologiques et perspectives épistémologiques1 Louis Panier La sémiotique littéraire et les études bibliques se sont rencontrées en France au début des années 70. On rappellera rapidement les circonstances de cette rencontre pour montrer ensuite, avec quelques exemples, comment la pratique de l’analyse et sa confrontation avec les particularités du corpus biblique ont permis la mise en lumière et la réarticulation de certains éléments de la théorie sémiotique, en particulier en ce qui concerne la dimension figurative du discours et son rapport à la problématique de l’énonciation. De ces réflexions, et de quelques exemples d’analyses, peuvent être dégagées des propositions sur l’épistémologie de la sémiotique et sur les rationalités dont l’étude du corpus biblique permet de faire l’hypothèse: on distinguera ainsi une rationalité narrative, une rationalité sémiologique et une rationalité figurale, à partir desquelles le sens s’élabore, trouve ses points d’émergence mais aussi ses limites. On montrera également comment, à partir de là, cette approche sémiotique des textes bibliques et de leur interprétation ouvre des perspectives aux problématiques des disciplines théologiques.

1. Histoire d’une rencontre À la confluence des recherches linguistiques (Saussure, Hjlemslev, Benveniste), anthropologiques (Propp, Dumézil, Lévi-Strauss) et phénoménologiques (Merleau-Ponty, Ricoeur), la sémiotique apparaît en France dans les années 60 avec les travaux de Greimas et de Barthes en particulier. Ses premières applications concernent les récits2. La rencontre de la sémiotique et des études bibliques s’est faite en France à la fin des

1 Relazione presentata al XXXV Congresso dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici, Destini del Sacro, Reggio Emilia, 23 - 25 novembre 2007. 2 Voir R. BARTHES, 1968, “L’analyse structurale du récit. A propos d’Actes 10-11”, Communication n°8, 287-314

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années 603. Les études bibliques sont à cette époque, dans leur ensemble, marquées principalement par une problématique philologique et historique (on parle des méthodes historico-critiques de l’exégèse). Il s’agit d’étudier l’histoire des formes littéraires rencontrées dans la Bible et de leurs fonctions: d’où viennent les textes qui composent la Bible (problème des traditions), quelle fonction jouent-ils dans les communautés qui les produisent et les reçoivent… C’est à partir de ces formes et de ces couches rédactionnelles qu’on propose un découpage des textes et une interprétation qui vise à rapporter chacun des fragments ainsi découverts aux milieux et aux circonstances qui en supportent la signification. Quelques exégètes, toutefois, posent la question du langage, des manières d’exprimer, de nommer les événements, et leur sens: des études ont lieu par exemple sur le langage de la résurrection dans les textes du Nouveau Testament4. Par ailleurs dans le champ de l’herméneutique, des philosophes, comme P. Ricœur, s’intéressent aux modalités particulières de la vérité dans les récits. Il reste que la proposition d’une approche “immanente” et globale de la signification des textes et d’un recours aux modèles épistémologiques de la linguistique était difficilement recevable dans le contexte des études bibliques. Rappelons-nous également que cette période est celle du “structuralisme” supposé prôner “la mort du sujet”5 et l’on comprend bien qu’un tel projet soit difficilement acceptable dans le contexte d’une lecture croyante de la Bible6… En France, les premières rencontres entre biblistes et sémioticiens (Greimas en l’occurrence) ont eu lieu en 1967 lors de la préparation d’un congrès des biblistes français sur les méthodes en exégèse. À la suite de ces rencontres, Greimas mit au travail sur des textes bibliques certains des étudiants de son séminaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes7. Ce congrès eut lieu en 1969; P. Ricoeur, R. Barthes, L. Marin… y donnèrent des communications8. Ce fut pour certains exégètes de la Bible une heureuse découverte. Des groupes de biblistes (enseignants et étudiants) se sont alors constitués, à Lyon (autour de J. Delorme, J. Calloud et E. Haulotte), à Paris (autour de P. Geoltrain). À l’Ecole des Hautes Études, un atelier biblique fut organisé dans le Séminaire de Greimas (F. Bastide, C. Combet-Galland, C. Turiot). Plusieurs chercheurs et étudiants participèrent à l’université d’été à Urbino. C’est à partir des travaux du séminaire de Greimas et dans la dynamique de l’élaboration de sa théorie sémiotique que se sont surtout développées les études sémiotiques de la Bible. Aux États-Unis, autour de D. Patte (Nashville) et de la revue Semeia,

3 Pour une présentation plus complète des applications de la sémiotique dans les études bibliques, on pourra lire J. DELORME et P. GEOLTRAIN, “Le discours religieux”, dans J.C. COQUET (éd.), Sémiotique. L’école de Paris, 1982, Paris, Hachette, p. 103-126; J. DELORME, 1982, “Incidences des sciences du langage sur l’exégèse et la théologie”, dans B. LAURET et F. REFOULÉ (éd.), Initiation à la pratique de la théologie, I, Paris, Cerf, p. 299-311; J.C. GIROUD et L. PANIER, 1986, “Sémiotique du discours religieux”, Revue des Sciences Humaines, Université de Lille III, n°201, p. 119-128; J. DELORME, , 1992 “Sémiotique” dans Dictionnaire de la Bible – Supplément, Paris, Letouzey & Ané, col. 282-333 ; L. PANIER, 2002, “La sémiotique et les études bibliques”, in HÉNAULT A. éd. – Questions de Sémiotique, PUF, coll. 1er cycle. Voir également Jean-Yves THERIAULT, “Quand la bible s’ouvre à la lecture sémiotique”, Protée, 34/1, printemps 2006, p. 67-76. 4 J. DELORME, 1972, “La résurrection de Jésus dans le langage du Nouveau Testament”, dans Le langage de la foi dans l’Ecriture et dans le monde, Paris, Cerf, p.101-182. 5 On peut rappeler les débats entre Ricœur et Lévi-Strauss dans la revue Esprit. Cf. P. RICOEUR, 1963, “Structure et Herméneutique” (La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss), Esprit. 6 Signalons qu’en1993, la Commission Biblique Pontificale publie un document, Les Interprétations de la Bible dans l’Eglise dans lequel un chapitre est consacré à l’Approche sémiotique. 7 On trouve un écho de ces travaux dans Langages , n°22, 1971. 8 Les actes de ce congrès ont été publiés: R. BARTHES et al. , 1971, Exégèse et Herméneutique, Paris, Seuil.

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et en Allemagne avec E. Güttgemans (Bonn) et la revue Linguistica Biblica se diffusaient également des recherches en sémiotique appliquées au domaine biblique et théologique. À Lyon, à l’initiative de J. Delorme et J. Calloud, fut créé à l’Université Catholique un centre de recherche, le Centre pour l’Analyse du discours Religieux (CADIR)9, qui publie depuis 1975 la revue Sémiotique et Bible10. Ce centre, consacré à l’approche sémiotique des discours religieux, bibliques en particulier, propose des cours, des séminaires de recherche, des stages de formation, et assure la publication de la revue Sémiotique et Bible. Il a organisé plusieurs colloques et dirigé la publication d’ouvrages collectifs. En lien avec le CADIR, sont nés des groupes de recherche en France et à l’étranger: États-Unis (Nashville), Pays-Bas (Groupe SEMANET, Tilburg – Nimègue), Québec (groupe ASTER), Corée du Sud… Un enseignement de la sémiotique fut également organisé dans le cursus de théologie à la Faculté de théologie de l’Université Catholique de Lyon. Des sessions eurent lieu régulièrement pendant plusieurs années à l’Institut Catholique de Paris.

