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_ ___ par Laura Mulvey D'autres images de femmes : Ma lin Ek et Lena Nyl én dans Skyddsangeln /Le garde du corps (réal : Su_~ Osten , 1990 ). Plaisir visuel ~t cinéma narratif / Dans ce texte fondateur de il~ théorie fémi- 1iste du_ · c~ém_a (publié en 1_ 975Î, et dont nous 1 ~e13rodttrsom,un large extrait, Mu lvey pose les l jalons de ce qui va constituer un des plus . grands axes méthodologiques de ces études : l'utilisation de la psychanalys e pour démontrer · comment l' insconscient de la sociét é patriarcal e-~ · structure la forme filmique mêm er Avant d'a bor- der sein argument central, que nous présentons ci-dessous, Mulvey justifie son utilisation de cette discipline qui, pour elle, permet de com- prendre la fonction de la femm e dans l'ordre symbolique patriarcal. S'inspirant des travaux de Freud sur l'importance de la scopophilie (le plai-"":\ sir de regarder) dan s la formation de l'instinct j sexuel et d e ceux de Lacan sur la « phase du miroir » dans la constitution du moi, Mu lvey mor;itre comment le d ispositif cinématographique reproduit et renforc e ces processus par son organisation complexe des regards (émanan t de trois sources : Cê_méra, personnages et specta - ' teurs). Elle souligne aussi l'a spect contradictoire d es plaisirs du regard ainsi mis en oeuvre, con- tradiction causée, d ' une part , par la dich oto mi e entre voyeurisme ' (qui implique une séparation entre sujet et objet du regard) et identific at ion (qui impl ique une fusion des deux) . D'autre par't, elle montre comment la tension, rec onnu e pa r Freud, entre le plaisir de r_egarder et le « dan- ger » que cela représent e par l'évocation du 17 )J

par Laura Mulvey - Pia Pandelakis..._ ___ par Laura Mulvey D'autres images de femmes : Malin Ek et Lena Nyl én dans Skyddsangeln /Le garde du corps (réal : Su_~ Osten , 1990 ). Plaisir

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_ ___ par Laura Mulvey

D'autres images de femmes : Ma lin Ek et Lena Nyl én dans Skyddsangeln /Le garde du corps (réal : Su_~ Osten , 1990 ).

Plaisir visuel ~t cinéma narratif

/

Dans ce texte fondateur de il~ théorie fémi-1iste du_· c~ém _a (publié en 1_ 975Î, et dont nous 1 ~e13rodttrsom,un large extrait, Mu lvey pose les l jalons de ce qui va constituer un des plus . grands axes méthodologiques de ces études : l'utilisation de la psychanalys e pour démontrer · comment l' insconscient de la sociét é patriarcal e -~

· structure la forme filmique mêm er Avant d'abor­der sein argument central, que nous présentons ci-dessous, Mulvey justifie son utilisation de cette discipline qui, pour elle, permet de com­prendre la fonction de la femm e dans l'ordre symbolique patriarcal. S'inspirant des travaux de Freud sur l'importance de la scopophilie (le plai -"":\ sir de regarder) dan s la formation de l'instinct j

sexuel et d e ceux de Lacan sur la « phase du miroir » dans la constitution du moi, Mu lvey mor;itre comment le d ispositif cinématographique reproduit et renforc e ces processus par son organisation complexe des regards (émanan t de trois sources : Cê_méra, personnages et specta - ' teurs). Elle souligne aussi l 'aspect contradictoire des plaisirs du regard ainsi mis en œuvre, con­tradiction causée, d ' une part , par la dich oto mie entre voyeurisme ' (qui implique une séparation entre sujet et objet du regard) et identific at ion (qui impl ique une fusion des deux) . D'autre par't, elle montre comment la tension, reconnu e par Freud, entre le plaisir de r_egarder et le « dan­ger » que cela représent e par l'évocation du

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)J

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20 ans de théories f éministes sur le cinéma

complexe de castration, se Joue, au cinéma, à travers l'image de la femme exhibée pour le spectateur masculin. ,

Mulvey, qui est aussi cinéaste, 'place son argument dans un cadre polémique concret ·: le but de son analyse est « une négation totale de la facilité et de la plénitude du film narratif de fiction » (représen té dans son article en parti ­culier par Hitchcock et Sternberg) en faveur d'un cinéma alternatif qui « transcende les for­mes usées et oppressives, et qui ose braver les

\ conventions normales du plaisir cinématique afin

de concevoir un nouveau langage pour le désir». Ces nouvelles formes de langage, entre­prises par certains cinéastes d'avant-garde, détruisent inévitablement la satisfaction et les plaisirs du cinéma dominant. Mais, conclut Mul­vey, puisque ce cinéma dominant est totalement soumis « aux besoins névrotiques du moi mas­culin », son déclin ne peut être constaté par les femmes qu'avec, tout au plus, « un petit regret sentimental ».

