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Alexandre Issakoff

(Élisa Berney)

PASSIONPOUR

PASSION

LES STRÉLITZKY

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1949

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PRÉFACE

LA vie est étrange, nous le disons souvent, aupoint que c’est devenu une formule banale. Et ce-pendant, oui, elle est étrange, mais tel le chat dontparle Bergson, qui commence de réfléchir dès qu’ilsuspend son mouvement, la vie ne mérite jamaisdavantage de nous étonner qu’au moment où elles’arrête. Or, pour l’auteur du livre que nous pré-sentons aujourd’hui au public, la vie s’était, litté-ralement, arrêtée. Pendant les vingt dernières an-nées qu’elle passa dans notre pays, recluse dansune chambre pauvre et encombrée de valises ja-mais ouvertes, tout l’univers, pour elle, n’était plusque son roman. Solitaire en apparence, elle vivaiten réalité dans l’intimité de ses personnages, s’in-

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dignant de leurs méchancetés, s’attendrissant deleurs malheurs ou bien riant de leurs bons tours.Et quelque chose du mystère de cette vie en sus-pens, en sursis voudrait-on dire, plane sur toutl’ensemble de l’œuvre.

L’arrêt, au reste, remontait encore bien plusloin. Passion pour passion fut écrit, en effet, il ya maintenant plus de cinquante ans, puisque l’au-teur mit la dernière main à son manuscrit en 1900environ. À l’exception de quelques amis intimes,personne, jusqu’ici, n’en avait pris connaissance.Un excès de modestie, d’abord, empêche la rédac-trice de publier l’ouvrage avant sa mort, survenueil y a quelques mois dans un village des Alpes vau-doises. Et puis tout porte à croire que, ayant dé-crit en partie sa propre vie dans ce roman, une pu-deur la retint de divulguer de son vivant le plus in-time de son expérience, en même temps que de li-vrer la mémoire d’amis chers, et même de ses enne-mis, à l’irrévérencieuse curiosité de notre temps. Etc’est sans doute pour dépister encore cette curiosi-té, même à titre posthume, que l’auteur avait choi-

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si d’avance son pseudonyme masculin, puisqu’elletint à signer Alexandre Issakoff.

L’on ne s’étonnera donc point de trouver ici unlivre écrit dans le style des romans 1900. Mais siles délicats sont assurément appelés à en goûterde ce fait le charme rétrospectif, chacun verra toutde suite que la véritable valeur d’un tel ouvrageest précisément d’être arrivé jusqu’à nous commeun document enclos dans une bouteille confiée auxflots du temps il y a plus d’un demi-siècle, et quel’on viendrait de repêcher.

Nous écrivons bien : document, car tout, dansce livre, personnages, conversations, évocationsde la nature, tout est authentique et, comme onle dit d’un meuble ancien, d’époque. Et il n’estpas jusqu’aux problèmes qui préoccupent les hérospeints par l’auteur, dont on ne puisse dire qu’ilsont été portraiturés avec une fidélité rigoureuse etqu’ils nous font voir l’ancienne Russie comme l’ontvue et comprise les intellectuels russes du sièclepassé, l’intelligenzia. Nous avons aujourd’huiquelque peine à comprendre l’enthousiasme

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qu’inspirait à des cœurs encore jeunes un idéalrévolutionnaire qui nous paraît souvent dépassé.Mais chez l’auteur du livre, cet idéal, loin d’êtreseulement un rêve abstrait, rythmait, voudrait-onoser écrire, le battement de son cœur. Car si l’his-toire ici contée est bien, de par les faits qu’elle énu-mère, une aventure d’amour, de passion, d’éga-rements presque criminels, elle n’en constitue pasmoins, pour peu que l’on écoute attentivementcette voix d’outre-tombe, un chant à la gloire de ladignité humaine, un hymne à la liberté. [… ]

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

OLGA ET SACHA

Il était onze heures et demie. L’institutricesortit de la salle d’études des Yermoloff, lais-sant seules ses deux élèves : Olga Yermoloff etSacha Strélitzky.

Les leçons de la journée étaient terminées.

Dans sa joie, Olga, d’un geste gamin, fit unpied de nez vers la porte qui se refermait, tan-dis que Sacha, déjà debout, mettait son cha-peau.

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— Comment, Sacha, tu t’en vas ? dit Olgaen la voyant rassembler à la hâte les livres etles cahiers épars sur la table. Mais tu sais quemaman t’a invitée à déjeuner…

— Ta maman est bien bonne et je la remer-cie. Mais je ne peux pas accepter, Olga… Onme gronderait chez nous si je ne rentrais pastout de suite.

— On ne te gronderait pas du tout ! Mamana renvoyé ta bonne, la vieille Marfa, la char-geant d’expliquer que nous te gardons. Tu voisbien que tu peux rester sans crainte.

— Non, non, Olga, je n’ose vraiment pas…Ma sœur Natalie serait très fâchée si je déjeu-nais hors de la maison sans lui en avoir deman-dé la permission.

— Mais puisque Marfa lui expliquera…

— C’est justement cela qui l’irriterait. Elleme trouverait très impertinente de lui faire direque je reste, au lieu de lui en demander la per-mission. Elle serait très fâchée contre moi, je

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t’assure, et je serais certainement punie quandje rentrerais.

— On est bien sévère pour toi, chez vous ?Est-ce vrai, dis, que ta sœur Natalie et tes troisfrères ne font que te tourmenter, que, pour lamoindre peccadille, ils t’enferment dans unechambre noire, avec seulement de l’eau et dupain ? Tu sais, moi, je n’en crois rien, mais ma-man assure que c’est vrai. Elle dit que les Stré-litzky te détestent parce que ta maman – quin’est pas leur maman, à eux – n’était qu’uneserve.

Sacha avait écouté debout, le chapeau surla tête, prête à partir. Elle était pâle, ses lèvrestremblaient. Aux dernières paroles d’Olga, degrosses larmes coulèrent le long de ses joues.

— Voyons, ma petite, tu ne vas pas pleurer.Ce serait trop bête ! s’écria Olga, courant à elleet lui passant les bras autour du cou d’un gesteà la fois câlin et brusque. Je n’ai pas voulu tefaire de la peine en te parlant de ta maman ; je

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n’ai fait que répéter ce que tout le monde dit.Franchement, Sachineka, je ne vois pas qu’il yait là de quoi larmoyer. On peut être de condi-tion servile et avoir quand même une exis-tence très brillante… Tu le saurais si tu n’étaispas une petite bécasse ! Songe un peu aux ac-trices : elles sont très souvent d’origine vile etpourtant elles finissent toutes par épouser derichissimes seigneurs. Oh ! être actrice ! c’estmon rêve… Paraître sur la scène dans de mi-robolantes toilettes, éblouir tout le monde parma beauté, faire tourner toutes les têtes ! Queltriomphe !… Mais, pour revenir à ta maman,Sacha, personne ne m’ôtera de l’idée qu’elleétait une actrice, et qu’elle était belle, ensorce-lante… comme tu le serais si tu voulais : car tusais, ma petite, la beauté, tu l’as.

Pour flatteur que fût le compliment, Sachay semblait peu sensible. Cependant, peu à peu,ses larmes s’étaient séchées. Olga, enchantée,l’embrassa :

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— À la bonne heure ! Voilà que tu reviens àla raison. Était-ce assez bête, hein, de pleurer ?Et à quoi cela t’a-t-il servi, dis ? À t’enlaidir,tout simplement. Si maman te voyait avec cesyeux rouges, elle croirait, pour sûr, que c’estmoi qui t’ai fait enrager et il y aurait des his-toires à n’en plus finir. C’est pourquoi il vautmieux – puisque tu ne veux quand même pasrester à déjeuner – que tu files tout de suite,sans la saluer… Allons, viens ; passons par ici.Personne ne nous verra, et je te ferai un boutde conduite.

Ce disant, elle lui passa le bras autour dela taille et l’entraîna au dehors. Ainsi enlacées,elles se faisaient valoir. Elles étaient toutesdeux dans leur seizième année. Bien qu’ellesfussent blondes l’une et l’autre, leur beautéétait toute différente. Grande, mince etflexible, avec un teint éblouissant et de grandsyeux bleus tour à tour câlins ou moqueurs, Ol-ga attirait davantage le regard, tant elle étaitexubérante de vie et gracieuse effrontément.

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Mais la beauté de Sacha, pour faire moins d’ef-fet au premier abord, était plus touchante, plustroublante aussi : c’est qu’il y avait sur ce vi-sage d’enfant, d’une expression pourtantcontenue et discrète, un je ne sais quoi de pas-sionné et de douloureux, d’indolent et d’in-time, qui parlait à l’âme et l’émouvait.

Tout en marchant, Olga lui faisait mille pro-testations d’amitié :

— Ma petite Sacha, tu sais bien, n’est-cepas, que tu as en nous des amis tout dévoués ?C’est pour t’attirer chez nous le plus possibleque maman a demandé que tu sois ma com-pagne d’études. Tu vois qu’elle te veut du bien.Et moi, Sacha, je suis disposée à faire plus en-core pour toi : je parlerai en ta faveur à tonfrère aîné, le « grand Féodore ». Il vient trèssouvent chez nous. Eh bien ! je te promets que,la première fois qu’il viendra, je le prendrai àl’écart et que je lui ferai un sermon qui le ren-dra plus doux qu’un agneau, car je m’y en-tends, moi, à sermonner les gens…

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Mais, au grand étonnement de la petite Yer-moloff, Sacha repoussa cette proposition avecune extrême violence :

— Non, Olga ! s’écria-t-elle, il ne faut pasparler de moi à Féodore. Il ne faut pas !…

Olga ouvrait la bouche pour demander laraison de ce refus. Mais elle se ravisa, de peurde provoquer un nouvel accès de larmes. Nesachant que dire, elle songeait déjà à planterlà Sacha, lorsqu’elle aperçut un jeune hommed’une vingtaine d’années, qui s’approchait àgrands pas.

— Eh ! Voici ton ami, le beau Pierre, quivient à ta rencontre, s’écria-t-elle aussitôt,joyeusement. Faut-il qu’il soit entiché de toipour en oublier ses bouquins poudreux ! Il asans doute quelque chose d’important à tedire, car il a son air tragique des grands jours.Il s’agit que je me sauve bien vite…

Le visage de Sacha s’était assombri :

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— Pierre n’est pas entiché de moi… et cen’est pas à ma rencontre qu’il vient… commen-ça-t-elle.

Mais Olga lui rit au nez.

— Ne fais pas la sainte Nitouche, Sacha ! Jesais ce que je dis. Pierre est amoureux de toi,ce n’est un secret pour personne. Oh ! il n’ya pas de quoi rougir, ma petite ! À notre âge,il est tout naturel que nous ayons des adora-teurs… Pierre est justement celui que je te sou-haite. Il est beau, et il n’est pas sans fortune.Ce serait un parti magnifique pour toi, qui n’au-ras pas de dot… car les Strélitzky, si tu te ma-ries, ne te donneront rien, à ce qu’on dit. MaisPierre est assez riche pour deux. N’était soncaractère infernal et aussi ce langage embar-rassé qu’il a, je te le disputerais… Mais, petitesotte, ne me regarde pas de cet air navré ! Jene veux pas te le prendre, ton Pierre ! J’ai déjàfixé mon choix sur un autre. Il n’a pas la beautéde Pierre, c’est vrai ; mais il est bel homme toutde même ; et puis, il est riche… riche à ne sa-

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voir que faire de sa fortune. Tu le connais, Sa-cha, tu le connais très bien et…

Ici, Olga interrompit brusquement sesconfidences : Pierre n’était plus qu’à deux pas.Pirouettant sur ses talons, elle s’enfuit, en je-tant à son amie un baiser du bout des doigts.

Sacha Strélitzky et Pierre Kamensky res-tèrent seuls.

Six ans auparavant, quand le comte Féo-dore Serguiévitch Strélitzky s’était fixé àAloupka, il avait acheté la propriété voisine decelle des Kamensky et il s’y était installé avecsa famille. Cette famille était composée de sasœur, Natalie Serguiévna, de ses frères uté-rins les jumeaux Ocipe et Woldemar Alexan-drovitch, et de la petite Sacha.

Pierre Kamensky avait tout de suite pris enaffection cette jolie petite voisine. Il savait queSacha n’était pas aimée des autres Strélitzky etil ignorait la nature exacte des liens qui l’unis-saient à eux. Était-elle vraiment leur sœur ? Il

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y avait un mystère autour de la naissance deSacha. On disait à Aloupka qu’elle n’était pasla fille de feu Dora Andréievna – la mère desautres Strélitzky – par qui elle avait pourtantété élevée.

Dora Andréievna avait été mariée deux fois.De son premier mariage avec le comte SergeStrélitzky, elle avait eu plusieurs enfants, dontles seuls survivants, Féodore et Natalie,avaient hérité de leur père des biens considé-rables. Quant à son second mari, AlexandreAlexandrovitch Strélitzky – un Strélitzky sanstitre et sans fortune, celui-là, cousin éloigné ducomte Serge – il n’avait laissé que des dettesà ses fils, les jumeaux Ocipe et Woldemar. Cesecond mariage de Dora Andréievna avait étéfort malheureux. Au bout de trois années devie commune, Alexandre Strélitzky l’avaitabandonnée pour se fixer à l’étranger ; et c’està Paris que, six ans plus tard, la mort l’avaitsurpris.

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La première apparition de Sacha chez DoraAndréievna avait eu lieu précisément l’annéede cette mort, il y avait déjà quatorze ans.

La petite avait alors deux ans. Dora An-dréievna l’avait présentée à ses connaissancescomme l’enfant de son second mari, et l’onavait compris que Sacha était le fruit dequelque mésalliance contractée à l’étrangerpar Alexandre Strélitzky, après sa séparationd’avec Dora.

Alors on avait commencé à jaser. Cette sé-paration avait-elle eu la sanction de la loi ?se demandaient les curieux. Et, s’il y avait eudivorce, avait-il été prononcé en faveurd’Alexandre ? Quelques-uns penchaient pourl’affirmative, assuraient qu’il s’était remarié àl’étranger, et que Sacha était légalement uneStrélitzky. D’autres, au contraire – et ils étaientplus nombreux – prétendaient qu’il n’en avaitpas eu le droit ; que Sacha, par conséquent,n’était qu’une enfant naturelle ; que Dora An-dréievna l’avait recueillie uniquement par cha-

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rité. Cette dernière manière de voir expliquaiten quelque sorte l’attitude hautaine et durequ’avaient prise les quatre Strélitzky vis-à-visde Sacha, après la mort de Dora Andréievna.

Pour Pierre, cette question n’avait pas d’in-térêt. Il ne savait qu’une chose : Sacha étaitmalheureuse chez les Strélitzky. Et, comme ilavait le cœur compatissant, il l’avait prise enpitié tout de suite.

Lui aussi était orphelin. Il avait perdu sonpère alors qu’il était encore au berceau, et samère était morte peu après l’arrivée des Stré-litzky à Aloupka. Maintenant, il était seul àhabiter la maison paternelle. Ses deux sœurs,Zénaïde et Hélène, étaient devenues, la pre-mière Mme Boutourline, la seconde Mme Ru-mine. Son frère Michel était à Saint-Péters-bourg, officier dans la garde.

Pierre s’entendait assez mal avec lesmembres de sa famille, mais il était resté l’amifidèle de Sacha. Avec le temps, son affection

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pour elle s’était même considérablement ac-crue. Il était ému de la tendresse profondequ’elle lui témoignait, et flatté de l’espèced’adoration qu’elle avait pour lui : Sacha nonseulement aimait Pierre, mais elle l’admiraitcomme un être supérieur. À ses yeux d’enfant,nul n’était plus beau, plus instruit, plus doué,plus magnifique que son ami. Et – il fautl’avouer – il était digne, physiquement dumoins, de cette admiration passionnée. Beau,certes, Pierre Kamensky l’était. On ne pouvaitvoir sans en être impressionné sa taille fineet élégante, ses larges épaules, et surtout sonbeau visage, qu’encadrait une abondante che-velure noire et qu’animaient d’une vie intensede superbes yeux sombres, au regard chargéde pensées. Quoiqu’il fût de taille moyenne, ilparaissait grand, grâce à la sveltesse de soncorps et à la souplesse de ses mouvements.On eût pu dire de lui ce qu’un esthète du XVe

siècle disait de l’homme parfaitement beau :qu’il semblait, « non être né, mais bien créé parles propres mains de quelque Dieu ». Le seul

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défaut de Pierre était cette malencontreuse in-firmité à laquelle Olga avait fait allusion. Uneconformation défectueuse des organes vocauxle mettait dans l’impossibilité d’articuler cer-tains sons et rendait sa parole étrange, presqueincompréhensible pour ceux qui l’entendaientpour la première fois. Mais Sacha, habituée àce langage embarrassé, n’y faisait plus atten-tion, et son admiration n’en était pas diminuée.

Longtemps, l’amitié de Pierre et de sa petitevoisine était restée ignorée des Strélitzky. De-vinant qu’aussitôt connue, elle lui serait défen-due, Sacha s’était appliquée à ce que rien netranspirât de ses rencontres journalières avecPierre au bord de la mer qui baignait les parcsdes deux propriétés. Mais elle avait comptésans Pierre Kamensky. D’un naturel impé-tueux, il était incapable de voir une injustice ouune lâcheté se commettre sous ses yeux sanss’interposer aussitôt. Certain jour qu’OcipeStrélitzky s’était laissé aller à frapper Sacha etque le hasard en avait rendu Pierre témoin,

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n’écoutant que son indignation et oublianttoute prudence, le jeune homme s’était élancéau secours de sa petite amie et d’un bond avaitfranchi la haie qui séparait les deux jardins.Une bataille s’en était suivie, où Ocipe avait étéétrillé d’importance.

Cette scène avait eu pour les deux amis lesplus fâcheuses conséquences. Le jour même,Natalie Serguievna signifiait à Sacha qu’elle eûtà rompre toute relation avec Kamensky, souspeine des pires châtiments. Mais, pour la pre-mière fois de sa vie, Sacha, qui était pourtantd’un naturel fort docile, s’était montrée récal-citrante : obéir à cet ordre barbare était au-dessus de ses forces. Elle avait continué derencontrer Pierre, en dépit de la défense for-melle qui lui en était faite. Mais, chaque jour,la surveillance dont elle était l’objet devenaitplus étroite et plus rigoureuse, et, se sentantépiée – surtout par Ocipe, qui en voulait mor-tellement à Pierre, depuis sa mésaventure – lapauvre Sacha tremblait d’être prise en flagrant

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délit de désobéissance et dénoncée à Natalie,dont elle avait une peur extrême.

Aussi, ce jour-là, une vive contrariété était-elle peinte sur son visage lorsqu’elle vit s’avan-cer son ami, et ce fut par des reproches qu’ellel’accueillit :

— Oh, Pierre ! pourquoi es-tu venu, au-jourd’hui encore ? Je t’avais tant prié de ne paste trouver sur mon chemin, quand je sors dechez les Yermoloff. Et voilà Olga qui t’a vu, etqui s’imagine que nous nous donnons des ren-dez-vous ! Qu’arrivera-t-il si cela revient auxoreilles de Natalie ? Je t’en supplie, Pierre, necherche plus à me voir ailleurs qu’au jardin !

— Tu n’y viens plus, au jardin ! réponditPierre avec humeur. Tous ces jours, je t’ai guet-tée en vain.

— C’est que je suis surveillée, Pierre, étroi-tement surveillée. Natalie me retient desheures auprès d’elle, et quand je fais mine desortir, Ocipe et Wolodia s’élancent à ma pour-

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suite. Je ne fais pas un pas sans les avoir surmes talons… Et, tiens !… maintenant encore.Regarde derrière toi. Les vois-tu là-bas ? Ilsviennent sans doute à ma rencontre… Ah ! ilne faut pas qu’ils nous surprennent ensemble !Continue ton chemin, Pierre. Adieu.

Déjà elle s’éloignait. Pierre la retint par lebras.

— Voyons, Sacha, ne t’effraie pas ainsi. Àcette distance, ces brutes de jumeaux nepeuvent nous voir, myopes comme ils le sont.Et du reste, ajouta-t-il après avoir jeté un re-gard en arrière, eussent-ils des yeux de lynx,ils n’en seraient pas plus avancés : le détourque fait la route va nous cacher tout à fait. Necrains donc rien, Sacha, et écoute-moi. J’ai deschoses graves à te dire et je ne peux différerdavantage…

— Eh bien ! cet après-midi, je tâcherai…pendant que Natalie fait sa sieste…

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— Cet après-midi ? Non ! C’est maintenant,c’est tout de suite qu’il me faut te parler. Tiens,entrons dans le parc Rastovtzoff. Nous y se-rons à l’abri des regards indiscrets et j’y saisun joli sentier que nous pourrons prendre pourrentrer…

Il l’aida à franchir la palissade qui bordait lapropriété Rastovtzoff et disparut avec elle der-rière les arbres.

Il était temps. L’instant d’après apparais-saient au détour de la route Ocipe et WolodiaStrélitzky, « les rouges Strélitzky », comme onles surnommait, à cause de la couleur de leurscheveux.

Âgés de vingt ans, tout pareils de taille etde visage, ils étaient, ces jumeaux, fort dissem-blables de caractère.

Wolodia semblait n’avoir pas de volontépropre. En tout et partout, il s’effaçait devantOcipe. Celui-ci, personnage remuant, nerveuxet excitable, doué d’un excès d’imagination et

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d’un instinct d’exagération qui lui faisaient voirtoutes choses comme à travers un verre gros-sissant, était particulièrement détesté de Pierreet redouté de Sacha, car il passait son tempsà la surveiller et à faire des rapports contreelle à Natalie Serguievna. Rien ne le rendaitplus glorieux que de la prendre en faute, nonpas – comme Pierre le croyait à tort – qu’ilfût précisément possédé du désir de la fairepunir, mais parce qu’il avait ainsi l’occasionde mettre en évidence son incomparable clair-voyance, dont il tirait grande vanité. Ocipeétait intimement persuadé que si tout marchaitbien chez les Strélitzky, c’était grâce à sa vigi-lance…

Or, un quart d’heure auparavant, Wolodiaavait aperçu, de la fenêtre de sa chambre,Pierre Nicolaiévitch qui passait sur la route etil l’avait montré à son jumeau :

— Tiens ! avait-il dit, voilà le beau Kamens-ky qui va en promenade. Il est ponctuel

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comme une horloge ! Tous les jours, à la mêmeheure, je le vois sortir de chez lui.

Vivement, Ocipe s’était approché de la fe-nêtre :

— Comment ? Tu le vois tous les jours, àcette heure-ci ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit celaplus tôt, Wolodia ?

— J’ai pensé que cela ne t’intéresserait pas.

— J’ai pensé que cela ne t’intéresseraitpas ! dit Ocipe, le contrefaisant. Quel sot tufais, Wolodia ! Cela ne te dit donc rien, à toi,que ce bellâtre de Kamensky soit sur la routeen même temps que Sacha ?… Tu trouvespeut-être cela tout naturel ?

— Je ne dis pas que je trouve cela tout na-turel. Mais je ne vais pas, comme toi, jusqu’àm’imaginer que c’est à la rencontre de Sachaqu’il se rend, alors qu’il la sait sous la garde dela vieille Marfa.

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— Et moi, fit Ocipe avec colère, je m’ima-gine ce qui est ! Je ne suis ni un aveugle, niun imbécile ! Il ne me faut pas une heure pourcomprendre que si le Kamensky va se postersur le chemin de Sacha à l’heure où elle sort dechez les Yermoloff, c’est qu’il souhaite la voiret lui parler, et que la petite polissonne se prêteà ce manège ! Ce n’est pas la vieille Marfa quiveut les gêner : elle tombe en enfance ; Sachala mène par le bout du nez, et Kamensky luifermerait la bouche avec quelque argent.

Wolodia n’avait pas l’air convaincu. Mais,voyant l’excitation d’Ocipe, il n’osait le contre-dire.

— Quoiqu’il en soit, fit-il, conciliant, au-jourd’hui il n’y aura pas de rencontre possiblepour eux, puisque Sacha reste à déjeuner chezles Yermoloff…

— À moins que le Kamensky n’y déjeuneaussi, chez les Yermoloff ! Eh ! Il n’y aurait làrien de surprenant. Il est du dernier bien avec

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la mère Yermoloff ; elle fait toutes ses volontés.Parions que c’est lui qui l’a poussée à inviterSacha aujourd’hui en même temps que lui,pour se ménager…

— Mais, Ocipe…

— Il n’y a pas de : « Mais, Ocipe ! » J’ai duflair, moi ! Je le connais, le Kamensky ! Il estrusé comme un serpent ! Mais, heureusement,je suis encore plus rusé que lui ! Tu ne veux pasme croire ? Attends, je te prouverai bien quej’ai raison, comme toujours ! Suis-moi… Nousallons nous mettre à la poursuite de ce gredinde Kamensky. Que je sois grillé tout vif en en-fer si nous ne le voyons pas entrer chez les Yer-moloff !…

Tout en vociférant de la sorte, Ocipe avaitplanté un chapeau sur la tête de Wolodia,l’avait saisi par le bras et l’entraînait. Bientôttous deux se trouvèrent sur la route, à la pour-suite de Pierre.

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Malheureusement pour eux, ce dernieravait une forte avance, et ils le perdirent devue à un détour du chemin. C’est précisémentà ce moment que le jeune homme s’était ré-fugié avec Sacha dans le parc du prince Ras-tovtzoff. Lorsque les jumeaux furent à leur tourarrivés au même endroit, ils n’aperçurent de-vant eux que la longue route poussiéreuse. Ilseurent beau regarder de tous côtés : Pierre Ni-colaiévitch restait invisible.

— C’est étrange, dit Ocipe. J’aurais juré, deloin, qu’il y avait, précisément où noussommes, Sacha et Kamensky arrêtés à causer.

— Tu vois bien qu’ils n’y sont pas. Il nenous reste plus qu’à retourner à la maison.

— Du tout ! dit Ocipe, avec décision. Nousallons nous rendre chez les Yermoloff et si nousy trouvons ce gredin de Kamensky, ce sera lapreuve que Sacha et lui s’y étaient donné ren-dez-vous. Ah ! si nous pouvions les surprendre

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ensemble ! gronda-t-il, en roulant des yeux mé-chants.

Mais, quand ils arrivèrent chez les Yermo-loff, ils eurent la déception d’apprendre que Sa-cha avait refusé de rester à déjeuner et que,aussitôt la leçon terminée, elle s’en était re-tournée chez elle. Elle devait y être à cetteheure, assurait Olga.

La petite Yermoloff, en parlant aux ju-meaux, avait un air moqueur qui exaspéra lesusceptible Ocipe, et changea le cours de sespensées. Tandis qu’il reprenait, en compagniede Wolodia, le chemin du logis, il se mit à pes-ter contre elle, oubliant momentanément Sa-cha et Kamensky.

— Quelle pécore, cette Yermoloff ! Si j’avaisosé, je lui aurais administré un maître souffletsur sa sotte figure, dont elle est si vaniteuse !La main me démangeait !

Wolodia ajouta :

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— C’est un vrai diable en jupes ! Elle me faitpeur ! As-tu vu comme ses yeux luisent de mé-chanceté ? Je ne sais ce qu’elle a contre nous.

— Je ne le sais que trop, moi ! dit Ocipe.Elle nous déteste parce qu’elle pressent quenous nous mettrons à la traverse de certainprojet matrimonial qu’elle caresse, et elle ne setrompe pas ! Ah ! c’est que j’ai du flair, moi, etje sais lire dans son jeu ! Quand je la vois, dansses plus beaux atours, passer et repasser de-vant notre maison, comme un paon qui fait saroue, je devine bien des choses… Mais que lediable m’emporte si je ne déjoue pas ses plans !

— Allons ! Allons ! mon pauvre Ocipe !Calme-toi ! Tu vas, bien sûr, gagner une mi-graine, à te mettre ainsi en colère. Qu’est-ceque les plans de cette petite peste peuvent tefaire ?

— Ce qu’ils peuvent me faire ? – Ocipe re-gardait son jumeau avec commisération. – Tuas des yeux, Wolodia, et tu passes pour un

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voyant. Mais je te dis, moi, que tu es unpauvre, un misérable aveugle, car les yeux del’esprit te font défaut ! Si tu les avais, ces yeux-là, il y a longtemps que tu te serais aperçuqu’Olga Wassilievna aspire à devenir ta belle-sœur.

— Ma belle-sœur ! répéta Wolodia, qui n’encroyait pas ses oreilles. Quoi ! Elle oserait,cette gamine, prétendre à…

— À notre Féodore, eh oui ! éclata l’autre.

De stupeur, Wolodia resta sans voix.

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CHAPITRE DEUXIÈME

OÙ IL EST QUESTIONDU DÉPART DE PIERRE

Pendant ce temps, Pierre et Sacha mar-chaient côte à côte dans l’étroit sentier du parcRastovtzoff. La petite Strélitzky était partagéeentre la crainte d’arriver chez elle en retardet la curiosité de savoir ce que Pierre pouvaitbien avoir à lui confier. Ce fut elle qui rompit lesilence :

— Eh bien ! Pierre. Tu voulais me parler.Qu’as-tu donc à me dire ?

— J’ai à te faire une grave confidence, Sa-cha. Tu as de l’affection pour moi, n’est-ce pas,petite ?

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— Je t’aime de tout mon cœur, tu le sais,Pierre.

— Oui, je le sais. Mais cela me fait du biende te l’entendre répéter. Vois-tu, Sacha, dansma propre famille je ne trouve aucune sympa-thie. Mes deux sœurs ne voient en moi que lepossesseur d’une fortune dont elles pourraienthériter. C’est mon argent qui les intéresse, etnon moi. Quant à mon frère Michel, je n’enparle même pas : il me tient pour un original,pour un fou bon à enfermer. Oui, voilà commeest ma famille : une belle famille, tu vois ! Il n’ya que toi, Sacha, qui aies pour moi une affec-tion vraiment désintéressée : aussi m’es-tu pluschère qu’eux tous ensemble !

Sacha rougit ; les paroles de Pierre re-muaient son cœur délicieusement. Il poursui-vit :

— J’ai besoin de ta sympathie, Sacha. Si tusavais comme je me sens triste aujourd’hui !…Triste et malheureux !

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Sacha se mit à l’examiner avec inquiétude :

— Il est vrai que tu as mauvaise mine, toutà fait mauvaise mine. Qu’as-tu donc, Pierre ?Tu m’effraies. Tu es si pâle et tes yeux sont sinoirs. Es-tu malade ?

— Malade ? non ! Si j’ai mauvaise mine,c’est d’avoir passé la nuit sans sommeil. Ilm’est arrivé hier quelque chose qui m’a boule-versé.

Sacha leva sur lui le regard interrogateur deses yeux très doux.

— Je vais te raconter, dit-il. Aussi bien, celate fera mieux comprendre ce que j’aurai à tedire ensuite. Écoute. J’étais hier chez mon tu-teur, le prince-gouverneur Rastovtzoff, quandest arrivée une députation de moujiks d’uneterre voisine de celles qu’il possède dans legouvernement de Toula. Ils s’étaient d’abordrendus, pour le voir, à Odessa, qui est, commetu le sais, la résidence du prince. Ne l’y ayantpas trouvé, et apprenant qu’il était en séjour

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ici, ils n’ont pas hésité à se remettre en routepour Aloupka, afin de l’y joindre. Et sais-tu cequ’ils lui voulaient ? Ils venaient le supplier deles acheter, car leur maître doit s’en défairesous peu, et ils tremblent de tomber entre lesmains d’un méchant seigneur. « Si tu n’as pasassez d’argent, ont-ils dit au prince, nous t’enfournirons. » Comprends-tu cela, Sacha ?… Ilsoffraient de l’argent au prince pour qu’il lesachetât !

— Et qu’a fait le prince ? questionna Sacha.

— Il leur a répondu qu’il ne pouvait rienpour eux. Il lui déplaisait, m’a-t-il expliqué, decréer un précédent dans une affaire de cegenre.

— Cher Pierre ! Je reconnais ton bon cœur.Tu as souffert, n’est-ce pas, en les voyant s’éloi-gner déçus dans leurs espérances ?

— Non, ce n’est pas précisément cela. Cequi m’afflige, vois-tu, Sacha, ce qui m’affligeau delà de toute expression, c’est de penser

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que la liberté d’un homme – ce bien si im-mense ! – puisse dépendre de la volonté oud’un caprice d’un autre homme, son frère. De-puis quelque temps, Sacha, depuis que monbeau-frère Rumine est ici surtout, un monde depensées nouvelles s’ouvre à moi. Hier, en re-gardant ces moujiks, en les entendant offrir auprince l’argent destiné à les acheter, je me di-sais : « Pourquoi ces hommes sont-ils des es-claves ? Et pourquoi, moi, suis-je un sei-gneur ? » Oui, pourquoi suis-je un seigneur ?En vertu de quel droit ? Du droit de naissance ?Étrange injustice, qui fait naître les uns tout-puissants sur les autres ! Le hasard m’a faitnaître fils d’un seigneur. Et si j’étais né filsd’un moujik ? Oh ! Sacha ! l’horreur, l’indiciblehorreur de cette pensée ! Si j’étais né fils d’unmoujik, je ne vivrais, malgré toute mon intelli-gence, que la vie étroite d’un serf ; ma volon-té serait soumise au caprice d’un maître ; je se-rais traité, en dépit de ma raison, comme un vilbétail : on m’achèterait, on me vendrait sansmême me consulter. Ah ! plutôt la mort qu’un

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sort pareil ! « Quels êtres sont-ils donc poursupporter une servilité aussi abjecte, sans ten-ter d’en sortir ? » pensais-je, et je regardais cesmoujiks avec une sorte de mépris. Soudain, lavoix de ma conscience éclata avec force : « Ettoi, Pierre, quel être es-tu donc pour tolérer ce-la ? S’ils sont des esclaves, tu es leur tyran !Honte à toi ! » Et je fus saisi d’une telle émo-tion que je m’enfuis de chez le prince en pleu-rant. Oui, je pleurais sur moi, sur le mal queje fais sans le vouloir, sans le savoir ! Moi, quivoudrais tant être bon, être juste ! Les écaillestombaient de mes yeux, et je me voyais tel queje suis : un misérable, qui non seulement ne faitpas le bien, mais encore qui fait le mal…

— Oh ! Pierre ! protesta Sacha.

Mais il l’interrompit violemment :

— Oui, un misérable ! Y a-t-il rien de pluscriminel que d’attenter à la liberté de ses sem-blables ? C’est pis, c’est pis, te dis-je, que d’at-tenter à leur vie. En tuant, on supprime un

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être ; mais quand on l’asservit, on le dégrade,et on l’avilit, non seulement lui, créature mor-telle, mais toute sa postérité pour des siècles etdes siècles !… J’ai pris hier une grande résolu-tion, Sacha, ajouta-t-il d’un ton plus calme. Jeme suis juré d’émanciper tous mes serfs, le jourde ma majorité.

— Bon Pierre ! murmura Sacha, attendrie.

Pierre continua :

— Je les émanciperai tous, jusqu’au der-nier, je l’annonçai hier à mes sœurs. J’auraisvoulu que tu visses leur visage stupéfait, Sa-cha… Émanciper ses serfs, quelle folie ! Zé-naïde, qui est calculatrice jusqu’aux moelles,n’a pas manqué de me faire observer que mafortune serait considérablement amoindrie, sije donnais suite à mon idée. « Et qu’importema fortune, ai-je dit, quand il s’agit d’un actede justice ! » Et j’ai essayé de leur démontrerl’iniquité du servage, et la honte qui retombesur nous autres, nobles, de maintenir cette ini-

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quité, parce qu’elle nous est profitable. Maisj’ai bien vu qu’elles ne me comprenaient pasplus que si j’eusse parlé chinois ! Ici, personne– hormis Rumine – ne me comprend. Ils onttous l’intelligence rampante, l’âme dégradée,l’esprit faussé. Il n’y a ni justice, ni pitié dansles cœurs. Oh ! si tu savais, Sacha, combien jesuis las de vivre ici ! Quand je vois l’égoïsmede ceux qui m’entourent, le dégoût me prend.Et non seulement le dégoût, mais encore lacrainte que, par leurs mauvais exemples etleurs perfides conseils, ils ne finissent parétouffer en moi tout désir de faire usage desplus nobles qualités que Dieu m’a données. Etje sens que mon devoir est de fuir ce milieucorrompu, où toutes mes forces s’usent à mepréserver du mal, et où je n’apprends pas àfaire le bien. Oui, je sens que je ne dois plusrester ici.

Sacha leva sur lui des yeux effrayés :

— Que veux-tu dire ? questionna-t-elleplaintivement.

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— Écoute, petite Sacha. Mon beau-frèreRumine, qui doit rentrer à Pétersbourg la se-maine prochaine, m’a conseillé de l’accompa-gner et de passer l’hiver chez lui. Rumine esttrès instruit et très intelligent. Il a vécu delongues années à l’étranger ; il connaît lesidées et les mœurs de l’Occident, et il s’est dé-gagé de nos préjugés. À Pétersbourg, il a plu-sieurs amis qui lui ressemblent, m’a-t-il dit. Jepourrai me faire beaucoup de bien auprès delui, auprès d’eux… J’ai pensé à tout cela, hier,Sacha, et j’ai vu clairement que mon devoir estde suivre son conseil.

— Et tu partirais avec lui ? Tu quitteraisAloupka ? Oh ! Pierre, ce n’est pas possible !Tu ne feras pas cela ! s’écria Sacha d’une voixtremblante, tandis que de grosses larmesjaillissaient de ses yeux. Que deviendrais-je,moi, si tu pars ?

— Ma chère petite Sacha, cela me fait beau-coup de peine de te causer ce chagrin, mais jene puis agir autrement. Je n’ai déjà que trop

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perdu de temps. Que fais-je ici ? Rien, absolu-ment rien. Et je ne veux pourtant pas rester unêtre inutile… Mais pourquoi te désoler ainsi,petite ? Mon absence ne sera pas de longue du-rée et ce n’est pas la distance qui te chasserade mon cœur, tu le sais bien. De loin commede près, ma pensée sera auprès de toi.

Il l’avait fait asseoir à son côté sur un vieuxtronc d’arbre, et il s’efforçait de la consoler.Mais Sacha ne voulait rien entendre :

— Tu ne m’aimes pas comme je t’aime,Pierre, sinon tu ne parlerais pas de me laisserseule ici !

Elle se couvrit le visage de ses mains, etPierre l’entendit qui sanglotait. Il se baissa surelle et, doucement, lui caressa les cheveux :

— Sacha, chère Sacha ! Comment peux-tuparler ainsi ? Comment peux-tu dire que je net’aime pas, méchante petite ? Il n’y a pas uneseule personne au monde, entends-tu ? pas uneseule, qui me soit plus chère que toi. Si je de-

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vais, par un sacrifice, mettre plus de bonheurdans ta vie, je n’hésiterais pas une minute à lefaire. C’est toi, Sacha, qui ne sais pas m’aimer.Ah ! tu me fais beaucoup de peine !…

Il s’interrompit. Sacha venait de lui passerles deux bras autour du cou, et, tout bas, ellelui murmurait à l’oreille :

— Non, Pierre, Pierre chéri je ne veux paste faire de la peine. J’avais tort de te retenir.J’étais sotte de pleurer. Pars, puisque c’estpour ton bien. Mais tu ne partiras pas seul :j’irai avec toi à Pétersbourg…

Il la regardait, interdit ; elle expliqua :

— Il y a longtemps, vois-tu, que je songe àm’enfuir de chez nous : Natalie et mes frèressont trop méchants.

— Et tu voudrais venir avec moi ? À Péters-bourg ?

— À Pétersbourg ou ailleurs. Peu importe.Où tu iras, je te suivrai, Pierre.

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— Tu me suivras !… Ma pauvre Sacha ! Tuparles comme une enfant que tu es. On nequitte pas ainsi sa famille pour suivre un étran-ger.

— Ma famille ne m’aime pas, tu le sais bien,Pierre. Je veux partir avec toi.

— Mais cela n’est pas possible, Sacha. Non,n’insiste pas, petite, ajouta-t-il, comme elle leregardait avec des yeux suppliants, ce seraitinutile. Ta place, vois-tu, est chez les Strélitzky.Je sais bien qu’ils sont méchants, mais tu les assupportés jusqu’à maintenant avec patience…

— Je les ai supportés parce que je t’avaispour me consoler, mais si tu pars… je ne pour-rai plus ! non ! je n’en aurai plus le courage !…Oh ! Pierre, Pierre ! je t’en prie, je t’en supplie,laisse-moi partir avec toi ! s’écria-t-elle, en le-vant vers lui son visage inondé de larmes.

Pierre se sentait très ému ; mais il ne voulutpas en rien laisser paraître.

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— Allons, Sacha, en voilà assez, dit-ilpresque froidement, en dénouant les brasqu’elle avait passés autour de son cou. Je tele répète, tu ne peux m’accompagner à Péters-bourg. C’est impossible. Il faut que tu resteschez les Strélitzky. Ta place est à leur foyer.

Sa voix était dure, et son beau visage avaitune expression de profond mécontentement.Sacha, intimidée, se tut. Elle n’osait même pluslaisser couler les larmes qui s’amassaient,lourdes, sous ses paupières. Et la contraintequ’elle s’imposait était si visible que Pierre euthonte soudain de sa rudesse.

D’un geste affectueux, il lui prit la main :

— Quoi que je dise, petite Sacha, sois assu-rée que tu as en moi un ami qui veut avant toutton bonheur. Quand je te contrarie, comme jeviens de le faire, un peu trop vivement peut-être, ne m’en garde pas rancune. Un jour, tucomprendras mon attitude, et tu m’en remer-cieras.

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Il attendait une réponse. Mais Sacha, l’airboudeur, les yeux baissés, restait muette.

Ils reprirent leur marche, côte à côte. Sachaen voulait à Pierre. Son cœur se gonflait à lapensée qu’il refusait de l’emmener. « Il veutque je reste ici ; mais, s’il part, je ne le pourraiplus, pensait-elle. Je me sauverai seule et j’iraile rejoindre à Saint-Pétersbourg. » Et devagues projets de fuite s’ébauchaient dans satête.

Pierre, de son côté, était mécontent de lui.Jamais encore il n’avait senti comme en ce jourcombien son amitié était précieuse à sa petitevoisine. Elle le lui avait dit : c’était grâce à lui,grâce à ses encouragements, qu’elle trouvait laforce de supporter la vie de misère que lui fai-saient les Strélitzky.

« Pauvre Sacha ! ma présence seule lui étaitune consolation, pensait-il, et cette consola-tion, je vais la lui ravir. »

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— Tu ne veux pas que je t’accompagne plusloin ? interroge-t-il, en la voyant s’arrêter et luitendre la main.

— Non, il ne faut pas qu’on nous voie en-semble.

Elle s’éloigna rapidement, tandis qu’il res-tait immobile à la regarder. Lorsqu’il eut vu serefermer, derrière elle, la haute grille qui défen-dait l’entrée de la propriété Strélizky, il se diri-gea à son tour vers sa demeure. Comme il al-lait y pénétrer, une heure sonna à une chapellevoisine. Pierre eut une exclamation :

— Quoi ! Une heure déjà ? Est-il possibleque nous soyons restés si longtemps à causer ?Que vont dire les Strélitzky en voyant Sacharentrer si tard ? Ils vont lui faire une scène, etce sera ma faute… Pauvre petite Sacha !

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CHAPITRE TROISIÈME

OCIPE À L’ŒUVRE

— Où est-elle donc, cette polissonne, si ellen’est ni sur la route, ni chez les Yermoloff, niici ? À se promener dans les bois, sans doute,avec son bellâtre de Kamensky !

C’était Ocipe qui s’exprimait avec cette ai-greur.

En arrivant au logis avec Wolodia, son pre-mier soin avait été de s’enquérir de Sacha. Ap-prenant qu’elle n’était pas encore rentrée, ilétait d’abord resté sans voix d’indignation.Puis, sa colère avait éclaté :

— Attends, Wolodia, poursuivit-il, nous al-lons lui préparer une réception qui lui ôtera delongtemps l’envie de recommencer. Non, je ne

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veux pas déjeuner maintenant. (Et il repous-sait son assiette d’un geste brusque.) L’indigna-tion m’ôte tout appétit. Mange seul, Wolodia. Ilfaut, moi, que je parle immédiatement à Nata-lie.

Et, se tournant vers un serviteur :

— Cours demander si elle peut me recevoir,et fais en sorte, animal, de m’apporter une ré-ponse favorable, sinon il t’en cuira. Tu expli-queras qu’il s’agit d’une communication de laplus haute importance, concernant Sacha.

Ocipe savait ce qu’il faisait en indiquantd’avance l’objet de sa visite. Natalie détestaitla fille de son beau-père ; quiconque avait àse plaindre de cette dernière était sûr d’êtreaccueilli par elle avec empressement. Ocipe,cette fois encore, n’eut qu’à se féliciter du suc-cès de sa clairvoyance. Quelques minutess’étaient à peine écoulées qu’il était introduitchez sa sœur aînée.

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Natalie Serguievna était une femme detrente-deux ans, peu jolie, mais fort distinguée.Une ample et riche robe d’intérieur dissimulaitsa maigreur, qui était effrayante. Elle étaitétendue sur une chaise longue. Deux de sesfemmes agitaient doucement au-dessus de satête d’immenses éventails de plumes. LorsqueOcipe entra, elle ne fit pas un mouvement.

— C’est de Sacha que tu as à me parler ?dit-elle avec langueur, sans même se donner lapeine d’ouvrir les yeux.

— Oui, je viens de constater que cette po-lissonne n’est pas encore rentrée.

— Tu n’as pas à t’en étonner, dit Natalie,d’un air pincé. Elle est restée à déjeuner chezles Yermoloff. Elle a eu l’effronterie de me l’en-voyer dire par Marfa, comme s’il s’agissait dela chose la plus naturelle du monde.

— Par Marfa ?… ah ! oui ! J’oubliais le beauconte bleu qu’elle t’a fait débiter par Marfa !

— Un conte bleu ?

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— Sans doute. Elle n’y déjeune pas du tout,chez les Yermoloff. Je le sais bien, moi, puisquej’en reviens à l’instant. Elle n’y est pas. Elle lesa quittés, comme chaque jour, à onze heureset demie. Et au lieu de rentrer directement ici,comme il convenait, elle s’est rendue… où ? LeDiable seul le sait ! Et moi, qui ai du flair, je ledevine… C’est une polissonne, te dis-je, Nata-lie ! et, si tu veux savoir mon idée, elle a inven-té toute cette histoire de déjeuner chez les Yer-moloff uniquement pour se donner le loisir decourir les bois avec son gredin de Kamensky,sans que nous en sachions rien !…

Natalie, pendant qu’il parlait, s’était soule-vée sur le coude. Ses yeux maintenant étaientgrand ouverts, et ils exprimaient une indigna-tion sans bornes :

— Comment ? Elle n’est pas chez les Yer-moloff ? Ocipe, es-tu sûr de ce que tu dis là ?

— Parfaitement sûr, puisque je le tiens deleur bouche.

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— Et elle a osé nous faire croire !… Maisc’est inconcevable ! Comment oserait-elle noustromper de la sorte ?…

L’occasion se présentait trop bonne pourqu’Ocipe n’y allât pas de son petit coupletcontre Olga Wassilievna :

— Autrefois, certes, elle ne l’eût pas osé,s’écria-t-il avec volubilité. Mais depuis qu’elleva chez les Yermoloff, elle est à bonne écolepour mentir et jouer des tours. L’ineffable Olgane fait pas autre chose tout au long du jour.C’est une perverse créature que cette Wassi-lievna, une fille sans vergogne, pleine de dé-fauts, pourrie de vices…

— Assez, Ocipe, assez ! (Natalie fit le gestede se boucher les oreilles.) Ma pauvre tête nepeut pas supporter ce flux de paroles. LaissonsOlga Wassilievna en paix et occupons-nous deSacha. Je te suis très reconnaissante de la sur-veillance que tu exerces sur elle. Sans toi, j’au-rais été assez sotte pour ajouter foi à ses men-

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songes. Je n’aurais rien su, rien soupçonné…Et Féodore non plus ne sait rien, ne soupçonnerien. C’est lui qui va être surpris de tout cela !Elle fait toujours la sainte devant lui. On diraitun petit ange, incapable d’une mauvaise pen-sée. Il saura ce qu’elle vaut. Le cas est tropgrave pour qu’il n’en soit pas immédiatementinformé. Je vais le faire appeler.

— C’est inutile, dit Ocipe. Il n’est pas en-core rentré.

— Il n’est pas encore rentré ? répéta Nata-lie, dont le visage exprima une vive contra-riété. J’aurais voulu qu’il accueillît lui-mêmecette créature comme elle le mérite. Machka,tu auras soin de m’avertir dès que Sacha paraî-tra, commanda-t-elle, en se tournant vers unefemme qui venait d’entrer.

— Alexandra Alexandrovna est ici, VotreExcellence, répondit Machka. Elle vient demonter dans sa chambre. Elle ne se sent pasbien et veut se coucher.

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— Ah ! ah ! La polissonne a mauvaiseconscience, ricana Ocipe ! Elle a peur et fait lamalade pour mieux nous tromper. Je vais luimontrer que nous ne sommes pas dupes de sesruses. Je cours la chercher par les oreilles…

Déjà, exultant d’une joie mauvaise, il s’élan-çait vers la porte. Natalie le rappela :

— Ocipe ! Où cours-tu ? Je ne veux pas quetu maltraites Sacha. C’est à Féodore, et non àtoi, qu’il appartient de la punir. Machka, va en-fermer cette créature dans le cabinet de travaildu comte Féodore et apporte-m’en la clef. Etmaintenant, qu’on me laisse seule. J’ai besoinde repos. Toutes ces histoires m’ont fatiguée,horriblement fatiguée.

Et Natalie, l’air accablé, laissa retomber satête sur les coussins de la chaise longue, tandisque ses femmes s’évertuaient de plus belle àl’éventer.

Ocipe sortit fort mécontent. Il aurait vouluconfondre Sacha sur-le-champ. Dans le corri-

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dor, il se trouva face à face avec elle, commeon la conduisait dans le cabinet du comte Féo-dore, et il vit qu’elle avait les yeux rouges. Go-guenard, il l’apostropha :

— Ah ! tu pleures, mon petit agneau ! Tu asbien raison de pleurer ! Tu pleurerais plus en-core si tu savais ce qui t’attend, quand Féodorerentrera et qu’il apprendra que tu rôdais dansles bois avec ton Kamensky, pendant qu’on tecroyait chez les Yermoloff. Il t’enverra en pé-nitence dans un couvent où, chaque jour, turecevras le fouet, et il t’y laissera jusqu’à tamort ! Tu as bien raison de pleurer, te dis-je !Je ne voudrais pas être dans ta peau !…

Et Ocipe, un peu soulagé par ses paroles,rentra dans la salle à manger, rejoindre son ju-meau.

Quand Sacha, laissée seule dans le cabinetdu comte Féodore, s’y sentit prisonnière, ellejeta autour d’elle des regards éperdus, tel unanimal traqué qui cherche une issue pour s’en-

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fuir. En face d’elle, la fenêtre, grande ouverte,semblait lui indiquer le chemin de la liberté.D’un bond, elle y fut, grimpa sur l’appui et,sans plus réfléchir, prit son élan. Dieu merci !le gazon avait amorti sa chute et personne nel’avait vue. Le sort en était jeté : elle était libre !

Debout sur ses pieds meurtris, Sacha tour-na délibérément le dos à l’inhospitalière mai-son qu’elle quittait pour toujours, et prit sacourse à travers le parc.

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CHAPITRE QUATRIÈME

LES PROJETS D’AVENIRD’OLGA YERMOLOFF

Après avoir vu partir les jumeaux Strélitzky,Olga s’était rendue dans la salle à manger, oùelle avait trouvé Mme Yermoloff déjà installéeà table. La mère et la fille devaient, ce jour-là,prendre leur repas en tête à tête : M. Yermo-loff était en course ; Miss Lilian Mac Culloch,la demoiselle de compagnie d’Olga, qui avaitobtenu la permission d’aller voir une amie encondition dans un château voisin, et qui devaitrentrer ce matin même après une absence dedeux jours, n’avait pas encore reparu, malgréles ordres très précis qu’elle avait reçus. Quantà Sacha, nous avons vu comme elle s’était es-quivée sans même s’excuser.

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Toutes ces contrariétés avaient exaspéréMme Yermoloff. Ce fut sur Olga qu’elle fit re-tomber son mécontentement :

— Cette petite Sacha est d’une sauvagerieincroyable ! Mais je lui pardonne ; c’est la peurdes Strélitzky qui la rend comme cela, tandisque toi, tu n’as point d’excuse.

— Moi ?… Ça, par exemple, c’est fort !

— Oui. C’était à toi de la retenir, de la ras-surer. Elle avait peur d’être grondée en déjeu-nant ici. Tu aurais dû lui dire que j’avais chargéMarfa d’expliquer…

— Elle n’a pas voulu m’écouter. Il n’y a piresourd, voyez-vous, chère petite maman, quecelui qui ne veut pas entendre. Elle avait unrendez-vous avec le beau Pierre ; il l’attendaitsur la route. Elle avait l’idée fixe de le re-joindre. Rien n’aurait pu la retenir ici. Je les aivus, de loin, qui se faufilaient dans le parc duprince Rastovtzoff.

Mme Yermoloff prit un air scandalisé :

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— Que dis-tu là, Olga ? Seigneur ! à qui sefier, maintenant ? Cette petite Sacha, avec sonair innocent ! Un rendez-vous avec Pierre !…

— Eh, oui ! Et ce n’est pas le premier !Chaque jour, il vient à sa rencontre, quand ellesort de chez nous…

— Pourquoi n’as-tu pas averti les jumeauxAlexandrovitch, Olga ? demanda Mme Yermo-loff vivement.

— Moi ? Donner l’éveil à ces vilains roux,qui ne valent pas la corde pour les pendre ?Ah ! non ! Ils détestent Pierre, et, par pure mé-chanceté, ils remueront ciel et terre pour l’em-pêcher d’épouser Sacha. Mais ils auront beaufaire et beau dire. Ce mariage se fera ! Et c’estcela qui avancera mes petites affaires !… Je se-rai sûrement invitée à la noce, et je ferai ensorte d’avoir pour cavalier le grand Féodore.

Elle se tut sous le regard sévère que lui je-tait sa mère, et le silence pesa. Ce fut Mme Yer-moloff qui le rompit ; elle s’avisa tout à coup

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que l’occasion était bonne d’avoir avec sa filleune explication sur le sujet qui leur tenait àcœur à toutes deux :

— Parlons un peu sérieusement, Olga, dit-elle. Tu as seize ans ; tu n’es plus une enfant.Les sentiments que tu affiches à l’égard ducomte Strélitzky me déplaisent. S’ils sont sé-rieux, il est de mon devoir de te prévenir que lecomte n’est pas un parti pour toi…

— Et pourquoi donc, maman ? se récria Ol-ga, en se redressant d’un air plein de défi.

— Pour plusieurs raisons. D’abord, il n’estpas encore disposé à se marier. Quoiqu’il aitpresque quarante ans, il se complaît dans savie de garçon. Si, comptant sur lui, tu re-pousses d’autres prétendants, très convenablessous tous les rapports, tu risques fort de passertoute ta jeunesse dans une vaine attente.

Olga se mit à rire :

— Pauvre petite maman, qui vois déjà safille unique coiffant sainte Catherine ! Mais je

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n’ai que seize ans ! J’ai du temps devant moi.Strélitzky ne va pas s’éterniser dans son céli-bat ! Pourquoi ne m’épouserait-il pas ? Je suisassez jolie – convenez-en, maman – pour flat-ter son orgueil et une couronne de comtesse fe-rait bien dans mes cheveux blonds…

— Tu as beau être jolie et spirituelle, tu neréussiras qu’à l’amuser. Tu as tort, Olga, dejouer avec lui ; tu perds ton temps et ta peine.Il y en a tant d’autres qui seraient heureux det’offrir leur cœur et leur main. Pourquoi vouloirjustement celui-là ? Un homme de vingt ansplus âgé que toi !…

— Il me plaît.

— Je ne te félicite pas de ton goût, ditMme Yermoloff avec dédain.

— Vous conviendrez pourtant, maman, quele comte Féodore est un bel homme ?

— Un bel homme ! parce qu’il est taillé enbelle brute ! Si c’est là ton idéal !… Enfin, nediscutons pas des goûts… Mais je te déclare

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que, fût-il mille fois plus beau, je n’en auraispas moins une répugnance extrême à luiconfier ton bonheur.

— Et pourquoi donc ? N’a-t-il pas tout pourme rendre heureuse ? Il est très riche. Quand jeserai sa femme, je pourrai m’accorder tout ceque je voudrai.

— D’autres – moins riches – le seraient ce-pendant assez pour satisfaire aussi tous tes dé-sirs.

— Et puis, il n’y a pas que la richesse… Ilest bon, aussi.

— Qu’en sais-tu ?

— Mais… Voyez comme il est affectueuxpour sa sœur malade. Papa me disait l’autrejour qu’il n’y a pas au monde de frère plus dé-voué que Féodore Serguiévitch…

Mme Yermoloff l’interrompit :

— Ah ! ton père ne dit que des sottises !Est-ce qu’il s’entend, lui, à juger les gens ? In-

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terroge plutôt ton amie Sacha. Tu verras cequ’elle pense de la bonté de son frère Féodore !

— Sacha ne m’a jamais dit un seul motcontre lui.

— C’est parce qu’elle se méfie de toi. Mais,si elle osait dire la vérité, tu en entendraisde belles ! Crois-en mon expérience, Olga ; lesStrélitzky sont des gens inquiétants. Ils sontviolents et cruels, et ce Féodore, sous son ap-parence débonnaire, cache le caractère de sarace, sois-en sûre.

— Quelles drôles d’idées vous avez là, ma-man ! s’écria Olga en riant. Violent ! Cruel !Mais il n’y a pas d’homme au monde qui soitplus mesuré, plus calme en toutes choses quele comte Féodore.

— C’est parce qu’il sait se dominer, et iln’en est que plus à craindre. Mais sois sûre qu’àl’occasion il se révélera un autre homme, et jene te souhaite point, Olga, de faire la connais-sance de cet homme nouveau !

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Mais Olga se mit à rire de plus belle :

— Chère petite maman, vous savez quej’adore l’imprévu. Un mari qui me réserveraitdes surprises ne serait pas pour me déplaire…au contraire !

— Ah ! on ne peut pas parler avec toi ! fitMme Yermoloff avec colère ; et, se levant brus-quement, elle repoussa sa chaise d’un geste ir-rité. Je suis trop bonne de me donner la peinede te faire entendre raison. Tu es la plus obsti-née des sottes ! Épouse-le, ton Strélitzky, s’il tefait l’honneur de demander ta main ! Épouse-le : ce sera ta punition !

Et Mme Yermoloff sortit en claquant laporte.

Cette façon bruyante de manifester son mé-contentement laissa Olga parfaitement insen-sible. Elle se leva lentement, prit deux fleurs àl’un des bouquets qui décoraient la table, et lesfixa à son corsage. Elle vint ensuite se mirerdans la glace, et sourit à son image.

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Au dehors, on entendit le bruit d’une voi-ture qui s’arrêtait devant le perron. C’était MissLilian qui arrivait enfin.

« La pauvrette joue de malheur ! songea Ol-ga. Tomber ainsi au milieu d’une colère de ma-man ! C’est sur sa tête maintenant que va sedéchaîner la tempête : elle va recevoir un fa-meux sermon ! Ah ! c’est que maman ne mé-nage pas ses épithètes quand elle est en co-lère !... Quant à moi, je crois que je n’ai plusrien à craindre, miss Lilian faisant l’office deparatonnerre. Toutefois, pour plus de sûreté,je vais me réfugier sur mon tabouret de pianoet n’en plus bouger. Espérons qu’on ne viendrapas m’y relancer. »

Le piano, en effet, était un refuge. Personnene vint déranger Olga, tandis qu’elle exécutaitconsciencieusement gammes, exercices,études et sonates. Lorsque, enfin, la porte dusalon s’ouvrit, ce fut pour livrer passage, nonpoint à Mme Yermoloff, mais à Miss Lilian. Elle

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avait son chapeau sur la tête et elle tenait à lamain celui d’Olga.

Les deux jeunes filles s’embrassèrent.

— Je viens vous chercher pour la prome-nade, dit Miss Lilian. Votre maman m’a ordon-né de vous emmener tout de suite.

— Est-elle encore en colère ? s’enquit Olgaà voix basse.

Miss Lilian ne jugea pas à propos de ré-pondre à cette question, si irrespectueusementformulée :

— Elle est sortie pour faire des visites, dit-elle, et elle ne rentrera pas avant le dîner.

— En voilà une chance ! s’écria Olga.

Tout en parlant, les deux jeunes fillesavaient gagné le parc qui s’étendait derrière lamaison et qui était le lieu assigné par Mme Yer-moloff à leurs promenades quotidiennes.

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— Je parie que je sais chez qui maman s’estrendue ! reprit Olga. N’est-ce pas chezMme Boutourline ?

— Non, c’est chez Mme Rumine. Je l’ai en-tendue, quand elle donnait ses ordres au co-cher.

— Boutourline et Rumine, c’est tout un !Mme Boutourline et Mme Rumine sont les deuxsœurs de Pierre Kamensky, et elles ne sequittent pas d’une semelle. Cette pauvre ma-man a couru leur faire son rapport sur l’évé-nement du jour. Je vois d’ici les mines indi-gnées et les petits gestes effarouchés de Zé-naïde et d’Hélène Nicolaievna, quand elles ap-prendront que Pierre donne à Sacha des ren-dez-vous dans le parc Rastovtzoff ! Heureuse-ment que Natalie Strélitzky est malade et nereçoit personne. Du moins, on ne pourra paslui monter la tête, à elle !

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— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau avec lesStrélitzky ? questionna Miss Lilian, soudain in-téressée.

— Il y a que Sacha et Pierre s’aimentd’amour tendre. Je l’ai dit aujourd’hui à ma-man, qui s’est fâchée tout rouge. Pauvre ma-man ! elle qui meurt d’envie de me faire épou-ser Pierre. C’est un peu dur de se voir soufflerson futur gendre par cette petite sainte Ni-touche de Sacha ! Elle s’est aussitôt mise encampagne pour les séparer ; mais elle n’y par-viendra pas. Il faut que ce mariage se fasse, àtout prix !

— On croirait, à vous entendre, que votrepropre bonheur en dépend ! observa Miss Li-lian avec un sourire.

— Certes, il sert mes intérêts, et c’est bienpourquoi j’y prête la main. Pensez-vous que,par pure sentimentalité, j’irais me mêler deprotéger ces amoureux qu’on chicane ? Ah !non ! Si je me fais leur ange gardien, au risque

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d’encourir la colère de maman, c’est que j’ytrouve mon compte. Je suis pratique, moi, es-sentiellement pratique…

— J’ai le regret d’avouer, ma chère, dit MissLilian, que je ne comprends pas du tout quelprofit vous pouvez retirer de ce mariage.

— C’est pourtant bien simple à saisir. Voussavez que maman voudrait me marier à PierreNicolaïevitch, et que, moi, je n’en veux pas.Non, non et non ! Sur ce point, je serai toujoursintraitable ! Même si Strélitzky m’échappait, jene consentirais jamais à mettre ma main danscelle de cet original de Pierre. Vous ne savezpas, Miss Lilian, combien il m’agace ! Je croisque si j’étais condamnée à vivre avec lui, je mebriserais la tête contre les murs !

— Comme c’est étrange ! Comment cejeune homme, avec sa divine figure, peut-ilvous inspirer une antipathie aussi prononcée ?

— De grâce, miss Lilian, ne commencez pasà me vanter ce Pierre ! J’en ai une indigestion,

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de sa divine figure ! Je sais bien qu’il est beau,mon Dieu oui ! je ne le sais que trop ! Il estsuperbe, magnifique, divin, comme vous dites.Mais, avec cela, il a un affreux caractère. Il estétroit, obstiné, querelleur. Il suffit de sa pré-sence dans un salon pour le transformer enchamp de bataille. Il moralise tout le mondeet il ne veut écouter personne. Quand il a uneidée, on dirait qu’elle est clouée dans sa tête.Jamais je ne le pourrais supporter ! À moi, ilme faut un homme maniable.

— Et vous pensez que le comte Strélitzky selaissera mener par le bout du nez, lui ? deman-da Miss Lilian, un peu moqueuse.

— Je ne dis pas cela. Mais, en tout cas, iln’est pas un maniaque comme Pierre Nicolaïe-vitch. Quand on parle, il sait écouter ; quand ilregarde, il sait voir. Il ne se croit pas infailliblecomme l’autre, le Pierre, qui ne supporte ab-solument pas la contradiction, et qui fait tairetout le monde. « Vous êtes bien présomptueux,lui ai-je dit, certain jour qu’il m’avait agacée

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outre mesure. Vous parlez toujours comme sivous possédiez la sagesse suprême. Et pour-tant, à vous voir à l’œuvre, il n’y paraît guère.M’est avis qu’un sage vit en paix avec sonprochain, et vous, vous êtes en guerre avectout l’univers. » Tout le monde riait de m’en-tendre, mais maman, furieuse de voir son favo-ri en mauvaise posture, m’a chassée de la salle.Cette expulsion m’a été très sensible, parceque c’était au milieu d’un dîner où l’on man-geait des choses excellentes et que le grandFéodore était présent. Aussi en ai-je gardé unelongue dent au beau Pierre. Il est timbré, vousdis-je ! Si sa femme ne devient pas folle au boutde six mois, c’est qu’elle aura le cerveau so-lide ! Moi, je ne le souhaiterais pas à ma pireennemie !…

— Et vous voulez pourtant le donner àMlle Strélitzky, votre amie !

— Bah ! Sacha est férue de Pierre. Et, dureste, n’en serait-elle pas férue, qu’elle n’a pas àfaire la difficile. Il faut qu’elle prenne ce qui se

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présente : croyez-vous que je supporterai tousles Alexandrovitch(1) sous mon toit, quand jeserai la comtesse Strélitzky ? Ah ! non ! Je veuxêtre seule avec mon mari, moi. C’est à lui età Natalie, c’est aux Serguiévitch qu’appartienttoute la fortune. Les autres – Ocipe, Wolodiaet Sacha – vivent à leurs dépens, par pure cha-rité. Il faut qu’ils vident la place, cela, c’estbien décidé. Mais, encore dois-je mettre desformes pour m’en débarrasser : j’indisposeraisle grand Féodore si je les jetais sur le pavé sansplus. Je marierai donc la petite Sacha à son amiPierre ; et quant aux détestables jumeaux, jeles enverrai transporter leurs pénates ailleurs,avec une petite rente pour les empêcher demourir de faim.

— Et la sœur malade, qu’en ferez-vous ?

— Natalie ? En voilà une originale ! Voussavez qu’elle vit en recluse ? Depuis que lesStrélitzky sont à Aloupka, elle n’a jamais mis lepied hors de leur propriété. Mais ce n’est pas lapeine de s’occuper d’elle : c’est une pauvre mo-

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ribonde ; à ce qu’il paraît, ses jours sont comp-tés.

Miss Lilian ne dit rien. Elle marchait têtebasse, l’air rêveur.

— Vous êtes bien sombre, reprit Olga.Qu’avez-vous donc ? Sont-ce les reproches demaman que vous n’avez pas encore digérés ?Ma chère, n’allez pas prendre au tragique cequ’elle dit quand elle est en colère. Imitez-moi.On peut me gronder tant qu’on veut : ce quientre par une oreille sort par l’autre, et c’estcomme si l’on ne m’avait rien dit. Et, du reste,avouez que vous méritiez bien une répri-mande. Vous êtes arrivée avec plus de deuxheures de retard.

— J’ai eu un accident en route. Ma voitures’est renversée. Est-ce ma faute ? Mais votremaman n’a rien voulu entendre. Elle m’a ditdes choses.

— Oui, je sais comme elle parle quand elleest en colère. Mais que vous êtes susceptible !

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Passez l’éponge, ma chère, passez l’éponge surtout cela, et faites un visage plus gai : cela vousva mieux. Aussi bien, vous n’avez pas que destristesses à vous remémorer. Pensez un peuaux deux jours de vacances que…

Ici, la petite Yermoloff interrompit brusque-ment son babil. Elle scruta l’horizon, se frottales yeux, et, se tournant vers sa compagne :

— Voyons ! ai-je la berlue, oui ou non ? fit-elle. Regardez donc un peu là-bas, Miss Lilian.Ne voyez-vous pas quelqu’un ? On dirait Sa-cha. Eh oui ! c’est elle. Elle nous a vues etelle cherche à se dissimuler derrière les arbres.Grand Dieu ! Que fait-elle là, toute seule !… etsans chapeau ? Et pourquoi nous évite-t-elle ?Ah ! il s’est passé quelque chose chez les Stré-litzky, j’en suis sûre ! Il faut que j’en aie le cœurnet…

Et Olga, laissant là Miss Lilian, s’élançahors du parc à la poursuite de Sacha.

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CHAPITRE CINQUIÈME

OLGA PROTECTRICE DE SACHA

— Non ! jamais je ne retournerai chez lesStrélitzky ! affirmait Sacha avec énergie,lorsque Miss Lilian rejoignit les deux jeunesfilles. J’en ai assez de leurs méchancetés ! Etpuis, j’ai peur qu’ils ne m’enferment dans uncouvent. Ocipe m’en a menacée. Oui, tout àl’heure, il m’a dit que Féodore me ferait en-fermer jusqu’à ma mort dans un couvent oùchaque jour je recevrais le fouet…

— Nigaude ! vas-tu croire ce menteurd’Ocipe ? Il fallait lui répondre : « C’est toi,gredin ! qu’on enverra finir tes jours dans uncouvent ; et c’est toi qui y recevras la baston-nade, non pas une fois, mais trois fois par jour,le matin, à midi et le soir… au lieu de repas !

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Et la nuit, on t’enfermera dans un cachot pleinde rats, qui mordront tes vilaines jambes ve-lues ! » Oui, voilà comme tu aurais dû lui par-ler. Cela lui aurait rabattu son maudit caquet !

— Tu te trompes, Olga. Cela l’aurait rendufurieux. Il se serait jeté sur moi et il m’auraitbattue.

— Tu lui aurais rendu dix coups pour un !…Tu l’empoignerais par sa vilaine tignasserouge.

— Oh ! ce n’est pas si facile que tu crois, dese défendre contre mes frères : Wolodia prendtoujours le parti d’Ocipe… Non, non, on voitbien que tu ne les connais pas : ils sont mé-chants quand ils sont en colère, et cela leur ar-rive souvent. Mais pourquoi en parler ? Je neveux plus penser à eux, maintenant que je lesai quittés pour toujours !

Et, tendant sa joue à Olga :

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— Il faut que j’aille, maintenant, conclut-elle. Embrasse-moi, Olga. Qui sait si nous nousreverrons jamais ?

— Allons donc ! s’écria la petite Yermoloff.Quelles bêtises ! Mais cela te va, cette expres-sion tragique… Tu ferais une ravissante ac-trice, sais-tu bien ?

Sacha ne l’écoutait pas…

— Si tu vois Pierre, dit-elle – et des larmesfirent trembler sa voix – tu lui diras que celame fait beaucoup de peine de partir sans l’avoirrevu.

— Tu pleures, Sacha ?… Petite folle ! Pour-quoi t’en vas-tu ? Pierre t’épousera, si tu restesà Aloupka ; mais si tu t’enfuis, il t’oubliera.

— Pierre ne m’oubliera jamais, dit Sachaavec force. Il m’a dit que, quoi qu’il arrive et oùque je sois, rien ne me chassera de son cœur.

— Ah ! il a dit cela, le beau Pierre ? Ehbien ! il s’y entend à faire des déclarations sen-

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timentales ! Peste ! Je voudrais bien, moi, quele grand… hem !… m’en eût dit autant ! Et tusonges à partir… après cela ? Petite bécasse !

— Oui, je partirai ; et rien, rien, vois-tu, neme retiendra.

— C’est ce que nous verrons ! pensa Olga.

À haute voix, elle dit :

— Eh bien ! puisque rien ne peut te détour-ner de ton projet, Sacha, laisse-moi, du moins,t’aider de mes conseils. Tu sais que j’ai l’espritpratique, moi, et que j’ai de l’affection pour toi.Si tu m’écoutes, tu t’en trouveras bien… Maispourquoi trembles-tu ainsi ? As-tu froid ?

— Non, mais j’ai un mal de tête atroce ; etpuis j’ai faim aussi. Je n’ai rien mangé depuisce matin.

Olga leva les bras au ciel :

— Tu n’as rien mangé depuis ce matin !Mais, ma pauvre chère enfant ! Pourquoi nem’as-tu pas dit cela plus tôt ? Je vais te

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conduire immédiatement chez la femme denotre jardinier, qui loge dans le pavillon, àdeux pas de chez nous, et je te ferai servir là,par nos gens, un excellent repas.

— Oh ! non, Olga, merci ! mais je ne peuxpas accepter. Cela me retarderait trop.

Et Sacha voulut se mettre en marche ; maisles jambes lui manquèrent.

— Tu vois ! tu vois ! s’écria Olga triom-phante. C’est bien ce que je pensais : tu n’espas en état de faire un pas. Il n’y a pas à tergi-verser. Il faut que tu remettes à demain ton pe-tit voyage. Laisse-moi parler. Ne m’interrompspas. Je sais ce que je dis. Si tu persistes à vou-loir marcher maintenant, tu seras tout de suiterattrapée par les Strélitsky.

— Mon Dieu ! gémit Sacha en pâlissant.

— Oui, c’est comme je te le dis. Mais si tusuis mes conseils, tu n’auras rien à craindred’eux. Voici ce qu’il faut faire : tu passeras lanuit chez le jardinier ; et demain, après un bon

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sommeil réparateur, tu pourras te remettre enroute. Personne ne t’en empêchera.

— Tu ne diras à personne que tu m’as vue,Olga ?

Et Sacha levait sur son amie un regard in-quiet. Olga l’embrassa affectueusement :

— Fie-toi à moi et tout ira bien : je serai tonange gardien. Mais ne nous attardons pas ici.Prends mon bras, et appuie-toi sur Miss Lilian.Nous serons tout de suite chez le jardinier.

Sacha ne fit plus d’objections ; elle se sen-tait très lasse, et la tête lui tournait. Elles ar-rivèrent au pavillon où Olga donna ses ordres.Il fut convenu que Sacha quitterait Aloupka lematin suivant, et Olga promit de venir une foisencore dans la soirée recevoir les adieux de lafugitive.

— Je t’apporterai un chapeau, un manteauet de l’argent ! cria-t-elle en sortant, et, sansplus s’inquiéter de Miss Lilian, elle partit encourant dans la direction de la maison pater-

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nelle. La jeune Écossaise la suivit à pas lents.Elle n’avait rien dit pendant cette scène, maiselle était fort mécontente de la conduite d’Ol-ga.

« Quelle triste position que celle de demoi-selle de compagnie ! songeait-elle, avec amer-tume. Cette petite Yermoloff ne fait que bêtisessur bêtises toute la journée ; quand je hasardeune timide observation, elle me rit au nez. Etpourtant, c’est pour la surveiller que je doisl’accompagner partout. Quand je la laisse faire,alors que je la désapprouve, je manque à mondevoir. Ah ! que tout cela me tourmente ! Lavoici maintenant qui s’est lancée dans cetteaventure qui pourrait fort mal tourner ; et dontsa mère serait certainement très mécontente.Que dois-je faire ? C’est mal, c’est très mal devouloir soustraire cette petite Strélitzky aux re-cherches de sa famille ! Il faut absolument quej’aie une sérieuse explication avec elle… »

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Et Miss Lilian se dirigea résolument vers lachambre de son élève. Doucement, elle frappaà la porte :

— Entrez, cria la voix impérieuse d’Olga.

Elle entra : la chambre était dans le plusgrand désordre. L’armoire était ouverte ; deuxou trois robes étaient étalées sur le lit. Assisesur un tabouret, Olga, en mantelet et en juponcourt, se faisait coiffer.

— Que signifie cela ? s’écria Miss Lilianétonnée. Vous faites toilette, à cette heure ?

— Oui, je me fais belle : il y a de quoi… Legrand Féodore va être ici tout à l’heure. Je n’aique juste le temps de… Aïe ! Maria ! tu m’ar-raches les cheveux !

— Comment ? Que dites-vous ? – Miss Li-lian restait stupéfaite sur le seuil – le comteFéodore Strélitzky va venir ici ?

— Oui, je l’ai fait mander au nom de papapour une affaire urgente. Il va accourir, vous

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dis-je… Mais ne me regardez pas avec desyeux aussi ronds, Miss Lilian ! Cela me faitpenser à la femme de Loth lorsqu’elle fut chan-gée en statue de sel ! Et pourquoi restez-vousainsi immobile ? Entrez donc et fermez la portederrière vous.

— Vous avez fait mander le comte Strélitz-ky,… vous, mademoiselle Olga ?

— Eh ! oui. Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?Vous devez bien penser que j’ai hâte d’arrangerl’affaire de Sacha !

— C’est justement pour vous parler deMlle Strélitzky que je suis ici. Ce qui est arrivécet après-midi me déplaît fort. Votre amie amal agi en quittant sa famille, et vous, made-moiselle Olga, vous vous faites sa complice enla prenant sous votre protection.

— Que radotez-vous là, Miss Lilian ?…Moi, la complice de Sacha ! Mais, vous necomprenez donc rien ? Apprenez, ma chère,que si je lui donne asile, c’est tout simplement

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pour l’empêcher de courir les bois, et que monintention est de la ramener chez les Strélitzky,le plus tôt possible. Quand le grand Féodoresera ici…

— Vous n’allez pourtant pas lui livrer votreamie, maintenant qu’elle a mis toute saconfiance en vous ? Ce serait une véritable tra-hison ! s’écria Miss Lilian avec émotion.

— Laissez-moi donc m’expliquer avant dem’insulter ? fit Olga sèchement. Quand legrand Féodore sera ici, dis-je, je parlementeraiavec lui ; et, lorsqu’il m’aura solennellementpromis de pardonner à sa sœur, j’engagerai Sa-cha à retourner à la maison. Vous voyez, machère, que ce n’est pas une trahison que je pro-jette. Je ne serai pas le Judas, mais bien l’angegardien de Sacha, et mon intervention rendratout le monde heureux : le grand Féodore jubi-lera de rentrer en possession de sa petite sœur,et Sacha sera enchantée de pouvoir retournerchez elle, sans avoir rien à craindre des Stré-litzky.

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Miss Lilian secouait la tête d’un air mécon-tent :

— Et Mme Yermoloff, que va-t-elle dire detout cela ?

— Maman ? Elle ne saura rien… Commentvoulez-vous qu’elle sache ? Elle ne rentreraqu’au moment du dîner. J’aurai vu le comteFéodore. Tout sera arrangé et fini.

— Et si elle me demande ce que vous avezfait, cet après-midi ?

— Ah ! mon Dieu ! ma chère, que vous êtesennuyeuse avec vos questions ! S’il faut encoreque je vous dicte vos réponses ! C’est un peufort, à votre âge ! Naturellement, vous direz àmaman tout ce que nous avons fait, absolu-ment tout… excepté ce qui concerne les Stré-litzky.

— Mais je n’aime pas cela, moi. C’est trom-per Mme Yermoloff et cela révolte maconscience. J’ai un peu la responsabilité devos actions, mademoiselle Olga. Quand votre

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maman m’ordonne de vous accompagner, ellecompte que je vous surveille, et je réponds malà la confiance qu’elle…

— Ta ! ta ! ta ! chère Miss Lilian ! Quelleconscience peu accommodante vous avez !Vous devez compter des Puritains parmi vosancêtres pour être ainsi bourrelée de scru-pules ! Mon Dieu ! je ne vous demande pas dedire des mensonges…

— Non, mais vous me demandez de cacherla vérité ; et cela revient au même.

— Grand Dieu ! Allez-vous me faire un ser-mon ? Vous auriez tort, ma chère ; vous prê-cheriez dans le désert ! Aidez-moi plutôt àm’habiller. Je vais mettre ma plus jolie robe. Ilfaut que je sois belle, pour lui plaire…

Et Olga se regarda complaisamment dans laglace. Le visage de Miss Lilian s’assombrissaitde plus en plus.

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— Que devrai-je répondre à Mme Yermolofflorsqu’elle me demandera pourquoi vous avezchangé de robe ? questionna-t-elle froidement.

Olga eut un geste d’impatience :

— Vous répondrez que j’ai fait un accroc àl’autre. C’est bien simple.

— Non. Je ne dirai pas cela. Ce serait unmensonge !

— Un mensonge ! ce n’en sera pas un, cesoir… Regardez, ma chère.

Et Olga, s’armant d’une paire de ciseaux, at-trapa d’un geste brusque le vêtement qu’ellevenait de quitter, coupa deux ou trois pointsd’un volant, tira… On entendit un craque-ment :

— Voilà ! Ce n’est pas plus difficile que cela,dit-elle. Maintenant vous pouvez dire, sansmentir, que cette robe a un trou… Vous levoyez, n’est-ce pas ? Il est assez gros, j’espère,pour rassurer votre conscience si délicate ?

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— Mademoiselle Olga, ce que vous faiteslà est très laid. Vous trompez votre maman,et vous voulez que je la trompe aussi. Mais jene suis pas disposée à vous suivre dans cettevoie. Je vous prie de ne pas compter sur monsilence. Si Mme Yermoloff m’interroge, sachezque je lui dirai toute la vérité.

— Ah ! vraiment ! fit Olga, l’air moqueur.

Et, sans un mot de plus, elle continua sa toi-lette. Miss Lilian ne savait quelle contenanceprendre.

« Faut-il sortir ? se demandait-elle. Ce se-rait plus digne. Mais non, il vaut mieux rester.Elle n’est pas mauvaise, au fond, cette Olga,mais elle est mal élevée, horriblement mal éle-vée. Mes paroles ont dû la troubler. Sansdoute, maintenant, elle y réfléchit, et elle sedemande ce qu’elle va faire. Tout à l’heure, elleme demandera pardon et je tâcherai de la ra-mener à de meilleurs sentiments. »

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Un coup frappé à la porte vint la distraire.C’était l’homme qu’Olga avait envoyé chez lesStrélitzky. Il venait rendre compte de sa mis-sion :

— Le comte Strélitzky sera ici tout àl’heure, Olga Wassilievna, dit le serviteur.

— C’est tout ce que tu as à dire, Ivan ? Jet’avais ordonné d’ouvrir les yeux et les oreilles.N’as-tu rien remarqué d’insolite chez les Stré-litzky ?

— Oui, Olga Wassilievna. Tout y est sensdessus dessous. Alexandra Alexandrovna adisparu, et Natalie Serguievna s’est trouvée su-bitement si mal, qu’on a dû aller quérir pourelle le médecin des Rastovtzoff.

— Et le comte Féodore ?

— Le comte Féodore à l’air très mécontent,Olga Wassilievna.

Olga se frotta les mains :

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— Va, Ivan. Tu es un bon diable. Je suiscontente de toi…

Elle se campa devant la glace et s’examinaminutieusement. Sa toilette était achevée. Elleétait très en beauté, ce jour-là, pensait-elle, etle comte Féodore serait certainement ébloui…Ah ! oui, de ce côté-là, tout allait bien marcher,mais… il y avait cette Miss Lilian ! Conçoit-on l’effronterie de cette pauvre demoiselle decompagnie qui s’avisait de lui résister, à elle,la toute-puissante Olga Yermoloff ? Il s’agissaitde la mettre au pas, et promptement ! Elle setourna vers Miss Lilian :

— Miss Lilian Mac Culloch, prononça-t-elled’un ton solennel. Veuillez m’écouter avec at-tention. Je vous ai considérée jusqu’à ce jourcomme une amie, et vous répondez à ma bien-veillance par une déclaration de guerre ! Vousme menacez de raconter à maman des chosesque je veux qu’elle ignore. Naturellement, jene peux pas vous coudre la bouche. Mais ilfaut que vous sachiez à quoi vous vous expo-

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sez en me trahissant. Si maman apprend parvous ce qui s’est passé cet après-midi, je nevous pardonnerai jamais !… Maintenant, réflé-chissez. Vous savez que la véritable maîtresse,ici, c’est moi ; et que mes parents font tout, ab-solument tout ce que je veux. Quand je seraicontre vous, votre position chez nous sera in-tenable. Vous n’aurez plus qu’à faire vos mallespour l’Angleterre. Voilà ! Vous êtes avertie. Àvous maintenant de provoquer ou d’éviter cedénouement.

Elle donna encore un regard à la glace etajouta :

— Maintenant, nous allons descendre surla terrasse, et attendre l’arrivée du comte Féo-dore.

Ainsi fut fait. Quand elles furent en bas,Miss Lilian prit sa broderie et se mit à travaillersilencieusement. Olga faisait les cent pas d’unair agité.

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— Encore une chose ! dit-elle tout à coupen se rapprochant de Miss Lilian. Il est inutileque vous assistiez à mon entretien avec lecomte Strélitzky. Ne bougez pas d’où vousêtes. Quand je le verrai paraître, j’irai seule àsa rencontre.

Miss Lilian ne répondit rien.

La patience d’Olga fut mise, ce jour-là, àune rude épreuve. Le temps passait et le comteStrélitzky n’arrivait pas. Olga commençait àdésespérer lorsque, enfin ! elle vit se dessinerau loin sa haute silhouette.

Elle se porta aussitôt à sa rencontre :

« Il est superbe, vraiment, avec sa taille etson air majestueux ! songeait-elle, en le regar-dant s’avancer. Il est tout à fait le mari qu’il mefaut ! »

Et un sentiment brusque d’orgueil lui gon-flait la poitrine.

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CHAPITRE SIXIÈME

L’ANGE GARDIEN HUMILIÉ

Le comte Féodore Strélitzky, « le grand Féo-dore », était un homme de trente-huit ans,blond, immense, assez gros et l’air fort distin-gué. Ses cheveux, soignés, se prolongeaient lelong de l’oreille en cette sorte de favoris courts,alors à la mode, et qu’on appelle « pattes delapin ». À un observateur attentif, son visageeût paru inquiétant par le contraste entre lecalme voulu de l’expression et la violence detempérament que trahissaient tous ses traits.Il y avait une énergie peu commune dans lementon très accusé ; de la sensualité dans labouche petite, aux lèvres épaisses, dans le nezaux narines mobiles et ouvertes largement ; dela pensée sous le front noble ; de la dureté dans

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le regard à la fois perçant et impénétrable deslongs yeux obliques.

Mais le comte Féodore savait se composerun masque impassible et grave.

En ce moment, son visage n’avait rien d’ai-mable : outre que la disparition de Sacha lecontrariait fort, il venait d’apercevoir Olgadans ses beaux atours.

« Elle n’ignore pas, pensait-il, que je doisvenir chez son père et elle s’est postée là pourse faire admirer. »

Il arrivait assez souvent au comte Strélitzkyde faire ainsi sur la petite Yermoloff des ré-flexions dépourvues de bienveillance. Cetteenfant terrible – mais exquisément jolie – ins-pirait à cet homme de vingt ans plus âgé qu’elledes sentiments tout à fait contradictoires. Ilétait tour à tour charmé et froissé par elle.Elle lui plaisait par sa vivacité, par ses répar-ties drôles, par sa grâce et sa joliesse ; elle l’ir-ritait par ses audaces, ses impertinences, ses

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attitudes effrontées et pourtant toujours char-mantes.

Ce jour-là, parce qu’il était de mauvaise hu-meur, il se sentait plein d’hostilité contre ellerien qu’en la voyant s’avancer vers lui, avec lepetit air impertinent et mutin qui lui était cou-tumier. Il la salua toutefois avec une grandepolitesse et voulut passer. Mais elle lui barra lechemin :

— C’est moi qui voulais vous voir et quivous ai fait mander, comte Féodore Serguié-vitch ! déclara-t-elle, en le regardant dans lesyeux, effrontément. Je l’ai fait au nom de pa-pa ; mais c’était une ruse pour vous attirer, carvous ne seriez pas venu, peut-être, si je vousavais appelé en mon nom ?

Le comte Strélitzky ne jugea pas à proposde renseigner la petite Yermoloff sur ce point :

— Que désirez-vous donc de moi, OlgaWassilievna ? demanda-t-il, fixant sur elle ses

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longs yeux qu’il tenait mi-clos, ce qui ôtaittoute dureté à son regard.

— J’ai des nouvelles à vous donner de votrepetite sœur, répondit Olga, avec un de ses plusaimables sourires.

— Vous avez vu Sacha ?

— Non seulement j’ai vu Sacha, fit Olgaavec emphase, mais encore j’ai calmé Sachaqui pleurait ; j’ai donné à manger à Sacha quiavait faim ; j’ai donné à boire à Sacha qui avaitsoif ; j’ai fait reposer Sacha qui tombait de fa-tigue… Bref, j’ai joué vis-à-vis de Sacha le rôledu Bon Samaritain !… Et je me propose main-tenant d’être l’ange gardien de Sacha, FéodoreSerguiévitch !

Le comte Strélitzky s’inclina, le regard sou-dain malicieux sous ses paupières abaissées :

— Vous ne sauriez mériter mieux ce titre,Olga Wassilievna, qu’en la renvoyant immédia-tement à la maison.

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— Pour la jeter dans la gueule du loup, etdans les griffes du lion, hein ? rétorqua Olga,l’air moqueur. Quelle idée avez-vous donc demoi, Féodore Serguiévitch ? Je sais protégermes amis, apprenez-le ! Sacha ne rentrera chezvous que lorsque vous m’aurez solennellementpromis qu’on l’y tiendra quitte de toute puni-tion…

— Pour solliciter qu’on l’en tienne quitte,c’est donc que vous estimez qu’elle en mériteune ?