2. Une approche sémiotique de la Bible.

Si, comme le défendait Greimas, la sémiotique est un “projet scientifique”, son développement suit les deux voies que sont, d’une part, l’élaboration progressive de concepts et de définitions donnant naissance à une théorie du langage et à un métalangage de description, et d’autre part, la confrontation à des “objets” qu’il convient de construire comme des “ensembles signifiants”. La mise en œuvre des outils descriptifs de la sémiotique a permis de mettre en lumière dans le corpus biblique des “effets de sens” et des structures de signification singulières11. Mais la Bible est “un texte à lire”12, elle s’inscrit dans une tradition de lecture, il appartient alors à la sémiotique de se situer comme un projet herméneutique; les travaux sémiotiques sur la Bible ont privilégié cet aspect, d’un point de vue théorique en abordant la “lecture” comme un acte d’énonciation et en développant une réflexion sur la fonction de l’énonciataire, et d’un point de vue didactique et pédagogique en suscitant des pratiques nouvelles de la lecture biblique, dans des contextes confessionnels ou non. La sémiotique se donne comme projet, l’analyse et la description des structures de signification qui permettent la manifestation du sens. Les textes que nous lisons manifestent “du sens”, et il appartient à la démarche sémiotique de construire une cohérence du sens perçu et de proposer, de celle-ci, une représentation rigoureuse. La signification d’un texte n’est pas “donnée”, elle est construite dans un parcours d’interprétation à partir de la distinction d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, de la constitution des formes qui articulent ces plans, et dans un acte qui présuppose en installe une instance d’énonciation. Ce point est capital, il a parfois été désigné sous le nom de “principe d’immanence”, que Greimas se plaisait à exprimer avec un brin de provocation: “Hors du texte pas de salut!”. Si l’on se donne comme projet la description de l’articulation du sens manifesté par un texte, il

9 Actuellement dirigé par Anne Pénicaud, le CADIR et rattaché à la Faculté de Théologie de l’Université Catholique de Lyon. 10 Sémiotique et Bible, bulletin d’études et d’échanges publié par le Centre pour l’Analyse du discours Religieux, 25 rue du Plat, 69288 Lyon Cedex 02 (Tables disponibles sur le site: http://www.theologielyon.org, rubrique: publications.) 11 L. PANIER, 2002, “Approche sémiotique de la Bible: de la description structurale des textes à l’acte de lecture”, in Ch. Berner et J. J. Wunenberger (éd), Mythe et philosophie. Les traditions bibliques, PUF. 12 Voir J. CALLOUD, 1993, “Le texte à lire”, in CADIR (L. Panier dir.), Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique, Coll. Lectio divina, Paris, Cerf, p. 31-63.

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faut délimiter le champ de l’analyse, et ne pas confondre le sens du texte (c’est-à-dire l’objet que l’on cherche à construire) avec les données externes que seraient l’intention de l’auteur, les circuits de communication et de réception des textes, l’information dont nous disposons sur le monde représenté ou visé par les textes, ou le “message” censé correspondre à ce texte13. Ce principe semblait d’autant plus pertinent qu’avec la Bible, on travaille sur un texte qui traverse les époques. L’exégèse biblique s’était habituée à lire les textes “dans l’histoire”, la sémiotique invite à lire “dans le langage”14. “Dans l’histoire”, les textes sont lus et interprétés en fonction de leur capacité référentielle à représenter de manière plus ou moins précise, plus ou moins figurée, la réalité (les événements) qu’ils désignent, ou le milieu qui les a vus naître. “Dans l’histoire”, les textes sont lus en fonctions de leur capacité à proposer, en tant que documents, les organisations conceptuelles qui peuvent constituer les éléments originaires d’un corps de doctrine (une référence pour le dogme), ou les données d’une histoire de la pensée disponible pour la théologie (cf. les théologies du NT)15. Lire “dans le langage”, c’est prendre en compte la consistance et l’”opacité” de la langue mise en discours; c’est prendre acte de la radicale différence entre le plan de l’expression et le plan du contenu d’une part, entre les mots et les choses d’autre part ; c’est prendre acte du fait que l’articulation du sens dans la langue s’établit justement dans l’absence de la chose16, d’où le champ sémiotique en tant que tel trouve son autonomie17. “Lire dans le langage” c’est aussi considérer que la signification des textes que nous lisons vient de leur capacité à faire “travailler” les codes (linguistiques, culturels, littéraires) qui agencent les signes dans la langue, celle du texte, comme celle du lecteur. Comme l’écrit J. Delorme:

“La signification (au sens d’acte de signifier) […] travaille dans les textes sur les signes comme le moulin travaille sur les grains de blé. Elle tire des signes la farine nécessaire pour faire du sens nouveau […] elle se sert des codes et des significations reçues dans un milieu pour, en les déconstruisant, en susciter de nouveaux”18.

“Lire dans le langage”, en sémiotique, c’est donc définir et repérer les niveaux où peuvent être observés ces codes et où peut être reconnue et décrite leur déformation. C’est d’ailleurs dans cette déformation que s’indique, comme un point de fuite, on le verra, la trace de ce qu’on peut appeler “une instance d’énonciation” à laquelle le lecteur prend part19.

13 La notion d’immanence est en fait assez polysémique dans l’usage qui en est fait en sémiotique, elle peut désigner méthodologiquement la délimitation de l’objet d’étude, elle peut s’inscrire, dans la mouvance de Hjelmslev, dans la distinction entre les deux états de la signification que sont dans tout langage la manifestation et l’immanence. Elle peut enfin s’inscrire dans l’opposition entre principe d’immanence et principe de réalité comme le soulignent les travaux de J.C. Coquet. 14 Voir J. DELORME, 2006, “Lire dans l’histoire – lire dans le langage”, Parole et récit évangéliques. Études sur l’Evangile de Marc, coll. Lectio divina, Cerf-Mediaspaul, p. 19-34. 15 L’exégèse peut ainsi devenir une histoire des interprétations sans avoir s’affronter à la lecture des textes eux-mêmes supposés à la fois suffisamment manifestes pour ne pas avoir à être “lus”, et suffisamment obscurs pour n’être abordés qu’à partir de leurs interprétations (“il y a plus à faire à interpréter les interprétation qu’on interpréter les choses”, Montaigne, Essais, XIII, xiii). 16 C’est là sans doute l’un des points de départs où la sémiotique des textes se réfère au geste initial de la recherche sémiologique et linguistique de F. de Saussure, et l’un des points où l’exégèse traditionnelle marque le plus de résistance... 17 C’est alors considérer que pour les humains, le langage n’est pas un instrument de communication orienté vers les réalités du monde, mais le “milieu” même de l’existence (cf. les travaux les plus récents de F. Rastier). 18 J. DELORME, “Lire dans l’histoire …”, p. 24. 19 On se rappelle la notion de “déformation cohérente” proposée par M. Merleau-Ponty.