G.V.

La femme comme image, l'homme festée dans le cinéma narratif; on voit ainsi comme porteur du regard apparaître ce que Molly Haskell appelle « les

f films de copains » où l'érotisme homosexue l

r A. Dans un monde gouverné par l'inéga- actif de~ pr!ncipaux perso,nnages mas~ulins lité entre les sexes, le plaisir de regarder se\'\ per~et a I h1st<?1~e de se derouler sans. mter­partage entre l'homme élément actif et la l rupt1on.) Trad1t10nnellement, on exhibe la femme, élément passif. Le regard déterminant femme à deux niveaux : comme objet éroti-

1 de l'homme projette ses fantasmes sur la que d 'une part pour les personnages de l'his-figure féminine que l 'on modèle en consé- toire et d'autre part pour les spectateurs dans quence . Dans le rôle exhibitionniste qui leur la salle, avec une tension entre les · regards est traditionnellement imparti, les femmes d'un côté et de l'autre de l'écran. Par exem-

. sont simultanément regardées et exhibées · pie, le recours au personnage de la show-girl

L leur apparence est codée pour produire u~ permet l'unification technique de ces deux fort impact visuel et érotique qui connote regards sans apparente rupture de la diégèse .

.J< le-fait-d .'être-regardé ». La femme exhibée Une femme s'offre en spectacle à l'intérieur comme objet sexuel est Je leitmotiv du spec- du récit ; le regard du spectateur et celui du tacle érotique : des pin-ups au strip -tease, de personnage masculin du film se combinent Ziegfeld à Busby Berkeley, c'est sur elle que habilement sans rompre la vraisemblance du le regard s'arrête, son jeu s'adresse au désir { récit. Pendant un instant, l'impact sexuel de masculin qu'elle signifie. Les films commer- l'actrice sur scène transporte le film dans un ciaux savent fort bien combiner spectacle et « no ·man's land », en dehors de son propre récit (il faut noter, cependant, que dans la · temps et de son propre espace. Voyez la pre-comédie musicale les numéros chantés et dan- mière apparition de Marilyn Monroe dans sés rompent le déroulement de l'action). La River of No Return (Rivière sans retour, Otto présence de la fe_mme est un élément de spec- Preminger) et les chansons de Lauren Bacall tacle indispensable aux films narratifs stan- dans To Have and Have Not (Le port de dards. Pourtant sa présence visuelle tend à l'angoisse, Howard Hawks) . De la même

/ empêcher le développement de l'intrigue, à façon, les gros plans sur les jambes (Dietrich,

\

suspendre le cours de l'action en des instants par exemple) et le visage (Garbo) sont une de contemplation érotique . Cette présence convention qui intègre un mode différent « étrangère » doit alors être intégrée de façon J d'érotisme au récit. Quand on présente un

j cohérente à l'histoire. Voici ce que dit le réa- corps en fragments on détruit l'espace codi-~ lisateur Budd Boetticher : « Ce qui compte fié depuis la Renaissance ainsi que l'illusion

Î! c'est ce que l'héroïne provoque, ou plutôt ce \ de profondeur nécessaire à tout récit. L'image qu'elle représente. C 'est elle, ou plutôt \ sur l'écran en devient plate, comme celle des l'amour ou la peur qu'elle suscite chez le l découpages de papier ou des icônes, perdant

\ héros, ou bien l'intérêt qu'il éprouve à son ; toute ressemblance avec la réalité. \ égard, qui le pou sse à l'action. En elle-même, \ __ \. la femme n'a pas la moindre importance. »

'--- (Une tendance à se débarrasser complète ­ment de ce problème s'est récemment mani -

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B. Une même division hétéro sexuelle du travail entre fonction active et passive