— Voyez donc un peu ce méchant homme !s’écria Olga, exaspérée de cette insidieusequestion. Le voilà qui fait des embarras pourpardonner à sa sœur une pure peccadille, alorsque lui-même !… Croyez-vous que je n’en-tende pas parler de vos frasques, Féodore Ser-guiévitch ? Vous êtes un vilain libertin, je lesais pertinemment ! et, quand vous rentrez àl’aube, après avoir passé la nuit on ne sait nioù, ni comment, c’est vous qu’on devrait ac-cueillir comme vous le méritez ! Une bonne

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bastonnade, voilà ce qu’il vous faudrait chaquefois ! Si vous n’avez personne pour vous rendrece service, c’est grand dommage pour vous :vous allez devenir tout à fait corrompu, si celacontinue !

Le comte Strélitzky, loin de se fâcher, semit à rire. Il trouvait cette petite Yermoloff trèsamusante !

— Puisque vous vous intéressez à Sacha,dit-il, de la malice plein ses longs yeux, ne crai-gnez pas qu’elle se corrompe à mon instar. Jepuis vous assurer que nous nous efforcerons delui rendre la sorte de services que vous appré-ciez si fort, et dont l’absence, hélas ! se fait sidéplorablement sentir dans mon éducation…

Olga était assez intelligente pour com-prendre qu’elle s’était engagée dans une faussevoie. Elle changea de ton et prit un air câlin :

— J’espère, cher Féodore Serguiévitch, quevous n’allez pas prendre au sérieux une simpleboutade. En réalité, j’ai de vous la meilleure

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opinion. C’est toujours moi qui prends votredéfense quand maman dit du mal de vous…Mais quand j’ai vu combien cette pauvre Sachavous craignait ; quand j’ai appris qu’elle pré-férait passer la nuit dans la forêt plutôt qued’affronter votre courroux, je me suis dit : « Ilfaut que je m’en mêle. » Voyons, comte, un bonmouvement : pardonnez à Sacha, et elle ren-trera immédiatement à la maison. Vous ne vou-driez pas, n’est-ce pas ? qu’elle courre les boiset s’expose à mille aventures ?

— Elle ne courra pas longtemps maintenantque je sais sous quelle protection elle setrouve, répondit Féodore, malicieux.

— Ah ! vraiment !

De nouveau, les yeux d’Olga étincelèrentde colère :

— Ah ! vraiment ! Vous ne voulez pas trai-ter avec moi, parce que vous vous imaginezpouvoir rentrer en possession de Sacha rienqu’en la réclamant à mes parents. Eh bien ! Es-

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sayez un peu pour voir ce qu’on vous répondra.D’abord, ni mon père ni ma mère ne saventoù elle est. Entendez-vous ?… Je lui ai trou-vé une cachette, une cachette excellente, queje vous défie bien de découvrir, Féodore Ser-guiévitch, tout malin que vous vous croyez ! Etsi vous allez vous plaindre à maman, elle fe-ra semblant de me gronder, mais, intérieure-ment, elle sera enchantée que je vous aie jouéun bon tour ! Et quant à mon papa, si vous luidites : « Wassia, ta fille sait où est ma sœur, etne veut pas me le dire. C’est à toi de la faireparler ! » n’allez pas croire qu’il aura recoursà tous les moyens de torture dont vous faitesusage chez vous pour vous faire obéir. Il ne mejettera pas dans un trou noir ! Il ne me met-tra pas au pain et à l’eau ! Il ne me rouera pasde coups ! Heureusement, mon papa n’est pasun ogre, lui ! Il me cajolera pour me faire tra-hir votre sœur ; mais moi, insensible à ses ca-resses, je vous rirai au nez, Féodore Serguié-vitch ! et vous ne saurez rien !

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Elle lança ces derniers mots d’une voixtriomphante, et elle regarda le comte Féodorepour jouir de sa confusion. Mais sur le visagede Strélitzky, il n’y avait qu’une expression decuriosité amusée qui blessa Olga au vif :

— Pourquoi me regardez-vous comme ce-la ? dit-elle avec colère. Si vous n’avez rien àme répondre, vous feriez mieux de décamper,homme de pierre que vous êtes !

— En effet, approuva-t-il, devenant gravesoudain et consultant sa montre. Il est grandtemps que je me rende chez le directeur de po-lice. J’aurai l’honneur de vous revoir chez luitout à l’heure, Olga Wassilievna.

Il s’inclina et fit mine de s’en aller. Mais Ol-ga l’arrêta :

— Que signifie cela ? Pourquoi allez-vouschez le maître de police ? Et pourquoi pensez-vous m’y rencontrer ? s’écria-t-elle, impétueu-sement.

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— Parce qu’il vous mandera certainementlorsqu’il m’aura entendu, Olga Wassilievna,puisque, de votre propre aveu, vous êtes laseule personne qui puissiez donner à la policedes renseignements sur Sacha.

— Comment ! Vous iriez répéter à cethomme ce que je viens de vous dire ? FéodoreSerguiévitch, vous ne ferez pas cela !

— Pourquoi ne le ferai-je pas ?

— Parce que cela me serait très désa-gréable ! Du reste, je vous préviens que, s’ilm’interroge, je lui dirai que je ne sais rien, ab-solument rien de Sacha, et que je ne vous ai ja-mais parlé d’elle. Voilà.

— Vous auriez grand tort, permettez-moide vous le dire, Olga Wassilievna. Quand onment aux autorités, on s’attire une foule dedésagréments et on a toujours lieu de s’en re-pentir.

Il affectait une gravité impressionnante. Ol-ga resta interloquée. Si ce diable d’homme al-

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lait vraiment lui attirer des désagréments ?…Elle commençait à regretter de s’être lancéedans cette aventure et – étrange sentiment –elle se sentait vivement irritée contre Sacha,cause unique, pensait-elle, de l’embarras oùelle se trouvait.

— Vous ferez comme il vous plaira, OlgaWassilievna, reprit le comte Féodore, qui lisaitcomme à livre ouvert sur le visage mobile dela petite Yermoloff. Mais je suis persuadé quevous ne ferez aucune difficulté à instruire le di-recteur de police de ce que vous ne voulez direni à votre père, ni à moi.

Ayant ainsi parlé, il s’inclina très bas ets’éloigna. Olga le regardait, consternée. Com-ment tout cela allait-il finir ? Ah ! si son pèreeût été là pour la protéger ! Mais elle étaitseule, et Dieu sait ce qui allait arriver !… Ellese voyait déjà, en imagination, confrontée avecle comte Strélitzky devant le policier ! Qu’est-ce qu’on en dirait à Aloupka ? Ah ! il fallait em-pêcher cela à tout prix ! Brusquement décidée,

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elle courut après Féodore, et l’attrapa par lebras :

— Comte Strélitzky ! dit-elle en le regar-dant avec colère, vous avez gagné la partie. In-utile de vous rendre chez le maître de police etde prolonger cette comédie. Vous voulez queje vous livre Sacha, n’est-ce pas ? C’est bien.Elle est chez notre jardinier. Allez la prendre,et faites d’elle tout ce que vous voudrez ; jem’en lave les mains !… Battez-la ! piétinez-la !rasez-la ! tuez-la ! tannez-lui la peau ! faites-enun tambour ! Je m’en moque !… Mais dispa-raissez de devant mes yeux ! Vous êtes un mé-chant homme ! Je vous méprise ! Je vous dé-teste ! Je vous hais !…

Elle était furieuse. Quant au comte Féodore,s’il était satisfait, son énigmatique visage n’enlaissait rien paraître. Il s’inclina encore plusbas qu’auparavant, et la remercia avec la plusgrande politesse. Olga se sentait une étrangeenvie de se jeter sur lui, de le battre, de l’égra-tigner…

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Comme il s’éloignait de son pas égal et ma-jestueux, elle n’y tint plus. Vivement, elle sebaissa, ramassa une poignée de gravier et la luijeta de toute sa force en plein dos.

Mais, à sa grande fureur, il ne daigna pasmême accélérer sa marche pour échapper àcette lapidation.

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CHAPITRE SEPTIÈME

LA MÈRE DE SACHA

Tandis qu’Olga jouait d’une si singulière fa-çon le rôle d’ange gardien de Sacha, Mme Yer-moloff arrivait chez sa jeune amie Mme Ru-mine, née Hélène Nicolaïevna Kamensky,qu’elle trouvait en compagnie de son mari Ni-colas Wladimirovitch Rumine, et de sa sœurMme Zénaïde Boutourline.

La conversation roulait justement surPierre ; et Mme Yermoloff fut instruite du pro-chain départ du jeune homme pour Saint-Pé-tersbourg. Cette nouvelle, qui dérangeait sesplans, consterna la pauvre dame au point de luifaire oublier le but de sa visite qui était bien,comme l’avait supposé Olga, d’attirer l’atten-tion des deux sœurs de Pierre sur l’inconve-

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nance de la conduite de ce dernier vis-à-vis deSacha.

— Ce départ a donc été décidé bien subite-ment ? demanda-t-elle. J’ai vu Pierre hier ma-tin, et il ne m’en a pas soufflé mot.

— Oh ! Pierre a l’habitude des coups detête, vous le savez, chère amie, réponditMme Boutourline. C’est hier au soir qu’il a priscette décision. Naturellement, nous ensommes enchantés. La vie qu’il mène ici neconvient aucunement à un jeune homme deson âge et de son rang. Il fuit la société, il dé-teste le monde et ses plaisirs ; et – je peux bienle dire entre nous – le goût qu’il montre pourla petite Strélitzky commence à devenir inquié-tant.

— Il est vrai qu’il a pour cette enfant unesollicitude tout à fait extraordinaire. J’en saisquelque chose…

Et Mme Yermoloff, saisissant la balle aubond, allait entrer dans la voie des confi-

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dences, lorsque la petite Mme Rumine, lui cou-pant la parole, s’écria d’une voix enjouée quel’amitié de Pierre et de Sacha finirait certaine-ment par un mariage. Quant à elle, elle ver-rait avec plaisir ce dénouement, ces deux êtreslui semblant créés l’un pour l’autre. Ses parolesfurent accueillies avec la plus grande froideurpar les deux autres dames. Mme Boutourlineeut une moue pleine de dédain ; et quant àMme Yermoloff, il lui fallut un violent effortpour cacher son dépit sous un sourire forcé.

— Mais, ma chère Nelly, fit-elle, la voixmielleuse, dès qu’elle eut reconquis son empiresur elle-même, votre frère pourrait certaine-ment faire un meilleur choix. Intelligentcomme il est, il se lasserait bien vite de cettepetite Sacha. Elle est charmante, sans doute,cette chère enfant, mais si ignorante !

— Je n’ai jamais pu comprendre ce qu’iltrouve en elle de si attrayant, appuyaMme Boutourline. C’est une vraie petite ni-gaude. Les Strélitzky la méprisent ; et, sans

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vouloir les excuser, je prétends qu’il est diffi-cile d’avoir pour elle un autre sentiment, quandon voit la passivité avec laquelle elle supportela vie humiliante qu’ils lui font.

Nicolas Rumine, qui avait écouté en sou-riant, prit alors la parole :

— Mais c’est précisément cette passivitéqui la rend si touchante aux yeux de Pierre.N’en doutez pas, Zina, il aime Sacha justementparce qu’il la sent trop faible pour résister auxStrélitzky. Son affection a commencé par de lapitié ; et vous savez, mesdames, le proverbe :Pity is akin to love… Ah ! s’il savait encore toutce que j’ai appris aujourd’hui sur Sacha, ce passerait vite franchi, je le crois.

— Que voulez-vous dire, Nicolas ? ditMme Boutourline, vivement.

— Je veux dire que je sais maintenant toutel’histoire de Sacha ; une triste histoire, ma foi !

— Dois-je comprendre que le mystère quientoure la naissance de cette chère enfant vous

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a été révélé ? Et par qui donc, mon cher Nico-las ? jeta Mme Yermoloff.

— Par un Français de passage à Aloupka, etqui est notre hôte depuis hier.

Ici Nicolas se tourna vers sa femme et verssa belle-sœur qui le regardaient, l’étonnementpeint sur leurs visages :

— Oui, Nelly, oui, Zina. C’est M. des Essartsqui m’a donné sur l’origine de Sacha des détailsque tout le monde ignore ici.

— Il connaît donc les Strélitzky ?

— Il a connu autrefois, à Paris, AlexandreAlexandrovitch Strélitzky, le père de Sacha.

Les lèvres de Mme Boutourline se fron-cèrent dédaigneusement :

— Peut-on croire ce que dit cet étrangerqui, hier encore, était un inconnu pour nous ?

— Cet étranger nous est recommandé pardes amis, et, à ce titre, il mérite notreconfiance. Du reste, vous êtes libre de ne pas

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le croire, Zina. Pour moi, j’ajoute foi à son ré-cit, parce qu’il lui est échappé spontanément, àun moment où l’émotion le dominait.

— Quand donc vous a-t-il fait ces belles ré-vélations ?

— Ce matin. Nous sortions ensemblelorsque nous rencontrâmes le comte Féodore àcheval :

« Pardon – me dit M. des Essarts, dès quenous l’eûmes dépassé – le cavalier que vousvenez de saluer, n’est-ce point ?… »

Il hésitait, cherchant un nom.

— C’est le comte Strélitzky, dis-je.

— Strélitzky ? C’est cela. Le nom m’étaitsorti de la mémoire, mais l’homme, non !quoique je n’aie fait que l’entrevoir, il y a unequinzaine d’années.

— Strélitzky, dis-je, n’est pas un hommequ’on oublie, une fois qu’on l’a vu.

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— Je ne m’attendais certes pas à le rencon-trer ici, reprit-il, je croyais qu’il habitait dans legouvernement de Tver.

— Il a des terres là-bas, en effet. Mais il estvenu ici pour la santé de sa sœur. Le climatd’Aloupka est excellent.

— Et sa mère ? Elle est avec lui, sansdoute ?

— Mme Strélitzky ? Elle est morte…

— Ah ! fit-il, et il s’absorba quelque tempsdans ses réflexions.

Puis soudain, la voix toute changée :

— Et la petite Alexandra, ou plutôt Sacha,comme on l’appelait, qu’est-elle devenue ?Comment les Strélitzky la traitent-ils ?… Est-elle heureuse chez eux ?

« Mon ami, pensai-je, tu as l’air d’en savoirlong sur les Strélitzky. »

Mais je me gardai de montrer mon étonne-ment :

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— Je ne saurais vous renseigner, mon chermonsieur, dis-je. Je fréquente peu les Strélitz-ky, ce sont des gens très mystérieux… Maisvous semblez, vous, les connaître très bien ?

— Pardonnez-moi, dit-il. Je ne connaisqu’un épisode de leur passé, et c’est bien assez.

Ces paroles, et surtout le ton dont il les pro-nonça, piquèrent ma curiosité :

— Contez-moi donc cela, lui dis-je, j’aimebeaucoup les histoires !

— Il y a histoires et histoires, répondit-il,l’air sombre. Je doute que vous preniez du plai-sir à celle-ci ; elle est trop lugubre.

— Dites toujours…

Et il s’exécuta.

— Que t’a-t-il raconté ? Oh ! Nicolas, dis-lenous ! s’écria Hélène Nicolaïevna, les yeux toutluisants de curiosité.

— Oui, oui. Racontez-nous cela ! firent en-semble Mme Boutourline et Mme Yermoloff.

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— Hélas ! mesdames, se récusa Nicolas, jen’ai jamais eu le talent de conter. En passantpar ma bouche, cette pathétique histoire de-viendrait, j’en suis sûr, bien ennuyeuse. Maisvoici M. des Essarts qui se promène dans lejardin, avec notre Michel. Voulez-vous quej’aille vous le chercher ? Il vous fera ce récitbien volontiers.

— Oui, oui. Amenez-le ! s’écrièrent les troisdames d’une voix impatiente.

Quelques minutes plus tard, l’étranger fai-sait son entrée, accompagné de Nicolas Ru-mine et de Michel Kamensky. C’était unhomme d’une cinquantaine d’années, avec unephysionomie ouverte, qui prévenait en sa fa-veur. Lorsqu’il apprit ce qu’on désirait de lui,il parut un peu contrarié. Mais le moyen de sedérober aux sollicitations de trois dames quela curiosité dévore ? Michel Kamensky, le belofficier en séjour à Aloupka, joignait aussi sesprières à celles de ses sœurs et de Mme Yermo-

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loff. Il semblait encore plus désireux qu’ellesd’entendre l’histoire de Sacha.

M. des Essarts comprit que toute résistanceétait inutile, et qu’il fallait se rendre aux vœuxde la société. Il se laissa donc installer dans unfauteuil ; il attendit que tout le monde se fûtrangé en demi-cercle autour de lui ; puis il re-commença en ces termes le récit qu’il avait faitle matin même à Nicolas Rumine.

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CHAPITRE HUITIÈME

LE RÉCIT DE M. DES ESSARTS

Lorsque Alexandre Strélitzky vint se fixer àParis, voici quelque dix-huit ans – dit M. desEssarts – il n’était pas tout à fait un inconnupour moi. J’avais beaucoup entendu parler delui dans la colonie russe, où je comptais denombreux amis. Je savais que, quelques an-nées auparavant, après avoir dissipé la fortunede sa femme, il s’était enfui de Russie avecune de ses servantes et que, depuis, il ne ces-sait d’intriguer aux fins d’obtenir son divorceet d’épouser cette fille, dont il était éperdu-ment épris, et qu’on disait fort belle. Ces dé-tails – et d’autres encore, qui n’ont rien à voirici – m’avaient donné une triste idée du per-sonnage, et j’étais bien résolu à éviter tout rap-

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port avec lui. Mais les circonstances souventsont plus fortes que notre volonté : une se-maine s’était à peine écoulée depuis notre ren-contre, que je me trouvai en état de lui rendreun service dont il me sut un gré infini. Dès lors,impossible de le tenir à distance ; il mettait àme témoigner sa reconnaissance une ardeurqui me rendait confus ; il me pressait de l’allervoir. Pour m’en débarrasser, je sonnai, un soir,à la porte du petit appartement qu’il occupaità un cinquième étage. On m’introduisit dansune chambre très simple, où je le trouvai encompagnie de sa maîtresse. C’était la premièrefois que je voyais celle qu’on appelait « la belleMarie », et je restai stupéfait et charmé. Je sa-vais qu’elle était belle – son surnom n’était-ilpas éloquent ? – mais je me l’imaginais d’unebeauté toute différente, celle de la fille superbeet insolente, pour qui on abandonne femme etenfants. Et je me trouvais en face d’une créa-ture toute frêle, toute timide, au visage exqui-sément enfantin… Strélitzky, debout à son cô-té, guettant l’impression qu’elle produirait sur

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moi, parut fort satisfait de l’admiration que jelaissai paraître ; et ce fut ce soir qu’il choisitpour me conter tout au long sa vie et celle desa compagne.

« Je sais – me dit-il, comme nous nous trou-vions seuls vers la fin de la soirée – je saisque l’on vous a dit du mal de moi… et nonseulement de moi, mais encore de Marie. Etpeut-être avez-vous prêté à ces calomnies uneoreille attentive ? Mon Dieu, j’en conviens, lesapparences sont contre nous. Pourtant, nousne sommes pas des coupables, mais des vic-times… »

Il prononça ce mot avec force, comme pourbien affirmer sa sincérité. Victime, qu’elle lefût, j’étais tout disposé à le croire, mais lui ?…Comme s’il eût deviné mes pensées :

« Monsieur, me dit-il, j’ai trop d’amitié pourvous pour ne point désirer votre estime. Souf-frez donc que je vous dise ma vie, en quelquesmots. Vous jugerez, après m’avoir entendu, si

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je ne suis pas un homme à plaindre, plutôt qu’àblâmer. »

Là-dessus, il commença ses confidences.

Il était né, me dit-il, de parents pauvres,quoique nobles ; mais il avait été élevé dansl’idée de posséder un jour une immense for-tune. Son père était apparenté – assez lointai-nement, du reste – à deux frères, célibataireset fort riches, les comtes Strélitzky. Il n’entre-tenait avec eux aucune sorte de relation, etne comptait nullement sur leur héritage. Maisvoici ce qui arriva l’année même où naquitAlexandre : le cadet des deux comtes, en ma-niant imprudemment un couteau de chasse,se fit une blessure si grave, qu’il succombaquelques heures plus tard. Ce fut ainsi, dumoins, qu’on expliqua sa mort. Mais, si l’onen croit la rumeur publique, les choses se pas-sèrent fort différemment. Les deux frèresétaient tombés amoureux d’une jeune fillenoble de leur voisinage, que tous deux pré-tendaient épouser. C’est au cours d’une dis-

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pute qu’ils eurent à ce sujet que l’aîné, prisde fureur, se lança sur son cadet, et le frappamortellement. Le coup fait, il en conçut unsi violent désespoir que, tournant son armecontre lui-même, il allait mettre fin à ses jours ;mais sa victime l’en empêcha ; et, l’assurant deson pardon, le conjura, au nom de l’amitié quiles unissait, de garder le secret de son crime etde ne point chercher à attenter à sa vie.

Pour Alexandre Strélitzky, cette versionétait la seule vraie. Il me fit remarquer que lecomte survivant, au lendemain de la mort deson frère, rompit résolument toute relation devoisinage avec la famille de la jeune fille encause ; et que lui, qui s’était jusqu’alors mon-tré assez indifférent aux choses religieuses, seprit soudain d’un zèle étrange pour des œuvresde piété, auxquelles il consacra des sommesconsidérables. Dans le pays, on le désignaittout bas sous le nom de « comte Caïn », et l’onracontait qu’il avait fait vœu de célibat, en ex-piation de son crime…

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Quoi qu’il en soit de l’authenticité de cettelégende, ce fut l’année même où eut lieu ledrame qui le priva de son frère que le comteStrélitzky prit l’initiative d’un rapprochementavec le père d’Alexandre, qui fut fort ému deces avances. Il fut plus ému encore, en voyantl’intérêt témoigné par son riche parent à sonfils nouveau-né. Le comte était un homme ré-servé, qui ne parlait pas volontiers de ses af-faires ; mais, lorsqu’il manifesta son intentionde prendre à sa charge l’éducationd’Alexandre, M. Strélitzky ne douta plus qu’ilne comptât en faire plus tard son héritier. Etcette opinion ne tarda pas à être celle de toutle monde. Le petit Alexandre en devint, ducoup, un personnage fort important. Chacunvoyait en lui le futur possesseur d’une fortuneconsidérable. Et, de ces hautes destinées quil’attendaient, découlaient déjà, pour son père,les plus heureuses conséquences. M. Strélitzkyétait pauvre ; mais, du jour où son fils futconsidéré comme l’héritier du comte, il se vitouvrir du crédit partout. Et il en usa si large-

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ment qu’Alexandre se trouva, à la mort de sonpère, fort endetté.

Sur le moment, cela ne le préoccupa guère.N’avait-il pas, en perspective, l’héritage duriche comte, son cousin, le « comte Caïn »,comme il se plaisait à le surnommer avec uneinsistance cruelle ? Mais une déception formi-dable l’attendait, comme il touchait à sa ving-tième année : le comte, brutalement, lui an-nonça son mariage. Alexandre fut bouleversé.On le serait à moins.

« Représentez-vous ma position, monsieur,me dit-il. Elle était effrayante. Les dettes, accu-mulées par mon père, formaient un total consi-dérable. Le mariage de mon cousin, en rédui-sant à néant mes espérances d’héritage, mefermait tout crédit et déchaînait contre moimes créanciers. Les années qui suivirent sepassèrent en efforts désespérés pour tenir enrespect cette meute hurlante… Je pourraisécrire des volumes sur cette période de mavie, mais elle m’a laissé de si cruels souvenirs

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que j’ai hâte d’en détourner ma pensée. Souf-frez que j’en vienne immédiatement à la mortdu comte Caïn. Elle survint, alors que j’avaistrente-cinq ans. Plût au ciel qu’il fût mortquinze ans plus tôt, et sans laisser de postéri-té !…

» Sa veuve, fort civilement, m’informa dudécès. Ne voulant point être en reste de poli-tesse, je me rendis aux funérailles. Sotte idée !Vous allez voir combien j’en fus puni…

» Il faut vous dire que, depuis son mariage,j’étais brouillé avec mon cousin, et que je neconnaissais pas sa femme. Je fus très agréable-ment surpris de l’accueil qu’elle me fit. Tout desuite, elle me conquit par d’habiles paroles :

— Je sais, me dit-elle, que je suis la causeinvolontaire de votre dépouillement… Ah ! s’ilne dépendait que de moi, je vous dirais : re-prenez, reprenez ces biens dont, par ma faute,vous avez été injustement frustré.

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« Comment ne pas être touché d’un si noblelangage ? Je commençai, ma foi, à regarder lacomtesse avec quelque sympathie. Elle, de soncôté, montrait du goût pour moi, et m’enga-gea à prolonger mon séjour chez elle. En peude temps, nous devînmes les meilleurs amisdu monde. Chaque jour, elle me témoignaitplus de confiance. Elle en venait aux confi-dences. Elle me parlait de l’époux qu’elle ve-nait de perdre et qu’elle ne semblait pas, mafoi ! trop regretter. À l’en croire – si elle l’eûtosé – elle ne lui eût jamais accordé sa main.Mais, orpheline, elle dépendait d’une tante, quiavait disposé d’elle sans la consulter. Le comteavait été un mari autoritaire, qui décidait detout sans prendre l’avis de personne, et qui neconcevait même pas que sa femme pût avoird’autres goûts que les siens. Elle s’était en-nuyée mortellement auprès de lui, sans oser lelaisser paraître. Des nombreux enfants qu’elleavait mis au monde, deux seuls survivaient :un fils, Féodore, qui allait la quitter, le défuntayant expressément recommandé qu’il fût mis

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au Lycée ; et une fille, Natalie. Mais ses enfantslui inspiraient plus de crainte que d’affection,elle les trouvait trop semblables à leur père,et redoutait qu’ils la fissent retomber plus tardsous le dur despotisme dont la mort de son ma-ri venait de la délivrer.

— Mais pourquoi ne pas vous remarier ? luidis-je, un jour.

» C’était un propos en l’air. Mais elle le pritau sérieux. Elle devint rouge comme une pi-voine. C’est à cette minute, parbleu ! et parma sottise, que l’idée de m’épouser lui entradans la cervelle. Tout de suite, je m’en rendiscompte, à la gêne qui, soudain, se fit entrenous.

» Le lendemain, j’annonçai mon départ.Mais elle, qui avait son idée, me retint. J’auraisdû ne point lui céder. Mais je suis sentimentalen diable. Ma maudite sentimentalité intervint.Je regrettais de quitter ce château, où mes an-cêtres étaient nés, avaient vécu et étaient

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morts, où j’avais moi-même rêvé de passer mavie, et qui ne m’appartiendrait jamais ! Je res-tai donc, non pour elle, mais pour ces lieux, quim’étaient chers à tant de titres. Je restai et cequi devait arriver pour mon malheur, arriva :un an plus tard, je me trouvais enchaîné par lesliens du mariage à la veuve du comte Caïn…qui me donnait deux enfants, Ocipe et Wolo-dia.

» Ah, monsieur, quelle sottise, quelle irré-parable sottise je fis en épousant cette femme !Mon Dieu, je sais que, comme tous les mortels,j’ai mes défauts ; mais, sans me flatter, je puisdire que mon humeur est plutôt agréable. Cellede ma femme, monsieur, était telle que soncommerce en devenait insupportable. Quant àson physique, je vous dirai simplement que,plus âgée que moi de quelques années, ellemanquait de ces charmes qui prolongent siheureusement la jeunesse chez la femme déjàmûre. Vous me direz, sans doute, que j’auraisdû m’apercevoir de cela plus tôt. Hélas, mon-

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sieur, Quos vult Jupiter perdere, dementat prius,vous le savez…

» Et, comme pour faire ressortir par lecontraste les désavantages de Mme Strélitzky,ma mauvaise étoile avait placé près d’elle laplus adorable des créatures, un ange de beau-té : Marie… Vous avez vu Marie. Vous savezsa beauté. Mais ce que vous ignorez, monsieur,c’est sa curieuse histoire. Il n’y a qu’en Russieque des choses pareilles se rencontrent.

» Elle avait quelque quinze ans, à l’époquede mon mariage, et elle remplissait auprès dema femme des fonctions assez mal définies.Était-elle femme de chambre, lectrice ? je nesaurais dire. Tout de suite, je la remarquai etvoulus savoir qui elle était. On me dit que, res-tée orpheline en bas âge, elle avait été pla-cée, par les soins du défunt comte, dans la fa-mille de l’intendant, et que cet homme la trai-tait comme sa fille. Cependant, il avait pourelle certains égards qui me surprenaient. Jeflaire un mystère et je vais aux informations.

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D’abord auprès de ma femme. Elle m’apprendque la mère de Marie est morte en couches, etque son père est un gentilhomme, ami du dé-funt comte. Hem !… Ma curiosité est piquée auvif. Je continue mon enquête, cette fois auprèsdes gens de service. Et je découvre – ce quej’avais déjà deviné – que le gentilhomme enquestion n’est autre que le comte Caïn en per-sonne… Ainsi, Marie est la fille de cet hommeexécrable ! Et il n’a pas même eu la générositéde faire de cette enfant – son enfant – un êtrelibre !…

» Comment vous dire, monsieur, l’étrangeeffet produit sur moi par cette découverte ?J’avais tant de raisons déjà de haïr le comteCaïn. N’avait-il pas gâté impitoyablement mesplus belles années, en me donnant de faussesespérances ? Et voilà qu’on me révélait, com-mise par lui, une nouvelle iniquité !… Et j’avaislà, sous les yeux, sa victime, une innocente en-fant de quinze ans !…

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» Dès lors, je me sens invinciblement attirévers Marie. Je m’efforce de l’apprivoiser et,quand j’ai réussi à gagner sa confiance, jecherche à surprendre ce qu’elle peut bien sa-voir du secret de sa naissance. Je m’aperçoisque ce secret n’en est pas un pour elle. Pauvreenfant ! Elle sait que, dans ses veines, coulele sang le plus noble, et elle est esclave ! Macompassion grandit. Moi, du moins, je veux luimontrer, par mon attitude, que je la tiens pourmon égale, pour ma parente… Mais les égardsque j’ai pour elle ne tardent pas à attirer l’atten-tion. La fille du premier lit de ma femme – unepécore, qui ne peut me souffrir – en prend pré-texte pour me calomnier indignement. Elle faità sa mère des rapports mensongers sur mes re-lations avec Marie. La jalousie de ma femmes’éveille. Elle croit avoir une rivale en sa ser-vante. En vain, je tente de remettre les chosesau point, de lui faire comprendre l’origine dema pitié pour cette malheureuse enfant. Mesexplications font l’effet d’huile jetée sur du feu.Du coup, Mme Strélitzky prend Marie en

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grippe. Dans sa colère, elle décide de la bannirde sa présence, de l’envoyer dans la plus éloi-gnée de ses terres, où elle sera traitée, an-nonce-t-elle, selon ses mérites. Et moi, qui ail’imagination vive, je me représente Marie– ma belle, ma délicate Marie – transplantéechez de vulgaires paysans, qui, pour servir leressentiment de leur maîtresse, l’astreindront àdes travaux grossiers, auxquels elle n’est pointhabituée. Cette perspective me rend fou de co-lère. Je veux faire entendre raison à mafemme, la faire revenir sur sa décision. Maiselle reste inébranlable. Subitement, alors, macolère tombe ; je me sens d’un calme ef-frayant ; c’est que je viens de prendre une réso-lution très grave : puisque je ne peux rien surla volonté de Mme Strélitzky, je soustrairai Ma-rie à sa colère…

» Je vois la jeune fille en cachette. Je lui ex-plique la situation : elle est en disgrâce com-plète et sa fuite s’impose. Je lui expose monplan : tandis qu’on la conduira au lieu de son

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exil, des hommes à ma solde attaqueront sonescorte. Je me trouverai là pour prendre soind’elle ; et, ensemble, nous passerons la fron-tière.

» Ce discours la jette dans un grand trouble.Elle tombe à mes pieds, et me supplie, en san-glotant, de l’abandonner à son sort. Vous jugezsi je suis en disposition de l’écouter ! Plus elleme résiste, plus le désir de la sauver s’exaspèreen moi :

— Marie, lui dis-je avec fermeté, je suis dé-cidé à t’enlever, et je le ferai. Tu n’as qu’unmoyen de m’échapper : c’est d’implorer, contremoi, la protection de ma femme.

» Je la quitte là-dessus, sans attendre saréponse ; et je me rends moi-même chezMme Strélitzky, à laquelle j’annonce, le plustranquillement du monde, que je pars pour lechef-lieu, où mes affaires me retiendront unequinzaine de jours.

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» Une heure plus tard, je quitte le château ;et huit jours après, c’est la frontière que je fran-chis, en compagnie de Marie.

» Voilà, monsieur, comment il se fait que,marié et père de famille, j’ai abandonné femmeet enfants, pour passer à l’étranger avec uneservante. C’est ce dont on m’accuse. Maisvous, qui connaissez maintenant les circons-tances qui m’y obligèrent, vous conviendrezque je me suis laissé guider, en ce faisant, nonpar une basse sensualité, comme mes ennemisvoudraient le faire croire, mais par cet instinc-tif besoin qui pousse l’honnête homme à sous-traire à la méchanceté de ses oppresseurs unecréature faible et innocente. »

Ainsi parla Alexandre Strélitzky ; et, bienque sa confession fût faite sur un ton de par-faite sincérité, elle ne réussit pas à me donnerde lui une meilleure opinion. Je savais qu’il mecachait quantité de détails qui eussent été àson désavantage. En m’aidant de ce que j’avais

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entendu au cercle russe, je pouvais reconsti-tuer en partie sa vie, non point telle qu’il l’avaitcontée, mais telle qu’elle avait été vécue. Jepouvais admettre – n’étant point au courant deces circonstances-là – qu’il m’eût dit la véritéau sujet de ses relations avec le comte, soncousin ; mais en ce qui concernait son mariage,je savais, par mes amis russes, que la cupidi-té seule l’y avait décidé ; que la comtesse Stré-litzky, en l’épousant, avait non seulement payétoutes ses dettes, mais qu’elle s’était dessaisie,en sa faveur, de tous les biens dont elle pouvaitdisposer ; et qu’il n’avait jugé bon de l’aban-donner que lorsqu’il n’avait plus rien pu tirerd’elle.

Une seule chose ressortait, pour moi, par-faitement claire de son récit : c’est que la belleMarie avait été sa victime, à lui ; et qu’elle, dumoins, était à plaindre, et non à blâmer.

Mon départ vint brusquement interrompremes relations avec Strélitzky. Je fus envoyé enmission à Vienne, et j’y passai dix-huit mois,

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durant lesquels je n’entendis plus parler de lui.Cependant, le souvenir de la belle Marie nes’effaçait pas de ma mémoire ; je pensais sou-vent à sa curieuse histoire, et je me demandaiscomment finirait sa liaison avec AlexandreStrélitzky.

De retour en France, je m’informai d’eux.J’appris que Mme Strélitzky se trouvait à Paris :elle y était venue consulter une de nos plushautes sommités médicales. Alexandre ne ca-chait pas sa joie. Il comptait déjà que la mortde sa femme lui donnerait bientôt la libertéqu’il avait vainement demandée au divorce etque, plus que jamais, il désirait, car Mariel’avait rendu père d’une petite fille, et il ne pou-vait, du vivant de Mme Strélitzky, prendre lesdispositions nécessaires pour assurer l’avenirde cette enfant.

Quelques jours plus tard, je le rencontrai.Il montra, à me revoir, une joie extrême etm’invita à venir passer la soirée chez lui. J’ac-ceptai avec empressement. J’étais curieux, je

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l’avoue, de revoir la belle Marie, après ces dix-huit mois d’absence.

Les deux amants avaient quitté leur mo-deste logis du cinquième étage, pour unesomptueuse villa. Ce changement, qui prouvaitdes ressources nouvelles – de Dieu sait quelleprovenance, puisque Alexandre était sans for-tune – me surprit désagréablement. Et cetteimpression pénible s’accentua encore au coursde ma visite.

Je trouvai, installé chez eux, un certain Ma-lachkine, avec lequel Alexandre s’était liéd’amitié, pendant mon absence. L’attitude deStrélitzky et de la belle Marie vis-à-vis de cetindividu me parut fort bizarre. Alexandre était,avec lui, d’une affabilité extrême ; et, pourtant,à certains regards qu’il lui jetait à la dérobée,on eût pu croire qu’il le détestait. Je crus com-prendre qu’il redoutait un rival ; car Malach-kine, plus jeune d’une dizaine d’années et as-sez beau garçon, se montrait fort empressé au-près de la belle Marie, et Strélitzky, éperdu-

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ment épris de sa maîtresse, voyait avec dépitces assiduités. Quant à Marie, elle recevait leshommages de ce nouvel adorateur avec unefroideur qui cachait mal l’aversion qu’il lui ins-pirait. Mais pourquoi donc tous deux s’effor-çaient-ils de dissimuler leurs véritables senti-ments et de faire bonne mine à l’inconnu ?Sans doute, me dis-je, Alexandre a-t-il vis-à-visde lui des obligations qui le forcent à le ména-ger, et Marie agit-elle d’après ses instructions.

Durant les mois qui suivirent, j’eus fré-quemment l’occasion de rencontrer cet étrangecouple d’amis. Plus je voyais Malachkine, plusje sentais augmenter l’antipathie instinctivequ’il m’inspirait. Il passait pour fort riche, etje m’aperçus que Strélitzky tirait grand profitde son amitié. Je connais la générosité prover-biale des Russes. Cependant, la complaisanceinlassable que ce Malachkine mettait à payerles dettes de jeu d’Alexandre me paraissait tropexagérée pour n’être point suspecte. Que j’étaisloin de me douter, pourtant, qu’il poussait l’in-

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famie jusqu’à jouer le plus odieux des rôles, etque le jour allait venir où, jetant son masque, ilallait provoquer une sanglante catastrophe…

Un matin, je reçois d’Alexandre le billet sui-vant : « Venez me voir au plus tôt. Malachkineest un misérable. Il me met le couteau surla gorge, sous prétexte qu’il doit retourner enRussie et qu’il a besoin de ses fonds. Si d’icià trois jours, je n’ai pas réussi à me procurertrente-cinq mille louis, il ne me reste plus qu’àme brûler la cervelle. Voyez si vous connaissezquelqu’un qui puisse m’avancer cettesomme. »

Je cours chez lui pour en apprendre davan-tage. C’est Marie qui me reçoit. Sa pâleur, la ri-gidité de ses traits, la fixité de son regard mefrappent douloureusement. Je demande à voirAlexandre. Il n’est pas à la maison. Il ne mereste plus qu’à me retirer, mais je ne puis m’yrésoudre. Je suis comme cloué sur le sol, à re-garder la belle Marie. Le désespoir de ce vi-

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sage, délicieusement puéril, me bouleverse. Ledésir de provoquer ses confidences me pousseà lui apprendre que Strélitzky m’a écrit et queje suis au courant de la situation. Elle tres-saille :

— Vous savez que nous sommes à la mercide Malachkine ?

Je fais signe que oui. Elle me regarde. Sansdoute, mon visage reflète-t-il un peu des sen-timents qui m’agitent, car tout à coup, commecédant à une résolution subite :

— Eh bien ! me dit-elle, puisque Alexandrevous en a dit si long, monsieur des Essarts,il vaut peut-être mieux que je vous apprenneà mon tour ce qui, demain, ne sera un secretpour personne… Je suis sur le point de quitterAlexandre.

Je la regarde, stupéfait. Elle continue :

— Oui, je suis décidée à retourner en Rus-sie avec ma petite. Je n’ai rien dit de ce projetà Alexandre, parce qu’il s’opposerait à mon dé-

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part. Mais il est nécessaire que je le quitte.C’est le seul moyen de le sauver. Malachkineme l’a dit.

Malachkine ! Un horrible soupçon me tra-verse l’esprit : Malachkine lui a promis, si elleconsentait à le suivre en Russie, de tenir Stré-litzky quitte de sa dette, et pour sauver ce der-nier, la malheureuse a accepté !

Je m’écrie :

— Malachkine est un scélérat. Ne suivezpas ses conseils, madame. Si ce que je supposeest vrai…

— Et que supposez-vous ?

— Qu’il vous aime à la folie et que, pourvous avoir à lui, il a eu l’impudence de vousproposer le plus odieux des marchés.

Elle secoue la tête :

— Non, monsieur des Essarts, vous voustrompez. Malachkine a peut-être de l’amourpour moi. Mais, de cela, il n’est pas question.

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Il est vrai que c’est lui qui m’engage à regagnerla Russie ; mais ce n’est pas pour son comptequ’il agit : il remplit une mission.

— Une mission ?

— Oui, le comte Féodore Strélitzky, qui setrouve actuellement en France, auprès de samère, l’a chargé de me séparer d’Alexandre.

Le comte Strélitzky, c’est le fils du comteCaïn !

— C’est donc un agent de la police russe,que ce Malachkine ?

— Non, c’est un serf des comtes Strélitzky.

— Un serf !

Je la regarde, ahuri.

— Oui, il y a comme cela, en Russie,quelques serfs très riches, m’explique-t-elle.Malachkine est le fils et le petit-fils de trèsriches marchands, auxquels les comtes Stré-litzky ont toujours refusé la liberté. Mais lecomte Féodore a promis à celui-ci de l’éman-

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ciper s’il mène à bien la mission qu’il lui aconfiée.

— Alexandre est-il au courant de ces dé-tails ?

— En partie. Il n’ignore pas que Malachkineest un serf du comte Strélitzky. Mais il est loinde se douter qu’il est ici en qualité d’agent deson maître.

— Et vous ne l’avez pas averti ?

— Tout d’abord, j’en avais l’intention. MaisMalachkine m’a prévenue que ce serait le plussûr moyen de le perdre ; qu’il avait en main lesmoyens de le ruiner, et qu’il s’en servirait si jeparlais. Alors, j’ai eu peur pour Alexandre, et jeme suis tue.

— Et maintenant, pour obéir à cet homme,vous allez le quitter ?

— Oui, monsieur des Essarts, puisque c’estle seul moyen de le sauver. Malachkine me ditque, tant que je serai auprès de lui, sa famille

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lui tiendra rigueur. Et il n’est pas en état devivre sans le secours des siens. Malachkine as-sure qu’il faut énormément d’argent pour vivrecomme nous vivons ; et Alexandre n’en a pas.Il est obligé de jouer et d’emprunter. Malach-kine lui a prêté une très forte somme. S’il enexige maintenant le remboursement, c’est uni-quement pour exercer une pression sur moi,pour me contraindre à partir tout de suite.Avant-hier, il m’a dit que, si je m’y décidais,Alexandre n’avait rien à craindre de lui ; sinon,il se servirait des moyens qu’il a de lui nuire,pour venir à bout de ma résistance.

— Vous a-t-il dit quels sont ces moyensqu’il a de lui nuire ?

— Oui. Mais je n’ai pas compris. Il paraîtque c’est très grave. Vous voyez bien, monsieurdes Essarts, qu’il ne me reste qu’à retourner enRussie avec ma petite.

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— Et que deviendrez-vous en Russie ? Sij’ai bien compris, c’est chez les Strélitzky quevous comptez vous rendre ?

— C’est chez eux.

— Mais quel accueil vous feront-ils ?

— Malachkine m’a dit qu’on me tiendraitcertainement compte de la bonne volonté queje montre.

— Mais cela ne suffit pas ! Il faut des garan-ties. Vous devez exiger…

— Rien, monsieur des Essarts, je n’ai rien àexiger. Ils sont mes maîtres, et ce n’est pas àmoi, une serve…

Hélas ! quelle situation, et que je com-prends son désespoir !

Je demande :

— Et votre enfant ?

Ses mains se crispent :

— Ma petite…

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Elle n’en dit pas davantage. Tout de suite,comme si elle avait peur que la pensée de sonenfant ne la fasse faiblir dans sa résolution, elleparle d’autre chose :

— Je vous ai dit tout cela, monsieur des Es-sarts, parce que vous pouvez me rendre un trèsgrand service…

— Madame, disposez de moi. Je serai tropheureux…

— C’est demain que je pars. Demain matin,très tôt, le plus tôt possible… dès que je pour-rai le faire sans attirer l’attention d’Alexandre.Je lui laisse une lettre, où je lui dis que je lequitte de mon plein gré, parce que je recon-nais que ma présence ne lui cause que du tort,et que je ne veux pas être son mauvais gé-nie. Je lui dis aussi qu’il ne faut pas qu’il sefasse de soucis au sujet de ses huit cent millefrancs ; que Malachkine l’en tiendra quitte. Etpuis, quelques mots d’adieu… C’est tout…Quand il lira cette lettre, il sera hors de lui.

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C’est pourquoi je voudrais que quelqu’un fûtlà… un ami… pour lui adoucir ces premiersmoments, pour lui faire comprendre que, sansmoi, tout ira mieux pour lui… Et j’ai pensé àvous monsieur des Essarts.

Très ému, je l’assure qu’elle peut comptersur moi ; que, le lendemain, je serai, de bonneheure, aux alentours de la villa ; qu’elle n’a qu’àme donner un signal, grâce auquel je sauraisi, oui ou non, elle a déjà quitté la maison, etsi je peux y pénétrer. Nous convenons qu’elleplacera un vase de fleurs sur une fenêtre, àson départ. Et là-dessus, je la quitte, pénétréd’admiration pour l’énergique courage de cettefemme, si frêle d’apparence, et qui n’hésite pasà se sacrifier pour celui dont l’égoïsme féroce agâté sa vie.

Le lendemain, très tôt, je me trouve devantla villa. Le signal n’y est pas. Mais, devantla grille, un coupé stationne, que je reconnaispour celui du docteur Fleury, une de mes

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bonnes connaissances. Et, juste à ce moment,je vois ce praticien sortir de la maison et se di-riger hâtivement vers sa voiture. Je l’arrête aupassage, vaguement inquiet.

— Tiens, me dit-il, c’est vous, des Essarts ?Vous êtes bien matineux. Et qu’est-ce qui vousamène si tôt, dans ces parages ?

— Et vous-même, docteur ?

— Oh ! moi, ma profession… À propos,vous qui comptez tant d’amis parmi les Russes,connaîtriez-vous, par hasard, celui qui habiteici ?

— Alexandre Strélitzky ? Sans doute. Maispourquoi cette question, docteur ?

— Et sa maîtresse, la connaissez-vous aus-si ? une femme d’une beauté rare…

— Oui. Mais, encore une fois, pourquoi medemandez-vous cela, docteur ?

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— Pourquoi ? parce que, mon cher des Es-sarts, vous ne les reverrez plus vivants, vos amisrusses…

M. des Essarts se tut ; l’émotion lui coupaitla parole.

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CHAPITRE NEUVIÈME

SUITE DU RÉCIT DEM. DES ESSARTS

Morts ! s’écria la petite Mme Rumine. Ilsétaient morts, tous deux ? Mais que s’était-ildonc passé à la villa ?

— Il s’était passé, madame, répondit M. desEssarts, en s’efforçant de maîtriser son émo-tion, il s’était passé qu’Alexandre, très vraisem-blablement, avait surpris Marie, comme elle al-lait le quitter pour rejoindre Malachkine ; etque, sans vouloir écouter ses explications,dans un accès de fureur jalouse, il l’avait tuée,puis s’était fait justice.

Un murmure d’horreur accueillit ces pa-roles.

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— Pauvre Marie ! dit Mme Rumine, dont lesyeux étaient pleins de larmes, quelle fin af-freuse !…

— Ces passions excessives finissent tou-jours mal, déclara sentencieusement la belleMme Boutourline, ce qui lui attira un regardmoqueur de son beau-frère Nicolas Rumine.

Quant à Mme Yermoloff :

— Et ce Strélitzky… Dites-moi ! Ce FéodoreSerguiévitch… Est-il possible d’imaginer sem-blable cruauté ? Car c’est lui qui est respon-sable de ce drame ! Malachkine n’était que sacréature, et s’il l’avait voulu…

Très excitée, elle eût sans doute continuélongtemps sur ce ton, si Michel Kamensky nelui eût fait observer que M. des Essarts n’avaitpas encore achevé son histoire. M. des Essarts,sollicité de la sorte, reprit :

— Dans l’horreur du premier moment,j’avais complètement oublié la malheureuse

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enfant que ce double drame rendait orpheline.Mais lorsque je me fus un peu ressaisi, je m’en-quis d’elle auprès de celui de mes amis russesque je savais le mieux informé. Il m’apprit queles Strélitzky l’avaient prise sous leur protec-tion ; que, très vraisemblablement, elle seraitconduite en Russie et placée dans une des fa-milles de leurs paysans. Je manifestai monétonnement de voir traiter de cette façon lafille d’Alexandre. Mon ami me répondit qu’ellene passait point pour telle aux yeux des Stré-litzky ; qu’ils la considéraient comme née depère inconnu, la conduite de la belle Marielaissant le champ ouvert à toutes les supposi-tions. N’avait-elle pas, pendant des années, en-tretenu des relations clandestines avec Mala-chkine, de l’aveu même de ce dernier ? Je pro-testai, indigné : « Malachkine est un menteur,et je me fais fort de le confondre ! » Et commemon ami souriait, incrédule, je me laissai allerà lui conter mon dernier entretien avec la belleMarie, et les confidences qu’elle m’avait faites,

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touchant le rôle odieux joué par ce Malach-kine. Cela le rendit sérieux.

— Maintenant, conclus-je, vous pouvez ju-ger s’il convient d’ajouter foi au témoignaged’un pareil drôle. L’enfant est la filled’Alexandre, j’en fais le serment.

— Je vous crois, me dit-il. Mais le comteFéodore Strélitzky est persuadé, lui, que Mala-chkine dit vrai, et ce n’est pas vous qui le ferezchanger d’avis.

— C’est ce que nous verrons, répondis-jerésolument.

Mon interlocuteur, surpris, me regarda :

— Vous proposeriez-vous, par hasard, detenter l’aventure ?

— Sans doute. Je me considérerais commele dernier des lâches si, sans protester, je lais-sais ternir par un scélérat la réputation d’unemorte, qui fut une martyre, et priver une mal-

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heureuse enfant des avantages qui lui confèresa naissance.

À ces mots, prononcés avec énergie, monami laissa paraître une certaine agitation :

— Vos intentions sont excellentes, moncher des Essarts, s’écria-t-il, mais, en ma qua-lité d’ami, je vous engage à renoncer à cettedémarche, qui restera sans résultat, je vous enpréviens. Je ne vous cache pas que Mme Stré-litzky était assez disposée à admettre, commevous, que l’enfant fût d’Alexandre, et à la trai-ter en conséquence. Mais le comte Féodore neveut pas en entendre parler. Il a sans douteses raisons pour cela. Or, le comte Féodore aune volonté de fer – la volonté des Strélitzkyest proverbiale, comme aussi, du reste, sousune apparence calme, une certaine violencesecrète, qui leur joue, à l’occasion, de bien vi-lains tours. Croyez-moi, celui qui fera changerd’avis ce jeune homme n’est pas encore né…Au fond, que vous importe cette petite ? Ce

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n’est pas la condition sociale qui fait le bon-heur.

— Il est vrai, répliquai-je, et vous me trou-veriez tout disposé à suivre vos conseils, s’ils’agissait d’un pays autre que la Russie, oùtous les citoyens, quels qu’ils soient, jouiraientd’une égale liberté ; mais il n’en est pas ainsichez vous. Et, sans doute, l’enfant née d’uneserve et d’un père inconnu serait censée appar-tenir à la condition de sa mère ?

— Je ne saurais vous renseigner là-dessus,me dit-il, devenant soudain d’une extrême cir-conspection.

— Eh bien ! voyez-vous, mon cher, rétor-quai-je, je ne saurais, moi, supporter l’idée quela fille d’Alexandre soit réduite à la servitude.Et je ferai tout pour l’empêcher.

Il me fit encore mille objections, que jen’écoutai point, décidé que j’étais à m’em-ployer de toutes mes forces à servir l’orpheline.L’histoire de la belle Marie, à laquelle je pen-

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sais sans cesse, servait à me fortifier dans marésolution. « Si cette malheureuse, me disais-je, n’avait pas été liée aux Strélitzky par leservage, elle ne fût, certes, jamais devenue lamaîtresse d’Alexandre. Mais que pouvait-ellecontre l’amour de celui qui avait sur elle desdroits de propriétaire ? C’est la passivité, à la-quelle sa condition la condamnait, qui l’a per-due… Non, non, me répétais-je avec exalta-tion, je ne commettrai point cette infamie decontribuer, par mon silence, à faire de cette en-fant une seconde Marie… »

Mais si j’étais décidé à intervenir, j’étaisfort perplexe quant à la manière dont je m’yprendrais. J’avais le choix entre deux moyens :m’adresser à Mme Strélitzky, ou à son fils. Jen’ignorais pas que ce jeune homme jouissaitdans sa famille d’une autorité très grande.Mais ce que m’avait dit mon ami m’avait ôté legoût de faire sa connaissance. Ce fut donc samère que je décidai de voir.

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Je délibérai longtemps s’il convenait de luiécrire directement pour obtenir une audienceou s’il était préférable de recourir à un inter-médiaire. Ce fut à ce dernier parti que je m’ar-rêtai. Ma résolution prise, mes perplexités re-commencèrent de plus belle quant au choix dela personne qui m’introduirait. Je pressentaisque l’ami qui m’avait si bien renseigné sur lesort de l’orpheline trouverait quelque prétextehabile pour me refuser son aide. Et quant auxautres Russes de ma connaissance, ils étaienttous sans relations avec les Strélitsky.

C’est alors que le ciel m’inspira une idée,que je mis aussitôt à exécution, et dont vousallez voir si j’eus lieu de me féliciter. Il nes’agissait de rien moins que de me faire in-troduire auprès de Mme Strélitzky par l’émi-nent médecin auquel elle avait confié le soinde sa santé. C’était un homme jeune encore etd’un tempérament énergique, nourri des prin-cipes de la révolution, et dont les opinions ré-publicaines avaient déjà, à plusieurs reprises,

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donné ombrage au gouvernement impérial. Jene doutai pas, connaissant son caractère etses idées, qu’après lui avoir exposé les raisonsqui me faisaient désirer une entrevue avec sacliente, il ne se prît d’un vif enthousiasme pourla cause de l’orpheline, et qu’il ne se montrâtdisposé à me seconder par tous les moyens enson pouvoir.

Ce fut, en effet, ce qui arriva. Il me loua fortde l’heureuse idée que j’avais eue de m’adres-ser à lui ; « car, me dit-il, sans mon secours,vous ne seriez jamais parvenu jusqu’à cettedame. Sous prétexte de veiller sur elle, son en-tourage soumet à un rigoureux contrôle sa cor-respondance, et n’admet en sa présence qu’unnombre extrêmement limité de visiteurs. » Ilse déclara prêt à m’y conduire, le lendemainmatin, et me donna rendez-vous chez lui, àdix heures. Vous pensez si je fus exact. Nousnous rendîmes immédiatement chez sa cliente,à qui il me présenta comme « un honnête jeunehomme, ami de feu M. Strélitzky, et qui avait

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à cœur de réhabiliter la mémoire d’une morte,flétrie par un audacieux menteur ». Là-dessus,il se retira, me laissant seul avec la dame, trèsintriguée par cette étrange présentation. Elleme pria de bien vouloir lui apprendre à quellemorte le docteur avait fait allusion. Commej’hésitais à répondre :

— Serait-ce, me dit-elle, à cette fille, qui vi-vait avec mon mari ?

— Oui, madame, répondis-je.

— Et c’est elle, que vous prétendez réhabi-liter ? fit-elle, avec une colère mal dissimulée.Vraiment, monsieur, vous entreprenez là unetâche bien ingrate ! Et il faut que vous ayez surcette personne d’étranges illusions ! Si je vousdisais tout le mal qu’elle m’a fait…

Et la voilà lancée dans l’énumération detous les griefs qu’elle a contre Marie. D’abordétourdi par ce flux de paroles, je ne tardai pasà reprendre mon sang-froid, et à me félicitermême de l’entrée en matière qu’elle allait me

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fournir ; car je ne doutais pas qu’elle n’en vîntà parler de la fuite d’Alexandre et de Marie,et que je ne fusse en état de rectifier le récitqu’elle m’en ferait.

J’avais deviné juste :

— Cette fille, me dit-elle, non contente deme voler le cœur de mon mari, a fait pis en-core : elle l’a détourné de ses devoirs enverssa patrie et envers sa famille. C’est à son insti-gation qu’il a fui la Russie, nous abandonnant,moi et les deux enfants nés de notre union.

— Non, madame, lui dis-je avec fermeté, cen’est pas à l’instigation de Marie que M. Stré-litzky a quitté la Russie.

La surprise qu’elle ressentit de cette contra-diction inattendue la laissa interdite. Profitantde son silence, je lui répétai le récitqu’Alexandre m’avait fait de l’enlèvement deMarie. Je ne lui cachai rien, ni la résistance dela pauvre fille, ni ses supplications pour qu’ill’abandonnât à son sort. Les détails que je lui

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donnai parurent faire sur elle une impressionprofonde. Et j’eus le sentiment très net d’avoirdétruit le plus lourd des griefs qu’elle nourris-sait contre Marie.

Cependant, je ne perdais pas de vue le butde ma visite :

— Madame, lui dis-je, veuillez croire qu’iln’entrait pas dans mes desseins de revenir surce passé déjà lointain.

— Et de quoi, me dit-elle, comptiez-vousdonc m’entretenir ?

— Des calomnies lancées tout récemmentcontre cette Marie par un certain M. Malach-kine.

— Et quelles sont ces calomnies ?

— Il prétend avoir entretenu des relationsavec elle, pendant des années, ce qui laisseraitsupposer qu’il est le père de son enfant.

— Et vous, monsieur, vous croyez… com-mença-t-elle, avec beaucoup de vivacité.

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— J’affirme qu’il ment, madame. Il s’est ins-tallé à Paris, venant de Russie, en mai 1809,soit quatre mois exactement avant la nais-sance de l’enfant. Antérieurement à cette date,aucune rencontre n’a pu être possible entre luiet Marie, qui n’avait pas quitté Paris. Rien nevous sera plus facile, madame, que de contrô-ler l’exactitude de ce que j’avance là. Je ne saisce qui pousse cet homme à mentir de la sorte.La vérité est que, si M. Strélitzky a eu un mou-vement de jalousie qui l’a conduit au crime,cette jalousie n’était pas justifiée : Marie lui aété fidèle jusqu’à la fin. Je dirai même qu’elleest morte au moment où, pour le sauver, elleallait accomplir l’acte le plus noble et le plushéroïque qu’il soit possible de concevoir.

Là-dessus, je lui raconte mon dernier entre-tien avec Marie, où, m’instruisant du rôle jouépar ce Malachkine, elle me fit part de sa réso-lution de se sacrifier pour son amant.

Comme j’achevais ce récit, la porte s’ouvritbrusquement et le docteur entra :

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— Eh bien ! où en sommes-nous ? dit-il. Lementeur est-il confondu ? Et vous, madame,êtes-vous convaincue ?

— Ah ! mon bon docteur ! fit-elle, qu’il estdifficile de voir clair dans tout cela ! Qui faut-il croire ? Voilà monsieur, qui assure que cetteMarie était une honnête fille ; elle aurait étéenlevée contre son gré par mon mari, et allaitle quitter, non pour suivre un nouvel amant,mais pour venir, en repentante, implorer monpardon… Et Malachkine, qui est un honnêtegarçon, m’affirme, lui, qu’elle l’aimait depuislongtemps, et que c’était pour l’épouser qu’ellele suivait en Russie. Et je ne vous cache pasqu’il a réellement fait des démarches auprès demon fils, il y a quelque six mois, pour obtenirson consentement à ce mariage.

— Eh bien, madame, fis-je, si M. Malach-kine comptait épouser Marie, elle, n’en savaitpas le premier mot. Et quant à prétendrequ’elle l’aimait, je vous assure qu’elle n’avaitpas le visage d’une femme qui va rejoindre ce-

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lui qu’elle aime, la désespérée que j’ai vue laveille du drame.

— Mais pourquoi, dit Mme Strélitzky, Mala-chkine nous tromperait-il ?

— Pourquoi ? fit là-dessus le docteur, avecune rudesse pleine de bonhomie. Eh ! parbleu !parce que le pauvre garçon n’est pas libre dedire la vérité. N’est-il pas votre serf ?

— Non, c’est à mon fils qu’il appartient.

— Au comte Féodore ? Encore mieux ! Ehbien ! madame, tout cela, qui vous paraît si peuclair, me semble, à moi, limpide comme l’eaude roche et simple comme bonjour ; et je vais,si vous voulez bien me le permettre, vous fairela reconstitution de ce qui s’est passé. M. Mala-chkine, que j’ai traité de fourbe et de menteur,n’est en réalité qu’un pauvre diable…

— Oh ! docteur, il est riche à millions !

— Il serait riche à milliards que cela nechangerait rien à la chose ! C’est un pauvre

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diable, vous dis-je, madame, puisqu’il est privéde la liberté. Mais je continue… Ce pauvrediable, privé de la liberté, ne peut espérer l’ob-tenir qu’en récompense de quelque importantservice rendu au comte Féodore, son seigneuret maître. Or, il a cru deviner un désir secretdu comte Féodore, désir très naturel, du reste :celui de voir se rompre la liaison de M. Stré-litzky, son beau-père, avec une serve, en rup-ture de servage, nommée Marie. Et il s’est dit(c’est de M. Malachkine que je parle) que, s’ilréussissait à réaliser ce désir de son maître,le comte Féodore ne lui marchanderait pas laliberté qu’il convoite. Mais ladite Marie, maî-tresse de M. Strélitzky, est fort belle, et notreMalachkine s’en éprend. En bon serf qu’il est,il s’empresse de se confesser à son maître, lesuppliant de lui donner la fille en mariage ;car, dans l’aimable pays que vous habitez, ma-dame, ce ne sont pas, à ce qu’on me dit, lesintéressés qui disposent d’eux-mêmes, maisleurs propriétaires. Cependant, M. Malachkineest un homme prudent et habile, et, ayant ob-

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tenu le consentement du comte Féodore, iljuge préférable de ne point parler à la belleMarie du sort qui lui est réservé. Il la prendpar le sentiment du devoir, très fort chez elle,la persuadant qu’elle est le mauvais génie deM. Strélitzky, et que le meilleur service qu’ellepeut lui rendre, est de le débarrasser de sa pré-sence… Voilà, madame, comme les choses sesont passées. Soyez certaine que la reconstitu-tion que je vous fais là est exacte.

— Je conviens, répondit Mme Strélitzky,que votre « reconstitution », comme vousdites, a le mérite de faire concorder les deuxversions, en apparence contradictoires, deM. des Essarts et de Malachkine. Mais elle nem’explique toujours pas pourquoi Malachkines’évertue à faire croire qu’il a eu des relationsavec Marie pendant des années, et qu’il est lepère de l’enfant.

— Pourquoi, madame ? dit le docteur. Mais,pour plaire au comte Féodore… Vous devezbien penser, madame, connaissant votre fils

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comme vous le connaissez, qu’il ne tient nulle-ment à introduire dans votre noble famille – etcela sur un pied d’égalité avec lui-même – lapauvre orpheline, née d’une serve, dans les cir-constances que vous savez. Et c’est pourtant laplace à laquelle elle a droit, morbleu ! M. Mala-chkine, qui est un très fin courtisan, a compriscela immédiatement et a agi en conséquence.Soyez sûre qu’il s’attend à ce qu’on lui sachegré de cette revendication de paternité, grâceà laquelle le comte Féodore pourra se désin-téresser de l’orpheline, sans avoir le moins dumonde l’air de commettre une injustice.

— Ainsi, dit Mme Strélitzky, visiblement im-pressionnée par les véhémentes paroles dudocteur, vous pensez que cette femme a été,jusqu’à la fin, fidèle à mon mari, et que, parconséquent, la petite Sacha…

— Est la fille de M. Strélitzky, oui, madame,affirma le docteur, et si j’osais vous donner unconseil…

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— Donnez, docteur, je vous en prie.

— Eh bien ! madame, si j’étais vous, je fe-rais place à cette orpheline à mon foyer. Je se-rais une mère pour elle. Et, puisque, dans votrepays – à ce que m’assure M. des Essarts – lesadoptions sont chose facile, j’adopterais cetteenfant. Ce serait, croyez-m’en, la façon la plussimple d’assurer la sécurité de son avenir.

Ayant ainsi parlé, il se leva pour prendrecongé. Mme Strélitzky ne le retint pas. Et nousla quittâmes, triste et soucieuse.

Lorsque nous fûmes seuls :

— Eh bien ! jeune homme, me dit mon ai-mable compagnon, voilà une partie de la be-sogne faite. Fiez-vous à moi pour la mener àbonne fin. Mme Strélitzky est une excellentepersonne, mais elle est d’un caractère faible ;et elle ne saurait, livrée à ses propres forces,sortir victorieuse d’un conflit avec son fils.Heureusement que je suis là pour lui venir enaide. Je ferai entendre au comte Féodore

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qu’elle n’est pas en état d’être contrariée, etqu’il faut lui passer ses fantaisies. Ce jeunearistocrate, par ailleurs dur jusqu’à la férocité,a pour sa mère une sollicitude vraiment tou-chante. Vous verrez qu’il en passera par oùnous voudrons.

Je le priai de bien vouloir me tenir au cou-rant de ce qui surviendrait. Il me le promit.Ce ne fut point par lui, pourtant, mais parMme Strélitzky elle-même, que j’appris la fin del’aventure. Un matin, je reçus d’elle un billetm’invitant à l’aller voir. Je m’y rendis aussitôt.Elle commença par me remercier du courageque j’avais montré en lui révélant ce qu’elleavait un si haut intérêt à savoir. Puis, elle mefit connaître qu’elle avait suivi les conseils dudocteur, et que l’adoption de Sacha était choseaccomplie.

Je la félicitai de sa bonne action, et curieuxde l’attitude du comte Féodore en la circons-tance, j’osai lui demander si son fils n’avait

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soulevé aucune objection à la réalisation deson désir.

— Aucune, me répondit-elle. Au contraire,il m’en a facilité l’exécution. C’est lui qui, spon-tanément, s’est offert à me représenter danstoutes les démarches à faire. Je lui ai donnécarte blanche. Vous voyez que son appui nem’a pas fait défaut.

Je lui exprimai le désir de recevoir de tempsen temps des nouvelles de l’orpheline. Elle mele promit et tint parole. Ces nouvelles, mal-heureusement, n’étaient point excellentes.Mme Strélitzky se plaignait des pénibles scènesque la présence de la petite Sacha provoquaitdans sa famille. Ses enfants opposaient à lanouvelle venue une hostilité systématique :Mme Strélitzky en était navrée.

Soudain, ses lettres cessèrent. J’écrivis. Jene reçus pas de réponse. Maintenant, je com-prends ce silence : Mme Strélitzky était morte.

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— Et Sacha est restée seule au milieu de sesfrères et sœur adoptifs, qui lui firent un accueilsi hostile ! dit lentement Nicolas Rumine.

— Fasse le ciel qu’elle ait su trouver le che-min de leur cœur ! répondit M. des Essarts.Elle était la plus mignonne petite qu’on pûtvoir : elle ressemblait à sa mère. Si la jeune fillea tenu ce que promettait l’enfant, elle doit êtrefort belle.

— Elle est jolie, en effet, concéda Mme Bou-tourline du bout des lèvres.

— Oh ! elle est mieux que jolie ! s’écria avecenthousiasme la petite Mme Rumine. Michavous le dira comme moi… N’est-ce pas, Mi-cha ? fit-elle, se tournant vers son frère. Nousétions, lui et moi, au jardin, quand elle a passé,ce matin, expliqua-t-elle. Micha n’a pu retenirson admiration : « Quel délicieux modèle pourun peintre ! » a-t-il dit.

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Tous les regards se portaient sur Michel.Ennuyé, il haussa les épaules, d’un mouvementqui signifiait :

— Ai-je dit cela, vraiment ? Je ne m’en sou-viens plus.

— Ah ! que j’aurais eu du plaisir à la revoir !reprit M. des Essarts.

— Monsieur, dit Mme Yermoloff, c’est unplaisir qu’il m’est facile de vous procurer.

Et, avec son plus gracieux sourire, elle ex-pliqua que Sacha, chaque matin, se rendaitchez elle, pour prendre part aux leçons de safille. Elle la retiendrait, le lendemain, au dé-jeuner, auquel M. des Essarts serait égalementconvié. Il pourrait ainsi la voir et lui parler, toutà son aise.

Si tentante que fût l’invitation, M. des Es-sarts la déclina. Son séjour en Russie était li-mité, et il devait, sans faute, quitter Aloupka lelendemain, à la pointe du jour.

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La conversation roula longtemps encoresur les Strélitzky et il était assez tard lorsqueMme Yermoloff se retira. Tandis qu’elle rega-gnait en voiture son domicile, en se rappelanttout ce qu’elle venait d’entendre, elle se de-mandait par quels moyens elle pourrait biendétacher du comte Féodore sa jolie petite Olga.

Quoi qu’elle eût dit, le jour même, à sa fille,de l’indifférence du comte, elle n’en était pas siconvaincue qu’elle avait voulu le paraître. Aucontraire. Elle le savait sensible à la beauté desfemmes ; et les charmes d’Olga augmentaientde jour en jour.

Pour le moment, il était évident qu’il nevoyait encore en elle qu’une enfant, mais lejour approchait où l’entrée de la jeune filledans le monde, et les succès qu’elle ne man-querait pas d’y remporter, lui ouvriraient lesyeux. Que ferait-il alors, se sachant distinguépar elle ?…

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Mme Yermoloff sentait le danger et voulaitle conjurer à tout prix. L’éloignement d’Olgaserait le meilleur remède, pensait-elle. MaisM. Yermoloff consentirait-il à se séparer de safille qu’il adorait ?

Mme Yermoloff se promit de lui en parler, àla première occasion.

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CHAPITRE DIXIÈME

LES ÉPOUX YERMOLOFFNE SONT PAS D’ACCORD

Le dîner était prêt depuis longtemps,lorsque Mme Yermoloff rentra, et l’on n’atten-dait plus qu’elle pour se mettre à table. Riendans l’attitude d’Olga, ni dans celle de Miss Li-lian, ne lui laissa soupçonner les événementsdont sa maison avait été le théâtre pendantson absence ; et elle avait elle-même de tropgraves sujets de préoccupation pour songer àinterroger les deux jeunes filles sur l’emploi deleur temps.

Le prochain départ de Pierre, qu’elle leurannonça, fit tous les frais de la conversationpendant le repas. Contrairement à son habi-tude, Olga était taciturne. Elle avait un violent

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mal de tête, dit-elle, pour expliquer sonmanque d’entrain et d’appétit. Lorsqu’on sortitde table, elle demanda la permission de se cou-cher, qui lui fut immédiatement accordée. Peuaprès, Miss Lilian se retira aussi, et Mme Yer-moloff resta seule à attendre le retour de sonmari.

Enfin M. Yermoloff fit son apparition. Ilavait eu de son côté une journée mouvemen-tée, et il s’apprêtait à raconter à sa femme sesnombreuses aventures, mais elle lui coupa laparole :

— Tout cela est fort intéressant, mon cher,je n’en doute pas. Mais nous en reparleronsdemain… Aujourd’hui j’ai à vous entretenir dechoses d’une extrême gravité.

Et, sans perdre de temps, elle lui raconta larencontre qu’elle avait faite, chez les Rumine,de ce M. des Essarts, qui connaissait si bien lepassé des Strélitzky. Elle répéta tout au longl’histoire qu’il avait contée, insistant avec com-

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plaisance sur cette violence native qui rendaitles Strélitzky criminels, lorsque leurs passionsdéchaînées rencontraient quelque obstacle. Lecomte Caïn avait tué, Alexandre avait tué…

— Vous admettrez, mon cher, conclut-elle,que cette famille n’a rien, dans son passé, quisoit rassurant pour l’avenir.

— Ah, bah ! fit M. Yermoloff, en haussantles épaules. Allez-vous croire tout ce que vousa dit ce Français ?

— Voudriez-vous, par hasard, insinuer queFrançais soit synonyme de menteur ? ques-tionna, d’un ton agressif, Mme Yermoloff, quiétait Française d’origine.

— Dieu m’en garde ! s’écria avec convictionM. Yermoloff, s’apercevant qu’il avait gaffé, se-lon son habitude, et désireux d’amadouer sonirascible compagne. Mais, dans le cas parti-culier, ma chère Rose, vous avez eu affaire àquelqu’un qui avait beaucoup d’imagination.

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— Naturellement ! Tout ce qui est défavo-rable aux Strélitzky est, à vos yeux, du do-maine de la fantaisie… Il n’y a que le comteFéodore qui dise toujours la vérité ! ripostaMme Yermoloff, avec une ironie pleine d’ai-greur. Mais vous avez tort de le croire commel’Évangile, votre ami Féodore ! Je voudrais quevous eussiez entendu ce M. des Essarts parlerde lui. Il le tient pour un méchant homme, duret cruel sous ses dehors aimables, et je suistout à fait de son avis. Ah ! vraiment, Wassi-li Wassiliévitch, je crains que vous n’ayez làun bien triste ami ! Et, quand je songe à Olga,je déplore qu’il soit admis dans notre intimité.Oui, sa présence me paraît un vrai danger pournotre fille…

— Vous voulez rire, ma chère.

— Du tout. Je suis très sérieuse. Songezdonc, Wassili Wassiliévitch, qu’Olga a seizeans. À cet âge, on est romanesque ; on a l’ima-gination inflammable. Olga voit Strélitzky

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beaucoup trop souvent. Elle l’admire ; elle enfait son héros, son idéal.

— Et quel mal voyez-vous à cela, machère ? Mais c’est tout naturel ! C’est de sonâge ! Vous aussi, j’en suis sûr, dans votre jeu-nesse…

Un regard courroucé de Mme Yermoloff luicoupa la parole :

— Quand vous déshabituerez-vous de cettesotte manie de me parler de ma jeunessecomme d’une chose passée ? Je ne suis pas en-core une antiquité. Je vous prie de le croire.

Wassili Yermoloff se mordit les lèvres et setint coi. Sa femme poursuivit de la même voixirritée :

— Je dois vous dire que j’ai eu aujourd’huiun entretien fort grave avec Olga. Cette enfantest folle, ce qui ne m’étonne pas, étant donnéqu’elle est votre fille !… Elle s’est fourré ce Stré-litzky dans la tête. Vous savez comme elle est

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obstinée. Elle serait capable de l’accepter s’il lademandait.

— Fichtre ! Je crois bien. Elle pourrait tom-ber plus mal. Strélitzky est un superbe parti :un vrai Crésus !

— Toujours la richesse ! Vous parlezcomme Olga, c’est-à-dire comme deux écerve-lés que vous êtes ! Heureusement que je suislà, moi, pour vous empêcher de faire des sot-tises. Mettez-vous bien ceci dans la tête, Was-sili Wassiliévitch : Strélitzky n’est absolument pasle mari qu’il faut à votre fille. J’ai dit aujourd’huià Olga qu’elle ne devait pas songer à lui ; et, ducoup, l’humeur de cette malheureuse enfant acomplètement changé. Ce soir, elle n’a presquepas touché au dîner, et, pendant tout le repas,elle n’a pas prononcé plus de trois mots. Onne la reconnaissait plus… Comment expliquez-vous cela ?

— Moi ? Comment voulez-vous que je l’ex-plique ?… fit M. Yermoloff, embarrassé.

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— Grand Dieu ! Quel psychologue !… Com-ment ? Après tout ce que je viens de vous dire,vous ne comprenez pas que ce subit accès detristesse montre qu’elle est follement entichéede ce Strélitzky ? Il n’est que temps d’agir, vousdis-je ! et j’espère bien, Wassili, que vous n’hé-siterez pas à employer les grands remèdes,comme il est de votre devoir…

— Que voulez-vous dire, ma chère ?

— Je veux dire qu’il faut que nous éloi-gnions Olga pour un temps… puisque nous nepouvons fermer notre porte à ce Strélitzky !

— Éloigner Olga ! – M. Yermoloff en étaittout effrayé. – Mais, ma chère Rose, vous n’ypensez pas ? Que deviendrai-je sans elle ? Elleest le soleil de ma vie, la joie de mon cœur,mon trésor. Elle absente, la maison serait vide,affreusement. J’y mourrai d’ennui…

— Et moi donc ?… Comptez-vous pour rienma présence ? Ah ! heureusement que je nesuis pas jalouse ! Autrefois, c’était moi qui étais

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votre trésor, votre rayon de soleil… Vous avezbien changé, Wassia !

Et Mme Yermoloff, tirant son mouchoir,s’essuya les yeux. Le bon M. Yermoloff se sen-tit le cœur tout remué :

— Vous m’avez mal compris, chère amie. Jene voulais pas dire que j’aime Olga plus quevous ; cela ne serait pas possible. Mais notrefille, avec sa jeunesse, sa gaîté, sa grâce…

— A mille fois plus de charmes que moi quisuis vieille, maussade et laide ! acheva Mme Yer-moloff avec colère. Je vous remercie de lacomparaison flatteuse. En vérité, on ne sauraitêtre plus galant !…

Le malheureux M. Yermoloff, voyant quetout tournait à sa confusion, prit le parti dene plus souffler mot. C’était un moyen qui nemanquait jamais son effet. Au bout de cinq mi-nutes, Mme Yermoloff, exaspérée de parler à« une bûche » – c’est ainsi qu’elle s’exprimait –s’en alla en claquant la porte.

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CHAPITRE ONZIÈME

OLGA A UNE IDÉE LUMINEUSE

La nuit porte conseil.

Le matin qui suivit cette journée mouve-mentée, Olga se leva, bien résolue à réparerles fautes commises la veille, car, pour avoirsi piteusement échoué dans ce rôle de pro-tectrice de Sacha qu’elle avait eu l’ambitionde jouer, elle ne se sentait ni découragée, nimême confuse.

Ce fut avec impatience qu’elle attendit l’ar-rivée de son amie, afin de l’interroger sur cequi s’était passé chez les Strélitzky, et de déci-der, après l’avoir entendue, de ce qu’il convien-drait de faire. Mais la matinée s’écoula sansque Sacha parût. Ceci ne laissa pas de troublerquelque peu la quiétude de la petite Yermoloff,

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mais elle se mit à réfléchir et, comme toujours,ses réflexions prirent le tour optimiste qui étaitconforme à sa nature.

« En somme, se dit-elle au bout d’un mo-ment, je n’ai pris en main les intérêts de Sachaque pour servir ceux des Strélitzky. Si les évé-nements m’ont trahie, il faudrait avoir bienmauvais caractère pour m’en vouloir, lorsquej’aurai exposé quelles étaient mes intentions. »

Et elle décida qu’il y avait urgence pourelle de s’expliquer avec le comte Féodore. Cen’était pas chose facile. Très vraisemblable-ment Strélitzky ne se rendrait plus à un appelfait au nom de M. Yermoloff.

« Ah, bah ! se dit Olga. Je ferai comme Ma-homet. Ne disait-il pas, cet homme, que,puisque la montagne ne venait pas à lui, c’estlui qui irait à elle ?… Eh bien ! je vais merendre chez le grand Féodore. Mais commemaman refuserait sûrement de me le per-

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mettre, il faut que j’y aille en cachette, cetaprès-midi, pendant qu’elle fera ses visites. »

Aussi, quand sonna l’heure de la prome-nade, profitant de l’absence de Mme Yermoloff,Olga annonça-t-elle à Miss Lilian que sa mèrel’avait chargée d’un message à porter chez lesRumine et qu’elles allaient s’y rendre.

La propriété des Rumine, voisine de celledes Strélitzky, était passablement éloignée decelle des Yermoloff. Il faisait chaud et cettepromenade n’avait rien d’agréable. La routeétait poussiéreuse. Le soleil dardait ses rayons.Escortées d’un domestique tartare, qui les sui-vait à dix pas, les deux jeunes filles marchaienten silence, car elles se boudaient depuis laveille.

Miss Lilian, à la dérobée, observait sa com-pagne. Le notable changement qui s’était faitdans l’humeur d’Olga ne lui avait pas échappé,mais elle l’attribuait à une tout autre cause que

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Mme Yermoloff. Dans l’opinion de Miss Lilian,c’était la honte qui accablait son élève.

« Elle est confuse de sa conduite d’hier,pensait-elle, et il y a de quoi l’être, il fautl’avouer. Je suis curieuse de voir comment ellese comportera vis-à-vis du comte Strélitzkyquand il reviendra chez ses parents. Il doit luien vouloir furieusement. Voilà Sacha qui n’estpas venue, ce matin, à la leçon, sans douteparce qu’il le lui a défendu. Ah ! je comprendsbien qu’il ne veuille pas que sa sœur entre-tienne des rapports d’amitié avec une enfantaussi mal élevée qu’Olga ! Et dire que c’est jus-tement à lui qu’elle voulait plaire. Ah ! vrai-ment, elle n’a pas été habile, malgré la bonneopinion qu’elle a d’elle-même ! »

Et, non sans un secret plaisir, Miss Lilianse disait que l’aventure de la veille – toute re-grettable qu’elle fût – avait du moins servi àrenseigner le comte Strélitzky sur les multiplesdéfauts d’Olga. « Il la connaît maintenant ! Ce

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n’est pas lui qui fera la bêtise de l’épouser,toute jolie qu’elle est ! »

À ce moment, la voix d’Olga la tira de sesréflexions :

— Nous voici arrivées à la campagne desStrélitzky, disait-elle. Je veux y entrer.

— Chez les Strélitzky ? Pour quoi faire ?s’écria Miss Lilian en fronçant le sourcil.

— Pour dire deux mots au comte Féodore…Mon Dieu ! Miss Lilian, ne prenez donc pascet air sévère ; je vais tout vous expliquer…Depuis hier, j’ai beaucoup réfléchi, et je com-prends maintenant que, pour rendre service àcette sotte de Sacha, j’ai offensé le comte Stré-litzky. Cela m’ennuie pour plusieurs raisons.D’abord, je crains qu’il ne se plaigne de moi àmes parents, ce qui attirerait sur ma malheu-reuse personne toutes sortes de calamités. Etpuis, il y a cela aussi que je regrette ce que j’aifait et que j’éprouve le besoin de le lui dire.

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— C’est cela ! Et vous lui demanderez par-don, sans doute ? fit Miss Lilian, avec un riremoqueur. Après l’avoir traité comme vousl’avez fait, vous irez vous humilier devant lui !Et votre fierté, mademoiselle Olga, où la met-tez-vous ? Vous le détestiez, disiez-vous hier.

— Et je le pensais, hier, en le disant, ré-pondit Olga, sans se déconcerter. Mais au-jourd’hui, je pense tout autrement. Cela m’en-nuie qu’il soit fâché contre moi. C’est peut-êtredrôle, ce changement dans mes idées ; mais,enfin ! c’est comme cela : je préfère me rac-commoder avec lui.

Miss Lilian avait l’air très mécontente :

— J’espère que tout cela n’est qu’une plai-santerie, mademoiselle Olga ?

— Du tout, du tout ! C’est très sérieux.

— À votre âge, on ne se rend pas ainsi chezun gentleman, et chez un gentleman non mariéencore ; ce serait par trop inconvenant.

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— Inconvenant ou pas, peu m’importe ! Ilfaut que je lui parle, fit Olga et, se dirigeantd’un pas délibéré vers la propriété Strélitzky,elle sonna à la grille.

Une colère froide s’empara alors de la jeuneÉcossaise :

— C’est bien, mademoiselle, dit-elle. Puis-qu’il en est ainsi, mon devoir est tout indiqué.Je vais retourner seule à la maison et feraiconnaître à Mme Yermoloff votre étrangeconduite.

— Naturellement ! Vous cherchez toujoursà me faire gronder ! Mais maman ne vous croi-ra pas. Je lui expliquerai en rentrant que j’aivoulu demander chez les Strélitzky pourquoiSacha n’est pas venue ce matin, et que vousavez refusé de m’accompagner. C’est vous quiserez grondée. Et puis, vous savez, je dirai aus-si au grand Féodore quelle rapporteuse vousfaites, et il aura de vous une belle opinion !

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Miss Lilian allait riposter. Mais l’arrivée duconcierge l’en empêcha. Dans son désarroi,elle prit le parti de suivre Olga, mettant toutson espoir dans la pensée que le comte Féo-dore ne serait pas à la maison.

Hélas ! Il y était. Et, lorsqu’il apprit quellevisiteuse le demandait au salon, il s’y renditavec empressement.

Olga s’avança au-devant de lui. Malgré sonaudace, le cœur lui battait un peu. Quel accueilallait-il lui faire ? Elle le regarda, et ce regardsuffit à la rassurer. Quoiqu’il eût, comme d’ha-bitude, le visage impénétrable, un instinct se-cret avertissait la petite Yermoloff qu’il étaitcharmé de la voir.

— Ma visite vous surprend, n’est-ce pas,Féodore Serguiévitch ? commença-t-elle. Maisil fallait que j’eusse avec vous une explicationau sujet de ce qui s’est passé hier. Je suis venueà l’insu de maman. Ma gouvernante seule estdans le secret et m’accompagne.

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— Votre gouvernante ? répéta le comteFéodore, et ses yeux firent le tour du salon. Ilne voyait Miss Lilian nulle part.

Olga indiqua du doigt une porte-fenêtre quis’ouvrait sur une terrasse :

— Elle est là, dit-elle. Je ne voulais pasqu’elle assistât à notre entretien. Je lui ai dit dese promener un peu là, dehors, pendant que jevous parlerais.

Tandis que, gravement, elle donnait cetteexplication, le visage de Strélitzky prenaitcette expression amusée qu’il avait déjà eue, laveille, en la regardant.

Olga se sentit froissée : elle ne voulait pasêtre traitée en enfant.

— Qu’avez-vous donc à rire et à vous mo-quer ? s’écria-t-elle d’une voix irritée. Vous sa-vez bien que je ne peux pas supporter de vousvoir ricaner : cela m’agace horriblement ! Ces-sez donc, je vous prie ; sinon je prévois que

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nous allons recommencer à nous disputer,comme hier !

— Croyez bien que je n’en ai nulle envie, re-partit le comte Féodore, et son sourire se fitironique. Cela a trop mal fini pour moi. Il estvrai qu’aujourd’hui, vous n’avez pas de pierresà votre portée, Olga Wassilievna !

Olga sentit le rouge lui monter au visage, etses sourcils se contractèrent. Une méchante ri-poste lui vint aux lèvres. Mais elle se souvint àtemps qu’elle était là pour arranger ses affaires.Elle se contint, et ce fut d’une voix presquecalme qu’elle dit, en se forçant à le regardersans colère :

— Pourquoi le prenez-vous sur ce ton avecmoi, Féodore Serguiévitch ? Pourquoi me re-procher un moment d’emportement que je suisla première à regretter ? Je n’ai pu fermer l’œilde toute la nuit, tant j’avais de remords…

— Pauvre petite ! dit le comte Féodore avecune feinte compassion.

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— Oui. C’est comme je vous le dis. Je m’envoulais mortellement d’avoir fait tout lecontraire de ce que je voulais faire. Vous pou-vez me croire, Féodore Serguiévitch ; je vousdis la vérité : quand je vous ai mandé, hier, jen’avais nulle intention de vous braver ; je vou-lais, au contraire, servir vos intérêts. Je venaisde rencontrer Sacha en fuite ; je l’avais inutile-ment engagée à retourner chez vous. Tout ceque j’avais pu obtenir, c’est qu’elle se reposâtquelques heures chez notre jardinier. Je comp-tais employer ce temps pour arranger avecvous son retour à la maison. Puisqu’elle s’étaitconfiée à moi, je ne pouvais pas vous la livrersans conditions, n’est-ce pas ? J’aurais dû vousexpliquer toute cette histoire, hier ; mais je nesais comment cela s’est fait. Votre attitude m’amise en colère, tout de suite. Alors… alors jevous ai dit des sottises et je vous ai lancé deuxou trois petites pierres…

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Elle le regarda. Il souriait, mais son souriren’était plus ironique comme tout à l’heure. Pluscourageuse, elle continua :

— C’était stupide, c’était méchant, c’était…tout ce que vous voudrez ! Mais enfin, ça m’aéchappé ! Maintenant, j’en suis très ennuyée,parce que si, par hasard, ça revenait auxoreilles de maman… ah ! grand Dieu ! Son in-dignation serait sans bornes. Elle me ferait unescène !… Je vous assure que je n’ose y penser.Alors, je suis venue vous demander, FéodoreSerguiévitch, d’avoir la grande bonté de laisserignorer à maman tout ce qui s’est passé hier.

— Bien ! dit Féodore. Vous pouvez comptersur mon silence. De moi (et il souligna ce moi),madame votre mère n’apprendra rien. Si vousêtes aussi sûre de la discrétion des autres quede la mienne, vous pouvez être parfaitementtranquille.

— Quels autres entendez-vous, FéodoreSerguiévitch ? s’écria Olga, alarmée.

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— Mais ceux qui vous ont vue à l’œuvre,hier, Olga Wassilievna : votre gouvernante etSacha, pour ne citer que ces deux-là.

— Ma gouvernante ? Mais elle ne comptepas ! Je saurais bien lui coudre la bouche ! Etquant à Sacha… Ne pourriez-vous pas la fairetaire, vous, Féodore Serguiévitch ?

— Faire taire Sacha ? Y pensez-vous, OlgaWassilievna ? Sacha est obstinée. Pour en venirà bout, il faudrait très probablement faireusage des « moyens de torture » que vous ré-prouvez si fort. Hier encore – je le confesseavec chagrin – je ne me serais fait aucun scru-pule d’y avoir recours. Avec mes instinctsd’« ogre », je trouvais cela tout naturel. Maisvotre éloquence, Olga Wassilievna, a ouvertmon cœur à des sentiments plus humains ; etvraiment, aujourd’hui, j’hésiterais – mêmepour vous servir – à « jeter Sacha dans un trou,à la mettre au pain et à l’eau, à la rouer decoups » !

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Il lui servait textuellement ce qu’elle luiavait dit la veille !

Olga laissa échapper une exclamation dedépit :

— Si j’avais su que vous étiez aussi vindica-tif et méchant, je ne serais pas venue m’expo-ser à vos sarcasmes, dit-elle en se levant.

Et, quoiqu’il lui en coûtât de partir sansavoir rien obtenu, elle fit deux pas vers laporte-fenêtre pour appeler Miss Lilian.