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Le principe d’immanence n’est pas un déni de l’énonciation ; au contraire, c’est, on le voit, une bonne gestion du principe d’immanence qui seule permet de poser à nouveaux frais, de manière pertinente et rigoureuse, la question de l’énonciation20. Ces formes, ou ces codes, qui président à l’organisation des discours (ou des textes), la recherche sémiotique les a peu à peu élaborés et modélisés; non pas qu’il faille trouver des modèles universels qui rendraient compte de tous les textes, de tous les récits, mais des modèles stables permettent de mieux percevoir et mesurer les écarts et les singularités. La sémiotique interprétative des textes se veut, paradoxalement, une science du singulier, mais c’est en cela qu’elle s’adresse à la singularité d’un acte de lecture qui trace son chemin dans les codes de la langue.

2.1 Regards sur le modèle narratif Dans son développement, la sémiotique a d’abord mis en place les formes et les modèles de la narrativité, et elle propose une “syntaxe” du récit, le modèle (ou l’algorithme) de l’action en discours. Dans les débuts de la sémiotique biblique, les propositions greimassiennes de grammaire narrative ont été largement mises en œuvre. L’immense variété des modes narratifs dans la Bible fournissait un terrain de choix pour éprouver les hypothèses de la grammaire narrative21. Par ailleurs, l’approche narrative éclairait des questions restées complexes dans l’approche historico-critique et rédactionnelle; elle permettait des analyses et des classements de récits sur des critères formels pertinents. On pouvait ainsi rendre compte de la comparabilité de textes réputés différents et proposer de nouveaux critères d’organisation intratextuelle22. Citons par exemple la question de l’intégration des petites unités narratives dans des ensembles plus vastes23. Ces unités étaient en général identifiées à partir d’une problématique des “genres” (récit de miracle, dialogue, controverse, parabole, discours…) et leur agencement justifié par un travail rédactionnel et par une visée rhétorique. Mettant en lumière des critères sémiotiques de délimitation et d’agencement de ces unités, l’analyse définit autrement les parcours dans lesquels elles s’inscrivent et la fonction qu’elles peuvent y occuper24. Toutefois la confrontation des récits bibliques au modèle narratif a fait apparaître certaines particularités. Élaboré et éprouvé d’abord sur des contes, ce modèle repose fondamentalement sur la relation entre un Sujet et un Objet (valeur), et sur les transformations de cette relation. Les relations entre sujets passent par les objets qui circulent, s’échangent, moyennant des conflits, des rivalités, des contrats, des accords sur la valeur des valeurs. On a pu parler d’une sémiotique objectale. Même si les dispositifs du manque, de la quête, des objets désirés acquis ou non sont fréquents dans la Bible, celle-ci

20 Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre le principe d’immanence et la question de l’énonciation, à condition de ne pas figer les deux dans l’opposition entre signification et communication. On peut appeler ici la distinction de J. Geninasca entre les discours “transitifs” et les discours “intransitifs” (voir J. GENINASCA, 1998, Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit, Protée). Articulé ainsi à la question de l’énonciation, le principe d’immanence va de pair avec une distinction nécessaire entre le “réel” et les réalités référentielles du discours. 21 Sans parler ici de la variété des modes de discours dans le corpus biblique: récits, prophéties, lettres, apocalypses, psaumes…. 22 Cf. GROUPE D’ENTREVERNES, 1977, Signes et paraboles, Sémiotique et texte évangélique, Seuil. 23 Cf. J. DELORME, 1978-1979, “L’intégration des petites unités dans l’évangile de Marc du point de vue de la sémiotique structurale”, New Testament Studies, n° 25, p. 35-59.

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résiste au modèle général manque / liquidation du manque, par complexification des formes narratives, ou par déformation des schémas canoniques. Les récits bibliques offrent en effet des cas intéressants de complexification du modèle narratif (par enchâssements ou par déplacement du pivot du récit, ou par ruptures d’axiologies ou d’isotopies) et des perspectives narratives qui mettent en cause les formes de la véridiction et qui manifestent des cas de “polyphonie narrative”. On citera par exemple les récits de la passion de Jésus dans les Evangiles dans lesquels les parcours narratifs où s’inscrivent l’arrestation et la mort de Jésus sont d’emblée pris dans deux perspectives narratives entre lesquelles en fait le récit global ne choisit pas (Jésus annonce à ses disciples: “la Pâque arrive dans deux jours, le Fils de l’Homme va être livré”, alors que les grands prêtres qui ont le projet de le faire mourir précisent: “pas pendant la fête pour éviter le tumulte de la foule”; deux isotopies de la “fête” se trouvent ainsi en parallèle tout au long du récit), sans compter sur les mentions de l’Ecriture qui s’accomplit sans jamais être présentée comme une pré-disposition transcendante des parcours25. De telles observations conduisent à proposer des formes originales du modèle narratif “standard”. Dans bon nombre de récits bibliques, on peut observer la relativisation de la réalisation d’un désir (S → O) au profit de la relation intersubjective et de l’échange dans le dialogue, ce qu’indique par exemple l’apparition dans les récits de miracles de formulations telles que “ta foi t’a sauvé”26. Ces récits s’intéressent finalement peu au miraculeux comme tel, mais plutôt aux transformations des relations intersubjectives et des contrats fiduciaires qui se nouent autour de la performance pratique ou somatique du “miracle”. Le pivot du récit est déplacé. Les récits bibliques se plaisent à signifier à partir d’un détournement des parcours narratifs élémentaires: le voyage n’aboutit pas, interrompu ou détourné, une perte rend vaine la quête entreprise et fait surgir un autre manque… qui ne sera jamais comblé. On pourrait citer de nombreux exemples de ces transformations (de ces accidents?) du parcours narratif, dans les récits de guérison (où la santé finalement obtenue n’a pas la valeur qu’elle avait dans la formulation de la demande), dans les récits de Pâques où la quête des femmes cherchant le corps de Jésus se trouve orientée sur un parcours de parole et d’annonce, et où l’espace du tombeau se trouve ré-articulé à la manière d’un texte à lire à partir d’une mention des Écritures27. Si un sujet se trouve ainsi instauré et reconnu, alors que la quête n’a pas abouti, ou que l’objet qui l’animait a perdu son statut de valeur, c’est que la question du sujet doit être posée différemment28. L’étude du corpus biblique fournit des données intéressantes pour l’élaboration d’une sémiotique du sujet, à distinguer d’une sémiotique de la

25 Cf. J. DELORME, 1985, “Sémiotique du récit et récit de la passion”, Recherches de Sciences religieuses, 73, p. 85-110. 26 J. DELORME, 1985, “Mise en discours et structures narratives ou la dynamique du récit”, dans Exigences et perspectives de la sémiotique (Mélanges A.J. Greimas), H. PARRET ET H.G. RUPRECHT, éd., Amsterdam, Benjamins, p. 709-718; J. DELORME, 1986, “Jésus et l’hémorroïsse ou le choc de la rencontre (Marc 5, 25-34)”, Sémiotique & Bible, n°44 p. 1-17; L. PANIER, 1985, “La foi et le miracle. Propositions de modèle narratif pour les récits de miracles des évangiles”, Exigences et perspectives de la sémiotique (Mélanges A.J. Greimas), H. PARRET ET H.G. RUPRECHT, éd., Amsterdam, Benjamins, p.771-782 27 L. MARIN, 1973, “Du corps au texte. Propositions métaphysiques sur l’origine du récit”, Esprit, n°4, p. 913-928; L. PANIER, 1996, “Le tombeau, les anges et l’Ecriture”, Sémiotique & Bible, n°81, p. 53-65; L. PANIER, 2003 “Espace et narrativité: le point de vue d’une sémiotique discursive (Jn. 20)”, Sémiotique et Bible, n° 111, p. 5-23. 28 J. CALLOUD, 1985-1986 “Sur le chemin de Damas. Quelques lumières sur l’organisation discursive d’un texte (Actes 91 1-9)” Sémiotique & Bible n°37, p.1-30, n°38,p. 40-53, n°40, p. 21-42 (1985), n°42 (1986) p. 1-20.