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contrôle la structure narrative. Selon les prin­cipes de l'idéologie dominante et les structu-res psychiques qui la soutiennent, le person­nage masculin ne peut endosser le rôle d'objet sexuel. L'homme éprouve une certaine réti­cence à contempler l'exhibitionnisme de son semblable. Par conséquent la division entre spectacle et récit conforte l'homme dans le rôle actif de celui qui fait progresser l'his ­toire, qui agit. L'homme contrôle les fantas­mes du film et émerge ainsi en détenteur d'un pouvoir qui va plus loin : il est le médiateur du regard du spectateur , celui par qui ce regard est transféré de l'a utre côté de l'écran,

· ce qui permet de neutraliser le caractère extra­diégétique représenté par la femme-spectacle. Ceci est possible grâce aux processus mis en œuvre lors de la structuration du film autour d'un personnage central qui contrôle le dérou­lement de l'action et avec qui le spectateur peut s'identifier. En s'identifiant avec le héros, le spectateur projette son regard s1,1r son semblable, son substitut à l'écran . Ainsi le pouvoir du héros qui a la situation en main coïncide avec le pouvoir actif du regard éro­tique pour créer un sentiment satisfaisant de toute . puissance. Les caractéristiques de la séduction chez la star masculine ne sont pas celles de l'o bjet érotique du regard, mais cel­les du moi idéal plus parfait, plus complet et plus puissant tel qu'il est conçu au moment originel de la reconnaissance dans le miroir. Le personnage de l'histoire peut agir sur les choses et contrôler les événements mieux que le spectateur /sujet, tout comme, chez 1'

l'enfant, l'imag e dans le miroir exerçait un meilleur contrôl e de la coordination motri ce. )

Contrairement au personnage fél\Ilinin, défini comme une icône, le personnage mas­culin actif (l'idéal du moi du processus d'identification) a besoin d'un espace tri­dimensionnel sur le modèle du moment de la reconnaissance dans le miroir, au cour s duquel le sujet aliéné intériorise la r eprésen­tation qu'il se fait · de son existence imagi­naire. Il est une figure au sein d 'un paysage. Là, la fonction du film est de reproduir e aussi fidèlement que possible les conditions soi-disant naturelles de la perception humaine. . Les techniques cinématographiques (la pro -, -1 fondeur de champ en particulier) et les mou- · \ vements de caméra (qui suivent ceux du ' héros), en se combinant au montage invisi- J ble (tel que l'exige le réalisme) tendent à effa- .,,

Plaisir visuel et cinéma narratif

deconstructing

. 'd·iffere ·,nce'

cer les limites de l'écran. Le héros domine la "\ scène, une scène d' illusion spatiale où il struc- 1 ture le regard et crée l'action. "' )

C. Dans ce qui précède nous avons mis au jour une tension entre un mode de représen­tation de la femme au cinéma et les conven­tions qui entourent la diégèse. A chacune de ces instances correspond un regard : celui du spectateur en contact scopophilique direct avec la silhouette féminine que l'on exhibe pour son plaisir (et qui connot e ici le fan­tasme masculin) et celui du spectat eur, fas­ciné par l 'image de son semblable placé au sein de l'illusion d'un espace naturel, contrô ­lant et possédant à traver s lui la femme au sein de la diégèse. (Cette tension et ce pas­sage de l'un à l' autre peuvent structurer un seul texte. Ainsi, aussi bien dans On/y Ange/s Have Wings [Seuls les anges ont des ailes, Howard Hawks] que dans To Have and Have Not, le film s'ouvre sur la pré sentation de la femme comme objet des regards conjugué s des spectateurs et de tous les personnage s masculins du film. Elle est isolée, provocante 1 exhibée et sexualisée. Mais au fur et à mesure que l'histoire se développe, elle tombe amou­reuse du héros et en devient la propri été, per- \ dant alors tout ce qui dans son apparence la rendait provocante - sa sexualité envahis­sar1te, ses connotations de show-girl ; son éro-

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1.

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20 ans de théories féministes sur le cinéma

tisme ne s'adresse plus qu'à la star masculine. En s'identifiant avec ce dernier, en partageant son pouvoir, le spectateur peut indirectement la posséder lui aussi.)