Le comte Féodore s’était levé, lui aussi ;et il la regardait par derrière. Elle était char-mante, cette petite Yermoloff : grande, mince,souple, le geste si gracieux toujours. Ses finscheveux blonds, frisant autour de sa tête mi-gnonne, l’auréolaient d’or.

Le comte Féodore ne voyait pas son visage,mais il en devinait l’expression désappointée.Et tout à coup, le désir lui vint de faire s’épa-nouir ce délicieux minois :

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— Olga Wassilievna ! dit-il.

Sa voix, en prononçant ce nom, s’était faitesingulièrement caressante. Étonnée, Olga seretourna et le dévisagea. Il se tenait deboutdevant elle dans une attitude respectueuse etgrave. Plus trace d’ironie sur ses traits.

— Je vous demande pardon de vous avoirtaquinée si longtemps, fit-il, du ton le plusconciliant.

Le cœur d’Olga se mit à battre à grandscoups. C’est ainsi qu’elle aimait à le voir : aveccette attitude de force tranquille, et cette ex-pression de bonté sur son visage. Et, en ce mo-ment, le charme opérait plus fortement encore,parce qu’elle sentait que c’était pour elle, pourelle seule, qu’il se faisait si doux.

— Ah ! tout cela n’était qu’un jeu ? Oh ! leméchant ! dit-elle, cherchant à cacher sonémoi sous un ton grondeur.

— Je vous demande pardon, répéta-t-il.

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À le voir s’humilier devant elle, Olga res-sentait une satisfaction orgueilleuse. Mais, enapparence, elle ne désarmait toujours pas.

— Et hier ? C’était peut-être aussi pour metaquiner que vous m’avez poussée à bout ?

— Hier, il y avait un malentendu entrenous. Je vous croyais envoyée par Sacha, et jen’étais nullement disposé à accepter ses condi-tions, irrité contre elle comme je l’étais, car ilfaut que vous le sachiez, Olga Wassilievna, sonescapade aurait pu causer un grand malheur :ma sœur Natalie a eu, en l’apprenant, une deces crises cardiaques auxquelles elle est su-jette, et dont l’issue risque toujours d’être mor-telle.

Tandis qu’il s’expliquait de cette voix pro-fonde qui n’était pas son moindre charme, Olgas’était remise de son trouble, et son visageavait repris son expression habituelle :

— Un malentendu ?… Oui, vous avez rai-son, dit-elle. Ce n’était qu’un malentendu, et

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le voilà dissipé. Ah ! quelle bonne idée j’ai euede venir m’expliquer avec vous ! C’est un peuinconvenant, peut-être. Miss Lilian me l’a dit :« On ne se rend pas, à votre âge, chez un gent-leman non marié ! » Mais moi, je me moquedes convenances. J’aime les situationsfranches, et je suis enchantée que nous soyonsraccommodés, car c’est une chose entendue, jene vous en veux pas, et vous, vous ne m’envoulez pas non plus, n’est-ce pas, Féodore Ser-guiévitch ? insista-t-elle en le regardant dansles yeux de cet air à la fois effronté et câlin quiétait irrésistible.

— Je ne vous en veux pas du tout.

— Et vous m’aiderez à tout cacher à ma-man ?

— Je vous aiderai. Mme Yermoloff ne saurarien. Ma présence chez le jardinier peut s’ex-pliquer sans votre intervention. J’ai dit à cethomme qu’on avait vu Sacha entrer chez lui.

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« On » n’est pas nécessairement « vous ».Quant à Sacha, elle ne se doute de rien.

— Ah ! tant mieux ! Je tremblais qu’elle neme soupçonnât de l’avoir trahie. Me voici ras-surée ; et je me réjouis de la voir, demain…car vous la laisserez venir chez nous, demain,n’est-ce pas, Féodore Serguiévitch ?

— Cela, je ne puis vous le promettre, OlgaWassilievna. Sacha garde le lit, et je ne saisquand elle pourra se lever.

— Le lit ? Et pourquoi garde-t-elle le lit ?

— Parce qu’elle a un peu de fièvre. Sonéquipée l’a exténuée.

— Et dites-moi, Féodore Serguiévitch,dites-moi vite que vous ne vous êtes pas vengésur elle des pierres que je vous ai si mécham-ment lancées ?

Elle le regardait avec un petit air anxieuxqui lui allait à ravir.

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— Décidément, vous me tenez pour un bar-bare ! fit-il, souriant avec bonhomie. Non. Ras-surez-vous. La seule vengeance que j’exerçaisur elle fut de lui faire donner les soins que ré-clamait son état.

— Et vous n’en exercerez pas d’autre ? Pro-mettez-le moi !

— Je vous le promets.

— Voilà qui est bien ! déclara-t-elle, en-chantée. Vous êtes très bon. C’est pourquoije vous… – Elle s’interrompit brusquement etrougit. – Maintenant, il ne me reste plus qu’àvoir Sacha, ajouta-t-elle sans le regarder.

— Bien volontiers, si elle peut vous rece-voir.

— Pas de si, Féodore Serguiévitch ! Il fautque je voie Sacha. C’est à cause de maman. Jesuis venue ici sans qu’elle le sache, mais MissLilian serait bien capable de le lui dire. Elle estsi rapporteuse, Miss Lilian ! Et maman me de-mandera ce que je suis venue faire chez vous.

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Je répondrai tout naturellement que j’étais in-quiète au sujet de Sacha et que je voulais avoirde ses nouvelles. Mais maman ne se contente-ra pas de cela. Elle voudra savoir qui j’ai vu et àqui j’ai parlé. Elle est comme cela, maman !…elle est d’une curiosité !… Si je lui dis que c’estvous qui m’avez reçue… ah ! grand Dieu ! je lavois d’ici : elle se mettra dans une colère ter-rible, épouvantable ! Alors je préfère lui diretout de suite que j’ai vu Sacha, sans parler devous. Vous comprenez ?

— Très bien ! dit Féodore, un éclair amusédans le regard. Je vais vous faire conduire chezSacha.

Au moment de sortir, Olga se retourna :

— C’est bien vrai, Féodore Serguiévitch,que vous ne m’en voulez pas, pas du tout ?Vous n’avez vraiment aucune arrière-penséecontre moi ?

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Pour toute réponse, il s’inclina sur la petitemain qu’elle lui tendait, et y mit un baiser.C’était la première fois qu’il le faisait…

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CHAPITRE DOUZIÈME

VISITE À SACHA

Un instant plus tard, Olga était introduitechez son amie. Comme l’avait dit Féodore, Sa-cha était au lit. Olga fut frappée de sa pâleur etde l’altération de ses traits. On eût dit qu’elleavait maigri depuis la veille.

Très émue, la petite Yermoloff se jeta à soncou et la couvrit de baisers. Sacha la considé-rait avec surprise :

— Toi ici, Olga ? Qui t’a laissée entrer ?

— C’est ton grand frère.

— Féodore ? Tu as vu Féodore ?… Oh ! Ol-ga, que t’a-t-il dit ? Est-il très fâché contremoi ?

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Une expression d’effroi se lisait sur son vi-sage.

— Non, non, rassure-toi, petite poltronne.Il est dans les meilleures dispositions à tonégard. Je viens de lui faire un éloquent sermon.Tu n’as rien à craindre de lui, ni des autresStrélitzky. Il m’a promis qu’on te pardonnerait.

— Vraiment ? Oh ! Olga, que tu es bonne !Tu es réellement mon ange gardien, comme tule disais hier. Jamais je n’oublierai ce que tu asfait pour moi. Quel excellent cœur tu as, Olga !

Olga se sentait tout à la fois embarrassée deces éloges qu’elle sentait si peu mérités, et heu-reuse de voir que son amie n’avait aucun soup-çon de sa trahison de la veille.

— Là, là, calme-toi, petite sentimentale !dit-elle, en l’embrassant pour cacher sa confu-sion. Et raconte-moi bien vite comment il sefait que je te retrouve ici, après t’avoir laisséehier dans le pavillon du jardinier, où il étaitconvenu que tu passerais la nuit ?

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— Le jardinier ne t’a donc pas dit que Féo-dore est venu me chercher ?

Olga rougit :

— Le jardinier est un âne ! Je n’ai rien pucomprendre à son galimatias.

— Eh bien ! je te raconterai comment leschoses se sont passées. Mais n’attends pas demoi un récit détaillé. J’avais si mal à la tête,hier, que je ne faisais attention à rien. Toutce que je me rappelle, c’est que je restai long-temps étendue sur un divan, après que tum’eus quittée ; puis Féodore vint et m’ordonnade le suivre.

— Avait-il l’air fâché ? Te gronda-t-il bienfort ?

— Non. Il me dit seulement : « Tu vas ren-trer avec moi ! » et il me regarda de ses yeux sidurs… Je voulus me lever pour le suivre, maisles forces me manquèrent et je perdis connais-sance.

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— Pauvre Sacha ! s’écria Olga, en lui pre-nant la main qu’elle serra avec force.

— Quand je revins à moi, continua Sacha,Féodore n’était plus là. Le jardinier me ditqu’on viendrait me chercher avec une voiture.Je souffrais tant, vois-tu, que je ne m’inquiétaisde rien. Je me trouvai ici sans savoir comment.On me coucha, on me fit prendre des poudres,et ces atroces douleurs, que j’avais dans la tête,cessèrent enfin… Mais je me sens encore silasse, si faible…

— Ma pauvre Sacha ! Que cela me peine dete voir dans ce lit ! Mais demain, tu seras toutà fait guérie. Peut-être pourras-tu venir à la le-çon ? Si tu savais comme je m’ennuie sans toi !

— Tu es bien bonne, Olga. Mais si tum’aimes, ne souhaite pas que je guérisse…Souhaite plutôt que je meure.

Jamais la petite Yermoloff n’avait entenduformuler un souhait pareil.

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— Comment peux-tu parler ainsi, Sacha ?s’écria-t-elle, indignée. Mourir ! Quelle choseaffreuse !

— Non, non, mourir n’est pas affreux. Cequi serait affreux pour moi, c’est de vivre iciquand Pierre n’y sera plus. Tu sais… tu saisqu’il va partir ?

— Oui. Maman me l’a dit, hier.

— Mon Dieu ! que deviendrai-je sans lui ?J’ai pu supporter mon sort aussi longtempsqu’il était là pour m’encourager. Quand il n’ysera plus…

— Tu es donc bien malheureuse chez lesStrélitzky ? questionna Olga à voix basse.

Sa curiosité était excitée au plus haut point.

— Oh ! oui, bien malheureuse ! répéta Sa-cha, dont les yeux se remplirent de larmes.

— Qu’est-ce qu’ils te font donc ? Est-cequ’ils ne te donnent pas à manger à ta faim ?

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Est-ce qu’ils t’enferment la nuit dans une cave,peut-être ?

— Non, non, ce n’est pas cela ! Ce n’est pascela ! s’écria Sacha à travers ses larmes. Jemange à leur table… et j’ai un bon lit, commetu le vois.

— Alors de quoi te plains-tu, petite ni-gaude, si tu as chez eux tout ce qu’il te faut ?

— Non, Olga, je n’ai pas tout ce qu’il mefaut. Je ne peux pas t’expliquer, mais je saisbien que j’aimerais mieux, plutôt que d’être ici,bien habillée et bien nourrie, vivre avec Pierre,en dormant à la belle étoile, en n’ayant qu’uncroûton de pain à manger, et des haillons pourme couvrir…

— Quelles bêtises, pauvre Sacha ! Pour sûr,la fièvre te trouble le cerveau !

— Non, non. Ce que je dis aujourd’hui, je lepense toujours. Cela te paraît drôle parce quetu as de bons parents qui te comblent de ca-resses. Mais moi, je ne suis pas choyée comme

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toi. Mes frères et ma sœur ne m’aiment pas. Ilssont si méchants ! Si tu savais…

— Oui, oui. Je sais que les jumeaux nevalent rien…

— Oh ! il n’y a pas que les jumeaux. Ils ontla main leste, c’est vrai ; mais, contre eux, j’oseme défendre ; je peux leur rendre les coupsqu’ils me donnent… Mais avec Natalie, c’esttout autre chose. Elle est bien plus méchante,elle, que les jumeaux. Si tu savais toutes les mi-sères qu’elle me fait ! Elle n’est heureuse quequand elle peut me dire quelque chose qui mepeine. Quand elle parle de moi, elle ne m’ap-pelle jamais que « la créature » ; elle cherchetoutes les occasions de me prendre en faute ;elle me provoque de toutes manières, et il fautque je me laisse injurier et frapper par elle sansdire un mot, sans faire un geste pour me dé-fendre. Même quand je supporte tout, elle n’estpas satisfaite : elle me reproche mon air maus-sade. Comme si je pouvais être gaie, quand ilfaut toujours me contraindre !

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— Pauvre Sacha ! Est-ce possible ? Je teplains de tout mon cœur, va… Mais écoute, ilne faut pas supporter tant de méchanceté. Ilfaut te plaindre à Féodore.

— À Féodore ? Oh ! non ! Je n’oserai ja-mais. Et, même si j’osais, ce serait bien inutile.Il approuve toujours tout ce que fait Natalie.

— Il l’aime donc beaucoup ?

— Oh ! oui. Il est toujours si bon pour elle !Il la comble de cadeaux, il exige que tout lemonde lui obéisse.

« Voilà comme il sera avec sa femme ! »songea Olga, et son visage, un moment assom-bri, se rasséréna à la pensée du mari charmantqu’elle aurait.

— Moi, il ne m’aime pas, continua Sachaplaintivement.

— Pourquoi donc ne t’aime-t-il pas ?

— Je ne sais pas.

Olga se prit à réfléchir.

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— Je crois que je comprends ! dit-elle aubout d’un instant, et poussée par un incons-cient besoin d’excuser son grand Féodore. Il net’aime pas parce que tu n’es pas sa sœur. Tune lui es rien, tu sais. Il n’est pas plus ton frèrequ’il n’est le mien. Tu es la fille de son beau-père, tout simplement ; la demi-sœur des ju-meaux. Tu vois que je suis bien informée. J’aiassez entendu parler de cela chez nous, par-di ! Et puis, tu sais, peut-être qu’il te méprise àcause de cette femme que personne n’a connueici, et qui était ta mère. Peut-être qu’elle n’étaitqu’une serve…

Les yeux de Sacha s’étaient remplis delarmes. À cette vue, Olga comprit soudain lacruauté des paroles qui venaient de lui échap-per :

— Oh ! Sacha, pardonne-moi ! s’écria-t-elleen se jetant avec impétuosité au cou de sonamie et en l’étouffant presque sous ses baisers.Pardonne-moi ! Je suis étourdie, affreusementétourdie. J’oublie toujours ce que je dois taire

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devant toi. Mais tu sais bien, ma chère Sacha,que je ne voulais pas te faire de la peine. Jet’aime trop pour cela !

Elle continuait à la couvrir de caresses. Sa-cha se laissait faire. Elle semblait tout d’uncoup très lasse :

— Je crois que je ferais bien de dormir unpeu, dit-elle. J’ai de nouveau très mal à latête…

— C’est moi qui t’ai fatiguée, pour sûr !s’écria Olga. Je ne vaux rien auprès des ma-lades, maman me le répète constamment. Ehbien ! je vais partir et te laisser reposer. Maisauparavant, petite Sacha chérie, écoute ce queje vais te dire : ne souhaite plus de mourir.Je sais un moyen – un moyen infaillible – dete tirer d’ici. Aie seulement confiance en moi.Hâte-toi de guérir et tu verras. Je te prometsque dans six mois, il n’y aura pas à Aloupkade créature plus heureuse que toi ! Là, es-tucontente ?

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— Que le Ciel t’entende ! soupira Sacha.

Lorsque Olga se retrouva sur la route avecMiss Lilian, son visage rayonnait de satisfac-tion.

— Ah ! chère Miss Lilian ! Que je suis en-chantée de ma visite aux Strélitzky ! Ah ! jen’ai pas perdu mon temps, allez, cet après-mi-di ! J’en ai abattu de la besogne !… J’ai vu legrand Féodore et j’ai si bien arrangé mes af-faires qu’il m’a baisé la main et que bientôt jel’aurai à mes pieds ! J’ai vu Sacha, malade etmalheureuse, et je l’ai consolée en lui promet-tant d’arranger les siennes, d’affaires. Il ne fautpas être égoïste, et ne penser qu’à soi, n’est-ce pas, Miss Lilian ? Il faut aussi penser auxautres, et faire leur bonheur quand on le peut.Je vais m’occuper de celui de cette pauvre Sa-cha. Vous allez voir, Miss Lilian, les belleschoses que je vais faire ! Il m’est justement ve-nu une idée lumineuse…

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— Vous feriez mieux, mademoiselle Olga,de ne pas trop vous fier à vos idées lumineuses,répondit Miss Lilian, avec froideur. Vous savezpar expérience qu’on ne fait souvent que desbêtises quand on veut se mêler des affaires desautres.

— Ah ! c’est à cause de ce qui est arrivé hierque vous dites cela. Mais vous avez tort, MissLilian. Il n’y a pas de comparaison entre ce quej’ai fait hier et ce que je me propose de faire.

— Et serait-il permis de vous demander ceque vous vous proposez de faire ?

— Eh ! certainement. Vous savez que Pierreet Sacha s’aiment d’« amour tendre » commedit la fable ? Eh bien ! je vais m’occuper de lesmarier.

— Les marier ! Mais, mademoiselle Olga,êtes-vous folle ? On ne se mêle pas de marierles autres, ainsi. Cela ne se fait pas.

— Et pourquoi ne le ferait-on pas ? quandils ne sont pas capables d’en venir à bout tout

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seuls, et que c’est le seul moyen de faire leurbonheur ? Ce n’est pas une folie que de les ai-der, c’est une bonne action, je le sais bien, et jevous prie, Miss Lilian, de ne pas me contredire.Vous n’entendez absolument rien aux affaires,vous, surtout aux affaires d’amour !

Brutalement réduite au silence, Miss Lilianse résigna à garder pour elle ses réflexions.

« Espérons que cette sotte idée lui sortiratoute seule de la cervelle ! » se disait-elle ensuivant Olga.

Mais son front restait soucieux.

Les circonstances, décidément, favorisaientla petite Yermoloff. La première personnequ’elle aperçut en arrivant chez elle fut PierreKamensky. Il était venu rendre visite àMme Yermoloff, et, ayant appris qu’elle étaitsortie pour une courte promenade, il s’était ins-tallé au salon pour y attendre son retour.

— Vous ici, Pierre ? s’écria Olga, courant àlui, toute joyeuse. Ah ! c’est le bon Dieu qui

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vous envoie, pour sûr ; j’ai justement à vousparler d’une chose très importante, et qui vousintéresse au plus haut point.

— Moi aussi, Olga, j’ai à vous parler.

— Ah ?… Eh bien ! dites d’abord ce quevous avez à dire. Moi, je parlerai ensuite.Voyons, de quoi s’agit-il ?

— Il s’agit de Sacha, dit Pierre, gravement.

— De Sacha ? – Le visage d’Olga rayonna –Je vous écoute, Pierre, dit-elle en prenantplace en face du jeune homme et en le regar-dant de son air le plus engageant.

— Je me fais, dit-il, beaucoup de soucis ausujet de Sacha. Vous savez probablement queje vais quitter Aloupka ?

— Pour sûr, que je le sais. Maman m’en aassez battu et rebattu les oreilles, de votre dé-part !…

— Je passerai tout l’hiver à Saint-Péters-bourg. La pauvre petite Sacha va se ressentir

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cruellement de mon absence. Pour égayer satriste vie, elle n’a, hélas ! que ces deux joies :mon amitié, et ces quelques heures qu’ellevient passer chaque jour auprès de vous.

— C’est peu.

— De ces deux joies, mon départ va encorelui en ôter une.

— La plus douce…

— Olga, vous allez rester l’unique res-source de Sacha. Soyez bonne pour elle. Sivous le voulez, vous pouvez lui être d’un grandsecours. Le comte Strélitzky est un ami devotre père ; il permet à Sacha de venir chezvous ; vous êtes du même âge qu’elle. Malgrévotre apparence frivole, vous n’avez pas mau-vais cœur. Je suis sûr que, si vous saviez latriste existence que lui font les Strélitzky, vousredoubleriez de tendresse envers elle rien quepour la dédommager de ce qu’elle souffre parleur méchanceté. C’est triste, c’est profondé-ment triste pour une enfant de cet âge, d’être

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toujours rudoyée et humiliée, de ne recevoir ja-mais aucune marque de tendresse. L’affectionque les Strélitzky ne lui donnent pas, il fautqu’elle la cherche et qu’elle la trouve ailleurs,sinon elle s’étiolerait comme une plante privéede soleil… Olga, je compte sur votre bon cœur,quand je ne serai plus ici, pour me remplacerun peu auprès de Sacha…

Olga lui serra la main :

— Merci, Pierre. Merci de la confiance quevous me témoignez. Vous verrez tout à l’heureque je la mérite. Pauvre Sacha ! C’est de toutmon cœur que je la plains ! Elle est, en effet,très malheureuse, chez les Strélitzky. Lapreuve, c’est qu’elle a tenté, hier, de s’enfuir dechez eux.

— Sacha ? Elle a tenté de s’enfuir ?…

— Oui. Ils l’ont naturellement rattrapée etramenée dans sa prison. Maintenant elle est aulit et elle a la fièvre…

— La fièvre ? Sacha ?…

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Le visage de Pierre était si bouleverséqu’Olga jugea nécessaire de le rassurer :

— Ne vous effrayez donc pas ainsi ! Ce n’estrien de grave, heureusement. Vous pouvez mecroire, puisque je viens de lui rendre visite.Elle ne souffre pas ; seulement, elle a des idéesnoires. Elle voudrait mourir, parce qu’elle nepourra plus, dit-elle, supporter de vivre chezles Strélitzky, quand vous ne serez plus ici pourl’encourager. Moi, en l’écoutant, je me sentaisle cœur tout remué et je ne pouvais m’em-pêcher de penser que ce serait une fameusebonne action si l’on pouvait la tirer de leursgriffes…

— Malheureusement, cela n’est pas pos-sible. Elle dépend d’eux. Il n’y a aucun moyende la soustraire à leur tyrannie…

— Pardon, il y en a un, de moyen. Il y a lemariage. Quand Sacha se mariera, les Strélitz-ky n’auront plus aucun pouvoir sur elle.

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— Mais elle n’est pas encore en âge de son-ger à cela, dit Pierre subitement renfrogné.

— Comment ? Elle n’est pas encore en âgede songer à cela ? Mais elle a presque seizeans, Pierre ! À cet âge, on peut très bien se ma-rier. Pourquoi n’y songerait-elle pas, puisquec’est pour elle l’unique moyen d’échapper auxStrélitzky ? Et, si elle n’y songe pas, pourquoises amis n’y songeraient-ils pas pour elle ?…Voyons, Pierre, ne vous plairait-il point, vous,d’être le sauveur de Sacha ? ajouta-t-elle de savoix la plus persuasive, en posant sa main surla main de Pierre.

Mais il se dégagea d’un mouvementpresque brutal et la regarda avec des yeux étin-celants :

— Que voulez-vous dire ? Je ne vous com-prends pas du tout.

— Vous me comprenez très bien. Vous nevoulez pas vous faire moine, hein ? Donc, vousvous marierez un jour. Pourquoi ne pas le faire

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tout de suite et demander la main de Sacha ? Sivous l’épousiez… Eh bien ! qu’est-ce qui vousprend de me rouler des yeux pareils ? Je nedis rien de mal ! Voulez-vous bien me laisserfinir !… Si vous épousiez Sacha, vous lui ren-driez un fameux service, et, vous-même, vousne feriez pas une si méchante affaire : elle esttrès jolie, Sacha ! Elle ferait une ravissante pe-tite femme…

Elle se mit à rire de la drôle de tête que fai-sait Pierre. Il était devenu pourpre, et son air àla fois confus et furibond paraissait à Olga d’uncomique irrésistible.

— Olga Wassilievna !… commença-t-ilavec colère. Mais il s’arrêta, pressentant qu’ellene comprendrait rien à ses explications.

Certes, il aimait Sacha. Il l’aimait, depuisdes années, comme une sœur infiniment chère,qu’on sent faible et malheureuse. Mais, danscette amitié, il n’entrait rien que de très nobleet de très pur. Plus encore qu’une amie, Sacha

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était pour lui un symbole : le symbole de la fai-blesse opprimée. Il se penchait sur elle commeil se fût penché, pensait-il, sur n’importe quelleâme souffrante. Et c’était, vraiment, l’offenserque de ravaler cette amitié si pure au niveaud’une vulgaire amourette, en lui proposantd’épouser sa petite voisine. Mais ces subtilités-là, Pierre sentait Olga incapable de les saisir etde les apprécier, et, furieux de se voir incom-pris sans pouvoir s’expliquer, il devenait agres-sif :

— Quel âge avez-vous, Olga Wassilievna ?questionna-t-il d’une voix courroucée et en luijetant un regard méprisant.

— J’ai eu seize ans le mois passé, très cherPierre, répondit-elle avec son sourire le plussuave.

— Et c’est à cet âge que… que vous osezvous mêler de… Si votre maman vous enten-dait !

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— Mais elle ne m’entend pas ! fit Olga sansse troubler.

— Mais moi, je vous entends, et c’est en-core pis ! Je sais bien que vous n’êtes encorequ’une enfant et que vous ne mesurez pas laportée de vos paroles…

— Comment ? Je ne mesure pas la portéede mes paroles ? Ah ! ça, qu’est-ce que vousme chantez là, Pierre Nicolaïévitch ? Ah ! c’estainsi que vous le prenez ! C’est comme celaque vous me remerciez ! Je me donne la peinede vous indiquer ce que vous avez à faire pourassurer le bonheur de cette Sacha qui voustient tant à cœur, et vous me traitez d’incons-ciente ! Mais c’est vous, qui êtes un incons-cient, mon pauvre Pierre Nicolaïévitch ! Jen’aurais jamais cru cela de vous, non, jamais !Après vous être conduit avec elle comme vousl’avez fait… ne pas vouloir l’épouser !…

— Qu’osez-vous dire, Olga Wassilievna ?

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— Eh ! oui. Depuis des années, vous la ca-jolez, vous la gâtez, vous la détachez des Stré-litzky pour vous l’attacher, vous vous amusezà vous faire aimer d’elle. Et maintenant qu’elleest follement amoureuse de vous, maintenantqu’elle ne peut plus se passer de vous, quandon vous parle de l’épouser, vous vous rebiffez !Fi ! que c’est laid ! Mais cela ne m’étonne pas.Votre frère Michel n’en fait pas d’autres, je lesais, j’entends assez parler de ses frasques. Ilfait la cour à tout le monde et il n’épouse per-sonne. Mais du moins, lui ne pose pas pour unsaint, comme vous !

— Tai… tai… taisez-vous, Olga Wassiliev-na !… vous… vous êtes une impertinente ! bé-gayait Pierre, les traits convulsés de colère.

Mais Olga était lancée. Rien ne pouvait l’ar-rêter :

— Non, je ne veux pas me taire ! Il fautque vous entendiez une fois la vérité. Personnen’ose vous la dire en face. Mais, par derrière,

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on se rattrape, et si vous saviez ce qu’on ditalors sur votre compte, Pierre Nicolaïévitch,vous seriez moins glorieux. Un être qui a tou-jours dans la bouche les plus belles paroles, etqui ne sait pas faire une seule bonne action :voilà ce que vous êtes ! Quand on vous entendparler, on dirait le bon Dieu descendu sur laterre pour y donner l’exemple de toutes lesvertus : vous voulez émanciper vos serfs, vousvoulez régénérer le monde ; vous seriez prêt,si l’on vous en croyait, à vous faire crucifier latête en bas pour le salut de l’humanité. Quandon vous regarde à l’œuvre, qu’est-ce qu’onvoit ? un égoïste, qui vit pour lui, uniquementpour lui, retiré dans sa maison comme un es-cargot dans sa coquille ! La seule bonne œuvrequi soit à votre portée, vous la méprisez. Vousn’avez pas le cœur de faire cette chose pour-tant si simple : épouser Sacha. Cela, ce seraitune bonne action. Mais vous, naturellement,Pierre Nicolaïévitch, vous préférez mettre vosdeux mains dans vos poches, et continuer à pé-rorer sans agir !…

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Pendant ce discours, Pierre, à plusieurs re-prises, avait voulu interrompre Olga. Il n’yétait pas parvenu. Il n’avait fait que gesticuler,en poussant des sons inarticulés : la colèrel’étouffait. Enfin, il parvint à se maîtriser :

— Je ne veux pas discuter avec vous, OlgaWassilievna, bégaya-t-il, la voix rauque. Maisje me plaindrai à votre maman de vos imperti-nences.

Cette menace eut pour effet de porter à sonapogée l’exaspération d’Olga :

— C’est cela ! Vous voulez encore me fairepriver de dessert !… Essayez seulement ! Jevous préviens que, si vous avez le malheurd’exciter maman contre moi, je me vengerai.Ah ! vous haussez les épaules ! Vous vous mo-quez de mes menaces ? Vous avez tort, PierreNicolaïévitch Kamensky ! Je ne suis pas un ad-versaire à dédaigner, sachez-le ! Je me venge-rai de façon à vous atteindre en plein cœur. Sa-vez-vous ce que je ferai ? J’irai répéter à Féo-

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dore Serguiévitch le beau discours que vousm’avez débité tout à l’heure pour m’attendrirsur le sort de Sacha… Voilà qui l’intéressera !

— Je vous défends de le faire, Olga Wassi-lievna !

— Oh ! « je vous défends ! je vous dé-fends ! » Vous ne pouvez pas me coudre labouche, hein ?

— Si vous lui en dites un seul mot, je…

— Je quoi ? Ah ! vous restez bouche bée !Bien sûr que je le lui répéterai, et je lui diraiencore un tas d’autres choses plus intéres-santes… Je suis très bien avec Féodore Ser-guiévitch, moi ! Je peux lui faire faire tout ceque je veux ! Quand il saura les propos mal-veillants que vous tenez sur son compte, surcelui de sa sœur et de ses frères, savez-vous cequ’il fera ? Il mettra Sacha au pain et à l’eaupour la punir d’être allée se plaindre à vous.Oui, voilà ce qui arrivera si vous allez monterla tête à maman contre moi. Maintenant, vous

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pouvez faire ce que vous voulez. Si vous par-lez, je serai, moi, privée de dessert ; mais votreSacha mangera du pain sec ! Et ce sera votreœuvre. Vous pourrez vous frotter les mains !

Elle parlait ainsi pour agacer Pierre, mais illa prit au mot, et, furieux, il marcha sur elle,l’air menaçant.

— Oh ! vous avez beau former les poings,comme si vous vouliez me battre, fit-elle en leregardant, les yeux moqueurs. Je n’ai pas peurde vous, Pierre Nicolaïévitch Kamensky !

— Mauvais cœur ! Diabolique créature !

Il ne se possédait plus de rage. Elle, en-chantée de l’avoir poussé à bout, le contem-plait, un sourire de suprême satisfaction sur leslèvres.

Ce fut à ce moment que Mme Yermoloff fitson entrée. Du jardin, elle avait entendu deséclats de voix et elle accourait aussi vite que lelui permettait sa corpulence.

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Effrayée de l’attitude des deux jeunes gens,elle se jeta entre eux pour les séparer :

— Que signifient ces cris ? Olga ? Pierre ?…Que se passe-t-il ?

— Votre dé… dé… démon de fille…

Pierre était ivre de rage.

— Maman, ne l’écoutez pas. Il ment. C’estlui qui a commencé à me dire des imperti-nences…

— Olga ! s’écria Mme Yermoloff. Commentoses-tu ? Méchante fille ! Sors d’ici tout desuite…

— Mon Dieu, maman, ne me déchirez pasma robe ! Inutile de me pousser. Je sortirai fortbien toute seule…

La porte se referma derrière elle, bruyam-ment.

Lorsque Mme Yermoloff fut seule avec sonfavori, elle s’occupa de le calmer, mais sans y

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réussir. Tout ce qu’elle put obtenir de lui fut lerécit de ce qui venait de se passer. Elle fut trèsétonnée d’apprendre que Sacha était malade etque sa fille était allée lui rendre visite.

Dès que Pierre l’eut quittée, elle fit appelerMiss Lilian pour l’interroger, afin de tirer auclair ce qu’apparemment Olga avait voulu luicacher. Miss Lilian, comme on le sait, n’enten-dait rien à l’art pervers de mentir dans lequelson élève excellait. Mme Yermoloff n’eut pas depeine à lui faire avouer non seulement ce quis’était passé ce jour-là, mais encore tous lesévénements de la veille. Elle apprit le rôle sin-gulier joué par sa fille dans l’affaire de Sacha.

Sa colère éclata, non contre Olga, maiscontre Miss Lilian qu’elle rendait responsablede tout :

— En vérité, votre conduite est étrange,Miss Mac’ Culloch. Je vous ai engagée poursurveiller ma fille et vous lui laissez faire toutce qui lui passe par la tête ! Je me suis bien

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aperçue que, depuis que vous êtes ici, elle nefait que des sottises !

Miss Lilian tenta de remettre les choses aupoint, en expliquant qu’Olga était extraordinai-rement volontaire et désobéissante. Mme Yer-moloff était trop irritée pour lui permettre dese justifier.

— Assez, Miss Mac’ Culloch !… Ma fille estdésobéissante avec vous, parce que vous ne sa-vez prendre sur elle aucune autorité. Vous de-vez comprendre que, dans ces conditions, il nem’est pas possible de vous la confier plus long-temps. Je vous paierai un mois de gages enplus de ce que je vous dois, Miss Mac’ Culloch,et si vous avez quelque place en vue, vous êteslibre de quitter ma maison tout de suite.

C’était un congé brutalement signifié.L’Écossaise, très pâle, salua et sortit.

Quant à Mme Yermoloff, cette exécutionavait un peu calmé sa colère. Restée seule, elle

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sonna, et ordonna au domestique accouru d’al-ler lui chercher sa fille.

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CHAPITRE TREIZIÈME

PETIT INTERMÈDE FAMILIAL

Mais Olga, de son côté, n’était pas restéeinactive. Après son expulsion du salon, elles’était rendue en toute hâte chez son père.

M. Yermoloff était à son bureau à alignerdes chiffres. L’entrée de sa fille le surprit désa-gréablement.

— Tu arrives à un mauvais moment, chèrepetite, dit-il. Tu le vois : je suis occupé.

Olga se jeta à son cou :

— Oh ! cher petit papa ! ne me renvoyezpas, je vous prie. Laissez-moi rester auprès devous. Je me ferai toute petite et je ne dirai pasun mot.

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— Ta présence me dérangerait quandmême dans mon travail, chère enfant : j’ai be-soin d’être seul. Va vite retrouver ta maman !

Il l’embrassa et fit mine de l’écarter. MaisOlga se serra contre lui plus étroitement.

— Non, non, je ne veux pas aller vers ma-man. Elle vient de me chasser du salon…

— Ah ! tu as de nouveau fait quelque sot-tise ? s’enquit M. Yermoloff, inquiet.

— Mais non ! je n’ai rien fait de mal, je vousassure. Je parlais tout gentiment à Pierre Nico-laïévitch. Il est si susceptible, ce Pierre ! Tout àcoup, il s’est fâché tout rouge, je ne sais mêmepas à quel propos. Il s’est mis à crier, à gesticu-ler. Maman est survenue. Elle me donne tou-jours tort, quand Pierre est en cause. Elle n’apas même voulu m’entendre. Elle m’a chasséedu salon, et elle est restée seule avec ce men-teur de Pierre qui lui montera certainement latête contre moi. Je devine qu’elle va m’appelertout à l’heure pour me gronder. C’est pourquoi

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je me suis réfugiée auprès de vous, cher et bonpetit papa. Vous me permettrez bien de resterici jusqu’à ce que la colère de maman se soit unpeu calmée ?

— Mais… si elle t’appelle… protestaM. Yermoloff, de plus en plus anxieux.

— Je ferai la sourde oreille, décida Olga.

— J’espère pourtant, Olga, que tu necomptes pas que je vais t’encourager à résisterà ta maman. Que dirait-elle si elle savait que tuviens te cacher chez moi ?

— Mais elle ne saura rien ! N’ayez donc au-cune crainte. Personne ne m’a vue entrer chezvous. Et puis, nous pouvons tirer le verrou…là… comme cela ! Maintenant, nous sommestout à fait en sûreté ! Si maman s’avisait de ve-nir me chercher ici – et elle ne le fera certai-nement pas – vous ne la laisseriez pas entrer.Vous lui crieriez, sans ouvrir, que vous êtes autravail et que vous ne voulez pas qu’on vousdérange…

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— Olineka !… reprocha M. Yermoloff, fai-blement.

Il ne put en dire davantage. Olga se jetait àson cou et l’embrassait à l’étouffer :

— Cher petit papa ! Vous êtes si bon ! sicomplaisant ! Faites cela pour moi, je vous enprie, mon bien aimé petit papa !

M. Yermoloff essaya en vain de se débarras-ser d’elle. Elle se cramponnait à lui si fortementque, découragé, il renonça à la lutte et s’assit.Olga, triomphante, prit place sur ses genoux.

— Tu me fais beaucoup de peine, Olga, dit-il tristement. Moi qui voudrais tant que tu soisune enfant douce et obéissante, un petit rayonde soleil ! et, au lieu de cela, tu provoquesdes scènes par tes désobéissances, car tu saiscomme ta maman se fâche quand on lui ré-siste…

— Oh ! pour fâchée, elle l’est déjà ! Elle nepourrait pas l’être davantage !

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— Je suis sûr qu’elle se calmerait tout desuite si tu lui disais que tu regrettes d’avoir of-fensé Pierre Nicolaîévitch.

— Peut-être bien. Seulement, voilà : si je luidisais cela, elle voudrait me forcer à faire desexcuses à Pierre ; et moi, je ne veux pas m’hu-milier devant ce Pierre que j’exècre !

— Ma chère petite Olga ! Tu me ferais un sigrand plaisir…

Il la regardait d’un air suppliant.

— Qu’est-ce que vous me donnerez, si jeconsens ?

— Mon Dieu, ma chère enfant, que veux-tudonc que je te donne ?

— Il y a une chose que je désire beaucoup.

— Quoi donc, Olga ?

M. Yermoloff semblait inquiet.

— C’est d’aller au bal du prince Rastovtzoff.

M. Yermoloff sursauta :

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— Au bal du prince Rastovtzoff ! Mais, machère petite, tu es encore trop jeune pour un sigrand bal.

— Oh ! trop jeune ! c’est maman qui le dit,parce que cela l’ennuie d’exhiber une grandefille comme moi. Mais je sais bien que je suisd’âge à aller dans le monde : toutes mes amiesy vont.

— Celles qui sont plus âgées que toi. Maisje suis sûr que celles qui ont ton âge, la petiteSacha, par exemple…

— Oh ! Sacha ! Une Cendrillon ! J’espèrebien, papa, que vous n’allez pas me comparerà elle !

— Ma chère petite Olga !…

— Si vous me promettez que j’irai au bal duprince, je vous promets de demander pardonà maman et de faire tout ce qu’elle exigera demoi.

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— Je te promets, Olga, que je feraiconnaître ton désir à ta maman.

— Ah ! non ! Pas cela ! Ce serait trop mal-adroit, elle dirait non tout de suite ! Ce n’estpas comme ça qu’il faut s’y prendre quand onveut obtenir quelque chose de maman. Je vaisvous indiquer, moi, ce qu’il faut faire : ce soir,vous choisirez un moment où elle sera debonne humeur pour lui dire que vous avez ren-contré aujourd’hui le prince Rastovtzoff et qu’ila souhaité me voir à son bal ; qu’il a même tel-lement insisté que vous lui avez promis de m’yconduire. Maman vous croira, et elle n’oserapas faire d’objections, de peur de déplaire auprince. Comme cela, nous aurons gagné la par-tie.

— Mais, ma chère enfant, je ne peux pour-tant pas dire à ta maman des choses qui nesont pas.

— Comment, des choses qui ne sont pas ?Soyez persuadé que le prince sera enchanté de

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me voir à son bal ! Ainsi, ce n’est pas un men-songe que vous direz là. Et puis, vous savez,papa, même si c’était un mensonge, vous pou-vez bien en dire une fois un tout petit pourme rendre service, puisque je consens, moi,à en dire aujourd’hui un gros pour vous êtreagréable.

— Comment, Olga ? Que dis-tu ? Moi ? je tefais dire un mensonge ? s’exclama M. Yermo-loff, scandalisé.

— Eh ! oui. N’est-ce pas mentir que d’expri-mer des regrets que je n’éprouve pas ?

— Ma pauvre enfant ! Tu as une façon deraisonner tout à fait… déraisonnable.

— Ainsi, c’est entendu ? J’irai au bal duprince ?

— Eh ! bien… oui… faiblit M. Yermoloff.

Olga l’embrassa et se dirigea vers une portequi s’ouvrait sur le jardin.

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— Où vas-tu ? lui cria son père, croyantqu’elle se trompait.

— Eh ! mais… Je passe par là pour rentrerpar la porte d’entrée. C’est plus prudent. Si,par hasard, maman me voyait sortir d’ici, ellevous en voudrait de m’avoir reçu et vous seriezgrondé. J’aime mieux avoir l’air de revenir dujardin. Comme cela, elle ne me soupçonnerapas d’avoir passé chez vous.

« Cette enfant a un cœur d’or ! Elle a toutesles délicatesses ! pensait M. Yermoloff en sui-vant sa fille d’un œil attendri. Quand on laprend par la douceur, on peut lui faire faire toutce qu’on veut ! »

Cependant, l’enfant au cœur d’or affrontaitsa mère. Dans le corridor, elle avait rencontréle domestique qui venait la chercher de la partde Mme Yermoloff.

— Maman, je vous prie de me pardonner,dit-elle en entrant dans le salon. Vous êtes fâ-

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chée contre moi, et je le mérite, car j’ai été bienimpertinente à l’égard de Pierre. Mais je suistoute disposée à lui faire des excuses demain.

Mme Yermoloff resta interdite.

Elle avait fait appeler Olga pour la répri-mander vertement. L’attitude inattendue de lajeune fille la prenait au dépourvu. Si, de sonplein gré, Olga voulait faire des excuses àPierre, n’était-il pas maladroit de l’irriter pardes reproches qui la feraient peut-être changerd’opinion, et la rendraient plus intraitable ?

Mme Yermoloff jugea plus sage de ne pastrop élever la voix :

— Je suis bien aise, dit-elle, que tu recon-naisses tes torts vis-à-vis de Pierre. Mais cen’est pas lui, c’est moi que tu as le plus grave-ment offensée, Olga. Miss Mac’ Culloch vientde m’apprendre tout ce qui s’est passé hier etaujourd’hui, à mon insu. Olga, comment as-tupu, à ton âge, te comporter de la sorte, et sur-tout me cacher tout cela, à moi, ta mère ?

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— Maman, je craignais de vous faire duchagrin.

— Tu aurais dû avoir cette crainte avantd’agir. Cela t’aurait évité une nouvelle et déplo-rable sottise.

— C’est mon bon cœur qui m’a entraînée.Cette pauvre Sacha semblait si malheureuse !J’ai voulu lui venir en aide.

— Et tu n’as réussi qu’à te rendre ridicule.Je déplore vraiment que Miss Lilian ne t’ait pasempêchée de te lancer dans cette aventure.

— Oh ! Miss Lilian !

Et Olga eut un haussement d’épaules qui si-gnifiait clairement : Miss Lilian, c’est un vraizéro !…

— Oui, dit Mme Yermoloff, heureuse de re-jeter sur la gouvernante la responsabilité desactes de sa fille. Miss Mac’ Culloch est tropjeune pour être auprès de toi ; aussi l’ai-jecongédiée. Je vais m’occuper de te trouver une

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gouvernante d’âge mûr, une personne éner-gique et de confiance. J’espère qu’elle sauraprendre sur toi l’autorité qu’il faut, et que, deton côté, Olga, tu lui obéiras comme à moi-même.

— Certainement, maman ! assura Olga, l’airsoumis.

Intérieurement, elle se félicitait de son ha-bilité, et jubilait d’avoir si bien su dissiperl’orage que les révélations de Miss Lilianavaient failli déchaîner sur sa tête.

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CHAPITRE QUATORZIÈME

UN ENTRETIEN CONFIDENTIEL

Après le départ d’Olga, le comte Féodores’était rendu chez sa sœur Natalie ; et les deuxaînés avaient eu une conversation qui eût vi-vement intéressé la petite Yermoloff, si elle eûtpu l’entendre.

— Je viens de recevoir la visite d’Olga Was-silievna, avait commencé Féodore. Elle voulaitsavoir pourquoi Sacha n’est pas allée chez eux,ce matin. Je lui ai dit qu’elle était souffrante, etelle a désiré la voir.

— Et tu le lui as permis ? Ne crains-tu pasque cette créature ne lui dise beaucoup de malde nous ?

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Féodore haussa avec insouciance ses largesépaules.

— Écoute un peu, Féodore, reprit Natalie.Ce matin, j’ai surpris une conversation des ju-meaux. Ils étaient sous les fenêtres de la biblio-thèque où je me trouvais par hasard. Ils par-laient de cette petite Olga… Viens t’asseoir ici,tout près de moi, poursuivit-elle, en lui dési-gnant une place à côté d’elle sur un canapé, jete raconterai ce qu’ils disaient.

— Des bêtises, comme toujours ! dit Féo-dore, et il sourit avec un brin de malice.

Depuis longtemps, il s’était aperçu des sen-timents hostiles que ses frères nourrissaient àl’égard d’Olga, et il en avait deviné la cause.

— Ils disaient des choses si étranges !continua Natalie. Je n’en crois pas la moitié, tusais. Cependant, il y a un proverbe qui dit : « Iln’y a pas de fumée sans feu ! » Figure-toi qu’ilsprétendaient que cette petite Olga a pour toiun sentiment caché…

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— Ah ! bah !

— Et comme elle est très jolie, ils crai-gnaient que tu ne finisses par t’en amoura-cher…

Elle regardait son frère, tout en parlant, et,dans ses yeux, se lisaient l’espoir et le désirde provoquer ses confidences ; mais le comteFéodore se contenta de hausser les épaules, ensouriant de ce sourire aimable et glacé qu’ilavait lorsqu’il ne voulait rien livrer de ses pen-sées.

— En les écoutant, l’envie me prenait devoir cette Olga Wassilievna ! continua-t-elle.Imagine tout à l’heure ma joie quand mesfemmes me l’ont montrée qui traversait le jar-din. N’était-ce pas la Providence qui l’envoyait,précisément au moment où je désirais tant lavoir ? Cachée derrière les rideaux de ma fe-nêtre, j’ai pu la contempler à mon aise, Féo-dore ! Je l’ai trouvée ravissante.

— Oui, elle est très jolie.

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— Elle est ravissante ! reprit Natalie, avecexaltation. Elle m’a beaucoup rappelé Wassia.Elle lui ressemble. Elle a les mêmes grandsyeux bleus, si profonds et si limpides. Mais elleest encore mille fois plus belle que lui ! En vé-rité, Féodore, je t’avoue que j’ai été éblouie parsa beauté ! Tout est délicieux chez elle : sa pe-tite bouche si gracieuse, son joli petit nez, l’orpâle de ses cheveux bouclés. Ce sont les che-veux de Wassia ! Et puis, cette taille soupleet élégante… Dans quelques années, elle seraune beauté, j’en suis sûre. Et elle est pauvre,à ce que disaient les jumeaux. Est-il possible,Féodore, que Wassia ait dissipé toute sa for-tune ?

— Tu sais que la fortune des Yermoloff n’ajamais été bien considérable.

— Ainsi, cette mignonne petite Olga estpauvre. Voilà qui me la rend plus sympathiqueencore ! J’ai toujours pensé, Féodore, que tuchoisirais une jeune fille pauvre. Elle sauraitque tu l’épouses par amour, et elle t’en aurait

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une reconnaissance infinie. C’est une immensegarantie de bonheur, cela ! Tu n’es pas fâché dece que je te dis là, mon frère ?

— Non, Natalie, mais je t’assure que…

— Je voudrais que tu saches bien, fit-elle,luttant contre l’émotion qui l’envahissait, que,par égard pour moi, il ne faudrait pas, si cettepetite Olga te plaisait…

Elle s’arrêta. La voix lui manquait. Silen-cieusement, Féodore lui serra la main.

— Sans doute, il m’a été dur de voir WassiaYermoloff se marier, reprit-elle, après un si-lence, et sa voix était basse et tremblante ;mais, puisque ma santé s’opposait à ce que jedevinsse sa femme, il fallait bien m’attendre àce qui est arrivé. Il a épousé cette Française…

— Qui le rend fort malheureux.

— Et il a eu cette enfant que j’aime sansla connaître, parce qu’elle est sa fille… Je suissuperstitieuse, vois-tu, Féodore, dit-elle, en le

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regardant avec un sourire mouillé de larmes.Je ne peux pas m’empêcher de penser que nosdeux familles doivent une fois être unies,comme elles auraient dû l’être, autrefois, si masanté eût été meilleure. Peut-être Dieu vous a-t-il choisis – toi, Féodore, et cette petite Olga –pour réaliser cette union. Si Olga ressemble àson père, elle doit avoir un caractère charmant.Il était si doux, si bon, ce Wassia !

— Mais Olga ne lui ressemble pas le moinsdu monde ! dit Féodore en riant. Quand elle s’ymet, c’est un vrai démon.

— Comme tu dis cela : « C’est un vrai dé-mon ! » Et tu ris comme si tu trouvais la choseamusante !

— Amusante ? Certes, elle l’est, cette petiteYermoloff. J’aurais voulu que tu la visses hierse démener en faveur de Sacha.

— En faveur de Sacha ? Que me dis-tu là,mon frère ?

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Féodore, sortant de sa réserve, racontaalors, avec un évident plaisir, comment Olgaavait voulu se faire la protectrice de Sacha ; etcomment, prise de colère en voyant l’insuccèsde sa médiation, elle lui avait jeté des pierres.

— Des pierres ? à toi, Féodore ?… Oh !

Il riait en expliquant :

— Il n’y a rien là d’étonnant de sa part.Elle a l’habitude de ces sortes de gestes. Dureste, ajouta-t-il, redevenant sérieux, je doisreconnaître que, cette fois, elle a eu honte deson emportement. Tout à l’heure, elle m’a ditquelque chose qui ressemblait à des excuses.Moi, naturellement, j’ai dit que je ne lui envoulais pas du tout. Elle a aussitôt profité desbonnes dispositions où elle me voyait pourm’arracher le pardon de Sacha.

— Le pardon de Sacha ! s’écria Natalie avecémotion. Tu ne veux pas dire pourtant, Féo-dore, que tu as promis à Olga Wassilievna depardonner à Sacha ses méfaits d’hier ?

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Il fit signe que oui.

— Cette créature méritait pourtant un châ-timent. Nous tromper comme elle l’a fait…

Elle regardait son frère d’un air suppliant.

— Certes, convint-il. Mais tu dois com-prendre, ma chère Natalie, qu’il ne m’étaitguère possible de refuser à Olga Wassilievna cequ’elle me demandait avec tant d’insistance.

Il parlait doucement, mais avec autorité.Natalie comprit qu’il était bien décidé à tenir lapromesse faite à Olga. Elle n’insista pas, maisl’expression de son visage laissait voir sa vivecontrariété.

— Je crains que nous n’ayons été très im-prudents en permettant à Sacha d’aller si sou-vent chez les Yermoloff ! dit-elle d’une voixtremblante, après un instant de silence. Ce quetu viens de me raconter prouve qu’elle nousa noircis auprès d’Olga, et sans doute auprèsde ses parents. La pensée que les Yermoloff

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ajoutent peut-être foi à ses calomnies me peinebeaucoup.

Les yeux du comte Féodore se firent durs :

— Il est certain, dit-il, qu’elle a cherché à sefaire passer pour une victime aux yeux des Yer-moloff. Mais, je t’en prie, ma chère Natalie, neprends pas cela au tragique. Je saurai bien luifaire passer cette sotte habitude qu’elle a de seplaindre. Je lui ferai donner aujourd’hui mêmepar Catineka un avertissement sérieux.

Catineka était une vieille gouvernante, enqui les Strélitzky avaient une grande confiance,et qui leur était dévouée entièrement.

— Veux-tu parler à Catineka maintenant ?Veux-tu que je la fasse appeler ici ? proposaNatalie.

Sur un signe affirmatif de son frère, elle son-na.

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CHAPITRE QUINZIÈME

LE PARDON DU COMTE FÉODORE

Quelques minutes plus tard, Catineka, mu-nie des instructions du comte Féodore, se ren-dait chez Sacha.

Olga venait de partir. Au chevet du lit se te-nait maintenant la vieille Marfa, qui servait debonne à Sacha et qui l’aimait tendrement.

Catineka s’avança :

— Monsieur le comte m’envoie prendre devos nouvelles, Alexandra Alexandrovna, dit-elle.

Sacha rougit et jeta un regard suppliant àMarfa ; celle-ci prit aussitôt la parole :

— La pauvrette ! C’est de peur surtoutqu’elle est malade.

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— Quand on a mal agi, on a toujours peur !fit Catineka sentencieuse. Je comprends bien,Alexandra Alexandrovna, que vous ne voussentiez pas la conscience tranquille, après ceque vous avez fait.

— Olga Yermoloff m’a dit que Féodore mepardonne, dit Sacha timidement.

— Monsieur le comte a, en effet, la généro-sité de vous pardonner votre conduite d’hier.Il veut bien oublier que – au mépris de toutesconvenances – vous vous êtes enfuie en sau-tant par une fenêtre, et que vous êtes alléechercher du secours contre lui chez les Yermo-loff, auprès desquels vous n’avez pas craint dele calomnier. Tout cela, il vous le pardonne.Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas irritécontre vous, Alexandra Alexandrovna. Com-ment pourrait-il ne pas l’être, sachant toutesles plaintes que vous faites de lui à votre amieOlga Wassilievna ? Dans le premier moment deson indignation, il s’est demandé s’il ne conve-

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nait pas de vous faire partir d’ici et de vous en-voyer dans un couvent…

— Dans un couvent ! Ah, mon Dieu ! gémitSacha.

Toutes les menaces d’Ocipe lui revenaientà la mémoire. Elle se couvrit le visage de sesmains.

Catineka dit durement :

— Pourquoi pleurez-vous, AlexandraAlexandrovna ? Si vous êtes, comme vous ledites, si malheureuse ici, vous ne devez pascraindre d’être envoyée ailleurs.

— Je ne veux pas aller au couvent ! s’écriaSacha.

— On vous y enverra si vous ne montrezpar des actes que vous vous repentez de votreconduite passée. M. le comte est si bon qu’ilveut bien encore essayer de vous garder. Ilsait que, malgré tout ce que vous dites, vousêtes plus heureuse ici que vous ne le seriez

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au couvent, où l’on est mal nourri, mal traité,sans avoir la possibilité ni de s’enfuir, ni de seplaindre, puisque l’on n’y voit jamais personne,et que toutes les lettres y sont lues, aussi biencelles qu’on écrit que celles qu’on reçoit.

— Je ne veux pas aller au couvent ! répétaSacha, terrifiée.

— Eh bien ! vous savez ce que vous avez àfaire si vous voulez qu’on vous garde ici. Lesmaîtres ne veulent plus tolérer vos airs maus-sades, vos plaintes continuelles. Demandez aubon Dieu de vous donner un cœur joyeux et re-connaissant. Ce sera le seul moyen de rentrerdans leurs bonnes grâces.

Sacha se mit à pleurer :

— Je ne peux pas avoir un cœur joyeux etreconnaissant. Je suis trop malheureuse !

— Ah ! voilà que vous recommencez déjàvos lamentations ! répéta Catineka. Vous sereztoujours malheureuse, Alexandra Alexandrov-na, si vous persistez dans cette humeur. Vous

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finirez vos jours au couvent, je vous le prédis,et ce sera la juste punition de votre ingratitude.

— Je ne suis pas une ingrate ! sanglota Sa-cha. Je ne mérite pas qu’on me traite ainsi…

— Et ceux qui vous comblent de bienfaits,méritent-ils que vous les traitiez comme vousle faites ? Vous allez les dénigrer par derrière,eux que vous devriez remercier à genoux !Vous avez tant médit d’eux que maintenantleur patience est à bout. Prenez garde, Alexan-dra Alexandrovna ! M. le comte a les yeux survous. S’il lui revient encore une seule fois auxoreilles que vous continuez à vous plaindre età vous faire passer pour une victime, il vousfera partir immédiatement et il vous enverradans un lieu où vous regretterez cette maisoncomme un paradis perdu !

En achevant ces mots, rendus plus mena-çants encore par le ton dont ils étaient pronon-cés, Catineka s’était levée. Elle sortit sans seretourner.

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À peine la porte se fut-elle refermée der-rière elle que Sacha, jetant ses bras autour ducou de Marfa, éclata en sanglots convulsifs.

La vieille femme se mit à lui caresser lescheveux, avec de douces paroles :

— Ma petite âme, pourquoi te désoler ain-si ? puisque le comte Féodore te pardonne…

— Il me pardonne parce qu’Olga a intercé-dé pour moi. Mais il m’en veut… Tu as en-tendu, Marfa, ces menaces, ces horribles me-naces ?

Elle frissonnait toute.

— Oui, j’ai entendu. Ce ne sont que des me-naces, Dieu soit loué !

— J’ai peur, Marfa…

— Ne tremble pas ainsi, ma colombe. Rienne t’arrivera si tu fais la volonté des maîtres.

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— Mais je ne peux pas, fit Sacha plaintive-ment. Tu as entendu leurs exigences, Marfa ?Ils veulent que j’aie un cœur joyeux et recon-naissant. Comment le pourrais-je ? Je suis simalheureuse !

— Chut, chut. Ne parle pas ainsi. C’est celajustement qui irrite les maîtres. Ils ne sup-portent pas de t’entendre te plaindre continuel-lement. Ne dis plus, jamais plus, à personne !que tu es malheureuse ici.

— Mais puisque je le suis ! Je ne dis pas unmensonge, Marfa ; tu le sais bien, et eux aussile savent !

— C’est possible, mais il ne faut pas que tule dises. Tu sais que je t’aime, tu peux donc mecroire. Eh bien ! Catineka avait raison quandelle te disait tout à l’heure que tu ne seras ja-mais heureuse si tu continues à te plaindre.

— Oh ! Marfa ! C’est toi qui me parles ain-si ?

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— Oui, c’est moi ; et je le fais par affectionpour toi, ma colombe. Cela me peine de te par-ler si durement, mais il le faut, pour ton bien !Le comte Féodore, vois-tu, est très mécontentde toi.

— Ah ! – Sacha était tout effrayée – il a ditquelque chose contre moi devant toi, Marfa ?

— Non, il n’a rien dit, mais j’ai bien vu à sonair qu’il est irrité contre toi comme jamais en-core il ne l’a été ; et j’ai eu peur. Maintenant jesuis rassurée ; je vois que, pour cette fois, toutse réduit à des menaces ; on te laisse le tempsde gagner leurs bonnes grâces.

— Je ne les gagnerai jamais, Marfa. Com-ment le pourrais-je ?

— Ce n’est pas si difficile que tu crois. Ils’agit seulement de montrer de la bonne vo-lonté. Si tu ne peux avoir un cœur joyeux, aiedu moins une mine satisfaite. Tout à l’heure,quand tu descendras, va trouver le comte Féo-dore, remercie-le du pardon qu’il t’accorde

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avec tant de générosité, assure-le de ton re-pentir sincère, et promets-lui qu’à l’avenir…

— Non, non, Marfa, c’est impossible ! Je nedirai jamais cela ! Je ne me repens pas du toutde ce que j’ai fait. Au contraire : je regrette quecela n’ait pas réussi. Ah ! si demain mon amiPierre me proposait de m’emmener, je t’assureque…

Voyant l’air consterné de la vieille, Sachan’acheva pas. Elle cacha sa figure dansl’oreiller et fondit en larmes :

— Oh ! Pierre ! Pierre ! Comment peut-ilêtre si cruel de me laisser ici sans lui !

— Pierre Nicolaïévitch est plus raisonnableque toi. Il sait que ce serait insensé d’essayerde t’emmener.

— Eh bien ! qu’il reste ici avec moi, alors !

— Qui sait si son départ n’est pas un bon-heur pour toi ?

— Un bonheur pour moi ? Oh !

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— Oui, sa présence ici t’expose à trop dedangers. Tu lui fais trop de confidences ; il saittrop de choses. Je tremble sans cesse qu’il nes’apitoie sur toi en présence d’étrangers et quecela ne revienne aux oreilles du comte Féo-dore, qui, sûrement, le prendrait fort mal. Aus-si, ma petite âme, je te conseille d’être pru-dente, très prudente, quand tu parleras à tonami. Crois-moi, vois-le le moins possible du-rant le peu de temps qu’il a encore à passerici, et, pour l’amour de Dieu, ne lui dis rien quipuisse l’exciter contre les maîtres…

Sacha eut un geste d’humeur.

— Tu sais bien que je n’ai pas de secretspour Pierre. Comment pourrais-je ne rien luidire contre eux, quand ils sont si méchants etqu’ils me font tant souffrir ?

— Raconte le bien qu’ils te font. Rien deplus. S’il t’interroge sur ce qui s’est passé cesjours-ci, insiste sur la bonté qu’ils ont eue de tepardonner.

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Sacha écoutait, tête basse. Elle ne dit pasun mot, mais l’expression de son visage mon-trait clairement qu’elle était loin d’êtreconvaincue.

La vieille soupira et reprit :

— Et, maintenant, j’ai encore une prière àte faire, ma petite âme. Ne me raconte plustout ce que vous vous dites, Pierre Nicolaïe-vitch et toi…

— Comment, Marfa ? Tu ne veux plus êtrema confidente ? Que signifie cela ?

— Cela signifie que je préfère ne rien savoirde ce qui se dit entre vous. On ne sait pasce qui peut arriver. Songe un peu, ma petiteâme ! Si Pierre Nicolaïévitch avait consenti àt’emmener l’autre jour, tu me l’aurais dit aussi-tôt. Qu’aurais-je dû faire, moi, pauvrette ? J’au-rais essayé de te dissuader de le suivre, maistu n’aurais pas voulu m’écouter. Mon devoir,alors, eût été de te dénoncer au comte Féo-dore, mais je ne l’aurais pu, je t’aime trop ! Tu

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serais partie. Et que serait-il advenu de moi ?On m’eût interrogée. Qu’aurais-je répondu ? Jesuis trop vieille, vois-tu, mon agneau, pourm’exposer à de tels désagréments.

— Et tu m’abandonnes, toi aussi ? Jecroyais que tu m’aimais !

— Je t’aime comme si tu étais ma fille, mapropre fille.

— Tu le dis, mais tu ne m’aimes pas mieuxque Pierre ne m’aime. Vous ne faites tous deuxque me torturer ! Ah ! que je voudrais êtremorte ! que je voudrais être morte !

Et, se tournant contre la paroi, Sacha se mità sangloter de plus belle.

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CHAPITRE SEIZIÈME

MICHEL ET PIERRE

La maison qu’habitait Pierre était la pro-priété commune des enfants Kamensky. Mi-chel, le beau, le volage Michel, y avait son ap-partement. C’était là qu’il descendait pendantles séjours qu’il faisait à Aloupka ; mais on nel’y voyait guère : il passait ses journées tantôtchez des amis, tantôt chez ses sœurs.

Or, le matin qui suivit son altercation avecOlga, Pierre, entrant plus tard que d’habitudedans la salle à manger, eut la malchance d’ytrouver Michel qui achevait de déjeuner.

Les airs conquérants du bel hussard de lagarde étaient insupportables à Pierre, quiéprouvait toujours en sa présence un agace-ment extrême, ce matin-là plus que jamais, car

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il avait passé la nuit à se retourner dans son lit,tour à tour suffoqué de colère en se remémo-rant les méchancetés de la petite Yermoloff, outourmenté d’angoisse en pensant au malheu-reux sort de Sacha, et son humeur se ressentaitde cette nuit passée sans sommeil.

Michel, en revanche, était dans d’excel-lentes dispositions d’esprit et ce fut avec unsourire cordial qu’il accueillit son cadet :

— Pourquoi n’es-tu pas venu hier soir chezles Yermoloff ? lui demanda-t-il gaîment. Tu asmanqué, ma foi, un fameux spectacle : l’arrivéesensationnelle d’une tante Millions !

Au nom des Yermoloff, Pierre avait froncéles sourcils :

— Je ne sais pas en quoi ce spectacle pour-rait m’intéresser ! répondit-il d’un ton bourru.

— Comment donc ! Mais rien de ce qui in-téresse nos amis ne doit nous être indifférent !Sais-tu bien que, pour les Yermoloff, l’arrivéede cette tante est un événement capital ? Elle

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leur faisait grise mine depuis le mariage deWassia, et voilà qu’elle s’humanise ! Songe unpeu aux conséquences de la chose. Les Yermo-loff sont ses plus proches parents et elle a desmillions ! Peste ! La petite Olga pourrait biendevenir, dans un avenir prochain, l’un des plusbeaux partis d’Aloupka !

— Je ne sais pas pourquoi tu me racontescela, à moi ? fit Pierre, agacé. Cela m’est par-faitement égal qu’Olga Wassilievna hérite oun’hérite pas des millions de sa tante.

Michel se mit à rire :

— Eh ! voilà qui n’est pas aimable pour elle.Et moi qui te croyais l’un de ses adorateurs !…

— Un adorateur d’Olga Wassilievna ! Moi ?Quel est le menteur qui a osé dire cela ?

— Mon Dieu ! ne te fâche pas. Personne nem’a rien dit de semblable. C’est moi qui m’ima-ginais… Elle est si jolie qu’il est bien permis delui faire un brin de cour. Mais c’est fort heureuxque tu n’y songes pas, car elle n’a pas l’air de

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s’y prêter. J’ai bien vu, hier, qu’elle n’a d’yeuxque pour le gros Strélitzky. À propos des Stré-litzy – continua-t-il, tandis que son visage mo-bile s’animait et que ses yeux se mettaient àbriller – que devient la petite Sacha ?

À cette question, faite d’un ton enjoué parle bel officier, Pierre sentit sourdre en soncœur une inquiétude mêlée d’effroi.

— Ce qu’elle devient ? Je n’en sais rien ! ré-pondit-il sèchement, et il se servit du thé.

Mais aussitôt, il eut honte d’avoir menti, etil ajouta d’une voix qu’il s’efforçait de rendreindifférente :

— Je crois qu’elle est malade. C’est, dumoins, ce que m’ont dit les Yermoloff.

— Ah ! fit Michel.

Toute animation avait disparu de son vi-sage, qui n’exprimait plus que la contrariété.La colère, qui grondait dans le cœur de Pierre,éclata :

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— Qu’est-ce qui te prend, aujourd’hui, det’inquiéter de Sacha, après l’avoir ignorée pen-dant des années ? s’écria-t-il, en jetant à sonfrère un regard courroucé.

Michel, surpris, le considéra un instant ensilence. Puis, subitement, son visage se fit iro-nique. Il répondit avec une feinte ingénuité :

— Ce qui me prend ? Singulière question !N’est-il pas tout naturel que je m’intéresse àcette enfant, notre voisine ? Je l’ai, non pasignorée, comme tu le dis à tort, mais perdue devue pendant les années où j’étais absent. Sonsouvenir dormait au fond de ma mémoire, voi-là tout. Il s’est réveillé, l’autre jour, quand jel’ai aperçue de loin. Puis – poursuivit-il, s’éten-dant avec complaisance sur des détails qui, vi-siblement, agaçaient Pierre – j’ai entendu par-ler d’elle, chez Nelly, par un Français qui aconnu son père et sa mère. Sa mère, tu en-tends ? L’histoire qu’il nous a contée était forttouchante. Ma foi, j’ai été vivement intéressé.Mon plus grand désir est maintenant de renou-

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veler connaissance avec Sacha, et de redevenirson ami comme autrefois.

Pierre semblait hors de lui :

— Son ami ! Toi ?...

— Mais oui, moi. Tu l’es bien, son ami.Pourquoi ne le serais-je pas aussi ?

Pendant quelques minutes, la colère et l’in-dignation empêchèrent Pierre de répondre.Comme s’il n’y avait aucune comparaison pos-sible entre lui et cet « Impur » ! C’est ainsi que,du haut de sa vertu, il qualifiait son frère.

— Écoute, Michel ! dit-il enfin, se maîtri-sant par un effort suprême de volonté. Je suisl’ami de Sacha, tu l’as dit, un ami sincère etdévoué, décidé à la protéger envers et contretous. Je ne veux pas, entends-tu ? que tut’amuses avec cette enfant, pour troubler sonâme innocente…

— Ah ! ça, monsieur mon cadet, interrom-pit Michel goguenard, quelle qualité avez-vous

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pour me parler sur ce ton ? Apprenez que, s’ilme plaît de m’amuser avec Sacha, je le ferai, ettant que j’en aurai le goût ! Ce n’est pas vousqui m’en empêcherez, ni personne !

— Oui, je t’en empêcherai, impur ! dussé-jeavertir le comte Féodore et te faire rompre lesos par lui ! s’écria Pierre transporté de colère.

Michel, avec un ricanement, haussa seslarges épaules. C’était plus que Pierre n’en pou-vait supporter. Comme un furieux, il se leva,courut à lui et voulut le frapper. Mais Michelétait vigoureux : il retint le bras levé sur satête. Pendant une minute, les deux frères res-tèrent dans cette posture de combat, se regar-dant avec des yeux pleins de défi.

Michel, le premier, reprit son sang-froid :

— Allons, pas de bataille ! dit-il, lâchantson cadet. C’est absurde d’en venir aux mainspour si peu. J’ai eu tort d’entrer en conversa-tion avec toi. J’aurais dû savoir qu’à parler auxfous, on se trouve toujours mal.

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— Un fou comme moi vaut mieux qu’undrôle de ton espèce ! rétorqua Pierre.

Sentant que, de nouveau, il allait se porterà quelque violence, il battit précipitamment enretraite, laissant Michel maître de la place.

L’instant d’après, il sortait de la maison. Satête était en feu. Son cœur battait à coups re-doublés.

Quant à Michel, cette scène brève et vio-lente avait été pour lui une révélation : Pierreaimait Sacha, sans s’en douter peut-être, maisil l’aimait. Il l’aimait ridiculement.

Ah ! voilà qui était bon à savoir, vraiment !Michel, intérieurement, s’esclaffa. Le senti-ment qui dominait en lui en ce moment étaitune joie mauvaise, la joie de pouvoir enfin sevenger des mille et mille vexations dont l’aus-tère Pierre l’abreuvait depuis tant d’années.

Son premier mouvement fut de courir chezses sœurs, pour leur raconter la dernière drôle-rie du cadet et les faire rire à ses dépens. Mais

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il se ravisa. Il valait mieux taire cette alterca-tion dont Sacha avait été l’involontaire cause.

Depuis qu’il avait entendu l’histoire deM. des Essarts, Michel pensait beaucoup à Sa-cha.

Sa beauté, ses malheurs, sa position chezles Strélitzky, tout cela l’attirait irrésistible-ment. Il était possédé du désir de se rappro-cher d’elle, de gagner sa confiance. Et la mal-adroite défense de Pierre venait encore d’exas-pérer ce désir.

Michel s’abîma dans une méditation.

Quand il en sortit, un sourire de défi erraitsur ses lèvres.

Il avisa le journal qu’on avait posé sur latable à côté de son couvert, le prit et sortitsur la terrasse. Il avait à peine franchi le seuil,qu’il aperçut Sacha dans le jardin des Strélitz-ky. Elle descendait vers la mer et ne pouvaitle voir. Il observa qu’en marchant elle tournait

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fréquemment la tête vers la propriété Kamens-ky, comme si elle guettait quelqu’un.

Un sourire, de triomphe cette fois, éclaira levisage de Michel :

— Ce sont les dieux qui me l’envoient ! pen-sa-t-il ; et, laissant là son journal, il descendit,lui aussi, vers la mer.

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CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

MICHEL ET SACHA

Quand Sacha, ce matin-là, avait voulu serendre, comme d’habitude, à la leçon chez lesYermoloff, Catineka lui avait durement intimél’ordre de rester pour faire la lecture à Natalie.Sacha avait obéi sans répliquer. Elle s’était ren-due chez sa sœur ; et, pendant plus d’uneheure, elle avait lu consciencieusement le ro-man qu’on lui avait mis entre les mains. PuisNatalie s’était endormie ; et Sacha s’était glis-sée furtivement hors de la chambre et avait ga-gné le jardin. C’était là qu’elle venait, quandelle voulait rencontrer Pierre, et elle brûlait dele voir pour lui conter ses chagrins. Jamais en-core, depuis qu’elle était à Aloupka, elle nes’était sentie aussi profondément malheureuse.

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Pourtant il n’y avait rien de changé dans saposition, depuis qu’elle n’avait pas revu Pierre,c’est-à-dire depuis l’avant-veille ; mais il yavait quelque chose de changé dans son esprità elle, et c’était cela qui rendait sa peine siamère, cela qui était nouveau et effrayant.

Pendant des années, elle avait vécu sanss’inquiéter de ce que le lendemain lui appor-terait. Cette insouciance, qui était encore unesorte de bonheur, s’était évanouie à jamais.Pierre, en lui annonçant son départ, et Féo-dore, en la menaçant du couvent, lui avaientcoup sur coup fait comprendre qu’elle pouvaitêtre encore plus malheureuse qu’elle n’était.Dans son cœur s’était éveillée une craintequ’elle ne connaissait pas auparavant : lacrainte de l’avenir, d’un avenir plus sombre en-core que le présent.

Pour la première fois, cette pensée cruelles’insinuait dans son esprit qu’elle était entreles mains des Strélitzky comme un jouet inertedont ils disposaient au gré de leurs caprices.

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Oh ! l’angoissante pensée ! et comme elle avaitbesoin des encouragements et des consola-tions de Pierre !

Pour la vingtième fois, elle remontait l’allée,les yeux fixés sur la maison Kamensky, espé-rant toujours en voir sortir son ami. Mais, hé-las ! personne ne se montrait.

Fatiguée, déçue, craignant surtout que Na-talie ne se réveillât, Sacha s’apprêtait à rentrer,lorsque, derrière elle, le gravier grinça. Vive-ment, elle se retourna. Aussitôt, sur son visage,la joie fit place au désappointement : elle setrouvait face à face avec Michel Kamensky.

— Bonjour, Sachineka, dit-il. Me reconnais-tu ?

Certes, elle le reconnaissait, quoique elle nel’eût pas revu depuis fort longtemps, et ellel’admira. Car il était très beau, Michel Kamens-ky, dans son splendide uniforme de hussard dela garde, avec sa tournure élégante et son finvisage, si semblable à celui de Pierre.

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— Me reconnais-tu, Sachineka ? répéta-t-ildoucement, en fixant sur elle ses larges yeuxnoirs.

— Oui, Michel, dit-elle d’une voix à peinedistincte.

Et elle baissa la tête, intimidée par le regardhardi du jeune officier.

— Tu ne t’attendais pas à me voir ? Tu nesavais pas que je suis en congé à Aloupka ?Oui, me voici de nouveau ton voisin, Sacha.Nous aurons souvent, je l’espère, l’occasion denous voir, et nous redeviendrons de bons amiscomme autrefois… car nous étions de bonsamis, autrefois, Sachineka ?

— Oui, Michel.

Elle disait ainsi parce qu’elle n’osait lecontredire. Mais elle se rappelait fort bien, aucontraire, qu’il était toujours hautain etbrusque avec elle lorsque, du vivant de samère, il la surprenait chez eux.

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Aujourd’hui, il était tout différent. En vérité,on eût pu croire que l’air de Pétersbourg avaitfait de lui un autre homme. Sa voix était doucecomme une caresse.

— Il y a longtemps, bien longtemps quenous ne nous sommes revus. Tu as beaucoupembelli, Sacha. L’autre jour, quand je t’ai aper-çue de loin, je ne t’ai pas reconnue. Il a falluqu’on me dise que c’était toi…

Il continuait à la regarder de ses yeux ar-dents. C’étaient les mêmes yeux que ceux dePierre, mais comme l’expression en était diffé-rente ! À les sentir ainsi peser sur elle, Sachaéprouvait un trouble indéfinissable.

Soudain, des appels retentirent dans le jar-din : c’était Sacha qu’on cherchait.

La petite eut un sursaut de frayeur :

— Il faut que je m’en aille, Michel, dit-elle,la voix tremblante.

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— Autrefois, fit-il, lui barrant le chemin, au-trefois, quand tu nous quittais, tu nous donnaisà chacun un baiser. C’était une gentille cou-tume. M’embrasseras-tu aujourd’hui, commeautrefois, Sachineka ?

Sacha ne se souvenait pas d’avoir jamaisembrassé Michel. Mais elle ne savait que dire,ni que faire. L’assurance du bel officier lui im-posait.

Comme elle restait là, l’air timide et effarou-ché, il l’attira tout contre lui, et la serra sur soncœur comme s’il voulait la briser. Puis, se pen-chant sur le petit visage effrayé, il le couvrit debaisers.

Quand Natalie s’était réveillée, elle avait je-té autour d’elle des regards surpris. Elle étaitétendue sur sa chaise longue. À ses pieds, unlivre traînait. La chambre était vide.

Natalie avait passé la main sur son front,et rassemblé ses souvenirs. Oui, tout à l’heure,

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Sacha était là, sur cette chaise basse, qui luifaisait la lecture. Pourquoi n’y était-elle plus ?

À mesure que la mémoire lui revenait, le vi-sage de Natalie devenait plus sombre. Est-ceque, par hasard, cette créature se serait per-mis de prendre à nouveau la clef des champs ?À cette supposition, l’inquiétude la saisit. Ellesonna avec tant de violence que le cordon de lasonnette lui resta dans la main. À ses femmes,qui accouraient effrayées, elle donna l’ordre dechercher et de lui ramener Sacha.

Quelques minutes plus tard, la petite faisaitson apparition, rouge, décoiffée, l’air confus etembarrassé :

— D’où viens-tu ? interrogea Natalie, la dé-visageant d’un œil soupçonneux.

— Du jardin, répondit Sacha à voix basse.

— Du jardin ! Que signifient ces manières ?Tu as profité de mon sommeil pour sortird’ici…

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— Je croyais… puisque tu dormais… que…

— Que tu pouvais me fausser compagnie ?Tu ne sais donc pas encore que tu n’as qu’àobéir quand je t’ordonne de rester auprès demoi ? Il faudra le fouet sans doute pour t’ap-prendre que tu n’as pas à t’inquiéter si je dorsou non ?

Menaçante, elle regardait Sacha.

— Pardonne-moi, Natalie ! s’écria la petite,terrifiée. Je ne le ferai plus, je te le promets ; jene le ferai plus jamais !

Natalie daigna se radoucir :

— Pour aujourd’hui, je serai indulgente.Mais il faut que tu sois punie. Tu vas te mettreà genoux, là, dans ce coin.

Sacha obéit sans répliquer. Elle avait lecœur gros : elle savait qu’elle devait rester là,en pénitence, jusqu’au déjeuner.

Quelques minutes plus tard, le comte Féo-dore entra. Il passa près de Sacha, comme s’il

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ne la voyait pas, et s’approcha de Natalie. Ilvenait s’informer comment elle avait passé lanuit. Natalie aussitôt se lança dans d’intermi-nables lamentations sur ses insomnies, samauvaise santé, etc. Féodore l’écoutait avecune patience inaltérable.

Quand elle eut enfin épuisé ce sujet, ils semirent à parler de gens de connaissance, etFéodore dit à Natalie qu’il avait beaucoup desalutations à lui faire de la part de la baronneTchernadieff.

La baronne Tchernadieff était cette vieilledame arrivée la veille chez les Yermoloff, à quiMichel Kamensky avait fait allusion en l’ap-pelant la « tante Millions ». Cette parente desYermoloff – qui était en effet très riche – setrouvait être une amie des Strélitzky. Du fondde ses terres, situées au centre de la Russie,elle entretenait depuis des années une corres-pondance suivie avec Natalie.

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— Tu as reçu des nouvelles de la baronne ?questionna Natalie.

— Mieux que cela. Je l’ai vue en personne,hier soir.

— Comment ? Que dis-tu, Féodore ? La ba-ronne Tchernadieff serait à Aloupka ?

— Oui. Elle est arrivée hier, chez les Yer-moloff. Elle ne les avait pas prévenus, de sortequ’ils ont été très surpris de la voir.

— Je croyais que, depuis le mariage deWassia, elle était brouillée avec eux ?

— Elle l’était ; mais, avec les années, sonressentiment s’est calmé. Ces derniers temps, ily a eu échange de lettres entre elle et Mme Yer-moloff, et la réconciliation s’est faite.

— Et comment l’as-tu trouvée, cette chèrebaronne ? changée, vieillie ?

— Absolument pas. Elle est toujours lamême. Elle m’a longuement parlé de toi, Nata-lie. Elle aimerait te voir. « Je sais que Natacha

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ne reçoit personne, m’a-t-elle dit, mais elle ferabien certainement une exception en faveur desa vieille amie. »

— Chère baronne ! s’attendrit Natalie. Ellea été si bonne pour moi. Une mère, une vraiemère ! Tu te souviens, Féodore, comme ellese réjouissait de me voir devenir la femme deWassia ? et quel fut son chagrin quand elle sutque ma mauvaise santé rendait impossible cemariage, qui eût fait de moi sa nièce !

L’émotion faisait trembler la voix de Nata-lie.

— Ma chère Natalie, dit Féodore affectueu-sement, ne te crois pas obligée de recevoir labaronne. Si tu crains que sa présence ne te rap-pelle de pénibles souvenirs, je me chargerai delui faire comprendre…

— Non, Féodore, je peux très bien la rece-voir. Je suis même enchantée de la voir. Nousaurons tant de choses à nous raconter, tant de

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choses qu’on ne peut se dire par lettres. Je vaislui écrire pour la prier de venir.

— Ne te donne pas cette peine. Je dois allerprécisément chez les Yermoloff. Je dirai à labaronne que tu l’attends.

Il embrassa Natalie, passa de nouveau prèsde Sacha, toujours agenouillée, sans la regar-der, et sortit.

La perspective de revoir sa vieille amieavait mis Natalie de bonne humeur. À peineson frère se fut-il éloigné que, s’adressant à Sa-cha d’une voix moins dure que d’habitude, ellelui permit de quitter son humiliante posture,se contentant de la renvoyer dans sa chambre,avec défense d’en sortir de toute la journée.

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CHAPITRE DIX-HUITIÈME

OLGA S’INTRODUIT DANS LAPLACE

Dans l’après-midi, comme Sacha était as-sise tristement dans sa chambre, la porte s’ou-vrit et la vieille Marfa parut :

— Ma petite âme, descends bien vite. Nata-lie Serguievna te fait dire d’aller dans le salonrouge tenir compagnie à Olga Wassilievna.

— Olga Wassilievna est ici ? s’écria Sachajoyeusement.

— Oui, elle accompagne sa tante, la ba-ronne Tchernadieff, qui vient faire visite à Na-talie Serguievna. Natalie Serguievna ne peutpas recevoir deux personnes à la fois. Elle te

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prie de t’occuper d’Olga Wassilievna pendantque la baronne est chez elle.

Sacha descendit avec empressement.

Elle trouva Olga qui l’attendait debout aumilieu du salon. La petite Yermoloff inauguraitce jour-là une nouvelle coiffure. Elle était infi-niment curieuse de voir l’effet qu’elle allait pro-duire sur Sacha. Mais celle-ci, qui ne remarquarien, la salua comme à l’ordinaire.

Olga se sentit piquée.

— Comment ! fit-elle avec un sourire forcé,tu ne me dis rien de ma nouvelle coiffure, Sa-cha ?

Alors seulement Sacha s’aperçut du change-ment.

— N’est-ce pas que cela me va à ravir ? in-terrogeait la petite Yermoloff, et son sourire sefaisait plein de coquetterie.

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— J’aimais beaucoup te voir comme tuétais auparavant ! déclara sincèrement Sacha,qui goûtait peu l’innovation.

— Mais j’avais l’air d’une petite fille, avecces cheveux dans le dos ! s’écria Olga dédai-gneusement. Maintenant, j’ai l’air d’une grandepersonne, et je trouve que cela me va infini-ment mieux.

Sacha ne répondit pas. Elle était peinée del’attitude d’Olga. Elle trouvait que la petite Yer-moloff aurait dû, avant tout, lui demander desnouvelles de sa santé. Au lieu de cela, elle pa-raissait uniquement préoccupée de sa nouvellecoiffure ! Après les démonstrations de la veille,cette indifférence surprenait péniblement Sa-cha.

De son côté, Olga était vexée du peu d’effetqu’elle avait produit, et elle ressentait de l’hu-meur contre Sacha qu’elle accusait, dans sonfor intérieur, de manquer de goût.

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Les deux amies, mécontentes l’une del’autre, restèrent un moment sans rien se dire.Mais la petite Yermoloff n’était pas capable defaire longtemps froide mine à quelqu’un.

— Avec tout cela, Sacha, dit-elle, se rassé-rénant tout à coup, je ne t’ai pas encore appristout ce qui s’est passé chez nous, hier. Ah ! ily en a eu, des événements ! D’abord maman amis à la porte Miss Lilian. Puis ma tante Tcher-nadieff est arrivée…

— Oui, je sais. Féodore et Natalie en ontparlé devant moi.

Olga passa câlinement son bras autour dela taille de Sacha, et la fit asseoir à côté d’ellesur un canapé :

— Ah ! ils en ont parlé devant toi, Sacha ?Je serais curieuse de savoir ce qu’ils en ont dit.Qu’elle est riche, n’est-ce pas ? et que je suis saplus proche parente ?

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— Non, ils n’ont pas parlé de cela. Natalie aseulement dit que la baronne Tchernadieff estsa meilleure amie.

— Rien de plus ?

— Non.

Olga parut déçue :

— Pourtant ils doivent savoir, ce mesemble, que la baronne est très riche, et queje suis sa plus proche parente. Oui, il paraîtqu’elle est venue à Aloupka exprès pour mevoir. C’est maman qui me l’a dit, ce matin.Elle m’a recommandé d’être charmante avecma tante. Je fais de mon mieux pour obéir àses instructions, et, vraiment, cela ne me coûtepas. Elle est si amusante, ma tante Tcherna-dieff ! si gaie, si généreuse ! Si tu voyais lesbelles choses qu’elle m’a apportées ! Je te lesmontrerai demain, quand tu viendras… Ah !mais, j’y songe, tu ne viendras pas demain. Iln’y aura pas de leçons, ni demain, ni les jourssuivants.

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— Pas de leçons ! Pourquoi donc ? s’écriaSacha, alarmée.

— Parce qu’on m’accorde des vacances,tout le temps que ma tante Tchernadieff serachez nous ; et – entre nous soit dit, Sacha – jecompte bien m’arranger de façon à les rendredéfinitives. J’en ai assez, moi, de ces leçons !Je suis trop grande pour cela !

— Moi, je les regretterai beaucoup, dit Sa-cha tristement.

— C’est vrai, pauvre petite ! fit Olga enl’embrassant. C’était grâce à elles que tu pou-vais chaque jour sortir de ta prison. Mais,écoute. Il faut que tu continues à venir cheznous.

— On ne me le permettra pas, quand il n’yaura plus de leçons.

— Ah ! bah ! Tu y viendras pour t’amuser.Justement, demain, nous aurons du monde àdîner, et après, il y aura une petite sauterie. Ilfaut que tu viennes.

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— On ne me permettra pas ! répéta Sacha.

— Si fait, on te permettra. Tu verras. Ce se-ra très gentil ! On s’amusera beaucoup. À pro-pos, sais-tu que je vais après-demain à un vraigrand bal, au bal du prince Rastovzoff ? Tonfrère y va aussi, bien sûr ?

— Je ne sais pas.

— Je ne sais pas, je ne sais pas ! Tu redistoujours la même chanson, Sacha ! Bien sûr,qu’il y va ! Il déteste danser, je le sais, mais ilfaudra bien qu’il fasse une exception en ma fa-veur. Moi, je danse comme une « sylphide ».Le mot est de mon maître de danse… Et pourle bal du prince, j’aurai une toilette ravissante !

Sacha n’écoutait que distraitement ce babilininterrompu sur des choses qui ne l’intéres-saient en rien.

— Si nous bougions un peu ? proposa tout àcoup Olga. C’est ennuyeux d’être assises à cau-ser comme de vieilles femmes ! Je ne peux pas

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rester longtemps en repos, moi ! Il me faut dumouvement. Qu’allons-nous faire, dis, Sacha ?

— Ce que tu voudras.

— Eh bien ! allons au jardin.

Sacha rougit :

— Je n’ose pas descendre au jardin. Nataliem’a défendu de sortir de la maison.

— Tiens ! Pourquoi cela ? Ah ! je com-prends – Olga eut un regard apitoyé – tu n’espas encore assez bien pour quitter la chambre.

Sacha ne jugea pas à propos de la détrom-per.

— Eh bien ! restons ici, continua Olga. C’estbeau, ici, mais c’est froid, c’est sépulcral ! Est-ce que c’est dans cette pièce que vous vousréunissez en famille ?

— Nous ne nous réunissons jamais en fa-mille.

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— Tiens ! que c’est drôle ! Ainsi chacun devous va de son côté ?

— Non, Féodore va avec Natalie, Ocipe vaavec Wolodia.

— Et toi ?

— Moi, je suis seule.

— Ainsi, reprit Olga, personne ne vient ja-mais ici ?

— Si, les jumeaux y passent presque toutesleurs soirées.

Olga regarda autour d’elle :

— C’est probablement dans ce confortablefauteuil que le méchant Ocipe s’installe. Ah !si j’avais des épingles, j’en planterais dans lesiège rembourré, pour qu’il s’y pique ce soir.As-tu des épingles, Sacha ?

— Non, je n’en ai pas.

— Va m’en chercher.

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— Non, je ne veux pas. Il croirait que c’estmoi qui les ai mises et je serais punie.

Olga n’insista pas. Elle venait d’apercevoirun piano :

— Ah ! le superbe piano ! Si je faisais unpeu de musique ? Cela attirerait peut-être legrand Féodore ?