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valeur, ou des objets de valeurs. Une telle sémiotique nécessitera que soient revues les questions des modalités, de la véridiction… et que soit élaborée une sémiotique du sujet qui ne passe pas nécessairement par l’opposition entre action et passion et qui soit très attentive à la structuration du plan figuratif du discours.

2.2 La consistance du figuratif Les textes bibliques n’offrent pas seulement des complexités narratives intéressantes pour illustrer ou aménager la théorie narrative; l’approche sémiotique des récits bibliques conduit également à faire apparaître la consistance du plan figuratif. Dans cette problématique, la recherche qui s’est faite, à Lyon en particulier, doit beaucoup aux propositions de Jacques Geninasca29. L’équipe du CADIR a particulièrement travaillé sur les récits-paraboles qui posent une série de questions importantes, que l’on rappellera rapidement ici. La parabole est un récit, elle propose une intrigue qui par bien des côtés semble conforme aux formes classiques du récit. Mais ce récit et enchâssé dans un récit principal, et proposé par un acteur de celui-ci. La fonction de la parabole, récit enchâssé, dépasse la simple mise en intrigue de l’action (ou de l’anecdote); elle peut entrer dans une visée rhétorique, persuasive, interprétative, didactique… mais cela suppose qu’on ait pris comme un ensemble signifiant le récit et sa narration et qu’on prenne en compte ces deux niveaux textuels, celui de la parabole, et celui du récit qui l’enchâsse, avec les éléments narratifs et figuratif qui les caractérisent, et avec les dispositifs énonciatifs qui les articulent… C’est par ces questions qu’on en est venu à s’intéresser particulièrement à la composante figurative des textes: on aurait pu penser que la parabole est un discours “figuré” destiné à transmettre de manière “figurée” des enseignements ou des notions “abstraites” ou à reproduire, de manière figurée, à la manière d’une “maquette”, les enjeux du récits principal; mais l’analyse des paraboles montre que le niveau figuratif des discours ne s’”épuise” pas dans son rapport aux “réalités” qu’il est censé “figurer” mais qu’il constitue en lui-même un plan sémiotique consistant30. Il faut donc envisager une “sémiotique figurative” (ou “discursive”) telle que les “grandeurs figuratives” (acteurs, espaces, temporalité) entrent, à leur niveau propre, dans des relations signifiantes et dans des formes ou des codes, et réfléchir aux rapports de cette sémiotique discursive à la sémiotique narrative31. J. Delorme précise ainsi l’apport des études sémiotiques sur les paraboles: “Un premier niveau de signification, celui d’un récit qui souvent présente déjà un dérangement des représentations courantes du monde ou de la société, vise un second niveau, mais décalé, sans

29 J. GENINASCA, 1997, La Parole littéraire, coll. Formes sémiotiques, PUF. 30 J. DELORME, 1987, “La communication parabolique d’après Marc 4”, Sémiotique & Bible, n° 48, P. 1-17; “Récit, parole et parabole”, dans J. DELORME éd., 1989, Les Paraboles évangéliques, Paris, Cerf, coll. Lectio divina, p. 123-150. 31 Greimas proposait d’observer la “pensée parallèle” à l’œuvre dans les paraboles. “Les figures du monde ont une double fonction: en tant que le paraître de sa “réalité”, elles nous servent de référent, intra- ou extra-discursif; en tant que figures du langage, elles sont là pour dire autre chose qu’elles-mêmes. C’est cette seconde dimension figurative qui nous intéresse: le discours figuratif, une fois déréférentialisé, se trouve disponible et apte à se lancer à la quête des significations autres, anagogiques, l’exercice du niveau figuratif parvenant à créer, dans des conditions qui restent à déterminer, une nouveau “référent” qu’est le niveau thématique” (Greimas Du Sens II, p. 131) — “On voit ainsi que le discours parabolique contient en germe la problématique des modèles figuratifs du raisonnement, modèles de nature essentiellement suggestive et allusive, dont la projection par l’énonciateur organise et détermine en partie le déroulement du discours” (Du Sens II, p. 132)

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correspondances ponctuelles entre les deux. L’‘explication’ ou l’interprétation de la parabole (p. ex. en Marc 4, 14-20, mais aussi en bien des commentaires) cherche inévitablement à en établir (par une démarche qui se rapproche de l’allégorie). C’est une façon de la rationaliser en construisant l’équivalent d’un code entre les deux plans. On n’y réussit jamais (même quand c’est Jésus qui, dans le texte, le fait), si bien que la parabole garde toujours, en sa figurativité quelque chose d’irréductible. Aucune explication ou application ne la sature. La quête du sens se trouve ainsi relancée et empêche de le fixer en des formules illusoirement claires comme on en cherche par exemple pour ‘le royaume des cieux’ en Matthieu 13, ou le couple ‘justes/pécheurs’ en Luc 15. Ce côté par lequel le figuratif reste irréductible à du thématique importe au signifiant. […] Ce dynamisme parabolique peut affecter des récits ‘historiques’, du fait de leur enchâssement dans leur contexte ou dans le Canon biblique (récits de Marc 6-8, d’exode, […]. L’histoire devenue récit assumé dans un monument de parole tend à signifier sur un mode parabolique. De la Genèse à l’Apocalypse, de l’origine à la fin qui ne se peuvent dire qu’en métaphores, l’ensemble de la Bible devient producteur de sens et convoque à l’écoute par le jeu de ses figures entre elles et avec celles qui peuplent la mémoire de ses lecteurs”32. Les grandeurs figuratives que nous rencontrons dans les textes, et sur lesquelles les récits-paraboles ont attiré l’attention, ont en effet ces propriétés singulières: a- de pouvoir évoquer dans les textes le monde extra-textuel, de pouvoir le représenter et reproduire dans le texte les corrélations et les réseaux définis et reconnus par le savoir commun (ou l’encyclopédie). C’est souvent à partir de cette capacité figurative des discours (textes) que le lecteur “entre” dans le parcours de la signification; b- de pouvoir actualiser cette propriété du langage “de produire et de restituer partiellement des significations analogues à celles de nos expériences perceptives les plus concrètes”33: le figuratif “travaille sur ce point précis où langue et perception sont l’une et l’autre instituées pour un corps par l’ordre de la signifiance”34. c- de pouvoir évoquer de nouveaux contenus de sens qui viennent relayer les contenus du récit, et se substituer à eux, pour constituer un nouveau message, décodable comme message “figuré”. Tel serait le ressort d’une lecture symbolique des textes. d- mais aussi de pouvoir en quelque sorte – par leur jeu propre – “brouiller les cartes”, et obscurcir le sens obvie35. Qu’est-ce qui fait tenir le discours, si l’on ne s’arrête pas à la ligne claire du raconté, ni à la représentation du monde (possible ou réel), ni au “sens symbolique” (figuré) que les figures viendraient ouvrir en surplus. Qu’est-ce qui fait tenir le discours?36 Dans le domaine biblique, cette question est particulièrement intéressante car les différents livres de la Bible, les récits, les poèmes, les lettres, sont pris dans un corpus, et c’est ce corpus qui, dans et par toute son étendue, et par sa structure propre, propose un contexte, soutient une cohérence sémiotique et assure une fonction d’énonciation en direction du lecteur37.