*-Mais en termes psychanalytiques, le person­nage féminin pose un problème plus sérieux. Elle connote aussi quelque chose autour duquel ne cesse de tourner le regard, mais qu'il réfute : l'absence de pénis chez elle, qui implique une menace de castration et donc le non-plaisir. En fin de compte, ce que repré~ sente la femme, c'es!_ l~_gifférepce sexuelle, l'absence du pénis vérifiable ... _de visu, la prëûve matéri~lle sur]j:qy~He se _f9nde le com­plexe de castration, essentiel pour accéder à l'orarê -symlfü11queef à la loi du père.1Donc la fëmme-i.ëfü1e, o fferte au plaisir visueLdes homme s qui contrôlënf "aëtivement le regard, rriènace- en---permane1rne · ~:évoquer- 1' angoisse qu'dle- s1gnifiait origmellement. Deux alterna­tiyess'ofrrent '"-à-rtrrctffiscienC masculin pour échapper à l'angoisse de castration. Soit il travaille à reconstituer le traumatisme origi-

1 ne! (scruter les mystères de la femme, cher-

/

il. cher à les percer) ce qu'il compense en rabais- 1

sant, punissant ou sauvant l'obj et coupable \ 1 (un bon exemple de cette solution étant la

/ problématique du film noir) ; soit il dénie / complètement la castration en y substituant j

/

un objet fétiche ou en transformant en féti-

1

che"la figure représentée elle-même afin de la rendre rassurante plutôt que dangereuse (de là naît la surévaluation, le culte de la star féminine). '

La deuxième solution, la scopophilie féti­chiste, rehausse la beauté de l'objet, le trans­form ant en quelque chose de satisfaisant en soi. En revanche, la première solution, le voyeurisme, a des relents de sadisme ; dans ce cas, le plaisir - pour le sujet masculin -provient de la constatat ion de la culpabilité chez la coupable (liée immédiatement à la cas-

Selon les principes de l'idéologie dominante et les structures psychiques qui la soutiennent, le p ersonnage masculin ne peut endosser le rôle d'objet sexuel. L'homme éprouve une certaine réticence à contempler l'exhibitionnisme de son semblable.

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t~ation), de la prise de contrôle et son assu­jettissement en la punissant ou en lui offrant le pardon . Cet aspect sadique va bien avec la forme narfative. Le sadisme exige une his­toire, il dépend d'une dynamique, du chan­gement que l'on impo se à autrui, d'un con­flit physique ou mental, d'une opposition entre victoire et défaite - toujours dans le cadre d'un temps linéaire, avec un début et une fin. La scopophilie fétichiste, quant à elle, peut exister hors du temps linéaire puis­que l'instinct érotique se concentre sur le seul regard. On trouve facilement des illustrations de ces contradictions et de ces ambiguïtés dans l'œuvre d'Hitchcock et de Sternberg, qui ont tous deux pratiquement fait du regard le contenu ou le sujet d'un bon nombre de leurs

1 (films. Hitchcock est plus complexe puisqu'il a recours aux deux mécanismes. L'œuvre de Sternberg, quant à elle, offre de nombreux exemples de pure scopophilie fétichiste.

D. Sternberg a dit un jour qu'il serait tout à fait d'accord que l'on montre ses films à l 'envers pour que ni l'histoire ni l'identifica­tion aux personnages n'interfèrent chez le spectateur avec la pure appréciation de l'ima ge à l'écran. Cette affirmation est révé­latrice mais naïve : naïve , car ses films exi­gent que la figure féminine (Dietrich, dans le cycle des films qu'il a faits avec elle, en cons­tituant l'exemple le plus parfait) soit identi­fiable. Mais elle est révélatrice car elle met l'accent sur le fait que pour lui, ce qui compte c'est l'espace pictural contenu par le cadre plutôt que le récit ou les processus d'identification. Hitchcock investit l'aspec t fouineur du voyeurisme. Sternberg, lui, pro­duit le fétiche ultime, l'amenant au point où le regard dominant de l'h omme (qui caracté­rise le cinéma narratif traditionnel) est détruit au profit de l'image en rapport érotique direct avec le spectateur. On assiste à une fusion entre l'espace de l'écran et la beauté de la femme comme objet ; elle n'est plus porteuse de culpabilité mais devient un produit parfait dont Je corps, stylisé et fragmenté par les gros plan s, constit ue Je contenu du film, et auquel s'ad resse directement le regard du spectateur.