Elle se mit en devoir d’ouvrir l’instrument :

— Non, Olga, je t’en prie, ne fais pas cela !s’écria Sacha effrayée. Natalie ne peut passouffrir le bruit !

— Comment, le bruit ! fit Olga en riant. Jevais jouer une Marche triomphale d’un superbeeffet. Tu vas la voir accourir en personne pourme féliciter de mon talent…

— Non, non, je t’en prie, je t’en supplie, nejoue pas une note ! Elle serait si fâchée… etc’est à moi qu’elle s’en prendrait…

Lentement, Olga referma le piano :

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— Quels beaux yeux tu as, Sacha, quand tuprends cet air suppliant ! Sais-tu que tu es trèsjolie ? Tu serais plus jolie encore si tu t’arran-geais un peu plus coquettement. Mais tu n’aspoint de coquetterie, et personne n’en a pourtoi, chez vous. Ah ! si j’étais ta sœur, tu verraiscomme je te donnerais des conseils, comme jete transformerais ! On ne te reconnaîtrait plus !Et d’abord, je t’apprendrais à te coiffer autre-ment. Tu as une masse de cheveux, et ils neparaissent pas du tout. Pourtant, la chevelure,c’est la parure de la femme ! Si tu voyais lessoins que maman donne à la sienne ! Pauvremaman, elle commence à grisonner, mais ellese teint si bien que personne ne le soupçonne.Laisse-moi te coiffer, Sacha, veux-tu ?

— Je veux bien, mais ne restons pas ici,alors. Allons dans ma chambre.

La perspective de confier sa tête à Olga nelui souriait guère, mais elle était effrayée del’exubérance de la petite Yermoloff, et elle pré-

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férait se laisser un peu tirer les cheveux parelle plutôt que d’avoir à la distraire au salon.

Elle la conduisit donc dans sa chambre.

Olga s’empressa de lui défaire ses deuxbelles nattes. Puis, elle se mit à la peigner, ens’extasiant sur la longueur et sur la beauté deses cheveux. Quand elle les eut longuementbrossés, elle s’amusa à les embrouiller pourvoir s’ils gagnaient à être en désordre.

Résignée, Sacha se laissait faire.

Ce jeu durait depuis un quart d’heure envi-ron, et Olga était enchantée parce qu’elle avaitréussi à ébouriffer complètement Sacha, lors-qu’un laquais vint annoncer que Natalie Ser-guievna invitait les deux jeunes filles à prendrele thé chez elle.

— Ah ! mon Dieu ! Et moi qui suis toute dé-coiffée ! s’écria Sacha avec effroi. Je t’en prie,Olga, refais-moi vite mes nattes.

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Mais Olga ne l’écoutait pas. Elle n’avait faitqu’un bond jusqu’à la glace pour juger de labelle ordonnance de sa nouvelle coiffure.

— Refais-moi mes nattes, je t’en prie, Olga !suppliait Sacha.

— Oui, tout de suite ! Que tu es donc impa-tiente ! répondait Olga qui continuait à opérersur sa propre personne avec un sang-froid im-perturbable.

Sacha se mit à pleurer et à appeler Marfa.Mais Marfa n’était pas à portée de voix.

Olga se décida enfin à quitter la glace :

— Voyons, petite nigaude, ne te désoledonc pas ainsi. Je vais m’occuper de toi.

— C’est qu’il faut se dépêcher, Natalien’aime pas attendre ! sanglota Sacha.

— Eh bien ! nous allons descendre immé-diatement. Tu vas être coiffée en un clin d’œil.

Mais les cheveux ébouriffés de Sacha nevoulaient pas se laisser tresser. Ils se héris-

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saient, s’enchevêtraient, se nouaient. Enfin, àforce de tirer et d’arracher, Olga parvint à lesréunir en une natte.

Lorsque Sacha se regarda à son tour dans laglace, elle se mit à pleurer à chaudes larmes :

— Qu’as-tu ? lui demanda Olga ingénu-ment.

— Je n’oserai jamais me montrer devantNatalie avec ces bandeaux en désordre !

— Ah ! ce n’est que cela ! Attends un peu !s’écria Olga.

Et de la main, elle se mit à lisser les ban-deaux de Sacha, tant et si bien qu’ils finirentpar avoir une apparence à peu près présen-table.

— Voilà ! Maintenant tu es très bien, toutà fait bien ! du moins par devant ! assura-t-elle en se reculant un peu pour contempler sonœuvre. C’est un peu moins joli par derrière.Mais cela n’a pas d’importance. Souviens-toi

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seulement de toujours faire face à ta sœur, etde ne pas te montrer de dos.

Sacha ne répondit pas. Elle se demandaitcomment tout cela allait finir.

L’instant d’après, les deux amies faisaientleur entrée chez Natalie. Olga avait un petit airtimide qui lui allait à ravir.

Certes, la timidité n’était pas dans son ca-ractère, mais elle avait pourtant un peu d’émo-tion à la pensée d’affronter la présence de cellequ’elle nommait déjà en son cœur sa « futurebelle-sœur ».

— Ah ! voici ma petite Olga, dit la baronneTchernadieff.

Olga s’avança vers Natalie et voulut lui bai-ser la main, mais Natalie l’en empêcha :

— Laissez-moi vous embrasser, ma chèreenfant. C’est un si grand plaisir pour moi devous voir, enfin. Il va sans dire que je vous

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connais très bien : j’ai si souvent entendu par-ler de vous.

Olga rougit de plaisir. Évidemment, si Nata-lie avait entendu parler d’elle, c’était par Féo-dore.

— Moi aussi, Natalie Serguiévna, j’ai beau-coup entendu parler de vous, et j’ai toujours euun très vif désir de faire votre connaissance !dit-elle gentiment, et elle arrêta sur Natalie leregard câlin de ses grands yeux bleus.

Natalie, charmée, l’embrassa encore et la fitasseoir tout près d’elle.

Sacha, à l’écart, observait tout sans riendire. Elle comparait mentalement l’accueil af-fectueux, presque tendre, fait à Olga, à la ru-desse qu’on affectait vis-à-vis d’elle-même, etdes larmes de dépit lui montaient aux yeux.

— Eh bien ! Sacha, tu ne me reconnais pas ?dit tout à coup la baronne, en se tournant verselle. Pourtant, autrefois, quand tu étais toute

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petite, je t’ai fait sauter sur mes genoux. Tu net’en souviens pas ?

À la voix si aimable de la baronne, Natalieavait froncé le sourcil. La moindre parole affec-tueuse adressée à Sacha avait le don de l’irri-ter :

— Oh ! Sacha n’a point de mémoire pour lescaresses et les bienfaits ! s’empressa-t-elle derépondre avant que la petite eût pu placer unmot. Elle ne sait se souvenir que des chosespénibles et désagréables. C’est pourquoi elleest toujours si maussade. Allons, avance donc !Qu’attends-tu pour saluer la baronne ?

Ceci fut lancé d’une voix brève qui contras-tait singulièrement avec le ton doucereuxqu’elle avait pris pour parler à Olga tout àl’heure.

Sacha s’avança et fit sa plus belle révé-rence. Mais l’apostrophe de Natalie l’avait vio-lemment émue. Son petit visage avait un air sidouloureux que la baronne n’osa plus lui adres-

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ser la parole, de crainte de la voir éclater enpleurs.

Tournée vers Olga, Natalie disait mainte-nant :

— Ah ! si ma santé était meilleure, commej’aimerais à m’entourer de mes amis ! Mais jesuis si malade ! Tout me fatigue, tout m’exté-nue. Je suis obligée de vivre en recluse, et c’estsi triste d’être toujours seule en face de soi-même… Heureusement que j’ai mon frère. Ilest si bon, mon Féodore !

— Oui, mais c’est un peu monotone de voirtoujours autour de toi les mêmes visages, ditla baronne. Sais-tu ? tu devrais inviter Olga àvenir parfois ; elle est si gaie, elle te distrai-rait. C’est communicatif, la gaîté ! Depuis hierque je suis ici, je me sens toute rajeunie par lecontact avec cette enfant et j’ai grande enviede l’emmener avec moi. Hein, Olga ! qu’en di-rais-tu ?

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— Je dis, ma tante, que ce serait charmantd’être toujours avec vous ! fit Olga en baisantla main de la baronne. Mais cela n’est malheu-reusement pas possible, parce que papa s’en-nuierait trop sans moi.

— C’est vrai, ce Yermoloff, il est fou de safille ! grommela la baronne. Il faudra bien,pourtant, qu’il s’habitue à l’idée de se séparerd’elle un jour.

Il y eut un silence.

Olga, comprenant qu’on faisait allusion àson mariage, s’efforçait de prendre un air indif-férent.

Natalie songeait à son frère.

— Sacha ! commanda-t-elle, prise d’uneidée subite, va voir si Féodore est chez lui, etprie-le de venir prendre le thé ici.

Sacha obéit sans empressement.

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— Elle est bien taciturne, cette petite, ob-serva la baronne. Elle n’a pas soufflé mot de-puis qu’elle est entrée. Est-elle toujours ainsi ?

— Je crois bien ! Toujours maussade et demauvaise humeur. Ah ! c’est triste de l’avoirauprès de soi.

— Pourtant, elle n’a pas l’air méchante…

— Méchante ? Elle le serait, si elle n’étaittenue en respect. C’est la peur d’être punie quilui donne cette apparence de fausse douceur.

Olga n’aimait pas à entendre parler de Sa-cha sur ce ton.

— Oh ! le ravissant toutou ! s’écria-t-ellepour faire diversion ; le délicieux bichon ! Il està vous, sans doute, Natalie Serguiévna ? Est-ceque je peux le caresser ?

En même temps, elle s’approchait précipi-tamment d’un petit chien aux longs poilsblancs, qui trônait sur un coussin.

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Natalie, qui aimait beaucoup son bichon– cadeau de son frère – fut infiniment touchéede l’admiration d’Olga :

— Certainement, ma chère enfant. Ivanou-chka adore les caresses.

— Oh ! l’amour ! oh ! le bijou ! répétait Ol-ga, qui avait pris Ivanouchka dans ses bras. Ilressemble tant à mon défunt Caprice…

— Qui ça, le défunt Caprice ? dit la ba-ronne.

— Un amour de bichon que papa m’avaitdonné et que j’adorais…

Et Olga se lança dans la description desmultiples qualités et charmes du défunt Ca-price, auquel Ivanouchka ressemblait si fort.

Lorsque le comte Féodore, quelques ins-tants plus tard, fit son entrée, une charmantescène d’intérieur s’offrit à sa vue. Olga, pen-chée vers Natalie, caressait Ivanouchka, ins-tallé sur les genoux de sa maîtresse. Natalie

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parlait avec une animation joyeuse que Féo-dore ne lui avait encore jamais vue. La baronneriait.

Et le comte Féodore, ce jour-là, pour la pre-mière fois sous son propre toit, éprouva cettesensation de bien-être qu’il allait chercherd’habitude au foyer des Yermoloff.

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CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

OLGA GAGNE UNE ALLIÉE

Avant de quitter Natalie, Olga lui avait de-mandé comme une faveur qu’elle permît à Sa-cha d’accompagner Féodore au dîner qui de-vait avoir lieu le lendemain chez les Yermoloff.

Sa mère, avait-elle dit, se trouvait juste-ment dans le plus cruel embarras. Elle venaitde découvrir, en faisant le compte de ses invi-tés, qu’on serait treize à table, si Sacha ne ve-nait pas. Et puis Olga avait à montrer à sonamie les beaux cadeaux qu’elle avait reçus desa chère tante Tchernadieff.

Bref, elle avait tant et si bien insisté que Na-talie, prise à l’improviste, avait dit oui.

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À peine était-il prononcé, ce oui, que déjàelle le regrettait. Mais Olga l’avait remerciéeavec tant de chaleur qu’elle n’avait pas osé re-venir en arrière et reprendre sa parole.

— Eh bien ! ma chère enfant – dit la ba-ronne à sa petite nièce lorsque toutes deuxfurent installées dans la voiture qui les rame-nait chez les Yermoloff – es-tu satisfaite de tonaprès-midi ?

— Oh ! oui, ma tante, j’en suis ravie, en-chantée ! Il y a si longtemps que je désirais voirles Strélitzky chez eux, et faire la connaissancede la mystérieuse Natalie.

— Et comment l’as-tu trouvée, la « mysté-rieuse Natalie » ?

— Je l’ai trouvée bien maigre et bien pâle,mais très distinguée. Croyez-vous, ma tante,que ce soit sa mauvaise santé qui lui fasse lecaractère si désagréable ?

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— Comment ! Que dis-tu, Olga ? s’écria labaronne stupéfaite et choquée. Natalie Ser-guiévna a un caractère désagréable ?

— Oh ! oui, ma tante. Vous avez bien vu,comme moi, son attitude vis-à-vis de Sacha.Quels regards méchants elle lui lançait, et avecquelle rudesse elle lui parlait ! La pauvre Sachaen était toute tremblante. Elle était tellementterrorisée qu’elle ne savait plus que dire, ni quefaire. Il faut que Natalie Serguievna soit bienméchante, vraiment, pour l’effrayer à ce point !

— Olga, tu me peines beaucoup en parlantainsi. D’abord, Natalie Serguievna est monamie, ce que tu as tout à fait l’air d’oublier.Et puis, mon enfant, on ne peut pas juger unepersonne pour ne l’avoir vue qu’une heure. Jeconviens que Natalie paraissait aujourd’huitrès irritée contre Sacha, mais elle avait sesraisons. Oui. Il paraît que Sacha s’est fort malconduite, ces jours passés. Elle a très mauvaiscaractère, à ce que Natalie m’a raconté.

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— Pas du tout, ma tante. Je connais Sachamieux que personne, moi. Elle est doucecomme un agneau, et elle n’a point de malice.Si Natalie Serguievna lui voit des défauts –qu’elle n’a pas – c’est parce qu’elle la déteste.Et tout le monde sait à Aloupka qu’elle la dé-teste à cause de sa naissance.

— À cause de sa naissance ? Que sais-tu desa naissance, toi ? dit la baronne vivement.

— Mon Dieu, ma tante, j’ai surpris et com-pris bien des choses, sans qu’on m’ait jamaisrien raconté de précis. Je sais que Sacha estnée d’un second mariage du beau-père de Na-talie Serguievna, et que ce mariage était unemésalliance. N’est-ce pas cela ?

— Oui, ma petite, c’est bien cela – dit labaronne, enchantée qu’Olga n’en sût pas da-vantage, car elle estimait que le romand’Alexandre et de Marie n’était pas de ceuxqu’une jeune fille doit connaître. Ainsi, tu crois

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que Natalie est injuste envers Sacha ? reprit-elle au bout d’un instant.

— Oh ! oui, ma tante, j’en suis bien per-suadée. Sacha m’a fait quelques confidencesqui m’ont suffisamment renseignée là-dessus.Natalie Serguievna moleste Sacha continuelle-ment ; elle la gronde pour rien et pour tout, ellela bat même. Sacha avait tellement assez de lavie de misères qu’elle lui fait que, ces jours pas-sés, elle a tenté de s’enfuir.

La baronne resta silencieuse. Elle réfléchis-sait. Elle songeait aux lettres que Natalie luiécrivait, depuis des années. Dans toutes ceslettres, il était question de Sacha. Natalie seplaignait d’elle, l’accusait d’être une enfant per-verse, rusée et sournoise, qu’on ne maintenaitque par la crainte dans le chemin du devoir.Lorsque la baronne, qui n’avait conservé de Sa-cha qu’un souvenir confus, s’était trouvée en saprésence, elle avait été stupéfaite. Son air ti-mide et doux lui avait plu infiniment. Il lui pa-raissait impossible que Sacha, avec ce visage

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de Madone, pût être la créature perverse dé-crite par Natalie.

Et les paroles d’Olga la rendaient encoreplus perplexe. En y réfléchissant, elle en arri-vait à se demander si sa petite nièce n’avait pasraison en affirmant que Natalie détestait Sachauniquement à cause de sa naissance. Natalie,elle le savait, avait toujours été extrême, dansses affections comme dans ses haines.

Ah ! s’il en était ainsi, la pauvre Sacha étaitvraiment à plaindre !

— Ma tante, dit tout à coup Olga, ne trou-vez-vous pas que les Strélitzky feraient mieuxde ne pas garder Sacha chez eux, puisqu’ils ensont si mécontents ?

— En effet, ma petite. J’en parlerai à Nata-lie. Si vraiment, comme tu le dis, elle n’aimepas Sacha, elle devrait la mettre en pension.

— En pension ? Ma tante, ne vaudrait-il pasmieux la marier ?

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— Ma chère enfant, répondit la baronne, ensouriant, pour se marier, il faut être deux.

— Oh ! quant à cela, rien ne sera plus facileque de lui trouver un mari ! J’en sais un, moi :Pierre Kamensky.

— Qu’est-ce que c’est que ce Pierre Ka-mensky ?

— Ma tante, c’est une espèce d’original, quihabite la maison voisine de celle des Strélitzky.Sa mère aimait beaucoup Sacha. Mais elle estmorte, il y a longtemps déjà. Pierre est restél’ami de Sacha. Les Strélitsky voient cette ami-tié de fort mauvais œil. Ils ont défendu à Sachade parler à Pierre, mais ils n’ont jamais réussià l’en empêcher, à cause des jardins qui sontcontigus. On peut très bien, quand on veut,passer du jardin des Kamensky dans celui desStrélitzky, de sorte que Pierre et Sacha sevoient chaque jour.

— Et tu crois que ce jeune homme seraitdisposé à épouser Sacha ?

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— Oh ! « disposé » ! Il est si original, cePierre ! Il faut que je vous confesse, ma tante,que j’ai déjà fait une démarche auprès de lui…

— Comment, une démarche ? Je ne te com-prends pas, Olga.

— Oui, je lui ai conseillé de demander lamain de Sacha.

— Ah ! Et qu’a-t-il répondu ?

— Ma tante, il s’est fâché tout rouge.

La baronne se mit à rire :

— Dans ce cas, ma bonne petite, il ne fautpas compter sur lui. Tu t’étais trompée sur sessentiments.

— Du tout, ma tante ! Je ne me suis pastrompée. Il aime Sacha. Seulement, il est si ri-dicule qu’il ne veut pas en convenir. Malgrétout, j’ai conservé bon espoir.

— Tu as l’espoir tenace, ma petite ! fit la ba-ronne, railleuse.

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— Mon Dieu, ma tante, avec ces originaux,on ne sait jamais ce qui peut arriver. Et cePierre l’est tellement ! Demain, il doit dînerchez nous. Sacha y sera. J’ai le pressentimentque quelque chose d’heureux sortira de cetterencontre.

— Je vois que tu as décidé de marier cePierre, de gré ou de force. Je te souhaite bonnechance, et si, par hasard, tu as besoin d’une al-liée, compte sur moi.

Olga tressaillit de joie :

— C’est sérieusement, ma tante, que vousm’offrez votre aide ?

— Très sérieusement.

— Oh ! ma tante, que vous êtes bonne !Vous êtes un ange !

Et Olga, se jetant au cou de la vieille dame,l’embrassa avec tant d’impétuosité qu’elle luiarracha sa coiffure.

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CHAPITRE VINGTIÈME

PIERRE NE VEUT PLUS PARTIR

Dans la soirée de ce même jour, Pierre serendit chez son beau-frère, Nicolas Rumine.

— Justement j’allais passer chez toi, lui ditce dernier. Des circonstances imprévuesm’obligent à avancer de deux jours notre dé-part. Nelly est très contrariée. Mais je supposeque tu ne verras, toi, aucun inconvénient à ceque nous quittions Aloupka mercredi au lieu devendredi.

— Je n’en verrais aucun si j’étais encore dé-cidé à partir, répondit Pierre. Mais je viens jus-tement t’annoncer, Nicolas, que je n’irai pas àPétersbourg.

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— Quoi ? s’écria Nicolas. Tu ne veux plusaller à Pétersbourg ? toi qui, l’autre jour, sem-blais si impatient de partir !

— Depuis l’autre jour, il s’est passé detristes choses… J’étais plein d’enthousiasme,c’est vrai, quand je me disais prêt à t’accompa-gner. Mais maintenant, je ne peux… Non ! jene peux plus partir. Il faut que je reste ici…

— Qu’est-ce donc qui t’y oblige ?

— Écoute, Nicolas. Il y a ici une pauvre en-fant qui n’a que moi pour mettre un peu de joiedans sa vie ; que moi pour l’aimer.

— C’est de Sacha que tu parles ?

— Oui, c’est de Sacha. Un danger la me-nace. Je ne veux pas l’abandonner alors qu’elleva avoir le plus besoin de mes conseils.

— Un danger menace Sacha ? Que veux-tudire ?

— Je veux dire que sa beauté et son in-nocence attirent déjà sur elle des regards de

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convoitise. Michel, l’impur Michel… Mais tul’as vu sans doute aujourd’hui ? Ne t’a-t-il pasraconté la querelle que nous avons eue ce ma-tin ?

— J’ai vu Michel, en effet. Mais il ne m’en arien dit.

— Pourtant il s’en est fallu de bien peu quenous n’en vinssions aux mains. Ah ! Nicolas, siMichel n’était pas mon frère !…

— Quoi donc ? Que s’est-il passé de nou-veau entre vous ?

— Il s’est passé que cet impur a eu l’audacede m’annoncer qu’il compte profiter de sonséjour ici pour devenir l’ami de Sacha. Com-prends-tu cela, Nicolas ? Un homme commeMichel, l’ami de Sacha ! Lui qui, pendant desannées, ne s’est pas soucié d’elle, le voilà toutà coup qui parle de devenir son ami ! Que nel’était-il, autrefois, son ami ? Personne n’y eûttrouvé à redire… Mais non ! Quand Sachaavait dix ans, il ne la voyait pas plus que si

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elle n’eût pas existé ! C’est qu’elle n’était alorsqu’une enfant sans beauté, tandis que mainte-nant…

— Voyons, voyons, Pierre, calme-toi. Jecomprends tes pensées, tes soupçons. Mais tute trompes, tu te trompes tout à fait. Ce n’estpas sa beauté qui a attiré sur Sacha l’attentionde Michel, c’est autre chose. Il faut que tusaches que, chez moi, avant-hier, il a entenduun Français raconter l’histoire des parents deSacha.

— Oui, je sais. Ce matin, il y a fait allusionavec un air plein de sous-entendus qui m’a sou-verainement déplu. Qu’est-ce donc, je te prie,que cette histoire ?

— La voici en quelques mots…

Et Rumine raconta à Pierre, aussi briève-ment que possible, les péripéties et le tragiquedénouement de la liaison de la belle Marieavec Alexandre Strélitzky. Tout en parlant, ilfixait son œil perçant sur son beau-frère, et il

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ne perdait rien des émotions successives quise reflétaient sur ce beau visage expressif : lacuriosité, l’intérêt, puis l’indignation, la pitié,l’horreur faisaient tour à tour vibrer l’âme dePierre. Quand Rumine en arriva au geste cri-minel d’Alexandre, le jeune homme, ému jus-qu’aux larmes, se couvrit le visage de sesmains :

— Pauvre et malheureuse Marie ! dit-ild’une voix tremblante, après un silence queRumine respecta. Elle a été la victime de sa fai-blesse et de sa beauté comme Sacha pourraitpareillement le devenir, si l’on ne veillait surelle.

— Ah ! Mais comment peux-tu ?… se récriaRumine, très ennuyé de le voir repris par sonidée fixe. Il n’y a aucune comparaison possibleentre Marie et Sacha. Leur position est toutedifférente. Marie était une serve. Sacha est lafille d’Alexandre Alexandrovitch. Elle a lesStrélitzky pour la protéger. Je veux bien croirequ’ils ne lui prodiguent pas les marques d’af-

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fection, mais quant à veiller sur elle, cela,certes, ils le feront.

— Et moi je te dis que Sacha est mille foisplus isolée, mille fois plus exposée chez eux,que sa mère ne l’était ! Ils lui font une vie in-tolérable. Le seul sentiment qu’ils cherchent àlui inspirer, c’est la crainte, une crainte servile,et ils n’y ont que trop réussi ! Sacha a d’euxune peur effroyable. Pour leur échapper, elleest prête à tout. Tu entends ?… à tout ! Ellea une nature tendre, cette petite, un cœur ai-mant. Il lui faut de l’affection… Comprends-tumaintenant, Nicolas, pourquoi je me refuse àl’abandonner ? Je ne veux pas que, moi parti,quelque misérable profite de son isolementpour capter sa confiance. Je ne veux pas lalaisser livrée à ses propres forces. Je veux lagarder contre elle-même.

— Il n’a pas l’air d’avoir en elle une biengrande confiance ! pensait Rumine.

Il dit à haute voix, assez froidement :

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— Que comptes-tu faire pour elle ? Com-ment t’y prendras-tu pour la défendre contreelle-même ? Je serais curieux de le savoir.

— Comment je m’y prendrais ? Ce que jecompte faire ? Mais… continuer à être son amiet son protecteur. Ne te l’ai-je pas dit ? J’ai surelle, Dieu merci ! quelque autorité…

— Et c’est là tout ? Tu n’as pas d’autres pro-jets pour l’avenir ?

— Non, je n’ai pas d’autres projets.

La voix de Pierre était sèche et tranchante.Visiblement, il était agacé de l’insistance deRumine.

Celui-ci, le visage sombre, les sourcils fron-cés, s’était mis à marcher à travers la chambre.Le brusque changement survenu dans les idéesde son beau-frère le contrariait fort. Durant sondernier séjour à Aloupka, il avait beaucoup ob-servé Pierre. Bien vite, il avait deviné en lui uncœur ardent mais tourmenté, un esprit inquiet,une âme cherchant encore sa voie. Il s’était

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flatté de l’espoir de profiter du désarroi mo-ral où il le voyait pour exercer sur lui une in-fluence décisive et pour le pousser dans le par-ti révolutionnaire dont lui-même, Nicolas Ru-mine, était depuis quelques années – à l’insude sa famille – un des plus fervents adeptes.C’était pour parvenir à ces fins qu’il avaitconseillé à Pierre de l’accompagner à Saint-Pétersbourg. « Quand il sera là-bas, s’était-ildit, je lui ouvrirai les yeux sur les maux dontsouffre notre malheureuse patrie. Je lui mon-trerai le peuple tenu dans l’ignorance, dans lamisère, dans l’esclavage. J’attirerai son atten-tion sur les abus d’un pouvoir sans limites, surles vices d’une administration corrompue, surl’égoïsme monstrueux des classes privilégiées.Il s’indignera. Alors, je lui ferai comprendreque tout le mal vient de notre système de gou-vernement, et qu’un bouleversement dansl’État s’impose. »

Il avait cru toucher au but, et voilà quePierre lui échappait.

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— Je te crois fait pour accomplir degrandes choses, dit-il, en interrompant tout àcoup sa promenade et en s’arrêtant devant lejeune homme. Oui, Pierre, je te crois fait pouraccomplir de grandes choses, mais à unecondition : c’est que tu saches marcher au but,sans te laisser distraire et arrêter en route pourflâner au gré de tes fantaisies. Or, c’est unepure fantaisie sentimentale, permets-moi de tele dire, qui te pousse à te faire le bienfaiteurde Sacha Strélitzky. Si tu restes ici, où per-sonne ne te comprend, où tu végètes dans l’in-action, non seulement tu perds un temps pré-cieux, mais encore tu t’exposes à devenir sem-blable aux êtres égoïstes et frivoles qui t’en-tourent. C’est à Saint-Pétersbourg que t’appelleton devoir envers toi-même : là, tu pourras tra-vailler à ton perfectionnement dans un milieufavorable, tu trouveras des amis dont les as-pirations sont les tiennes, tu pourras unir tesefforts aux leurs, écouter leurs conseils, ap-prendre d’eux à servir l’humanité, à faire de tavie un noble usage.

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— Tout cela est très beau, interrompitPierre. L’ambition de servir l’humanité est,certes, une noble chose, mais je ne saurais sa-crifier à cette ambition vague mon devoir im-médiat vis-à-vis d’une pauvre enfant qui n’aque moi pour la protéger. N’insiste pas, Nico-las. Il faut que je reste ici, pour le bien de Sa-cha et pour le repos de ma conscience.

— Pour le bien de Sacha ? s’écria Rumine,qui ne pouvait se décider à voir sa proie luiéchapper. Es-tu sûr que ce soit réellement dubien que tu fasses à Sacha, en restant ici ? Tuas vingt ans, et Sacha en a seize, si je ne metrompe…

— J’espère bien, Nicolas, interrompit Pierreen rougissant, que tu ne me fais pas l’affront desoupçonner…

— Je ne soupçonne rien, mon cher, abso-lument rien. Mais il est bien permis, je pense,d’attirer ton attention sur les dangers qu’offre,à ton âge, ce rôle de protecteur et d’ami d’une

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jeune fille de l’âge et de la beauté de Sacha.Jusqu’à ce jour, ce rôle a été bienfaisant et tupeux en être fier. Mais le sera-t-il encore de-main ? Sais-tu bien que tout le monde ici pré-tend que tu es amoureux de Sacha ?

— C’est une indigne calomnie. Mes senti-ments pour elle sont absolument fraternels.

— Je te crois. Et c’est pourquoi je crois aus-si qu’il vaut mieux que tu ne restes pas àAloupka. Ce serait lui rendre un mauvais ser-vice, vois-tu, que de l’habituer plus longtempsà ta présence, du moment que tu n’as pour ellequ’une affection purement fraternelle. Songeun peu. Si elle allait se méprendre sur tes sen-timents ? Si elle allait s’imaginer… Non, je tele répète, ce rôle de protecteur que tu prétendsassumer vis-à-vis d’elle, offre trop de dangers.Non pour toi, mais pour elle. Tu me com-prends, n’est-ce pas, Pierre ?… Je n’ai pas be-soin d’en dire davantage ?

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— Mais que deviendra-t-elle si je pars ? As-tu pensé que l’impur Michel s’empressera deprofiter de mon absence pour se rapprochertraîtreusement d’elle ?

— Tu oublies que Michel ne passe ici quetrois semaines, dont une est déjà écoulée.Dans quinze jours, Sacha n’a plus rien àcraindre de lui.

— De lui, non ! mais d’autres, taillés à sonimage ! Les Impurs comme Michel sont lé-gion !… Non, non, n’insiste pas, Nicolas ; ceserait inutile. Je ne veux pas… je ne peux paspartir ! Je n’aurais plus une minute de repossi je partais ! Je serais poursuivi comme d’unremords par la pensée qu’elle n’avait que moipour la protéger, et que je l’ai abandonnée…

— Eh bien, reste, si tu en as le cœur aprèstout ce que je t’ai dit, fit Rumine avec humeur.Certes, tu es libre d’agir à ta guise. Mais je teconseille de ne rien décider à la légère. Nous

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ne partons que mercredi : tu as encore letemps de réfléchir jusque-là.

— Je n’ai pas besoin de réfléchir, repartitPierre avec irritation. Ma décision est prise ir-révocablement : je n’abandonnerai pas Sacha.

Rumine ne répliqua rien. Et les deux beaux-frères se séparèrent, très mécontents l’un del’autre.

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CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME

LE DÎNER CHEZ LES YERMOLOFF

Le lendemain, lorsque le comte Féodore ar-riva chez les Yermoloff, accompagné de Sacha,Olga s’empara de cette dernière et l’emmenadans sa chambre :

— Quel bonheur de te voir, Sacha ! J’aicraint jusqu’au dernier moment que Natalie net’empêchât de venir.

— Peut-être cela aurait-il mieux valu, ditSacha tristement.

— Comment, Sacha ? C’est toi qui parlesainsi ? Moi qui croyais te faire un si grand plai-sir en t’invitant. Tu aurais préféré rester à lamaison ? Ce n’est pas possible !

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— Pardonne-moi si je te fais de la peine,Olga, et ne crois pas que je sois une ingrate.C’est pour moi un très grand plaisir de pouvoirpasser quelques heures au milieu de vous, quiêtes si bons ! Mais justement parce que c’est unplaisir, on me le fera payer cher quand je ren-trerai. Natalie est si fâchée contre moi, depuishier.

— Depuis hier, pourquoi ?

— Parce qu’elle trouve que tu me té-moignes trop d’affection. Après ton départ, ellem’a envoyée au lit, et aujourd’hui elle a été mé-chante, si méchante ! Ah ! Olga, je t’assure queje tremble de rentrer.

— Mais pourquoi ?

— Parce que Natalie ne peut pas supporterl’idée que je m’amuse. Je sens bien que, pen-dant que je suis ici, sa colère contre moi aug-mente de minute en minute ; et quand je ren-trerai… ah ! j’ai peur de ce qui m’attend ! Ellem’a fait tant de menaces !

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— Des menaces ?

— Oui. Elle m’a dit qu’elle saurait demainpar la baronne Tchernadieff comment je mesuis comportée, et si la baronne fait la moindreremarque à mon désavantage, malheur à moi !

— Ne crains rien, Sacha. Ma tante te veutdu bien. Sois assurée qu’elle ne dira absolu-ment rien contre toi à Natalie.

— Tu crois ? Oh ! Olga, quel soulagementde t’entendre ! C’était si angoissant, vois-tu, depenser que chacun de mes mouvements, cha-cune de mes paroles seraient épiés et rappor-tés à Natalie. Je me demandais comment je de-vrais m’y prendre pour me conduire convena-blement. Chez nous, je ne sais jamais. Je suistoujours grondée. Quand je me tais, Natalie megronde parce que je suis maussade ; et quandje parle, elle me gronde à cause de ce que jedis.

Olga l’embrassa :

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— Ma chère petite Sacha, ne pense plusà tout cela. Jouis du présent. Tu verras quetout s’arrangera. Mais viens, maintenant : il esttemps de descendre.

Elles rejoignirent la société qui était réuniedans le salon. Il y avait là, outre M. et Mme Yer-moloff, la baronne Tchernadieff, son médecinet sa dame de compagnie, le comte Féodore,M. et Mme Boutourline, M. et Mme Rumine etMichel Kamensky. Il ne manquait que Pierrepour que la société fût au complet. Comme iltardait, on se mit à table sans lui.

Sacha fut placée entre Michel Kamensky etle médecin de la baronne, un gros Allemandà lunettes, qui ne savait ni le russe ni le fran-çais et qui, par conséquent, eût été bien embar-rassé de converser avec elle. Pendant tout lerepas, il s’entretint uniquement avec son autrevoisine, la dame de compagnie qui, par bon-heur, se trouvait être une de ses compatriotes.

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Le voisinage de Michel remplissait Sachad’appréhensions, que trop justifiées, hélas ! parl’attitude du bel officier. À la vérité, au début,cette attitude fut tout à fait correcte. Michelprit part à la conversation générale. Mais lors-qu’elle fut devenue suffisamment animée etbruyante pour qu’on ne remarquât pas son abs-tention, il se tourna vers Sacha et ne s’occupaplus que d’elle :

— Sacha ! Quel air triste tu as ! Qu’as-tu,Sachineka ? Des chagrins ? Confie-les moi ; jesuis ton ami, un ami sur lequel tu peux comp-ter. Ne veux-tu pas avoir confiance en moi, mapetite Sacha ?

Sacha ne répondait rien. Elle rougissait etse troublait.

— Sachineka, ma petite âme, je t’aime. Re-garde-moi, Sachineka. Tourne vers moi tesyeux, tes yeux si doux, tes yeux que j’adore !…

Sacha, pour le faire taire, lui jetait des re-gards suppliants, qui excitaient encore le pas-

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sionné Michel. Il la trouvait exquise dans sonémoi. Un désir lui venait, un désir brutal, de laserrer sur son cœur, comme la veille dans lejardin, et de couvrir de baisers fous son petitvisage.

Vers la fin du second service, Pierre parut.Il fit le tour de la table, saluant familièrementchaque personne. Quand il aperçut Sacha, ilchangea de couleur, et ne put proférer un seulmot.

— Vous ne vous attendiez pas à voir Sachaici, ce soir ? lui dit Olga à voix basse lorsqu’ileut pris place à son côté.

— Comment se fait-il que les Strélitzky luiaient permis de venir ? dit-il, comme se parlantà lui-même.

— C’est grâce à ma tante Tchernadieff, ex-pliqua Olga toujours à voix basse. Elle fait lapluie et le beau temps chez les Strélitzky : Na-talie Serguievna ne sait rien lui refuser. Et ma

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tante s’est mis en tête de marier Sacha. Alors,il faut bien l’exhiber.

Les yeux de Pierre étincelèrent. Comme mûpar un ressort, il se tourna vers Olga et, la fou-droyant d’un regard courroucé :

— Je ne comprends pas, Olga Wassilievna,dit-il, que vous osiez encore, après ce qui s’estpassé l’autre jour entre nous…

Il s’arrêta, suffoqué d’indignation.

— Que j’ose quoi ? vous dire que ma tanteveut marier Sacha ? fit Olga, l’air innocent.Mais je pense qu’il n’y a rien là d’offensantpour vous, Pierre Nicolaïévitch, puisque cen’est pas à vous qu’elle veut la donner…

— Ah ! dit Pierre.

Et il sembla à la petite Yermoloff qu’il yavait dans ce « ah » non de l’étonnement, maisde la contrariété, du dépit.

— Oui, continua-t-elle avec le plus grandcalme, ma tante Tchernadieff a trouvé absurde

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mon idée de l’autre jour. Vous savez quelleidée ? je n’ai pas besoin de m’expliquer plusclairement, n’est-ce pas ? Elle a quelqu’und’autre en vue pour Sacha, quelqu’un qui luiconviendrait mille fois mieux que vous, et quijustement a l’air tout disposé…

En parlant ainsi, Olga, d’un regard élo-quent, désignait Michel qui, penché sur Sacha,continuait à lui débiter des discours enflam-més.

Pierre crut étouffer de colère et de dépit envoyant l’attitude de son aîné vis-à-vis de sa pe-tite amie.

— Vos histoires ne m’intéressent pas dutout ! dit-il d’un ton bourru, et, avec un parfaitsans-gêne, il tourna le dos à la petite Yermo-loff.

Il espérait ainsi se débarrasser d’elle. MaisOlga ne se laissait pas si facilement déconte-nancer :

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— Cela ne vous intéresse pas ? Vraiment ?fit-elle de sa voix la plus suave. Et moi qui pen-sais que vous seriez ravi d’apprendre que lesmalheurs de Sacha touchent à leur fin ! Car,il n’y a pas de doute, Michel a reçu le coupde foudre, le fameux coup de foudre ! Voyezdonc comme il regarde Sacha : il la dévore desyeux ! Ah ! tout à l’heure, je vais lui dire que,s’il veut demander sa main, il ferait bien deprofiter pendant que ma tante Tchernadieff estencore ici. Les Strélitzky sont si désireux delui plaire que, sûrement, il sera agréé, s’il lacharge de parler pour lui… Oui, il faut que jelui donne ce conseil !

— Donnez-lui tous les conseils que vousvoulez, et laissez-moi en paix ! cria Pierre, auparoxysme de la fureur.

Il avait parlé d’une voix si éclatante quechacune de ses paroles fut entendue distincte-ment d’un bout à l’autre de la table. Tous lesyeux se dirigèrent sur lui, puis sur sa voisine.De sa place, Mme Yermoloff lança à sa fille un

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regard menaçant. La pauvre Olga, intimidéecette fois, n’osa plus souffler mot.

Cependant, à la dérobée, elle observait sonirascible voisin, et elle constatait avec une in-time satisfaction qu’il ne perdait pas de vueMichel et Sacha. Elle remarqua aussi qu’il avaitle souffle court et bruyant, et que son visageportait les signes d’une émotion violente.

— Pourvu qu’il n’aille pas faire un scan-dale ! songeait-elle, mi-ravie, mi-effrayée.

Un scandale ! Si Olga avait pu lire dans lecœur passionné de Pierre Kamensky, elle eûtété tout à fait effrayée.

Depuis deux jours, Pierre vivait dans unesorte de fièvre. Trop d’émotions successivesl’avaient ébranlé. Ses anxiétés au sujet de Sa-cha, sa querelle avec Michel, l’histoire tragiquede la belle Marie que Rumine lui avait racon-tée, tout cela l’avait jeté dans un état de surex-citation intense.

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Il ne voyait plus les choses comme ellesétaient. Sacha lui semblait fatalement condam-née au même sort que sa mère, s’il ne la proté-geait pas ; et il était persuadé que Michel, l’im-pur Michel, avait sur elle les plus noirs des-seins.

Toute la journée, il avait roulé dans sa têteles idées les plus extravagantes. Vers le soir,avant de se rendre chez les Yermoloff, il s’étaitavisé d’écrire un billet à sa petite amie, pour lamettre en garde contre les dangers qui, selonlui, la menaçaient.

On peut juger de son étonnement, de sonindignation, de sa fureur, en arrivant chez lesYermoloff, de la trouver installée à côté de Mi-chel, à côté de celui dont – croyait-il – elleavait tout à redouter. Énervé comme il l’était,voir Sacha obligée d’écouter les compliments,le langage empoisonné de cet Impur ! Voir Mi-chel se pencher sur elle, lui parler de tout près,plonger ses yeux hardis dans les siens, si purs !

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C’était plus que Pierre n’en pouvait suppor-ter : un scandale ! ah ! certes, il en eût été ca-pable !…

Mais, vers la fin du dîner, un incident im-prévu vint heureusement faire diversion à sespensées. Comme l’on sortait de table – au mo-ment où, précisément, la colère de Pierre avaitatteint son paroxysme – un message fut remisau comte Féodore. C’était un billet d’Ocipe di-sant que Natalie venait de se trouver subite-ment mal, et que tout faisait prévoir une criseviolente.

Très inquiet, le comte Féodore se retira aus-sitôt, emmenant Sacha.

Au moment de sortir, elle se tourna versPierre, et dans ses yeux aimants, au regard ti-mide, presque craintif, le jeune homme crutlire comme une supplication, comme un appel.

Un attendrissement, tel qu’il n’en avait ja-mais encore ressenti, s’empara alors de lui,sous la puissance de ce regard chargé de dé-

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tresse et qui semblait implorer son aide. Toutela colère qui remplissait son cœur se fondit enune émotion d’une douceur infinie. Il compritsoudain qu’il aimait Sacha, qu’il l’aimait autre-ment qu’il ne l’avait cru, et dans l’enivrementde cette découverte, des larmes lui montèrentaux yeux et roulèrent sur ses joues sans qu’ils’en aperçût.

Ce soir-là, quand les hôtes des Yermoloffse furent retirés, la baronne, prenant à part sapetite nièce, lui confia que Pierre lui avait faitl’aveu de son amour pour Sacha, et l’avait char-gée de demander pour lui sa main aux Strélitz-ky.

— Enfin ! s’écria Olga. Ah ! grand Dieu ! luien a-t-il fallu du temps, à ce gros malin, pourse décider !

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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME

LE REFUS DE FÉODORE

Le jour suivant, dans la matinée, la baronneTchernadieff se rendit chez les Strélitzky. Cefut Féodore qui la reçut. Elle lui demandad’abord des nouvelles de sa sœur. Natalie allaitbeaucoup mieux ; sans doute, elle était encoretrès faible, comme toujours après ses crises,mais elle avait passé une nuit paisible, et elleétait calme.

— Pauvre Natalie ! dit la baronne. Elle étaitsi bien avant-hier. À quoi attribuez-vous cebrusque changement, cher comte ? J’espèreque ce n’est pas moi qui l’ai fatiguée avec malongue visite.

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— Rassurez-vous, baronne. Vous n’avez au-cun reproche à vous faire. Ce qui l’a renduemalade, c’est un nouvel exploit de Sacha.

Et Féodore raconta à la vieille dame com-ment, la veille, tandis qu’il était chez les Yer-moloff, une lettre adressée à Sacha et qui de-vait lui être remise en cachette, avait été inter-ceptée par Ocipe et montrée à Natalie.

— Et de qui était cette lettre ? Que disait-elle ?

— Elle était de la main de Pierre Kamenskyet elle était destinée à mettre Sacha en gardecontre Michel Kamensky, le frère de Pierre.Vous avez vu hier, chez Wassia, les deux frèresKamensky : Pierre, le jeune homme qui est ar-rivé en retard ; et Michel, l’officier voisin detable de Sacha.

— Parfaitement. Je me rends compte…Mais, dites-moi, mon ami, est-il possiblequ’une lettre aussi innocente ait pu émotionnerNatalie au point de la rendre malade ?

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— Ma chère et respectable amie, cettelettre n’est pas aussi innocente qu’elle le paraîtà première vue. D’abord, elle montre le peu decas que Sacha fait de nos défenses, car nouslui avons interdit tout rapport avec ce jeuneKamensky. Ensuite, elle prouve ce que Nataliesoupçonnait du reste depuis longtemps : queSacha a plus volontiers des amis que desamies. Ces jeunes Kamensky ont deux sœurs :Mme Boutourline et Mme Rumine, que vousavez vues hier chez Wassia. Vous avez puconstater vous-même la froideur de ces deuxdames vis-à-vis de Sacha. N’est-ce pas étrangequ’elle n’ait jamais essayé de gagner leur af-fection ? Elle s’est fait aimer des frères, nondes sœurs. Vous avouerez, baronne, que c’estun peu inquiétant, à son âge, ce goût qu’elle apour les amitiés masculines. Sous ce rapport,elle ressemble à sa mère.

— Ah ! cher comte, interrompit la baronned’un ton de reproche, je n’aime pas cette allu-sion. Si sa mère s’est mal conduite, qu’en peut

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la pauvre enfant ? Pourquoi vouloir à tout prixqu’elle lui ressemble ? Mon ami, laissons lesmorts en paix !

— Croyez bien, baronne, que, si je faismention de cette ressemblance, ce n’est paspour recommencer le procès de cette femme.Elle a comparu devant le Tribunal de Dieu ; cen’est pas à moi de la juger. Mais il est certainque Sacha lui ressemble beaucoup. J’ai sou-vent eu l’occasion de constater la sorte de fas-cination que cette malheureuse Marie exerçaitsur tous les hommes qui l’approchaient. C’étaitune fascination que sa seule beauté – du restetrès réelle – n’expliquait pas. Sacha a malheu-reusement hérité de cette particularité mater-nelle.

— Que voulez-vous ? dit la baronne. Elleest charmante, cette petite Sacha ! Vous nepouvez pas empêcher qu’on l’admire et mêmequ’on s’en amourache…

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— Précisément. C’est ce dont nous nousrendons parfaitement compte, Natalie et moi.Comme vous le dites très bien, nous ne pou-vons pas empêcher qu’on l’admire, qu’on luiadresse clandestinement des lettres, etc. Mal-heureusement, tout cela effraie la pauvre Nata-lie au point de compromettre sérieusement sasanté déjà si chancelante. Elle se fait mille in-quiétudes au sujet de Sacha. Hier soir, quandje suis rentré, je l’ai trouvée dans un état pi-toyable. Il m’a fallu plusieurs heures pour lacalmer, et je n’y suis parvenu qu’en lui promet-tant que nous quitterions au plus tôt Aloupka.

— Quitter Aloupka ! s’écria la baronne. Etpour aller où ?

— Dans notre domaine de Goreneki. Là, aumilieu de nos moujiks, Sacha sera en absoluesécurité. Natalie n’aura plus à redouter de cesémotions qui la tuent. Cela vaudra mieux pournous tous.

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— C’est beau à vous, cher comte, de fairece sacrifice à Natalie, car je suppose qu’il doitvous en coûter de quitter Aloupka. Mais heu-reusement, vous n’aurez pas besoin d’en arri-ver à cette extrémité. Grâce à Dieu, une autresolution se présente qui arrangera tout…

Féodore tourna vers la baronne un regardinterrogateur.

— On va vous demander Sacha en mariage,expliqua-t-elle. C’est Pierre Nicolaïévitch Ka-mensky. Hier, chez Wassia, après votre départ,il m’a fait l’aveu de son amour pour Sacha. Ill’aime et elle l’aime. C’est un parti tout à fait in-espéré pour cette enfant. Et n’est-ce pas provi-dentiel qu’il s’offre à l’épouser juste au momentoù la présence de Sacha sous votre toit com-mence à devenir une croix pour Natalie ?

La baronne regarda Féodore avec un bonsourire. Intérieurement, elle s’étonnait de levoir conserver son air impassible. Sans doute,il était un homme froid, mais cette réserve,

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à cette heure, dans cette occurrence, avaitquelque chose qui glaçait.

— Eh bien ! mon ami, vous ne dites rien ?reprit-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendreenjoué. La surprise vous rend muet ?

— La surprise ? Non, baronne. Je ne suispas surpris, mais contrarié, très contrarié decette demande à laquelle je ne puis malheureu-sement répondre favorablement, dit-il avec unsourire forcé.

— Comment ? s’écria la baronne, qui crutavoir mal entendu.

Lentement, sans élever la voix, mais enscandant chaque mot, Féodore répéta ce qu’ilvenait de dire.

— Quoi ! Vous refuseriez de donner Sacha àce jeune Kamensky ? dit la baronne, stupéfaite.Mais pourquoi ?

— Parce que Natalie ne supporterait pas cemariage.

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— Allons donc ! Vous voulez rire !… Natalien’aime pas Sacha, vous le savez aussi bien quemoi. Elle sera enchantée que Pierre Nicolaïé-vitch l’en débarrasse, j’en suis bien sûre…

— Moi, je suis sûr du contraire. Natalie a,contre lui, de trop graves griefs pour désirer luiêtre agréable.

— Des griefs ! Parce qu’il voyait cette petiteen cachette ? On ne peut lui en faire un crime,puisqu’il l’aime et qu’il sollicite sa main…

— Ma chère et respectable amie, ce jeuneKamensky s’est employé, pendant des années,à inciter Sacha à la désobéissance et à l’insou-mission. Par sa faute, Natalie a vu, dans notrepropre maison, son autorité méconnue. C’estune chose qu’elle ne lui pardonnera jamais.

— Ce serait donc pour le punir qu’elle luirefuserait la main de Sacha ?… Non, comte, jene crois pas, je ne puis pas croire que, pourun motif aussi… dépourvu de noblesse, Natalieveuille s’opposer au bonheur de Sacha. Cepen-

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dant, si tel était le cas, permettez-moi de vousrappeler, mon ami, que vous seul êtes le maîtredes destinées de cette enfant et que votre seulconsentement suffit.

— Je ne donnerai jamais mon consente-ment à un mariage qui n’aurait pas l’approba-tion de Natalie ! déclara-t-il avec froideur. Ceserait lui porter un coup mortel.

La baronne le regarda, et elle comprit à sonair qu’insister davantage était inutile. Mais,quoiqu’elle considérât la cause de Pierrecomme perdue, elle ne renonça point encore àla défendre :

— Vos égards pour Natalie sont admirables,comte, mais il y a des limites à tout. Dans cetteaffaire, il n’y a pas que Natalie en cause. Il ya Sacha. Allez-vous tromper l’espoir de cettemalheureuse enfant ? lui fermer tout avenir enl’emmenant dans vos terres ! Vous ne ferez pascela, mon ami. Ce serait trop cruel !

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Un étonnement releva les sourcils de Féo-dore :

— Cruel ? dit-il. Permettez, baronne. Jem’arrangerai, croyez-le bien, à éviter toutepeine à Sacha. D’abord, elle ignore la demandede Kamensky. Je ne risque donc point de trom-per un espoir qu’elle n’a pas.

— Elle ne l’ignorera pas longtemps. Ka-mensky le lui dira.

— Kamensky ne le lui dira pas. Je prendraides mesures pour qu’il ne voie plus Sacha, jus-qu’à notre départ, qui est très prochain.

La baronne s’était levée :

— J’ai beaucoup d’affection et d’estimepour vous, comte, vous le savez, dit-elle dou-loureusement. Mais aujourd’hui, franchement,votre dureté me révolte.

— Vous me reprochez ma dureté, parce queje ne veux pas abréger les jours de Natalie, ces

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jours qui sont comptés ! fit-il avec un sourireamer.

— Je ne considère pas cette réponsecomme définitive. Réfléchissez encore.

— C’est tout réfléchi, baronne.

Ils se séparèrent là-dessus.

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CHAPITRE VINGT-TROISIÈME

OLGA GARDE BON ESPOIR

La baronne rentra chez les Yermoloff, trèsdésappointée du résultat de sa démarche. Àpeine arrivée, elle eut à subir les questionsd’Olga :

— Eh bien, ma tante, quelles nouvelles ?

— Rien de bon, Olga. Le comte Féodore re-fuse de donner Sacha à Pierre Nicolaïévitch.

— Ah ! par exemple ! Et pourquoi cela ?

La baronne répondit, avec une amère iro-nie :

— Parce que Natalie ne supporterait pas cemariage, et qu’il ne veut pas abréger sesjours…

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Et la baronne raconta à sa petite nièce toutce que lui avait dit Féodore. Quand Olga enten-dit que les Strélitzky allaient quitter Aloupka,elle poussa les hauts cris :

— Mais ce n’est pas possible ! Ce n’est paspossible ! Ma tante, vous devez avoir mal com-pris…

— Hélas, ma pauvre petite, je n’ai que tropbien compris. Oui, ils partiront. Ils emmène-ront avec eux, dans leurs terres, la pauvre Sa-cha, lui fermant tout avenir.

— Mais c’est affreux ! C’est horrible ! C’estmonstrueux !… Ma tante, il faut empêchercette abomination !

— Empêcher ! C’est facile à dire. On nepeut pas empêcher le comte Strélitzky de partirs’il en a envie. Mais, Olga, ma petite, dans quelétat te mets-tu ? Ne pleure donc pas ainsi ! Sa-cha finira bien, vois-tu, par se résigner…

Pauvre baronne ! elle s’imaginait que c’étaitle malheureux sort de Sacha qui peinait tant

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Olga. La petite, pourtant, se souciait bien deSacha, en ce moment ! Elle ne pensait qu’àelle-même, qu’à l’écroulement de tous sesbeaux rêves d’avenir. Elle, qui avait si ardem-ment souhaité devenir comtesse Strélitzky ! Ledépart de Féodore allait-il réduire à néanttoutes ses espérances ?

Effondrée sur le tapis, aux pieds de la ba-ronne, elle sanglotait bruyamment. Très émue,la vieille dame lui caressait les cheveux :

— Ma chère petite, ne prends donc pas celatrop à cœur ! Sèche ces larmes, qui abîmentton visage. Sois raisonnable, Olineka. Songeque tu vas, ce soir, au bal, à ton premier bal. Ilne s’agit pas d’y paraître avec des yeux rougeset gonflés, ma petite !

Le bal du prince Rastovtzoff ! Olga l’avaitcomplètement oublié dans la violence de sonchagrin. Elle qui s’était tant réjouie d’y aller,pour danser avec Féodore ! Les paroles de labaronne le lui remettant brusquement en mé-

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moire, elle s’essuya les yeux. Sa coquetterie re-prenait le dessus.

Elle s’en fut devant la glace, avec l’appré-hension que les larmes n’eussent déjà compro-mis la fraîcheur de son teint et altéré sa beau-té. Par bonheur, il n’en était rien et, en voyantla séduisante image que le miroir lui renvoyait,elle sentit le courage et l’espoir lui revenir.

Elle se tourna vers la baronne :

— Vous avez raison, ma tante, je suis stu-pide de pleurer. Ce n’est pas avec des larmesqu’on peut empêcher les Strélitzky de partir.Tant de choses peuvent encore survenir avantleur départ, car ils ne partent pas tout de suite,je suppose ?

— Certainement non, mon enfant. Le dé-part d’une famille comme celle des Strélitzkyne s’organise pas ainsi d’un jour à l’autre.

— Alors, inutile de se transformer en fon-taine avant d’avoir vu leurs talons. Rien n’estencore perdu, ma tante !

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— Ne te fais pas d’illusions, Olga. Jeconnais Strélitzky. Il ne reviendra pas sur cequ’il a dit.

Mais Olga secouait sa jolie tête d’un mou-vement volontaire qui lui était familier et quiétait plein de grâce.

— Ma tante, quand devez-vous rendre ré-ponse à Pierre ? demanda-t-elle, au bout d’uninstant de réflexion.

— Je lui ai dit que je n’irai que cet après-mi-di chez les Strélitzky.

— Si vous m’en croyez, ma tante, vous nelui annoncerez pas aujourd’hui le refus dugrand Féodore… du comte Féodore, veux-jedire. Il est si irritable, ce Pierre ! Il serait ca-pable de faire une scène épouvantable et detout compromettre.

— Je ne te comprends pas, Olga. Que veux-tu dire ?

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— Eh bien, ma tante, je veux dire que Pierreest le roi des maladroits ! C’est déjà par safaute que les Strélitzky sont si courroucéscontre la pauvre Sacha. Je vous demande unpeu s’il avait besoin de lui écrire une lettre,juste au moment où il allait la rencontrer cheznous !

— Mais, Olga, puisqu’il ignorait que Sachafût invitée…

— Oh ! je connais ce Pierre de vieille date,ma tante. Il est comme cela ! Il ne saurait chan-ger ! Quand il fourre son nez dans une affaire,on peut être sûr qu’elle tourne mal ! Soyez per-suadée qu’il est prêt à refaire une maladresse,qui compromettrait tout.

— Mais, ma chère enfant, il n’y a rien àcompromettre. Strélitzky ne veut pas lui don-ner Sacha. Un point, c’est tout.

Olga prit un air important :

— Ma tante, j’ai idée que tout peut encores’arranger si l’on veut bien me laisser faire.

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— Te laisser faire quoi ? Je serais curieusede le savoir. D’abord, n’essaie pas de parler aucomte Féodore. C’est inutile : autant vaudraitessayer d’attendrir une pierre.

Olga se mit à rire :

— Pauvre Féodore ! Comme on le traite !Une pierre ! Parce qu’il ne veut pas affliger sasœur ! Je ne suis pas comme vous, ma tante ;je trouve touchant cet amour qu’il a pour elle –et qu’il aura aussi pour sa femme, acheva-t-ellementalement.

La baronne ne répondit que par un hausse-ment d’épaules.

L’amour de Féodore pour sa sœur ! Sansdoute, il l’aimait beaucoup, sa Natalie ; la ba-ronne le savait. Mais elle savait aussi qu’il nese laissait nullement influencer par elle, et lavieille dame était convaincue que, s’il avait misNatalie en avant, dans cette circonstance,c’était parce qu’il pensait absolument commeelle, sans en vouloir convenir.

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— Non, ma tante, rassurez-vous. Je ne veuxpas parler au comte Féodore… à cette pierre,comme vous dites ! J’essayerai quelque chosed’autre, je ne sais pas encore quoi. Mais il fautavoir bon espoir. Je compte beaucoup sur letemps, moi ; et si Pierre ne fait pas de nou-velles maladresses, je réussirai certainementà lui rendre son Eurydice… sa Sacha, veux-jedire. Savez-vous, ma tante ? Vous devriez luiécrire un mot, à ce Pierre, pour lui dire que,vu l’état de santé de Natalie, vous jugez plusconvenable d’attendre encore avant de trans-mettre sa demande aux Strélitzky. Comme ce-la, il se tiendra tranquille.

— Oui, ce n’est pas une mauvaise idée quetu as là, ma petite. Je vais lui écrire de patien-ter quelques jours. Dans l’intervalle, je pourraile préparer tout doucement à son malheur.

— À son malheur ? Oh ! ma tante ! Je suis sisûre du succès final !

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— Tu as une heureuse nature, Olga. Tu nedoutes de rien. Ah ! puisses-tu toujours conser-ver cette belle confiance dans l’avenir ! mur-mura la baronne, attirant à elle sa petite-nièceet l’embrassant tendrement.

Certes, elle ne partageait pas les espérancesd’Olga, mais elle se sentait toute réconfortéepar son optimisme.

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CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME

FIANÇAILLES D’OLGA

Le lendemain, en s’éveillant, la baronneaperçut Olga assise près de son lit. Elle s’éton-na qu’elle fût déjà debout, après avoir passé lanuit à danser, et elle la considérait avec sur-prise : Olga semblait éclater de bonne humeur.

— Ma bonne tante ! dit la jeune fille ens’emparant de la main de la vieille dame qu’ellebaisa – j’ai voulu être la première à vous an-noncer la grande nouvelle. Pensez donc ! Cettenuit, au bal du prince Rastovtzoff, je me suisfiancée au comte Féodore.

— Toi ! s’exclama la baronne.

Son visage exprimait un ahurissement si co-mique qu’Olga se mit à rire.

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— Comment cela est-il arrivé, Olga ? Ra-conte-moi tout.

— Ma tante, le comte Féodore a dansé avecmoi. Je lui ai dit que je savais qu’il allait partir,et je lui ai demandé s’il ne regretterait pasAloupka. Il m’a répondu qu’il ne regretteraitrien si je voulais venir égayer son foyer où ilirait ; et j’ai dit oui. Voilà.

— Tu as dit oui ! comme cela ? tout desuite ? sans réfléchir ?… Oh ! Olga !

— Ma tante, il y a longtemps que j’aimeFéodore.

— Tu l’aimes !… Mais, es-tu sûre d’être lafemme qui lui convient ?

— Oh ! pour cela, oui ! sinon, il ne m’eûtpas demandée ! Et à moi, il me convient tout àfait ! Nous nous faisons valoir admirablement.Je suis grande. Il me faut un homme de hautetaille, tout juste comme lui. Et il est si distin-gué ! Sans doute, s’il était brun, cela vaudraitencore mieux, puisque je suis blonde. Mais

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c’est un détail insignifiant. Nous formons untrès beau couple, je le sais. Et il est très, trèsriche.

— Oui, ma chère, il est très riche, et d’unbel extérieur. C’est vrai ; et je ne doute pasque vous vous fassiez valoir l’un l’autre admi-rablement. Mais cela ne suffit pas pour êtreheureux. Es-tu sûre que vous vous conveniezau moral aussi bien qu’au physique ? C’est làl’essentiel. Il a trente-huit ans. Tu en as seize.C’est un homme sérieux et positif, habitué àvoir tout plier devant sa volonté. Toi, tu es uneenfant gâtée. Seras-tu disposée à lui faire lesacrifice de tes goûts s’ils sont différents dessiens ? Et, pour commencer, le suivras-tu debonne grâce dans ses terres, où tu ne verraspersonne ?

— Oh ! ma tante, nous n’y resterons paslongtemps, dans ses terres. Il y va seulement àcause de Natalie.

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— Et tu es disposée à te prêter aux capricesde Natalie ?

— Mon Dieu, ma tante, Féodore aime tantsa sœur ! Je l’indisposerais si j’avais l’air…comme cela, tout de suite, de me rebiffercontre ses désirs. Et puis je ne tiens pas àme faire prendre en grippe par Natalie. J’aimemieux produire une bonne impression sur elle,gagner son affection. Oh ! cela ne me sera pasdifficile ! J’ai bien vu qu’elle a de la sympathiepour moi ; et je me donnerai de la peine pourme faire aimer d’elle. Vous verrez que nous se-rons, au bout de quelques mois, les meilleuresamies du monde ! Alors, ce ne me sera pas dutout difficile de lui persuader d’aller passer l’hi-ver dans le Midi, pour sa santé. J’ai toujours eule désir d’aller dans le Midi. On s’y amuse tant !Nous irons donc passer là-bas notre premierhiver. Ce sera charmant ! Après, nous voya-gerons. Vous voyez bien, ma tante, que je nem’enterrerai pas en me mariant.

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— Oui, oui ! je vois que tous tes plans sontdéjà faits. Le tout est de savoir si le comte Féo-dore les approuvera.

D’un geste, Olga écarta l’objection :

— Oh ! quant à cela, ma tante, je ne me faispas de soucis. Je le cajolerai si bien, qu’il vou-dra toujours ce que je voudrai !…

— Le crois-tu vraiment ? douta la baronne.

Olga ne répondit que par un sourire suffi-sant.

La baronne, l’air songeur, regardait sa pe-tite-nièce. Quoiqu’elle eût beaucoup d’affec-tion pour le comte Féodore, elle le connaissaittrop pour ne pas souhaiter à Olga un autremari. Cependant, elle était forcée de convenirque, si quelqu’un était capable de traiter d’égalà égal avec Strélitzky, c’était bien cette déli-cieuse petite Olga, à l’intelligence si éveillée, àla volonté si prompte et si tenace : ainsi la ju-geait la baronne dans sa vive tendresse.

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Olga reprit :

— Avec tout cela, ma tante, je n’ai encorerien dit à maman de mes fiançailles.

— Comment ? Tes parents ignorent en-core…

— C’est-à-dire que papa sait, lui. Mais ma-man, pas encore… Oh ! ma tante, si vous sa-viez comme papa est enchanté ! Il m’a dit plusde cinquante fois qu’il ne pouvait pas souhaitermieux pour moi ! Mais maman…

— Eh bien ?

— Maman n’aime pas le comte Féodore.Elle le déteste même, quoiqu’elle lui fasse tou-jours bon semblant. Et je pressens qu’elle feratout pour empêcher mon mariage.

La vieille dame hochait la tête. Elle n’igno-rait pas l’origine de cette antipathie. Autrefois,Féodore avait mis tout en œuvre pour empê-cher son ami Wassili d’épouser la jeune Pari-sienne, lectrice de la baronne. Il n’avait pas

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réussi. La jolie Française était devenueMme Yermoloff. Mais elle avait eu vent de sonhostilité et elle lui en avait gardé rancune.

— Ma tante, il y aurait un moyen trèssimple d’obtenir le consentement de maman,poursuivait Olga toute à son idée. Ce serait delui dire que vous désirez ce mariage. Strélitzkyest votre ami. Je suis votre petite-nièce. Il esttout naturel que vous souhaitiez nous marier.Maman n’osera pas s’opposer à un projet formépar vous.

La baronne sourit :

— Je crains, ma pauvre petite, que tu n’at-tribues une importance exagérée à l’influenceque j’ai sur ta mère.

— Du tout, ma tante. Maman fera tout ceque vous voudrez, je le sais bien. Elle m’a re-commandé, à moi, de ne vous contrarier enrien, de respecter vos moindres volontés. Ceserait drôle, vraiment, qu’elle ne donnât pasl’exemple elle-même !

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La baronne ne souriait plus. Depuis qu’elleétait à Aloupka, le soupçon lui avait déjàmaintes fois traversé l’esprit que Mme Yermo-loff était une femme intéressée qui lui témoi-gnait de l’affection uniquement dans l’espoird’hériter d’elle un jour. Par ses paroles inconsi-dérées, Olga venait de la confirmer dans cetteidée.

Comme son silence se prolongeait, Olga,câlinement, lui passa les bras autour du cou :

— Ma bonne tante, vous ne dites rien ?Vous voudrez bien, n’est-ce pas, faire cela pourmoi, qui vous aime tant ! Vous seriez si bonne !Vous me rendriez si heureuse ! Et vous savez,ma tante, ce n’est pas seulement mon bonheur,c’est aussi celui de Sacha que vous feriez !…

— Celui de Sacha ? répéta la baronne, ma-chinalement.

— Oui, ma tante, celui de Sacha ! Quand jeserai chez les Strélitzky, vous verrez que Na-talie ne tiendra plus autant à la présence de

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Sacha. Je saurai la distraire, moi, Natalie ! Jelui raconterai des histoires drôles, qui la ferontrire. Je m’amuserai avec son bichon. Vous ver-rez que son humeur s’améliorera beaucoup, etqu’elle ne s’inquiétera plus autant de Sacha.Vous savez, ma tante – entre nous soit dit –je crois que Sacha n’a pas su bien s’y prendreavec Natalie. Elle est trop sensible, Sacha ; etpuis trop sérieuse. Elle ne sait pas amuser lesgens. Mais moi, je suis gaie. J’adore voir des vi-sages heureux autour de moi, et je m’entends àmerveille à dérider même les faces les plus mo-roses… Vous verrez comme je métamorphose-rai Natalie !

La baronne soupira :

— Dieu t’entende, ma bonne petite !

— Et puis, quand j’aurai bien réussi à ga-gner sa confiance et son affection, je lui per-suaderai de mettre Sacha en pension. Nous luichoisirons un excellent pensionnat, où elle se-

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ra très bien, et où elle restera jusqu’à sa majo-rité. Alors, elle en sortira pour épouser Pierre.

— Pierre !

— Eh ! oui, ma tante ! Ce serait trop dom-mage, vraiment, s’ils ne finissaient pas leursjours ensemble, ces deux-là. Grâce à moi, ilsse marieront et tout sera pour le mieux ! Vousvoyez, ma tante, que ce n’est pas seulementmon bonheur, mais encore celui des autres queje veux, en épousant Féodore…

— En effet, ma bonne petite. Tes intentionssont excellentes. Tu ne manques certes pasd’esprit d’initiative, et si tu as de la persévé-rance… Qui sait ? Essaie toujours. Peut-êtreréussiras-tu.

— Sans doute, ma tante, je réussirai, affir-ma Olga avec suffisance. Je n’ai jamais rien en-trepris qui ne m’ait réussi !

« Peut-être est-ce la Providence qui l’envoiechez les Strélitzky ? » pensait la baronne.

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Et tout haut :

— C’est bien, Olga. Je parlerai à ta mère.

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CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME

JOIE ET COLÈRE DE NATALIE

Dans la soirée de ce même jour, le comteFéodore annonça à Natalie et aux jumeaux sesfiançailles avec Olga. Il savait que cette nou-velle serait accueillie avec joie par sa sœur,avec dépit par ses frères. Mais il était loin desoupçonner qu’Ocipe oserait, en sa présence,donner libre cours à sa colère. Ce fut pourtantce qui arriva. Furieux de voir se réaliser cequ’il redoutait par-dessus tout, et oublieux durespect qu’il devait à son aîné, l’adolescent,avec une véhémence passionnée, cria son dé-pit, conjurant Féodore de ne point introduiredans la famille – jusqu’alors si unie – des Stré-litzky, la créature astucieuse qu’était Olga Yer-moloff.

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— Non, Féodore, ce n’est pas possible !…Toi ! – Il fallait entendre son accent en pronon-çant ce toi : toute l’admiration des Strélitzkypour leur aîné éclatait dans ce mot – toi, épou-ser une Olga Yermoloff ! Non ! non ! Elle n’estpas une femme pour toi ! Tu ne la connais pas.Elle a un esprit infernal, une ruse démoniaque.Elle troublera notre paix à tous… Crois-moi,elle ne mérite pas d’être ta femme. Elle net’aime pas, elle n’aime que ton argent ! Quandelle portera ton nom, elle se moquera de toi, etelle te trompera !

Jamais pareil scandale ne s’était produitchez les Strélitzky, où le comte Féodore jouis-sait d’une autorité incontestée. Personne ne sepermettait jamais de juger ses actes, encoremoins de les blâmer. Pour qu’Ocipe se laissâtaller à pareille intempérance de langage, il fal-lait vraiment que le dépit lui fît perdre la rai-son.

Natalie, très pâle, regardait Féodore, avecl’appréhension de le voir, dans une juste co-

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lère, fondre sur cet insensé. Wolodia aussitremblait pour son jumeau. Mais le comte Féo-dore conservait tout son calme. Debout, ap-puyé à la cheminée, il souriait, dédaigneux, et,quand il parla, ce fut sur le ton de l’ironie :

— Je te suis très reconnaissant de ta solli-citude, mon cher Ocipe. J’aurais dû sans doutete demander conseil avant d’agir. Malheureu-sement, il est trop tard à cette heure…

— Non, non, Féodore, il n’est pas trop tardencore, si tu le veux ! glapit Ocipe, qui ne com-prenait rien à l’ironie, et qui déjà sentait l’espé-rance renaître en son cœur. Je connais Olga ;une rupture avec elle est chose facile, et si tuveux bien me laisser faire…

Mais Strélitzky, changeant brusquement deton et d’attitude :

— En voilà assez ! Je suis trop bon d’écou-ter tes radotages. J’épouserai Olga, et toi, tuvas me faire le plaisir…

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Et, comme toujours quand il prononçait cesmots « tu vas me faire le plaisir », sa voix avaitun accent à la fois sarcastique et impérieux fortdésagréable.

— Tu vas me faire le plaisir, si tu ne peuxchanger tes sentiments pour elle, d’en feindrede plus convenables.

Menaçant, il regardait le jumeau. Ses longsyeux laissaient filtrer un regard mauvais.Ocipe, qui connaissait son aîné, avait jugé pru-dent de ne pas insister. Le visage tordu dansune grimace de rage impuissante, dompté maisnon vaincu, il s’était laissé emmener par Wolo-dia.

Restée seule avec son frère, Natalie s’étaitempressée de lui renouveler ses félicitations.

— Mon cher Féodore, si tu savais combienton choix me rend heureuse ! Cette petite Olga,la fille de Wassia ! Comme je vais l’aimer !

Elle était sincère ; son visage rayonnait d’al-légresse. Elle reportait maintenant sur Olga les

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sentiments qu’elle avait naguère éprouvéspour Wassili Yermoloff.

— Oui, je suis bien heureuse ! continua-t-elle. Je dirais même trop heureuse, si…

— Si ?

Le regard de Féodore l’interrogeait.

— S’il n’y avait pas cette ombre au tableau :l’amitié d’Olga pour Sacha… confessa-t-elle àvoix basse.

— À propos de Sacha, dit Féodore, sans re-lever sa remarque, j’ai quelque chose de fortcurieux à t’apprendre.

Natalie redressa la tête et le regarda avecanxiété.

— Tu connais l’originalité de notre voisinPierre Kamensky ? reprit le comte, un sourireironique sur les lèvres. À Aloupka, tout lemonde le tient pour un détraqué. Il ne se passepas de jour sans qu’il ne se livre à quelque ex-centricité. Mais sa dernière extravagance dé-

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passe toutes les autres. Juges-en : il m’a de-mandé la main de Sacha.

— La main de Sacha ! répéta Natalie.

De pâle qu’il était, son visage était devenud’un gris de cendre. Le comte Féodore affectaitde ne pas la regarder. Il savait ce qui se passaiten elle, et il la plaignait ; de tout temps, elleavait été jalouse de Sacha. D’abord, elle luiavait envié l’affection maladivement passion-née que Dora Andréievna avait témoignée àla fille d’Alexandre Strélitzky. Plus tard, ellel’avait jalousée pour sa santé, pour sa beauté,pour tout ce dont elle-même était privée. Etmaintenant, elle lui enviait l’amour de Kamens-ky.

Féodore eût donné beaucoup pour pouvoirlui cacher la demande de Pierre ; mais il de-vinait que, par les Yermoloff, elle lui revien-drait tôt ou tard aux oreilles, et il ne voulait pasque Natalie l’apprît d’une autre bouche que lasienne.

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— Ainsi, dit-elle, et sa voix était comme bri-sée, elle aurait pu devenir la femme de Ka-mensky ?

— Tu penses bien que les Rumine et les Ka-mensky eussent fait l’impossible pour s’oppo-ser à ce mariage. C’est du reste uniquement àles scandaliser qu’il visait.

Féodore déguisait sa pensée. Il n’avait soinque de ménager Natalie, en lui laissant croirequ’un noble eût jugé indigne de soi d’épouserSacha. En réalité, le comte eût ressenti commeoffense la moindre objection soulevée par lesRumine ou par les Kamensky au mariage dePierre avec la fille d’Alexandre et de Marie. Sice mariage ne devait point se faire, c’est quelui, Féodore, et nul autre que lui, y faisait op-position.

— Et Sacha… sait-elle ? reprit Natalie.

Une nouvelle angoisse se lisait sur le visagede Natalie. Et, de nouveau, Féodore comprit eteut pitié.

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— Sacha ne sait rien, répondit-il. Mais il estbon de prendre certaines mesures pour qu’ellene puisse communiquer avec ce jeune Ka-mensky. C’est à ce sujet que j’ai à te parler, Na-talie. J’ai déjà pris quelques dispositions.

En effet, aussitôt après la démarche de labaronne Tchernadieff, il avait pris les mesuresnécessaires pour empêcher toute communica-tion entre Sacha et Pierre. Sacha avait été miseaux arrêts dans sa chambre et placée sous unesurveillance rigoureuse. Et les gens des Stré-litzky avaient reçu l’ordre de porter directe-ment au comte Féodore tout message qui pour-rait leur être remis pour elle.

Natalie approuva tout. Elle était étrange-ment pâle et, dans son visage amaigri, ses yeuxbrillaient de fièvre. Féodore la reconduisit chezelle et elle déclara qu’elle allait se coucher toutde suite. Mais, lorsqu’il l’eut quittée, au lieud’appeler ses femmes pour faire sa toilette denuit, elle resta longtemps effondrée dans unfauteuil, à sonder l’horreur de cette chose

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monstrueuse qui eût pu devenir une réalité :Sacha épousant Kamensky et prenant rangdans la plus haute société…

La rage étouffait Natalie à cette pensée. Sesinstincts féroces se réveillaient tumultueuse-ment.

Elle eût voulu faire souffrir Sacha physique-ment et moralement, lui infliger le traitementle plus cruel et le plus ignominieux, pour lapunir de l’honneur que lui avait fait Kamens-ky en demandant sa main. Si elle l’eût osé,elle l’eût fait à l’instant même fouetter sousses yeux, comme la dernière des serves, et elleeût goûté à ce spectacle un apaisement singu-lier. Ah ! si elle eût été dans ses terres, libred’agir à sa guise !… Mais elle était à Aloupka.Et elle n’oubliait pas que Féodore, à leur arri-vée, l’avait prévenue que, la sentimentalité yétant à la mode, on y avait de ridicules préven-tions contre les châtiments corporels et qu’ilconvenait de se conformer aux usages de l’en-droit aussi longtemps qu’on y résiderait.

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Par bonheur, ce séjour touchait à sa fin. En-core un peu de patience, et, les Strélitzky réins-tallés dans leurs terres, elle y retrouverait en-fin sa liberté d’action. Alors, Sacha serait à samerci…

Un peu calmée par cette perspective, Na-talie se décida enfin à sonner ses femmes.Quelques instants plus tard, elle était au lit.Mais elle ne dormit point cette nuit-là.

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CHAPITRE VINGT-SIXIÈME

PIERRE ÉCRIT À SACHA

Le lendemain, Pierre eut avec la baronneTchernadieff et Olga un long entretien, à lasuite duquel il écrivit à Sacha la lettre sui-vante :

« Ma chère petite Sacha,

» Cette lettre est une lettre d’adieux. Jequitte Aloupka mercredi. J’accompagne les Ru-mine à Saint-Pétersbourg.

» Il m’est dur de partir sans te revoir, Sa-cha ; mais notre séparation ne sera pas delongue durée, j’espère ; et, s’il plaît à Dieu,quand nous serons réunis, ce sera pour tou-jours !

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» Sacha, ma petite compagne d’enfance, toiqui as été pour moi plus tendre, plus affec-tueuse mille fois que mes propres sœurs, veux-tu devenir la compagne fidèle de mes jours ?Veux-tu marcher dans la vie, ta petite maindans la mienne ?

» Combien de fois m’as-tu dit que ma pré-sence t’était douce et précieuse… C’est seule-ment aujourd’hui – aujourd’hui que je ne t’aiplus ! – que je réalise combien la tienne m’étaitbienfaisante. Ta voix si douce, tes yeux si ai-mants, tes traits si chers, comme tout cela vame manquer. Sacha, je n’ose pas y penser !Pour reprendre courage, il faut que je me ré-pète à haute voix ce qu’Olga Yermoloff m’a criéaux oreilles plus de cent fois : que je te re-trouverai, dans quelques années, toi qui m’es siprécieuse, et qu’alors tu ne me quitteras plus !

» Olga voulait m’obliger à partir sanst’écrire. Elle se serait chargée, disait-elle, detout t’apprendre. Je veux bien lui laisser le soinde te raconter en détail les derniers événe-

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ments, mais il y a des choses que toi seule doisentendre, ma douce petite Sacha, des chosesque je ne saurais lui confier, à elle, pour qu’ellete les répète, de peur qu’elle ne les tourne enridicule.

» Dans quelques semaines, comme tu lesais, Olga sera la femme de Féodore, ta belle-sœur, Sacha ! Je crois qu’elle est sincère quandelle dit qu’elle te veut du bien. Elle m’a promisde te protéger et de te défendre contre lesStrélitzky. Mais, heureusement, tu n’auras pluslongtemps à les supporter.

» Olga, Féodore et Natalie iront, paraît-il,passer l’hiver dans le Midi de la France. Lesméchants jumeaux seront laissés en Russie, àla campagne. Et toi, par les soins d’Olga, tu se-ras mise en pension. Olga vient de m’annoncercela tout à l’heure.

» Je ne peux pas assez te dire, Sacha, com-bien je suis heureux de cet arrangement, etquel soulagement ce sera pour moi de te savoir

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enfin dans un milieu sympathique, où tu pour-ras te développer dans les choses du cœurcomme dans celles de l’esprit jusqu’au jour oùje viendrai, petite Sacha, te chercher pour teconduire chez moi.

» Jusque-là, tu auras de mes nouvelles parOlga, comme aussi, par elle, je recevrai destiennes. Elle m’a proposé de favoriser une cor-respondance entre toi et moi, à l’insu des Stré-litzky, quand elle sera ta belle-sœur. J’ai natu-rellement refusé. Je ne veux pas m’habituer –et surtout t’habituer, toi ! – à user de détours.Le jour viendra où nous serons réunis, sansqu’ils puissent nous séparer. Pourquoi lestromper jusque-là ?

» Il est regrettable qu’Olga, à côté de tantde brillantes qualités, ait de si détestables dis-positions pour le mal. Malgré toute la bien-veillance qu’elle m’a témoignée, je suis sorti ré-volté de mon entretien avec elle. Ne voulait-elle pas me démontrer que la ruse est unepreuve d’intelligence ? J’ai essayé de la re-

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mettre à sa place. Mais, avec elle, on n’a jamaisle dernier mot.

» Je te prie, Sacha, si jamais elle essaie dete gagner à ses idées, qui sont détestables, dene pas la croire. Le mal est le mal ; et si nousy succombons, rien ne saurait justifier notrechute. Le but peut être excellent. Si les moyenssont mauvais, le tout appartient à Satan.

» Pour ma part, j’aimerais mieux que tusouffres l’oppression la plus dure plutôt que dete voir chercher à t’y soustraire par des voiestortueuses. Il n’y a qu’une bonne voie : c’est lavoie droite. Et tous ceux qui s’en écartent sontsur le chemin de l’Enfer.

» Et quant aux idées d’Olga sur la beauté,je ne les partage pas du tout. Si tu veux meplaire, Sacha, résiste avec énergie aux tenta-tives qu’elle pourrait faire pour te transformer,pour te donner le goût de la toilette, de la pa-rure et des plaisirs mondains.

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» Pour moi, il n’y a qu’une seule beauté quivaille : c’est la beauté de l’âme, et elle se reflètesur le visage. Si tu veux être belle selon mondésir, cultive dans ton cœur de nobles senti-ments : tout le reste n’est que vanité.

» Et maintenant, il faut que je te quitte, Sa-cha, ma douce petite amie. Sois forte et soiscourageuse. Quoi qu’il arrive pendant notre sé-paration, supporte-le avec patience, en son-geant au temps heureux où nous serons réunis.

» Adieu, Sacha ! Je t’aime et j’ai confianceen toi.

» PIERRE »

Cette lettre écrite, Pierre la remit à son va-let de chambre, le vieil Afram, afin qu’il la fîtparvenir secrètement à Sacha. Ceci se passaitdans la journée du lundi, avant-veille du départde Pierre.

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CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME

PIERRE REÇOIT UNE LETTRE DUCOMTE

Le jour suivant, Pierre était occupé à mettrede l’ordre dans ses affaires en vue de son dé-part, lorsque le vieil Afram entra, une lettre àla main :

— C’est de la part du comte Strélitzky,Pierre Nicolaïévitch.

Une lettre du comte Strélitzky ! Pierre sesentit pâlir. Que pouvait avoir à lui dire le frèrede Sacha ? Fébrilement, il décacheta le pli etlut ce qui suit, écrit en français :

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» Je me suis fait un devoir de lire la lettreque vous avez tenté de faire parvenir secrè-tement à Alexandra Alexandrovna, et qui esttombée entre mes mains. J’ai appris ainsi :

» que vous avez conservé l’espoir de l’épou-ser dans quelques années ;

» que vous avez réussi à intéresser ma fian-cée à vos projets, et que vous comptez sur sonaide pour les réaliser.

» Je ne saurais tolérer cela, et je vous prie,Monsieur Kamensky, de bien vouloir noter :

» qu’Alexandra Alexandrovna ne sera ja-mais à vous ; car, étant de condition servile,elle aura, toute sa vie, besoin de mon consen-tement pour vous épouser. Or, je ne lui donne-rai jamais ce consentement ;

» que je vous interdis absolument de cor-respondre avec Olga Wassilievna, quand ellesera ma femme.

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« Monsieur Pierre Kamensky,

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» Dans le cas où vous ne respecteriez pasmes volontés, je vous préviens que je prendraicertaines mesures qui en assureront l’exécu-tion, en dépit de votre résistance. Mais jecompte que vous serez assez raisonnable pourne point me mettre dans cette nécessité.

» Je suis, Monsieur, votre serviteur,

» Comte F.-S. STRÉLITZKY

» N.-B. Veuillez porter votre attention surce fait que nous sommes seuls, vous et moi,à connaître la vraie condition d’AlexandraAlexandrovna et que toute divulgation de cesecret ne pourrait que lui causer le plus grandtort. »

Pierre restait là, hébété. On eût dit qu’ilavait reçu un coup de massue. Les mots « étantde condition servile » soulignés par le comte,dansaient devant ses yeux. Il lui fallut un mo-ment avant d’en saisir le sens et d’en réaliser

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l’horrible signification. Alors, il se mit à trem-bler, comme en proie à un accès de fièvre.

Sacha, de condition servile ! c’est-à-direperdue pour lui. Et, non seulement perdue pourlui, mais à la merci des Strélitzky toute sa vie,jusqu’à sa mort ! Avec une effroyable lucidité,Pierre se remémorait tout ce qu’il savait dela méchanceté des Strélitzky. Tous les détailsde leur vie privée lui revenaient à la mémoire,tumultueusement. Il pensait à Natalie, à cettefemme, qu’on disait moribonde et qu’il jugeaitplus perverse que malade. Elle prenait plaisir àfaire fustiger ses gens, il le savait. Elle détes-tait Sacha. Sans cesse, elle se plaisait à l’hu-milier, en la menaçant du fouet. Elle s’en te-nait, du reste, à la menace, sans passer à l’exé-cution. Sans doute, respectait-elle encore enelle une Strélitzky. Mais lorsqu’elle connaîtraitsa vraie condition, observerait-elle les mêmesménagements ? À savoir Sacha à la merci decette femme féroce, pour qui la souffrance des

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autres était une jouissance, Pierre se sentaitdevenir fou.

Non, non, cela ne pouvait pas être ! Cela nedevait pas être. Sacha, Dieu merci, avait en-core des amis, des défenseurs, qui sauraientempêcher cette abomination. Tout de suite, lapensée de Pierre alla à la baronne Tcherna-dieff. Elle s’était montrée bonne pour lui etcompatissante à la misère de Sacha. Et elleétait estimée des Strélitzky. Si quelqu’un pou-vait efficacement servir les intérêts de Sacha,c’était elle.

Sans se donner le temps de réfléchir, Pierrecourut jusque chez les Yermoloff et demanda àvoir la baronne. Elle était occupée à sa corres-pondance et avait défendu qu’on la dérangeât.Mais Pierre insista tant et si bien qu’il réussit àse faire introduire immédiatement.

À sa vue, la baronne poussa une exclama-tion. Le visage du jeune homme était contracté

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par l’émotion, et il était tout haletant encore desa course précipitée :

— Ah, Pierre Nicolaïévitch ! dit-elle, quevous est-il arrivé ?

— Baronne… Sacha…

Il était incapable d’en dire davantage. Maisil présentait à la vieille dame une lettre ouverte– celle de Strélitzky – et, du geste, il l’invitait àen prendre connaissance. Puis il s’effondra surune chaise et cacha son visage dans ses mains.

La baronne avait mis ses lunettes et com-mençait sa lecture… Tout à coup, Pierre l’en-tendit qui poussait une exclamation. Elle avaitjeté la lettre à terre, et elle se levait en proie àune vive émotion :

— Comment ? Comment ?… Sacha, decondition servile ? Ah ! par exemple, c’est unpeu fort, ça !… Pierre Nicolaïévitch, mon en-fant, n’allez pas prendre cette lettre au tra-gique. Il y a malentendu.

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Pierre avait relevé la tête :

— Il y a malentendu ? Ah ! baronne, si jepouvais croire…

— Oui, il n’est pas possible que Sachasoit… ce que dit le comte Féodore. Dora An-dréievna (Mme Strélitzky) m’a donné autrefoisà ce sujet des assurances formelles.

— Mme Strélitzky vous a donné des assu-rances, à vous, baronne ?

— Oui. Un jour – je m’en souviens parfai-tement – elle me déclara avoir pris toutes lesmesures nécessaires pour assurer à cette petiteles mêmes droits qu’à ses propres enfants.

— Ah ! baronne, soyez bénie pour cettebonne nouvelle !

Et Pierre, le visage transfiguré, se précipi-tait aux pieds de la vieille dame, lui saisissaitles mains et les baisait avec transport. La ba-ronne se dégagea en riant :

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— Je vous dis qu’il y a malentendu, et jevais m’en expliquer sur-le-champ avec lecomte Féodore. Faites-moi le plaisir de sonner,mon enfant. Merci… Et surtout, ne vous faitespas de soucis. – Ivan, qu’on attelle tout de suitema voiture ! commanda-t-elle au serviteur quiparaissait.

Et, lorsque le cocher se fut retiré :

— En quittant le comte, où vous trouverai-je ? Ici ? interrogea-t-elle.

— J’habite la maison voisine de celle desStrélitzky. Si vous daignez passer chez moi…

— Entendu.

— Ah ! baronne, comment vous remercier ?

Et, derechef, il couvrait de baisers les mainsde la vieille dame. Elle le poussa doucementvers la porte :

— Vous me remercierez après. À tout àl’heure, Pierre Nicolaïévitch. Et surtout, nevous faites pas de soucis.

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Qu’il ne se fît pas de soucis ! Non, certes,il ne songeait plus à s’en faire. Il avait pleineconfiance en la baronne.