32 J. DELORME, DBS, article “Sémiotique”, col. 318-319 33 D.BERTRAND, 2000, Précis de sémiotique littéraire, Nathan, p. 97 34 F. MARTIN, 1995, “Devenir des figures, ou des figures au corps”, in J. Fontanille, éd., Le devenir, Limoges, Pulim, p. 143. Le figuratif oriente la problématique de l’énonciation vers une sémiotique du corps instauré au point de déhiscence de la perception et de la parole. 35 Voir R. BARTHES, 1982, “Le troisième sens”, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris Seuil, p.43-61.. 36 “Les figures n’assument un statut sémantique défini qu’à l’intérieur de l’ensemble signifiant du discours. Éléments d’ensembles clos, en nombre fini, elles sont — du fait même de leur équivalence — comparables et opposables entre elles. Le travail interprétatif consiste donc, en une seconde étape de l’analyse, à exprimer les oppositions indexées de l’organisation discursive en termes d’articulations sémantiques, de manière à assurer l’investissement sémique et syntaxique des diverses figures du discours” (J. Geninasca, Le Bulletin du GRSL, n° 20, 1981, 13). 37 Concernant la Bible chrétienne, le corpus n’est pas seulement un principe de clôture du texte “inspiré”, c’est aussi un principe pour une règle de lecture (entre les récits de l’AT et ceux du NT), et

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L’intérêt pour la composante discursive oriente donc la recherche vers la mise en discours des figures, vers l’agencement singulier et spécifique des grandeurs figuratives dans un texte donné et vers les effets de sens propres à cette disposition horizontale. Cela concerne les unités discursives de différents niveaux. Une telle approche de la discursivité conduit à s’intéresser au statut et à l’opérativité sémiotique du corpus biblique dans son ensemble. La question des grandeurs figuratives, ou figures, apparaît indissociable du problème de l’énonciation et de la place de l’énonciataire-lecteur. La mise en discours manifeste et produit la structuration singulière de la signification et l’on développera à partir de là une théorie de l’énonciation orientée vers l’acte de lecture et vers le statut de sujet qu’il présuppose, qui sont parties prenantes de cette structuration38. On peut distinguer l’actant discursif qui prend en charge, comme énonciateur, les parcours de l’actant narratif et le foyer d’énonciation présupposé par la mise en discours, et l’enchaînement, des figures. En tant qu’elles constituent un plan autonome du discours, les grandeurs figuratives articulent des formes figuratives du contenu (temporelles, spatiales, actorielles) et présupposent une instance d’énonciation dont elles sont la manifestation. La prise en compte de la consistance du niveau figuratif, l’observation des effets de “brouillage”, des ruptures d’isotopies et de modes discursifs dont il est le lieu, ont une valeur pragmatique: la discursivité fait quelque chose sur le lecteur. La cohérence des figures mises en discours dans un texte singulier oppose à la prétention du savoir, de la représentation, du raconté, de l’imaginaire, une sorte d’interdit, et “entraîne du côté de ce qui est autrement à entendre et à attendre, et vers quoi elle entraîne le récepteur du texte” (J. Calloud). À la manière d’une anamorphose, la dimension figurative du texte exige un déplacement du regard. Ainsi se pose en sémiotique discursive le fait de l’énonciation, dans la tension ou le clivage entre le plan narratif et le plan figuratif du contenu, non pas comme ce qui pourrait présider à la communication du message, mais comme l’effet dans un corps d’un acte d’articulation de la signification dans la langue. L’approche sémiotique de la Bible, dans ses développements les plus récents s’oriente donc vers une sémiotique de l’énonciation. La question de l’énonciation est devenue centrale dans les recherches sémiotiques sur la Bible. Elle se pose, on l’a vu, à partir de la pris en compte du figuratif et de la mise en discours; elle apparaît également dans l’organisation de certains textes du corpus biblique (discours prophétique, lettres39, apocalypses par exemple). La structure énonciative des textes devient alors une entrée décisive dans l’analyse sémiotique40. Et cela concerne les conditions de la lecture. Il appartient en effet au lecteur (dans la fonction d’énonciataire) de construire la cohérence du discours et de (se) trouver (à) la juste place que cette cohérence présuppose. La Bible pose instamment la question des rapports entre littérarité et énonciation. C’est là où la Bible affiche le plus sa réalité de texte (les Ecritures) qu’il est question d’entendre une parole celée en discours.

un principe (sémiotique) d’organisation du sens. Rappelons cet adage patristique: “Novum Testamentum in Vetere latet; Vetus Testamentum in Novo patet” (Cf. J. CALLOUD, “Le texte à lire”, in CADIR (L. Panier éd.), Le temps de la lecture, Paris, Cerf, 1993, p. 31-63. 38 Cette réflexion menée au sein du CADIR de Lyon rejoint les travaux de J. Geninasca sur le texte littéraire. Voir en particulier J. GENINASCA, La parole littéraire, Paris, PUF, 1997. 39 Voir par exemple: CADIR (L. Panier éd.) Les lettres dans la Bible et dans la Littérature, Paris, Cerf, 1999. 40 Voir en particulier les travaux d’Anne Pénicaud: A. PENICAUD – A. FORTIN, “L'énonciation au service du jugement de Salomon (1 Rois 3, 16-28)” – Sémiotique & Bible, n° 107.