Sternberg a peu recour s à l'illu sion créée par la profondeur de champ ; son écran a tendance à être un espace unidimensionnel où jeux d'ombre et de lumi ère, dentelles, volu­tes, feuillages, tulle, banderoles et autres élé-

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Plaisir visuel et cinéma narratif

Jam es Stewa rt épie sa vo isine « Miss Torso » (« Mlle Torse ») dans Rear Wind ow/Fenêt re sur cour (Alfre d Hitchcock, 1954)

ment s produisent un champ visuel réduit. Le regard ne passe pra tiquement pas par la médiation des yeux du héros. Au contrai re, des présences un peu falotes, comme cellès de La Bessière dans Morocco (Cœurs brûlés), avec lesqu elles le spectate ur ne peut s'identi­fier, servent de ·substitut au metteu r en scène. Malgré l'insistance avec laquelle Ste rnb erg affir me que les histoires qu'il raconte n'on t aucun e imp ort ance , il est significat if qu e ses récits traitent d'une · situation plutôt que de reposer sur le suspens e et possèdent une tem­pora lité cyclique plutôt que linéai re, tandis que les comp lication s des intri gues sont le résultat d'un malentendu plutôt que d'un con­flit. Le grand absent, c'est le regard domi ­nant de l'homme au sein de la scène de l'écran. Le paroxysme du drame émotionnel dans les films les plus typiques de Mariene Dietric h, les mom ents où la signification éro­'tique de cette dernière est la plus chargée, ont

lieu en l' abse nce de l' homme qu'elle aime dans la fict ion . Il y a d 'a utr es témoins , d'autres spectate ur s qui la regardent dan s le film ; leur regard ne fait qu 'un avec celui du publ ic plutôt qu e d'en être le substitut. A la fin de Morocco, To m Brown a déjà disparu dan s le désert quand Amy Jolly enlève ses sandales dorées .et le suit à la marc he. A la fin de Dishonored (Agent X 27), Kranau est indiffé rent au destin de Magd a. Dan s les deux cas, l 'i mpa ct érot ique , sanc tifié par la mort, est offert en spectacle au publ ic. Le héro s ne comprend pas et, surtout, ne voit pas.

En revanche, chez Hitchcock, le héros voit très précisément ce que le publi c voit. Bien que la fascina tion pour une image perçue par le biais de l'éro tisme scopop hilique puisse être le sujet du film, c'es t au héros qu'il imcombe d 'incarner les contr adictions et la tension res­senties par le spectateur . Dans Vertigo (Sueurs froides) en particulier, mai s aussi dans Mamie

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r 20 ans de théories féministes sur le cinéma

On trouve facilement des illustrations de ces contradictions et de ces ambiguïtés dans l'œuvre d'Hitchcock et de Sternberg, qui ont tous deux pratiquement fait du regard le contenu ou le suj et d'un bon nombre de leurs films.

(Pas de printemps pour Marnie) et dans Rear Window (Fenêtre sur cour), le regard est un élément central de l'intrigue ; il oscille entre voyeurisme et fascination fétichiste. Hitchcock n'a jamais caché son intérêt pour Je voyeu­risme au cinéma et ailleurs. Ses héros sont des parangons de l'ordre symbolique et de la loi - un policier (Vertigo), un homme domina­teur qui possède argent et pouvoir (Marnie) - mais leurs pulsions érotiques les mettent dans des situations compromettantes. Le pou­voir de soumettre autrui à sa volonté (sadisme) ou à son regard (voyeurisme) prend, dans les deux cas, la femme comme objet. Le pouvoir s'appuie sur l'assurance du bon droit et sur la culpabilité établie de la femme (qui évoque lg castration d'un point de vue psychanalytique). Une véritable perversion se cache à peine sous un léger masque de cor­rection idéologique : l'homme est du bon côté de la loi, la femme du mauvais. L'utilisation habile des processus d'identification chez Hitchcock, et son recours fréquent à la caméra subjective qui exprime le point de vue du héros entraînent les spectateurs au cceur de la position de ce dernier et leur font par­tager son regard gêné. Le spectateur est plongé dans une situation de voyeurisme au sein de la scène de l'écran et de la diégèse, ce qui parod ie sa prop re situation de voyeur dans la salle de cinéma .

Dans son ana lyse de Rear Window, Jean Douchet voit le film comme une métaphore du cinéma. Jeffries est le public, les événe­ments qui se déroulent dans l'appartement d 'en face correspondent à l'écran. Quand il épie par la fenêtre, son regard, élément cen­tral du drame, en acquiert une dimension éro­tique. Tant qu'e lle restait du côté du specta­teur, son amie Lisa l'ennuyait, il n'é prouv ait qu'un faible désir sexuel à son égard.