« Mme Strélitzky lui a donné des assurancesformelles, se répétait-il en regagnant son do-micile. Rien ne peut empêcher que, dansquelques années, Sacha ne soit ma femme. »

Et la révélation du comte Féodore lui sem-blait maintenant une ingénieuse invention deStrélitzky pour le séparer de Sacha.

Il rentra chez lui et attendit la baronne avecimpatience. Une longue heure s’écoula, puisune autre, qui lui parut plus longue encore. Ilétait à bout de patience lorsqu’il la vit enfinparaître. Vivement, il s’élança au-devant d’elle.Mais, devant l’air morne de la vieille dame,toute sa joyeuse confiance l’abandonna :

— Eh bien baronne ? questionna-t-il, lavoix tremblante.

— Eh bien ! mon enfant, ce ne sont pas debonnes nouvelles que je vous apporte.

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— Ah ! fit-il, le cœur étreint d’une angoissemortelle.

— Je suis désolée de vous avoir donné defausses espérances, Pierre Nicolaïévitch. Maisce que vous a écrit le comte est malheureuse-ment vrai.

— Mais ces assurances… ces assurancesque vous disiez avoir reçues de Mme Strélitz-ky ? s’écria-t-il, se cramponnant à ce dernierespoir.

— Hélas ! mon pauvre enfant, Mme Strélitz-ky, comme tout le monde, s’illusionnait sur lavraie condition de Sacha.

— Elle s’illusionnait ?… Qui dit cela ?

— Le comte Féodore. Il m’a tout expliqué.

— Et vous le croyez ? Ah ! baronne, est-ilpossible que vous ajoutiez plus de foi à ses pa-roles qu’au témoignage sacré de sa mère ?

— Pierre Nicolaïévitch, le comte m’a donnédes détails qui ne me permettent pas de mettre

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en doute ce qu’il dit. Je savais que c’était luiqui s’était chargé de l’adoption de Sacha, carc’est d’une adoption qu’il s’agissait. Or, il vientde m’apprendre que cette adoption, désirée parsa mère et à laquelle il l’a laissée croire, étaitirréalisable, et qu’il s’est borné à réclamer Sa-cha, fille de leur serve, comme leur sujette.

— Ainsi, il a trompé sa mère. Le misérable !

— Pierre Nicolaïévitch, ne soyez pas siprompt à lui jeter la pierre. Si vous saviezcomme moi dans quelles circonstances il agis-sait, vous jugeriez son attitude non seulementexcusable, mais admirable.

Pierre voulut l’interrompre, mais la baronnereprit :

— Sachez que Mme Strélitzky était souf-frante au moment de la mort d’AlexandreAlexandrovitch. Elle donnait déjà des signesdu mal qui devait l’emporter. Entre nous soitdit, c’est d’une maladie mentale qu’elle estmorte. Le comte Féodore, qui a toujours été un

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fils plein d’égards, craignait d’aggraver son étaten la contrariant. Vous voyez que son men-songe est de ceux que l’humanité commande.

Pierre frémissait d’indignation, mais il s’ef-forçait de rester calme.

— Je ne discuterai pas avec vous là-dessus,baronne. Il m’est bien égal, croyez-le, que Sa-cha ait été ou non adoptée par les Strélitzky.Ce qui m’importe, c’est qu’elle soit libre. Puis-qu’elle ne l’est pas, le comte Féodore n’aqu’une chose à faire : l’émanciper ! Il réaliseraainsi le vœu de sa mère, et il nous donneraune preuve de cette humanité qu’il se targue deposséder à un si haut degré.

— Ah ! Pierre Nicolaïévitch, c’est ce que j’aiessayé d’obtenir de lui. Oui. Je me suis donnémille peines pour lui persuader qu’il devaitquelque compensation à cette enfant pour letort qu’il lui a fait en l’habituant à une exis-tence de luxe, à laquelle elle n’a aucun droit.Mais le comte ne veut pas admettre cela. Il

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prétend qu’il s’est montré généreux au delàmême de son devoir, et qu’il n’est tenu à au-cune réparation. D’autre part, il est convaincuque Sacha ne saurait faire un bon usage de saliberté.

— Je comprends ! fit Pierre, amèrement.Libre, elle deviendrait ma femme. Et c’est cequ’il veut empêcher à tout prix. Eh bien ! ba-ronne, dites-lui de ma part que, s’il émancipeSacha, je renonce à l’épouser. Oui, je suis prêtà ce sacrifice, si douloureux soit-il, pour obte-nir la liberté de celle que j’aime.

— Pierre Nicolaïévitch, j’ai dit… oui,connaissant votre bon cœur, j’ai, de monpropre mouvement, proposé la chose aucomte.

— Et il a…

— Refusé, hélas ! oui.

— Le misérable !…

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En prononçant cette exclamation, Pierreavait eu un geste de menace vers la maison desStrélitzky.

— Calmez-vous, Pierre Nicolaïévitch !s’écria la baronne effrayée. Je ne vous ai pastout dit encore. Dieu merci, la situation n’estpas désespérée. J’ai réussi à m’arranger avec lecomte. Le sort de Sacha, mon enfant, dépendde vous.

— Le sort de Sacha dépend de moi ?– Pierre était très agité – Que signifie cela ? Jene comprends plus. Est-ce un marché qu’on mepropose ? Qu’exige de moi le comte Féodore ?

— Il exige que vous vous désintéressiezcomplètement d’elle, et que vous fassiez ensorte que l’on n’entende plus parler de vouschez les Strélitzky.

— Ah !… Et, à ce prix, qu’accordera-t-il àSacha ? La liberté ?

— À ce prix, Pierre Nicolaïévitch, il s’en-gage à garder le silence sur sa condition.

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— Sans plus ? fit Pierre, glacial.

— Mais, songez donc, reprit la baronne,que de cette manière, Sacha continuera à pas-ser aux yeux de tous pour une Strélitzky. Quelsort plus enviable pourrait-elle espérer ?

Pierre répondit sur un ton de colèreconcentrée :

— Et si je refuse, qu’arrivera-t-il ?

— Comment, si vous refusez ?

— Oui, si je refuse de me désintéresser deSacha ?

— Mais, mon enfant, vous ne pouvez pascontinuer à vous intéresser à elle, du momentque vous savez qu’elle dépend des Strélitzky etque vous ne pourrez jamais l’épouser.

— Baronne, j’ai l’honneur de vous deman-der ce qu’il arrivera si je refuse ? insista Pierre,froidement.

— Par pitié pour Sacha, vous ne pouvez pasfaire cela, Pierre Nicolaïévitch !

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— Par pitié pour Sacha ? Ce serait donc surelle que se vengerait le comte ?

— Ah ! Pierre Nicolaïévitch, le comte a lecœur trop haut placé pour songer à la ven-geance. Mais, se voyant menacé, il prendraitdes mesures contre vous ; et ces mesures, mal-heureusement, atteindraient Sacha.

— Je ne comprends pas comment des me-sures, prises contre moi, pourraient atteindreSacha ?

— Je vais vous expliquer. C’est votre lettrequi est cause de tout. Ah ! malheureux enfant,quelle fâcheuse idée vous avez eue de l’écrire !

Pierre s’indigna :

— Je ne pouvais pourtant pas partir sanslaisser à Sacha un mot d’espoir et d’adieu.

— Olga se serait chargée de lui transmettrevos messages. Mais écrire ainsi vos projetsd’avenir ! Vous compromettre de la sorte ! etnon seulement vous, mais encore ma petite-

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nièce, la propre fiancée du comte ! Quelle im-prudence ! Dieu merci, Strélitzky est assez rai-sonnable pour ne pas en vouloir à Olga des’être laissée gagner à votre cause. C’est contrevous qu’il est irrité. Pour détruire l’influenceque vous avez prise sur elle et qu’il juge me-naçante pour son bonheur, il est prêt à lui ra-conter toute l’histoire de Sacha. Il est persuadéque ces révélations détacheront de vous mapetite-nièce, et qu’elle n’aura plus aucune en-vie de servir vos intérêts et ceux de votre amie,après les avoir entendues. Malheureusement, ilconsidère qu’il ne peut taire à sa sœur et à sesfrères ce qu’il aura confié à sa femme, et le se-cret de Sacha, divulgué, entraînerait pour elleles plus funestes conséquences. Il est très re-grettable que cette enfant n’ait su se faire aimerni de Natalie ni des jumeaux ! conclut la ba-ronne en soupirant. Le comte Féodore ne m’apas caché qu’elle n’avait aucun ménagement àattendre d’eux, lorsqu’ils ne verraient plus enelle une sœur adoptive.

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— Il vous a dit cela, cet homme abomi-nable ? Et vous avez pu l’écouter, sans frémird’horreur et d’indignation, sans éprouver le be-soin de lui cracher votre mépris à la face ? Ba-ronne, j’admire votre sang-froid !

— Ah ! Pierre Nicolaïévitch, croyez bienque chacune de ses paroles me faisait saignerle cœur. Mais que voulez-vous qu’il fasse pourse défendre contre vous ? Il n’a, hélas ! que cemoyen.

— Dieu me pardonne si je vous fais tort, ba-ronne, mais je crois que vous plaidez sa cause.

La baronne eut un geste d’apaisement :

— Non, Pierre Nicolaïévitch, je ne plaidepas sa cause. Mais je le comprends et je tâchede vous le faire comprendre. Concevez sa dou-leur à la lecture de votre lettre. Il apprend quesa fiancée, celle qui va devenir la compagne desa vie, s’apprête à lutter contre lui, à votre ins-tigation. À ses yeux, la paix du foyer est la pre-mière condition du bonheur, et c’est cette paix

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qui, par vous, est menacée. Certes, il n’a contreSacha ni haine, ni ressentiment ; il m’a, à plu-sieurs reprises, assuré de ses bonnes disposi-tions à son égard… Mais il n’hésitera pas à sa-crifier Sacha, si la paix de son foyer l’exige.

Pierre répondit avec amertume :

— J’envie ce Strélitzky d’avoir trouvé envous un si habile avocat. Ainsi, c’est lui, à vosyeux, qui est l’homme raisonnable. Et moi ?…

— Vous, Pierre Nicolaïévitch, vous êtesl’amoureux qui doit se sacrifier… se sacrifier,c’est-à-dire disparaître. Vous assurerez ainsi lebonheur de Sacha, dans la mesure de vosforces.

Un air de résolution subite se dessina sur levisage de Pierre :

— Eh bien, non ! baronne, je ne disparaîtraipas ! Je ne me sacrifierai pas !… du moins pasà la façon dont vous l’entendez. Je ne feraipas ce plaisir au comte Féodore. Ah ! il s’ima-ginait que ses menaces allaient m’épouvanter,

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il croyait que je me laisserais lier, bâillonner,réduire au silence, à l’impuissance ! Eh bien,non ! Vous pouvez lui dire, baronne, que jerefuse de me soumettre à ses exigences. Etmieux encore, que je réponds à ses menacespar d’autres menaces…

Ces paroles véhémentes effrayèrent la ba-ronne :

— Par des menaces ? Que signifie cela,Pierre Nicolaïévitch ?

— Cela signifie, baronne, que, tout àl’heure, c’était le comte qui exigeait que je dis-paraisse, si je ne voulais pas exposer Sacha àun redoublement de rigueurs ; et que mainte-nant, c’est moi qui exige qu’il me donne, dansles vingt-quatre heures, l’assurance que Sachasera émancipée, s’il ne veut pas se voir dénon-cé à l’Empereur !

— Le comte Féodore… dénoncé… à… l’Em-pereur ? répéta lentement la baronne, commesi le simple énoncé de cette phrase eût dû en

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faire éclater aux yeux de Pierre l’évidente ab-surdité.

— Oui, baronne, dénoncé à l’Empereur. Jeraconterai à Sa Majesté l’histoire de Sacha,non point telle que le comte la racontera à Ol-ga, mais telle qu’elle a été vécue. Et, quandil m’aura entendu, l’Empereur ne tolérera pasque Sacha reste une minute de plus à la mercides Strélitzky.

— Ah ! Pierre Nicolaïévitch ! Malheureuxenfant !

Pierre s’exaltait :

— Je lui ferai connaître ces gens féroces !Je lui décrirai la perversité raffinée de NatalieSerguievna, de cette femme cruelle, qui trouveson plaisir dans la souffrance d’autrui. Je dé-masquerai la férocité cachée, mais plus redou-table encore, du comte Féodore, de cet hommesi correct dans son langage et dans ses ma-nières, et qui n’hésite pas à se servir de laperversion de sa sœur pour satisfaire ses ven-

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geances. Je lui dépeindrai les souffrances, lelong martyre de Sacha entre ces deux êtres quila détestent !

— Pierre Nicolaïévitch, pour l’amour deDieu, calmez-vous ! Un tel rapport, malheu-reux enfant, se retournerait contre vous. Nele comprenez-vous pas ? Aller vous attaqueraux Strélitzky, à une famille aussi respectée !Mais c’est de la folie ! N’allez pas vous compro-mettre de la sorte, je vous en conjure, PierreNicolaïévitch.

Mais Pierre ne voulait rien entendre :

— J’ai confiance dans la justice de l’Empe-reur.

— Mais l’Empereur ne vous croira pas. Ilcomprendra que c’est la passion qui vouségare, la colère qui vous emporte, et que vousne voyez pas les choses comme elles sont. Car,Pierre Nicolaïévitch, les Strélitzky ne sont pasles gens féroces pour qui vous les prenez. Ils

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ont eu pour Sacha toutes les bontés, tous lesménagements possibles…

— Baronne !

— Oui… Interrogez-la, votre amie. Vousverrez qu’elle ignore tout de son origine, del’odieuse conduite de ses parents à l’égard desStrélitzky. Par pitié pour elle, ils ont gardé lesilence sur le passé. C’est beau, cela, conve-nez-en, Pierre Nicolaïévitch. Sacha est malheu-reuse chez eux, dites-vous. Mais êtes-vous sûrque ce soit par leur faute ? Êtes-vous sûr quecette enfant ne soit pas marquée pour le mal-heur par une volonté supérieure à la leur ? Oui,Pierre Nicolaïévitch, cette conviction s’imposeà moi de plus en plus forte, que c’est DieuLui-même qui, dans Sa justice inexorable, faitexpier à Sacha les crimes de ses parents.Alexandre Alexandrovitch et sa maîtresse ontété de grands coupables. Personne ne le peutnier. Ils ont transgressé les lois divines et leslois humaines. La main justicière de Dieus’abat maintenant sur leur fille, sur l’enfant du

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péché. C’est terrible ! Mais qui oserait dire quece n’est pas juste ? Et vous, qui êtes chrétien,Pierre Nicolaïévitch, vous devez voir dans cetacharnement…

— Baronne ! interrompit Pierre, incapablede l’écouter davantage et tout frémissant d’in-dignation. Je ne vois qu’une chose : c’est que lecomte Féodore est un homme très habile, quia su vous gagner à sa cause. Dès lors, nous nepouvons nous entendre…

Il se tenait debout devant elle dans une at-titude qui indiquait clairement qu’il considéraitl’entretien comme terminé. La baronne se le-va :

— Vous me faites beaucoup de peine, moncher enfant, dit-elle doucement, mais je n’in-sisterai pas. Je prie seulement Dieu qu’il vousfasse la grâce de vous assister dans cette heured’épreuve.

Pierre, sans répondre, la reconduisit jusqu’àsa voiture.

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CHAPITRE VINGT-HUITIÈME

SACHA SERA-T-ELLE LIBÉRÉE

À peine Pierre eut-il vu s’ébranler la voiturede la baronne Tchernadieff, qu’il remonta encourant prendre la lettre de Strélitzky pour laporter à Nicolas Rumine. Maintenant, il n’yavait plus en lui la moindre irrésolution. Il étaitfixé sur ce qu’il avait à faire. À la vérité, il igno-rait comment il devrait s’y prendre pour obte-nir une audience de l’Empereur, mais Ruminesaurait le renseigner.

Il trouva Nicolas qui donnait des ordres àses gens, au milieu d’un vestibule encombré demalles. Sans un mot, il lui tendit la lettre ducomte Féodore. Rumine la parcourut sans ma-nifester ni surprise, ni indignation. Sa lecture

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achevée, il fit signe à Pierre de le suivre dansson cabinet de travail.

Ce cabinet n’avait qu’une entrée qui s’ou-vrait sur un petit salon. Nicolas verrouilla avecsoin non seulement la porte du cabinet, maisaussi celle du salon.

— Et maintenant, causons ! dit-il. Quelssont tes plans ?

— Je compte faire appel à l’Empereur pourobtenir l’émancipation de Sacha, réponditPierre.

Il regardait Nicolas, anxieux de savoirquelle impression ces paroles allaient produiresur lui. Mais le visage volontairement ferméde Rumine ne laissait rien transparaître de sessentiments.

— Je ne te cache pas, reprit Pierre, que labaronne Tchernadieff m’a dissuadé de tentercette démarche. Elle est convaincue que je n’aiaucune chance de réussir auprès de l’Empe-reur.

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— La baronne Tchernadieff ? Tu l’as miseau courant ?

Rumine paraissait surpris. Pierre crut de-voir lui donner des explications sur le secoursqu’il avait espéré d’elle. Il lui dit l’étonnementqu’elle avait montré en lisant la lettre du comteFéodore, les espérances qu’elle lui avait don-nées, puis sa déconcertante volte-face, aprèsavoir vu Strélitzky.

— C’est ce subit changement d’attitude quim’a le plus révolté, conclut-il. Des Strélitzky,je n’attends rien d’autre qu’injustice et féroci-té ; mais la baronne m’avait paru avoir un cœurcompatissant aux faibles et aux malheureux. Etje ne peux prendre mon parti de la voir justi-fier l’odieuse conduite des Strélitzky à l’égardde Sacha, en prétextant qu’ils ne sont que lesinstruments de la volonté divine. « C’est unDieu vengeur qui frappe Sacha, dit-elle. Sonpère et sa mère ont vécu dans le péché. Ilest juste qu’ils soient punis dans leur enfant. »Elle aurait continué longtemps sur ce ton, si je

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n’avais coupé court à son sermon. J’étais révol-té. Maintenant, je mets tout mon espoir dans lajustice de l’Empereur, et je compte sur toi, Ni-colas, pour me procurer une audience…

Rumine, de la tête, fit signe que oui ; que,pour cela, on pouvait compter sur lui. Pendanttout le récit de Pierre, il n’avait pas prononcéun mot. Son air préoccupé, sa réserve étrangene laissaient pas d’inquiéter le jeune Kamens-ky. Il ne lui échappait pas que son beau-frère leregardait, à la dérobée, de l’air d’un homme quia quelque chose à dire et qui ne peut s’y déci-der. À la fin, n’y tenant plus :

— Qu’y a-t-il, Nicolas ? questionna-t-il, im-pétueusement. On dirait que tu as quelquechose sur le cœur et que tu n’oses le dire. Parle,je t’en supplie. Ne me cache rien de tes pen-sées.

— Eh bien ! puisque tu veux le savoir, ré-pondit Rumine, je crains que la baronne n’ait

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raison, et que tu n’aies aucune chance de réus-sir auprès de l’Empereur.

En entendant ces mots, Pierre sentit sonfront se mouiller d’une sueur froide.

— Je te conseille de réfléchir encore avantd’agir, continua Nicolas. Dis-toi que les Stré-litzky ont à la Cour des amis puissants, par quiils risquent d’être informés de ta démarche, etque, si tu échoues, ce sera pour eux un nou-veau grief contre Sacha.

— Si j’échoue ? Ne dis pas cela ! Pourl’amour de Dieu, ne dis pas cela, Nicolas ! Neme pousse pas au désespoir ! Ne t’y trompepas, j’ai l’air calme, mais ce n’est qu’une ap-parence. En réalité, je suis un être nouveau,étrange et effrayant ! Tout est à craindre demoi. Si je n’arrive pas à obtenir justice, j’aipeur… j’ai peur de faire quelque malheur.

— Tu penses bien que je n’aurais pas la bar-barie de te parler si franchement et de t’enle-ver ce que tu considères comme ta dernière es-

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pérance, si je n’en avais pas une autre à fairebriller à tes yeux…

Ardemment, Pierre l’interrompit :

— Une autre espérance ? Laquelle ?

— Si tu me jures de ne rien révéler de ceque je vais te dire…

— Je te le jure.

— Eh bien…

Il s’était approché de Pierre, et, tout bas, lavoix frémissante d’exaltation contenue :

— Prends patience six mois encore. Danssix mois, il n’y aura plus de serfs en Russie.

Pierre fut décontenancé :

— Plus de serfs en Russie ? Quoi, l’Émanci-pation ! L’Empereur songerait… Béni soit-il !

— L’Empereur ? Non ! Ce n’est pas l’Empe-reur que tu dois bénir ! Il est bien trop préoccu-pé de lui-même et tourmenté de remords poursonger au bonheur de ses sujets…

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— Mais qui donc ?…

— Qui donc ? Ceux qui, comme toi, déses-pérant d’obtenir justice, ont résolu de se lafaire eux-mêmes. Pierre, dans six mois, c’est laRévolution : soixante millions de Russes pro-clameront leur indépendance !

Il semblait à Pierre que la terre tremblaitsous ses pieds. Il avait le vertige. Devant lui,il voyait se dresser cette chose formidable : laRévolution.

La Révolution ! c’est-à-dire le renversementde l’ordre établi, le déchaînement des passionspopulaires, tout ce qui, d’habitude, révoltaitses instincts d’aristocrate, car il avait horreurde la foule, de la vulgarité, des excès. Mais au-dessus du fourmillement hideux qu’évoquaitd’ordinaire pour lui ce mot : révolution, il luisemblait, en ce moment, voir planer un angeaux ailes radieuses, emblème de la liberté. Et,pour la première fois, dans son âme éperdue,

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la beauté du but l’emportait sur l’horreur desmoyens.

Il se laissa choir dans un fauteuil. Il était li-vide.

— Et tu en es ?… questionna-t-il, d’unevoix à peine perceptible.

— Oui, et toi aussi. Tu ne peux pas ne pasen être. Tous ceux qui ont dans l’âme quelqueétincelle de justice nous appartiennent. On nepeut aimer la justice sans haïr la tyrannie. Etnous, nous voulons détruire la tyrannie. Tuvois bien que tu nous appartiens…

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DEUXIÈME PARTIE

CHEZ LES RUMINENADIA

CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME

LES RANCUNES DE WLADIMIRWLADIMIROVITCH

— Vous sortez, mon père ? Mais le docteurTchirikoff est auprès d’Aliocha. Tout à l’heure,il voudra vous parler, sans doute.

— Mais moi, je ne me soucie pas de l’en-tendre.

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— Cependant, mon père…

— Je n’ai que faire d’écouter ses sornettes.

Et, tournant le dos à sa fille Nadia, Wladi-mir Wladimirovitch Rumine, le père de Nico-las, une sorte d’hercule septuagénaire, s’éloi-gna en balançant sa haute taille, le pas fermeencore, malgré son grand âge.

Sa fille le regarda partir en soupirant. Elles’affligeait toujours de ce qu’elle prenait pourl’indifférence de son père vis-à-vis d’Aliocha.Pourtant, elle se trompait. Wladimir Wladimi-rovitch aimait bien son dernier-né. Mais il nepouvait, lui, si robuste, prendre son partid’avoir un fils chétif. Cela lui faisait mal devoir ce garçon toujours souffrant, comme aussid’entendre parler de son misérable état de san-té. Aussi était-ce à dessein qu’il sortait àl’heure même où le médecin était là, afin dene point avoir les oreilles rebattues de ce sujetabhorré.

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— Comme si je ne savais pas à quoi m’entenir, grommelait-il, en s’éloignant. Aliochan’arrivera pas à l’âge d’homme, c’est certain.

Et, comme toujours quand il songeait à sonfils cadet, une émotion intense le domina. Avecirritation – car, chez lui, l’émotion se muait fa-cilement en colère – il se mit à penser à sa dé-funte femme qui lui avait donné cet enfant ma-lingre, et tous les griefs qu’il avait accumuléscontre elle pendant des années lui revinrent àla mémoire, tumultueusement.

Wladimir Wladimirovitch Rumine s’étaitmarié (en 1794), à l’âge de quarante-six ans.Très jaloux de sa liberté, il se serait certesbien gardé de prendre femme, n’eût été le soucid’assurer l’avenir de sa race. Mais, comme l’asi bien dit le romain Metellus, qu’il ne se lassaitpas de citer : « Puisque la nature a voulu qu’ilfût aussi impossible de se passer de femmesque désagréable de vivre avec elles, sachonssacrifier les agréments d’une vie si courte auxintérêts de la République. »

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Changez le mot « république » en celui de« race » et vous aurez une idée de ce que pen-sait en la matière Wladimir Wladimirovitch Ru-mine.

Il avait rencontré Louise de Zwirlein dans lafamille d’un savant allemand et, tout de suite,son choix s’était porté sur elle. Elle lui parais-sait jouir d’une excellente santé et d’une ro-buste constitution, ce à quoi il tenait tout par-ticulièrement, car il s’agissait, n’est-ce pas ?qu’elle lui donnât de beaux et vigoureux en-fants. D’autre part, elle semblait posséder unefermeté de principes qui garantirait à son marila sécurité de son foyer. Enfin, sans être belle,elle était agréable, ce qui ne gâtait rien.

Mlle de Zwirlein avait vingt-deux anslorsque Wladimir Wladimirovitch demanda samain. Les conseils de ses parents la décidèrentà ce mariage qu’ils considéraient comme trèsavantageux. Elle ne se sentait pas, quant à elle,un penchant bien vif pour ce prétendant étran-ger ; toutefois, il ne lui déplaisait pas. Elle avait

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le plus grand respect de la science, et WladimirWladimirovitch, qui commençait à faire parlerde lui dans le monde savant, lui apparaissaitcomme un homme supérieur. Elle imaginaitqu’elle mènerait auprès de lui une vie paisible.Il serait son conseiller et son guide. Il l’aime-rait, selon le mot de l’apôtre, comme le Christaime son Église. Elle lui serait soumise joyeu-sement, parce qu’en toutes choses elle recon-naîtrait sa supériorité. Et ils auraient des en-fants qu’ils élèveraient dans la crainte de Dieuet dans le respect de leurs parents.

Le mariage l’avait désillusionnée bien cruel-lement !

Non seulement Wladimir Wladimirovitchn’était pas l’époux chrétien qu’elle avait rêvé,mais il ne réalisait même pas le type moyen del’homme civilisé. Ce colosse russe était une fa-çon de barbare, instruit certes, mais non pointéduqué. En tout cas, l’éducation qu’il avait re-çue, loin de refréner sa violence naturelle,n’avait pu que la développer. Maître absolu

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dans ses terres, il s’était habitué à considérerles hommes comme des esclaves. Pour une vé-tille, il rossait ses gens avec une telle énergiequ’il lui arrivait de les estropier. Une fois, sesmoujiks exaspérés s’étaient soulevés en masseet avaient tenté de l’écharper : ce jour-là, Wla-dimir Wladimirovitch l’avait échappé belle !Mais cette aventure n’avait eu pour résultatque d’endurcir encore son cœur à l’endroit decette « puante canaille ». C’est ainsi qu’il avaitcoutume d’appeler ses paysans.

Il était excessif en tout. Quand il travaillait,c’était avec une ardeur qui lui faisait passerdes jours et des nuits courbé sur des pape-rasses, sans voir personne d’autre que le servi-teur chargé de lui apporter ses repas. Quand ilétait en gaîté, rien n’arrêtait l’élan de sa grossejoie, et il exigeait que tout le monde fût àl’unisson.

Au début, sa jeune femme avait espéréprendre sur lui assez d’influence pour lui inspi-rer le désir de s’améliorer. Elle avait risqué de

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tendres reproches, de timides conseils… Avecquels rires homériques Wladimir Wladimiro-vitch avait accueilli ces remontrances ! Il avaitbien fallu qu’elle prît son parti de le subir telqu’il était. Elle s’était tue, en apparence rési-gnée, mais son silence était éloquent ; et, plusque de véhéments reproches, ce blâme muetagaçait Wladimir Wladimirovitch, de sortequ’il s’était mis à guetter les occasions de laprendre à son tour en faute, afin de lui rendredédain pour dédain.

Et, tandis que, de plus en plus, elle se rai-dissait dans son attitude d’épouse fidèle, demère dévouée, mettant tout son orgueil dansl’accomplissement scrupuleux de ses devoirs,lui, de jour en jour, se faisait plus bourru, plushostile, plus impitoyablement railleur. Ses sar-casmes navraient la pauvre femme. Qu’il nel’aimât point, hélas ! elle s’y fût résignée, maisqu’il s’évertuât à tourner en ridicule les effortsqu’elle faisait pour bien élever ses enfants, qu’il

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la rendît responsable de tous les malheurs quifondaient sur la famille, cela, c’était dur !

Le pire, c’est qu’elle sentait Wladimir Wla-dimirovitch parfaitement sincère dans les in-justes accusations qu’il portait contre elle.

Des sept enfants qu’elle lui avait donnés,deux étaient morts en bas âge ; un troisièmeavait fui la maison paternelle ; un duel avaitmis fin à la jeunesse tumultueuse d’un qua-trième ; deux fils et une fille lui restaient. Etils n’étaient pas tous bien portants, témoin cegringalet d’Alexis, leur dernier-né. De cela,Wladimir Wladimirovitch lui faisait un crime,comme il lui faisait un crime de l’aventure sur-venue à Ismaïl, leur aîné. Cet Ismaïl, un garçonrobuste, plein de vie, qui promettait de ressem-bler en tout point à son père, s’était enfui dela maison paternelle à l’âge de treize ans – ily avait dix-sept ans de cela – à la suite d’unescène où Wladimir Wladimirovitch l’avaitcruellement maltraité, et, dès lors, on n’avaitplus entendu parler de lui.

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Si M. Rumine n’avait pas eu le jugementobscurci par la passion, il eût reconnu qu’àlui seul incombait la responsabilité de ce pé-nible évènement. Ne s’était-il pas systémati-quement appliqué à donner à son fils des ha-bitudes d’insoumission en prenant son particontre sa mère, chaque fois que cette dernièretentait de lui imposer son autorité ? Si Ismaïls’était élevé à sa guise, à la faveur des dis-sentiments de ses parents ; s’il était devenu cequ’il était à treize ans – un garçon impatientde tout joug, qui, pour finir, avait insolemmenttenu tête à son père en ce jour mémorable oùleurs volontés s’étaient trouvées aux prises –la faute n’en revenait-elle pas tout entière auxcoupables tolérances de M. Rumine ?

Mais, pour rien au monde, il n’eût vouluen convenir. À l’en croire, il n’y avait, à laconduite d’Ismaïl, qu’une seule explicationpossible : c’est qu’il était le fils de l’« Étran-gère », de « cette Allemande qui n’avait ni su,ni voulu, s’habituer à sa nouvelle patrie et en

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adopter les coutumes ». L’esprit d’hostilité etde rébellion qui couvait dans l’âme de la mère,elle l’avait transmis à son premier-né. Ainsi rai-sonnait Wladimir Wladimirovitch ; et, de l’es-capade d’Ismaïl, il avait gardé à sa femme uneamère rancune.

Maximilien qui venait ensuite et sur lequelil avait reporté toute son affection, avait ététué en duel à l’âge de vingt-six ans : sa mortavait entraîné celle de Mme Rumine, frappéeen plein cœur par cette fin tragique.

C’était en Nicolas, son troisième fils, queWladimir Wladimirovitch mettait maintenanttoutes ses espérances. Il n’en avait pas tou-jours été ainsi. Longtemps, Nicolas avaitcompté pour rien aux yeux de son père. Cegarçon trop correct qui, pas plus que sa mère,ne donnait prise à la critique, déplaisait d’ins-tinct à Wladimir Wladimirovitch. Il le traitaitd’Allemand, ce qui était une des plus fortes in-jures qu’il pût adresser. Les savants et les phi-losophes allemands eux-mêmes ne trouvaient

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pas grâce aux yeux prévenus de M. Rumine.Il leur reprochait la qualité inférieure de leurintelligence qu’il prétendait impropre à l’acti-vité créatrice, étant théoricienne à l’excès, er-goteuse, et portée uniquement aux jeux sté-riles de l’esprit, à la recherche vaine des pro-blèmes dont la solution semble être interdite àla raison humaine. Et comme Nicolas était loind’être un savant, Wladimir Wladimirovitch letenait pour excessivement borné. Il avait fal-lu la fuite d’Ismaïl, la mort de Maximilien et lamaladie d’Alexis pour rapprocher M. Ruminede son troisième fils, dont il n’avait, du reste,qu’à se louer. À Pétersbourg, Nicolas était bienvu en haut lieu, et tout le monde s’accordait àlui prédire une brillante carrière. D’autre part,son mariage avec la belle Hélène Kamenskyavait enchanté le vieillard, toujours préoccupéde l’avenir de sa race.

Il va sans dire que Wladimir Wladimiro-vitch n’avait pas le moindre soupçon de cequi se passait dans le cœur de Nicolas. Il ne

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s’était jamais soucié de connaître les penséeset les sentiments intimes de ses enfants. Il eûtété bien étonné d’apprendre que, l’un aprèsl’autre, chacun d’eux s’était érigé en juge de saconduite. Il eût été plus étonné encore s’il eûtpu savoir que, par réaction contre son despo-tisme, Nicolas était devenu un révolutionnaire.

Sous une apparence froide et réservée, Ni-colas cachait une âme sensible que révoltaientles injustices et les brutalités. Tout enfant, lavue du fort opprimant le faible le jetait dansun trouble profond. N’entendait-il pas journel-lement sa mère répéter que Dieu nous com-mande de faire aux autres ce que nous aime-rions qu’ils nous fissent ? Il y a donc des genspour qui la loi divine n’existe pas ? Nicolas sa-vait que ces gens-là sont des méchants ; et,avec l’implacable logique enfantine, il n’hési-tait pas à classer dans leur catégorie ce pèredont les violences le remplissaient de terreur.

Mais pourquoi, se demandait-il sans cesse,n’empêche-t-on pas les méchants de faire le

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mal ? Pourquoi ne leur résiste-t-on pas ? Pour-quoi ne se retourne-t-on pas contre eux ? Larévolte d’Ismaïl était venue à point pour luifournir une réponse à ces questions. Nicolasavait alors huit ans. Pour la première fois, ilvoyait quelqu’un tenir tête au terrible WladimirWladimirovitch. Combien il avait admiré Is-maïl, lorsqu’il l’avait vu, superbe de courage,se dresser en face de son père et, ouvertement,lui résister ! Mais qu’était-il advenu ? Ismaïlavait été jeté à terre, piétiné, battu ; et, mortel-lement blessé dans son orgueil, il s’était enfuicacher sa honte loin de ceux qui en avaient ététémoins.

Cette scène avait fait sur l’esprit de Nicolasune impression profonde. Il avait appris, cejour-là, qu’on ne s’attaque pas impunément àplus fort que soi ; et, cette leçon, il l’avait mé-ditée longuement.

Nicolas avait l’âme fière comme son frèreIsmaïl ; et, pas plus que lui, il n’eût supportéune humiliation. La crainte d’un conflit pos-

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sible avec son père l’avait, pendant des années,préoccupé jusqu’à l’angoisse. Il se savait tropfaible pour résister à Wladimir Wladimiro-vitch ; et il n’était pas plus dans son tempé-rament de se soumettre que de se laisser hu-milier. Dans ces circonstances difficiles,l’exemple de sa mère lui avait été d’un puissantsecours. Malgré tout le soin que prenaitMme Rumine de cacher à ses enfants ses dé-ceptions conjugales, la mésintelligence où ellevivait avec son mari n’était point un secretpour eux. Nicolas voyait bien que son père pre-nait un plaisir méchant à faire souffrir sa mère,mais qu’il n’osait cependant jamais aller vis-à-vis d’elle au delà des sarcasmes, même dansses plus violentes colères, tant elle savait lui enimposer par la dignité de son attitude.

Avec une énergie bien rare chez un enfantde son âge, Nicolas s’était appliqué à imiterMme Rumine, mettant, comme elle, toute savolonté à ne point irriter Wladimir Wladimiro-vitch. Et il était arrivé, à force de souplesse, à

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ce résultat – surprenant, si l’on songe à qui ilavait affaire – de ne jamais provoquer sa co-lère. Jamais M. Rumine n’avait porté la mainsur lui. Et Dieu sait pourtant qu’il avait le gesteprompt !

Mais si, dans ses rapports avec son père,Nicolas s’était inspiré de l’exemple de sa mère,c’était un esprit tout différent qui l’animait.Tandis que Mme Rumine tirait de la religion saforce d’endurance, Nicolas, lui, était soutenuuniquement par l’espoir de la revanche. Ilcomptait bien être un jour de taille à luttercontre son père, et il était résolu à n’entre-prendre cette lutte que lorsqu’il aurait toutesles chances d’en sortir victorieux. En atten-dant, il s’encourageait à la prudence.

Ainsi, le cœur plein de révolte, mais correcten apparence, Nicolas avait grandi, sourde-ment hostile à ce père dont il méditait de sevenger tôt ou tard.

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À douze ans, il avait été mis au Lycée età dix-sept ans, on l’avait envoyé étudier àl’étranger. Là, il avait passé par une crise. Unetransformation s’était faite dans ses idées.Quand, au bout de trois ans, il était rentré enRussie, la même révolte couvait encore dansson cœur, mais elle avait changé d’objet. Iln’était plus obsédé comme autrefois du désirenfantin de se venger de son père. Il ne lecondamnait plus avec la même rigueur. Ilvoyait en lui une victime de circonstances mal-heureuses : l’hérédité, d’abord, le milieu, en-suite, avaient façonné l’âme de Wladimir Wla-dimirovitch. Sa violence native s’était aggravéede l’inhumanité des mœurs. C’était à cesmœurs, c’était aux institutions surannées dontelles étaient le fruit qu’il fallait s’attaquer. Avecune sorte de passion sauvage, Nicolas s’étaitjeté dans le parti révolutionnaire…

Et, maintenant, on touchait au but. Le partiétait puissant, supérieurement organisé. Tout

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était prêt pour la révolution ; la date en étaitfixée au printemps prochain.

Ainsi, quelques mois seulement séparaientNicolas de l’événement qui devait décider deson sort et de celui de la Russie. Dans quelquesmois, il serait vainqueur, et ce seraient les hon-neurs dans le présent, et, dans l’avenir, sonnom passant à la postérité comme celui d’un li-bérateur de son pays ; ou vaincu, et ce qui l’at-tendait alors, c’était la mort ignominieuse parla main du bourreau…

Aliocha, le fils cadet de Wladimir Wladimi-rovitch, ne ressemblait à aucun de ses frères etsœur. Il n’avait ni l’impétuosité d’Ismaïl, ni laréserve un peu froide de Nicolas et de Nadia.Dès son plus jeune âge, il s’était révélé un petitêtre fragile, infiniment affectueux et caressant,qui ne se laissait rebuter ni par les sarcasmesde Wladimir Wladimirovitch, ni par la froideurde Mme Rumine, que sa situation vis-à-vis deson mari obligeait à une certaine réserve àl’égard de ses enfants, afin d’éviter de leur part

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des questions indiscrètes. Il les aimait tousdeux d’une égale tendresse, et il était le seuldes enfants Rumine qui s’affligeât de leurdésaccord, sans prendre parti pour l’un plusque pour l’autre. L’idée ne lui venait pas da-vantage de rejeter sur son père tous les torts,comme le faisaient Nicolas et Nadia, que de luidonner raison sur tous les points, comme Is-maïl et Maximilien l’avaient fait naguère. Alio-cha, lui, ne pouvait admettre que l’on fît à Wla-dimir Wladimirovitch un crime des aspéritésd’un caractère qu’il n’était pas en son pouvoirde réformer. Il estimait que M. Rumine étaitinfiniment à plaindre, car n’était-il pas le pre-mier à souffrir de l’ambiance d’hostilité que lui-même créait par son humeur ? Pourquoi doncse refusait-on à comprendre qu’il n’était pasplus maître de ses emportements que le boi-teux n’est maître de sa claudication ? Le petitAliocha se rendait compte de ce qu’il y avait dedésobligeant pour M. Rumine dans l’attitudeterrifiée que tous prenaient vis-à-vis de lui. Ilvoyait avec douleur sa mère qu’il adorait et

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dont il connaissait l’exquise sensibilité, se re-plier sur elle-même dès qu’elle se trouvait enprésence de son mari et afficher dans ses rap-ports avec lui une rigidité qui la faisait passeraux yeux de Wladimir Wladimirovitch pour unêtre sec, formaliste et dur. Et Nadia et Nicolas,eux aussi, restaient sur la réserve, respectueuxen apparence, en réalité pleins de crainte etde méfiance. Tous traitaient Wladimir Wladi-mirovitch comme un homme méchant et cruel,dont on a tout à redouter, alors qu’il eût fallu,au contraire, pensait Aliocha, exagérer les té-moignages de tendresse, de confiance etd’abandon, afin qu’il ne s’aperçût point de soninaptitude à se faire aimer.

Pendant des années, Aliocha avait été, aufoyer des Rumine, comme un rayon de soleil,s’efforçant de répandre de la joie autour de luipar sa constante bonne humeur. Il était deve-nu bien vite le favori de tous. Wladimir Wla-dimirovitch lui-même subissait son charme. Illui témoignait plus de tendresse qu’il n’en avait

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jamais montré à Ismaïl, même aux plus beauxjours de son engouement pour lui.

Pour être apprécié de M. Rumine, il fallaitque l’on flattât son orgueil. Ce qu’il avait na-guère complaisamment admiré en Ismaïl et enMaximilien, c’était la trempe du caractère,l’exubérance de la vie, la santé physique.C’étaient les dons de l’esprit qui inclinaient soncœur vers son dernier-né, car, sous son ap-parence frêle, Aliocha cachait une rare intelli-gence. Non seulement il acquérait sans effortles connaissances les plus variées, mais il mon-trait une surprenante facilité à saisir des rap-ports, à établir des comparaisons, à tirer desconséquences, à s’élever aux plus hautes idéesgénérales.

La remarquable maturité de son esprit nepouvait passer inaperçue du savant qu’étaitM. Rumine. Ravi de retrouver chez l’un de sesdescendants ses propres aptitudes intellec-tuelles et convaincu qu’Aliocha serait un jourquelqu’un dans le domaine de la science, il

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avait pris lui-même la direction de ses études ;et, devant ses rapides progrès, sa tendresses’était éveillée. Aliocha avait eu cette joie su-prême de se sentir, pendant des années, l’or-gueil de son père. Mais ce bonheur ne devaitpas avoir de lendemain. À quatorze ans, alorsque Mme Rumine venait de mourir, il était tom-bé gravement malade. Peut-être eût-il mieuxvalu qu’il la suivît dans la tombe. Mais, à forcede soins, on était parvenu à le sauver, sinon àle guérir. Et, de cette crise, il était sorti phy-siquement et intellectuellement amoindri, lecorps consumé par la fièvre, l’intelligence irré-médiablement atteinte.

Wladimir Wladimirovitch, pour la troisièmefois si cruellement frappé dans ses enfants,n’avait pu prendre son parti de ce nouveaumalheur. Le spectacle du lent dépérissementde cet être d’élite, en qui il avait mis tout sonorgueil, toutes ses espérances, était au-dessusde ses forces. Et, en s’affaiblissant, Aliocha

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sombrait dans le mysticisme, « dans l’imbécil-lité », pensait son père avec mépris…

Quant à Nadia, l’unique fille de M. Rumine,elle allait avoir vingt ans. Depuis la mort de samère, survenue quatre ans auparavant, elle di-rigeait la maison de Wladimir Wladimirovitchet il ne savait plus se passer d’elle. Tout demême, il songeait à son établissement ; mais,afin de la garder auprès de lui le plus long-temps possible, il la mariait en imagination aucélibataire le plus endurci d’Aloupka, au comteStrélitzky ! Quoiqu’il se montrât presque tou-jours bourru vis-à-vis de Nadia, M. Rumine,dans son for intérieur, n’en rendait pas moinsjustice à ses mérites. Il était convaincu qu’iln’y avait pas, dans toute la province, une jeunefille qui pût rivaliser avec elle ; et il suffirait,pensait-il, le moment venu, de faire discrète-ment entendre au comte Strélitzky qu’une de-mande de sa part serait agréée, pour qu’il s’em-pressât de se déclarer. Nadia, il est vrai, disaitsouvent qu’elle préférait ne se point marier.

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Mais ce sont là propos en l’air. Et, du reste, neconvient-il pas qu’une jeune fille bien élevées’en remette entièrement à son père du soinde son avenir ? Plein de confiance dans l’excel-lence de ses jugements, Wladimir Wladimiro-vitch n’éprouvait jamais le moindre scrupule àimposer à autrui sa volonté.

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CHAPITRE TRENTIÈME

LE SACRIFICE D’ALIOCHA

Le docteur Tchirikoff examinait Aliocha.Longuement, minutieusement, il l’auscultait, lepalpait. Le jeune malade, intimidé, laissaitfaire. Il regardait Tchirikoff à la dérobée, del’air de quelqu’un qui a quelque chose à dire etqui ne peut s’y décider.

— Docteur… j’ai une faveur à vous deman-der ! dit-il enfin, voyant que, son examen ter-miné, le médecin s’apprêtait à sortir.

Tchirikoff, qui déjà se dirigeait vers la porte,revint de mauvaise grâce sur ses pas. Cethomme, si expert dans l’art de guérir, redoutaitles questions des malades au chevet desquels ilétait appelé, se sentant inhabile à leur donnerde fausses espérances.

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— Docteur, commença Aliocha en le regar-dant timidement, si je ne dois pas guérir, jevoudrais… je vous en serais si reconnaissant !que vous demandiez à mon papa de m’envoyerà l’étranger… à Nice, peut-être ?

— Qu’on vous envoie à Nice ? répéta Tchi-rikoff, surpris.

— Je vais vous dire, Docteur. Mon papa estâgé et deux fois déjà… Il en a eu tant de peine !Vous avez su, peut-être ? Ismaïl, mon frère aî-né, nous ne savons ce qu’il est devenu. Et monfrère Maximilien, qu’on a tué en duel… Alors,je voudrais, moi, lui épargner cette nouvelledouleur de me voir…

Tchirikoff avait compris. Son froid visage sedétendit. Il serra la main d’Aliocha :

— Entendu, mon enfant. J’en parlerai àvotre père et je vous promets que votre désirsera exaucé, pour autant, du moins, que celadépendra de moi.

Là-dessus, il sortit précipitamment.

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« Allons, c’est fait ! pensa Aliocha, restéseul. Mon Dieu, que cela a été dur ! Il va parlerà papa. Papa dira oui tout de suite. Faudra-t-il que je meure tout seul dans une banalechambre d’hôtel ? » Dans son angoisse, deslarmes brûlantes s’échappaient de ses yeux.« Mon Dieu ! que je souffre. Je n’aurais pas cruque cela serait si dur. Et pourtant, ce serait àrefaire que je le referais. Je ne peux pas resterici, auprès de papa… lui infliger le suppliced’assister à mon agonie, à lui qui ne peut sup-porter la souffrance. Quand je serai loin, il pen-sera à moi avec tristesse, sans doute, mais cene sera plus la même chose… Et, quand la nou-velle de ma mort lui parviendra, il sera déjà ha-bitué à ne plus me voir, et il se dira que ce-la vaut mieux ainsi, puisque la maladie fait demoi un être inutile et qu’il aura toujours Nico-las pour réaliser ses rêves. Oh ! pourvu que Ni-colas ne le déçoive pas ! »

Pendant ce temps, le docteur Tchirikoffs’entretenait avec Nadia :

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— Eh bien ! mademoiselle, puisqu’à mongrand regret je n’en puis parler moi-même àWladimir Wladimirovitch, vous voudrez bienlui répéter ce que j’ai eu l’honneur de vous direet lui remettre ce mot.

Il lui tendait une page détachée de son ca-lepin et sur laquelle il avait, à la hâte, griffonnéquelques lignes.

— Je ne saurais trop vous engager à user,de votre côté, de toute votre influence pourle décider à suivre mon conseil et à envoyersans retard votre jeune frère à Nice, insista-t-il,comme elle le reconduisait.

— Je ferai tout mon possible, Docteur…Mais comment trouvez-vous mon frère ?

— Je serai franc avec vous, mademoiselle.Il est gravement atteint, très gravement… maiscela ne veut pas dire que son état soit déses-péré. Ayez bon espoir ! conclut-il brusquementen lui serrant la main : et présentez mes com-pliments à monsieur votre père.

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Pendant quelques minutes, Nadia, en proieà une angoisse indicible, resta immobile à laplace même où Tchirikoff l’avait laissée.

« De quel air étrange il m’a dit : « Votrefrère est gravement atteint, mais son état n’estpas désespéré ! » songeait-elle. Évidemment ilvoulait me rassurer, mais ses yeux ne saventpas mentir, et j’ai lu dans ses yeux que tout estperdu. Oh ! n’y a-t-il vraiment plus d’espoir ?Aliocha, mon cher et précieux petit Aliocha,vais-je te perdre comme j’ai déjà perdu ma-man ? »

— Eh bien ! que dit papa ? questionna Alio-cha, lorsque Nadia le rejoignit.

— Papa était sorti et le docteur n’a pu luiparler. Il lui a laissé un mot. Il insiste pourque tu ailles à Nice. Cela te sourirait-il d’aller àNice, mon petit Aliocha ?

— Oui, Nadia, et j’espère que papa me lepermettra.

— Dans ce cas, je t’y accompagnerai.

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— Tu m’y accompagnerais ? Oh ! Nadia, ceserait vraiment trop beau !…

Nadia l’interrompit, d’un ton de reproche :

— As-tu pu croire un seul instant, monAliocha, que je te laisserais aller seul au milieud’étrangers, toi qui n’as jamais quitté la mai-son ?

— Ma bonne Nadia, je sais que tu m’aimeset que tu ne m’abandonneras que si d’impé-rieux devoirs t’y obligent.

— Je ne me connais pas de devoirs plus im-périeux que ceux que j’ai envers toi, Aliocha.À son lit de mort, maman ne m’a-t-elle pas faitpromettre de veiller sur toi ?

— Oui, Nadia, mais il y a papa ! Ma bonnesœur, n’oublions pas notre pauvre papa qui estâgé et qui, plus encore que moi, a besoin de tessoins. Il se peut qu’il préfère te garder auprèsde lui.

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— Notre père peut très bien se passer demoi. Nos gens sont stylés et il sera soigné pareux comme par moi-même.

Mais Aliocha lui répondit doucement :

— Ma chère Nadia, j’aurais du remords s’ilme fallait jouir de ta présence, sachant que pa-pa souffre d’en être privé. Il se peut, du reste,qu’il consente à ce que tu m’accompagnes.Mais s’il désire que tu restes auprès de lui, pre-nons-en courageusement notre parti. Le bonvieil Ivan pourrait, dans ce cas, venir avec moi.Il a l’habitude des voyages. Tu ne dis rien, masœur ? questionna-t-il, en la regardant avec in-quiétude.

— Que te dirai-je, Aliocha ? Je vois que tuas déjà fait tous tes plans, comme toujoursavec l’unique préoccupation de ménager notrepère. Je ne puis que t’approuver, bien que laseule idée de nous séparer me désespère. Alio-cha, tu ne soupçonnes pas combien ta pré-

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sence m’est précieuse. Toi parti, je n’ose paspenser à ce que sera mon existence…

— Ma bonne Nadia, tu t’y feras très bien,tu verras. Il y a des séparations plus cruelles,songes-y. Pourtant, même à celles-là, passé lepremier moment de douleur, on s’y résigne,et elles finissent souvent par tourner à notreavantage. Je te connais, Nadia, et je sais quelleforce d’âme tu possèdes. Même si Dieu ne per-mettait point que je revinsse de l’étranger…

— Oh ! Aliocha ! mon petit Aliocha chéri !interrompit-elle, bouleversée de l’entendre ex-primer lui-même ses propres appréhensions.

Incapable de dominer son émotion, elle selaissa tomber à genoux et, s’appuyant au lit,elle sanglota éperdument, la tête cachée dansses mains.

— Ma pauvre Nadia, je t’ai fait de la peine,dit doucement Aliocha, en lui caressant lescheveux. Mais pourquoi pleurer ? Tu sais quela mort n’est pas pour m’effrayer ?

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Nadia ne put que sangloter plus fort :

— Mais moi, Aliocha… je ne peux pas mepasser de toi ; et, si tu m’étais enlevé, je nele supporterais pas ! Ne t’imagine pas que jete ressemble. Tu ne me connais pas. Je nesuis pas bonne comme toi. Je ne sais pas merésigner. J’ai des désirs, des besoins de bon-heur… et des moments de désespoir, aussi.Si je n’avais pas ta présence pour me donnerdu courage, je ne sais ce qu’il adviendrait demoi…

— Oh ! Nadia ! murmura-t-il, effrayé.

À l’altération de sa voix, elle comprit qu’ellel’avait sérieusement alarmé et, tout de suite,elle se ressaisit :

— Non, Aliocha, oublie ce que j’ai dit ! fit-elle, se relevant et essuyant courageusementses larmes. J’ai parlé dans un moment d’acca-blement, mais ce n’est pas là vraiment ce queje pense, ou, du moins – rectifia-t-elle, car direla vérité était pour elle un besoin – c’est ce que

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je pense très rarement, dans mes mauvais mo-ments. Qui n’a pas ses mauvais moments ?

Et elle le regardait avec un sourire qu’elles’efforçait de rendre enjoué.

— Oui. Qui n’a pas ses mauvais moments ?répéta Aliocha. Moi aussi, j’en ai eu, et de ter-ribles. Grâce à Dieu, ils deviennent cependantde plus en plus rares, depuis que j’ai décidé desubordonner en toutes choses ma volonté à laSienne.

Un effroyable accès de toux lui coupa la pa-role. Ce corps chétif, violemment secoué, fai-sait peine à voir. Comme il retombait, épuisé,sur ses oreillers, Nadia essuya la sueur qui per-lait à son front et, se penchant sur lui avec unesollicitude inquiète :

— Tu as l’air fatigué, Aliocha, dit-elle. Neveux-tu pas essayer de dormir ?

— Je préférerais que tu me fasses la lecture.

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Pour toute réponse, elle prit L’Imitation deJésus-Christ, qui était le livre préféré de sonfrère et qui se trouvait sur une petite table àportée de sa main, et elle s’assit près du lit :

— Que veux-tu que je te lise, Aliocha ?

Il lui indiqua le chapitre XV du livre III. Et,docilement, elle lut :

« Mon fils, dis en toutes choses :

» Seigneur, que Ta volonté s’accomplisse.Seigneur, que cela se fasse en Ton nom, si c’estpour Ta gloire.

» Seigneur, si Tu juges que cette chose mesoit avantageuse ou utile, permets-moi d’enuser pour Ton honneur et Ta gloire. Mais siTu sais qu’elle doive être contraire ou inutile àmon salut, étouffe en moi ce désir. »

» Car tous les désirs ne viennent pas duSaint-Esprit, bien que les hommes les trouventjustes et bons.

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» Il est bien difficile de discerner si les dé-sirs que l’on a viennent du Saint-Esprit ou del’Esprit malin, ou encore de notre propre fan-taisie.

» Beaucoup ont été le jouet d’illusions quicroyaient d’abord avoir pour guide l’esprit devérité.

» Il faut donc que tes désirs soient régléspar la crainte de Dieu, par l’humilité et par uneentière soumission à Ma volonté. Quelque dé-sirable qu’une chose te paraisse, abandonne-Moi tout et dis :

« Seigneur, Tu connais ce qui m’est le plusavantageux ; que la chose arrive selon Ton bonplaisir.

» Donne-moi ce que Tu veux, quand Tu leveux et de la manière que Tu le veux.

» Fais de moi ce qu’il Te plaira pour monplus grand bien et pour Ta plus grande gloire.

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» Place-moi où Tu veux et, en touteschoses, dispose de moi selon Ta volonté.

» Je suis entre Tes mains. Tourne-moi et re-tourne-moi en tous sens.

» Je suis prêt à tout et ne veux plus vivrepour moi-même, mais pour Toi ; oh ! que cesoit avec toute la perfection que Tu demandesde moi, ô mon aimable Jésus ! »

Nadia s’interrompit brusquement. Aliochas’était soulevé et prêtait l’oreille au bruit loin-tain d’une voix irritée.

— C’est papa, murmura-t-il. On dirait qu’ilgronde…

— Je vais voir ce qui se passe, dit Nadia.

Rentrant de sa promenade, le vieux M. Ru-mine avait pris connaissance d’une invitationqui lui était faite d’assister au prochain mariagedu comte Féodore Strélitzky avec Olga Yer-moloff. Cette lecture avait eu pour effet de lemettre debout, le visage soudain écarlate sous

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ses cheveux blancs. Nicolas et Nelly le regar-daient avec surprise aller et venir à travers lachambre, en proie à une fureur croissante.

— Olga Yermoloff ! vociféra-t-il, la voixrauque. Une gamine à peine sortie de nour-rice ! La fille d’un ivrogne et d’une dévergon-dée de Française ! Et c’est ça que Strélitzkyépouse ? Pouah ! Si l’un de vous avait eu lemauvais goût de s’amouracher de cette Yermo-loff, je l’aurais traité de belle façon, je vous enréponds !

— Mais les Yermoloff sont de bonne no-blesse, permettez-moi de vous le rappeler,mon père, avait observé Nicolas. Et je netrouve pas, pour ma part, que Strélitzky dé-choit en épousant Olga Wassilievna. Il mesemble même qu’elle eût pu prétendre àmieux…

— Prétendre à mieux ?

Grimaçant de rage, le vieillard se campaitdevant son fils :

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— À quelque grand-duc, peut-être ?

— Raillerie à part, mon père, un homme del’âge de Strélitzky…

Wladimir Wladimirovitch devenait de plusen plus agressif :

— Et quoi ? Un homme de l’âge de Strélitz-ky ! Tombe-t-il en enfance ? Radote-t-il ?

— Certes non, mon père. Nous savons tousque, pour l’intelligence et la vigueur, Strélitzkycompte peu de rivaux. Mais, malgré tous cesavantages, il n’a pas le don de plaire.

— Eh bien ! à moi, il me plaît tant que je luieusse donné avec plaisir la main de ma fille.

— De ma sœur ? Ah, je comprends ! Quoi,Nadia ? une jeune fille si accomplie…

— Une péronnelle ! qui serait maintenantcomtesse Strélitzky, si elle avait suivi mesconseils !…

— Je ne sais pas, mon père, s’il eût été unmari tant désirable pour Nadia. Quant à moi, je

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vous l’avoue franchement, je suis enchanté dene point l’avoir pour beau-frère.

— Et moi, je suis désolé de ne l’avoir pointpour gendre !… Et je crois que je m’y entendsmieux à juger les hommes que vous, monsieurmon fils, malgré toute votre présomption ! Etje vous réponds que Nadia eût été parfaitementheureuse avec lui.

Nicolas haussa les épaules :

— Enfin, mon père, puisqu’il a préféré OlgaYermoloff à ma sœur…

— Si j’étais ta sœur, je mourrais de hontede me voir dédaignée pour une autre… Mais lavoici. Nous allons apprendre de sa bouche cequ’elle pense de tout cela. Approchez, appro-chez, fille accomplie, fille incomparable !…

Nadia s’empressa d’obéir, comprenant auton dont il l’apostrophait et au vousoiementinattendu dont il usait qu’il avait contre ellequelque sérieux grief et qu’elle allait passer unvilain quart d’heure. Avec appréhension, mais

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courageuse quand même, elle s’apprêta à af-fronter l’orage.

Durement, Wladimir Wladimirovitch l’in-terpella :

— Vous savez sans doute que Strélitzkyépouse cette satanée intrigante de Yermoloff ?Quelque âme charitable s’est déjà chargée devous l’apprendre, hein ?

— Non, mon père, je l’ignorais.

Wladimir Wladimirovitch interrogea, nar-quois :

— Eh bien ! que dites-vous de ce mariage ?

— Je leur souhaite à tous deux beaucoup debonheur, mon père.

— Vraiment ?… du bonheur ?

C’était un regard plein d’ironie qu’il dardaitmaintenant sur elle. Une légère rougeur em-pourpra le fin visage de Nadia. Elle supportaitmal les railleries, bien qu’elle s’efforçât de n’enrien laisser paraître.

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Comme le silence se prolongeait, timide-ment, elle risqua une diversion. Présentant àWladimir Wladimirovitch le billet laissé parTchirikoff :

— Voici, dit-elle, ce que le docteur m’achargée de vous remettre, mon père.

— Eh ! voyez un peu cela ! s’écria levieillard, furieux de la voir si calme. Je parleStrélitzky, et l’on me répond Tchirikoff ! Joliefaçon, parbleu ! de me montrer qu’on ne veutpas m’entendre !…

— Mon père, je vous assure… Si je vous aiinterrompu, pardonnez-moi, ce n’est pas avecintention. Je suis prête à vous écouter jusqu’aubout.

La voyant si soumise, Wladimir Wladimiro-vitch daigna se radoucir :

— Non, laissons cela. Strélitzky est marié,ou peu s’en faut. À quoi bon s’occuper de lui ?Montre-moi ce billet. Voyons… « Nécessitéd’un changement d’air… Nice… besoin

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urgent… » Ce Tchirikoff est un âne ! On n’en-voie pas à Nice un moribond. Soit ! qu’Alexis yaille, comme cet âne le conseille, si le cœur luien dit. Je ne m’y oppose pas.

Nadia risqua, timidement :

— Je crains qu’Aliocha ne s’ennuie, seul àl’étranger. Si vous vouliez le permettre, monpère, je pourrais peut-être l’accompagner là-bas ?

Wladimir Wladimirovitch retrouvait toutesa colère.

— Et me planter ici ? Parbleu ! « Crève,pauvre vieux ! Crève tout seul ! » Ah ! c’estbien la peine d’avoir des enfants ! Voyez celle-ci : elle passe pourtant pour une fille accom-plie, pour une fille modèle, pour une Antigone !Mais quand il s’agit de soigner son pauvrevieux père qui a déjà un pied dans la tombe,tous les prétextes lui sont bons pour prendre lafuite…

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— Mais, papa, dit Nelly, pourquoi ne vien-driez-vous pas chez nous, à Pétersbourg, pen-dant que Nadia et Aliocha seraient à Nice ?

— Et vous auriez ainsi l’occasion, ajouta Ni-colas, de prendre part au Congrès scientifiquequi doit s’y tenir le mois prochain.

Wladimir Wladimirovitch avait la décisionprompte. Se tournant vers Nadia :

— Antigone, dit-il, va faire préparer mesbagages. Je pars demain avec Nicolas… Et toi,tu accompagneras ton frère à Nice. C’est moiqui te l’ordonne.

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CHAPITRE TRENTE-ET-UNIÈME

NADEJDA WLADIMIROVNA

Nadia Rumine aimait Pierre Kamensky. De-puis longtemps, depuis toujours, lui semblait-il.

Nadia avait eu une enfance triste, plus tristeque celle de ses frères aînés, qui avaient eule privilège de fréquenter le lycée, échappantainsi à l’atmosphère orageuse qui régnait dansla maison paternelle. Et Aliocha, que sa mau-vaise santé condamnait, lui aussi, à rester aufoyer, avait trop de sérénité d’âme pour se lais-ser impressionner par les circonstances am-biantes. Malheureusement pour elle, Nadia neressemblait pas du tout à Aliocha. D’une na-ture affectueuse, mais timide, presque crain-tive, il fallait, pour qu’elle se trouvât à l’aise,

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qu’elle se sentît entourée de tendresse atten-tive. Or, dans la maison de ses parents, elle nerencontrait rien de pareil. Certes, Mme Rumineétait la meilleure des mères. Mais elle se mon-trait peu expansive à l’égard de ses enfants,Aliocha excepté. Elle intimidait Nadia. Quant àWladimir Wladimirovitch, avec sa haute taille,ses énormes mains velues, son visage moqueuret ses éclats de voix, il avait longtemps inspiréà sa fille une véritable terreur. Du reste, Nadiavoyait peu ses parents. Elle prenait ses repasen compagnie de son institutrice, du petit Alio-cha, et de la gouvernante de ce dernier.

Sa vie s’écoulait monotone et réglée jusquedans ses moindres détails. Chaque jour rame-nait les mêmes occupations. En dehors despromenades et des lectures, elle devait sesseules joies à ses amis Kamensky, les famillesRumine et Kamensky ayant été de tout tempsen étroits rapports d’amitié. Aussi loin que Na-dia pouvait remonter dans ses souvenirs, ellese voyait jouant avec Zina, Michel et Nelly Ka-

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mensky. Quant à leur frère Pierre, il se tenait àl’écart. Dès son plus bas âge, il s’était montréd’une grande sauvagerie. La difficulté qu’iléprouvait à s’exprimer y était sans doute pourquelque chose, mais aussi et surtout le senti-ment qu’il avait d’être différent des autres en-fants, et supérieur à eux. De tous ses petitsamis, il était celui à qui Nadia parlait le moinset à qui elle pensait le plus. Elle se savait desgoûts pareils aux siens, étant comme lui sé-rieuse et réfléchie. C’était surtout son caractèrequi lui plaisait. Non seulement, il avait horreurde l’injustice, mais toutes les menues bas-sesses de la vie de société, le mensonge, la mé-disance, la flatterie excitaient son indignation ;et, qui plus est, il avait le courage de mon-trer cette indignation. Il ne se contentait pas,comme elle, de se détourner des gens qu’il mé-prisait, mais il partait en guerre contre eux.Ses frères et sœurs l’en raillaient et le surnom-maient Don Quichotte. Mais Nadia, en soncœur, admirait et enviait le courage de Pierre.Cette admiration, du reste, demeurait cachée.

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Nul ne se doutait – Pierre moins que per-sonne – de l’intérêt passionné qu’elle lui por-tait.

La mort de Mme Kamensky, survenue en1821, avait été suivie quelques mois plus tardde celle de Mme Rumine. À cette époque, mal-gré son deuil récent, Nadia avait cru voir se le-ver pour elle une aube de bonheur. Elle avaitalors dix-sept ans. Zina Kamensky venait dese marier et avait pris chez elle, à Odessa, sajeune sœur Nelly. Resté seul dans la maisonpaternelle, Pierre, le sauvage, s’était rapprochéde ses amis Rumine. On le voyait chaque jourchez eux et c’était surtout dans la société deNadia qu’il semblait se complaire. Un soirqu’ils causaient au coin du feu, Pierre s’étaitlaissé aller à d’intimes confidences et, devantla confiance qu’il lui témoignait, le cœur de lajeune fille s’était ouvert à l’espoir. Elle avait vé-cu quelques mois dans l’attente d’une félicitéqu’elle croyait certaine, mais brusquement laroue du destin avait tourné : Nicolas avait ren-

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du publiques ses fiançailles secrètes avec Nel-ly, ôtant ainsi à sa sœur toute possibilité des’unir à Pierre puisque, en Russie, la loi défendle mariage entre membres de familles alliées.Et, presque en même temps, s’étant pris dequerelle avec Wladimir Wladimirovitch, Pierreavait cessé de fréquenter chez les Rumine. Àpartir de ce moment, elle ne l’avait revu querarement dans des maisons amies. Il se mon-trait alors plein d’égards envers elle ; mais, endehors de ces rencontres fortuites, il ne recher-chait point sa société et ce qu’elle entendait,d’autre part, raconter sur son compte, n’étaitpas fait pour apaiser sa peine.

En 1819, les Strélitzky étaient venus s’ins-taller à Aloupka, dans la campagne voisine decelle des Kamensky. Nadia n’avait d’abord ac-cordé à ce fait aucune importance. Mais, plustard, elle avait appris par Nelly que Pierre avaitfait la connaissance de la petite Sacha Stré-litzky, et qu’ils se liaient d’une étroite amitié.Certes, Sacha n’était qu’une enfant. À l’époque

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des fiançailles de Nelly, elle comptait à peinetreize ans. Mais un instinct sûr avertissait Na-dia de l’importance que cette amitié naissanteallait prendre dans la vie du cadet des Ka-mensky. Et le temps n’avait que trop justifiéce pressentiment. Avec les années, Sacha étaitdevenue une jeune fille fort belle, et l’on avaitcommencé à jaser : ce n’était plus de l’amitié,c’était de l’amour qu’on voulait qu’elle inspirâtà Pierre. Nadia avait alors connu les tourmentsde la jalousie. Il lui semblait voir comment leschoses se passaient entre Pierre et Sacha. In-digné de la méchanceté des Strélitzky à l’égardde cette sœur qu’ils traitaient en paria, et im-pétueux comme tous les Kamensky, Pierre en-courageait à la résistance sa petite amie, cher-chant à éveiller son énergie combattive. MaisSacha restait inerte, comme si tout ressort enelle fût brisé. Lui s’irritait d’abord de cette pas-sivité. Il s’emportait, grondait, avec l’envie dela secouer. Et elle se faisait petite, humble,tremblante de le voir se fâcher, pleine debonne volonté et incapable de le satisfaire…

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Et, peu à peu, l’indignation de Pierre se chan-geait en pitié – pitié de la sentir si faible, sidésarmée en face des Strélitzky si méchants ! –en même temps que s’éveillait en lui le besoinde la protéger. Nadia était certaine que, en de-hors de ses malheurs et de sa beauté, Sachan’avait rien d’attrayant, et que, si Pierre l’ai-mait, c’était uniquement parce qu’elle étaitmalheureuse. « Malheureuse ? Peut-on êtremalheureux quand on a son amour ? » se disaitNadia avec amertume. Le sort de Sacha lui pa-raissait doux et enviable. Qu’importaient la du-reté des Strélitzky, les larmes qu’ils lui faisaientverser, toutes les misères qu’ils lui faisaient en-durer, puisqu’elle avait Pierre pour la conso-ler ? Dans son exaltation, Nadia comprenait lesmartyrs qui affrontaient les supplices, le cœurjoyeux. Elle, pour l’amour de Pierre, que n’eût-elle pas souffert ? Et il lui fallait vivre sans cetamour !

Puisqu’elle ne pouvait épouser celui qu’elleaimait, Nadia s’était promis de ne se point ma-

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rier. Mais elle avait compté sans son père. « Ehbien ! ma fille, à ton tour maintenant ! » s’étaitécrié Wladimir Wladimirovitch, en lui tapotanttendrement le visage de ses grosses mains ve-lues, au lendemain du mariage de Nicolas. Et,à brûle-pourpoint : « Que te semble du comteStrélitzky ? » À cette question, dont elle avait,à l’instant, saisi toute la portée, Nadia s’étaitsenti les jambes molles. Pour qu’il la lui posât,il fallait que son père eût déjà décidé, à part lui,de la donner à Féodore Serguiévitch, au cas oùle comte solliciterait sa main. Dieu merci ! cedernier ne faisait pas mine de s’avancer, mais ilvenait chez les Rumine plus souvent qu’elle nel’eût souhaité, et qui pouvait deviner ses inten-tions secrètes ?

À partir de ce jour, Nadia avait vécu dansl’appréhension de ce que le lendemain lui ap-porterait. Elle connaissait trop son père pourignorer qu’elle déchaînerait sa colère si jamaiselle s’avisait d’éconduire le prétendant qu’il au-rait choisi. Elle se représentait les terribles

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scènes qu’entraînerait son éventuelle insou-mission. Elle s’imaginait maudite et chasséepar Wladimir Wladimirovitch et, peut-être,cause indirecte de sa mort, car qui sait si, tom-bant malade de fureur, il s’en relèverait ?

Mais quand elle pensait à Pierre, quand, fer-mant les yeux, elle croyait le voir debout de-vant elle, jeune, ardent et beau, quand elle son-geait à la douceur d’être aimée par lui, unie àlui, elle se trouvait insensée de consentir unseul instant à se plier aux caprices de M. Ru-mine, à épouser Strélitzky pour lui complaire.Où la conduirait cette obéissance outrée, cetexcès de respect filial ? L’avenir que lui prépa-rait sa propre inertie lui faisait honte et la dé-goûtait.

Telles étaient les troublantes pensées quitourmentaient Nadia dans les mauvais mo-ments dont elle avait parlé à Aliocha. La dou-ceur sereine de son jeune frère malade exerçaitsur elle une action apaisante. Mais s’il mourait

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sous peu, comme elle en avait le pressenti-ment, qu’adviendrait-il d’elle ?

C’est au moment où la certitude de cettemort prochaine accablait Nadia que deux évé-nements se produisant coup sur coup sem-blèrent soudain éclaircir pour elle l’avenir, enouvrant son cœur à de nouveaux espoirs : lecomte Féodore épousait Olga Yermoloff, etPierre, à qui les Strélitzky refusaient la main deSacha, se désintéressait d’elle et quittait Aloup-ka.

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CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME

UN AVERTISSEMENT D’ALIOCHA

Dans la soirée de ce même jour, Pierre serendit chez les Rumine. Aliocha désirait le voiret lui parler sans témoins.

Aliocha avait toujours porté à Pierre un in-térêt passionné. Il reconnaissait en lui unhomme vraiment religieux, au sens large etprofond qu’il donnait à ce mot, c’est-à-dire pré-occupé avant tout de son perfectionnementmoral, désireux de faire de sa vie un nobleemploi, obéissant en toutes choses à saconscience, respectueux de la faiblesse desfaibles et compatissant aux malheureux. Maisil n’ignorait pas que, à côté de tous ces avan-tages, Pierre avait le tempérament des Ka-mensky, qu’il était volontaire, peu endurant,

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prompt à partir en guerre. Et il savait aussiqu’il n’avait jamais eu à se soumettre à une dis-cipline imposée, qu’il avait eu jusqu’alors unevie exceptionnellement facile. Comment allait-il se comporter, maintenant que sonnait pourlui l’heure de l’épreuve ? Aliocha se le deman-dait avec angoisse tandis qu’il regardait Pierre,cherchant à deviner, à son air, ce qui se pas-sait dans son cœur. Mais le visage du jeune Ka-mensky n’avait rien de rassurant.

— Comment te sens-tu, Aliocha ? question-na Pierre, en s’approchant du lit où reposait lejeune malade.

Aliocha ne répondit pas. Il fit signe à Pierred’approcher plus près, tout près ; et, commePierre se penchait sur lui, il lui murmura toutbas à l’oreille :

— Pierre, je sais votre « malheur ».

— Tu sais que ?…

— Je sais que le comte Strélitzky vous re-fuse la main de sa sœur. Oui, Pierre. Et je vou-

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drais vous dire… Généralement, on ne parlepas de ces choses, mais je crois pourtant qu’ilest de mon devoir de le faire. Qui sait si nousnous reverrons jamais ?

— Quelle singulière pensée, Aliocha !

— Nul ne sait ce que nous réserve demain.Et si nous ne devons pas nous revoir, il vautmieux que vous sachiez…

— Quoi ? Qu’as-tu à me dire, Aliocha ?

— Une chose très importante, Pierre.

— Je t’écoute, Aliocha.

— Retenez bien ceci : dans nos momentsde désespoir, le diable rôde autour de nouspour nous tenter. C’est ainsi que cela s’est tou-jours passé. Rappelez-vous notre Seigneur surla Montagne…

Pierre, abasourdi par ces étranges paroles,regardait Aliocha avec inquiétude.

— Pourquoi me regardez-vous comme ce-la ? interrogea le malade. On dirait que vous

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êtes effrayé. Croyez-vous donc que je di-vague ? J’ai la fièvre, c’est vrai, mais je ne di-vague pas. Je parle par expérience, car moiaussi j’ai été tenté…

— Mon petit Aliocha ! dit Pierre, vivementému, et persuadé qu’il parlait dans le délire.

— Voulez-vous que je vous raconte dansquelles circonstances il m’arriva d’être tenté,moi, indigne serviteur de Dieu ? poursuivitAliocha, sans cesser de le tenir sous le regardde ses yeux démesurément agrandis.

— Je t’écouterais avec plaisir, Aliocha,mais je crains de te fatiguer.

— Je ne suis pas du tout fatigué. Cela mesoulage de causer avec vous, Pierre ; et, si jepouvais vous faire quelque bien, si mes expé-riences pouvaient vous servir, j’en serais bienheureux ! Voici donc comment cela arriva…Vous vous rappelez sans doute que j’étais assezbien doué avant ma maladie. Du moins, mesmaîtres étaient généralement satisfaits de mon

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travail, et mon papa disait souvent que j’avaishérité de l’intelligence des Rumine. Et je saisqu’il fondait alors sur moi de grandes espé-rances. Pauvre papa, combien il fut déçu ! Carla maladie vint ; elle dura longtemps, et quandje me rétablis, je n’étais plus le même. Un hor-rible changement s’était fait en moi. Avant,j’avais l’esprit vif, la compréhension rapide, lamémoire excellente. Après cette crise, rien neme resta de tous ces dons. Voilà deux ans queje suis réduit à l’état où vous me voyez, Pierre,brisé de corps et faible d’esprit.

— Alexis, pourquoi parler ainsi, pourquoiremuer ces tristes souvenirs ? s’écria Pierre.

Et il pensait : « Non, il ne radote pas. Toutce qu’il dit là est vrai… Mais où veut-il en ve-nir ? »

— Eh bien ! Pierre, continua Aliocha,comme s’il eût deviné ses pensées et réponduà sa question, je sais maintenant que cetteépreuve fut une tentation que Dieu permit au

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diable d’exercer sur moi pour éprouver ma foi.Jusqu’alors, j’avais été un enfant pieux, mais jen’avais pas beaucoup de mérite à l’être, car lavie m’avait toujours été facile. Et, tout à coup,l’épreuve s’abattait sur moi. Et ne croyez pas,Pierre, que je l’acceptai tout de suite avec rési-gnation. Je vous l’ai dit, j’étais un enfant pieux,habitué à considérer Dieu comme le dispensa-teur de toutes choses, comme un Père infini-ment bon, auquel nous ne nous adressons ja-mais en vain. Dans les premiers temps qui sui-virent ma maladie, je me tournai vers Lui avecplus de ferveur que jamais et j’implorai de Sagrâce qu’il me rendît les biens que j’avais per-dus. Mais Il ne m’exauça point ! Et alors, jeme révoltai… Oui, Pierre, moi, qui vous parle,j’ai connu la révolte. Quand je me vis dansma déchéance, si faible, si inintelligent, inca-pable de tout effort physique et intellectuel,objet de répulsion pour ceux-là mêmes dontnaguère j’étais l’orgueil (il pensait à son père,en parlant ainsi, Pierre le comprit bien) ce futcomme une vague de révolte qui monta en

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moi. Je commençai à me plaindre amèrement :« Pourquoi, Seigneur, cette infériorité ? Pour-quoi cette humiliation ? Je ne suis pas cou-pable, mon Dieu ! Je T’ai aimé, et je T’ai servi,et Tu me punis comme si je T’avais désobéi…Pourquoi cette sévérité ? » J’en venais mêmeau blasphème, et j’osais dire : « Pourquoi cetteinjustice ? » Et mon malheur m’ouvrait les yeuxsur les malheurs des autres. Et mes idées surtoutes choses changeaient. Je ne voyais plusque le mauvais côté de tout. Et je sentis alorsque ma foi chancelait, que je m’éloignais deDieu, que je mettais en doute Sa justice. Ehbien ! tout cela, je le comprends maintenant,c’étaient des pensées que le Malin me suggé-rait. Grâce à Dieu, je m’en aperçus à temps, etje sortis victorieux de l’épreuve, mais non sanspeine, comme vous le voyez.

Aliocha se tut, mais sans cesser de tenir sesyeux fixés sur Pierre.

— Pourquoi me racontes-tu cela ? interro-gea ce dernier, le sourcil froncé.

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— Pourquoi ? Vous me demandez pour-quoi ?

Aliocha paraissait prodigieusement embar-rassé.

— Mais Pierre, je vous l’ai dit : Dieu permetau diable d’éprouver la foi de Ses meilleurs ser-viteurs, et le diable, qui est rusé – ce n’est paspour rien qu’on l’appelle le Malin ! – le diablesait choisir les moments où nous sommesdésespérés pour rôder autour de nous et venirnous tenter. Il sait que nous sommes alorscomme dans un gouffre et il excelle à nousfaire croire que sa main seule peut nous en ti-rer. Et c’est là qu’est le grand danger.

— Fort bien, répondit Pierre, âprement.Mais à quoi reconnaissons-nous que c’est lamain du diable ?

— À quoi ? Mais… aux sentiments quenous éprouvons. Quand l’épreuve nous inspirela soumission à Dieu, l’amour du prochain, lepardon des offenses, le désir de rendre le bien

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pour le mal, nous pouvons être certains quenous sommes dans la bonne voie. Mais lorsquenous ressentons de l’amertume, de l’indigna-tion, de la colère, lorsque nous doutons de laPuissance de Dieu au point de vouloir substi-tuer notre justice à la Sienne, alors, nous pou-vons reconnaître, à ces signes, l’œuvre du Ma-lin.

En entendant ces paroles par lesquellesAliocha, sans le savoir, le condamnait impi-toyablement, Pierre ressentit une vive irrita-tion, et ce fut d’un ton extrêmement agressifqu’il répliqua :

— Tu parles d’amertume et d’indignation.Comment n’en éprouverions-nous pas devantles injustices des hommes ? Puisque tu saismon « malheur », comme tu l’appelles – et ilest bien plus grand encore que tu ne le sup-poses – crois-tu que je puisse envisager avecun aimable détachement la cruauté de ce Stré-litzky qui ose…

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Il allait dire « qui ose priver Sacha de la li-berté », mais il se ravisa et conclut :

— Qui n’hésite pas à briser le cœur d’unemalheureuse enfant.

— Dieu jugera le comte Strélitzky, dit dou-cement Aliocha.

— Et, en attendant, nous le laisserions, luiet ses pareils, exercer leur férocité abjecte auxdépens des faibles et des innocents ? Non,Alexis ! mille fois non ! Ce serait une inqua-lifiable lâcheté ! s’écria Pierre avec emporte-ment.

Des larmes montèrent aux yeux d’Aliocha.Il comprenait qu’il avait échoué, que la révolteavait pris possession du cœur de son ami.

— Je crains de vous avoir ennuyé, pardon-nez-moi ! dit-il humblement.

À son exaltation momentanée succédaitl’épuisement. Il se laissa tomber sur sesoreillers. Son visage livide trahissait une las-

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situde infinie. On eût dit qu’il allait mourir. Àcette vue, la pitié refoula la colère dans le cœurde Pierre. Il embrassa le jeune Rumine :

— Aliocha, je sais que tu m’aimes. Tes in-tentions sont excellentes, mais notre manièrede comprendre la vie est un peu différente.

— Que le Seigneur vous ait en Sa saintegarde ! murmura Aliocha, et il se mit à pleurer.

Incapable de se maîtriser plus longtemps,Pierre quitta la chambre.

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CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME

PIERRE ET NADIA

Dans le vestibule, Pierre vit Nadia. Elles’avançait vers lui, la main tendue. Mais le sou-rire qui éclairait son doux visage s’effaça lors-qu’elle vit l’expression de son ami. « Quel ef-frayant changement s’est fait en lui », pensa-t-elle, et ses yeux scrutaient avidement ce beauvisage qu’elle avait toujours vu si animé, et quimaintenant restait fermé, comme durci par unesouffrance au-dessus de ses forces et qu’il serefusait à avouer.

— Vous partez demain pour Pétersbourg,lui dit-elle, un peu intimidée, et moi, dansquelques jours, je quitterai aussi Aloupka. J’ac-compagne Aliocha à Nice…

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— À Nice ? interrompit-il, la voix frémis-sante.

Et il jeta à Nadia un regard scrutateur. Sansqu’elle s’en doutât, l’anxiété qu’elle éprouvaità son sujet prêtait au visage de la jeune filleune expression de compassion si tendre qu’ilen fut profondément remué. Pour un instant,il abandonna le masque sous lequel il dissimu-lait le tumulte de ses sentiments. Ce fut commes’il ouvrait son âme fermée à son amie d’en-fance et Nadia y entrevit un abîme de déses-poir. Entre eux, l’espace d’une seconde, s’éta-blit un dialogue muet. « Tu souffres ? Ne puis-je rien pour toi ? disait le regard de Nadia. –Sauras-tu compatir à ma peine ? interrogeaitcelui de Pierre. – Je te suis dévouée entière-ment ! » répondaient les yeux clairs de Nadia.

— Il faut que je vous parle… sans que noussoyons dérangés ! fit-il brusquement.

Lorsqu’elle l’eut introduit dans un petit sa-lon, ils restèrent un assez long moment sans

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parler. Pierre s’était couvert le visage de sesmains. Et Nadia, le cœur battant, attendait lesmots qu’il allait prononcer. D’avance, il luisemblait les connaître. Comme après la mortde sa mère, il venait vers elle chercher desconsolations, implorer sa sympathie et, quisait ? son amour. Et Nadia était prête à ré-pondre à l’appel de son cœur. Elle s’abandon-nait, sans plus résister, aux secrètes aspira-tions de tout son être vers un bonheur que ré-clamait son corps jeune et sain.

— Je ne veux pas surprendre votre bonnefoi, Nadia, dit enfin Pierre découvrant son vi-sage où se voyaient des traces de larmes. Jene veux pas me faire meilleur que je ne suis.Sachez que l’homme que j’étais, celui auquelvous accordiez votre estime, n’existe plus,qu’un autre a pris sa place, oh, combien dif-férent, et combien inférieur ! Mais sachez aus-si, Nadia, que cet homme nouveau n’est tombési bas que par un déplorable concours de cir-constances, et qu’il souffre et qu’il pleure sa

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déchéance… Quoi qu’il fasse, ne le condamnezpas comme Aliocha vient de le condamner…

— Aliocha ? interrompit Nadia, étonnée.

— Oui, Aliocha voudrait me voir résignéaux événements. Il suppose – comme vous,sans doute – que mon malheur, comme il l’ap-pelle, se borne à l’échec que je viens d’essuyer.Ah ! plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Plût à Dieuque, pour sauver Sacha des Strélitzky, jen’eusse à attendre que les quelques années quila séparent du moment où elle pourrait libre-ment disposer d’elle ! Cette attente, mais ce se-rait le bonheur, en regard de la réalité !… Laréalité, Nadia, dépasse en horreur tout ce qu’onpeut imaginer. Je veux vous la faire connaître.Je veux que vous sachiez ce que Nelly, cequ’Aliocha, ce que tout le monde ignore. Maisavant tout, je dois vous prier de ne souffler motà âme qui vive de ce que je vais vous dire.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion,Pierre.

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— Je voudrais aussi pouvoir compter survotre aide, Nadia.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— Je vous le dirai tout à l’heure. Voici le se-cret terrible que Strélitzky m’a révélé : Sachan’appartient point à sa famille. Elle appartientà sa maison. En un mot, elle est de conditionservile. Oui, Nadia, Strélitzky a des droits depropriétaire sur cette fleur d’innocence et debeauté ! Comprenez-vous maintenant l’atrocesupplice que j’endure depuis que je la sais à samerci ? Et à quel point la soumission que meprêche Aliocha me révolte ? Laisser à Dieu lesoin de la sauver et, moi, me détourner d’elle,alors que… Non, non, mille fois non ! s’écria-t-il et, se levant avec impétuosité, il parcouraitle salon à grands pas, comme c’était son habi-tude lorsque la colère le dominait. Non contentde disposer au gré de sa fantaisie et de saméchanceté des créatures chez lesquelles il abrisé tout ressort, ce misérable Strélitzkycontraint encore les âmes à s’avilir pour le

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combattre ! Si je vous disais, Nadia, à quellesvilenies m’a déjà acculé sa scélératesse ! Moiqui mettais l’intégrité, la loyauté au-dessus detout, je me vois forcé de dissimuler, de mentir.Il me faut avoir l’air de renoncer à Sacha, alorsque je voue ma vie à la sauver…

En entendant ces paroles, qui prouvaientque, loin de se désintéresser de Sacha, Pierres’apprêtait à la disputer aux Strélitzky, Nadia sesentit froid au cœur. Un étourdissement la prit.Sa vue se brouilla et pendant quelques minutesla voix de Pierre ne lui parvint que comme unmurmure indistinct. Elle reprit ses sens pourl’entendre qui disait :

— Oui, Nadia, je me suis juré de consacrermon temps, mes forces, mon sang, s’il le faut, àdélivrer Sacha. J’ai la conviction que je réussi-rai, car ma cause est juste. Si je ne réussis pas,c’est qu’il n’y a pas de Dieu !

Épouvantée de ce blasphème, et craignantqu’il ne se laissât aller à en proférer d’autres,

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Nadia s’empressa de faire diversion à ses pen-sées en s’informant de ce qu’il souhaitaitqu’elle fît pour lui venir en aide.

— Simplement ceci : à Nice, vous rencon-trerez les Strélitzky ; ils y passeront l’hiver. Ceque je vous demande, c’est de me donner régu-lièrement, et sans que personne en sache rien,des nouvelles de Sacha.

— Je le ferai avec plaisir, Pierre.

Elle s’était levée et se sentait à bout deforces. Sa pâleur était extrême. Mais Pierre nesemblait s’apercevoir de rien.

— Nadia, comment vous remercier ? dit-il,se levant à son tour.

S’inclinant sur sa main, il la baisa avec fer-veur :

— Vous êtes mon bon ange, Nadia !

Réfugiée dans sa chambre, Nadia pleurabeaucoup. Elle ressentait profondément la

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cruauté inconsciente de Pierre, qui réclamaitson aide pour favoriser ses amours avec Sachaau moment où elle pouvait espérer qu’il venaità elle. Elle pensait à lui avec une amertumeencore jamais éprouvée. Pour la première fois– sans pour cela qu’elle l’en aimât moins – il luisemblait le voir tel qu’il était : pitoyable auxhommes et pourtant le cœur sec. Comme ill’avait laissée s’éloigner, après avoir obtenu cequ’il sollicitait ! Pas une minute, il n’avait soup-çonné ce qu’elle souffrait. Il ne l’aimait pas.C’était Sacha qu’il aimait. Et encore ! N’était-elle pas pour lui, comme il le prétendait na-guère, un de ces symboles qu’il avait toujourscherchés autour de lui, la personnification dela faiblesse opprimée, une occasion de satis-faire ce besoin de lutte dont il était possédé ?