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3. Une question de rationalité sémiotique? Il appartient au lecteur de construire sur le texte la cohérence d’un discours; une telle cohérence suppose un acte énonciatif, un point de vue, et la mise en oeuvre d’une rationalité. Les textes bibliques que nous avons travaillés en sémiotique nous ont paru présenter sur ce point des particularités intéressantes. Nous avons évoqué plus haut la tension entre le plan narratif du récit et le plan figuratif du discours et l’orientation énonciative de cette tension. Ces deux modes discursifs ne sont pas exclusifs, ils ne sont pas non plus directement homologues; leur manifestation corrélative dans la mise en discours des textes bibliques (par enchâssement, par succession, par intertextualisation…) dans toute l’étendue du corpus parfois, oriente vers une cohérence singulière du dispositif sémiotique et vers une rationalité que nous proposons de nommer “rationalité figurale”, vers une insistance du figuratif au-delà ou en-deça de la figurativité. On peut reconnaître en effet trois formes de rationalités distinctes et articulées de manière dynamique qui soutiennent les organisations discursives dans le texte biblique. Nous les dénommons, faute de mieux, rationalité narrative, rationalité sémiologique, rationalité figurale. Nous les avons rencontrées dans les récits paraboles enchâssées dans le récit évangélique41, dans les premiers chapitres de l’évangile de Luc42 mais nous illustrerons rapidement ici ce point à partir de deux récits du livre des Actes des Apôtres, le récit de la Pentecôte (Actes 2) et le récit de la guérison de l’infirme de la Belle Porte (Actes 3-4). Une observation superficielle du texte montre une forme assez semblable pour ces deux épisodes. On peut en effet remarquer les points suivants: 1 – Le récit expose un “prodige”, ou un événement hors du commun (la compréhension des langues43, la guérison de l’infirme) dans lequel les apôtres sont des agents efficaces. 2 – Au-delà de son résultat immédiat (les langues sont comprises, l’infirme rentre en sautant dans le temple44), ce prodige a des effets pathémiques intenses sur les acteurs présents. 3 – À partir de ce second effet se met en place une phase (apparemment) classique de sanction. Celle-ci reste problématique. Comment les apôtres assument-ils la véridiction de la performance dont ils sont les agents, sinon les auteurs responsables; à quelles conditions les témoins peuvent-ils recevoir la vérité qui s’indique dans ces “prodiges”? La sanction est dramatisée dans les deux épisodes: une première interprétation45 se trouve rejetée, en face de laquelle le texte place un autre dispositif discursif et sémiotique qui suggère cette nouvelle rationalité. Si l’on compare rapidement ces deux épisodes de sanction, on peut établir que le premier est plutôt conforme à une rationalité narrative46: il s’agit de référer un

41 Voir également L. PANIER, 2004, “Des figures dans le discours – La guérison de la femme courbée en Lc 13,10-17” in Analyse narrative de la Bible – 2ème Colloque internationale du RRENAB Louvain-la-Neuve (C. Focant – A. Wenin, éds.) Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, CXCI, 425-430. 42 Cf. L. PANIER, 1991, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et Théologie discursive Lecture de Luc 1-2, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 164 (386 p.). 43 Cf. L. PANIER, “Comprenez pourquoi vous comprenez ! Analyse sémiotique de Actes 1,15-2, 47”, Sémiotique et Bible n°23 1981, (20-43); F. Martin. 44 La performance réalisée dans ce “prodige” est “excessive” , son résultat excède ce qu’elle est censée produire: non seulement les apôtres parlent d’autres langues, mais elles sont comprises par ceux qui sont là, la guérison de l’infirme ne résout pas la question de l’aumône, mais non seulement il marche, il saute. 45 “Ils sont plein de vin doux” (2,13); “Comme si c’était par notre puissance ou notre piété que nous avons fait marcher cet homme” (3,12) 46 Cf dans la terminologie proposée par C.Zilberberg, on pourrait parler du régime narratif du “parvenir” et d’une logique de l’implication.

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événement (un effet) à ses causes, ou une performance à la compétence qualifiant un sujet opérateur sur-qualifié (puissance et piété) ou dis-qualifié (ivresse), que l’axiologie qui les juge soit positive ou négative. Une telle interprétation relève semble-t-il de ce que J. Geninasca appelle la “rationalité pratique” qui fait appel aux réseaux métonymiques (cause – effet) du savoir commun. Dans les deux épisodes, cette rationalité est mentionnée pour être invalidée par le discours de Pierre: c’est bien la rationalité qui et en cause et non le résultat d’une interprétation. Qu’on parle d’ivresse ou de piété, la question est ailleurs: ce n’est pas une question d’axiologie ou de valeurs caractérisant des bons ou des mauvais héros. C’est le principe d’interprétation lui-même qui est mis en question, en tant que quête et proposition de sens. 4 – Dans les deux épisodes Pierre prend la parole pour répliquer à la première sanction, son discours est un discours adressé qui implique (engage) les auditeurs et les met en cause dans l’événement de la mort de Jésus: “Vous l’avez fait mourir”. On retrouve ici la question des rationalités évoquée plus haut: l’explication des causes est un discours “rétrograde” qui remonte des effets aux causes; le discours de Pierre est un discours “progressif” qui enchaîne des effets, les organise en parcours. Par ce discours, l’implication des auditeurs saisis par le prodige, leur mise en cause dans la mort de Jésus, leur adjonction à la communauté, sont des effets qui s’enchaînent à l’événement prodigieux, lui-même référé au “nom de Jésus”. La position énonciative de Pierre est, on le voit, un point de croisement discursif, un foyer d’intertextualité: son discours intègre d’autres énonciations (des prophètes, des psaumes), mais également le récit du meurtre/glorification de Jésus. L’événement prodigieux n’est pas directement expliqué, ni décodé, il est diffracté dans les autres parcours discursifs d’une façon telle qu’il puisse être mis en chaîne avec l’événement pascal de Jésus-Christ. Et là, il ne s’agit pas pour Pierre de raconter l’événement pascal, à titre de “témoin oculaire”, il ne s’agit pas seulement de le décoder en lui appliquant les textes prophétiques, il faut pouvoir construire une chaîne signifiante, un enchaînement discursif (ou figuratif) entre le “prodige” et le récit pascal par la relecture de la prophétie, de telle sorte que ce “prodige”, qui n’a pas véritablement de “sens” (restituable dans un message), soit installé comme une figure, ou un signifiant, dans un parcours discursif, qui trouve des énonciataires: “D’entendre cela, ils eurent le cœur transpercé” (2, 37), “Beaucoup de ceux qui avaient entendu la parole embrassèrent la foi” (4, 4). Ces chapitres des Actes illustrent cette forme de rationalité (ou de sémiotique) spécifique, que nous proposons d’appeler “dispositif figural” et que nous pouvons distinguer d’un dispositif d’explication et d’un dispositif “sémiologique”, que pourtant il suppose. Dispositif d’explication Dans le dispositif d’explication, on se trouve dans une rationalité “mono-plane” ou linéaire dans laquelle s’enchaînent des effets, des événements et des causes. Expliquer, c’est remonter de l’effet à la cause sur la “voie unique” du savoir commun (“ils sont pleins de vin doux”), mais c’est aussi donner sens (ou valeur) à l’effet surprenant à partir de la cause connue: s’ils sont pleins de vin doux, ce que nous comprenons devient délire, parole d’ivrogne! Le sens est dit à partir du savoir et des hypothèses interprétatives que permet le savoir commun. Il semble que dans le livre des Actes, mais aussi dans les évangiles, la mise en question de la rationalité causale (strictement narrative) joue également en ce qui concerne l’événement pascal de Jésus dont le récit, dans les discours de Pierre, n’obéit pas strictement aux règles

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de la grammaire narrative. F. Martin47 a bien montré l’impasse dans laquelle conduirait une lecture du récit en termes de programmes narratifs opposés:

Cet homme que Dieu a accrédité auprès de vous par les miracles, prodiges et signes qu’il a opérés par lui au milieu de vous, ainsi que vous le savez vous-mêmes, cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies, mais Dieu l’a ressuscité, le délivrant des affres de l’Hadès. (2, 22-24)