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Lorsqu'elle franchit la barrière entre sa cham­bre et le bâtiment d'en face, leur relation retrouve une dimension érotique. Il ne se con­tente pas de la regarder à travers son objec­tif, comme une lointaine image chargée de

\ sens, il la voit aussi comme une intruse cou­pable, confondue par un homme dangereux qui menace de la punir, ce qui lui fournit en fin de compte une chance de la sauver. L'exhibitionnisme de Lisa nous avait déjà été communiqué par son obfession pour les vête­ments et la mode, par son désir de faire d'elle-même une image passive de perfection plastique . Quant au voyeurisme et à l'activité de « spectateur professionnel » de Jeffries, ils avaient aussi été établis par son travail de journaliste-reporter : c'est un raconteur d'his­toire\et un chasseur d'images. Cependant son inactivité forcée Je cloue à son fauteuil comme un spectateur de cinéma, et le met carrément dans la position fantasmat ique occupée par Je public .

Dans Vertigo, la prise de vue subjective domine. Mis à part un flash-back du point de vue de Judy, le récit s'élabore autour de ce que Scottie voit ou ne voit pas. C'est pré­cisément de son point de vue que le public voit croître son obsession et le désespoir qui en résulte. Le voyeur isme de Scottie est fla­grant : il tombe amoureux d'une femme qu' il suit et qu'il épie sans jamais lui parler. Son côté sadique n'est pas moins flagrant : il a choisi (et de son plein gré, après avoir connu la réussite comme avocat) de devenir policier, avec toutes les possibilité s de poursuites et d'enquêtes que recèle la profession. Le résul­tat est qu'il prend en filature et surveille une représentation parfaite de la beauté et du mystère de la féminité, dont il tombe amou­reux. Après sa confrontation avec elle, sa pul­sion érotique le pousse à la détruire et à l'obliger à parler en lui faisant subir un inter­rogatoire en règle. ~ Dans la seconde partie du film, il recons­

titue son intérêt obsessionnel pour l'image qu'i l aimait observer en secret. Il reconstruit Judy pour en faire Madeleine, la forçant à reproduire les moindres détails de l'apparence physique de son fétiche. L'exhibitionnisme et le masochisme de Judy en font le contrepoint idéal (passif) du voyeurisme sadique (actif) de Scottie. Elle sait que son rôle c'est de s'offrir en spectacle - que c'est seulement en jouant ce rôle jusqu'au bout et, ensuite, en le re-

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jouant qu'e lle peut maintenir l' intérêt éroti­que de Scottie. Mais au cours de ce proces­sus de répétition, il la détruit et réussit à montrer sa culpabilité. La curios ité de l'homme l'emporte; la femme est punie.

Ainsi donc, dans Vertigo, l'engagement érotique avec le regard fait boomerang : la fascination du spectateur se révèle comme un voyeurisme illicite à mesure que le contenu narratif développe les processus et les plaisirs dont il fait preuve et auxque ls il prend plai­sir. Ici, le héros hitchcockien est fermement positionné au sein de l'ordre symbolique, en termes narratifs. Il possède tous les att ributs du surmoi patriarcal. Par conséq uent le spec­tateur, que la légalité apparente de son subs­titut avait apaisé en un faux sentiment de sécurité, perce à jour la nature du regard et se trouve dévoilé comme complice, prisonnier de l'ambiguïté morale de son regard. Loin de constituer une sorte d'aparté sur les perver­sions de la police, Vertigo traite des implica­tions de la division entre l'élément actif qui regarde et l'élément passif qui est regardé en termes de la différence sexuelle et du pouvoir de la symbolique masculine que le héros représente. Mamie, elle aussi, s'offre en spec­tacle pour le regard de Mark Rutland et se fait passer pour l'image -parfaite -à-regarder. Rutland est, lui aussi, du côté de la loi jusqu'au moment où. poussé par son obses­sion pour la culpabilité de Mamie, pour son secret, il est possédé de l'envie de la voir en train de commettre un délit, de la faire avouer, et, ainsi, de la sauver. Donc lui aussi se fait complice quand il exploite les préro­gatives de son pouvoir. Il contrôle l'argent et les mots ; il garde « le beurre et l'argent du beurre ».

Laura MUL VEY

Extrait d'un article. parq qans · Screen,' vol. 16, n° 3, automne 1975. · Reprôduit avec l?.. permission de Scree,n. · ·

Traduction de Valérie Hébert et Bérénice Reynà.ùd.

Plaisir visuel et cinéma narratif

Marlène Dietrich dans Morocco/Cœurs brû lés (Josef von Sternberg, 1930)

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