« Pourquoi est-il venu me troubler ? pensaitNadia. J’étais presque résignée à mon sort. Etmaintenant, quelle souffrance ! »

Elle songea qu’elle s’était engagée à lui don-ner des nouvelles de Sacha. Certes, tout à

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l’heure, elle n’avait exprimé que sa pensée enl’assurant qu’elle le ferait avec plaisir. Mais,maintenant qu’elle y réfléchissait, ce com-merce épistolaire lui apparaissait plein de dan-gers pour elle. Aurait-elle le courage, dans seslettres, de lui parler uniquement de Sacha ?Elle se représenta la joie qu’elle aurait à lesrédiger, le soin qu’elle mettrait à les écrire, ladouceur qu’elle trouverait à imaginer son plai-sir en les lisant. Elle appréhenda le travail sour-nois de sa pensée, la berçant une fois de plusd’espoirs insensés. Elle eut peur du désir quipouvait lui venir de supplanter Sacha dans lecœur de Pierre…

Nadia se cacha la tête dans les mains, hon-teuse de se sentir si faible en face de sonamour. Comment allait-elle sortir de cetteépreuve ? Elle avait peur. Peur des pensées quipouvaient l’assaillir et de ne savoir leur résis-ter. Peur que le malheur ne l’aigrît et ne lui fîtl’âme mauvaise. Il lui semblait en cet instantque le drame qui s’était joué entre ses parents

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se répétait en son cœur : que, à côté de cettenature calme et raisonnable qu’on se plaisait àlui reconnaître et qui faisait dire qu’elle étaitle vivant portrait de sa mère, il y avait en elleune autre nature, toute différente, insoupçon-née de tous, comprimée mais non point étouf-fée par l’éducation – nature volontaire, assoif-fée de bonheur et prête pour le conquérir à toutrisquer. Cette nature violente, hélas ! elle ne laconnaissait que trop pour en avoir vu les ra-vages s’exercer dans sa propre famille : c’étaitcelle des Rumine… Elle pensa à son père et àses colères sauvages. Elle pensa à ses frères Is-maïl et Maximilien que leur emportement avaitentraînés, le premier à une révolte qui l’avaitfait s’enfuir de la maison paternelle, le second àun duel qui lui avait coûté la vie. Et, tremblantede devenir comme eux la victime de ses pas-sions déchaînées, Nadia souhaita de mourir…

— Oh ! pourquoi suis-je née ? gémit-elle.

Mais aussitôt, son désespoir lui fit honte.Devant elle se dressa le visage de sa mère.

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Elle la revit, marchant dans la vie d’un passûr et ferme. Celle-là avait connu les désillu-sions amères et les chagrins cuisants ; mais ja-mais le désespoir n’avait approché son âme.Comme Aliocha, elle avait su garder sa séréni-té au milieu des pires épreuves. Ils étaient biende la même race. La mère et le fils considé-raient la vie, non comme une source de jouis-sances, mais comme une âpre voie qu’il fautsuivre le pied ferme, sans vertige. Tous deux,dédaignant un bonheur terrestre qui n’apporteque déceptions et souffrances, avaient placé leleur dans une soumission absolue à la volontéde Dieu.

Il sembla à Nadia qu’à l’instar de sa mère etd’Aliocha, elle n’avait rien à attendre de la vie ;que la satisfaction que donne une consciencedroite et le sentiment du devoir accompliétaient le seul bonheur auquel elle pût pré-tendre. Mettre en Dieu seul son espoir ! Quecela paraissait dur à Nadia ! Quelle souffrance

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lui poignait le cœur à se dire que son partage,c’était de renoncer…

Mais déjà sa souffrance lui était chère. Seslarmes coulaient, brûlantes, et l’apaisement sefaisait en elle.

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TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME

LES TERREURS DE NATALIE

Dans l’antichambre, un pas d’homme, égalet ferme, résonna. Le visage de Natalie s’éclai-ra. Ses yeux se fixèrent avidement sur la porteet lorsqu’elle livra passage au majestueuxcomte Féodore, elle accueillit son frère d’untendre sourire.

— Comment te sens-tu, Natalie ? dit-il – ets’approchant du lit où elle reposait, il porta àses lèvres la main décharnée qu’elle lui ten-dait. – La nuit a-t-elle été meilleure ?

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— Oui, Dieu merci, je n’ai pas souffert deces horribles insomnies. J’ai seulement la têteun peu lourde.

— C’est l’effet de ces poudres, sans doute.Tu as dormi tout d’une traite ?

— Tout d’une traite, de minuit jusqu’à septheures.

— Et tu vas recommencer. Il n’est pas tard,huit heures à peine ! dit-il, en consultant samontre.

— Je ne crois pas que je me rendormirai,dit-elle, languissamment. Ce n’est pas que je nele désire point. Au contraire. J’aimerais pou-voir dormir jusqu’à ce soir, jusqu’à ton retour,Féodore, et ne rien savoir de ce qui se passeraici jusque-là, ajouta-t-elle avec une soudaineviolence.

— Que veux-tu donc qu’il se passe ? de-manda-t-il, souriant.

Elle ne répondit rien et il n’insista pas.

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— Je reviendrai le plus tôt possible, reprit-il, soucieux de la rassurer. Il est fort probableque, vers les quatre heures déjà, je serai ici. Etj’espère bien que ma Natalie sera assez raison-nable pour ne pas se tourmenter jusque-là.

Il se penchait sur elle pour l’embrasser.Quoique son ton fût plein de douceur, Nataliecrut y discerner une nuance de blâme et sesyeux s’emplirent de larmes.

— Oui, je tâcherai d’être raisonnable, com-mença-t-elle.

Elle se tut brusquement, dominée parl’émotion. Le comte, déjà, se dirigeait vers laporte. Elle le suivit d’un regard admirateur.Qu’il était beau, son Féodore ! si grand, si fort,si sûr de lui ! Ah ! quand il était là, certes, ellen’avait jamais peur ! Qui ne se serait senti ensécurité auprès de lui ?

Sur le seuil, avant de disparaître, il se re-tourna et lui sourit encore. Il fermait les yeuxà demi, ce qui ôtait toute dureté à son regard.

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Et ce sourire donnait à son visage un peu froidune douceur pleine de charmes.

Dans l’antichambre, de nouveau, son pasrésonna, égal et ferme. Puis, tout devint si-lencieux. Soulevée sur son lit, Natalie prêtaitl’oreille. Quelques minutes s’écoulèrent. Unroulement de voiture se fit entendre. Elle com-prit que c’était le comte qui s’éloignait. Alors,se laissant retomber en arrière, elle ferma lesyeux, en proie à une insurmontable angoisse.

Le château de Goreneki se composait, àl’origine, d’une maison de maîtres en boispeint, à un étage de neuf fenêtres de front,orientées en plein midi, et d’une quantité dedépendances – bureau, cuisine, écuries, caves,logement de nombreux domestique etc. – for-mant tout autant de maisonnettes distinctes,régulièrement alignées en bordure d’une vasteet belle cour, qui s’étendait derrière le bâtimentprincipal.

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Après la mort tragique de son unique frère,le comte Serge Strélitzky, père de Féodore etde Natalie, comme s’il eût pris en horreur cettevieille maison, pleine de recoins obscurs, detrappes et d’escaliers secrets, s’était faitconstruire un pavillon, où il s’était installé àdemeure, laissant le château hermétiquementclos. Plus tard, beaucoup plus tard, sur le pointde se marier, il avait ajouté une aile au bâ-timent principal, coupant ce dernier à angledroit et bordant, elle aussi, la cour spacieuse,sur laquelle s’ouvraient, au couchant, septlarges fenêtres. C’est là qu’il s’était fixé avec sajeune femme, là qu’il avait vu naître et grandirses enfants et qu’il avait vécu jusqu’à sa mort.

La nouvelle construction, plus moderne quel’ancienne, avec, au levant, son péristyle à co-lonnes et les ornements en stuc de sa façade,avait son entrée particulière, et un large es-calier en reliait directement les deux étages.Détail curieux : tandis qu’on avait assuré lacommunication des deux bâtiments au rez-de-

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chaussée, où le corridor de l’aile prolongeaità angle droit celui de la vieille maison dontil n’était séparé que par une massive porte dechêne – du reste toujours fermée – rien de pa-reil n’existait au premier étage : là, le mur iso-lait les deux constructions de toute son épais-seur.

Rien n’avait été changé à cet état de chosesdepuis le mariage du comte Féodore. Le vieuxchâteau continuait à rester condamné, per-sonne ne se souciant, sans doute, de pénétrerdans ces appartements qu’on disait hantés.Tous les Strélitzky continuaient à loger dansl’aile. Quant au docteur Schwarzmann, le mé-decin de Natalie, on l’avait installé dans le pa-villon naguère habité par le comte Serge.

L’appartement particulier de Natalie occu-pait tout un angle de l’aile et se composait detrois chambres s’ouvrant sur une quatrième,formant antichambre. Confortablement instal-lée, à la fois indépendante et très entourée,puisque à proximité immédiate de ses frères,

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Natalie eût dû, semble-t-il, se sentir en absoluesécurité. Or, tout au contraire, depuis qu’elleétait à Goreneki, elle était assaillie d’idées bi-zarres et de terreurs folles, que la présencede Féodore avait seule le pouvoir de dissiper.Elle était convaincue qu’un complot s’y tramaitcontre elle en faveur de Sacha. Elle n’en parlaità personne, par incapacité d’exprimer cequ’elle ressentait, car, malheureusement, sessoupçons ne reposaient que sur des présomp-tions. Rien ne transpirait extérieurement de cequi se passait dans l’ombre. Natalie en ressen-tait les effets, sans pouvoir s’en prendre à rien,ni à personne, sans pouvoir alléguer un seulfait positif.

En apparence, rien n’était changé chez lesStrélitzky. La présence d’Olga Wassilievnan’avait aucunement modifié les us et coutumesde la maison. Natalie continuait à y être traitéeostensiblement en souveraine maîtresse. Ja-mais le comte Féodore ne s’était montré plustendre et plus empressé auprès d’elle ; jamais

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il n’avait exigé qu’on lui témoignât plus de res-pect, plus de soumission. Et pourtant, en dépitde toutes ces marques extérieures de son pou-voir, Natalie n’en sentait pas moins son autori-té lui échapper, du moins en ce qui concernaitSacha. Ce n’était point qu’on prît ouvertementle parti de cette dernière. L’insolent qui s’y fûtrisqué eût payé cher son audace. Non, c’étaitcontre des résistances sournoises, contre unevéritable conspiration des choses que venait sebriser sa volonté, chaque fois qu’elle avait ledessein d’humilier ou de faire souffrir Sacha.

Natalie avait espéré que, les Strélitzky unefois réinstallés dans leurs terres, tout s’y passe-rait comme jadis ; que, chaque fois qu’elle au-rait envie de molester Sacha, elle n’aurait qu’àrecourir à Catineka ou à quelque autre de sesfemmes. Après la mort de Mme Strélitzky, Ca-tineka s’était insinuée dans les bonnes grâcesde Natalie, précisément en servant sa hainecontre la petite orpheline. C’était elle qui four-nissait à Natalie des prétextes à punir Sacha,

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lorsqu’elle la voyait torturée d’un maladif be-soin de vengeance. Quand elle voulait se don-ner le plaisir de faire expier à l’enfant l’exis-tence trop heureuse qu’elle avait eue du vi-vant de Mme Strélitzky, c’était toujours à Cati-neka que Natalie s’adressait : « Que fait cettecréature ? Comment se conduit-elle ? N’a-t-onpas à s’en plaindre ? » Catineka n’était jamaisprise au dépourvu. Elle avait toujours à dénon-cer quelque méfait, soigneusement noté en sontemps, qu’elle exhumait à cette occasion et quivalait les verges à Sacha. Et, promptement, elleavait trouvé des imitatrices.

Or, depuis leur réinstallation à Goreneki,Natalie s’était aperçue, à sa profonde stupéfac-tion, que personne, pas même sa fidèle Catine-ka, ne semblait plus disposé à se prêter à cetodieux système de délation. Elle croyait mêmeremarquer qu’on mettait maintenant autant dezèle à protéger Sacha que naguère à la desser-vir. Lorsqu’elle ordonnait à ses femmes de sur-veiller la « créature », on éludait ses ordres ; on

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faisait semblant de lui obéir, mais jamais onn’avait rien à lui apprendre qui fût défavorableà Sacha. Toujours et partout, dès qu’il s’agis-sait de cette dernière, Natalie se heurtait auxmêmes résistances muettes.

Quand elle essayait de sonder ce mystère– la nuit surtout, durant ses insomnies – elleétait prise d’épouvante. Quelqu’un protégeaitSacha, c’était certain. Ce ne pouvait être Olga.À Aloupka, Natalie avait craint l’amitié d’Olgapour Sacha, mais elle s’était vite aperçue quesa jeune belle-sœur était trop superficielle pourêtre vraiment redoutable. Si ce n’était pas Ol-ga, qui donc était-ce ? Les suppositions les plusabsurdes venaient à l’esprit de Natalie. Il lui ar-rivait de s’imaginer que Kamensky avait des in-telligences dans le château, qu’il avait réussià soudoyer leurs gens, et que c’était lui quicomplotait dans l’ombre en faveur de Sacha.Ces soupçons et ces terreurs qui, la nuit, at-teignaient leur paroxysme d’intensité, la pour-suivaient également durant le jour, ne lui lais-

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sant de repos que lorsque son frère était auprèsd’elle. Elle se prenait alors à douter de la réalitédu cauchemar qui l’oppressait si lourdement,à se demander si sa maladie ne lui faisait pasvoir les choses autrement qu’elles n’étaient, sile prétendu complot n’était pas tout simple-ment une imagination de son cerveau affaibli.À le voir si calme, si fort, elle éprouvait, bienfugitivement, hélas ! un sentiment d’absoluesécurité.

Et c’est pourquoi, en cette matinée d’oc-tobre, Natalie avait paru si péniblement affec-tée de l’éloignement – si court fût-il – de sonfrère Féodore.

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CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME

UNE LETTRE DEWASSILI WASSILIÉVITCH

YERMOLOFF

Confortablement installé dans sa voiture, le comte Féodore avait tiré de son portefeuille une lettre qu’il s’était mis à lire, le visage sou-dain rembruni. Cette lettre, qu’il avait reçue, la veille, de son beau-père Wassili Yermoloff, et dont il n’avait parlé à personne, était ainsi conçue :

« Tes reproches me sont allés droit au cœur, mon cher Féodore. Se peut-il que tu me méconnaisses au point de mettre sur le compte d’un changement d’idée le retard que j’apporteà suivre tes conseils ? Non, mon cher ami, ne

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me fais pas l’affront de douter de moi. Les pro-messes que je t’ai faites, le jour où tu devinsmon gendre, alors que, si généreusement, tut’offris à me tirer de l’impasse où j’étais acculé,ces promesses, je suis toujours et plus que ja-mais décidé à les tenir. Si je n’ai pas encoresigné l’acte de vente de ma maison de cam-pagne d’Aloupka, ce n’est point – sois-en per-suadé – que j’aie l’intention perfide de la gar-der, mais uniquement que je tiens, avant deconclure cette nouvelle affaire, à mettre mafemme au courant de la situation et que je n’enai pas le courage.

» Tu connais Rosa Ivanovna, son humeurautoritaire, son caractère emporté. Tu le sais,depuis dix-sept ans que nous sommes mariés,je ne me suis jamais risqué à contrarier ses fan-taisies ou à lui imposer en quoi que ce soit mavolonté, de sorte qu’elle a pris l’habitude de seconsidérer comme l’unique maîtresse du logis.Et voilà qu’il se trouve que, coup sur coup, jeprends, à son insu, l’initiative de toute une sé-

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rie d’actes qui vont bouleverser ses habitudeset son existence. Conçois, cher Féodore, moninquiétude, mon effroi à la perspective d’avoirà lui annoncer que, déjà, j’ai disposé sans laconsulter de mes biens, concluant avec toi unaccord aux termes duquel tu prends posses-sion de toutes mes terres – sauf de celle de Pio-trovska, que je garde – sous condition de nousservir, à elle et à moi, une rente viagère quinous permettra de vivre sans souci aucun etmême dans une large aisance, si nous restrei-gnons quelque peu notre train de maison.

» Évidemment, cet arrangement est pourmoi un bonheur inespéré et je te sais un gré in-fini, cher Féodore, de m’en avoir suggéré l’idéeet, plus encore, de m’avoir fourni les moyensde la réaliser. Mais il s’agit de faire entendrecela à ma femme et je t’avoue que c’est unetâche qui dépasse mes forces.

» Voilà deux mois que, chaque jour, je re-mets au lendemain cette explication néces-saire et inévitable ; chaque jour, je m’en sens

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un peu plus incapable. J’ai pensé que l’ivresseme donnerait peut-être le courage qui me faitdéfaut quand je suis de sang-froid. Je me suisgrisé comme le dernier des moujiks… sans rienperdre de ma lâcheté ! Maintenant, je vois clai-rement qu’il ne me reste qu’une chose à faire :charger quelqu’un d’apprendre à Rosa Ivanov-na ce qui ne peut lui être caché plus longtemps.Ce quelqu’un, Féodore, ai-je besoin de te direque c’est toi ? Qui donc serait mieux qualifiépour me rendre ce service ? Les difficultésn’ont jamais été pour te rebuter. Au contraire,on dirait que tu trouves du plaisir à les vaincre.D’autre part, Rosa Ivanovna a de toi une cer-taine crainte qui l’empêchera – je veux l’espé-rer – de se livrer, en ta présence, à tous lestransports d’une fureur dont j’aurais tout à re-douter, si j’étais seul à l’affronter. Et puisquenous venons, elle et moi, passer chez toi lesfêtes de fin d’année, puis-je compter que tu fe-ras ce que je sollicite de ton amitié ?… »

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« Je me serais fort bien passé de cette cor-vée et il faut avoir la maladresse de Wassiapour me la proposer ! » se dit le comte Féo-dore, interrompant sa lecture.

En se prêtant à la transaction à laquelleson beau-père faisait allusion dans sa lettre, ilavait eu uniquement pour but de lui épargnerla honte d’un désastre financier à bref délai.Les terres des Yermoloff, bien que situées dansles régions les plus fertiles de la Russie, avaientété jusque-là si mal exploitées que leur ren-dement ne suffisait plus à payer les intérêtsdes lourdes hypothèques dont elles étaient gre-vées. En les reprenant à son compte, avectoutes leurs charges, contre versement à leurancien propriétaire d’une rente viagère fortélevée, Strélitzky faisait un marché extrême-ment onéreux, du moins à première vue, caril ne désespérait pas d’arriver à doubler, sinonà tripler le rapport de ces propriétés en y ap-pliquant les procédés de culture en usage dansses propres domaines. Mais cet espoir, qui

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pouvait être déçu, ne devait pas entrer en lignede compte. Il avait donc fait preuve, dans cetteaffaire, d’une indéniable générosité. Pourtant,il savait fort bien que sa belle-mère non seule-ment ne lui saurait aucun gré de son désinté-ressement, mais qu’elle lui en voudrait à mortde la nécessité où il l’acculait de changer brus-quement de vie. C’est que Féodore avait misune condition au service qu’il avait rendu à sonbeau-père. Il lui avait fait promettre de menerdorénavant une existence plus en rapport avecses ressources et, pour lui complaire, WassiliWassiliévitch s’était engagé à vendre sa cam-pagne d’Aloupka, afin de payer ses dettes lesplus criantes avec le produit de cette vente, età se retirer dans son domaine de Piotrovska.Or, pour Mme Yermoloff, vivre en cette retraiteserait la pire des calamités. Aussi, Féodorecomprenait-il parfaitement l’effroi de son marià la pensée d’avoir à lui avouer ce qu’il avaitfait à son insu et tout ce qu’il projetait encorede faire. Ce qu’il comprenait moins, c’est que,ne pouvant s’y résoudre, Yermoloff eût la mal-

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adresse de recourir à lui, Féodore, l’instigateurde toutes ces mesures si odieuses à Rosa Iva-novna. N’était-il pas de toute évidence que,loin d’exercer sur elle l’action apaisante qu’enespérait Wassili, l’intervention du gendreabhorré ne ferait, au contraire, que décuplerson exaspération ?

Du reste, la perspective d’affronter sa belle-mère en courroux laissait le comte absolumentfroid. Ce qu’il envisageait avec moins de séré-nité, c’était l’intrusion de Rosa Ivanovna dansson intérieur. Il pressentait qu’elle éprouveraitune joie diabolique à lui causer des désagré-ments de toute sorte. Elle n’avait, malheureu-sement, que trop de chances d’y réussir.

De toute façon, la présence des époux Yer-moloff à Goreneki viendrait y compliquer unesituation déjà fort difficile. Strélitzky s’en ren-dait parfaitement compte. Il n’en était pasmoins résolu à les y recevoir et à rendre à Was-sili le service qu’il réclamait, certain d’être as-sez fort ou assez souple, quoi qu’il advînt, pour

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diriger les évènements à son gré. Le comteFéodore, certes, ne manquait pas de confianceen lui-même. Tout son passé ne témoignait-ilpas de son habileté à faire triompher partout ettoujours sa volonté ?

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CHAPITRE TRENTE-SIXIÈME

LE COMTE FÉODORE

Le comte Féodore Serguiévitch Strélitzkyétait né en 1787, dans ce château de Gorenekioù il était revenu s’installer au lendemain deses noces.

Féodore avait vécu à Goreneki jusqu’à lamort de son père, survenue en 1801, alors qu’ilallait avoir quinze ans. Jusqu’à cette époque– en dehors de deux maîtres spéciaux, dontl’un qui était le propre secrétaire du comte,était chargé de l’instruire dans toutes lesbranches de sa langue maternelle, et l’autre,qui était une fine lame, de lui enseigner tousles arts d’adresse, à commencer par l’escrime –le soin de son éducation avait été confié à unSuisse du nom de Dubois, savant modeste et

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pédagogue consciencieux, mais fanatique ad-mirateur de la Révolution française. Ce fa-rouche républicain s’était appliqué, cinq an-nées durant, à développer chez son élève legoût des lettres et des sciences, tout en lui in-culquant ce qu’il nommait avec emphase « lesimmortels principes de 89 ». S’il n’avait pasréussi dans cette seconde partie de sa tâche– la plus importante, selon lui – ce n’était point,certes, faute de zèle ; mais l’enfant auquel ilavait affaire appartenait à cette race de gentils-hommes campagnards, véritables autocratesdans leurs domaines, chez qui la pratique plu-sieurs fois séculaire d’un pouvoir absolu a sifortement développé les facultés de comman-dement qu’ils s’imaginent en posséder le droitpar privilège de naissance. Et les exemples quele petit Féodore avait eus sous les yeux dès saplus tendre enfance n’avaient pu que fortifierencore ses penchants à la domination. N’avait-il pas appris à considérer son père comme lemodèle de toutes les vertus, alors que ce père– M. Dubois n’avait pas tardé à le constater, à

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son inexprimable horreur – était, au contraire,le type achevé du despote ?

En 1796 – date de l’arrivée du précepteur àGoreneki – le comte Serge Strélitzky, alors âgéde cinquante-cinq ans, passait pour l’hommele plus riche de son gouvernement, et ses do-maines étaient les plus prospères de la région.Pratiquant convaincu, grand bâtisseurd’églises, de couvents et d’hospices, il s’étaitattiré par ses libéralités la très haute faveur desprinces de l’Église. M. Dubois n’ignorait pas lesbruits qui circulaient sur l’origine de cette pié-té excessive – que le comte avait un crime surla conscience ; que, trente ans auparavant, ils’était pris d’une passion violente pour la filled’un de ses voisins et, trouvant un rival préfé-ré dans la personne du frère unique avec qui ilvivait, il l’avait tué dans un accès de jalousiefurieuse. L’assassin s’était condamné lui-mêmeà la plus dure des pénitences en faisant vœud’exclure à tout jamais les femmes de sa vie.Il avait tenu, vingt années durant, cet étrange

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serment. Au bout de ce temps, il s’était marié,soit qu’il jugeât l’expiation suffisante, soit queles écarts de conduite du seul parent qui luirestât – un cousin éloigné, sur lequel il comp-tait pour perpétuer sa race, et dont il voulaitfaire son héritier – lui inspirassent, pour l’ave-nir de sa maison, les plus sérieuses appréhen-sions.

M. Dubois se sentait tout disposé à pardon-ner ce crime au coupable, en considération durepentir qu’il en avait montré. Il ne pouvait, enrevanche, prendre son parti des innombrablesabus de pouvoir que le maître de Gorenekise permettait sur la personne de ses sujets.Pour n’en citer qu’un exemple entre mille, lecomte avait cette habitude, fort à la mode alorschez les propriétaires d’« âmes », mais parti-culièrement odieuse au précepteur, d’organiserlui-même les mariages de ses serfs. Tantôt,c’étaient les plus belles filles de ses domainesqu’il donnait en récompense à ses meilleursserviteurs ; tantôt – et cela régulièrement

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chaque printemps – il se faisait présenter uneliste de ceux de ses sujets, qui, ayant dépasséd’une année l’âge légal de se marier, nel’étaient point encore, et il les répartissait parcouples, au gré de sa fantaisie. De là, sur sesterres, nombre d’unions mal assorties, et par-fois aussi, hélas ! tragiquement dénouées par lemeurtre de l’époux imposé. Le bon M. Duboiseût fui Goreneki comme on fuit l’antre du tigre,s’il n’eût été retenu par le sentiment du devoirenvers son élève. N’était-ce pas rendre ser-vice à ce malheureux enfant que de chercherà combattre, par un enseignement libéral, l’in-fluence néfaste que devaient nécessairement,à la longue, exercer sur lui de si déplorablesexemples ?

Placé entre ces deux êtres si dissemblables,le jeune Féodore restait en apparence impas-sible et comme indifférent à leurs opinions res-pectives. En réalité, entre son maître et sonpère, ses sympathies n’hésitaient pas : elles al-laient d’instinct au comte. Mais il se gardait

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de les laisser paraître. Ce premier-né du comteSerge s’était profondément ressenti de la se-cousse morale qu’avait provoquée chez sonpère le fratricide atroce dont il s’était renducoupable. L’homme qui, tant d’années, avaitporté enseveli au plus profond de son cœur unsi effroyable secret, avait transmis à son filsune âme close. Et c’était cet enfant, dissimuléde nature, que l’on soumettait à la redoutableépreuve d’une éducation absolument contraireà ses penchants héréditaires ! À l’école deM. Dubois, la dissimulation native de Féodoredevait s’aggraver irrémédiablement.

Il tenait de sa race une grande dureté decœur, des instincts autoritaires et un esprit po-sitif, toutes choses profondément antipa-thiques à son précepteur. Pressentant que, s’ilse montrait à lui tel que la nature l’avait fait,c’en serait fini de son repos ; que, sans trêveet sans merci, croyant faire œuvre méritoire,M. Dubois s’acharnerait à vouloir le transfor-mer, le jeune garçon lui fermait son cœur,

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jouant vis-à-vis de lui le rôle qu’il savait devoirlui plaire : celui d’un écolier studieux, inaltéra-blement soumis.

Le maître et l’élève s’étaient séparés dansles meilleurs termes, lorsque, un an environaprès la mort du comte et pour obéir à sesdernières instructions, Féodore avait été en-voyé à Pétersbourg, afin d’y achever ses étudesdans le Corps des Pages(2) que l’empereurAlexandre venait de fonder. En prenant congéde son élève, M. Dubois se flattait, intérieure-ment, de n’avoir pas perdu son temps à Gore-neki. Il eût été épouvanté s’il avait pu lire danscette âme qui ne s’était jamais livrée.

En quittant le château où s’était écoulée sonheureuse enfance, Féodore se promettait d’yrevenir, dès qu’il serait maître de son destin,et d’y vivre comme son père y avait vécu. Lecomte restait pour lui le type accompli du gen-tilhomme et il comptait bien, plus tard, lui res-sembler en tout. Comme lui, il serait un ha-bile administrateur. Ses devoirs, il les connais-

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sait. C’étaient les devoirs bien entendus d’ungrand propriétaire foncier ; faire régner dansses domaines l’ordre, la justice, la sécurité, ti-rer d’un sol ingrat tout le parti possible aumoyen de moujiks ignorants, souvent pares-seux et ivrognes ; ne rien exiger qui dépassâtleurs forces, mais, au besoin, les contraindreau travail et, à l’occasion, les corriger pater-nellement. Tout cela lui semblait parfaitementéquitable et naturel. Les belles théories deM. Dubois étaient restées pour lui lettre morte.Il ne tournait pas vers l’avenir un esprit tour-menté de scrupules. Cachant sous des dehorsun peu nonchalants un caractère à la foissouple et opiniâtre, bien en santé, plein deconfiance en soi, il s’apprêtait à vivre selonles traditions de ses ancêtres, se sentant faitcomme eux pour dominer, et servi, à leur ins-tar, par une indomptable volonté de réussir.

Les vacances d’été devaient le ramener aumanoir familial. La première fois qu’il y revint,seize mois s’étaient à peine écoulés depuis la

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mort de son père, et, déjà, sa mère avait pris unnouvel époux. Alexandre Alexandrovitch Stré-litzky, ce cousin du feu comte qui, si long-temps, avait été considéré comme son héritier,occupait sa place.

Pour Féodore et Natalie, ce second mariagede leur mère était un coup brutal. Mais, s’ils enfurent pareillement affectés dans leur for inté-rieur, l’extrême dissemblance de leurs naturesapparut dans l’attitude que chacun d’eux priten cette circonstance. Tandis que, chez la pe-tite Natalie, l’indignation et la colère provo-quaient une crise qui mettait sa vie en danger,Féodore, lui, restait impassible, comme résignéà un événement qu’il n’était pas en son pouvoird’empêcher. Durant tout le temps qu’il passaà Goreneki, son attitude vis-à-vis de son beau-père fut si parfaitement correcte que ce der-nier s’y laissa tromper. « Féodore est un bongarçon ! » avait-il coutume de dire. Il ne sedoutait guère que le « bon garçon » le faisaitsecrètement surveiller par des serviteurs dé-

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voués. C’est que les bavardages des domes-tiques avaient mis Féodore au courant des an-técédents de ce cousin, devenu si subitementson beau-père. Il savait que la cupidité seuleavait poussé Alexandre Alexandrovitch àépouser sa mère, réduit qu’il était à vivre d’ex-pédients, depuis que le mariage du comtel’avait frustré de l’héritage sur lequel il comp-tait. Cela avait fait réfléchir Féodore. Il étaittrop intelligent pour ignorer que sa mort etcelle de Natalie eussent fait passer leur im-mense fortune aux mains de ce peu désirablebeau-père. Et, méfiant, il prenait ses précau-tions contre les dangers auxquels les convoi-tises d’Alexandre Alexandrovitch pouvaient lesexposer, lui et sa sœur. Par la suite, il s’abstintde revenir à Goreneki tant que son beau-pèrey résida, et il s’efforça d’en éloigner Natalie ;mais il se heurta à une résistance désespéréede la jeune fille. Quitter Goreneki ! Jamais !Plutôt que d’abandonner le manoir familial àl’homme qui y avait usurpé la place de sonpère, elle préférait s’y consumer de rage im-

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puissante. Ses lettres mettaient Féodore aucourant de tout ce qui s’y passait. Elle n’avaitpas de secrets pour lui. La tendresse qu’elle ré-partissait naguère entre les trois êtres qu’elleaimait le plus au monde : son père, sa mère etson frère, elle l’avait reportée toute entière surce dernier. À l’endroit de sa mère, elle n’éprou-vait plus que du ressentiment. Elle ne pouvaitlui pardonner de s’être remariée. Cette infidéli-té à la mémoire de son père la révoltait. Quantà Alexandre Alexandrovitch, elle lui portaitune haine farouche. De tous ses vœux, la vin-dicative Natalie appelait la vengeance du Cielsur ceux en qui elle persistait à voir deux cou-pables. Elle leur souhaitait tout le mal pos-sible : à sa mère, les plus cruelles déceptionsconjugales, à l’odieux Alexandre Alexandro-vitch, les pires humiliations.

La férocité de sa sœur ne choquait pas Féo-dore. Il était trop profondément un Strélitzkypour ne point comprendre et excuser sa vio-lence. Ce qui lui paraissait regrettable, c’est ce

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besoin immodéré qu’elle éprouvait de s’épan-cher, de laisser éclater sa haine, de mettre soncœur à nu. En lisant ses lettres, il se rendaitcompte de l’impression défavorable qu’ellesn’auraient pas manqué de produire sur l’espritde n’importe quel lecteur impartial ; et cettefranchise, qu’elle eût observée, il le sentait, vis-à-vis de n’importe qui, lui semblait une dange-reuse faiblesse, car les hommes sont ainsi faitsqu’ils ne tolèrent pas chez les autres ce qu’ilsn’éprouvent point eux-mêmes.

Féodore avait dix-huit ans lorsqueAlexandre Alexandrovitch passa à l’étrangeravec la belle Marie, abandonnant sa femme etles jumeaux qu’il lui avait donnés, après s’êtreapproprié sa fortune par des moyens plus oumoins licites. Rien ne s’opposait plus au re-tour de Féodore à Goreneki. Que de change-ments il y trouva lorsqu’il y revint, au coursde l’été 1806, son stage terminé au Corps desPages et son brevet d’officier en poche ! Dansle manoir, naguère si paisible, les scènes suc-

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cédaient aux scènes. Dora Andréiévna ne par-donnait pas à sa fille la joie insolente qu’elleavait affichée, au lendemain de la fuite scanda-leuse d’Alexandre. Et Natalie faisait à sa mèreun véritable crime de la naissance des ju-meaux. Elle avait alors treize ans. Sa santéavait toujours été délicate et les tempêtes in-térieures épuisaient ce corps trop frêle, encoreéprouvé par la croissance. Inquiet, le médecinde famille réclamait l’éloignement immédiat dela jeune fille, laissant comprendre qu’il ne ré-pondait de rien si elle s’obstinait à rester à Go-reneki. Certes, Dora Andréiévna n’eût pas de-mandé mieux que de la voir partir, mais Nata-lie ne voulait pas entendre parler d’être miseen pension. C’est alors que l’idée vint à Féo-dore de recourir à la baronne Tchernadieff. Ilsavait qu’elle lui portait une vive affection, ensouvenir de son père qu’elle disait avoir beau-coup connu, et elle lui inspirait plus deconfiance qu’aucune autre personne. Mise aucourant de la situation, elle offrit tout de suitede se charger de Natalie. Elle n’avait pas d’en-

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fants, et elle les adorait. En outre, elle passaitune partie de l’année à l’étranger. Natalie pour-rait l’accompagner dans ses voyages. La jeunefille se prêta de bonne grâce à cette combi-naison, qui satisfaisait tout le monde. Elle fitsi bien la conquête de la baronne, que celle-cirêva de la marier à son neveu Wassili Yermo-loff. Féodore, lui aussi, était favorable à cetteunion. Il aimait sa sœur. Il connaissait ses dé-fauts et ses qualités. Il la savait féroce dans sesrancunes et impitoyable à ses ennemis, tandisqu’elle pouvait être, pour ceux qui avaient sugagner son cœur, la créature la plus aimanteet la plus dévouée qui fût. Il savait égalementqu’elle n’était ni une âme pieuse ni un espritcultivé, que rien ne l’intéressait hors sa famille,où elle ne trouvait malheureusement que dessujets de tristesse et de ressentiment. Et il sou-haitait la soustraire à cette ambiance malsaineen la mariant.

Au cours de l’été 1808, le frère et la sœurfirent un séjour en Suisse, en compagnie de la

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baronne et de son neveu, et Yermoloff deman-da la main de Natalie, qui avait alors seize ans.Les fiançailles furent aussitôt célébrées, sansqu’on eût pris la peine d’en informer Dora An-dréiévna.

Mais ce roman d’amour fut de courte durée.À la suite d’une grave maladie, Natalie, surces entrefaites, rendit sa parole à son fiancé,se disant résolue à ne se jamais marier. Ellese sentait si faible qu’elle pensait mourir bien-tôt. Ni les supplications de Yermoloff, ni lesinstances de la baronne et de Féodore ne lafirent changer d’avis. Son frère la ramena àGoreneki, et elle y reprit sa triste existencede naguère, entre sa mère qu’elle traitait avecune hautaine condescendance et que sa pré-sence seule paralysait, et les jumeaux, ses de-mi-frères, qu’elle ne pouvait souffrir, et qui nese souciaient pas plus d’elle que si elle n’eûtpas existé. Elle s’était efforcée de retenir Féo-dore à Goreneki, mais il était resté sourd àses prières. Quel attrait pouvait avoir pour ce

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jeune homme de vingt et un ans, plein de san-té, de force et de passion, la vie monotone dela campagne, alors que Pétersbourg lui offraittous les plaisirs, toutes les jouissances dont ilétait assoiffé ?

C’est à cette époque que Féodore Strélitzkys’était attiré l’inimitié de celle qui, dix-sept ansplus tard, devait devenir sa belle-mère.

Rose Délavai était alors lectrice de la ba-ronne Tchernadieff. Dans la petite ville deFrance où son père exerçait les modestes fonc-tions d’employé de l’octroi, on lui avait ditqu’en Russie une jolie fille a chance de se bienmarier, et elle s’y était rendue, très décidée àtirer parti de sa beauté. Le destin avait missur sa route Féodore Strélitzky. Comme il étaitbien de sa personne, qu’elle le savait très riche,orphelin, par conséquent libre d’agir à sa guise,et qu’il ne paraissait point insensible à sescharmes, c’était sur lui qu’elle avait toutd’abord jeté son dévolu. Mais, intelligentecomme elle l’était, elle n’avait pas tardé à com-

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prendre qu’elle perdait son temps à le vouloirsubjuguer ; s’il était tout disposé à flirter avecelle, jamais ce jeune aristocrate ne s’abaisseraità lui offrir son nom. Blessée dans son amour-propre, pleine de ressentiment, elle s’était alorsrabattue sur Wassili Yermoloff, dont elle espé-rait venir plus facilement à bout. Et, cette fois,le succès avait paru couronner ses efforts. Dé-jà, elle croyait toucher au but ; déjà, la date deleur mariage était fixée, lorsque, brusquement,au cours de ce fameux voyage en Suisse entre-pris en compagnie et à l’instigation de Strélitz-ky, Wassili Wassiliévitch lui avait joué le tourde se fiancer à la sœur de ce dernier. Rose Dé-lavai avait cru étouffer de rage, lorsque la nou-velle en était parvenue à Pétersbourg. Commeelle avait maudit ce Yermoloff, inconstant etparjure ! Et, surtout, comme elle avait mauditce Strélitzky qui, en jetant sa sœur dans lesbras de son ami, se mettait, pour la secondefois, à la traverse de ses espoirs matrimo-niaux ! Heureusement que cette Natalie Stré-litzky, qu’on disait un peu folle, avait eu, non-

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obstant sa folie, assez de bon sens pour com-prendre qu’on ne se marie pas quand on a lecerveau détraqué. Elle avait rompu avec Yer-moloff, et Yermoloff, peu après, était rentréseul à Pétersbourg, tandis que Féodore accom-pagnait sa sœur à Goreneki. Alors, aiguillonnéepar la crainte de le voir lui échapper à nou-veau, et définitivement cette fois, si elle ne par-venait à mettre le grappin sur lui pendant l’ab-sence de Strélitzky, Rose Délavai avait si bienmanœuvré qu’elle avait réussi à se faire épou-ser avant le retour de Féodore. Mais le succèsn’avait point apaisé son ressentiment. DevenueMme Yermoloff, jamais elle n’avait pardonné àStrélitzky les humiliations qu’il lui avait coupsur coup infligées ; n’osant s’attaquer au comteouvertement, elle se vengeait en disant de luipar derrière tout le mal qu’elle pouvait.

À l’en croire, la jeunesse de Féodore Ser-guiévitch n’avait pas été celle d’un saint. Loinde là ! À Pétersbourg, il avait fréquenté de sin-guliers milieux et il en savait sur la secte des

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Khlystys plus long qu’il ne convient. C’étaitune voie détournée que prenait là Rosa Iva-novna pour l’accuser d’y avoir été affilié.

Cette secte était alors à la mode. En russe,Khlysty est le sobriquet du mot Christovtchina(communauté du Christ), altéré par dérision enKhlystovtchina (communauté de Flagellants),par allusion à l’une des pratiques de ces sec-taires. Les Khlystys – qui, extérieurement, serattachaient à l’église orthodoxe, car le plus ri-goureux secret leur était imposé, et qui, pour laplupart, appartenaient aux plus hautes sphèresde la société, ce qui donnait à la secte unepuissance occulte considérable – les Khlystysse réunissaient la nuit, soi-disant pour com-munier en Dieu dans les transports d’une ex-tase qu’ils provoquaient par des moyens qu’onprétendait contraires aux bonnes mœurs. Toutleur était bon pour atteindre leur but, qui étaitd’abattre le corps afin d’exalter l’esprit, del’amener à l’état propice aux visions et aux pro-phéties.

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Rosa Ivanovna ne manquait pas d’insinuer,lorsqu’elle abordait ce scabreux sujet, que cen’était nullement le mysticisme des Khlystys,mais bien plutôt les pratiques licencieusesqu’on leur reprochait, qui avaient poussé Stré-litzky à se fourvoyer dans leur compagnie. Etelle donnait à entendre que ceci n’était encoreque péché véniel en regard des excès de toutesorte auxquels le comte s’était laissé entraînerlors de son séjour dans la capitale.

À ce propos, le prince Rastovtzoff avait euun mot intéressant et qui avait été diversementcommenté à Aloupka. Comme certain curieuxinsistait pour savoir ce qu’il pensait des diresde Mme Yermoloff, il s’était borné à mettreentre les mains de cet importun, avec un sou-rire amusé, une fort belle édition des Essais deMontaigne – celle de l’Angelier, publiée à Paris,en 1595 – ouverts au passage suivant :

« … Pourveu qu’on puisse tenir l’appétit etla volonté soubs boucle, qu’on rende hardi-ment un jeune homme commode à toutes na-

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tions et compagnies, voire au desreglement etaux excès, si besoing est. Son exercitationsuive l’usage. Qu’il puisse faire toutes choseset n’ayme que les bonnes… qu’en la desbauchemesme, il surpasse en vigueur et en fermetéses compaignons, et qu’il ne laisse à faire lemal, ny à faute de force ny de science, mais àfaute de volonté, Multum interest, utrum peccarequis nolit, aut nesciat… »

D’où le curieux avait tiré la conclusion que,si Strélitzky avait réellement participé auxréunions clandestines présidées par Mme Tata-rinoff, il n’avait fait que suivre et imiter desexemples venant d’en haut.

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CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME

LE COMTE FÉODORE(suite)

Ce fut seulement en 1816, après la mort desa mère, que Féodore Serguiévitch quitta dé-finitivement Saint-Pétersbourg pour s’installerdans ses terres. Dans l’intervalle, deux évé-nements considérables étaient survenus : l’un,l’invasion de la Russie par les armées fran-çaises et la campagne de 1812, à laquelle lecomte Féodore prit une part active, levant àses frais un régiment entier de cavalerie ;l’autre, ne touchant que les seuls Strélitzky et,pour eux, gros de conséquences : la mortd’Alexandre Alexandrovitch.

Dora Andréievna avait recueilli la petite Sa-cha et manifesté son intention de l’adopter,

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afin de lui assurer les mêmes droits qu’à sespropres enfants. Tout en la laissant croire àcette adoption, Féodore n’avait eu garde d’ac-complir les formalités qui, seules, l’eussentrendue valable, de sorte que la fille de Marieet d’Alexandre se trouvait légalement, par rap-port à ceux qu’elle considérait comme sesfrères et sœur, dans la position d’une serve vis-à-vis de ses maîtres. Cette particularité n’étaitconnue que du seul comte Féodore.

L’arrivée de Sacha à Goreneki avait pro-voqué chez Natalie une véritable révolte. Elleavait contre sa mère tant de griefs déjà ! De-puis la mort du comte Serge, quelles folies Do-ra Andréievna n’avait-elle pas commises ? Lesscandales qu’avait entraînés son second ma-riage ne lui servaient donc pas de leçon ? Luifallait-il encore, pour allonger la liste de sesextravagances, adopter la bâtarde de l’hommequi l’avait trahie ?

Qui sait à quelles extrémités l’exaspérationeût porté Natalie, si Féodore ne se fût trouvé

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là pour la calmer ? Dans l’engouement de DoraAndréievna pour Sacha, il lui fit voir le capriced’une moribonde ; il fit appel à son bon cœurpour qu’elle ne troublât point les derniers ins-tants de leur mère. Natalie se résigna à dévorersa rage en silence, en attendant la mort deMme Strélitzky, qu’elle espérait prochaine.Mais cette mort fut lente à venir. Dora An-dréievna ne devait s’éteindre que cinq ans plustard, laissant après elle une famille divisée,comprenant les enfants de trois lits différents,animés les uns à l’égard des autres des dis-positions les moins bienveillantes. Qu’allait-iladvenir d’eux maintenant que Féodore était lemaître ?

Natalie ne cachait pas sa joie. Enfin !L’heure de la revanche allait sonner. Elle la rê-vait complète… Sans plus tarder, on allait re-mettre à leur véritable place les descendantsde l’odieux Alexandre Alexandrovitch, cetterace de Strélitzky déchus qui, trop longtemps,avaient joui de droits usurpés. À cette époque,

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Natalie enveloppait dans une même haine lesjumeaux et Sacha, les fils légitimes et la fillenaturelle de son beau-père. Contre les ju-meaux, elle nourrissait de profonds griefs.Outre qu’elle n’avait jamais pris son parti deleur existence, elle avait encore sur le cœur lepeu de cas qu’ils faisaient d’elle, du vivant deleur mère, et elle comptait bien les faire re-pentir de leurs dédains. Ah ! comme on allaitles dresser au respect ! Et qu’ils ne s’avisassentpoint de se rebiffer ! On arriverait toujours àles mâter, à coups de cravache, s’il le fallait !Natalie ne rêvait rien moins que de faire régnerla terreur au château.

Inquiets, les jumeaux se serraient l’uncontre l’autre, se demandant avec angoisse cequ’il allait advenir d’eux, maintenant que leurmère n’était plus là pour les protéger. Féodoreleur inspirait plus de crainte que de confiance.N’était-il pas le frère de Natalie ? D’instinct, lesfils d’Alexandre n’attendaient rien de bon desenfants du comte Serge.

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Seule, Sacha, trop petite encore pour serendre compte de la gravité de la situation,restait indifférente aux préoccupations de sonentourage. Pauvre Sacha ! C’était elle, pour-tant, qui allait pâtir seule – et combien cruelle-ment ! – de la mort de sa bienfaitrice.

Le comte Féodore arrivait à Goreneki avecdes idées bien arrêtées et qui étaient fort diffé-rentes de celles de sa sœur. Tandis qu’elle nevoyait dans l’avenir que la continuation d’unpassé de discordes, il estimait, lui, que leursdissentiments de famille n’avaient que trop du-ré. Évidemment, il était très regrettable queDora Andréievna se fût remariée et que les ju-meaux existassent. Mais, puisque on n’y pou-vait rien changer, mieux valait en prendre sonparti. Les rancunes de Natalie avaient, certes,leur raison d’être. Et il ne songeait point à l’enblâmer. Mais, à vingt-neuf ans, il était hommed’un jugement trop réfléchi pour ne point sa-voir que les passions sont mauvaises

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conseillères. Que fût-il advenu, s’il eût donnécarte blanche à sa sœur ?

Poursuivis par sa haine tracassière, abreu-vés de vexations, obligés de courber la têtesous le joug, Ocipe et Wolodia n’eussent pasmanqué, sitôt sonnée l’heure de leur majorité,de fuir Goreneki, pleins de rancune contreleurs aînés, ne rêvant qu’occasions de leur cau-ser du dépit et, à défaut d’une fortune qu’ils nepossédaient point, vivant d’expédients commefeu leur père. Strélitzky entrevit le danger fu-tur, et, d’ores et déjà, voulut y parer. Il pritsous sa protection les fils de son beau-père,non pas ostensiblement, mais de la manièredétournée qui convenait à son caractère dissi-mulé et à sa nature un peu paresseuse. Touts’accomplit sans qu’il y parût. Il n’eut avec Na-talie aucune explication ; il ne chercha pointà la gagner à ses idées : elle se fût obstinéedans les siennes, et il ne voulait pas avoir à luiinfliger la mortification de se voir désapprou-vée par lui. Mais, tandis qu’il la laissait libre-

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ment exposer ses projets de vengeance, il pre-nait les mesures propres à les faire échouer.Pour soustraire Ocipe et Wolodia à son ressen-timent, il les installait dans le pavillon habi-té naguère par le comte Serge, et il leur don-nait un nouveau gouverneur, leur signifiant surun ton d’ironique bonhomie – à eux qui, jus-qu’alors, n’en avaient pu garder aucun – qu’ilseussent à s’en accommoder, s’ils ne voulaientêtre mis dans un internat. Cette menace eutun effet magique sur les jumeaux qui se fai-saient de la vie de lycée une idée épouvan-table. Natalie, qui avait compté s’ingérer dansleur éducation, et prendre prétexte de leursmoindres écarts pour les faire rudement châ-tier, n’eut point l’occasion d’intervenir, le pré-cepteur ayant reçu l’ordre de n’adresser sesplaintes qu’au seul comte Féodore, et celui-ci se gardant bien d’en entretenir sa sœur.D’autre part, le comte recommandait en secretà ce gouverneur grassement rétribué de nepoint tourmenter ses élèves. Il s’arrangeait ain-si à rendre la vie facile aux fils d’Alexandre,

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alors que Natalie rêvait de leur faire un enferde Goreneki.

Mais si Féodore protégeait les jumeauxcontre la rancune de Natalie, sa sollicitude nes’étendait point à Sacha. Soit qu’il estimâts’être montré pour elle généreux au delà mêmede son devoir, en lui laissant occuper à sonfoyer cette place de sœur adoptive à laquelleelle n’avait aucun droit ; soit qu’il jugeât habilede sacrifier quelqu’un aux fureurs vengeressesde Natalie, il abandonna la petite orpheline àsa sœur, lui laissant toute liberté de l’élever àsa guise. Le premier usage qu’elle fit de sespleins pouvoirs fut de faire fouetter Sacha, auxseules fins de lui apprendre ce qui l’attendait,lorsqu’on aurait à se plaindre d’elle. La brutali-té de l’avertissement annonçait la brutalité durégime auquel on allait la soumettre. En effet,du jour au lendemain, une vie de misères com-mença pour l’enfant. Que de griefs ne décou-vrait-on pas contre cette fille de serve qui, pen-dant cinq ans, avait été traitée en princesse !

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Il s’agissait de rabattre son orgueil, de la dres-ser à l’obéissance, de lui prouver qu’on avaittout pouvoir sur elle. La pauvre Sacha, qui neconnaissait de la vie que les douceurs, en goû-ta subitement toutes les rigueurs. Du régimedes caresses, elle passa sans transition au ré-gime du fouet. Natalie se vantait de ne la punirjamais sans raison ; mais que de fois le pré-texte tenait lieu de motif pour sévir ! Et Sachasavait que, quelle que fût la faute dont on l’ac-cusait, qu’elle fût grave ou légère, réelle ouprésumée, c’était toujours sur son corps, sur sapeau, que tombait le châtiment.

Le comte Féodore laissait faire. Pourtant,quand, d’aventure, Natalie s’attaquait aux ju-meaux, il savait bien laisser transparaître sonmécontentement. Mais de Sacha, visiblement,il se désintéressait. Il n’ignorait rien de ce quise passait dans le cœur et dans l’esprit de sasœur. Il savait de quelle férocité la haine pou-vait la rendre capable, et quels griefs elle nour-rissait contre Sacha. Un mot de lui eût changé

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complètement le sort de l’enfant. Ce mot, aussilongtemps que les Strélitzky furent à Goreneki,il ne le prononça pas. Il laissa la méchancetéde Natalie s’exercer sur Sacha. Il pensait, sansdoute, qu’il valait mieux, étant donné sa condi-tion, qu’elle n’eût point la vie trop douce ; que,d’ailleurs, la sévérité avec laquelle on la traitaitn’avait rien d’exagéré, du moment que sa santén’en souffrait pas. Il était homme à raisonnerde la sorte, à supposer qu’il eût daigné arrêtersa pensée sur un être aussi infime que pouvaitl’être, à ses yeux, sa soi-disant sœur adoptive.

La conséquence de cette attitude de Féo-dore fut que Natalie, toujours désireuse deplaire à son frère, s’habitua peu à peu à laisserles jumeaux en paix pour s’acharner unique-ment sur Sacha. En même temps, un revire-ment se faisait dans ses idées. Elle commençaità comprendre l’injure qu’elle faisait à Ocipe età Wolodia, issus du légitime mariage de Do-ra Andréiévna et d’Alexandre Alexandrevitch,en les traitant sur le même pied que la petite

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étrangère, fruit de la liaison de ce mêmeAlexandre avec une serve. Et, lentement, lesjumeaux rentraient dans ses bonnes grâces,tandis qu’elle se faisait de plus en plus systé-matiquement dure et hautaine à l’égard de Sa-cha.

Les trois années qui s’écoulèrent dès lamort de Dora Andréievna jusqu’à l’installationdes Strélitzky à Aloupka devaient restercomme un cauchemar dans le souvenir de lapauvre enfant. À Aloupka, brusquement, sonsort s’améliora. Non pas que l’humeur de Na-talie se fût radoucie, bien au contraire. Mais lecomte Féodore avait fait entendre à sa sœurqu’on y avait de ridicules préventions contreles châtiments corporels et qu’il convenait,aussi longtemps qu’on y résiderait, d’en tenircompte, surtout en ce qui concernait Sacha.Pour qui connaissait Féodore, pareil langageéquivalait à un ordre et les ordres du comterencontraient, chez les Strélitzky, une soumis-

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sion absolue. L’emploi des verges fut donc tem-porairement, sinon définitivement, abandonné.

Outre la suppression des châtiments corpo-rels, Sacha dut encore à Féodore, sitôt les Stré-litzky installés à Aloupka, un certain relâche-ment de surveillance qui lui permit de noueravec Pierre Nicolaïevitch Kamensky l’amitiédont elle devait tirer tant de bonheur. C’estgrâce au comte également qu’elle fit laconnaissance d’Olga Wassilievna et qu’elle de-vint sa compagne d’études.

Cette intervention indirecte de Féodore ensa faveur, dont Marfa s’était empressée del’instruire, n’avait éveillé aucune gratitudedans le cœur de Sacha. Elle la jugeait tardive,la devinant motivée non par un sentiment depitié pour elle, mais uniquement par le souciqu’il avait de ne point froisser l’opinion. Etelle ne se trompait pas. Pour que le comteFéodore se fût avisé de limiter l’autorité qu’ilavait tacitement reconnue à Natalie sur Sacha,il avait fallu son vif désir de déjouer les in-

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trigues de sa vieille ennemie Rose Délavai, de-venue Mme Yermoloff. Furieuse de le voir s’ins-taller à Aloupka et reprendre sur Wassili Wassi-liévitch son ancien ascendant, elle menait uneactive campagne contre les Strélitzky, s’effor-çant de les faire passer pour des monstres deférocité. Très habilement, le comte Féodoreavait su éviter les pièges que, coup sur coup,Rosa Ivanovna lui avait tendus pour prouverses dires. C’est ainsi qu’il s’était aperçu qu’ellefavorisait l’amitié de Pierre et de Sacha, sansdoute dans le secret espoir que cette amitié dé-fendue vaudrait à cette dernière des rigueursqu’elle comptait exploiter contre les Strélitzky.Et ces prévisions ne se fussent que trop réali-sées, sans la précaution qu’il avait eue d’inter-dire qu’on infligeât à Sacha des châtiments cor-porels. Qu’importait au comte Féodore l’ami-tié de Pierre et de Sacha ! Personnellement, ily était indifférent. Quand il y réfléchissait, il yvoyait même un avantage. Avec ses ridiculesprétentions à la vertu, Kamensky ne pouvaitêtre qu’inoffensif et, d’autre part, son tempéra-

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ment jaloux le portait à exercer sur son amieune surveillance que la beauté de Sacha ren-dait nécessaire et que le comte jugeait devoirêtre autrement efficace que toutes les précau-tions et toutes les rigueurs des Strélitzky.

Déçue de ce côté-là, Rosa Ivanovna nes’était point tenue pour battue. C’était unefemme de ressources, qui avait mis sous sonbonnet de démontrer partout que les Strélitzkyétaient des bourreaux et Sacha leur victime.Certaine qu’ils ne souffriraient point que cettedernière fréquentât sa maison, elle avait imagi-né de l’y attirer, afin de commenter à sa façonle refus qu’ils ne manqueraient pas de lui op-poser. Mais le comte Féodore avait, cette foisencore, percé à jour ses desseins et déjoué sonastuce : « Je ne veux pas, s’était-il dit, lui don-ner la joie d’aller raconter partout que nous te-nons Sacha prisonnière pour l’empêcher de seplaindre. » Il savait bien que, si Sacha se plai-gnait, ce ne serait jamais qu’en termes vagueset qu’elle se garderait de rien révéler de ce

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qu’elle avait souffert à Goreneki : la peur renddiscret et la honte plus encore. Il y a des hu-miliations qu’une âme fière n’avouera jamaiset Strélitzky se doutait un peu que Sacha avaitl’âme fière, bien qu’il la regardât à peine. Aussi,lorsqu’Olga Wassilievna – poussée par sa mèreet très désireuse elle-même de faire la connais-sance de Sacha, dont elle espérait tirer des ren-seignements sur la vie intime des Strélitzky –l’avait câlinement prié de lui donner sa « pe-tite sœur » comme compagne d’études, y avait-il tout de suite consenti, bien qu’il sût que ceconsentement affecterait péniblement Natalie.Il avait souffert que Sacha se rendît chez lesYermoloff, qu’elle devînt l’amie d’Olga, qu’ellese trouvât en contact journalier avec Rosa Iva-novna qui, certes, ne laissait pas échapper unesi belle occasion de la traiter avec une com-passion outrée, afin de bien mettre en relief saqualité de victime. Mais, du moins, le but visépar Mme Yermoloff n’avait-il pas été atteint.

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Ainsi, en toutes occasions, le comte Féo-dore et sa sœur Natalie pensaient et agissaientdifféremment. Natalie suivait les impulsions desa nature, sans se soucier de l’effet produit.Féodore, lui, estimait qu’il convenait de tenircompte de ce qu’il appelait « les faiblesses » dumilieu où l’on est appelé à vivre. À Aloupka,on était déplorablement sentimental ; évidem-ment, c’était un tort, mais il était préférablede ne point froisser l’opinion. La consciencequ’il avait de sa toute-puissance le disposaitaux concessions. À se montrer tolérant, il nerisquait rien. N’était-il pas le maître toujours, sitel devenait son bon plaisir, de retirer brusque-ment les faveurs accordées ? Natalie ne com-prenait rien à ces complaisances. Elle s’ef-frayait des libertés octroyées à Sacha commed’une diminution de sa propre autorité. Cepen-dant, elle ne protestait pas. Elle s’inclinait de-vant la volonté de Féodore. Elle l’approuvaittoujours, même lorsqu’elle ne le comprenaitpas, ce qui était souvent le cas. Car, dans Stré-

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litzky, il y avait de l’inconnu, même pour sesproches.

Le comte Féodore avait sur tous lesmembres de sa famille un prestige immense,et, ce prestige, il le devait, avant tout, à leur re-connaissance. Tous les Strélitzky – aussi bienNatalie que les jumeaux – sentaient confusé-ment que c’était à lui seul qu’ils devaientd’exister en famille constituée. À la mort deDora Andréievna, il eût pu se désintéresser deses frères et sœur, ne penser qu’à lui, rester àPétersbourg et y vivre selon ses goûts. S’il enavait eu la tentation, il n’y avait pas cédé. Iln’avait pas voulu faire vie à part. Il était reve-nu vers les siens, bien qu’il se sentît supérieurà eux, et, par amour pour eux, il s’était rési-gné à vivre à la campagne, vouant toute sonintelligence, toute sa souplesse et son opiniâ-treté à cette tâche ingrate entre toutes : refaireartificiellement une famille de ces êtres dispa-rates, n’ayant plus rien de commun, hors leurnom de Strélitzky. Cette tâche, il l’avait accom-

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plie, cette famille, il l’avait recréée. Sans lui, lesStrélitzky eussent vécu dispersés ; il les avaitgardés groupés autour de lui, il les avait empê-chés de s’opprimer mutuellement, il leur avaitdonné la sécurité et le bien-être. Aussi, tousreconnaissaient facilement en lui leur maître.Natalie l’adorait. Les jumeaux le respectaient.Sacha le craignait. Il n’y avait pourtant, dansson attitude, aucune recherche de domination.Il était, à l’ordinaire, tendrement affectueux en-vers Natalie, poli vis-à-vis des jumeaux, indif-férent à l’égard de Sacha, mais il les tenait in-distinctement tous à distance, ne les prenant niles uns ni les autres pour conseillers ou mêmepour confidents. Il s’arrangeait à leur faire en-tendre sa volonté plutôt qu’à la leur imposer.Son action, pour être cachée, n’en était queplus puissante. Au reste, s’il ne se donnait ja-mais des airs de maître vis-à-vis d’eux, il n’enprenait pas moins, sans les consulter, des déci-sions qui les engageaient tous. Et personne nese fût avisé d’y trouver à redire. À protester,du reste, qu’auraient-ils gagné ? À part Natalie,

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qui avait une fortune personnelle assez consi-dérable pour lui permettre d’avoir son train demaison particulier, si elle l’eût voulu, les autresStrélitzky étaient pauvres et vivaient de la gé-nérosité de Féodore.

Natalie était persuadée que c’était à l’exces-sive indulgence dont on usait à l’égard de Sa-cha qu’il fallait attribuer l’inouïe insoumissiondont « cette créature » faisait preuve en s’obs-tinant à rester en rapports d’amitié avec PierreKamensky, malgré la défense qui lui en étaitfaite. De se voir ainsi bravée, sans oser recouriraux énergiques moyens de répression qu’ellejugeait seuls efficaces, était pour elle un véri-table supplice. La tentative de fuite de Sacha,laissée impunie par Féodore grâce à l’interven-tion d’Olga, avait été la goutte d’eau qui faitdéborder la coupe trop pleine. Le soir du dînerchez les Yermoloff, elle avait imploré de sonfrère, comme une grâce, qu’on retournât vivreà Goreneki où, Dieu merci, l’on était libre d’agirà sa guise, sans avoir à ménager l’opinion. Et,

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à son indicible satisfaction, Féodore, tout desuite, y avait consenti.

C’est que, lui aussi, commençait à en avoirassez d’Aloupka. Il avait reculé le plus possiblele moment de son départ, parce que ce départdevait marquer la fin de sa vie de garçon. Mais,s’il se complaisait dans son état de célibataire,il savait les obligations qu’il devait à sa raceet que, pour lui, l’heure avait sonné de songerau mariage. Depuis quelque temps, il y réflé-chissait sérieusement, et maintenant son choixétait fait : il épouserait Olga Yermoloff.

Non pas qu’il éprouvât pour elle quelquechose qui ressemblât même lointainement à del’amour. Elle lui plaisait plus qu’aucune autrejeune fille, voilà tout. Elle était belle, jeune, dé-bordante de vie. Sa beauté charmerait ses sens,et son exubérance égayerait son intérieur. Iln’en demandait pas davantage à celle dont ilvoulait faire sa compagne et la mère de ses en-fants.

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Olga avait des défauts, sans doute. Qui n’ena pas ? Elle avait hérité de sa mère un fâcheuxesprit d’intrigues, et une certaine frivolité quipouvait causer bien des ennuis à un mari devingt ans plus âgé qu’elle. Mais le comte Féo-dore n’était pas homme à s’en effrayer. N’était-il pas là pour veiller sur elle ? À quoi tient, ensomme, la vertu d’une femme jeune et jolie ?À sa résistance aux tentations, lorsqu’elle estsage ; à l’absence de tentations, lorsqu’elle estlégère. Ainsi raisonnait le comte Féodore. Et ilcomptait bien s’arranger de manière à tenir Ol-ga, qu’il savait frivole, à l’abri des tentations.

Quant à l’esprit d’intrigue d’Olga, la lettrede Pierre à Sacha en avait fourni au comteune preuve éclatante. Elle ne portait pas en-core son nom que, déjà, elle projetait de toutbouleverser dans son intérieur, disposant ca-valièrement de chacun des membres de sa fa-mille, prétendant aller vivre à l’étranger aveclui et Natalie, laissant en Russie les jumeauxen pleine disgrâce, mettant Sacha en pension

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et favorisant ses amours avec Kamensky. Unautre homme que le comte eût pu trouver làmatière à s’irriter. Lui, point. La naïveté et laprésomption d’Olga l’amusaient plutôt.

Effectivement, il avait si bien su s’y prendreque, deux mois après son mariage, Olga, mal-gré tout son esprit d’initiative, n’était pas plusavancée qu’au premier jour.

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CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME

LE COMTE FÉODORE(suite)

Fidèle à sa tactique d’éviter tout conflit,Féodore s’arrangeait pour que la volonté de sajeune femme vînt se briser non contre sa ré-sistance à lui, mais contre les obstacles qu’ilsavait susciter, sans qu’elle pût en soupçonnerl’origine. Ainsi, lorsqu’elle abordait la questiondu séjour à l’étranger, il se gardait bien de l’ir-riter en lui signifiant qu’elle eût à y renoncer ; ilse contentait d’objecter négligemment que Na-talie montrait, cette année, une vive répulsionpour les voyages et que le médecin qu’on avaitattaché à sa personne, depuis leur installationà la campagne, ordonnait qu’on ne la contra-riât point. Il n’ignorait pas qu’Olga se résigne-

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rait difficilement à entreprendre son tour d’Eu-rope sans Natalie, pour de multiples raisonsdont la plus frivole était que sa belle-sœur pos-sédait tous les bijoux de famille. Elle les prêtaitvolontiers, mais ne voulait pas s’en séparer. Ol-ga avait toute liberté de s’en parer, à condi-tion de les rapporter chaque soir à sa belle-sœur, qui les serrait dans les écrins et les tenaitsous clef pour la nuit. Olga ne se doutait guèreque Natalie ne faisait, en agissant de la sorte,que se conformer aux instructions de son frère.Le comte, qui connaissait sa jeune femme surle bout du doigt, avait imaginé ce petit strata-gème.

Il avait pareillement veillé à ce qu’elle netrouvât point un allié dans la personne du mé-decin de Natalie. Pour remplir ces importantesfonctions, il avait porté son choix sur un cer-tain docteur Schwarzmann, qu’un amour mal-heureux avait rendu profondément misogyne.Plus une femme était belle, plus elle déplaisait

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à cet original qui avait pris Olga en grippe dèsle premier jour, ainsi que Féodore l’avait prévu.

Grâce à ces multiples précautions, Strélitz-ky se flattait d’être en absolue sécurité. Olgase trouvait à Goreneki comme un petit oiseaudans une cage dorée, dont lui seul avait la clef.Tout le monde calquait son attitude sur cellequ’il avait à son égard. Et le mot d’ordre étaitde traiter la jeune comtesse en enfant capri-cieuse, pour laquelle on se montre plein d’in-dulgence et de bonté, mais dont on sourit descolères et dont on contrôle les volontés avantde s’y prêter. Eh oui ! voilà où elle en était,après deux mois de mariage ! Non seulementelle ne régnait pas à Goreneki – bien qu’ellepassât ses journées à répéter que c’était ellequi y commandait, et cela sans que personnes’avisât jamais de la contredire – mais encoreil lui fallait subir cet affront, lorsqu’elle donnaitun ordre de quelque importance, de le voirsoumis à l’approbation de son mari, avantqu’on l’exécutât. Si Féodore jugeait la chose

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non faisable, il lui faisait comprendre, avec cesourire d’une condescendante indulgencequ’elle détestait lui voir, qu’il lui fallait renon-cer à ce nouveau caprice. Si elle se rebiffait,il n’avait garde de se fâcher. Elle pouvait s’enprendre à tous sans qu’il se départît de soncalme, car il savait qu’elle agissait ainsi pous-sée par un inconscient besoin d’affirmer sonindépendance que, déjà, elle sentait menacée.Féodore se retirait dans son cabinet ou partaiten promenade, Natalie s’enfermait chez elle,Sacha disparaissait on ne sait où. Olga n’avaitplus que les jumeaux sur qui déverser sa co-lère, car Ocipe eût jugé déshonorant de fuirdevant l’« ennemie ». Aussi bien avait-il devi-né, avec son flair habituel, que, dans ces oc-casions-là, toute latitude lui était accordée devexer Olga, et il s’en donnait à cœur joie. Aprèss’être escrimée contre eux des heures durant,elle en oubliait son ressentiment contre Féo-dore et, lorsqu’il reparaissait, elle se plaignait àlui de ceux qu’elle appelait « ses abominablesfrères », lui reprochant d’être trop bon pour

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eux. « Une bonne correction, voilà ce que vousdevriez leur faire administrer, Teddy, pour leurapprendre à manquer de respect à votrefemme ! » Il se gardait d’obéir, mais il notaitla chose comme un signe précurseur de sa dé-pendance future. Encore quelques années etelle serait vis-à-vis de lui – il en était certain –confiante et docile comme les autres Strélitzky.

Le comte Féodore avait de lui-même la plushaute idée. Il se tenait non seulement pour unhomme puissant et souple, capable de briserou de tourner tous les obstacles, mais encorepour un être généreux et magnanime, et Ol-ga, pensait-il, n’eût certainement pas pu trou-ver un mari plus indulgent que lui. Ne suppor-tait-il pas, avec une patience inaltérable, sesaccès d’humeur ? Ne lui passait-il pas toutesses fantaisies, pour peu qu’elles fussent exécu-tables ? Ne lui laissait-il pas toute liberté d’agirà sa guise, de tourmenter autour d’elle genset bêtes, si la tête lui chantait ? Il ne lui de-mandait – et cela, il le lui avait fait entendre

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dès le début de leur union – que d’avoir pourNatalie tous les égards et tous les ménage-ments ; et elle lui avait paru comprendre qu’ilne souffrirait point qu’on plaisantât sur ce cha-pitre. Rien jusqu’à ce jour n’était venu troublerla bonne harmonie des deux belles-sœurs. Lecomte Féodore en attribuait, du reste, tout lemérite à Natalie. Elle témoignait à Olga tantde bonté, elle la traitait avec une si grande af-fabilité qu’il eût fallu vraiment, pensait-il, unedose prodigieuse de mauvais vouloir pour ne lapoint payer de retour.

Féodore savait à sa sœur un gré infini desbonnes dispositions qu’elle montrait à l’égardde sa jeune femme. Il devait, pensait-il, lui encoûter beaucoup de supporter les inégalitésd’humeur d’Olga, ses impertinences, ses témé-rités. Il devinait qu’intérieurement Natalie étaitscandalisée – pis que cela, épouvantée – decette exubérance si contraire à sa propre na-ture, et que c’était uniquement par amour pourlui qu’elle s’efforçait de n’en rien laisser pa-

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raître. Et cet amour si profond, dénué de toutégoïsme, avait le don d’émouvoir le cœur durde Féodore. Il était de ces hommes qui ne sesentent bien compris que de ceux de leur race,qui ne s’attachent réellement qu’à ceux aux-quels les unissent les liens du sang, pour les-quels la femme même qu’ils choisissent pourcompagne de leur vie n’est jamais qu’uneétrangère qui parle à leurs sens, non à leurcœur. Un instinct sûr avertissait Natalie de laplace privilégiée qu’elle occupait dans le cœurde son frère et elle n’était point jalouse d’Olga.

La petite comtesse – il faut bien l’avouer –ne gagnait pas toujours à être comparée à sabelle-sœur. Natalie avait une rectitude de ca-ractère qui la mettait bien au-dessus des me-nues roueries qu’Olga avait apprises à l’écolede sa mère. Ainsi, Strélitzky n’ignorait pas quesa sœur s’efforçait de réformer la mauvaiseéducation d’Olga. Olga accueillait avec contri-tion ces remontrances, sachant fort bien queson repentir apparent provoquerait la généro-

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sité de Natalie qui assaisonnait toujours sesdiscours de quelque beau présent. Féodore, lui,n’était pas dupe des comédies de sa jeunefemme. Il voyait trop bien que, en dépit de safeinte docilité, Olga n’en faisait qu’à sa tête entoutes occasions et que son attitude vis-à-visdes jumeaux et de Sacha, par exemple, était unvéritable défi jeté à Natalie.

Celle-ci s’était fait un devoir d’instruire sajeune belle-sœur de l’origine de Sacha. Igno-rant sa vraie condition – que Féodore conti-nuait à tenir secrète – elle lui avait expliquéque Sacha avait été adoptée par Dora An-dréievna, qui s’était engouée d’elle et l’avaitimposée à sa famille. Elle avait espéré que cesrévélations feraient comprendre à Olga la dis-tance qui la séparait de cette fille de serve etcombien son amitié pour elle était déplacée.Mais point. La petite comtesse, avec une tran-quille assurance, s’obstinait à traiter Sacha enégale. C’était pour les jumeaux Alexandrovitchqu’elle réservait tous ses dédains.

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Une irréductible antipathie – qui remontaità un cours de danse donné, plusieurs annéesauparavant, chez les Yermoloff, et où la verved’Olga s’était exercée aux dépens du suscep-tible Ocipe – animait réciproquement la petitecomtesse et ses deux beaux-frères. Là encore,en son for intérieur, Strélitzky ne donnait pointraison à sa femme. Elle n’avait, en somme,contre Ocipe et Wolodia, aucun grief sérieux.Sans doute, le dépit que son entrée dans la fa-mille leur avait causé n’avait rien de flatteurpour elle, mais cela ne tirait point à consé-quence, tandis que l’inimitié d’Olga pour lesjumeaux était chose extrêmement grave. Stré-litzky croyait comprendre ce qui se passaitdans l’esprit de ses frères. Leurs expériencesles rendaient méfiants pour l’avenir. Ils avaientconnu les vicissitudes des êtres qui dépendentd’autrui. Choyés du vivant de leur mère, ilss’étaient vus, après sa mort, tolérés tout juste,puis, grâce à Féodore, repris en gré. Olga allait-elle s’employer à les précipiter à nouveau dansla défaveur ? C’était la peur, une peur des plus

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légitimes, qui leur faisait voir en elle la moinsdésirable des belles-sœurs. Évidemment, mon-trer leur méfiance était une maladresse. Maison ne commande pas à son tempérament. Et lecaractère des jumeaux, celui d’Ocipe en parti-culier, ne s’était jamais prêté à la dissimulationet à la feinte. Il fallait leur savoir gré, déjà, del’effort qu’ils faisaient pour n’être point agres-sifs. Il s’en manquait bien qu’on pût faire cetéloge à Olga. Ni les remontrances, ni les libéra-lités de Natalie n’avaient pouvoir de mettre lesjumeaux à l’abri de ses vexations.

Ainsi, en toutes occasions, le comte Féo-dore faisait ses remarques et ses réflexionsdans un esprit nettement défavorable à sajeune femme ; mais il n’intervenait pas. Aufond, ces dissensions intestines faisaient sonjeu. Pour surveiller Olga il avait, en la personned’Ocipe, le plus zélé des gardiens. Il ne lui dé-plaisait point, d’autre part, que sa femme usâtson superflu de forces dans de puériles que-relles avec ses frères. Enfin – last but not least –

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ces vétilles avaient l’incomparable mérite d’at-tirer l’attention de Natalie, d’occuper son ima-gination et de la distraire quelque peu de sonidée fixe : sa haine de Sacha.

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CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME

FÉODORE PROTÈGE SACHA

Entre Natalie et Sacha, les choses en étaientarrivées au point que leur présence à toutesdeux sous le même toit présentait les plusgrands dangers. Jamais la haine de Nataliepour Sacha n’avait encore atteint ce degréd’exaltation à froid. Le comte Féodore n’igno-rait pas que sa sœur s’était installée à Gorenekiavec l’intention bien arrêtée d’y faire expier àSacha les multiples fautes dont elle la jugeaitcoupable. Or, Strélitzky n’était plus disposé dutout à tolérer qu’on la maltraitât. Cette pré-tendue sœur adoptive, sur laquelle il avait desdroits de maître, n’était plus pour lui – ne seraitjamais plus – l’insignifiante enfant qu’il avaitnaguère exposée, avec tant de dureté, à la fé-

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rocité de Natalie. Les événements qui s’étaientdéroulés à Aloupka avaient secoué son apa-thie, et avaient provoqué un revirement com-plet dans ses pensées. Cette Sacha, qui lui ap-partenait et qu’on avait mis tant d’acharne-ment à lui disputer, on lui en avait faitconnaître le prix. On l’avait forcé à s’occuperd’elle. On l’avait obligé à abaisser sur cetteréprouvée un regard attentif. Il s’était aperçuqu’elle était belle. Il s’était mis à l’observer, et,tout de suite, il avait été intrigué par l’attitudeétrange qu’elle avait vis-à-vis de lui : elle pa-raissait lui porter plus d’aversion qu’aux autresStrélitzky, le craindre infiniment plus qu’elle neles craignait.

La chose, à première vue, était pour le sur-prendre. Il n’avait jamais eu pour elle – dumoins s’en flattait-il – que de bons procédés.Jamais une parole rude, ni un geste brutal. Or,elle persistait à le traiter en ennemi, et en en-nemi particulièrement détesté. En effet, si elledédaignait de feindre pour Natalie et les ju-

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meaux une affection qu’elle n’éprouvait point,du moins ne les offensait-elle pas en affectantde les ignorer, comme elle le faisait pour lui. Ehoui ! cette petite créature orgueilleuse poussaitl’audace jusqu’à ne rien vouloir savoir de lui,le tout-puissant Féodore ! Jamais elle ne s’étaitabaissée à l’implorer ; jamais, quelque adou-cissement qu’il apportât à son sort, elle n’avaiteu pour lui le moindre mot de remerciement, lamoindre marque de reconnaissance.

Cette ingratitude, qui ne laissait que troptransparaître son hostilité, avait vivement pi-qué la curiosité du comte Féodore lorsqu’il s’enétait enfin aperçu. Elle lui avait fourni matièreà des réflexions qui, loin de l’irriter, lui avaientprocuré un certain plaisir. C’est qu’il avait ducœur humain une connaissance trop profondeet trop subtile pour ne point savoir qu’il y a unabîme entre l’indifférence véritable, où la vo-lonté n’a point de part – celle-là même qu’iléprouvait pour Sacha – et l’indifférence voulue,outrée, que Sacha avait pour lui. Dans l’affec-

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tation qu’elle mettait à l’ignorer, Strélitzkycroyait discerner deux choses qui ne laissaientpas de flatter son amour-propre : d’abord, larancune tenace qu’elle lui gardait de s’être dés-intéressé d’elle, ce qui prouvait que, dans le se-cret de son cœur, inconsciemment peut-être,elle avait désiré, espéré, compté sur son se-cours ; ensuite, la crainte qu’elle avait de lui etoù il voulait voir la résistance acharnée qu’ellelivrait en elle-même à l’obscur instinct qui l’at-tirait vers lui.

Depuis qu’il s’était tenu ces beaux raison-nements, Strélitzky avait senti sourdre en luile désir violent, irrésistible, de conquérir cetteSacha, qui mettait à se raidir contre lui une ar-deur si farouche. Cette fille d’Alexandre et deMarie lui inspirait vraiment un goût très vif.Elle lui plaisait autant par les particularités deson caractère que par sa beauté, qu’il s’ima-ginait parfaite. Il la sentait bien de sa race,cette enfant taciturne, vindicative, dont l’atta-chement passionné à Kamensky trahissait le

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cœur tendre et fidèle, et qui saurait aimer,quand elle aimerait d’amour – car Strélitzkyne voulait pas admettre que ce fût de l’amourqu’elle éprouvât pour Pierre – qui saurait aimercomme lui-même, Féodore, souhaitait d’êtreaimé, comme savaient aimer ceux de son sang,ardemment, violemment, dangereusement…Combien elle lui paraissait plus intéressante,plus séduisante mille fois qu’Olga Wassilievna,cette poupée, jolie certes, mais d’une si dé-concertante superficialité. La curiosité amuséeque, à défaut d’amour, Strélitzky avait ressen-tie pour sa jeune femme, au début de leurunion, n’avait pas tardé à se muer en dédain.C’est qu’Olga montrait, dans tous ses actes, sipeu de profondeur, si peu d’intelligence ! Pourparvenir à ses fins, point de plan, point d’es-prit de suite ! De la ruse, et c’était tout. Etune ruse cousue de fil blanc, qui était une of-fense pour ceux qu’elle prétendait mener parle nez, car il fallait vraiment qu’elle les suppo-sât bien nigauds pour se laisser prendre à depareilles pauvretés. Strélitzky n’appréciait que

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les choses fortes, en bien comme en mal, cellesoù l’on met toute son âme, pour le succès des-quelles on est prêt à tout risquer. Olga était in-capable de se hausser à ce ton-là. Souvent dé-jà, elle lui portait sur les nerfs. Il lui semblaitmaintenant qu’il s’était décidé à demander samain poussé par le désir méchant de narguerRosa Ivanovna, parce qu’il trouvait infinimentplaisant d’infliger à cette femme, qui eût voulule voir honni et détesté de tout le monde, lamortification de se faire aimer de sa proprefille.

De la conquête et de la possession de Sa-cha, Strélitzky se promettait des jouissancesqu’il n’avait plus goûtées depuis longtemps etqu’il avait soif de savourer de nouveau. Il nese dissimulait pas les difficultés, les dangersmême de l’entreprise. Et, tout d’abord, entreSacha et lui, ne se dressait-il pas, formidable,cet obstacle vivant : Natalie ?

Le comte Féodore était seul chez les Stré-litzky à soupçonner la nature et la gravité du

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mal qui minait sourdement sa sœur. Il savaitsa raison incapable de supporter le moindrechoc un peu rude. Cette malheureuse femme, àl’âme ardente, mais dont l’intelligence bornéen’avait été, de tout temps, accessible qu’à unnombre d’idées très restreint, n’avait eu pourremplir sa vie que quelques passions, dont sahaine de Sacha et sa tendresse pour son frèreétaient les plus fortes. Pendant des années,toutes ses pensées, tous ses actes s’étaient ins-pirés de sa haine pour la nourrir à nouveau. Etmaintenant que le rétrécissement de son ho-rizon intellectuel allait s’accentuant avec l’af-faiblissement de son corps, cette haine deve-nait une idée fixe. Si on l’eût laissée faire, elleeût traité Sacha en criminelle, car prendre desprécautions et exercer des rigueurs contre ellelui paraissaient non seulement choses justes,mais nécessaires. Strélitzky se rendait parfai-tement compte que, chez elle, les notions dujuste et de l’injuste étaient irrémédiablementbrouillées, que ses instincts féroces devenaientchaque jour plus sauvages et plus irrésistibles

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et que Sacha avait tout à en redouter, s’il ne ve-nait à son secours.

Depuis leur installation à Goreneki, l’éner-gie du comte Féodore se dépensait à empêcherque le drame muet qui se jouait entre Natalie,Sacha et lui ne s’achevât brusquement en tra-gédie.

Jamais il n’avait mieux compris sa sœur, ja-mais il n’avait mieux senti combien elle avaitbesoin de ménagements qu’au moment où sonamour naissant pour Sacha l’obligeait àprendre parti pour elle. Mais, du moins, se flat-tait-il qu’elle n’avait jamais eu – et n’aurait ja-mais, durant le peu de temps qui lui restait àvivre – le moindre soupçon de cette trahison.S’il protégeait Sacha, c’était en donnant lechange à tout le monde sur ses véritables sen-timents. Pour la mettre à l’abri des violences desa sœur, il prenait la santé de celle-ci commeprétexte :

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— Il faut, à tout prix, éviter des émotions àNatalie Serguiévna, avait-il déclaré à Catineka.La présence de Sacha lui en donne. Arrangez-vous, toi et les autres, à ce qu’elle la voie et àce qu’elle en entende parler le moins possible.Et surtout, pas de scènes entre elles !

Grâce à l’empressement qu’on avait mis àlui obéir, Sacha n’avait essuyé, jusqu’à ce jour,aucun mauvais traitement : Natalie se vantaitde ne jamais la punir sans motif sérieux, etmaintenant, on lui en ôtait même les pré-textes ! Mais Strélitzky ne se dissimulait pasla fragilité de cet état de choses. Il pressentaitque les impulsions féroces de sa sœur ten-daient à se faire jour à travers tous les obs-tacles et que le moindre incident pouvait pro-voquer une catastrophe. Aussi bien, ce matin-là, avait-il pris toutes les dispositions propresà assurer la sécurité de Sacha, durant lesquelques heures qu’il serait éloigné du châ-teau. Le thé qu’on servirait à Natalie, à sonpremier déjeuner, contiendrait une faible dose

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de ces poudres qui lui avaient procuré, cettemême nuit, un si bienfaisant sommeil. Trèsvraisemblablement, elle dormirait encore toutela matinée. Si, plus tard, elle manifestait l’enviede voir Sacha, Catineka avait l’ordre d’avertirle docteur Schwarzmann, et ce dernier s’étaitengagé à protéger la jeune fille, dût-il même,pour y réussir, administrer à Natalie quelquedrogue de son invention, qui la réduirait mo-mentanément à l’impuissance.

Mais cet état de choses ne pouvait se pro-longer davantage. Strélitzky était décidé à éloi-gner Sacha et à saisir le premier prétexte venupour démontrer à Natalie la nécessité de cetéloignement. Il n’était nullement embarrasséquant au choix du lieu où, provisoirement, ilreléguerait Sacha. N’y avait-il pas sur ses terresun couvent de femmes construit par le feucomte Serge et où Dora Andréievna s’était sou-vent retirée pour se recueillir ?

C’était afin de préparer la supérieure de cecouvent à l’arrivée dans son établissement de

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cette pensionnaire probable que le comte Féo-dore courait la contrée, en cette matinée d’oc-tobre. Le but avoué de sa promenade était uneaffaire à régler dans un de ses villages, fort dis-tant du château.

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CHAPITRE QUARANTIÈME

LES INTRIGUES DE DENISE

La matinée touchait à sa fin, lorsque lesaccords majestueux d’une marche triomphalevinrent subitement troubler le profond silencedans lequel le château était retombé après ledépart du comte Féodore. C’était la jeune com-tesse Olga Wassilievna qui, sa toilette achevée,s’était installée à son piano, tandis que Denise,sa femme de chambre, assise dans un moelleuxfauteuil, l’écoutait avec ravissement.

— Vrai, madame la comtesse, on se croiraitencore à Aloupka !

Car Denise, qui était Parisienne, avait passédeux ans à Aloupka, au service de Mme Yermo-loff, avant d’entrer à celui d’Olga. À ce doubletitre, elle était très appréciée de sa jeune maî-

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tresse, qui la traitait un peu en amie et lui lais-sait son franc-parler.

La marche triomphale venait de s’acheverpar une avalanche d’octaves, frappées avec unincomparable brio, et Denise ne ménageait passes applaudissements à l’exécutante, lorsquela porte du petit salon s’entrouvrit doucement,laissant passer la tête grise de Catineka :

— M. le docteur Schwarzmann fait priermadame la comtesse de bien vouloir cesser samusique, pendant que Natalie Serguiévna dortencore.

La tête grise disparut et la porte se referma.

— Ce monstre de Schwarzmann ! s’écria Ol-ga, irritée. Il ne peut pas me souffrir, je le sais.Mais sa malice passe aujourd’hui les bornes.Ah ! s’il ne s’agissait que de lui, je me moque-rais bien de ses défenses…

— Mais du moment que c’est la belle-sœurde madame qui est en cause, il faut bien obéirà ses ordres ! acheva ironiquement Denise.

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Olga était vexée, mais elle était trop fièrepour le laisser paraître :

— Si tu allais me chercher Sacha… propo-sa-t-elle, fermant le piano.

— Si je la trouve !… lança encore Denise,du même ton railleur.

Et elle sortit en courant.

— Oui, si elle la trouve ! répéta Olga, restéeseule.

Si invraisemblable que cela paraisse, Sachasemblait s’être subitement refroidie à l’égardde son ancienne amie depuis qu’elle était sabelle-sœur.

« Ainsi, aujourd’hui qu’elle me sait seule,pensait Olga non sans irritation, l’idée ne luiviendrait pas de venir me trouver. Il faut quece soit moi qui la fasse chercher. »

— Je ne sais où prendre Mlle Sacha ! – De-nise, reparaissait tout essoufflée. – Je ne l’ai

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trouvée nulle part. Finalement, j’ai dit à Marfade l’envoyer ici, dès qu’elle la verrait.

— Mais elle ne la verra pas ! fit Olga, avechumeur. Cela, c’est sûr ! C’est pourtant bi-zarre ! Chaque fois que je la fais chercher, elleest introuvable, et personne ne veut savoir oùelle a passé…

Denise souriait, l’air énigmatique.

— Il semblerait presque, dit-elle, au boutd’un instant de silence et voyant qu’Olga nel’interrogeait pas, il semblerait presque queMlle Sacha se cache de madame la comtesse etque tout le monde se donne le mot pour l’y ai-der.

— Ah ! Tu as remarqué, toi aussi, qu’elle al’air de me fuir ? s’écria Olga vivement.

— Oh ! ce n’est pas difficile à voir.

— C’est que ce serait si monstrueux de sapart que je peux à peine y croire. Tu sais

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qu’elle était ma meilleure amie, avant mon ma-riage…

— Et que madame n’a cessé dès lors de lacombler de ses bontés.

— S’il n’avait tenu qu’à moi, elle serait déjàmariée à son Pierre Kamensky. Je me suis dé-menée pour ces deux-là, comme si mon proprebonheur dépendait du leur. Mais pour la recon-naissance qu’ils m’en ont, l’un et l’autre !

— M. Kamensky n’a pas encore répondu àmadame ?

— Non, pas un mot. Le rustre ! Et quant àSacha, tu vois quelle tête elle me fait. C’estpresque à croire qu’elle m’en veut, à moi, de ceque son lourdaud de Kamensky fait le mort.

Denise prit un air mystérieux :

— Je croirais plutôt autre chose.

— Et quoi donc ?

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— C’est une idée que j’ai comme ça qu’onlui défend toute familiarité avec madame lacomtesse.