Faudrait-il envisager des programmes antagonistes fondé sur les systèmes de valeur contradictoires: la victoire de l’un entraînant la défaite ou l’élimination de l’autre? Il nous faudrait lire la résurrection de Jésus comme la “revanche” de Dieu sur l’injustice du peuple… Comme le montre F. Martin, il n’en va pas ainsi pour le récit pascal. Mort et résurrection de Jésus se trouvent inscrites par le discours de Pierre dans une autre rationalité avec la citation du psaume, qui introduit une forme d’énonciation déléguée et d’intertextualité: David qui est mort et enseveli parle “pour Jésus” (2, 25). Dispositif d’interprétation Dans le dispositif d’interprétation, on pourrait parler d’une rationalité symbolique, ou sémiologique. Si la rationalité narrative est mono-plane, la rationalité sémiologique est bi-plane, associant expression et contenu dans une structure de signe : l’événement est le signifiant d’un signifié (dans le “message”) qui le relaie et finalement l’absorbe en contenu de savoir. Dans la section des Actes que nous lisons, ce dispositif n’est pas manifesté, les “prodiges” ne sont pas pris comme des “figures” à décoder: ni le don des langues, ni la marche du boiteux ne sont pris, par exemple, comme des “symboles” du mystère pascal de Jésus48. Le texte des Actes manifeste un dispositif “triangulaire” (ou ternaire) qui articule, dans le discours de Pierre, ces trois lieux que sont le prodige, la prophétie et le récit pascal . Cette triangulation correspond à la rationalité figurale que nous vouons présenter/ Dispositif figural ÉVÉNEMENT PASCAL PRODIGE PROPHÉTIE Pris 2 à 2, ces trois ensembles renverraient d’une manière ou d’une autre au dispositif du signe: a – prodige / événement pascal: le prodige serait une figure (au sens de métaphore) de l’événement pascal: La guérison est au boiteux ce que la résurrection est pour Jésus … b – prophétie / événement pascal: la prophétie annonce et met en discours cde que l’événement pascal accomplit, non pas comme réalisation d’un programme préalable ou d’un dessein (cf.

47 Actes des Apôtres, lecture sémiotique, Profac-Cadir, 2002, p. 76. Voir également, J. Delorme, 1985, “Sémiotique du récit et récit de la Passion”, Recherches de Sciences Religieuses, 73, p/ 85-110. 48 Ce qui pourra être le cas dans des interprétations postérieures de ces récits.

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la “prescience de Dieu” Ac. 2,23), mais comme ce qui vient “ancrer” dans le réel le discours de la prophétie. La prophétie trouverait dans l’événement pascal son référent. c – prophétie / prodige: la prophétie constitue la “grille de lecture”, ou l’interprétant du prodige. On pourrait trouver cela en Ac. 2, 16s à propos de la compréhension des langues: “Ces gens ne sont pas ivres… mais c’est bien ce qu’a dit le prophète… ‘Je répandrai sur toute chair mon esprit…’”. Mais en 2, 22 le discours de Pierre introduit le récit pascal qui bloque ce processus interprétatif. Le texte, dans le discours de Pierre, articule, ou met en chaîne, ces trois ensembles signifiants: le prodige, la prophétie, le récit pascal. - Il y a le prodige, le fait réalisé et constaté, qui met des sujets “hors d’eux-mêmes”. Mais le prodige ne fonctionne pas comme un “signe interprétable”. - Il y a l’événement pascal, mais le récit le développe sous la forme de l’articulation du meurtre et de la glorification (Dieu a glorifié ce Jésus que vous avez tué…) et met en cause les narrataires49.

“Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus que vous, vous avez livré et que vous avez renié devant Pilate, alors qu’il était décidé à la relâcher. Mais vous, vous avez chargé le Saint et le Juste; vous avez réclamé la grâce d’un meurtrier tandis que vous faisiez mourir le prince de la vie. Dieu l’a ressuscité des morts, nous en sommes témoins”. (3, 13-15)

- Il y a la prophétie qui apparaît sous différents modes (le prophète Joël, David, Moïse50) et sous différentes prises en charges énonciatives51.

C’est dans l’articulation de ces trois éléments que s’indique la rationalité qui caractérise le témoignage des apôtres. On peut parler de rationalité figurale parce qu’elle enchaîne des figures (ou des signifiants) à l’écart de système narratif causal et du système sémiologique qui les expliquerait ou les interpréterait chacune singulièrement52. Et pour l’instance énonciative qui noue ces ensembles, il n’est pas question de compétence encyclopédique (savoir commun) ou de compétence interprétative, il est question du témoignage et de la parole dite avec assurance: telle est la position des apôtres. C’est une place pour un actant positionnel de l’énonciation53, qui est un “carrefour” ou une croisée de discours mis en résonance. Cette évocation du livre des Actes doit être développée, elle voulait ici illustrer comment l’analyse des dispositifs figuratifs et énonciatifs peut conduire à une rationalité sémiotique singulière selon laquelle l’instauration d’une instance d’énonciation en position d’énonciataire va de pair avec la mlise en discours d’un enchaînement de figures, et avec la mise en place d’une limite du domaine propre des signes interprétables, comme si le discours biblique organisait un domaine du sens qui indique aussi sa limite et conduisait un

49 Caractéristique à creuser du point de vue narratologique peut-être. 50 Renvoyer à l’analyse de FM (Profac) 51 C’est ce qu’a dit le prophète (2, 16); David a dit pour lui… (2, 25); David dit lui-même… (2, 34); Moïse a dit… (3, 22); Tu as dit par l’Esprit Saint et par la bouche de notre père David ton serviteur (4, 25) 52 Dans le livre des Actes, ce dispositif repose, comme à son point de départ, sur le NOM de Jésus: le prodige est l’effet d’un NOM auquel il renvoie sans en être le “contenu de sens” Ce nom surgit de l’événement pascal, tel que le texte des Actes le dispose : meurtre / glorification (attribution d’un nom). 53 On pourrait ainsi caractériser un statut d’Actant positionnel de l’énonciation. Il serait à distinguer des actants narratifs et des actants positionnels relatif à la “présence” (cf. J. Fontanille)

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énonciataire aux limites du “sens”54 ou le statut de sujet doit être posé à nouveaux frais. L’acte énonciatif instaure la possibilité du discours, mais en indique aussi la limite55.

4. De la lecture sémiotique à la théologie? Les questions, engagées à partir de la sémiotique et de sa pratique dans l’étude des textes bibliques, décalent comme on l’a dit plus haut une approche exégétique plus habituée à des visées référentielles, historiques ou doctrinales, ou à des visées rhétoriques comme la narratologie biblique actuelle. Elles ouvrent, me semble-t-il, des perspectives importantes pour une réflexion proprement théologique, et cela de deux manières. Si la pratique sémiotique se présente, ainsi qu’on la dit plus haut, comme la construction d’une cohérence56, comme l’instauration d’un texte comme objet sémiotique et d’un sujet comme énonciataire; si la lecture ainsi comprise est ce travail sur (et dans) l’enchaînement des figures dans le corpus biblique, l’acte théologique est intimement lié à ce travail. Travaillant de cette manière sur le texte biblique, les sémioticiens ont parfois fait d’heureuses rencontres avec les pratiques les plus traditionnelles de l’exégèse patristique57. L’acte de lecture est un geste théologique58, et si le “message” du texte est dans la forme particulière dont il façonne les contenus et dont il convoque un lecteur pour cette œuvre