— Ah ! tu crois Natalie Serguiévna capablede ?… Après tout, c’est bien possible. Elle estsi originale et Sacha si ridiculement aplatie de-vant elle. Il faudra que je tire cela au clair.Vrai, si c’est par ordre que Sacha me fait lamine, j’aime mieux ça. Qu’elle soit une ingrate,qu’elle me fuie, cela me peine, car je l’aimebien, moi, Sacha. Elle est si douce.

— Et si belle…

Olga eut une moue de contrariété :

— Oui. Il paraît que sa mère était une beau-té et qu’elle lui ressemble. Est-ce que tu latrouves mieux que moi, là, franchement, De-nise ? demanda-t-elle avec un détachement af-fecté.

— Oh ! il n’y a pas de comparaison possibleentre madame la comtesse et Mlle Sacha.Mlle Sacha est belle, certainement, mais elle ne

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sait pas tirer parti de sa beauté, tandis que ma-dame la comtesse…

Olga se redressa, l’air radieux :

— Oui, ça, c’est vrai. J’ai hérité de mamanl’art de savoir rehausser mes avantages natu-rels. J’aime à être élégante et admirée. C’estpourquoi ça me chicane tant d’être ici où per-sonne ne me voit.

— Pour sûr, que c’est dommage ! réponditDenise, avec conviction. Est-ce que madamepense qu’on va passer tout l’hiver dans cetrou ?

— Ne me demande rien, Denise. Je ne saisqu’une chose. C’est que nous finirons par ensortir. Mais quand ? Je l’ignore.

— C’est que madame avait dit que nousirions à Nice, sitôt après son mariage…

Olga l’interrompit avec humeur :

— Je t’avais dit ce que je croyais moi-même. Pouvais-je supposer que mon mari al-

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lait engager un maudit médecin qui se ferait unmalin plaisir de se mettre à la traverse de tousmes plans ? Pouvais-je deviner que cet affreuxSchwarzmann allait déconseiller à Natalie Ser-guiévna le Midi de la France, et lui vanter l’ex-cellence de ce climat de loup ? Tu sais quelségards mon mari a pour sa sœur…

— Oh ! pour cela, M. le comte est un frèrequi n’a pas son pareil ! fit Denise, avec convic-tion.

— Tu trouves que le bon frère fait tort aubon mari, hein ? gageons que c’est ce que tupenses ?

— Madame me rend confuse. Ce n’est pasce que j’ai voulu dire… Mais il est certain queM. le comte rendrait madame plus heureuseencore s’il n’avait pas autour de lui…

Olga l’interrompit avec humeur :

— Toute sa ménagerie ! Je suis tout à faitde ton avis. Tu ris… Je ne vois pas qu’il y ait làde quoi rire.

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— Je ris du mot « ménagerie ». Ça me faitpenser à M. Ocipe. Si madame la comtessel’avait vu, ce matin. Un singe, qu’on aurait dit !

Olga flaira, dans ces propos évasifs, unebonne histoire dont elle pourrait tirer profitpour ennuyer son beau-frère. Vivement, ellepressa Denise de poursuivre :

— Qu’est-ce qu’il faisait encore, ce toqué-là ?

— Il se pesait ! répondit Denise en riant.Madame sait qu’il a la manie de se peserchaque jour, plutôt deux fois qu’une. Ce matin,il était furieux parce que son poids avait beau-coup diminué depuis hier. C’était par rapportà sa chaussure, à ce qu’expliquait M. Wolodia.Oui, il paraît qu’hier il était en bottes, et au-jourd’hui en pantoufles. M. Wolodia s’exté-nuait à lui faire comprendre que la différencede poids provenait de cela seul. Mais M. Ocipene voulait pas entendre raison. Il prétendaitqu’il avait maigri par rapport aux méchancetés

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que lui fait madame. Je demande pardon à ma-dame de lui répéter ces impertinences, mais jesais que ça ne la fâche pas, que ça lui fait plai-sir, au contraire, de voir qu’elle a réussi à exas-pérer M. Ocipe.

— Oh ! pour ça, oui ! fit Olga, ravie. Tu nete trompes pas, Denise. N’est-ce pas l’uniquedistraction que j’aie ici, de faire enrager mes af-freux beaux-frères ?

— Et madame la comtesse y réussit, poursûr ! Ces messieurs ont d’elle une peur ef-froyable, surtout M. Wolodia…

— Je me moque de ce torchon de Wolodia !C’est l’autre, c’est le détestable Ocipe que jevoudrais faire sécher de dépit ! De celui-là, jeme méfie tout plein ! S’il pouvait me jouer unmauvais tour… Mais qu’il prenne garde ! S’ilm’en fait trop, je finirai bien par le faire jeter àla porte par mon mari…

Denise riait, montrant ses dents blanches.

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— C’est drôle, dit-elle. Madame la com-tesse trouve M. Ocipe insupportable, et moi, ilm’amuse prodigieusement. Vrai, si j’étais à laplace de madame, ce n’est pas de lui que jechercherais à me débarrasser, mais bien plutôtde la belle-sœur de madame.

Elle avait parlé hardiment, selon son habi-tude. Mais sa boutade, cette fois, ne fut pas dugoût d’Olga :

— Personne ne te demande ton avis, mafille ! fit-elle, sèchement.

Denise rougit et prit un air pincé. Commesa jeune maîtresse détournait la tête, affectantde ne la point regarder, elle passa dans le cabi-net voisin, dont elle ferma la porte.

— Cette fille se croit tout permis ! grondaOlga, assez haut pour être entendue à traversla mince cloison qui séparait les deuxchambres. De quoi vient-elle se mêler ? Vouloirme faire jeter Natalie à la porte ? C’est ça quiserait bête ! D’abord, moi, je n’ai rien à lui re-

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procher, à Natalie. Pour sûr qu’elle n’a riende plaisant ! C’est une méchante vieille fille.Mais, pour moi, elle se montre toujours ai-mable et il faut lui rendre cette justice qu’elleest généreuse. Qu’est-ce que je ferais, quand jevoudrais me parer et qu’elle ne serait plus làpour me prêter ses bijoux ? car, sûrement, sielle partait, elle les emporterait. Sans compterqu’elle m’en donne souvent, et qu’elle m’a pro-mis de me les laisser tous, après sa mort. Si jeme brouillais avec elle, j’en pourrais faire mondeuil !… Non, franchement, quand on n’a quede sots conseils à donner, on fait mieux de lesgarder pour soi !

Comme elle achevait ces mots, Denise, quiavait tout entendu, rentra, cachant son dépitsous un air de grande dignité :

— Je viens annoncer à madame la com-tesse que je quitte son service à la fin du mois.

— Ah ! ça, dit Olga, quelle lubie te prend ?

Denise poursuivit :

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— Ce n’est pas que j’ai à me plaindre per-sonnellement de madame la comtesse. Mais ceclimat ne me convient pas du tout, et l’entou-rage de madame me rend la vie trop dure.

— De qui as-tu à te plaindre ? s’étonna Ol-ga.

— De tout le monde, sauf de madame. Et,avec cela, je me dessèche d’ennui. Madamedoit comprendre que je ne tiens pas à laissermes os dans cet affreux pays.

— Ah ! tu veux quitter la Russie ?

— Non, je compte me rendre chez Mme Yer-moloff. Elle a eu la bonté de me dire que si jequittais jamais le service de madame, je pour-rais reprendre le sien.

— Eh bien, vas-y ! cria Olga, très en colère.

Denise fit une profonde révérence et se di-rigea vers la porte. Elle n’avait pas franchi leseuil qu’Olga la rappelait :

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— Voyons, ma bonne, ne fais pas la ni-gaude ! Tu sais que tu es infiniment mieux chezmoi, où tu es bien payée, que chez maman quia toutes les peines du monde à délier les cor-dons de sa bourse. Jamais tu ne recevras chezelle les gages que je te donne…

Denise l’interrompit, et, avec une grandedignité :

— C’est possible. Mais chez Mme Yermo-loff, je suis en contact avec des gens civilisés,qui ont des égards pour moi.

— Merci ! dit Olga. Nous prends-tu doncpour des barbares ?

Mais Denise était habile :

— Je fais certainement exception pour ma-dame. Mais les autres ne me reviennent pas. Etdu moment que madame n’arrive pas à leur im-poser sa volonté, du moment que ce n’est paselle qui commande ici…

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— Comment ? s’étouffa Olga, horriblementvexée. Ce n’est pas moi qui commande, ici ?Qu’est-ce que tu viens me chanter là, Denise ?Et qui donc, à ton avis, commande à ma place,je te prie ?

— Je n’en sais rien, mais, à coup sûr, cen’est pas madame. Et c’est ce que je ne puissupporter : que ma maîtresse ne soit pas maî-tresse chez elle.

Denise avait prononcé ces derniers motsd’un ton d’indéfinissable tristesse qui touchajuste au cœur d’Olga. La petite comtesse quis’était déjà dressée, prête à montrer la porte àsa femme de chambre, fut prise d’un soudainattendrissement. Après tout, cette fille était ex-cusable. Si elle manquait de tact, c’était par af-fection et, au lieu de lui en vouloir, il fallaitbien plutôt lui en savoir gré.

— Nous reprendrons cet entretien un autrejour, ma petite Denise ! dit-elle, lui prenant lamain d’un geste affectueux. En attendant, fai-

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sons la paix, et aie confiance en moi. Je tedonne ma parole que nous allons partir d’ici, etun peu vite. Pas plus tard que ce soir, je vaism’en expliquer avec mon mari.

Elle souriait, sûre de réussir. En face d’elle,une grande glace lui renvoyait son image. Ellese voyait jeune, belle, séduisante. Elle aimaitson mari et son mari l’aimait – du moins, lecroyait-elle. Comment pourrait-il lui résister ?Elle lui dicterait ses volontés, et, s’il ne lui cé-dait pas tout de suite, elle le menacerait de par-tir, de retourner à Aloupka, chez ses parents…

— Mais il s’agit que je sois en beauté ! ache-va-t-elle, tout haut. Ma petite Denise, c’est à toid’y veiller. Tu vas me choisir, parmi les robesqu’il n’a pas encore vues, celle qui me va lemieux !

Denise, qui s’était rassérénée, réfléchit uninstant :

— Il y aurait, dit-elle, la robe de veloursnoir que madame la comtesse réservait pour

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Nice. Elle a quelques retouches à faire, maiselles seront vite terminées. Et cette toilette luiva à ravir.

— Je la mettrai, dit Olga. Donne-la moi queje l’essaie.

— Irai-je la chercher maintenant ? ques-tionna Denise. Si madame la comtesse veutl’essayer, elle en a jusqu’au déjeuner. Et sa vi-site à la comtesse Natalie ? Elle ne pourra la luifaire ce matin, comme elle en a l’habitude…

— Laisse-moi en paix avec ta « com-tesse(3) » Natalie ! répondit Olga. J’ai biend’autres soucis en tête que d’aller la voir. Vame chercher cette robe.

Sans dissimuler sa satisfaction, Denises’empressa d’obéir.

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CHAPITRE QUARANTE-ET-UNIÈME

OCIPE POLICIER

Étendu de tout son long au travers de l’es-calier qui conduisait du rez-de-chaussée aupremier étage, le dos au mur, les pieds appuyéscontre la rampe, de telle sorte que, pour pas-ser, il aurait fallu l’enjamber, Ocipe, l’air ra-dieux, griffonnait dans un calepin à couverturerouge, tout en monologuant tout bas :

— Vite, notons cela ! marmonnait-il, et soncrayon courait sur la page blanche : Au-jourd’hui, premier octobre, à… Voyonsl’heure !

Sa montre marquait onze heures et dix-septminutes.

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— Il y a bien cinq minutes de cela, donc àonze heures et douze minutes… Aujourd’hui,premier octobre, à onze heures et douze mi-nutes du matin, faisant dans le château maronde accoutumée et passant devant sa porte,je l’entendis qui s’entretenait avec sa cham-brière. C’était Denise qui parlait : « Si j’étais àla place de madame, disait-elle, je chercheraisà me débarrasser de Natalie Serguiévna. » Satrès digne maîtresse répondait : « Il est évidentque Natalie Serguiévna est une méchantevieille fille… » Une méchante vieille fille, Na-talie ! Peut-on ? Il est vrai qu’elle a ajouté :« Mais elle est généreuse. » Mais cette adjonc-tion ne figurera pas dans mon carnet. Tout ceque j’inscris est scrupuleusement exact, seule-ment je n’inscris que ce qui m’est utile, que cequi sert à mon but. Je serais bien bête, autre-ment. Voyons plus loin : « Il est évident queNatalie Serguiévna est une méchante vieillefille, mais, puisque c’est elle qui détient les bi-joux de famille, il faut bien, si je veux m’en pa-rer et plus tard, en hériter, que je la supporte

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sous mon toit, toute méchante vieille fillequ’elle soit. »

Il relut sa phrase et continua :

— Là, ça y est ! Et qu’a-t-elle dit, encore ?Ah ! une chose que j’allais oublier et qui méritepourtant d’être relevée : « Je me méfie du dé-testable Ocipe et je finirai bien par le fairejeter à la porte ! » Ah ! on veut me jeter à laporte, comme un chien galeux ! Voilà qui estbon à savoir. Écrivons cela : « Je me méfiedu détestable Ocipe… » C’est étonnant commecette petite phrase me fait plaisir ! Ah, ah ! Ol-ga Wassilievna, vous vous méfiez du « détes-table » Ocipe ! Cela prouve que vous n’êtes pasdépourvue de flair, car que fait-il en ce mo-ment, le détestable Ocipe ? Avec une patienceangélique, il rassemble les matériaux pour lapetite enquête qu’il instruit contre vous ! Inlas-sablement, il note dans son calepin rouge untas de petits faits, de petits mots, qui, pris iso-lément, n’ont l’air de rien et qui, ajoutés lesuns aux autres, déchaîneraient contre vous une

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belle tempête, madame la comtesse, si votremari en avait connaissance. Rien qu’avec cettepetite phrase : « Natalie est une méchantevieille fille », on pourrait…

Son frère, qui montait justement, butapresque sur lui :

— Ah ! c’est toi, Wolodia ? fit Ocipe.

— Oui, c’est moi, grommela Wolodia, l’airmécontent. Et toi, que fais-tu là, sur l’escalier,à barrer le passage ?

Ocipe rit très fort :

— Ce que je fais ? Tu ne vois pas mon ca-lepin rouge, mon précieux calepin, où je tiensregistre de ses hauts faits ?

— Tu pourrais tout aussi bien écrire dansta chambre. Quelle idée saugrenue de t’étendreau milieu de l’escalier !

Ocipe, en colère, s’apprêtait à riposter ver-tement, mais une voix, partant de derrière Wo-lodia, le fit s’arrêter net.

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— Monsieur Wolodia, disait la voix, unevoix fûtée de femme, vous seriez bien gentil deme laisser passer.

Wolodia s’écarta et Denise apparut. Un sou-rire moqueur se joua sur son visage mutin à lavue d’Ocipe étendu, son calepin à la main, autravers de l’escalier.

— Ne vous dérangez pas, monsieur Ocipe,fit-elle en s’avançant vers lui. Je peux très bienpasser sans que vous vous déplaciez.

Tout en parlant, elle relevait bien haut sajupe, découvrant une jambe faite au tour. Maisau moment où, avançant le pied, elle allaitpasser par-dessus le jumeau, celui-ci lui allon-gea méchamment un croc-en-jambe qui lui fitperdre l’équilibre. D’instinct, et peut-être aussipoussée par un brin de malice, elle s’accrochaà lui, l’entraînant dans sa chute. Tous deuxroulèrent sur l’escalier. Ocipe, indigné, leva lamain pour souffleter l’insolente, mais une tapequ’elle lui appliqua sur le bras détourna le

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coup. Avec un rire moqueur, elle s’était déjà re-levée et s’enfuyait, emportant, dissimulé sousson tablier, le calepin rouge qu’Ocipe avaitperdu dans sa chute et dont elle s’était furtive-ment emparée.

Cette scène avait duré quelques secondes àpeine.

— As… as-tu vu l’effrontée ? glapit Ocipeque la colère faisait bégayer. Elle a osé porterla main sur moi… sur moi ! Mais, attends. Elleva redescendre. À nous deux, nous allons luidonner une leçon de politesse…

— Ocipe ! Sois prudent ! interrompit Wolo-dia. Elle est la femme de chambre d’Olga Was-silievna, ne l’oublie pas ! Et, avec cela, plus ru-sée que le diable ! Si tu la touches du bout dudoigt seulement, elle poussera des cris qui at-tireront toute la maisonnée. Olga Wassilievnaaccourra et tu sais comme elles sont habiles,l’une et l’autre, à brouiller les cartes. Qui sait si

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tu ne sortirais pas de cette affaire plus noir qued’une bouteille d’encre.

— Il ferait beau voir !… Mais c’est qu’ellesen seraient bien capables !

— À ta place, je me plaindrais aux aînés.J’ai idée que cette mijaurée de Parisienne nerevient guère à Natalie et qu’elle ne serait pasfâchée d’avoir un bon prétexte pour la…

— Faire fustiger dans la cour du château,en présence de tous nos gens rassemblés ! criale féroce Ocipe, tout émoustillé par la pers-pective d’une vengeance si fort à son goût.Pour une fois, mon petit, ton conseil est bon àsuivre. Mais ce n’est pas à Natalie, c’est à Féo-dore que je me plaindrai…

— Tu as tort. Pour une bagatelle de cegenre, Féodore n’aura point d’oreilles.

Ocipe se redressa, plein de dignité :

— Apprenez, monsieur, que ce n’est pointune bagatelle de porter la main sur moi ! Et je

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n’aurais que cet unique sujet de plainte, quec’en serait assez pour mettre en pièces cetteParisienne éhontée. Mais j’en ai d’autres en-core, car tu ne sais pas tout. Ce matin, de monposte d’observation, j’ai entendu des choses…

Et Ocipe, entraînant son jumeau dans sachambre, lui conta par le menu ce qu’il avaitsaisi de l’entretien d’Olga et de sa chambrière,les propos inconvenants tenus par cette der-nière sur les Strélitzky et les mauvais conseilsqu’elle donnait à sa maîtresse.

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CHAPITRE QUARANTE-DEUXIÈME

SACHA L’ÉCHAPPE BELLE

Denise ne se trompait pas en affirmant àsa maîtresse que Sacha se cachait d’elle et quetout le monde se donnait le mot pour l’y aider.Ce matin-là, peu après le départ du comte Féo-dore, Marfa était entrée dans la chambre oùSacha dormait encore, et, patiemment, avaitattendu son réveil. Alors, l’air soucieux :

— Ma petite colombe, avait-elle dit, il fau-dra être doublement prudente, aujourd’hui. Lecomte Féodore a bien recommandé d’éviter, enson absence, tout ce qui pourrait agiter NatalieSerguiévna, et tu sais comme elle s’agite faci-lement. Si mon petit pigeon veut m’en croire,il ne tardera pas à se lever et viendra passer

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la journée auprès de moi dans la chambre desbonnes. Là, personne ne viendra le relancer.

Les yeux de Sacha s’étaient remplis delarmes. Elle ne comprenait que trop bien lessous-entendus de ce langage. C’était Olga, sonamie Olga, qui pourrait venir la relancer. Et,comme Natalie ne pouvait souffrir de les voirensemble, Marfa avisait déjà aux moyensd’empêcher toute rencontre entre elles.

Sacha n’avait rien répondu. Sa toilette ache-vée, elle avait pris son ouvrage et elle s’étaitrendue dans la dépendance du château où setrouvait la chambre des bonnes. Marfa s’étaitinstallée auprès d’elle et toutes deux s’étaientmises à travailler. Marfa tricotait, Sacha bro-dait. De temps en temps, la vieille femme re-gardait la jeune fille, qui ne disait mot. Et ellehochait la tête en soupirant. Depuis l’installa-tion à Goreneki, Sacha ne lui faisait plus deconfidences. À tort ou à raison, elle s’imaginaitque Marfa était contente de la voir séparéede Pierre et lui en voulait. Elle avait encore

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contre elle un autre grief : il arrivait souvent àla vieille bonne d’exhorter Sacha à se montrer,vis-à-vis de Féodore, plus respectueuse, plusprévenante. Et la petite, intérieurement, s’irri-tait de ces conseils.

Si Sacha ne parlait pas, son imagination tra-vaillait d’autant plus. Tout en brodant, elle évo-quait ses souvenirs d’Aloupka. Sa pensée s’ar-rêtait longuement sur ce dîner chez les Yermo-loff où elle était allée en compagnie de Féo-dore, et où elle avait vu Pierre pour la dernièrefois. Elle n’avait pu échanger un seul mot aveclui, mais leurs regards s’étaient parlé. Elle re-voyait les beaux yeux de Pierre fixés sur elle,pleins de compassion tendre. Le lendemain, ilavait fait demander sa main aux Strélitzky parla baronne Tchernadieff…

Cette démarche de la baronne, les Strélitz-ky l’avaient laissé ignorer à Sacha. Elle l’avaitapprise cependant, mais plus tard et par Olga.Elle avait compris alors les exceptionnellesmesures de rigueur qu’on avait prises contre

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elle, immédiatement après la visite de la vieilledame. On lui avait fait quitter sa chambrette,qui avait vue sur la propriété voisine, pourl’installer dans une mansarde située sur lesderrières de la maison et où rien ne transpiraitde ce qui se passait au-dehors. Pendant unesemaine – c’est-à-dire jusqu’après le départ dePierre – elle était restée dans cette prison, gar-dée à vue par deux servantes. Lorsqu’elle avaitenfin recouvré la liberté, Olga était venue lavoir et lui avait appris, tout à la fois, ses fian-çailles avec Féodore et l’éloignement de Pierre.Que de larmes Sacha n’avait-elle pas versées !Olga l’avait consolée de son mieux, en l’assu-rant que Pierre avait promis d’écrire souventet de l’épouser plus tard. Mais, dès lors, troismois s’étaient écoulés et Pierre n’avait pas don-né signe de vie. Le silence de son ami conster-nait Sacha. S’il lui était impossible de tenircette promesse-là, comment serait-il capablede remplir l’autre ? La crainte de ne plus jamaisle revoir s’insinuait en elle, lui poignant le

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cœur d’une angoisse si vive qu’elle la ressen-tait comme une souffrance physique…

La pensée de Sacha, pleine de rancœur, al-lait maintenant au comte Féodore. Bien qu’ellene sût rien de ce qui s’était passé entre Pierreet lui, elle devinait qu’il n’était pas étranger ausilence persistant de son ami. Déjà, à Aloup-ka, elle avait cru reconnaître sa main dans lesénergiques mesures prises pour l’empêcher decommuniquer avec Pierre, après la démarchede la baronne Tchernadieff. Maintenant, elleétait sûre de ne point s’être trompée : c’étaitsur l’ordre du comte qu’on lui avait infligé cesupplice cruel de la tenir sous clef et au secretjusqu’après le départ de son ami.

Cette soudaine immixtion de Féodore dansune affaire la concernant, elle dont jamais il nes’était soucié, épouvantait Sacha, parce qu’ellecroyait y voir une menace pour Pierre. Cen’était point elle-même – elle en était cer-taine – mais Kamensky que visait le comte, enagissant de la sorte.

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Un instinct très sûr avertissait Sacha du vé-ritable caractère de Féodore. Elle savait queson indolence était tout extérieure ; que sadouceur et son humanité ne duraient qu’autantqu’il ne rencontrait pas d’obstacles ; qu’il pou-vait être, plus encore que Natalie, impitoyableà ceux qui s’étaient attiré son ressentiment.Mais, tandis que cette dernière poursuivaitd’une haine tatillonne et bruyante ceux dontelle avait à se plaindre, Féodore, lui, ne laissaitpas transparaître ses antipathies jusqu’au jouroù, sa patience étant à bout ou l’occasion luisemblant propice, il frappait brusquement. Etque n’avait pas fait Pierre pour offenser lesStrélitzky ? En vérité, on eût dit qu’il avait mistout son zèle à les irriter. Ah ! que n’avait-ilsuivi les conseils de Sacha ! L’avait-elle assezsupplié de ne point s’occuper d’elle ostensible-ment ! Que de soins n’avait-elle pas mis, elle-même, à dissimuler à sa famille cette amitiéqui était la seule joie de sa vie ! Malheureuse-ment, Pierre n’avait pas voulu entendre raison.Il avait, pensait Sacha, l’âme trop élevée, le

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cœur trop fier pour s’abaisser aux précautionsque comportaient les circonstances. Il s’étaitobstiné à agir au grand jour, à la face de tous,allant jusqu’à prendre la défense de son amiecontre les Strélitzky eux-mêmes ! Que ne pré-voyait-il les dangers auxquels devait, tôt outard, l’exposer son courage ! Sacha avait peurpour Pierre. Elle avait peur du ressentiment deFéodore…

Pour elle-même, Sacha était résignée à toutce qui pouvait lui arriver. Il semblait bien, dureste, que, de Strélitzky, elle n’avait rien à re-douter. Jamais il ne s’était occupé d’elle. Unegrosse larme perlait aux cils de Sacha, tandisqu’elle se répétait qu’elle ne comptait pour rienaux yeux de Féodore. L’indifférence qu’il affi-chait à son endroit, elle aurait pu encore enprendre son parti, s’il l’avait eue pour d’autresmembres de sa famille. Mais non. C’était à elleseule qu’il la réservait. Pour les jumeaux, il semontrait bon frère, et, envers Natalie, sa ten-dresse était immense.

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Naguère, à Goreneki, la partialité de Féo-dore avait éveillé en Sacha un douloureux sen-timent de jalousie. À Aloupka, cette souffrances’était calmée. L’amitié de Pierre avait été pourelle une compensation. Mais maintenantqu’elle ne l’avait plus, cette amitié réconfor-tante, la jalousie d’antan reparaissait plus ai-guë encore. Sacha éprouvait un véritable dépità s’avouer que jamais, quelque affection quelui portât son ami, il n’avait eu pour elle leségards charmants, les attentions délicates queFéodore avait pour Natalie.

Vers les onze heures, les réflexions de Sa-cha avaient été interrompues par l’entrée d’uneservante qui venait avertir Marfa que Deniseétait à la recherche de Sacha. Les deux ser-vantes échangèrent un sourire que Sacha sur-prit et qui la blessa. N’était-ce pas d’elle qu’ils’agissait ? Pourtant, ni Marfa, ni Aniska nesongeaient à prendre son avis. Depuis qu’onétait à Goreneki, en toute occasion, on dispo-sait ainsi d’elle sans la consulter.

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À Aloupka, on tenait Sacha pour indocile.Ne s’obstinait-elle pas à voir Pierre, en dépit dela défense qu’on lui en faisait ? Mais ce qu’elleavait osé à Aloupka, elle n’en eût plus été ca-pable ici, dans ce château où tout lui rappelaitles années de son enfance, passées sous la fé-rule de Natalie. Maintenant comme alors, ellevivait dans l’épouvante de sa terrible sœur. Lesentiment d’être à sa merci, l’angoissante ap-préhension de se voir de nouveau traiter parelle avec l’impitoyable rigueur de jadis, les pré-cautions même qu’on prenait autour d’ellepour ne point l’exposer à la colère de Natalie,comme si tout le monde en eût redouté les ef-fets, tout conspirait à remplir son âme d’uneindicible terreur. Aussi se montrait-elle main-tenant d’une obéissance exemplaire. Mêmevis-à-vis d’Olga, qu’elle aimait pourtant, elle seconformait scrupuleusement aux instructionsqu’on lui donnait, au risque de passer pour uneingrate aux yeux de son ancienne amie. Jamaiselle ne se rendait de son propre mouvementauprès de la petite comtesse et elle se prêtait

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avec docilité à toutes les mesures qu’on prenaitpour empêcher une rencontre entre elles.

Cette docilité de Sacha n’était toutefoisqu’extérieure. Intérieurement, elle avait de vio-lents sursauts de révolte. Sa rancœur contreFéodore s’augmentait de cette contrainte per-pétuelle qu’on exerçait sur elle : n’était-ce paspour obéir au comte, toujours soucieux de sa-tisfaire les caprices de Natalie, qu’on la traitaitde la sorte ?

Un peu avant midi, Catineka, tout essouf-flée d’avoir couru, fit irruption dans la chambredes bonnes :

— Vite, vite, Alexandra Alexandrovna. Na-talie Serguiévna vous réclame.

Sacha s’était levée et s’apprêtait à sortir.Mais Catineka la retint par le bras :

— Un instant ! dit-elle.

Campée devant Sacha, elle l’inspectait mi-nutieusement :

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— Arrangez vos cheveux. Vous savez queNatalie Serguiévna veut vous les voir absolu-ment lisses et plaqués sur les tempes. Arrangezcela, pendant que je cours aux cuisines. Il fautque le déjeuner de Natalie Serguiévna lui soitservi dans cinq minutes. Et toi, Marfa, coursavertir le docteur qu’il se tienne prêt.

— Qu’il se tienne prêt à quoi ? fit Marfa, in-terloquée.

— As-tu donc oublié les instructions deM. le comte ? Ne te souviens-tu pas qu’il nousa ordonné d’avertir le docteur chaque foisqu’Alexandra Alexandrovna serait appeléechez Natalie Serguiévna, afin qu’il puisse in-tervenir si les choses menaçaient de se gâterentre elles ?

— Bon. J’y cours. Mais pourquoi effrayerma colombe en parlant de la sorte ? La voilàtoute tremblante.

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Catineka haussa les épaules et s’éloignaaussi vite que ses vieilles jambes le lui permet-taient.

Marfa s’approcha alors de Sacha qui, en ef-fet, semblait émue :

— Eh quoi ? dit-elle. Mon petit pigeon seferait-il du souci pour deux ou trois sottiseséchappées à cette vieille folle de Catineka ?Non, non, ne va pas te mettre martel en tête,mon agneau. Quand on a la conscience en paixcomme tu l’as, on n’a rien à craindre de per-sonne. Que pourrait-on bien avoir à te repro-cher, bon saint Nicolas ? N’es-tu pas restéeprès de moi, toute la matinée ? Quand la com-tesse Olga Wassilievna t’a fait chercher par saFrançaise, n’as-tu pas fait la sourde oreille ? Unpetit ange du bon Dieu n’aurait pas été plustranquille et plus sage que ne l’a été mon petitpigeon…

Elle parlait encore quand Catineka reparut,plus essoufflée que jamais :

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— Eh bien ! Alexandra Alexandrovna, êtes-vous prête ? Vite, courons chez Natalie Ser-guiévna et que Dieu ait pitié de nous ! Toutesles précautions sont prises pour que vous nerestiez en sa présence que quelques minutes.C’est à vous maintenant de faire en sorte quetout se passe bien. Soyez prudente. N’ouvrez labouche que pour répondre à ses questions etréfléchissez bien avant de parler.

Sacha écoutait en silence ces recommanda-tions qu’on lui faisait chaque fois qu’elle étaitappelée chez Natalie.

Natalie était de fort méchante humeur. Elleavait passé toute la matinée à rêvasser au com-plot qui se tramait contre elle, à Goreneki. Toutà coup, l’idée lui était venue que Sacha devaitêtre au courant de tout et que, si l’on savait s’yprendre, on arriverait bien à lui arracher desaveux. Et elle avait ordonné à Catineka de lalui amener.

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— Pourquoi ne me demandes-tu pas com-ment j’ai passé la nuit ? questionna-t-elle avecaigreur, à peine l’eut-elle aperçue.

— Je… je n’osais pas, répondit Sacha, hum-blement.

— Avoue tout simplement que tu n’en aspas eu l’idée. Pour la politesse, un enfant dequatre ans t’en remontrerait ! Où as-tu passé lamatinée ?

— Dans la chambre des bonnes.

— Dans la chambre des bonnes ! En voilàencore une idée de te tenir en permanencedans cette chambre ! Et qu’y faisais-tu ?

— Je brodais.

— Tu me montreras ce beau travail… Et,une autre fois, je te donnerai une tâche.

Il y eut un silence.

— Pourquoi tiens-tu les yeux ainsi baissés,sournoisement ? Allons, regarde-moi en face,dit soudain Natalie.

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Sa voix était singulièrement rauque. Sachaleva les yeux et se força à les poser sur elle.Mais, incapable d’en soutenir le regard fixe etméchant, elle les rabaissa aussitôt.

Natalie éclata d’un rire strident, horrible àentendre :

— Ah ! tu n’oses me regarder en face ! Tuas peur que je ne lise dans tes yeux ? Qu’as-tudonc à me cacher ? Un secret ?… Folle ! crois-tu que je ne l’aie pas deviné, ton secret, et queje ne puisse te le faire avouer ? Va, je sauraisbien te délier la langue et nous apprendrons debelles choses, ah ! ah !…

Elle se tourna vers Catineka :

— Qu’on apporte des verges !… Et toi,déshabille-toi ! commanda-t-elle, impérieuse-ment à Sacha.

— Pour l’amour de Dieu, Natalie ! sanglotaSacha, en se laissant tomber aux pieds de saterrible sœur.

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— M’as-tu comprise ? Te déshabilleras-tu ?répéta Natalie, ivre de rage.

Déjà, sa main s’abattait sur Sacha pour luiarracher brutalement ses vêtements, lorsque laporte s’ouvrit, livrant passage à quatre grandsdiables de laquais, portant une table chargéede mets. Derrière eux trottinait un petithomme chauve, que Natalie n’aperçut pas toutd’abord. Ses yeux s’étaient mis à flamboyer, àla vue des laquais :

— Hors d’ici, misérables ! s’écria-t-elle,grinçant des dents. Qui vous a permis de mevenir déranger, quand je veux être seule ?Remportez tout cela à l’instant, si vous ne vou-lez être fouettés jusqu’au sang !

Les domestiques, terrifiés, tournèrent le doset s’enfuirent avec leur table, laissant le petithomme chauve face à face avec Natalie en fu-reur.

— Ah ! c’est vous, docteur ! dit-elle, s’aper-cevant subitement de sa présence et s’efforçant

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de prendre un ton poli. Revenez plus tard, jevous prie, je ne puis vous recevoir en ce mo-ment.

— Bien ! je reviendrai cet après-midi. Maispermettez, toutefois, qu’avant de me retirer, jevoie… une seconde seulement…

Insensible aux regards courroucés qu’ellelui lançait, il s’était saisi du poignet de Natalieet, son doigt sur l’artère, en comptait les pulsa-tions tumultueuses.

— Oh ! oh ! fit-il, avec un hochement detête mécontent.

Et, très calme, abandonnant la main qu’iltenait, il tira de sa poche un petit paquet d’unepoudre blanche, qu’il se mit en devoir de dis-soudre dans un verre d’eau.

— N’avez-vous pas entendu ce que je disaisà mes gens ? Je veux être seule ! s’écria Nata-lie, qui ne se contenait plus qu’à grand-peine.

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— Je vous laisse à l’instant. Mais buvezd’abord ceci. Buvez… et je m’en vais ! dit-il, enlui présentant le breuvage qu’il venait de pré-parer.

Natalie, furieuse de cette insistance, maiscomprenant qu’elle ne se débarrasserait de cetimportun qu’en lui obéissant, s’empara duverre et d’un trait en vida le contenu. L’effeten fut foudroyant. À l’instant, sa main levéeretomba inerte, laissant échapper le verre quivint se briser à ses pieds, ses yeux se fer-mèrent, sa tête s’inclina sur sa poitrine : onl’eût dite privée de vie.

— Bien ! fit Schwarzmann, qui l’observaitd’un œil froid. Le comte sera satisfait. Sa pro-tégée l’a échappé belle !

Et il regardait tour à tour Sacha, effondréesur le tapis et les verges que Catineka venaitd’apporter.

Se tournant vers cette dernière, il poursui-vit :

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— Votre maîtresse dort, dit-il. Laissez-la re-poser bien tranquillement. Elle se réveilleradans deux heures. Faites en sorte de vous trou-ver auprès d’elle à ce moment ; vous lui ferezprendre cette poudre-ci dans un verre d’eau.Cela lui remettra les esprits. Et maintenant –continua-t-il en regardant Catineka d’un airgrave – écoutez-moi avec attention. Il importeque Natalie Serguiévna ignore ce qui vient dese passer. Lorsqu’elle se réveillera, il faut qu’onlui persuade qu’elle s’est endormie normale-ment, sans intervention de ma part, vers lesonze heures et demie. Tout ce qui s’est passédès lors, elle l’a rêvé. Faites disparaître cesverges. Cette enfant-là – il montrait Sacha –n’a pas mis les pieds dans cette chambre – detoute la matinée. Moi non plus. C’est entendu,n’est-ce pas ? La volonté du comte est qu’il ensoit ainsi.

— Oui, monsieur le docteur, dit humble-ment Catineka.

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— Et vous, continua-t-il, en se penchant surSacha qu’il aida à se relever, pas un mot à âmequi vive de ce qui vient de se passer. Maism’entend-elle ? se demanda-t-il, en voyantqu’elle était plus morte que vive d’épouvante.Allons, remettez-vous, vous n’avez plus rien àcraindre !

Sur ces mots il s’en fut, tandis que résonnaitdans tout le château les trois coups qu’un ser-viteur frappait sur un gong dans le grand corri-dor d’entrée, pour annoncer que le second dé-jeuner allait être servi.

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CHAPITRE QUARANTE-TROISIÈME

L’HUMILIATION D’OCIPE

Ocipe et Wolodia n’avaient pas attendu cesignal pour gagner la salle à manger. Ils s’yétaient rendus dans l’espoir d’y retrouver leprécieux calepin dont Ocipe avait fini parconstater la disparition. Ils l’avaient inutile-ment cherché dans les autres parties du châ-teau. Et, ici encore, leurs recherches furentvaines.

— C’est étonnant, à la fin ! On dirait qu’il aété volé, s’écria Ocipe, nerveux.

— J’ai toujours dit que cette manie que tuas d’écrire à tort et à travers se retourneraitcontre nous. Si, par hasard, tes griffonnagessont tombés entre les mains d’Olga Wassiliev-na, nous voilà dans de fameux draps !

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— Tu t’imagines peut-être qu’elle irait lesfourrer sous le nez de Féodore, hein, triplesot ?

— Sans doute. Elle n’y manquera pas ! affir-ma Wolodia.

— Tais-toi, tu n’es qu’un âne ! lui lança sonjumeau.

Wolodia était outré :

— Tu aurais mieux fait de les écouter, lesconseils de l’âne ! Tu t’en trouverais mieux, au-jourd’hui…

— Tu n’es qu’un immense poltron, tum’abats le moral. Ah ! quel supplice ! gémit-il,changeant soudain de ton et se laissant tom-ber, comme accablé, sur une chaise. Être cou-rageux, et se voir reprocher son couragecomme une tare ! Être le seul clairvoyant de lafamille – car, sur le compte de cette Wassiliev-na, ils sont tous aveugles, depuis l’aînée jus-qu’à celui-ci…

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— Vas-tu te mettre à dénigrer Natalie,maintenant ?

— Je dénigre qui je veux et autant que celame plaît.

— Prends garde qu’on ne t’entende.

— Voyez un peu ce gros couard qui veut mecoudre la bouche ! – Ocipe était plein de mé-pris. – Je suis franc : on me veut hypocrite ! Jesuis clairvoyant : on me veut aveugle ! Je suiscourageux : on me veut lâche… Toutes mesqualités naturelles, celles dont je m’honore leplus, on voudrait me les extirper comme devulgaires cors au pied !…

Wolodia l’interrompit :

— Pschtt, la voici ! fit-il à voix basse.

La porte s’ouvrait, en effet. Mais, au lieud’Olga, ce fut Sacha qui parut, toute pâle ettremblante encore des émotions récentes.

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— Toi ! dit Ocipe, soudain ranimé et lui je-tant un regard fulgurant, tu vas me rendre lecalepin que tu m’as dérobé.

Sacha n’était pas encore revenue de sonahurissement qu’un frou-frou de soie annon-çait l’approche de la comtesse Olga. Elle parut,cambrant la taille, portant haut la tête, et dudéfi si plein les yeux qu’Ocipe, à sa vue, n’eutplus le moindre doute : son précieux calepinétait entre les mains de l’ennemi.

— Tiens ! dit-elle. Déjà tous réunis ? Bon-jour, petite Sacha, comment va ? Pourquoin’es-tu pas venue me voir, ce matin, que tu mesavais toute seule ?

Et, tout de suite, sans attendre la réponsede Sacha, se tournant vers Ocipe :

— Et vous, digne Ocipe Alexandrovitch,j’apprends qu’il vous est arrivé un malheur.Vous avez perdu, m’a-t-on dit, un objet d’unprix inestimable. Si c’est un carnet de poche,

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par hasard, je vous préviens qu’il est en mapossession.

Ocipe, déjà, tendait la main.

— Ah ! mais non ! fit Olga en riant. Vousne vous figurez pas que je vais me dessaisircomme ça de ce monument de votre génie !Car, pour du génie, vous en avez, très cher etestimé beau-frère. Toutes mes félicitations ! Àlire votre prose, on ne s’ennuie pas, sapristi !Quelle verve ! quel brio ! C’est Féodore qui se-ra étonné et flatté d’avoir un frère si talen-tueux !

Ocipe dressa la tête :

— Ah ! vous vous proposez de montrer àmon frère…

— Bien certainement. Y verriez-vousquelque objection, par hasard, digne OcipeAlexandrovitch ?

Ocipe fit un gros effort pour prendre une at-titude dégagée :

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— Moi ? Point du tout. Rien ne peut m’êtreplus agréable, Olga Wassilievna, que de voirportées à la connaissance de votre mari cesnotes, prises au jour le jour et scrupuleusementexactes. Et je suis le premier à me réjouir de cequ’il en adviendra.

Olga se fit moqueuse :

— Voulez-vous que je vous dise ce qu’il enadviendra ?

— Oh ! je peux fort bien me l’imaginer ! fitOcipe, sans perdre son sang-froid.

— Ah ! vraiment ? Dans ce cas, vous devezvous sentir bien mal à l’aise dans votre peau…

— Moi ? Me sentir mal à l’aise de vous voiren mauvaise posture ? Non, madame, je nevous aime pas assez pour cela.

Le coup porta, et Olga se sentit vexée :

— Je vous conseille de faire le fanfaron !Vous savez fort bien que ce n’est pas moi, maisvous qui serez en mauvaise posture.

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— Savoir ! fit Ocipe, goguenard.

— Vous le saurez assez tôt, ce soir, quandFéodore rentrera et que je lui montrerai lesabominations contenues dans votre calepin.

— Ma foi, madame, de ces abominations, jene suis pas l’auteur, mais seulement le collec-tionneur. Il ne tenait qu’à vous qu’elles ne figu-rassent point dans mon carnet.

— Taisez-vous, pauvre détraqué ! lança Ol-ga, très en colère. Vous ne savez pas ce quevous dites ! Si Féodore était ici, il vous rédui-rait en poussière. Mais c’est faire vraiment tropd’honneur à vos élucubrations que de les por-ter à sa connaissance. C’est le silence, et nonle tapage qu’on fait autour d’eux, qui punit lemieux les fous de votre sorte. Si vous êtes cu-rieux de rentrer en possession de votre calepin,allez voir dans ma chambre : vous en trouverezles cendres dans la cheminée !

Ocipe était hors de lui :

— Brûlé ! mon…

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Olga se fit moqueuse :

— Oh ! je vous fournirai matière à en rem-plir promptement un nouveau. N’ayez crainte !

Cependant Olga interpellait Sacha qui, as-sise à l’autre bout de la table, se rapetissait leplus qu’elle pouvait, dans l’espoir de se faireoublier :

— Sacha, viens t’asseoir ici, tout près demoi ! commanda-t-elle.

Sacha comprit aussitôt que ce n’était pointle désir de l’avoir auprès d’elle, mais unique-ment celui de vexer les jumeaux qui animait lapetite comtesse.

— C’est que… c’est la place réservée à Na-talie ! objecta-t-elle timidement.

Et son regard suppliait Olga de ne pas in-sister. Mais Olga était trop volontaire pour selaisser attendrir.

— C’est la place de Natalie quand Natalieest ici. Mais quand elle n’y est pas, elle est à

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celui qui la prend ! rétorqua-t-elle de sa voix laplus impérieuse. Et toi, tu vas venir l’occupertout de suite.

— Je ne sais pas si j’ose…

Et Sacha, qui s’était à demi soulevée,consultait Ocipe du regard. Mais elle se laissaretomber sur sa chaise, devant l’air menaçantdu jeune homme.

— Vas-tu venir, à la fin ? cria Olga, à boutde patience.

Sacha répéta, d’une voix à peine percep-tible :

— Je ne crois pas que j’ose…

— Ah ! ça, qu’est-ce que cela signifie ? Jene sais pas si j’ose ? Il ne s’agit pas d’oser. Ils’agit de m’obéir. C’est moi qui commande ici.Quand je donne un ordre, je veux qu’on l’exé-cute. Allons, viens.

Mais Sacha ne bougeait pas plus qu’uneborne. Ocipe, enchanté, riait dans son sem-

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blant de barbe. Mais sa joie fut de courte du-rée. Olga n’était pas femme à souffrir qu’on lanarguât. Se levant résolument, elle alla versSacha, la prit par le bras et la conduisit elle-même à la place réservée à Natalie, où elle lafit asseoir de force. Puis, avisant un des laquaisqui, légumier à la main, passait sans s’arrêterderrière Sacha et se dirigeait vers Ocipe :

— Filka, où vas-tu avec ce plat ? dit-elle,l’arrêtant d’un geste impérieux. Pourquoi ne leprésentes-tu pas à Alexandra Alexandravna ?

Filka, un gros gars à la figure bonasse, sou-rit niaisement :

— Votre Excellence, je sers comme c’est larègle : les seigneurs jumeaux d’abord, Alexan-dra Alexandrovna ensuite.

— Eh bien ! mon bon – le ton d’Olga étaitsans réplique – aujourd’hui, la règle souffriraune exception : c’est Alexandra Alexandrovnaque tu vas servir la première.

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L’homme, un instant décontenancé, se miten devoir d’obéir à cet ordre catégorique. Ils’approcha de Sacha, pendant qu’Olga se tour-nait vers Ocipe. Les yeux de la petite comtessepétillaient de malice. « Voilà pour votre nou-veau calepin ! » s’apprêtait-elle à dire. Mais unfracas de chaises renversées l’arrêta net :c’était Ocipe qui, suffoqué d’indignation, quit-tait la salle, suivi du compatissant Wolodia.

— Ocipe Alexandrovitch se trouve mal !Courez lui porter secours ! cria Olga, du tondont elle eût crié, dans une fête des Rois : « LeRoi boit ! Vive le Roi ! » Allons, qu’attendez-vous ? Posez ces plats et ces assiettes sur latable et disparaissez ! Nous saurons bien nousservir seules. Allez, allez…

Du geste et de la voix, elle activait le groupedes serviteurs ahuris. En un clin d’œil, touseurent disparu. Alors, se renversant contre ledossier de son siège, elle se mit à rire auxéclats :

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— Me voilà vengée ! Ah ! ah ! Ma petite ma-lice a eu du succès. Ce mauvais garnementd’Ocipe est en train d’étouffer de colère ! Nousen voici débarrassées et des autres avec lui.Qu’ils le douchent, ce fou, il est mûr pour lecabanon ! Qu’ils le purgent ! Et qu’ils le bâ-tonnent par-dessus le marché ! Ah ! tout ce queje possède, je le donnerais de grand cœur àcelui qui ferait cette bonne œuvre de le bâ-tonner sous couvert de soins empressés ! Maissuffit ! Il ne vaut pas la peine qu’on s’occupede son pauvre personnage. Nous avons mieuxà faire que ça, hein, ma petite Sacha ? Il y alongtemps, si longtemps, vois-tu, que je sou-haite m’expliquer avec toi à cœur ouvert, sansjamais en trouver l’occasion. Maintenant, je tetiens et tu vas me dire bien vite, méchante pe-tite, ce que signifie ce visage que tu me fais…

— Moi ! Quel visage ? fit Sacha, pénible-ment.

— Mais sans doute ! Depuis que je suis tasœur, on dirait que tu m’en veux. À toutes mes

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avances, tu réponds par des froideurs qui mepeinent. Tout à l’heure, tu m’as fait l’affront deme résister devant les jumeaux. Et ceci n’estrien en regard de ta conduite de tous les jours.Ce matin, je t’ai fait chercher. Tu n’étais pasdans ta chambre et personne ne savait où tuavais passé. Chaque fois que j’ai envie de tevoir et que j’envoie Denise à ta recherche, il enest de même. Ne dis pas que c’est un hasard.Tu me fuis, je le vois bien. Et si tu me fuis, c’estdonc que tu m’en veux. Pourquoi ? Je l’ignoreet j’attends de ton amitié que tu me le disesfranchement. Est-ce que je t’ai peinée, peut-être, sans le savoir ?

Et, comme Sacha se bornait à secouer latête en signe de dénégation :

— Alors, pourquoi cette mine boudeuse ?continua la petite comtesse. Si tu n’as point degriefs contre moi, c’est donc que tu agis parordre ? par ordre de Natalie ? Allons, avoue-le !Aie au moins ce courage-là !

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— Excuse-moi, Olga, dit Sacha en se le-vant. Mais il faut que je me retire. Je ne mesens pas bien… pas bien du tout…

— Une semelle ! une babouche ! un tor-chon ! voilà ce que tu es ! cria Olga, hors d’elle.

Comme Sacha franchissait le seuil, elle cou-rut à elle et la saisit par le bras :

— Si tu crois te tirer d’affaire en t’éclipsant,tu te trompes. Puisque tu ne veux pas répondrequand on te questionne, c’est Natalie que jevais trouver… Oui, je vais aller de ce pas luidire que notre amitié ne regarde que nous etqu’elle a bien du toupet de s’en mêler ! Nousverrons, d’elle ou de moi, qui aura le derniermot… Oh ! je n’en ai pas peur, moi, de Natalie :je suis prête à lui dire son fait, en pleine figure,et devant n’importe qui ! à lui faire une scène,s’il le faut.

Elle s’interrompit en voyant de grosseslarmes rouler sur les joues de Sacha…

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— Qu’as-tu à pleurer ? interrogea-t-elleavec brusquerie.

— J’ai… j’ai que si tu lui fais une scène,c’est moi qu’on punira ! sanglota-t-elle.

Elle avait à peine achevé ces mots qu’Olgalui sautait au cou et la couvrait de baisers.

— Eh ! petite nigaude ! Il ne faut pasprendre au tragique tout ce que je dis. Je t’aimebien trop, vois-tu, pour jamais faire la moindrechose qui puisse t’être désagréable…

Si habituée que fût Sacha à ces change-ments d’humeur, ils la prenaient cependanttoujours par surprise. Elle resta un instant in-terdite. Mais comment résister aux caressesd’Olga ? Sacha sentait peu à peu la confiancelui revenir et, avec la confiance, un peu de har-diesse. Elle osa questionner tout bas :

— Et Pierre ? ne sais-tu toujours rien delui ?

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— Ne me parle plus de ce manant ! s’écriaOlga en se redressant avec humeur. Je lui aiécrit deux fois, deux fois, tu entends ? et il apoussé la grossièreté jusqu’à laisser mes deuxlettres sans réponse ! Si j’étais toi, j’oublieraiscet infidèle.

— Infidèle ? Non, je ne le crois pas ! dit Sa-cha, pensivement. S’il n’écrit pas, c’est qu’il enest empêché.

— Empêché ! En voilà une idée ! S’il n’écritpas, c’est qu’il t’a oubliée, voilà tout ! Eh oui ! àPétersbourg, il s’amuse et il ne songe pas plusà toi qu’à sa première culotte ! Qui sait s’il nes’est pas engoué de Nadia Rumine ? Les Ru-mine ne sont pas encore rentrés à Aloupka, àce que maman m’écrit. Où pourraient-ils être,sinon à Pétersbourg, chez Nicolas Wladimiro-vitch ? Et ils sont faits pour s’entendre. NadiaRumine et ton bonhomme de Pierre ! Elle posepour une sainte comme lui pose pour un saint !

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Sacha devint toute blanche. Ses lèvres re-muèrent comme si elle allait parler. Mais ellese ravisa, et, se retournant brusquement, ellesortit sans prononcer un mot, mais non sansavoir jeté sur son amie un regard chargé demélancolique reproche.

« Ces Strélitzky, sont-ils bizarres ! » pensaOlga.

Elle resta songeuse. La famille de son marine lui revenait pas plus qu’à Denise. Plus ellevoyait les Strélitzky de près, et moins elle lescomprenait.

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CHAPITRE QUARANTE-QUATRIÈME

OCIPE TRIOMPHANT

Catineka, qui tremblait de ne pas savoirs’acquitter convenablement du rôle que le doc-teur lui avait assigné auprès de Natalie, futtoute surprise de voir que sa maîtresse n’avait,à son réveil, qu’un souvenir confus des évé-nements de la matinée. Natalie, qui semblaittrès lasse et parfaitement calme, se laissa – enapparence, du moins – aisément persuaderqu’elle avait rêvé.

On lui servit son déjeuner. Après quoi, elletomba dans une profonde méditation, dont ellene sortit qu’en voyant, debout devant elle, sajeune belle-sœur. Olga portait une robe de ve-lours noir qui faisait merveilleusement ressor-tir sa beauté de blonde : c’était celle que De-

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nise avait retouchée, le matin même, et sur la-quelle elle comptait pour éblouir Féodore.

— Ma chère enfant, vous êtes ravissante etvotre toilette est exquise ! lui dit Natalie, qui lacontemplait avec quasiment l’orgueil d’un pro-priétaire.

Olga prit un air modeste :

— C’est une robe que Féodore ne m’a pasencore vue. Je voudrais qu’il me trouvât à songoût, quand il rentrera. À propos, vous a-t-il dità quelle heure il sera de retour ?

— Il ne faut pas l’attendre avant quatreheures, ma chère.

— Et il n’en est que trois ! C’est méchant àlui de nous laisser ainsi seules toute une longuejournée.

— Vous vous ennuyez, je crois, ma chèrepetite ! Voulez-vous que nous allions à sa ren-contre ?

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— À sa rencontre ? Tiens ! c’est une idée,cela. Moi, j’adore marcher.

— Mais moi, ma chère enfant, soupira Na-talie, je ne peux pas marcher et c’est en voitureque nous irons, si vous le voulez bien.

Olga esquissa une grimace : comme tou-jours, on lui gâtait tous ses plaisirs. Elle quiadorait la marche, voilà qu’on lui imposait lavoiture ! Mais, quant à y rester en tête à têteavec Natalie, ah non !

— Nous prendrons Sacha avec nous, n’est-ce pas ? proposa-t-elle câlinement.

Pour toute réponse, Natalie se tourna verssa femme de chambre préférée :

— Catineka, va prévenir Sacha qu’elle ait àse préparer à sortir avec nous. Puis, tu passe-ras chez Ocipe et Wolodia Alexandrovitch, tuleur diras que nous allons au-devant du comteFéodore et tu les prieras de nous faire le plaisirde se joindre à nous.

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En entendant prononcer le nom des ju-meaux, le visage d’Olga s’était éclairé d’uneexpression de triomphe insolent qui eût donnéfort à penser à Natalie si elle s’en était aperçue.Mais elle était trop occupée à s’extraire de sachaise longue.

— Ma chère Olga, vous voudrez bien m’ex-cuser quelques minutes, je vais faire un bout detoilette… dit-elle, réussissant enfin, avec l’aidede plusieurs de ses femmes, à se mettre surpied.

— Moi de même, dit Olga, pirouettant surses talons. À tout à l’heure, ma chère Natalie.

Et elle se sauva en fredonnant une chanson.

— Ocipe Alexandrovitch est souffrant ! an-nonça Catineka, reparaissant au bout dequelques minutes.

— Souffrant ? répéta Natalie.

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Son visage exprimait un vif mécontente-ment. Elle qui passait sa vie à se soigner, nepouvait souffrir des malades autour d’elle.

— Qu’a-t-il donc ? reprit-elle, se laissant re-tomber dans un fauteuil. Se sent-il réellementsi mal qu’il ne puisse sortir en voiture ?

— Le voici qui vient en personne s’expli-quer avec Votre Excellence.

En effet, Ocipe se montrait sur le seuil.

— Ah ! te voilà, pauvre Ocipe, dit Natalie,lui donnant à baiser le bout de ses doigts.

— Oui, le voilà. Pauvre Ocipe ! C’est bien lecas de le dire… fit le jumeau d’un ton lugubre.

— Comment te sens-tu ? Catineka me ditque tu es souffrant. As-tu vu le docteurSchwarzmann ?

— Pour quoi faire ? fit Ocipe, toujours lu-gubre. Il serait impuissant contre mes maux.Ce n’est pas physiquement, c’est moralementque je souffre.

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— Le moral dépend presque toujours duphysique. Ocipe, je désire que tu voies le doc-teur sans tarder, si tu souffres réellement.

Ocipe se sentit vexé :

— Réellement ? Est-ce à dire, Natalie, quetu me soupçonnerais de jouer la comédie ?

— Je ne soupçonne rien de semblable. Maisje te trouve étrangement changé depuis…

Elle allait dire « depuis le mariage de Féo-dore », mais elle se reprit à temps.

— Depuis que nous avons quitté Aloupka.Toi, qui étais si bien portant, si débordant devie ! Il me déplaît de te voir maintenantprendre ces airs de mourant.

— Prendre des airs ! – Ocipe était scandali-sé. – C’est à moi que tu parles de la sorte, Nata-lie ? à moi, la droiture incarnée ! Ah ! voilà dequoi m’achever ! glapit-il en s’affalant théâtra-lement sur le sol.

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— Ocipe ! Qu’est-ce que ces manières ? Es-tu pris de vin, de te laisser choir ainsi ?

— Pris de vin ! Ah ! un nouvel affront à di-gérer ! Natalie, je suis anéanti des coups que tume portes.

— Fais-moi la grâce de te lever, Ocipe, etde disparaître de devant mes yeux. Je suis ma-lade et nullement en état de supporter desspectacles de ce genre. Rentre chez toi. Je vaist’envoyer le docteur Schwarzmann dont tu asgrand besoin.

— C’est bon. Je disparais comme tu l’or-donnes. Mais laisse-moi te dire encore, Nata-lie, que je ne prends pas des airs de malade.Je le suis, réellement. C’est la pure vérité. Dansun mois, Ocipe Strélitzky aura cessé de vivre.Il sera mort, le pauvre Ocipe, mort et enterré !Sur sa tombe on pourra graver : « Ci-gît OcipeAlexandrovitch Strélitzky, qui fut un jeunehomme excellent et d’une rare clairvoyance.Hélas ! Cette clairvoyance lui fut fatale. Les

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horreurs qu’il voyait commettre sans oser lesdénoncer l’étouffaient. Il se donnait millepeines pour supporter les vexations dont onl’abreuvait. Mais lorsqu’on en vint à l’insultesuprême, lorsqu’on imagina de le faire servir àtable après Sacha, alors, plutôt que de subir cetoutrage, il préféra mourir de faim. Paix à sonâme. »

Natalie, excédée, se tournait déjà vers sesfemmes pour faire mettre à la porte l’importunjumeau, lorsque le nom de Sacha vint frapperses oreilles :

— Que racontes-tu de Sacha ? questionna-t-elle, subitement attentive.

— Je dis que j’aime mieux mourir de faimplutôt que de me laisser servir après elle,comme c’est arrivé aujourd’hui ! clama le ju-meau.

— Comme c’est arrivé aujourd’hui ? répétaNatalie, suffoquée. On voulait te servir aprèsSacha ?

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— On voulait ? C’est-à-dire qu’on l’a fait.Olga Wassilievna a donné l’ordre de présenterles plats à Sacha d’abord, à moi et à Wolodiaensuite.

Natalie était scandalisée.

— Et vous avez été réellement servis aprèsSacha ?

— C’est-à-dire qu’elle a été servie avantnous et que nous avons quitté la salle, de sorteque nous n’avons pas été servis du tout.

— Ainsi, ce malaise ?…

— C’était ça.

Il y eut un silence impressionnant.

— Ocipe, dit enfin Natalie, je suis peinée del’offense qui t’a été faite et je te donne ma pa-role que pareille scène ne se renouvellera plus.Maintenant, j’espère que tu vas me faire le plai-sir de venir avec nous au-devant de Féodore ?

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— Je ne veux pas me trouver face à faceavec Olga Wassilievna, après l’affront qu’ellem’a fait.

— Je donnerai des ordres : il y aura deuxvoitures. Wolodia et toi serez dans l’une avecSacha. Je serai seule dans l’autre avec Olga ;j’en profiterai pour m’expliquer avec elle.

— Et lui servir son paquet ! pensa Ocipe.

— Dans ce cas, je viendrai, et Wolodia aus-si, dit-il.

Et, se relevant avec l’agilité d’un singe,Ocipe disparut.

Restée seule, Natalie avait porté la main àson cœur. Il battait si fort qu’on eût dit qu’il al-lait se rompre. Faire servir Sacha avant les ju-meaux ! Olga avait osé cela ! Natalie eût reçude sa belle-sœur un soufflet en plein visagequ’elle n’eût pas été plus bouleversée.

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— Et pourquoi ne m’a-t-on rien dit de cescandale ? se demanda-t-elle, un instant plustard. Pourquoi toujours ces cachotteries ?

Interrogée, Catineka expliqua, avec unenuance d’embarras et de contrariété quin’échappa pas à Natalie, que M. le comte avaitexpressément recommandé de ne pas tour-menter sa sœur, durant son absence, par desrapports propres à l’agiter.

L’excuse était plausible. Natalie n’insistapas. Aussi bien, n’en aurait-elle pas été ca-pable. Une sueur froide mouillait son front. Elletremblait toute. Les paroles de la vieille femmevenaient de déchaîner, avec une violence in-ouïe, ces idées bizarres et ces terreurs insen-sées qui, depuis quelque temps, s’emparaientd’elle à tout propos. Dans une mortelle an-goisse, il lui semblait sentir se resserrer sur elleles mailles d’un invisible filet où on la tenaitprisonnière… Ainsi, de nouveau, au momentde punir Sacha – car Sacha méritait d’être pu-nie, ne fût-ce que pour rabaisser l’orgueil que

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cette créature n’avait pu manquer de conce-voir à être servie avant les jumeaux – elle s’envoyait enlever le pouvoir ! Et, comme toujours,elle ne pouvait s’en prendre à rien ni à per-sonne de ce que Sacha échappât au châtiment.N’était-ce pas Féodore qui, par sollicitude pourelle, Natalie, avait défendu qu’on lui fît des rap-ports ? Ne serait-ce pas par sollicitude encorequ’à son retour il s’informerait de ce qui se se-rait passé ? S’il apprenait que Sacha avait étépunie, il voudrait en savoir davantage. Il fau-drait le mettre au courant de l’incident de lasalle à manger. Et Natalie ne pouvait oublierque si Sacha en avait été – comme elle l’en ac-cusait – l’instigatrice, c’était Olga, qui, mani-festement, y avait eu le plus mauvais rôle. Or,Natalie eût jugé indigne d’elle de noircir Olgaaux yeux de son mari. Elle ne le sentait déjàque trop détaché d’elle !

Et même si sa belle-sœur n’eût pas été encause, Natalie eût hésité à instruire son frèrede ce qui s’était passé : qui sait si, dans son im-

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mense désir de lui éviter toute émotion, Féo-dore n’eût pas tancé Ocipe de son indiscré-tion ? Natalie redoutait de voir se tarir la seulesource d’informations dont elle disposât en-core…

Tout conspirait donc à lui lier les mains. Lachose se répétait par trop souvent pour qu’elleen fût surprise ; mais, chaque fois, elle en étaitplus bouleversée. En cet instant, elle faisaitpeine à voir. Elle pouvait à peine se tenir de-bout. Catineka, effrayée, lui conseillait de semettre au lit et d’appeler Schwarzmann. Maiselle s’y refusa avec une énergie sauvage. Unevéritable panique semblait s’être emparéed’elle. Elle n’avait plus qu’une idée : sortir auplus vite du château, fuir ce repaire de conspi-rateurs, courir au-devant de son frère commevers l’unique refuge qui lui restât.

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CHAPITRE QUARANTE-CINQUIÈME

UNE PROMENADE QUI FINIT MAL

Un quart d’heure plus tard, deux voituresstationnaient devant le perron. Les jumeauxavaient pris place dans l’une, Natalie et Olgadans l’autre. Sacha se faisait attendre. Commeelle paraissait enfin sur le perron, Natalie fit unsigne et, tout aussitôt, la voiture où se trou-vaient les deux belles-sœurs s’ébranla et partitau galop.

— Et Sacha ? s’écria Olga. Nous partonssans Sacha ?

— Sacha montera auprès des jumeaux.

— Auprès de ces petits monstres qui ne fe-ront que la tourmenter !

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Jamais encore, en présence de Natalie, Ol-ga ne s’était exprimée avec cette violence surle compte de ses beaux-frères.

— Que vous ont-ils donc fait, ces malheu-reux jumeaux, pour s’attirer de votre part unesi inexplicable aversion ? s’écria Natalie, inca-pable de se contenir plus longtemps et regar-dant sa jeune belle-sœur avec une sévérité à la-quelle elle ne l’avait point accoutumée.

— Ce qu’ils m’ont fait ? Vous le demandez ?Mais vous ne voyez donc pas qu’ils mehaïssent à mort, qu’ils n’aspirent qu’à mebrouiller avec Féodore ?

— Ma pauvre Olga !…

— Savez-vous ce que Denise a trouvé, cematin ? Le calepin dans lequel ce monstred’Ocipe griffonne toute la journée. Et savez-vous ce qu’il contenait, ce calepin ? Rien quedes abominations contre moi ! Ocipe me sur-veille comme si j’étais une criminelle, ni plus,ni moins. Il relève tout ce que je dis, il épie tout

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ce que je fais, il le dénature, l’amplifie, le dé-forme, et, après l’avoir rendu méconnaissable,il en prend note, afin de pouvoir, sans doute,s’en servir à l’occasion pour me nuire. Oui, voi-là à quoi je suis exposée dans ma propre mai-son ! Mais il faut que cela finisse ! J’en ai assezd’être en butte aux méchancetés de ces deuxpersonnages qui, en somme, vivent de chari-té… de ma charité !

— Olga !

— Sans doute. Je le sais bien. Maman neme l’a pas caché. Ils n’ont point de fortune etc’est Féodore qui les entretient. Eh bien ! qu’ilsaient, au moins, le tact de se tenir tranquilles,comme il convient, sinon c’est moi qui leurdonnerai des leçons de savoir-vivre. J’ai déjàcommencé, ce matin…

— Feriez-vous allusion à… fit Natalie, lavoix altérée. Ma chère Olga, une question, jevous prie. Est-il possible que vous ayez réelle-ment fait servir Sacha avant les jumeaux ?

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Les yeux d’Olga étincelaient.

— Ah ! ils sont allés se plaindre à vous ?

— Non, ma chère, c’est tout à fait incidem-ment que je l’ai appris. Et je vous avoue, Olga,que j’en ait été, non seulement peinée, mais…froissée. Après tout ce que je vous ai dit del’origine de Sacha…

— Mon Dieu ! Cette pauvre Sacha ! Est-cequ’on va lui faire un crime jusqu’à sa mortd’être la fille d’une serve ? Et encore quand jedis d’une serve, c’est façon de parler, puisquecette Marie, à ce qu’on raconte, était la fillede votre propre père. Mais laissons cela… Jevous dirai franchement, Natalie, que si vousêtes, pour une fois, chiffonnée de mon attitudevis-à-vis de ces sacripants de jumeaux qui mefont des niches en permanence et qui ne valentpas la corde pour les pendre, je suis, moi, tousles jours, révoltée de vos procédés à l’égard decette pauvre Sacha, si douce, si gentille, si sou-mise.

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— Si douce, si gentille, si soumise, Sacha ?Vous êtes seule à être de cet avis, ma chère.

— Du tout. À Aloupka tout le monde s’ac-cordait à lui trouver mille qualités. Il fallaitvoir comme elle plaisait ! Du reste, vous savezque Pierre Kamensky voulait l’épouser et que,maintenant encore, il est prêt à le faire…quand elle sera majeure !

Féodore avait expressément recommandé àOlga de ne jamais prononcer devant Nataliele nom de Kamensky. Mais Olga était trop ex-citée, en cet instant, pour se souvenir de cedétail. S’en fût-elle souvenue, du reste, qu’ellen’en eût pas davantage tenu compte : ellen’était plus maîtresse de sa langue.

Natalie avait fermé les yeux. Elle étaitblême. Pourtant, ce fut avec un calme apparentqu’elle répliqua :

— Je le sais, en effet. Mais je sais égale-ment que ce Pierre Kamensky est un malheu-reux détraqué et que son principal mobile, en

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demandant la main de Sacha, était de scanda-liser sa famille.

— Oh ! qui est-ce qui a pu vous dire ça ?Quel mensonge !

— C’est Féodore, ma chère, qui me l’a dit.

— Alors, c’est sûrement pour vous ménagerqu’il n’a pas voulu vous dire les choses tellesqu’elles sont. Car la vérité, c’est que Pierre Ni-colaïévitch n’est pas plus détraqué que vous etmoi, et que tous les Kamensky accueillerontSacha à bras ouverts le jour où elle entreradans leur famille !

La tête tournait à Natalie. Les petitesphrases perfides d’Olga lui tintaient auxoreilles comme des milliers de cloches :« Cette Marie, la fille de votre propre père…Pierre est prêt à épouser Sacha… Tous les Ka-mensky l’accueilleront à bras ouverts, quandelle entrera dans leur famille… C’est pour vousménager que Féodore n’a pas voulu vous direles choses telles qu’elles sont… » Et, au milieu

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de ce carillon assourdissant, un soupçonatroce, rapide comme l’éclair, lui traversaitl’esprit : était-il possible que Féodore l’eûttrompée ? et que Sacha conservât l’espoird’épouser Pierre plus tard ? Pour la premièrefois de sa vie, Natalie conçut des doutes surla sincérité de son frère. La souffrance qu’elleen ressentit fut telle qu’une palpitation la prit.Elle porta la main à son cœur, en poussant unsourd gémissement.

— Qu’avez-vous donc, Natalie ? s’enquitOlga avec désinvolture.

Habituée à voir sa mère se trouver malchaque fois qu’elle le jugeait opportun, la petitecomtesse s’imaginait que sa belle-sœur usaitdu même stratagème afin de couper court àune conversation déplaisante.

— Catineka… appelez Catineka ! râla Nata-lie.

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Catineka était à côté du cocher. À l’appeld’Olga, elle s’empressa de faire prendre un cor-dial à sa maîtresse.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda lapetite comtesse, qui ne prenait toujours pas ausérieux l’indisposition de sa belle-sœur.

Natalie ne répondit pas.

— C’est du calme surtout qu’il faut à SonExcellence ! dit Catineka à voix basse.

— Du calme ! Ça n’est pas mon affaire ! ditOlga. Je crois que je ferais mieux de monterdans l’autre voiture. Ici, je vous gênerais plu-tôt.

Elle s’éloigna, sans paraître remarquer l’airscandalisé de Catineka.

— Méchante vieille fille, je lui ai coupé lecaquet ! se disait-elle, songeant à Natalie. C’estde colère qu’elle suffoque. Elle est comme songredin de frère Ocipe. Ces Strélitzky, ont-ils lecaractère mal fait ! Quand la rage les prend,

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on dirait qu’ils vont en mourir ! Ah ! pour sûrqu’elle ne songe pas à me donner un bijou !Mais ça m’a soulagée de dire ce que j’avais surle cœur. Je suis plus heureuse que si j’avais re-çu la plus belle parure du monde.

Cependant, l’autre voiture arrivait. Elle la fitarrêter et y grimpa prestement.

— Bonjour, Sacha. Je m’ennuyais si fort detoi que je n’ai pu résister à l’envie de venir. Nevous dérangez pas, vous autres. Il y a placepour quatre, ici ! ajouta-t-elle, en voyant les ju-meaux se lever.

Sa colère contre eux était tombée et elleleur parlait presque avec bienveillance.

— Excusez-moi, Olga Wassilievna, réponditsèchement Ocipe, que la présence de son en-nemie mettait hors de lui, mais qui ne voulaitpas lui être en reste de politesse. Il vient de meprendre une crampe à la jambe. Je la ferai pas-ser en marchant un peu.

Il sauta à terre, imité par Wolodia.

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— Tiens ! Vous avez aussi une crampe à lajambe, vous, respectable Wolodia ! dit Olga,avec un rire moqueur.

— Non, Olga Wassilievna, mais mon frère abesoin de moi pour le soutenir, répondit Wolo-dia en rougissant.

— Bon débarras ! ricana Olga, assez hautpour qu’ils l’entendissent. Nous n’en seronsque plus à l’aise pour babiller, hein, Sacha ?

Mais Sacha n’y semblait guère disposée :

— Je crois que tu ferais mieux, Olga, de nepas t’attarder auprès de moi, et de retournerprès de Natalie ! fit-elle, timidement.

Olga se mit à rire :

— Ah ! c’est ainsi que tu m’accueilles, mé-chante petite ? Tu m’as à peine entrevue quedéjà tu veux te débarrasser de moi !

— Non, non. Ce n’est pas cela. Mais j’aipeur, si elle nous voit seules ensemble, qu’ellecroie…

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— Que nous disons du mal d’elle ? C’estça qui m’est égal ! Mais tiens ! Qu’arrive-t-ildonc ? Voici sa voiture qui rebrousse chemin.Et son cocher qui crie au nôtre d’en faire au-tant ! Ah bien ! Et Féodore ? Je vais à sa ren-contre, moi ! Je ne veux pas qu’on retourne !Cocher, Ivan, qu’est-ce qui te prend de tournerbride ? Veux-tu bien arrêter !

Le cocher arrêtait les chevaux :

— Je retourne parce que Natalie Serguéiev-na se trouve mal et qu’elle donne l’ordre derentrer, dit-il.

— Ah ! mon Dieu ! Natalie se trouve mal ?Elle va avoir une crise…

— Eh ! bien, si elle veut rentrer, qu’ellerentre ! dit Olga au cocher. Mais moi, je neveux pas retourner maintenant et je t’ordonnede me conduire au-devant du comte. As-tucompris, Ivan ?… Qu’est-ce que tu as à me re-garder de cet air niais et à te tirer la barbe,comme si tu voulais l’arracher ?

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— C’est que M. le comte, en partant, nousa donné l’ordre d’obéir en tout à Natalie Ser-guéievna et que Natalie Serguéievna ordonnequ’on rentre, balbutia le cocher.

Olga était furieuse :

— Aie le malheur de rentrer et tu verras cequi t’arrivera !

— Si je ne rentre pas, je sais aussi ce quim’arrivera ! fit le cocher, mélancolique.

Sacha s’interposa :

— Je t’en prie, Olga, ne t’oppose pas à cequ’il retourne. Tu lui attires une méchante af-faire en le retenant ici. Féodore sera très fâchécontre lui s’il n’obéit pas à Natalie… et peut-être aussi contre toi. Si Ocipe va se plaindre àlui de…

— Ocipe ? Ce que je m’en moque, d’Ocipe !Mais, j’y songe… où a-t-il passé, avec sesjambes ankylosées ?

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— Ocipe et Woldemar Alexandrovitch sontmontés dans la voiture de Natalie Serguéievna,dit le cocher.

Sacha reprit, et sa voix tremblait :

— Les jumeaux sont auprès de Natalie ! Ettoi, tu es avec moi ! Et Natalie se trouve mal !Mon Dieu, comment tout cela va-t-il finir ?C’est que tu ne sais pas, Olga… J’aime mieuxt’avertir, Ocipe était derrière ta porte, ce ma-tin, quand tu causais avec Denise. Il a entendutout ce que vous vous disiez et il veut le rap-porter à Féodore.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il a entendu, ce vi-sionnaire, cet halluciné d’Ocipe ?

— Il dit que Denise te donnait de mauvaisconseils, qu’elle t’excitait contre Natalie…

— Qu’est-ce que tu viens me chanter là, Sa-cha ? Vas-tu t’en laisser accroire par ce men-teur d’Ocipe ? M’exciter contre Natalie, De-nise ? Eh ! nous n’avons pas même parlé d’elle.

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— Comment se fait-il, alors ? fit Sacha, naï-vement. C’est qu’il ne ment pas, d’habitude. Ilexagère, mais il ne ment pas.

— Je te conseille de prendre sa défense !Es-tu nigaude ! Il est myope, hein ? Tous lesjours, il prend une chose pour une autre. Ehbien ! ses oreilles, c’est comme ses yeux.Quand on parle chiffons, il entend Natalie. Sai-sis-tu ?

— Peut-être bien que tu as raison. Mais j’aipeur que Féodore n’ajoute néanmoins foi à sesrapportages. Et alors, tu comprends, il vaudraitmieux ne pas l’irriter davantage, en ayant l’airde braver Natalie.

Olga s’énervait :

— Poltronne ! Eh bien ! rentre seule. Moi, jedescends ici et je vais au-devant de Féodore.

En prononçant ces mots, Olga avait sauté àterre. Sacha, consternée, s’apprêtait à protes-ter, mais elle n’en eut pas le temps, car Ivan,enchanté de ce nouveau caprice de la jeune

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comtesse, qui lui permettait d’exécuter enfinles ordres de Natalie, et craignant sans doutequ’elle ne se ravisât, s’était empressé de fouet-ter ses chevaux, et la voiture partait au galop.

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CHAPITRE QUARANTE-SIXIÈME

SINISTRES PRÉPARATIFS DENATALIE

À peine la calèche, où Ocipe et Wolodia avaient pris place auprès de leur sœur, était- elle arrêtée devant le perron, que Natalie, qui, durant tout le trajet, n’avait pas prononcé un seul mot, en sortit précipitamment pour rega- gner son appartement, suivie de sa fidèle Ca- tineka. Cet appartement, comme nous l’avonsvu, occupait au premier étage tout un angle de la maison.

Parvenue dans la première pièce, qui ser- vait d’antichambre, Natalie se tourna vers Ca- tineka et lui intima l’ordre, d’une voix étrange-ment altérée, mais avec un accent qui n’admet- tait pas de réplique, d’envoyer Aniska attendre

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l’arrivée de la seconde voiture, avec la mission,dès que la comtesse Olga et Sacha en seraientdescendues, de lui amener sur-le-champ cettedernière.

Cet ordre exécuté, Catineka revint auprèsde sa maîtresse qui était passée dans sachambre à coucher. Natalie lui fit signe de lasuivre dans le cabinet attenant.

— Catineka, lui dit-elle, lorsqu’elles yfurent, tu m’as toujours été dévouée et jecompte sur toi pour me servir dans une occa-sion qui va décider de notre sécurité, à tous. Tun’as pas oublié, j’espère, le passage secret quiconduit directement de cette chambre-ci dansle vieux château ?

— Moi ? Que je l’aie oublié ?… dit Catinekaavec émotion.

— Je veux m’en servir aujourd’hui pourexécuter un plan que je viens de dresser danstous ses détails et qui ne réussira que si rienn’en transpire au-dehors. Rendons-nous en-

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semble dans le vieux château ! Mais aupara-vant, va dire encore à Aniska qu’elle fasse at-tendre Sacha dans l’antichambre jusqu’au mo-ment où tu l’y viendras chercher. Qu’ellen’entre chez moi sous aucun prétexte. Je suissouffrante, diras-tu, et je ne veux recevoird’autres soins que les tiens. Dès qu’elle auraintroduit Sacha dans l’antichambre, qu’elle serende dans la chambre des bonnes pour y tra-vailler à la broderie qu’elle a commencée.

Cet ordre fut encore exécuté par Catinekaqui, en revenant vers sa maîtresse, prit la pré-caution de fermer à clef derrière elle la portedu cabinet. Puis, allumant un flambeau, elles’approcha d’un placard qu’elle ouvrit. Ce pla-card était absolument vide. Un papier à dessinscompliqués en recouvrait le mur du fond. Cati-neka examina avec la plus grande attention lescontours de ces dessins. Puis elle y passa dou-cement la main. À un moment donné, ayanttrouvé sans doute ce qu’elle cherchait, elle ap-puya l’index contre le papier comme si elle pe-

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sait sur un ressort : on entendit un léger dé-clic, et, poussée par Catineka, une porte s’ou-vrit sans bruit.

— Marche devant. Je te suis ! dit Natalie.

Catineka prit le flambeau et, marchant à re-culons, éclaira le chemin pour sa maîtresse.

Elles se trouvaient dans un étroit couloir,percé sans doute dans l’épaisseur du mur. Aubout de quelques pas se présenta une nouvelleporte que Catineka ouvrit comme elle avait ou-vert la première. Un courant d’air froid fit va-ciller la flamme du flambeau et un large cor-ridor apparut : on était au premier étage duvieux château.

— Descendons dans les souterrains ! ditNatalie, répondant au regard interrogateur dela vieille servante.

Catineka eut un léger frisson, mais ne ditmot. Et les deux femmes se remirent en route.Elles descendirent un magnifique escalier pourse trouver dans un nouveau corridor, plus

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vaste encore que le précédent. Mais elles ne s’yengagèrent point. Elles se bornèrent à contour-ner l’escalier, sous lequel se trouvait dissimu-lée une trappe donnant accès aux souterrains,et dont Catineka souleva avec peine le lourdcouvercle. Natalie, pendant cette opération,s’était emparée du flambeau. La trappe ou-verte, Catineka le lui reprit des mains et,l’abaissant, éclaira une descente étroite et tor-tueuse, où sur un signe impérieux de sa maî-tresse, elle se hasarda, non sans faire forcesignes de croix. Natalie la suivit sans laisserparaître la moindre émotion.

Cet escalier aboutissait en face d’unegrande cave voûtée dont la porte était ouverte,bien qu’une énorme clef fût à sa serrure. Ellesy pénétrèrent ensemble.

Dans des anneaux de fer scellés au mur, àhauteur d’homme, des torches étaient fichées,que Catineka s’empressa d’allumer, faisant sur-gir de l’ombre maints objets étranges, sur les-quels Natalie promena un regard satisfait.

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— Les années ont passé sans apporter dechangement à ce lieu, dit-elle, la voix grave.Que de gens furent ici fouettés jusqu’au sangpour n’avoir commis que des fautes légères.Voici le chevalet où on les étendait, les lanièresqui servaient à les y attacher ; voilà le réchaudoù l’on chauffait au rouge le fer à notre chiffre,dont on marquait, pour les punir, les serfs fu-gitifs !... Si ces murs pouvaient parler, que dedouloureuses histoires ils raconteraient, car ilsont vu couler bien des larmes, entendu biendes cris et des gémissements ! Mais je veuxque le spectacle dont ils vont être les seulset muets témoins dépasse en horreur tout cequ’ils ont vu jusqu’ici, car il s’agit, cette fois,d’une grande coupable, d’une criminelle véri-table ! Pour lui faire expier ses forfaits, il mefaut ton aide, Catineka. M’obéiras-tu aveugle-ment ?

— Je suis aux ordres de Votre Excellence !balbutia Catineka qui se sentait glacée d’effroi.

Natalie la regarda d’un air soupçonneux :

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— Qu’as-tu donc ? Tes dents s’entre-choquent et tu sembles prête à t’évanouir. Au-rais-tu peur des revenants, par hasard ? Sotte !Les revenants ? Ils ont cela de bon qu’ilsservent à tenir à distance les importuns et lesindiscrets ! Dans ce château hanté, dans cessouterrains abandonnés, où personne jamaisplus ne met les pieds, qui donc entendrait lesappels au secours, les hurlements de douleur,les sanglots et les gémissements ? Voilà pour-quoi je l’ai choisi pour accomplir mon œuvrede justice. Écoute-moi avec attention, Catine-ka…

Catineka voulut protester qu’elle était toutoreilles, mais aucun son ne sortit de sa gorgecontractée par l’émotion.

— En cet instant, reprit Natalie, Sacha estdéjà sans doute dans mon antichambre à at-tendre que tu l’y viennes quérir. Tu lui bande-ras les yeux et tu me l’amèneras ici. Je ne veuxpas qu’elle connaisse le secret de ce passage,bien que ce soit une précaution superflue, puis-

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qu’elle ne sortira plus vivante de ces souter-rains…

À l’ouïe de ces terribles paroles, Catinekaretrouva la force de faire un grand signe decroix.

— Qu’as-tu à te signer ? s’écria Natalie, enfronçant les sourcils. Je ne veux pas tuer cettecréature ! Mais elle restera ici, ma prisonnière,tout le temps qu’il faudra : des semaines, desmois, des années peut-être. Mon plan estconçu de telle sorte que personne, hormis toi,n’en saura rien. Et si tu avais le malheur de lais-ser jamais échapper un seul mot à âme qui vivedu secret que je te confie, fût-ce même en dor-mant – ou mise à la question – rien ne te pour-rait sauver du terrible châtiment que je t’infli-gerais ! Ainsi, tu es avertie ! Voici maintenantce qu’il te faut faire : tu m’amèneras d’abordcette créature, et tu la laisseras ici, seule avecmoi, pendant que tu retourneras dans mon ap-partement, où je suis censée me reposer dansma chambre à coucher. Tu parcourras le châ-

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teau, du haut en bas, soi-disant à la recherchede Sacha, qui, elle, sera censée s’être échappéede l’antichambre, où elle attendait d’être ad-mise en ma présence. Tu t’enquerras d’elle au-près de tout le monde, particulièrement auprèsde la comtesse Olga, de sa Française, et des ju-meaux. Tu diras bien haut que tu ne la trouvesnulle part et que tu ne sais où elle a passé.Ainsi s’établira la légende qu’elle s’est sauvéeou qu’elle a été enlevée par son Kamensky. Onentreprendra sûrement des recherches à sonsujet. Peut-être même ira-t-on, ces jours pro-chains, jusqu’à draguer l’étang. Mais commeelle restera introuvable, on se persuadera peuà peu qu’elle s’est enfuie. Et, lorsque, dans unavenir lointain, on découvrira son corps dansl’étang, personne ne se doutera qu’elle y auraété jetée, par tes soins, sur mon ordre, après samort… car elle mourra ici !

Emportée par la passion, Natalie ne s’aper-cevait ni de l’air épouvanté de Catineka, ni dela sueur d’angoisse qui, malgré la fraîcheur du

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lieu, perlait en grosses gouttes sur le front de lavieille servante.

— Quand tu auras ainsi attiré l’attention surla disparition de Sacha, poursuivit la sœur deFéodore, tu viendras me rejoindre ici. Charge-toi d’autant de verges que tu pourras en porter.Et, afin d’avoir les mains libres pour ce trans-port, aie soin, en remontant, d’allumer toutesles torches et tous les lampadaires que tu trou-veras sur ton chemin. Il n’y a pas, Dieu merci !à craindre qu’on les aperçoive du dehors. Etmaintenant, va, Catineka, va me chercher cettecréature !…

Et, tandis que Catineka s’éloignait aussi ra-pidement que le lui permettaient ses jambestremblantes, Natalie, très calme, s’assit sur lebord du chevalet, en attendant qu’on lui ame-nât sa victime.

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CHAPITRE QUARANTE-SEPTIÈME

LE RETOUR DU COMTE FÉODORE

— Quelle race, ces Strélitzky ! se disait Ol-ga, au même instant, tandis qu’elle piétinait surplace en attendant son mari.

Maintenant, la peur la prenait à se voirseule, dans cette solitude. Elle accusait en soncœur les Strélitzky de l’y avoir abandonnée,oubliant qu’elle s’y trouvait de son plein gré etmême à l’insu de Natalie et des jumeaux. Sonimagination lui représentait ce qui allait se pas-ser sans elle, au château :

« Cette comédienne de Natalie va se mettreau lit et simuler d’être à la mort, afin de pou-voir m’accuser de l’avoir mise dans cet état.Les vauriens de jumeaux feront chorus avecelle. Et Féodore est si ridiculement susceptible

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lorsqu’il s’agit de sa sœur ! Ai-je été sotte ! Aulieu de faire leur jeu en restant ici, j’aurais dûrentrer, me mettre, moi aussi, au lit, prendredes airs de mourante, geindre, me lamenter,tout comme cette horrible Natalie ne va pasmanquer de le faire pour indisposer Féodorecontre moi. Maintenant, c’est trop tard. Féo-dore va venir… Que vais-je lui dire ? Il faudrabien, pourtant, que je lui explique ma présenceici, toute seule, et surtout que j’avise au moyende détruire l’impression fâcheuse que leursrapports pourraient faire sur lui, car ils vontlui en débiter, des mensonges, pour l’excitercontre moi ! Heureusement que je suis assezintelligente pour me tirer de ce mauvais pas.J’ai la langue aussi bien pendue qu’eux. Etpuis, s’ils n’ont à me reprocher qu’une inno-cente malice, moi j’en ai contre eux, desgriefs !… »

Elle pensa au calepin, rempli de mots unpeu vifs qui lui étaient échappés, et dont Ocipeavait pris note dans une intention facile à devi-

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ner. Elle revit la scène de la salle à manger, etrougit de dépit au souvenir de l’affront qu’elleavait failli essuyer par la sottise de Sacha, ter-rorisée par les jumeaux. Une colère la prit àsonger que toutes ses journées, depuis deuxmois qu’elle était mariée, étaient uniquementremplies de détails aussi insignifiants, vexantspour son amour-propre.

— Non, cela ne peut durer ! se dit-elle ense remémorant son entretien avec Denise. Jemettrai Féodore en demeure de choisir ; qu’ilvive seul avec moi, ou bien avec sa ménagerie,mais sans moi.

Comme elle monologuait de la sorte, ens’excitant de plus en plus contre les Strélitzky,elle vit la voiture du comte qui s’approchait.Elle fit un signe. Le cocher, à sa vue, arrêta seschevaux et sauta de son siège pour lui ouvrir laportière de la calèche.

Strélitzky fut très surpris de la voir :

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— Comment, Olga, vous ici ! Toute seule !si loin du château ! s’écria-t-il.

— Oui, c’est moi ! fit Olga, sèchement.

— Vous ne me ferez pas croire, ma chère,que vous êtes venue à pied jusqu’ici, chausséecomme vous l’êtes !

— Évidemment non ! Nous avons quitté lechâteau en voiture, pour aller à votre ren-contre ; mais, en cours de route, les autres ontchangé d’idée, et, comme je ne voulais pas ren-trer sans vous, ces barbares m’ont abandon-née…

— Est-il permis de vous demander quelssont ces barbares ? s’enquit Féodore en sou-riant.