54 Nous avons trouvé des dispositions semblables en analysant l’articulation discursive et énonciative des paraboles (voir étude sur la parabole des Mines en Luc 19), et en observant la structure énonciative des récits “de l’institution de l’eucharistie” dans les évangiles synoptiques et dans la 1ère épître aux Corinthiens (ch 11). Voir également le travail (à paraître de J Calloud sur l’apocalypse de Jean et de J Calloud et A Dagron sur le ch 6 des Actes. Une théorie sémiotique de la signification devrait alors s’interroger sur les limites du sens… C’est peut-être déjà ce que suggère Augustin dans le DDC indiquant une “chose” au-delà de la jouissance et de l’usage qui définissent et catégorisent les choses, et une “chose” au delà de la possibilité pour une chose de renvoyer comme signe à autre chose. 55 On a pu analyser cette mise en place singulière du dispositif énonciatif dans les récits évangéliques de la dernière Cène; cf. L. PANIER, “Le mémorial de l’attente. La courbure du temps dans les récits évangéliques de la dernière Cène”, in Bertrand D et Fontanille J. éds.: Régimes sémiotiques de la temporalité. La flèche brisée du temps, coll. Formes Sémiotiques, PUF, 2006, p.261-275. 56 “Enoncer, accomplir un acte de discours, cela revient à établir comme texte, et à instaurer comme discours un objet textuel en fonction d’un principe de cohérence et d’intelligibilité, mais c’est aussi assumer comme “vrai” (conforme à ce qui, conditionnant le sentiment d’identité de soi et de réalité du monde et d’autrui, fonde le sens-pour-le-sujet) l’acte en quoi consiste la signification d’un énoncé discurdif.” (J. GENINASCA, 1997, La parole littéraire, PUF, p. 94) La sémiotique se présente comme une théorie des conditions d’instauration des discours. Sous souci n’est pas d’expliciter (expliquer?) les conditions (ou les pré-conditions) du sens, mais de proposer sous forme de constructions conceptuelles les stratégies de cohérence qui soient en mesure -, à partir d’objets textuels, d’installer des textes instaurés comme objets sémiotiques. Construire l’objet textuel comme discours, c’est une opération de sémiosis. Le sens n’est pas un donné préalable dont il faudrait assurer la description ou la manifestation, ou expliquer l’origine, Le sens est une opération d’instauration de texte et du sujet. 57 Cf. L. PANIER, 1995, “Devenir des figures, figures en devenir. La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne”, in J. Fontanille, éd., Le Devenir, Limoges, PULIM, p. 146-157. 58 A. FORTIN, 2002, “Lire le geste théologique des Écritures”, in Des théologies en mutation. Parcours et témoignages. Actes du 36e congrès de la Société canadienne de théologie, Michel Beaudin, Anne Fortin et Ramon Martinez de Pison Liébanas (éds). Montréal, Fides. – pp. 293-308; Id., 1996, “Du sens à la signification: Pour une théorie de l'acte de lecture en théologie”, Laval théologique et philosophique, 52, pp. 327-338. Anne Fortin, L’annonce de la bonne nouvelle aux pauvres – Une théologie de la grâce et du Verbe fait chair, ch 1, pp 27-41, Editions Mediaspaul, Québec

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d’énonciation, l’approche sémiotique peut renouveler l’approche traditionnelle des questions fondamentales de “théologie biblique”59. Par ailleurs, attentive à la consistance de la composante discursive et figurative des textes, la sémiotique biblique a tenté de dégager les formes qui organisent les parcours figuratifs et de construire les modèles thématiques sous-jacents à ces formes. De ce fait, le texte biblique “donne à penser” dans la mesure où il produit au double sens du mot, sous forme figurative et non directement conceptuelle, des modèles pour une élaboration théologique. On a pu parler de “théologie discursive”60. Ce n’est pas tant nous qui interprétons les textes comme des “objets” dont il faudrait extraire le sens, ce sont les textes qui nous interprètent en proposant, dans le tissus des figures qu’ils nouent, des modèles pour donner par le langage, forme et sens à l’existence des humains.

5. Une lecture sémiotique de la Bible?

En même temps que le travail sur la Bible développait une réflexion théorique et méthodologique dans le domaine de la sémiotique littéraire, une pratique originale de lecture s’est développée, initiée à partir des orientations de la sémiotique61. À partir des rencontres et des engagements divers, ont pu se développer des groupes de lecture biblique dont la finalité n’est pas universitaire ou scientifique, mais dans lesquels la pratique de la lecture, le rapport nouveau à un texte qui n’est pas à “savoir” mais à “lire” ont mis l’accent sur une expérience assez originale – peu développée traditionnellement dans les églises, et ouverte au-delà des appartenances confessionnelles -: la lecture “en groupe”62. Ces modèles “permettent d’échapper au pur subjectivisme et d’accepter la loi des parcours figuratifs qui maintiennent l’altérité du texte. En fait, l’utilisation explicitée de modèles d’interprétation permet de se rendre compte que c’est la première lecture, celle pour laquelle le sens du texte était clair et les valeurs en cause aisément décelables, qui est entachée d’un subjectivisme sans contrôle […] A moins qu’il ne s’agisse d’un texte purement idéologique, s’il y a un message dans le texte, c’est dans la forme particulière dont il façonne des contenus, forme qu’il convient d’interpréter”63. La lecture en groupe fait de chaque participant le découvreur de ce “façonnage” des contenus. Les modèles sémiotiques n’imposent pas le sens, ils jalonnent la voie sur laquelle chacun peut observer les transformations du sens; règle commune pour l’observation du texte à lire, ils permettent une circulation de la parole telle qu’aucun des lecteurs n’est “maître” du sens ni garant incontestable de “ce qui me frappe dans le texte”! La lecture peut être ainsi élevée au rang d’expérience humaine, et sans doute en l’occurrence, de pratique ecclésiale.

59 F. MARTIN, 1996, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des Écritures, Paris, Cerf; Id., “La lecture aux prises avec la lettre, la figure et la Chose”, in Ch. Berger et J. J. Wunenberger, éds., Mythe et philosophie. Les traditions bibliques, PUF, 2002p. 69-78. 60 L. PANIER, 1990, “Lecture sémiotique et projet théologique”, Recherches de Sciences Religieuses, 78/2, p.199-220; Id, 1991, “La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et Théologie discursive Lecture de Luc 1-2, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei n°164 (386 p.); Id, 1996, Le Péché Originel. Naissance de l'homme sauvé, Ed. du Cerf, coll. Théologie (147p.). 61 Ces projets de lecture ont donné lieu à des présentations pédagogiques de la sémiotique, parmi lesquelles on peut citer: J. C. GIROUD et L. PANIER, 1987, Sémiotique. Une pratique de lecture et d’analyse des textes bibliques, Cahiers Evangile, n° 59. 62 De telles expériences de lecture en groupe ont également été mises en œuvre pour des textes de la littérature. 63 A. DAGRON, 1988, “De la lecture ou du texte en quête de lecteur”, Sémiotique & Bible, n° 51, p. 38-39.

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Tels pourrait être rapidement parcourus et rappelés les chemins et les chantiers ouverts par une approche sémiotique des textes de la Bible: recherche dans le champ de la sémiotique générale, incidences sémiotiques et apports du corpus biblique, interfaces entre sémiotique, exégèse et théologie, et pratique d’une expérience renouvelée de la lecture.

pubblicato in rete il 28 febbraio 2008