— Vos dignes frères, les affreux jumeaux !répondit Olga, qui jugeait préférable de nepoint mentionner Natalie.

Le comte eut un sourire ironique. Il suppo-sait qu’elle s’était de nouveau querellée avec

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les jumeaux – le soupçon ne l’effleurait mêmepas que ce pût être avec Natalie – et qu’elles’était portée au-devant de lui, les torts étantde son côté, pour lui donner de l’aventure uneversion qui lui fût favorable.

— Et comment se fait-il que vous soyez sor-tie seule avec eux ? questionna-t-il, curieuxd’élucider le seul détail de cette affaire qui pa-rût insolite.

Olga ne put contenir son irritation :

— Mais… comme je vous l’ai dit : nousétions sortis pour aller à votre rencontre. Il mesemble que c’est assez naturel ! Ce qui ne l’estpas, ce sont les mille avanies que ces mauvaisdrôles m’ont faites, en chemin… Pour finir, legredin d’Ocipe m’a même fait l’affront de des-cendre de voiture, sous prétexte que ma pré-sence lui était insupportable…

— Et vous, vous en êtes aussi sortie, à ceque je vois ! répondit Féodore, moqueur.

Olga se défendit avec volubilité :

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— Évidemment que j’en suis sortie, puis-qu’ils voulaient retourner et que je voulais,moi, aller au-devant de vous, pour vous faireplaisir. Pouvais-je supposer que vous alliezm’accueillir de la sorte, me soupçonner, àpeine m’avoir entrevue, de toutes sortes dechoses méchantes ? Mais vos soupçonstombent à faux. Puisque je vous dis que ce sontces affreux jumeaux qui m’ont cherché noise !Aussi, je compte bien, Féodore, que vous allez,en rentrant, leur faire administrer une correc-tion soignée, pour leur apprendre la politesse àl’égard de votre femme.

— La brutalité n’est pas mon fort, vous lesavez, ma chère.

— La brutalité !… Il y a des cas où la bruta-lité est de la virilité. Êtes-vous un homme, ouiou non ? Êtes-vous le maître, oui ou non ?

— C’est vous la maîtresse, ma chère !

Le ton de Féodore se faisait de plus en plusironique.

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— On ne le dirait guère, à voir comme jesuis traitée, répondit Olga. Pendant votre ab-sence, j’ai essuyé affronts sur affronts, vexa-tions sur vexations. J’étais à peine levée, jejouais innocemment du piano, qu’on est venume faire cesser. Au déjeuner, c’était pis encore.Nous étions seuls à table, ces gredins de ju-meaux, Sacha et moi, chacun à nos places res-pectives. Votre siège et celui de Natalie étaientinoccupés. L’idée m’est venue de faire asseoirSacha à côté de moi, et, naturellement, elle aété servie immédiatement après moi… avantles jumeaux. L’affreux Ocipe a fait un véritablescandale. J’ai cru qu’il allait étouffer de rage.Et depuis, il s’est permis des impertinences quiont mis ma patience à bout ! Oui, Féodore, mapatience est à bout. Et ma bonté aussi. Il y ades limites à tout, et, ces limites passées, ontombe dans la bêtise ; c’est ce que je ne sauraisfaire. Aussi vous ai-je attendu pour m’expliqueravec vous, pour vous dire que les choses ensont venues à un point où elles ne sont plus

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supportables, même avec la meilleure volontédu monde.

Elle s’arrêta, attendant qu’il parlât. Commeil gardait un silence impénétrable, elle poursui-vit :

— L’heure a sonné, Féodore, de faire votrechoix entre votre famille et moi. Ou bien nousvivrons à deux, comme vivent tous les autresgens mariés, comme vivent mon père et mamère…

À ces mots, le comte eut un sourire ironiquedont elle comprit fort bien le sens et qui la fitrougir de colère. Elle continua :

— Ou bien vous continuerez à garder votresmalah sous votre toit, et, c’est moi, alors, quim’en irai.

Elle avait repoussé, tout en parlant, le châlequi recouvrait sa tête ; le parfum de ses che-veux bouclés venait agréablement chatouillerles narines de Strélitzky. Il la regarda et il la

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trouva jolie exquisément, dans l’animation dela colère.

— Je vous aime trop pour vous laisser par-tir, mon ange, dit-il.

Il y avait dans son regard une expressionqu’Olga connaissait bien pour la lui avoir vueaux heures, de plus en plus rares, où elle s’ima-ginait régner sur son cœur. Elle crut sontriomphe certain et, abandonnant ses airs of-fensés, elle se coula contre lui, la tête appuyéecâlinement tout contre sa poitrine.

— Oh ! Teddy, mon Teddy aimé ! soupira-t-elle. Partons… partons pour Nice, seuls, vouset moi !

Mots malheureux ! Le comte avait dressél’oreille. « Seuls, vous et moi ! ». Autrement dit,sans Natalie. Que signifiait cela ? Jamais Olgan’avait manifesté le désir de partir sans Natalie.Ce désintéressement soudain à l’égard des bi-joux était nouveau et inquiéta Strélitzky.

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Juste à ce moment, par un malencontreuxhasard, Olga leva sur lui des yeux pleins detendresse langoureuse. Elle le vit, l’air dur, quiregardait devant lui, visiblement préoccupé detout autre chose que d’elle. Le rouge montaau visage de la jeune femme. Vivement, elles’écarta de lui, sans qu’il parût y prendre garde.La voiture maintenant s’engageait dans l’alléeconduisant au château.

Olga se tourna vers son mari :

— Écoutez-moi bien, Féodore Serguié-vitch ! lui dit-elle. Je vous laisse jusqu’à ce soirpour vous décider. Si, ce soir, vous ne m’avezpas donné une réponse conforme à mes désirs– et vous savez quels sont ces désirs : une bas-tonnade aux jumeaux et notre départ, à nousdeux, dans le plus bref délai possible, de cet af-freux château – je fais mes malles et demain, àla première heure, je quitte Goreneki, pour n’yplus jamais revenir !

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La première personne qu’ils aperçurent futOcipe qui, posté sur le perron, guettait, sansdoute, leur venue. Il s’avança vers son frère etlui parla tout bas.

Et la petite comtesse vit avec colère Stré-litzky se précipiter à l’intérieur du château,sans plus s’inquiéter d’elle.

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CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME

DEUX HEURES PLUS TARD

Le comte Féodore se dirigeait vers les ap-partements de sa femme, avec, sur son visage,une expression que son entourage connaissaitbien et qui était, chez lui, l’indice d’un étatd’âme durant lequel il était préférable de nepas l’approcher et dangereux de le contrarier.

Quand, deux heures auparavant, rentranten compagnie d’Olga, il s’était précipité dansle château – après qu’Ocipe lui eut annoncétout bas l’effarante nouvelle : Schwarzmann,averti par Catineka, avait découvert Natalie enproie à d’effroyables convulsions dans les sou-terrains du vieux bâtiment, où elle avait or-donné qu’on lui amenât Sacha – le comte avaittrouvé sa sœur sans forces, presque sans vie :

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la crise qui l’avait terrassée avait dû être d’uneexceptionnelle violence. Maintenant, tout dan-ger était conjuré. De l’avis même de Schwarz-mann, la malade pouvait s’entretenir avec sonentourage. Pourquoi donc, lorsque lui, Féo-dore, s’était approché d’elle avec des motstendres, n’avait-elle point ouvert les yeux ?Pourquoi sa main frêle n’avait-elle pas réponduà la pression de sa main ? Pourquoi s’était-elleobstinée, durant tout le temps qu’il était de-meuré à son chevet, à garder les yeux fermés,sans dire un mot, sans faire un geste pour lerassurer, alors que, peu d’instants auparavant,elle avait parlé à ses femmes ?

En proie à une inquiétude croissante, lecomte Féodore était resté à la contempler,scrutant ce visage livide, aux joues creuses,aux lèvres décolorées, aux paupières closes.Comme elle avait changé, durant ces quelquesheures qu’il avait passées hors du château !C’était moins pourtant la subite et profonde al-tération des traits de Natalie que son incom-

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préhensible attitude à son égard qui alarmaitStrélitzky. Cette immobilité, ce mutismeétaient voulus, réservés à lui seul, comme si,pour la première fois de sa vie, elle lui eût re-fusé sa confiance, à lui, pour qui jamais ellen’avait eu de secret ; comme si elle eût, contrelui, quelque intime grief. Un grief ? lequel ? Lecomte se l’était anxieusement demandé, ap-préhendant déjà qu’elle n’eût quelque soupçonde ce qu’il lui cachait et qu’il s’était flatté, dansson immense orgueil, de pouvoir lui cachertoujours.

Passant dans l’antichambre, où Schwarz-mann s’entretenait à voix basse avec Ocipe etCatineka, Strélitzky avait invité le médecin à lesuivre dans son cabinet et l’avait fait prendreun siège :

— Je serais curieux de savoir, avait-il de-mandé, ce qui a pu, en un si court laps detemps, aggraver pareillement l’état de masœur. En avez-vous quelque idée, docteur ?

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— Mon Dieu, monsieur le comte, avait ré-pondu Schwarzmann, lorsqu’il s’agit d’une ma-lade, petites causes, grands effets ! Des parolesont pu être prononcées, de menus faits ont puse passer, auxquels une personne saine seraitrestée indifférente. Très vraisemblablement,Natalie Serguiévna, au cours de sa promenade,a éprouvé une émotion très vive, dont j’ignorela cause et la nature. Et c’est sans doute sousl’empire de cette émotion qu’elle est arrivée àce paroxysme d’exaspération contre sa sœur.Reconnaissons, du reste, pour être juste, que,étant donné le caractère de sa maladie, lahaine qu’elle porte à cette jeune personne n’anul besoin d’aliment pour se manifester. Onvous a raconté, monsieur le comte, que, à sonretour au château, elle parlait de la faire mourirsous les verges. Mais peut-être ignorez-vousencore que, ce matin, elle a failli lui donner lefouet de ses propres mains ?

— C’est vous qui l’en avez empêchée ?questionna Strélitzky d’une voix calme, bien

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que, l’espace d’une seconde, ses yeux eussentjeté des flammes.

— Oui, monsieur le comte, j’ai réussi à l’enempêcher en lui faisant prendre un violent nar-cotique. Quant à cet après-midi, je n’ai eu nulbesoin d’intervenir : ma présence seule a opéréce miracle de réduire Natalie Serguiévna àl’impuissance. Lorsque, appelé d’urgence au-près d’elle, je me suis présenté dans le sou-terrain où elle avait ordonné qu’on lui amenâtsa jeune sœur, elle a paru, à ma vue, frappéed’une telle épouvante qu’elle a été saisie deconvulsions. Cette aversion subite dont elle semontre animée à l’égard de son médecin, pour-rait bien être le début d’une nouvelle phase desa maladie qui nous réservera sans doute en-core des surprises.

— Que voulez-vous dire ? questionna vive-ment Strélitzky, en fixant sur son interlocuteurle regard aigu de ses grands yeux. Que crai-gnez-vous encore ?

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— Des complications très fâcheuses, mon-sieur le comte. Et, puisque vous me faitesl’honneur de m’interroger, permettez-moi unesupposition… une supposition un peu hardie.Admettons pour un instant que cette aversion,au lieu de se manifester à l’endroit de monhumble personne, se porte sur quelqu’und’autre, sur quelqu’un qui aurait eu jusqu’icitoute sa confiance, toute son affection…

— Sur moi, par exemple ! fit Strélitzky, endissimulant sous un sourire le trouble qu’il res-sentait à penser que l’attitude étrangementnouvelle de Natalie à son égard semblait don-ner à la supposition du docteur une apparencede réalité.

— Oui, sur vous, monsieur le comte, ad-mettons-le un instant. Eh bien ! si jamais Nata-lie Serguiévna en arrive à perdre la confiancequ’elle a en vous, c’en est fait de votre in-fluence sur elle et il vous faudra renoncer àtout votre système de surveillance clandestineet de liberté apparente, appliqué à une malade,

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en somme, dangereuse… très dangereusemême ! insista le petit docteur, qui s’échauffaiten parlant, et que sa myopie empêchait de voirl’air désapprobateur par lequel Strélitzky ac-cueillait ses paroles. Tenez, monsieur le comte,je ne puis songer sans frémir aux terribles dan-gers auxquels sa jeune sœur se serait trouvéeexposée, aujourd’hui, sans mon intervention.

— Mais, grâce à votre intervention, elle necourait aucun risque ! observa Strélitzky aveccalme.

— Si cette intervention me vaut le ressenti-ment de Natalie Serguiévna, fit Schwarzmannavec humeur, me voilà en bien mauvaise pos-ture pour lui continuer mes soins. Je ne vousferai pas l’injure de le méconnaître, monsieurle comte ; jusqu’ici les événements ont justifiéla confiance que vous avez en votre système.Mais tout cela peut changer, tout cela peutchanger d’un jour à l’autre, d’un instant àl’autre…

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Strélitzky avait mis fin à l’entretien. Il étaitintérieurement froissé du manque de tact de cemédicastre, qui ne se gênait pas d’exprimer li-brement son opinion, alors qu’on ne la lui de-mandait point. Et en même temps, il éprouvaitune vague inquiétude que l’événement ne don-nât raison aux sombres pronostics de Schwarz-mann.

— Je vous remercie des bons soins quevous avez donnés à ma sœur, et au zèle quevous avez mis à protéger Alexandra Alexan-drovna, avait-il dit en le congédiant avec cetair de politesse glaciale dont il avait le secret.

Resté seul, il s’était appuyé au dossier deson siège et était demeuré ainsi un long mo-ment, dans une immobilité absolue. Il avait be-soin de concentrer toute sa force de volontépour refouler la colère qui menaçait de l’en-vahir. Il savait par expérience qu’il était libred’empêcher qu’elle entrât en lui, mais qu’il n’enétait plus maître une fois qu’elle y avait péné-tré.

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Combien était rude à son orgueil le coupqu’il venait d’essuyer ! Tout à l’heure, ne ren-trait-il pas au logis plein d’espoir de voir seréaliser enfin le projet qu’il caressait de conci-lier sa tendresse pour sa sœur et son amournaissant pour Sacha ? La démarche tentée aucouvent avait réussi au delà même de ses dé-sirs. Crédule et bénévole, prévenue en faveurdu comte par ses libéralités autant qu’impres-sionnée par ses grands airs, ignorant, du reste,ses desseins secrets à l’égard de Sacha, la Su-périeure n’avait fait non seulement nulle diffi-culté à en passer par ses volontés, mais il de-vinait que, par la suite, il trouverait en elle unecomplice, si jamais l’envie lui venait d’enleverSacha du couvent pour l’installer dans quel-qu’un de ses pavillons de chasse, où il pourrait,sans qu’on en soupçonnât rien, s’organiser au-près d’elle un bonheur discret. Oui, de ce côté-là, succès complet. Il ne restait plus au comte,pour couronner son œuvre, qu’à imaginer leprétexte que, à son retour au château, il feraitvaloir aux yeux de Natalie pour obtenir qu’elle

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consentît que Sacha fût mise au couvent, dèsle jour suivant. Il se flattait d’y parvenir sanspeine en lui représentant cette claustrationcomme une pénitence pour la fille d’Alexandreet de Marie, comme un acheminement vers saprise de voile. Oui, tout se serait arrangé àmerveille si, pendant sa courte absence, Olgan’était venue, de gaîté de cœur, ébranler le sa-vant édifice de ses combinaisons en le dési-gnant à la méfiance de Natalie.

Car c’était Olga qu’il rendait responsablede tout ce qui venait de se passer. Si, à cetteheure, Natalie se trouvait dans l’état lamen-table où il venait de la voir, si elle en était ar-rivée à ce paroxysme de haine folle contre lapauvre Sacha, si surtout elle lui refusait, à lui,sa confiance, à l’heure même où il lui était leplus impérieusement nécessaire – s’il voulaitéviter avec elle un conflit qui la tuerait – qu’ilconservât sur elle tout son prestige, tout cemal venait d’Olga.

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Sa mauvaise conscience rendait le comteclairvoyant. Et, d’autre part, l’attitude d’Olgan’était-elle pas significative ? Tout ne dési-gnait-il pas en elle une coupable ? L’empresse-ment qu’elle avait mis à abandonner Natalie,à se porter au-devant de lui pour chercher,sans doute, à pallier ses torts ; ses mensonges– ne lui avait-elle pas affirmé qu’elle était sortieavec les seuls jumeaux ? – ses accusations en-fin contre ces derniers où il voyait son inten-tion perfide de détourner d’elle la colère deson mari pour la faire retomber sur eux ; bref,toutes les manœuvres auxquelles elle s’était li-vrée étaient autant de preuves de sa culpabilitéaux yeux prévenus de Strélitzky.

Le comte n’ignorait pas – Ocipe s’était faitun plaisir de l’en instruire – que Natalie s’étaittrouvée mal au cours d’une querelle entre lesdeux belles-sœurs, alors qu’elles étaient seulesdans une même voiture. Il n’avait aucune idéedes propos qu’elles avaient échangés, per-sonne n’ayant pu le renseigner à ce sujet. Mais

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on lui avait dit que l’altercation avait été vio-lente et il savait Olga très capable, lorsqu’ellese prenait de langue avec quelqu’un, d’avancerdes choses sans y croire elle-même, pour peuqu’elle les jugeât propres à faire enrager sonadversaire. Il est vrai qu’il lui avait recomman-dé la plus grande prudence en ce qui concer-nait Natalie, se flattant que, pour lui complaire,elle lui obéirait. En cet instant, irrité contreelle comme il l’était, Strélitzky ricanait de sapropre bêtise d’avoir pu la supposer capable,par amour pour lui, de se contraindre à obser-ver des égards pour sa sœur. Non ! Emportéepar sa méchanceté foncière, guidée par un ins-tinct sûr, Olga avait dirigé ses batteries sur lepoint qu’elle savait vulnérable chez la pauvreNatalie : l’amour de cette dernière pour sonfrère et son inimitié pour Sacha. Et, lancées àtort et à travers, les médisances empoisonnéesde la petite comtesse avaient réussi à éveillerl’inquiétude de Natalie, à décupler sa haine deSacha, à le desservir, lui, Féodore, dans l’espritde sa sœur.

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Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, ilsemblait au comte qu’il haïssait sa jeunefemme, et il avait toutes les peines du monde àcontenir la fureur qui l’envahissait… Compre-nant qu’il n’y réussirait pas, s’il ne détournaitd’elle sa pensée, il se força à envisager la situa-tion sans plus songer à la coupable qui l’avaitcréée.

Il s’était levé. Il alluma une cigarette, et semit à parcourir la chambre à pas lents. Peu àpeu, il sentait lui revenir la confiance qu’il avaiten lui-même, en son génie d’aplanir les obs-tacles, de dénouer les situations compliquées.Et, déjà, il ne doutait plus de pouvoir réparer lemal qu’Olga avait fait, lorsque la cause lui enserait connue.

L’important était d’arriver à cette connais-sance. Rapidement, il passa en revue lesmoyens d’y parvenir. Interroger les deux in-téressées, il n’y songeait même pas. Il savaitqu’il n’y gagnerait rien, que Natalie se déro-berait à ses questions, et qu’Olga entasserait

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mensonges sur mensonges plutôt que d’avouerses torts.

« Non. La seule manière rapide et sûre dedécouvrir la vérité, c’est de les mettre en pré-sence, se dit-il. J’assisterai à leur entretien àl’insu de Natalie, et nous verrons bien si je nesurprendrai pas le mot de l’énigme aux parolesqu’elles échangeront. »

Tandis qu’il prenait cette détermination,son visage, perdant le masque d’impassibilitésous lequel il cachait son bouillonnement inté-rieur, revêtait une expression de froide résolu-tion et d’impérieuse volonté.

Quittant son cabinet, il se dirigea vers l’ap-partement de sa femme.

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CHAPITRE QUARANTE-NEUVIÈME

OLGA INTIMIDÉE

Olga n’était pas restée inactive durant cesdeux heures : elle les avait occupées à faire lespréparatifs de son départ. La nouvelle que lacrise de Natalie, loin d’être simulée, avait pré-senté, au contraire, un caractère de gravité in-accoutumée, avait eu pour effet de la raffer-mir dans sa résolution de quitter Goreneki, dèsle lendemain, pour retourner chez ses parents.Elle prévoyait que les Strélitzky s’en pren-draient à elle du danger que leur sœur avaitcouru et elle ne se souciait point d’être en butteà leur ressentiment. Déjà, d’une conversationdes jumeaux tenue en présence de Denise,afin, sans doute, qu’elle la rapportât à sa maî-tresse, Olga avait appris que ses beaux-frères

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se proposaient de célébrer sa disgrâce par uneillumination. Ce propos d’Ocipe, plein de sous-entendus inquiétants pour elle, avait exaspéréla petite comtesse. Elle y pensait justementlorsque le comte Féodore fit son entrée. Déjàelle ouvrait la bouche pour lui dénoncer la nou-velle gredinerie préméditée par ses frères, maisun coup d’œil jeté sur le visage courroucé deStrélitzky l’arrêta net.

Le comte s’avançait vers elle avec un air au-toritaire et agressif qu’elle ne lui avait jamaisvu.

— Madame, lui dit-il avec colère, vous avezprofité de mon absence pour tourmenter unepauvre malade impressionnable dont la vie, jevous en avais prévenue, est à la merci d’unemaladresse…

— Moi ? ah bien ! si j’y comprends quelquechose ! Me ferez-vous le plaisir de m’expli-quer ?… commença Olga avec hauteur.

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Mais, d’un geste impérieux, Strélitzky luiimposa silence :

— Félicitez-vous de n’avoir point sa mortsur la conscience. Mais, si, grâce à Schwarz-mann, Natalie est actuellement hors de danger,son moral reste atteint, et c’est à vous de le re-monter. Vous allez, madame, vous rendre im-médiatement chez elle et y arranger les chosesque vous avez si bien dérangées.

— Moi ? lui faire des excuses ?… s’écria Ol-ga.

Elle s’interrompit sous le regard menaçantqu’il dirigeait sur elle.

Olga n’était, certes, pas portée à l’analyse.Mais elle avait l’intuition rapide et sûre deschoses. Strélitzky, en ce moment, lui faisait l’ef-fet d’un être nouveau, incompréhensible et ef-frayant. Elle sentait d’instinct qu’il était dange-reux de lui résister.

— Bien, dit-elle. Je ferai ce que vous exigez,Féodore Serguiévitch. Un être raisonnable ne

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résiste pas à un forcené et je vois que j’ai af-faire à un forcené. Je vais me rendre chez votresœur.

Elle s’apprêtait à sortir, la tête haute, lalèvre dédaigneuse, le défi plein les yeux, etprête, sans doute, à présenter à Natalie cettesorte d’excuses qu’elle avait coutume de faireà Aloupka, lorsque ses parents en exigeaientd’elle, et qui n’étaient qu’une offense de plusajoutée à celle qu’elle était censée regretter. Lapensée des nouvelles complications qu’elle al-lait infailliblement lui attirer par cette attitudede bravade alluma l’indignation de Strélitzky.La colère qui bouillonnait en lui et qu’il necontenait déjà qu’avec peine se répandit danstout son être comme un liquide enflammé. Ilsaisit Olga par le poignet qu’il serra à lui fairemal. Et, se baissant, il lui dit en russe (chez lesStrélitzky, depuis qu’Olga faisait partie de la fa-mille, on ne parlait plus qu’en français) et enla regardant dans les yeux avec une expressionde fureur concentrée qui la bouleversa :

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— Comprends-moi bien, ma petite mère. Jene souffrirai pas que tu ruses avec moi. Ce nesont pas seulement des excuses que tu doisprésenter à ma sœur ; ce que j’exige, c’est quetu répares le mal que tu as fait. Il s’agit quedans un quart d’heure d’ici, Natalie ait recou-vré son humeur habituelle et que tu sois si bienréconciliée avec elle, que ce soit elle qui solli-cite de moi ton pardon. À ce prix, je te l’accor-derai, mais à ce prix seulement. Si tu ne réussispas à attendrir ma sœur…

La fureur qui le possédait l’empêcha d’endire davantage. Ses sourcils violemmentcontractés, ses narines dilatées, et surtout leregard mauvais qui filtrait à travers la fenteétroite de ses yeux taillés à l’asiatique, don-naient à son visage une expression de férocitési sauvage qu’Olga fut saisie d’une peur follequ’il ne la maltraitât à outrance. Elle se sou-venait de cette violence des Strélitzky, contrelaquelle sa mère l’avait mise en garde et qui,deux fois déjà, avait fait d’eux des criminels.

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— Féodore, vous me faites mal ! gémit-elle.

Il la lâcha. Elle défaillait.

— Pas de comédie, n’est-ce pas ? dit-il avecrudesse. Vous vous trouverez mal après, tantque vous voudrez, mais, pour l’instant, il s’agitde faire ce que je vous ordonne. Je vais vousaccompagner jusque chez ma sœur. Vous y en-trerez seule et vous laisserez sa porte entre-bâillée. Je serai là, derrière cette porte, qui en-tendrai tout. Ainsi, veillez sur votre langue.

Elle était si atterrée qu’elle le suivit, ou plu-tôt qu’elle se laissa entraîner par lui, sans op-poser de résistance. Elle se trouva chez Nataliesans savoir comment, sans avoir la moindreidée de ce qu’elle allait dire. Dans son désarroi,elle prit le parti de se jeter dans un fauteuil,le visage enfoui dans son mouchoir, et sanglo-tant aussi bruyamment qu’il lui était possible.Elle s’imaginait que Natalie allait s’enquérir deson émoi et que cela lui fournirait une entréeen matière. Mais point. Natalie ne donnait pas

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signe de vie. Elle tenait les yeux fermés et sonvisage avait la pâleur et la rigidité de la mort.

— Grand Dieu ! Est-ce qu’elle va s’éterniserainsi ? se disait Olga, qui ne laissait pas de l’ob-server de derrière son mouchoir.

— Natalie ! ma chère Natalie ! appela-t-elle.

Elle voulut lui prendre la main : Natalie laretira.

Pour le coup, Olga se mit à trembler. Lacrainte que Féodore, aux écoutes derrière laporte, ne perdît patience et ne fît brusquementirruption dans la chambre fit taire en elle toutefierté :

— Natalie, venez à mon secours, je vous ensupplie ! implora-t-elle. Vous seule pouvez meprotéger contre la colère de Féodore. Il pré-tend que c’est par ma faute que vous êtes ma-lade. J’ignore comment cette absurde idée luiest entrée dans la cervelle, mais je suis impuis-sante à l’en chasser. J’ai beau lui dire que jen’ai rien fait…

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— Vraiment, Olga ?…

La voix de Natalie, enfin, se faisait en-tendre, faible, mais sévère.

— Vraiment, Olga, vous seriez inconscienteau point de ne pas même vous rendre comptedes offenses que vous faites ? reprit-elle.

— Moi ? Ma chère Natalie, serait-il possibleque je vous aie offensée ? Mais en quoi ? Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? Je vous jure que j’ignorema faute… à moins que ce ne soit cette inno-cente malice que j’ai eue de faire servir Sachaavant les jumeaux ? Ah ! si c’est cela qui vousa blessée, je vous en demande pardon. Je m’enserais certainement abstenue si j’avais pu sup-poser vous déplaire… Mais je n’ai pas penséà vous, Natalie, j’étais hors de moi. J’avais étéprovoquée par Ocipe et je voulais me venger.Voilà tout. Si j’avais pu prévoir que vous res-sentiriez cela comme une offense, jamais, ja-mais je ne m’y serais risquée. Je vous aimetrop, Natalie, pour vous faire de la peine. Et

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puis, je ne suis pas méchante… seulement unpeu vive et habituée à dire et à faire tout ce quime passe par la tête.

— Mais ce sont justement les choses quivous passent par la tête qui sont blessantes,ma pauvre enfant… Que vous ayez fait servirSacha avant les jumeaux, je vous le pardon-nerais encore, à condition que vous ne recom-menciez pas ; mais ce que j’ai sur le cœur, Ol-ga, ce que je ne saurais oublier, ce sont les pa-roles que vous avez prononcées pendant notrepromenade. Je sais que Féodore m’aime et queje puis avoir en lui une absolue confiance. (Savoix était tremblante et elle poussa un profondsoupir. Le comte Féodore, derrière la porte,était tout oreilles.) Mais pourquoi, Olga, ébran-ler cette confiance ? (« Ah ! Ah ! nous y voi-là ! » se disait Strélitzky.) Pourquoi, par vos in-sinuations, me faire entendre que mon frèreme cache certaines choses ?

« Cela, Olga Wassilievna, je ne te le par-donnerai jamais ! » pensait le comte Féodore,

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les dents serrées. Il attendait, avec impatience,des détails, des précisions que Natalie eûtpeut-être donnés, si Olga ne se fût hâtée del’interrompre :

— Oh ! ne parlez pas ainsi, Natalie, machère et bonne Natalie ! Quelle peine vous mefaites ! s’écriait-elle, se jetant sur sa belle-sœuravec impétuosité et lui fermant la bouche sousses baisers. (« Comédienne ! » se disait avecdégoût le comte Féodore.) Je sais, poursuivaitla petite comtesse, que Féodore vous aime…qu’il vous aime infiniment plus qu’il ne m’aime,moi. Je le sais si bien que c’est à vous que j’airecours pour me réconcilier avec lui. Je vousl’ai dit, Natalie, il m’en veut horriblement. Jevois bien qu’il ne me pardonnera que si vousl’en priez. Aussi, Natalie, ma bonne et chèreNatalie, je vous supplie de venir à mon se-cours : faites appeler Féodore ici, plaidez macause, dites-lui que, si j’ai été coupable, c’estsans intention méchante, par étourderie, et queje ne recommencerai plus. (« Évidemment.

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Promettre ne lui coûte rien ! » pensait le comteavec mépris.)

Cependant, Natalie commençait à s’émou-voir. Elle éprouvait pour Olga une sympathieirraisonnée. Malgré tout ce qu’elle avait à luireprocher, elle persistait à reporter sur elle latendresse qu’elle avait ressentie, naguère, pourWassili Yermoloff.

— C’est bien, Olga, dit-elle. J’intercéderaipour vous, mais à une condition.

— Tout ! Je me soumets à tout ! s’écria Ol-ga, qui prévoyait déjà que cette pénible scèneallait s’achever pour elle par le gain de quelquemagnifique bijou, et cette agréable perspectivela disposait à toutes les concessions.

— Écoutez-moi, Olga, avant de vous enga-ger en rien. Et, avant tout, permettez-moi unequestion. Je voudrais savoir, Olga, sur quoivous basiez vos dires, quand vous prétendiez– une émotion intense faisait trembler la voixde Natalie – que c’est avec l’agrément de sa fa-

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mille que le jeune Kamensky voulait épouserSacha.

« Kamensky ? Comment ! Elle a osé lui par-ler de Kamensky, malgré ma défense for-melle ! » pensait le comte, outré.

— Répétiez-vous ses propres paroles oucelles de quelqu’un de sa parenté ? continuaitimpérieusement Natalie. Ou bien n’était-ce quevotre opinion personnelle que vous me don-niez ?

— Mon Dieu, Natalie, puisque vous tenezà le savoir, c’était Pierre lui-même qui m’avaitfait accroire ça, mais j’ai eu tort de vous en par-ler, car il est tellement menteur, ce Pierre !

— Et, sachant qu’il est menteur, vousn’avez cependant pas hésité, Olga, à me venirrapporter ses mensonges, au risque de…

Laissant sa phrase inachevée, Natalie sou-pira profondément.

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— Je n’avais nulle intention méchante, jevous le jure, Natalie ! C’est mon amitié pourSacha qui m’a fait ajouter foi à ce que disait cementeur de Pierre…

— Votre amitié pour Sacha ! L’amitié estune belle chose, certes, mais dans le cas parti-culier, ma chère, après toutes les confidencesque je vous ai faites touchant Sacha, c’est fairemontre, permettez-moi de vous le dire, d’unfort regrettable esprit de bravade à mon en-droit, que de lui conserver votre amitié.

— Moi ! vous braver ?… Oh ! quel tort vousme faites, ma bonne, ma chère Natalie !

— Soit. Laissons cela… Que je vous disemaintenant, Olga, à quelle condition je suisprête à vous accorder mon pardon et à solli-citer pour vous celui de Féodore. Je vous l’ex-pose en toute confiance, persuadée que vousmettrez tout votre zèle à me satisfaire. Vous sa-vez, Olga, quelle affection j’ai pour mon frère…Eh bien ! ce que je vous demande, ce que j’im-

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plore de vous, c’est d’éviter avec le plus grandsoin, même par étourderie, de détruire laconfiance que j’ai en lui…

— Oh ! pour cela, Natalie, vous pouvez enêtre sûre ! s’écria Olga, qui trépignait intérieu-rement de l’entendre parler de la sorte, alorsque Féodore était aux écoutes.

Mais Natalie n’entendait pas se laisser cou-per la parole : elle avait à cœur de développersa pensée, afin de faire plus d’effet sur sa jeunebelle-sœur.

— Laissez-moi achever, Olga. Je suis ma-lade. J’ai peut-être peu de temps à vivre. Féo-dore est tout pour moi. Je sais qu’il m’aime.Mais je sais aussi que, dans l’état de ma santé,je peux être assaillie d’idées absurdes. C’estmal, Olga, de me suggérer de ces idées ab-surdes, et c’est ce que vous avez fait au-jourd’hui.

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— Au nom du Ciel, Natalie, épargnez-moi !s’écria Olga que ces paroles mettaient sur descharbons ardents.

Quant au comte Féodore, il se perdait enconjectures sur la nature des pensées absurdesdont sa sœur se disait assaillie. Rassuré en par-tie depuis qu’il savait que c’était sur Kamens-ky que sa conversation avec Olga avait roulé,il n’était néanmoins pas encore arrivé à cetteexacte connaissance des faits qu’il avait espé-rée de la confrontation des deux belles-sœurs ;la cause de l’hostilité momentanée de Natalie àson égard continuait, entre autres, à lui échap-per.

La voix de sa sœur vint le tirer de ses médi-tations :

— Sonnez Catineka, disait-elle, et envoyez-la chercher mon frère.

Le comte Féodore s’esquiva. Cinq minutesplus tard, Catineka le trouvait installé dans son

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cabinet de travail et lui délivrait le message desa maîtresse.

Toute trace de colère, et même de mécon-tentement avait disparu du visage de Strélitzkylorsqu’il entra chez sa sœur.

— Féodore, dit-elle, lui désignant Olga as-sise dans la pose d’une Madeleine repentante,je sollicite ton indulgence pour cette enfant quiregrette bien les vivacités qui lui sont échap-pées aujourd’hui.

— C’est à toi qu’elle a manqué. Si tu lui ac-cordes ton pardon…

— Va, embrasse-la ! lui souffla-t-elle àl’oreille.

Il s’approcha d’Olga, lui prit la main et fitsemblant de l’effleurer de ses lèvres. Puis, ilconduisit sa jeune femme près du lit de Natalieet la lui désigna d’un regard impérieux.

Obéissant à cet ordre muet, Olga se baissasur sa belle-sœur et l’embrassa avec les

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marques de la plus vive tendresse et de la plusprofonde gratitude. Natalie, affectueusement,lui rendait ses baisers.

— Laissez-nous seuls, je vous prie ! dit Stré-litzky d’un ton glacial à sa femme.

Olga se retira sans protester, mais furieuseintérieurement contre le comte qui l’avait hu-miliée à plaisir et par la malignité duquel ellese voyait encore frustrée du beau présent surlequel elle comptait.

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CHAPITRE CINQUANTIÈME

LE DÉLIRE DE NATALIE

— Elle n’est qu’une enfant. Tu lui parlesbien sévèrement ! dit Natalie, lorsque le frèreet la sœur se trouvèrent seuls.

Sans relever l’observation, il se pencha surelle :

— Tu te sens mieux, maintenant, Natalie ?

— Maintenant, oui… Mais, cet après-midi,j’ai bien cru que c’était la fin.

— Ce n’était qu’une faiblesse passagère…

— Et tu ne peux t’imaginer – l’interrompit-elle, poursuivant sa pensée – tu ne peux t’ima-giner l’angoisse que je ressentais à me dire quej’allais peut-être disparaître, sans t’avoir parléde ce qui m’oppresse depuis si longtemps.

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— Et que tu me taisais tout à l’heure en-core, acheva-t-il d’un ton d’affectueux re-proche. J’ai été peiné de ton silence, Natalie.

— Il ne faut pas m’en vouloir, Féodore. Sisouvent, d’absurdes pensées me viennent àl’esprit… Ah ! certes, je n’en suis pas respon-sable ! Il me semble à moi-même que c’est lediable qui me les suggère, pour jeter l’épou-vante en moi. Si tu savais combien je souffreà lutter contre elles ! Tout à l’heure, quandtu étais auprès de moi, j’étais dans un de cesmoments de lutte. Ainsi, je t’en prie, ne m’enveuille pas…

— Mais pourquoi ne pas me les confier, cespensées absurdes ? Pourquoi me cacher ce quite trouble et te tourmente ?

— Non, non, ne me demande pas cela !s’écria-t-elle, en rougissant. J’aurais trop dehonte à te les avouer. Mais écoute, je te diraiautre chose… quelque chose qui nous inté-resse tous et dont je ne t’ai pas encore parlé,

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parce que je ne peux appuyer mes dires sur au-cun fait positif. J’ai des soupçons, rien de plus.Et les hommes, je le sais, n’attachent d’impor-tance qu’aux faits positifs. C’est la crainte den’être pas crue (le comte fit un mouvementpour protester) qui me retenait. Mais mainte-nant, je fais litière de ce faux orgueil. Je medis que, même si tu ne me crois pas (Strélitzkyeut un nouveau geste de protestation) il vautmieux que tu sois averti, quoi qu’il arrive. Ain-si, je te dirai tout.

— Oui, Natalie, dis-moi tout ce qui t’op-presse.

— Mais auparavant, mon ami, fais-moi leplaisir d’aller voir si personne n’est auxécoutes, derrière la porte. Et puis, tire le verroude l’antichambre…

Strélitzky obéit, sans laisser paraître l’éton-nement et l’inquiétude qu’il ressentait de cessingulières précautions, auxquelles Natalie nel’avait point habitué.

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— Et maintenant, confie-moi tout, machère Natalie ! dit-il, en revenant s’asseoir au-près d’elle.

— Oui, tu sauras tout. Mais ce n’est pas fa-cile à dire. Imagine-toi que j’ai peur… peur deSacha. Ne te moque pas. Si je la crains, j’aimes raisons. Et, déjà avant de les avoir, cesraisons… longtemps… toujours, j’ai eu l’intui-tion – comprends-tu ? – le pressentiment quesa présence chez nous était un danger. Oui, cepressentiment, je l’ai eu dès le jour où je l’aivue pour la première fois. Cela paraît bizarre,n’est-ce pas ? et pourtant c’est ainsi. Je me sou-viens si bien de ce que je ressentis, lorsque ma-man nous la présenta, à son retour de l’étran-ger ! Oh ! cette scène du retour de maman, lesmoindres détails en sont restés gravés dans mamémoire. Je revois, quand je le veux, sa voi-ture s’engageant dans l’avenue et Ocipe, Wolo-dia et moi nous élançant à sa rencontre. Ocipefut le premier à l’atteindre et il s’efforçait d’enouvrir la portière, mais sans y réussir ; et je me

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souviens que je m’étonnais alors que mamanne cherchât pas, de l’intérieur, à lui venir enaide. Cependant, Wolodia et moi l’avions re-joint. Le cocher avait sauté à terre. La portièremaintenant était ouverte, toute grande. Le pre-mier objet qui frappa mon regard, en m’appro-chant, ce fut, non pas maman, mais cette créa-ture – Sacha – qu’elle tenait sur ses genoux. Etles premiers mots qui frappèrent mes oreillesfurent ceux-ci : « Enfants, je vous amène unepetite sœur. » Oui, voilà ce qu’elle trouvait ànous dire, après un an d’absence, avant mêmede nous embrasser ! Je ne savais que penser decette petite sœur qui nous tombait comme duCiel ; mais, d’instinct, je devinais en elle l’en-nemie. Et, comme pour donner raison à monpressentiment, voilà que la créature se met àpleurer : Ocipe l’avait réveillée, en se jetantsur maman pour l’embrasser. Et voilà mamanqui, pour la calmer, la presse contre elle, lacouvre de caresses, de baisers, sans plus son-ger à nous que si nous n’existions pas ! Je mesentis froid au cœur… Hélas ! les sinistres pré-

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sages que je tirai de cette scène ne devaientque trop se réaliser ! Tu sais, Féodore, tu saisce que fut ma vie durant les années qui sui-virent. Si souvent, vois-tu, dans mes insom-nies, je les revis en imagination, ces doulou-reuses années qui précédèrent la mort de ma-man !

— Oui, tu y penses beaucoup trop. Noussommes, certes, bien irresponsables des pen-sées qui nous assaillent, mais il est toujours ennotre pouvoir de les repousser. Et il n’est pointraisonnable de se complaire à des visions trou-blantes. Pourquoi donc, quand tu te sens enproie à ces cauchemars, n’appelles-tu pas tesfemmes pour te distraire ?

— Je le ferais, si ces cauchemars – commetu les appelles – n’avaient sur moi qu’un effetdéprimant. Mais tel n’est point le cas. À cesévocations du passé, j’acquiers comme un pou-voir surnaturel de divination. Oui, il me semblesouvent que je puis, à la lumière de ce qui fut,prévoir notre avenir. Et c’est pourquoi, Féo-

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dore, j’ai peur de Sacha… Je sais, je sens quela présence de cette créature est pour nous undanger, que notre avenir sera souillé par ellecomme notre passé l’a été par sa mère.

L’accent prophétique avec lequel elle pro-nonça ces mots impressionna Strélitzky, si peusuperstitieux qu’il fût.

— Ne vois-tu pas comme elle ressemble àsa mère ? continuait Natalie avec exaltation.Elle est son vivant portrait. C’est le même vi-sage… et la même âme, aussi ! Souviens-toi dece qu’était cette Marie : une créature malfai-sante qui portait en elle le vice et la mort. Elleensorcela Alexandre Alexandrovitch. Elle en fitsa dupe. Dieu merci ! Dupe, il ne le fut pas jus-qu’au bout. Si sa vie fut mauvaise, il sut mouriren Strélitzky, en Strélitzky qui châtie celui quiose se jouer de lui : c’est de sa main que périt lamisérable qui l’avait ensorcelé ! Mais n’oubliepas, n’oublie jamais ! que Sacha est de la mêmerace que sa mère. Oh ! c’est que je la connais,moi ! Elle ne peut me tromper. Je l’ai percée

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à jour : je l’ai trop vue à l’œuvre, du vivant demaman… Songe que, pendant cinq ans, jouraprès jour, il m’a fallu, dévorée d’une rage im-puissante, voir cette créature s’insinuer dans lecœur de notre mère et prendre, peu à peu, surson esprit malade, ce même infernal ascendantque l’odieuse Marie avait autrefois exercé surAlexandre Alexandrovitch. Maman se laissaitséduire par les cajoleries de cette enfant. Ellese laissait mener par elle ; elle ne voyait plusque par ses yeux. Peu à peu, elle en arrivait àse détacher de nous, comme, sous l’influencede Marie, Alexandre Alexandrovitch s’était dé-taché d’elle… Je te le répète, Féodore, Sachaest de la même race que sa mère. Ce sont descréatures qui, sous une apparente faiblesse,cachent un pouvoir malfaisant. Malheur à celuiqui y succombe ! Il n’est plus entre leurs mainsqu’un instrument dont elles se servent poursemer autour d’elles la désolation. Maman, lapremière, se laissa duper par Sacha. Mainte-nant, c’est le tour d’autres. Et le pouvoir qu’elleexerce sur eux est autrement redoutable que

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lorsqu’elle n’était qu’une enfant. N’est-elle pasà l’âge où son odieuse mère…

Incapable de prononcer un mot de plus, Na-talie, d’un geste convulsif, se couvrit le visagede ses mains et resta ainsi, immobile et silen-cieuse, prostrée dans sa douleur.

Strélitzky était bouleversé. Il ne voyait pasencore où sa sœur voulait en venir. Bien qu’ilse crût à l’abri de ses soupçons, le tour qu’elleimprimait à son discours ne laissait pas de l’in-quiéter. Mais plus encore que de l’inquiétude,c’était de la pitié qu’il ressentait. Il regardaitNatalie. Elle était frêle, pâle, maigre ; pitoyableinfiniment. Sa vie ne tenait qu’à un fil. Et cefil, il lui semblait l’avoir, lui, Féodore, entreles mains. N’était-ce pas en lui qu’elle mettaittoute sa confiance et tout son espoir ? N’était-il pas son univers et son refuge ? Et il la tra-hissait indignement, en aimant d’un amour im-périeux d’homme mûr celle qu’elle poursuivaitd’une haine implacable. Strélitzky souffrait. Et

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cette souffrance lui rendait Sacha plus chèreencore.

Natalie, cependant, avait découvert son vi-sage. Elle leva vers son frère des yeux dontl’expression hagarde le fit intérieurement fré-mir. Il lui prit la main et voulut la caresser.Mais Natalie la lui retira. Lentement, pénible-ment, elle s’était soulevée. Comme, saisi d’in-quiétude, il se penchait sur elle, elle lui passaautour du cou ses bras décharnés, l’obligeant àse courber tout à fait, de manière à pouvoir luiparler à l’oreille.

— Écoute ! chuchota-t-elle, et il remarquaitavec effroi que ses yeux dilatés par l’épouvanteerraient dans cette chambre qu’elle savait dé-serte, comme si elle y eût soupçonné quelqueinvisible présence. Écoute. Nous nous croyonsen sûreté ici, mais nous ne le sommes pas. Il setrame un complot. Le château est rempli de sescomplices… Je ne saurais te dire combien ilssont. Leur nombre est grand. Peut-être mêmetous nos gens sont-ils gagnés à sa cause. Cela,

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je ne saurais te le certifier. Mais je connais ce-lui qui en est l’âme, de ce complot. Tu ne de-vinerais jamais… Eh bien ! le médecin, l’Alle-mand, tu sais ?… le Schwarzmann. Oui. L’au-rais-tu cru ? C’est un émissaire stipendié de Ka-mensky. Il s’est introduit ici en qualité de mé-decin ; mais son véritable et unique but, c’estde servir Sacha. Oh ! ce n’est pas tout de suiteque je l’ai démasqué. C’est aujourd’hui seule-ment que son attitude m’a mise sur la voiedes découvertes. Par deux fois, il s’est inter-posé entre Sacha et moi, pour la soustraire àma juste colère ; cela m’a fait réfléchir et main-tenant, je vois clair. Oh ! comme je vois clairdans son jeu, à ce monstre de Schwarzmann !Il y a longtemps, vois-tu, bien longtemps queje m’apercevais que Sacha échappait à monautorité et je ne savais au monde à quoi l’at-tribuer ! Maintenant, je comprends tout ! C’estlui, le Schwarzmann, qui la protège, en atten-dant qu’il ne l’enlève pour la livrer à Kamens-ky. Voilà ce que je devais te dire. Voilà ce quetu devais savoir…

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Strélitzky mettait toute son énergie à ca-cher son trouble : voilà donc où l’avaitconduite sa perspicacité aiguë de malade ! Lesmesures qu’il avait prises pour protéger Sachacontre ses violences n’avaient point échappé àsa pénétration ; elles avaient éveillé dans sonesprit malade l’idée d’un complot, et ce com-plot, c’était à l’innocent Schwarzmann qu’elleen attribuait l’existence. Et, avant de s’enprendre à Schwarzmann, Strélitzky devinaitque c’était sur lui-même, Féodore, que l’impru-dence d’Olga l’avait fait porter ses soupçons. Ilse remémorait tout ce qui s’était passé depuisson retour au château et chaque détail pre-nait à ses yeux une signification précise et ter-rible. Il comprenait tout, maintenant : et l’atti-tude étrange de Natalie vis-à-vis de lui et soninsistance à supplier Olga de ne point ébranlerla confiance qu’elle avait en son frère.

— Ma chère Natalie, dit-il, voyant qu’elle leregardait avec anxiété et résolu à la rassurercoûte que coûte. Je te suis très reconnaissant

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de m’avoir ouvert ton cœur. Sois certaine queje donne à tes paroles toute l’attention qu’ellesméritent et que je saurai déjouer les desseinsde nos ennemis. Ainsi, ne crains rien. Mais, machère sœur, il te faut prendre un peu de repos.Je vais te laisser dormir. Tu en as grand besoin,après toutes ces émotions.

— Oui, oui, dormir, je le pourrai mainte-nant… Si tu savais comme je me sens mieux !Et quel soulagement j’éprouve à voir, mon Féo-dore, que tu comprends l’importance de toutcela. Oh ! mon Dieu ! comme j’avais peur !…C’est que ce n’était pas facile à dire ! Mais quepenses-tu de ce serpent de Sacha ? Tu voisce qu’elle nous attire ! Ah ! comme j’avais rai-son de me méfier d’elle, à Aloupka ! C’est avecson Kamensky qu’elle a comploté tout cela. Tucomprends : ils se sont juré d’être l’un à l’autre.Pour aller à lui, elle passerait sur nos cadavres.Je te l’ai dit : ces femmes-là, il y a toujoursdu sang autour d’elles !… Ils ont réussi à in-troduire ici ce Schwarzmann. Quelle aubaine

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pour eux ! Un médecin – pense donc ! – que demoyens n’a-t-il pas à sa disposition pour venirà bout de ses adversaires ! Il faudra nous enméfier, de cet homme-là ! Il fait semblant deme soigner, mais s’il pouvait m’envoyer dansl’autre monde… S’il pouvait nous envoyer tousdans l’autre monde ! Oh ! c’est bien à quoi ilse résoudra, s’il voit qu’il ne peut avoir raisonde nous autrement. Dieu sait quels filtres il adéjà fait boire à nos gens ! Je me disais bienqu’il semblait y avoir du sortilège dans l’obéis-sance aveugle qu’il obtient d’eux ! Oh ! il estrusé ! Sois prudent, Féodore, ne lui laisse pasvoir que tu le soupçonnes, sinon il aurait tôtfait de se débarrasser de toi. Le mieux, vois-tu, ce serait encore de l’abattre, par derrière,comme une bête enragée, avant qu’il n’ait letemps de nous nuire… Et quant à Sacha, ah !par quels supplices lui faire expier…

— Ne te fais aucun souci, Natalie. Je tedonne ma parole que je les mettrai tous deuxhors d’état de nuire.

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Avisant sur le guéridon, près du lit, la po-tion préparée par Schwarzmann pour assurer àla malade un sommeil réparateur :

— Non, je ne souffrirai pas que tu prennescela, déclara-t-il. Il me reste encore despoudres que t’avait prescrites le médecind’Aloupka. Je vais les chercher.

L’expression de joie qui illumina le visageamaigri de sa sœur lui prouva que son gesteavait eu sur elle l’effet désiré.

— Oh ! combien je suis heureuse de te sa-voir enfin au courant de tout ! lui dit-elle, lors-qu’il lui présenta le verre d’eau où il avait lui-même fait dissoudre les poudres qu’il était alléprendre chez lui et qui étaient, cela va sansdire, absolument pareilles à celles queSchwarzmann avait mises dans la potion qu’ilavait eu l’air de dédaigner. Non, je n’ai pluspeur, plus peur du tout, maintenant que te voi-là averti.

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Il acheva de la rassurer par de réconfor-tantes paroles et ne la quitta qu’après l’avoirvue tomber dans un profond sommeil.

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CHAPITRE CINQUANTE-ET-UNIÈME

LES RÉFLEXIONS DU COMTEFÉODORE

Rentré dans son cabinet, Strélitzky s’efforça de secouer l’impression d’horreur qui l’avait envahi au chevet de sa sœur. Il fut longtemps avant d’y réussir. Tant de fois, pourtant, il avait envisagé de sang-froid cette menaçante éven- tualité : Natalie perdant la raison. Maintenant que les événements semblaient prendre latournure qu’il avait, dès longtemps, pressentie et redoutée, il se trouvait désemparé devant eux. Car, pour lui, la scène qui venait de se passer était significative : c’était un véritable accès de démence qu’avait eu sa sœur.

Strélitzky ne pouvait oublier l’expression hagarde des yeux de Natalie, sa voix rauque

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tandis qu’elle lui confiait ses soupçons. Ils re-posaient sur des faits réels, nul ne le savaitmieux que lui, mais l’idée de complot qui lahantait n’avait pu, selon lui, prendre naissanceet se développer que dans un cerveau malade.Le comte Féodore ne voulait point admettreque sa tactique de dissimulation fût, à elleseule, suffisante pour causer et justifier les di-vagations de sa sœur. Celles-ci n’étaient qu’uneffet et un symptôme de la terrible maladiequi la consumait. Et il était convaincu que lascène qui avait eu lieu serait suivie d’autressemblables, sinon plus effrayantes.

Strélitzky, cependant, se ressaisissait peu àpeu. La nécessité d’agir – et sans retard – s’im-posait à lui. À quoi bon s’exagérer les choses ?se laisser impressionner par des complicationsproblématiques, alors qu’il était encore en sonpouvoir de parer aux difficultés présentes ? Ensomme, pour calmer Natalie, que fallait-il ?Uniquement qu’elle se crût à l’abri des coupsde ses ennemis présumés. Tenter de lui persua-

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der qu’elle se trompait sur leur compte, qu’ellen’avait rien à craindre d’eux, Strélitzky n’y son-geait même pas.

Pour la rassurer, il ne voyait pas d’autremoyen que d’éloigner ceux qu’elle soupçon-nait : Sacha et le docteur Schwarzmann.

L’éloignement de Sacha, le comte Féodorel’avait déjà décidé. Les terreurs de Natalie al-laient lui fournir le prétexte qui lui manquaitencore pour passer à l’exécution.

Restait Schwarzmann. Lui-même s’était dé-jà aperçu que Natalie l’avait pris en grippe. Dèslors, il ne serait pas difficile de lui faire com-prendre que, dans ces conditions, son départs’imposait. Certes, il n’est point agréable de sevoir récompenser de la sorte de son dévoue-ment ; mais un médecin ne saurait s’offenserdes caprices d’une malade. Du reste, le comteenvisageait certaine combinaison qui, jointe àses libéralités, contribuerait à panser la bles-

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sure faite à l’amour-propre du praticien parl’ingratitude de Natalie.

Lors de son séjour à Aloupka, la baronneTchernadieff s’était plainte, à maintes reprises,du gros Allemand à lunettes, le médecin qu’elletraînait à sa suite et auquel elle reprochait demanquer d’éducation. Strélitzky ne doutait pasqu’elle serait enchantée de se débarrasser delui, en l’échangeant contre Schwarzmann. ÀGoreneki, on s’accommoderait peut-être de larusticité du Teuton ; et, s’il déplaisait par trop,on verrait à lui donner un successeur. À touthasard, en attendant la réponse des intéressés,à commencer par celle de la baronne – à la-quelle il allait, sans retard, proposer la chose– le comte Féodore était décidé à garderSchwarzmann caché dans les alentours du châ-teau, afin de ne point se trouver pris au dé-pourvu, si quelque subite aggravation se pro-duisait dans l’état de sa sœur.

Ayant ainsi arrêté ses plans, Strélitzky s’ins-talla à son bureau pour écrire à la baronne. Il

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avait à peine commencé sa lettre qu’on frap-pait à sa porte. C’était Ocipe qui venait deman-der son agrément pour une petite illumination,par quoi il se proposait, disait-il, de fêter, lesoir même, l’anniversaire d’un membre de lafamille impériale. Strélitzky connaissait trop lejumeau pour être sa dupe. Il soupçonna immé-diatement qu’il se cachait là-dessous quelqueaffront à l’adresse de sa femme. Mais, mal dis-posé comme il l’était à l’égard d’Olga, il n’étaitpoint fâché de la voir en butte aux vexations deceux-là mêmes qu’elle aurait voulu faire bâton-ner. Aussi, ne se fit-il nullement prier pour ac-corder l’autorisation demandée. Il ne fit qu’unerestriction : on se contenterait de lampions. Ilne serait pas tiré de feux d’artifice, le crépite-ment des fusées pouvant troubler le sommeilde Natalie.

Ramenée à Olga par cet incident, la penséede Strélitzky s’y attarda, après qu’Ocipe se fûtretiré. Sa colère contre elle était tombée, maissa rancune persistait, d’autant plus profonde,

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d’autant plus tenace que jamais auparavant lesoupçon ne l’avait même effleuré qu’il pûtavoir à redouter quoi que ce soit de cette créa-ture qu’il jugeait si nulle. Le coup rude qu’ellelui avait porté – fût-ce par étourderie – en ex-citant Natalie contre Sacha et en le désignantlui-même à la méfiance de sa sœur, il ne pou-vait le lui pardonner. Et la certitude qu’ellerecommencerait, qu’elle était prête à provo-quer les pires catastrophes, parce qu’absolu-ment inconsciente de la portée de ses acteset de ses paroles, achevait de la lui rendreodieuse. Déjà las d’elle, Strélitzky aurait pu ce-pendant s’accommoder de sa présence sousson toit, à condition qu’elle s’y montrât inof-fensive. Du moment qu’elle s’y révélait dange-reuse, il en avait assez. Maintenant, son par-ti était pris : il se séparerait d’Olga Wassiliev-na. Par quels moyens il réussirait à faire annu-ler son mariage, c’est ce qu’il ne savait pas en-core et qu’il examinerait à loisir. Selon son ha-bitude, il était résolu à agir dans le mystère, àne faire connaître sa décision qu’à l’heure qui

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lui conviendrait, celle où toutes les difficultésqu’il prévoyait seraient aplanies. Alors, OlgaWassilievna sortirait définitivement de sa vie.En attendant, il comptait la garder auprès delui, sans lui laisser soupçonner ce qu’il prémé-ditait.

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, ilsemblait au comte Féodore que, déjà, la si-tuation s’éclaircissait. Olga sortie de son exis-tence, Sacha y entrerait. Et Sacha, évoquée,faisait passer à l’arrière-plan la tragique figurede Natalie. Quelle douceur de laisser sa penséereposer sur Sacha ! Comme, en ce moment, ilaurait eu besoin de sa tendresse, à cette en-fant, qui l’eût compris, il en était certain, quieût compati à sa peine sans le questionner,sans l’importuner d’intempestives démonstra-tions ! Tout l’élan de son être le portait verselle. Comment avait-il pu songer à amener uneautre femme à son foyer ? Quelle autre, hormiselle, pourrait jamais tenir dans sa famille ? Un

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douloureux passé ne l’avait-il pas comme fa-çonnée à ce destin ?

Il se complut à s’imaginer triomphant dansson amour. Hélas ! tout, pour l’heure, le sépa-rait d’elle. N’allait-elle pas quitter le château ?Et pour y rentrer quand ? À penser que demainelle ne serait plus là, Strélitzky se sentait prisd’une irrésistible envie d’aller auprès d’elle, des’emplir les yeux de son image, pendant qu’ille pouvait encore. N’avait-il pas le meilleur desprétextes : lui annoncer lui-même les disposi-tions prises à son endroit ?

Le comte Féodore s’était levé. Sur son bu-reau, la lettre destinée à la baronne Tcherna-dieff attendait son bon plaisir. Le courrier quil’emporterait ne quitterait Goreneki que le joursuivant. Ainsi, rien ne pressait de l’achever.Strélitzky voulut la serrer dans un tiroir. Uneautre lettre, cachetée celle-là, qui s’y trouvaitdéjà, attira son attention. Elle portait l’adressed’Olga, écrite de la main bien connue deMme Yermoloff. Strélitzky se souvint qu’on la

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lui avait remise, la veille, en même temps quecelle de Wassili Wassiliévitch et qu’il l’avaitglissée là, résolu à ne la délivrer à sa femmequ’au retour de sa course du lendemain. Ilavait remarqué que les lettres de Rosa Ivanov-na mettaient invariablement la petite comtessede la plus méchante humeur et il n’avait pasvoulu quitter le château en laissant derrière luice ferment de discorde. La précaution s’étaitrévélée inefficace. Olga n’avait pas eu besoindes excitations de sa mère pour chercher noiseà tout le monde, pour exposer Sacha aux plusgrands dangers et pour porter le dernier coupà la raison chancelante de Natalie…

Strélitzky prit la lettre de Mme Yermoloff etsortit pour la remettre lui-même à Olga, avantde se rendre chez Sacha.

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CHAPITRE CINQUANTE-DEUXIÈME

OLGA APPELLE SA MÈREAU SECOURS

La chambre de la comtesse Olga Wassiliev- na était encombrée de robes et d’effets de tous genres que Denise s’occupait à caser dans des malles, tandis que sa maîtresse arpentait ra- geusement le petit espace demeuré libre au mi- lieu de la pièce.

Absorbée dans ses pensées, Olga n’entendit point s’approcher son mari. Elle le vit tout à coup devant elle, sa lettre à la main.

Depuis son expulsion de chez Natalie, la jeune femme s’était ressaisie. Elle s’en voulait à mort d’avoir eu peur de Strélitzky et surtout d’avoir montré cette peur.

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« Il va sûrement s’imaginer qu’il pourra do-rénavant me pétrir entre ses gros doigtscomme sa sœur et ses ignobles frères, se disait-elle avec colère, mais je saurai bien lui montrerque je ne suis pas faite de la même pâtequ’eux ! »

Nonobstant ces fanfaronnades, si le comteFéodore eût paru devant elle le visage irrité etle regard menaçant comme la fois précédente,elle eût certainement filé doux avec lui, car Ol-ga, assez craintive au fond, était éminemmentsouple. Mais le comte, en cet instant, avaitson air presque indolent de tous les jours. Elledevinait qu’elle n’avait rien à redouter de lui.Et elle était dévorée du besoin de lui prouverqu’elle n’en avait pas peur le moins du monde.Aussi fut-ce sur le ton de la dernière arrogancequ’elle lui cria :

— Que venez-vous faire ici, vous ? Sortez !Allez-vous en ! Vous n’êtes plus mon mari ! Jene suis plus votre femme ! Demain, je quitte

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votre masure et je retourne chez mes parents.Denise et moi, nous partons.

— Je veillerai à ce que vos ordres soient ac-complis en ce qui concerne votre chambrière !répondit-il avec un grand calme. Mais, quant àvous, mon ange, je vous l’ai dit, je vous aimetrop pour vous laisser partir.

— Je partirai malgré vous ! cria Olga.

Il eut un sourire à la fois moqueur et suf-fisant qui porta à son comble l’exaspérationde la petite comtesse. « Partir malgré moi ! Mapauvre enfant ! Essaie donc un peu ! » sem-blait-il dire.

— Allez-vous en ! cria-t-elle, hors d’elle dese sentir à sa merci. Sortez d’ici !

Si elle l’eût osé, elle se fût précipitée sur luipour le pousser dehors ou, du moins, s’y achar-ner à coups de pieds, de poings et de genoux.Mais elle n’osa pas. Qu’elle était loin du tempsoù, jeune fille, à Aloupka, elle lui avait jeté despierres !

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— Voici une lettre de votre mère, dit tran-quillement Strélitzky.

Posant la lettre de Rosa Ivanovna sur unemalle, il se retira enfin.

Olga s’empara de la missive et la lut avide-ment :

« Je t’ai bien fait attendre cette lettre, mapauvre Olga – écrivait Mme Yermoloff – et jesuis sûre que tu en es déjà à te demander si jesuis malade. Non, ce n’est pas la maladie quim’a empêchée de prendre la plume, mais desennuis continuels avec ton père. C’est tristed’avoir à se plaindre d’un père à sa proprefille, mais il faut bien dire ce qui est. Quandtu sauras que, depuis ma dernière lettre, il n’apas cessé de se saouler, tu te représenterasun peu ce que la vie a dû être gaie pour tapauvre mère ! Ah ! que je me fais de reprochesde l’avoir épousé ! Quand je pense que, si jel’avais voulu, je serais maintenant la femmed’un marchand riche, considéré et sobre ! au

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contraire de monsieur ton père dont il faut en-core être extrêmement satisfaite quand il peutse tenir sur ses jambes… Ah ! fallait-il êtresotte pour avoir choisi justement celui-là !Mais j’étais jeune, sans expérience – commetoi avec ton Strélitzky… En es-tu contente, aumoins, de ton Strélitzky ? Te rend-il heureuse ?Et sa smalah ? Ont-ils pour toi des égards etdes prévenances ? Je te conseille d’être exi-geante. On ne l’est jamais assez. Qu’ils ap-prennent qu’ils ont affaire à quelqu’un qui abec et ongles. Et, si tu n’en es pas contente,n’imite pas ma bêtise et ne t’éternise pas à vou-loir les supporter, malgré tout.

» Tous les jours, je me mords les doigts dene pas avoir quitté ton père, il y a quinze oumême dix ans. J’étais encore assez jeune alorspour refaire ma vie, tandis que maintenant, àmon âge, on hésite à tout recommencer. Et,pourtant, quand j’y réfléchis, je me dis souventque ce serait encore le meilleur parti à prendre.

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» Dis-moi, à quand avez-vous fixé votre dé-part pour Nice ? Ton père me demandait, hier,dans un de ces moments – de plus en plusrares ! – de lucidité, si je n’aurais pas du plaisirà aller t’embrasser à Goreneki, que nous pour-rions peut-être y aller passer les fêtes de find’année.

» — D’abord, ai-je dit, ne vous imaginez pasqu’Olga sera encore à Goreneki à Noël. Elle se-ra à Nice.

» — Oh ! Strélitzky n’est pas encore à Nice !m’a répondu Wassili Wassiliévitch.

» Cela m’a donné à réfléchir. Ton père estsans doute dans le secret des projets de tonmari, et l’air et le ton qu’il avait en me parlantde la sorte m’ont fait penser qu’il n’y croyaitguère, à votre départ pour Nice. Strélitzky luia probablement dit qu’il ne tient pas à quitterGoreneki, et ton père s’imagine que tu vas luisacrifier tes goûts de voyage. Ma foi, tu seraisbien sotte. Lui qui a couru toute l’Europe, qui

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s’est amusé partout – et comment ! – s’iléprouve maintenant le besoin de se reposer, cen’est pas une raison pour qu’il t’impose une vied’anachorète, à toi, qui es jeune et qui n’as en-core joui de rien. Il ne t’a pas épousée pourt’enterrer, je suppose. S’il essaie de te gagner àses idées, je te conseille de montrer de la fer-meté. Si tu lui cèdes une fois, tu seras obligéede le faire toujours.

» J’ai reçu l’autre jour une lettre de Nelly.Elle me dit que son frère Pierre est tombé gra-vement malade, en arrivant à Pétersbourg. Onest même très inquiet à son sujet. Nelly m’écritque la vie est loin d’être gaie pour elle, en cemoment. Le vieux Rumine s’est installé chezelle en l’absence de sa fille Nadia, qui se trouveà Nice avec son frère Alexis, et tu sais commeil est détestable, ce vieux ! Il paraît qu’il com-mence régulièrement sa journée par une ba-taille avec son valet de chambre, auquel il en-joint de le tirer du lit à cinq heures du matin, etqu’il rosse à peine debout pour le remercier de

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s’être acquitté de ses ordres ! Quel vieux fou !Son valet de chambre est bien nigaud. Ce n’estpas moi qui m’exposerais à ses coups ! Je l’ar-roserais d’eau glacée et je me sauverais avantqu’il ait le temps de se mettre sur pied. Nel-ly m’écrit qu’elle se réjouit de lui voir les ta-lons : elle ne sait comment le contenter. Il crietoujours, quoi qu’on fasse. Quand on prendpour lui une initiative quelconque, il crie que,sans doute, on le croit déjà gâteux. Quand ons’abstient, il crie qu’on le néglige. Quel péniblevieux !

» Je suis bien en souci pour Pierre Nicolaïé-vitch. Le pauvre garçon ! C’est une fièvre cé-rébrale qu’il a et l’on ne peut dire encore s’ils’en tirera. Mon Dieu ! que ce serait affreux s’ilmourait ! surtout pour Sacha… À propos, quedevient-elle, la pauvre petite martyre ? Soisbonne pour elle, Olga, Dieu t’en récompensera.

» J’ai fait dernièrement la connaissanced’un homme charmant, d’un marquis Anglais,lord Townshend. Tu ne te fais pas idée du plai-

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sir que j’ai à me trouver avec lui. C’est l’hommele plus amusant, le plus intéressant qui soit.Il est convaincu que nous avons vécu et quenous revivrons sous des formes terrestres dif-férentes ; et il explique les particularités de noscaractères par l’activité que nous avons eue aucours de nos existences antérieures. Ainsi, ilest persuadé que mon aptitude à commanderprovient de ce que, avant de naître femme, j’aidû être un homme et un chef, j’ai dû exercerun haut commandement. Ton père, c’est la pre-mière fois qu’il est incarné en homme, de làcette absence de virilité qui le caractérise.Chaque jour, nous faisons des découvertes sur-prenantes sur les antécédents de nos connais-sances. Je donnerais tout au monde pour quelord Townshend voie ton mari. Il saurait dire,immédiatement, ce qu’il a été avant d’être cequ’il est et ces révélations pourraient t’être, àl’occasion, d’une grande utilité.

» Voilà tout pour aujourd’hui. Écris-moilonguement, ma chère petite. Que je voudrais

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t’avoir encore ici comme autrefois ! Va, jet’aime bien et je te voudrais heureuse. Aussi,cela me fend le cœur de te savoir chez ces Stré-litzky. Enfin ! Dieu merci ! tu n’es pas cousue àeux et, s’ils te font trop de misères, tu sais quetu seras toujours la bienvenue ici. »

Olga fondit en larmes, en achevant cettelettre. Son imagination lui représentait letendre accueil qu’elle recevrait à Aloupka, eton la retenait de force à Goreneki ! Car elle nese faisait pas d’illusions : aussi longtemps queStrélitzky s’opposerait à son départ, l’équipagenécessaire pour le voyage lui serait impitoya-blement refusé.

Comme, toute éplorée, elle relevait la tête,son attention fut attirée par d’insolites lueurséclairant sa chambre. Aux fenêtres du château,des guirlandes de lampions se balançaientmollement. L’illumination ! C’était l’illumina-tion destinée à célébrer sa disgrâce et que De-nise lui avait annoncée…

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— Maudits jumeaux ! Ils me le payeront !cria Olga, en faisant le poing aux lampions.

Elle courut à perdre haleine jusqu’à l’ap-partement de ses beaux-frères, décidée, puis-qu’elle ne pouvait les faire bâtonner par Féo-dore, de se faire justice elle-même et de lesaccommoder à sa façon à coups d’ongles, depoings et de pieds ! Mais ils avaient eu la pré-caution de tirer le verrou de leur antichambre,et elle les entendit qui s’esclaffaient, à l’inté-rieur, de ses vains efforts pour en ouvrir laporte.

— Ils ne riront pas longtemps, lesmonstres ! pensa-t-elle.

Et, toujours courant, elle alla prendre chezelle un broc plein d’eau, dont elle arrosa co-pieusement les lampions. Tout rentra dansl’obscurité.

Satisfaite de son œuvre, Olga rentra chezelle et sonna Denise dont l’absence prolongée

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commençait à lui paraître suspecte. Ce fut uneautre femme qui parut :

— Va me chercher Denise ! commanda-t-elle.

Comme la femme ne bougeait pas :

— C’est Denise que je veux ! insista-t-elle.

— L’intendant m’a ordonné de remplir au-près de madame la comtesse le service de De-nise, repartit timidement la nouvelle venue.

— Le service de Denise ? répéta Olga.

Elle devinait qu’un nouveau coup allait lafrapper.

— Va me chercher cet animal d’intendant !commanda-t-elle impérieusement.

La femme s’éloigna en courant et revint,peu après, suivie de l’intendant.

— Où est Denise, ma femme de chambre ?questionna Olga avec hauteur.

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— M. le comte l’a mise à la porte, réponditl’intendant, sans paraître le moins du mondeimpressionné par les grands airs d’Olga.

Olga fut suffoquée :

— À la porte, Denise ? Quand ?… Et où est-elle allée ?

— Je ne saurais dire à Votre Excellence.M. le comte a donné ses ordres directement àl’homme qui l’a emmenée. À moi, M. le comtea donné l’ordre de choisir pour madame lacomtesse quelqu’un qui pût remplacer Deniseauprès d’elle, et comme Machka est fort habilede ses doigts…

— Je ne veux point de Machka ! C’est De-nise qu’il me faut ! cria Olga. Et si tu ne me laprocures pas tout de suite, malheur à toi !

Et comme l’homme, impassible, ne bou-geait pas :

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— As-tu compris ? Je t’ordonne d’aller à larecherche de ma Denise et de me la ramenertout de suite.

L’intendant disparut et ne revint pas. Olgal’attendit cinq minutes. Après quoi, à bout depatience, elle chercha son mari pour seplaindre. Mais le comte Féodore s’était enfer-mé chez lui et avait défendu qu’on le déran-geât.

Ne sachant sur qui déverser sa colère etn’ayant personne à qui s’épancher, Olga écrività sa mère, tout d’une traite et rageusement,une longue lettre, où elle lui narrait par le me-nu les événements de la journée, en ayant soinde s’y donner le rôle d’une victime. Elle termi-na en appelant à son secours Mme Yermoloff,car elle avait, disait-elle, tout à redouter de labrutalité des Strélitzky, qui la retenaient contreson gré à Goreneki.

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CHAPITRE CINQUANTE-TROISIÈME

LE COMTE FÉODORE AUPRÈS DESACHA

Cependant le comte Féodore s’était renduchez Sacha. Lorsqu’il entra chez elle, il la vitdebout à côté de la vieille Marfa dans l’embra-sure de la fenêtre. C’était l’instant où l’illumi-nation des jumeaux venait de faire place auxténèbres et elles se demandaient, sans doute,la cause de cette insolite extinction.

Strélitzky s’attarda sur le seuil. Son regardenveloppait la forme gracieuse de Sacha,comme s’il eût voulu imprimer cette visiondans son souvenir.

Au bruit de la porte, les deux femmess’étaient retournées. Sacha, qui avait tressailli

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en reconnaissant Féodore, restait maintenantimmobile et les yeux baissés, dans cette posebien connue de Strélitzky et qu’il qualifiait in-térieurement d’« inertie rétive ». Quant à Mar-fa, elle s’était portée avec empressement au-devant du comte. Voyant son regard fixé surSacha, elle s’apprêtait à sortir, à le laisser seulavec elle ; mais il avait surpris le geste, aussitôtréprimé, qu’avait fait Sacha de se cramponnerà la robe de la vieille femme pour la retenir.

— Reste, Marfa, dit-il, étouffant un soupirinvolontaire. Tu n’es pas de trop, ici.

Et, s’adressant à Sacha dont il ne pouvaitdétacher ses yeux :

— Natalie va très mal, dit-il. Nous allonspasser des jours pénibles. Il vaut mieux pourtoi, Sacha, que tu ne sois pas ici, pendant cestemps troublés.

Les yeux de Sacha restaient obstinémentfixés à terre. Mais il semblait à Strélitzky qu’illisait en elle comme à livre ouvert. Lorsqu’il

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avait dit : « Natalie va très mal ! » elle avaiteu une crispation du visage qui lui fit penserimmédiatement : « Elle est jalouse de ma ten-dresse pour Natalie. » Et c’était à dessein, sa-chant qu’elle y serait sensible comme à une ca-resse, qu’il avait prononcé ces trois mots : pourtoi, Sacha.

— Demain, continua-t-il, on te conduira aucouvent. (Le visage de Sacha s’altéra.) J’ai don-né mes ordres à la supérieure. Je veux que tuy sois traitée avec bonté. Je viendrai voir, dureste, comment tu t’y trouveras et, si quelquechose laisse à désirer, tu me le diras… As-tuquelque demande à me faire ? questionna-t-ilavec bienveillance, comme elle se taisait tou-jours.

La poitrine de Sacha se soulevait. Commeil la trouvait adorable dans son émoi ! Visible-ment, elle avait une faveur à obtenir. L’ennemiétait tout-puissant. Allait-elle l’implorer ?

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Elle remua les lèvres, mais les mots s’étran-glaient dans sa gorge. Il entendit « Marfa » etdevina qu’elle s’informait si Marfa l’accompa-gnerait.

— Mais oui. Pourquoi pas ? si tu y tiens, dit-il, tout heureux de ce désir – le premier qu’elleformulait, au prix d’une victoire sur elle-même– et qu’il pouvait satisfaire.

— Tu n’as rien d’autre à me demander ?questionna-t-il encore, se rapprochant.

Il ne pouvait se décider à la quitter sansavoir rencontré son regard. Une envie le pre-nait de saisir entre ses mains cette tête sichère, de regarder longuement dans ses yeux,de leur faire avouer son secret.

Comme si elle eût deviné sa volonté muetteet qu’elle n’y pût résister, Sacha leva la tête.Lentement, timidement, son regard alla à lui,qui le guettait, qui le happa… Ce fut commeune prise de possession. Dès l’instant où ellesentit plonger dans les siens les yeux de Féo-

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dore, il sembla à Sacha qu’elle ne s’appartenaitplus. Éperdue, incapable de détourner oud’abaisser les yeux, elle restait là, sans forcescontre cet impérieux regard d’homme qui osaitentrer en elle, inquisiteur et brutal, y descendreen conquérant, s’y installer en dominateur…

Combien de temps dura ce regard ? Ellen’eût su le dire. La notion du temps était aboliepour elle.

Strélitzky, cependant, s’était ressaisi. Dansles larges yeux de Sacha – tels qu’il venait deles voir, levés sur lui, pleins d’une inoubliableexpression de pudeur alarmée, de détresse etde supplication – il avait lu tout ce qu’il souhai-tait.

— Eh bien ! faites vos préparatifs ! dit-il àMarfa, en passant devant elle.

Et il sortit, troublé, et laissant Sacha plustroublée encore.

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QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE CINQUANTE-QUATRIÈME

L’EMPEREUR EST MORT, VIVEL’EMPEREUR !

Le 19 novembre de l’année 1825, la Russieperdait son souverain.

Alexandre Pavlovitch mourut à Taranrog(4).Comme il n’avait pas d’héritier direct, la cou-ronne aurait dû revenir à l’aîné de ses frères,le grand-duc Constantin. Mais, trois ans au-paravant, ce dernier avait fait savoir à l’em-pereur Alexandre son intention de renoncer

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à ses droits au trône. Dans son testament,Alexandre, faisant état de cette renonciation,avait formellement désigné pour son héritierson second frère, le grand-duc Nicolas. Parmalheur, au lieu de rendre public le désiste-ment de Constantin, il avait exigé qu’il restâtsecret. Lui-même avait entouré du plus pro-fond mystère le contenu de son testament, desorte que – à l’exception de Son Éminence Phi-larète, archevêque de Tver et du prince Ga-litzine, chancelier de l’Empire, qui, tous deux,avaient aidé à sa rédaction – personne ne s’at-tendait à voir Constantin exclu de la succes-sion à l’avantage de son frère puîné Nicolas.

Alexandre croyait avoir pris toutes les pré-cautions pour que le trône ne pût rester vacant,même momentanément. Par les soins duprince Galitzine, quatre copies avaient étéfaites de son testament. L’une avait été en-voyée au Sénat, l’autre au Synode, la troisièmeau trésor de la cathédrale de l’Assomption àMoscou et la quatrième au Conseil de l’Empire.

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Sur chacune des quatre enveloppes, cachetéesà ses armes, Alexandre avait écrit de sa propremain : « À garder jusqu’à ce que j’en ordonneautrement. Mais, dans le cas où je viendrais àmourir, ouvrir ce paquet en séance extraordi-naire, avant de procéder à tout autre acte. »

Le grand-duc Constantin se trouvait à Var-sovie, lorsque, le vingt-cinq novembre, la nou-velle lui parvint de la mort de l’empereur. Plusque jamais désireux de ne point régner – il crai-gnait, dit-on, qu’on ne l’empoisonnât – et re-doutant que le mystère dont on avait entourésa renonciation ne le fît porter au trône malgrélui, il dépêcha sur-le-champ à Saint-Péters-bourg son frère cadet, le grand-duc Michel,avec une lettre au grand-duc Nicolas. Il luimandait que, dès 1822, il s’était désisté en safaveur du droit qu’il avait à la dignité souve-raine et le saluait du titre de Majesté Impériale.Quelque diligence que mît le grand-duc Mi-chel à franchir la distance de Varsovie à Saint-Pétersbourg, il arriva trop tard dans la capi-

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tale. Depuis trois jours, en effet, l’événementqu’il avait mission d’empêcher, était accompli :Constantin était proclamé empereur.

Voici ce qui s’était passé le 27 novembre àSaint-Pétersbourg. Sitôt instruits du décès del’empereur, les hauts fonctionnaires et les mi-nistres s’étaient réunis au Palais d’hiver, où legrand-duc Nicolas, après avoir lui-même prê-té serment à son frère aîné Constantin commeà l’héritier légitime du trône, avait reçu en sonnom leur serment. Cette formalité était à peineaccomplie que le prince Galitzine informait Ni-colas du contenu du testament d’Alexandre. Etdans l’après-midi du même jour, ce grand-ducapprenait que le Conseil de l’Empire, réuni enséance extraordinaire, s’apprêtait à le procla-mer empereur, conformément aux instructionsdu souverain défunt.

Le grand-duc Nicolas avait une vue netteet rapide des choses et il était prompt à ladécision. Il entrevit immédiatement la fausseposition où le pouvait placer l’acceptation de

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la couronne, en un pareil moment. Alexandrele désignait, il est vrai, dans son testament,comme son successeur ; mais ce testament sebasait sur la renonciation de Constantin. Et ilne paraissait pas à Nicolas que cette renoncia-tion, faite trois ans auparavant et qui, alors,n’avait point été rendue publique, présentât lecaractère d’un acte irrévocable. Rien ne prou-vait que Constantin fût encore dans les mêmesdispositions qu’en 1822. Si, obéissant aux der-nières volontés d’Alexandre, lui, Nicolas, ac-ceptait le pouvoir, et que, de son côté, sonfrère aîné, revenant sur sa décision, le reven-diquât en vertu de son droit de primogéniture,dans quelle pénible incertitude ce déplorablemalentendu ne jetterait-il pas leurs sujets ? Ni-colas ne voulut pas que, par sa faute, la Russiese trouvât un seul instant dans le doute sur lapersonne de son légitime souverain. Il jugeaque, dans l’ignorance où l’on était des inten-tions actuelles de Constantin, il convenait des’en tenir strictement à l’ordre de successionétabli. Il s’en vint, en conséquence, déclarer au

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Conseil de l’Empire qu’il ne pouvait accepterune couronne qui revenait de plein droit à sonfrère aîné. Et, sur ses instances, le Sénat di-rigeant se décida à publier un manifeste pro-clamant Constantin empereur sous le nom deConstantin Ier et ordonnant que, dans toutl’empire, serment fût prêté au nouveau souve-rain.

Telle était la situation lorsque le grand-ducMichel arriva à Pétersbourg, porteur de lalettre où Constantin déclarait persister dansson désistement. Remise à Nicolas le 1er dé-cembre, cette lettre ne réussit point encore àvaincre les scrupules de ce prince. Il se refusaà la considérer comme l’expression définitivede la volonté de son aîné, attendu que ce der-nier ignorait encore, en l’écrivant, le manifestepublié le 27 novembre par le Sénat. Comme ilimportait de savoir au plus tôt l’attitude qu’ilcomptait prendre relativement au serment quilui avait été prêté dans tout l’empire, un cour-rier lui fut dépêché, le suppliant de faire

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connaître, dans le plus bref délai possible, sesintentions définitives.

Douze longs jours devaient encore s’écoulerdans la plus énervante des incertitudes. La po-sition de Nicolas devenait chaque jour plusfausse. Le trône était quasi vacant et personnene pouvait dire qui, demain, serait empereur.Ce fut le douze décembre seulement qu’arrivala réponse de Constantin : il confirmait à sonfrère sa résolution inébranlable de lui céderses droits. La situation ainsi dégagée de touteéquivoque, Nicolas fit connaître qu’il était prêtà accepter la succession d’Alexandre. La céré-monie de son avènement fut fixée au surlende-main, 14 décembre.

Mais toutes ces tergiversations avaient faitle jeu du parti révolutionnaire. Depuis la mortd’Alexandre, les chefs de ce parti, au nombredesquels se trouvait Nicolas WladimirovitchRumine, se réunissaient presque en perma-nence pour discuter de la situation. Lorsqu’ilsapprirent la réponse de Constantin, ils jugèrent

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que l’heure avait sonné de mettre à exécutionleurs projets de transformation sociale. Ja-mais, en effet, occasion plus propice ne se re-trouverait de s’assurer le concours de l’armée.Le 27 novembre, n’avait-elle pas, cette armée,juré obéissance et fidélité au grand-ducConstantin, comme à l’héritier légitimed’Alexandre Ier ? Et voilà qu’on s’apprêtait, le14 décembre, à lui faire prêter serment augrand-duc Nicolas ! Quoi de plus facile que delui persuader que ce dernier était un usurpa-teur ? que Constantin, loin de se désister de sesdroits, les maintenait, au contraire, dans leurintégrité, et que les reconnaître dans la per-sonne de son frère serait un crime de haute tra-hison ? Les officiers affiliés au parti révolution-naire se faisaient fort, au moyen de cette su-percherie, de provoquer une sédition militaire,à la faveur de laquelle le gouvernement seraitrenversé et remplacé par des institutions re-présentatives et même républicaines.

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CHAPITRE CINQUANTE-CINQUIÈME

LES INQUIÉTUDES DE PIERRE

Dans l’après-midi du 13 décembre, NellyRumine et son frère Pierre Kamensky, qui re-levait de maladie, étaient assis au coin du feudans une petite chambre qui servait de biblio-thèque au jeune ménage Rumine.

Pierre, très amaigri, très pâle, était en robede chambre. Nelly portait le deuil de son jeunebeau-frère Aliocha, qui venait de mourir àNice. Tout en brodant, elle jetait à la dérobéedes regards pleins d’une inquiétude craintivesur Pierre qui, penché sur le feu, le tisonnaitdistraitement.

— Ainsi, dit tout à coup ce dernier, RosaIvanovna ne t’a pas écrit depuis que noussommes ici ?

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Visiblement, Nelly hésitait à répondre.

— Non, dit-elle enfin d’une voix mal assu-rée.

— Et Zina, dans ses lettres, ne te parle ja-mais des Yermoloff ?

— Elle a tant d’autres chose à me dire !

— Tout cela est étrange… Les Yermoloffsont nos amis et Rosa Ivanovna a la plumealerte. Et veux-tu que je te dise, Nelly, ce quime paraît encore plus étrange que leur si-lence ? C’est que tu ne te mettes pas en peinede demander des nouvelles d’Olga et de sonmari, toi qui te montrais si curieuse de savoircomment ils s’entendraient.

En parlant de la sorte, Pierre s’était redresséet fixait sur sa sœur un regard plein d’uneamère ironie.

— J’ai oublié mes ciseaux ! balbutia Nelly,qui s’était mise à fureter dans sa corbeille à ou-

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vrage. Je vais les chercher. Je reviens à l’ins-tant.

Elle sortit et ne revint pas.

« Comme toujours, dès que je risque unequestion, elle prend la fuite, pensa Pierre. Il estde toute évidence qu’elle ment quand elle af-firme ne rien savoir ni des Yermoloff, ni desStrélitzky. Mais pourquoi me tromper ? Quelintérêt peut-elle avoir à me cacher quelquechose ? »

Sa pensée allait à Sacha. Il songea à l’évé-nement formidable qui, en bouleversant laRussie, devait apporter la liberté à son amie.Cette révolution qui, tout d’abord, l’avait épou-vanté, il l’appelait maintenant de tous sesvœux. À Aloupka, Rumine lui avait dit que ladate en était fixée au printemps. Et l’on étaiten décembre ! S’il avait eu des nouvelles deSacha, l’attente aurait paru moins cruelle àPierre. Mais, depuis qu’il avait quitté Aloupka,il n’avait plus entendu parler de son amie. La

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sœur de Nicolas Rumine, Nadia, qui s’était ren-due à Nice avec son jeune frère malade ne luiavait pas écrit, comme elle le lui avait pro-mis. Ce silence de Nadia restait pour Pierreune inquiétante énigme. L’idée ne lui venaitpas que les Strélitzky n’étaient pas à Nice etque Nadia s’abstenait de lui écrire simplementparce qu’elle n’avait rien à lui dire de Sacha.Et l’étrange attitude de Nelly, qui se dérobaità toutes les questions, redoublait encore soninquiétude. Il se demandait avec une angoissesans cesse grandissante s’il ne s’était point pas-sé chez les Strélitzky des choses dont, par pitiépour lui, personne n’osait l’instruire. Cette in-certitude lui eût été insupportable si l’arrivéeimminente de Nadia à Pétersbourg ne lui eneût fait entrevoir le terme. Nadia devait, en ef-fet, se rendre directement de Nice à Péters-bourg, pour y rejoindre son père qui, en sonabsence, s’était installé chez Nicolas.

La tête dans les mains, les coudes aux ge-noux, Pierre se laissait aller à rêver. Il lui sem-

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blait voir Sacha, telle qu’elle lui était apparueen ce jour où il l’avait guettée à sa sortie dechez les Yermoloff, pour lui annoncer son dé-part. Les moindres détails de ce qui s’était pas-sé entre eux lui revenaient à la mémoire. Ill’avait emmenée dans le parc Rastovzoff. Ilss’étaient assis côte à côte sur un tronc d’arbreet Sacha lui avait noué autour du cou ses petitsbras en le suppliant de la prendre avec lui àSaint-Pétersbourg. Pierre revoyait, levés surles siens, les yeux de Sacha et un attendris-sement le prenait à se rappeler quel amourconfiant il avait lu dans leur regard.

Le sentiment que Pierre éprouvait pour Sa-cha était des plus singuliers. Ce n’était point del’amour. Il ne la désirait pas en sa chair. Maisil la sentait sienne par l’ascendant qu’il avaitpris sur elle et il éprouvait à exercer cette do-mination qui flattait ses instincts despotiques,une satisfaction orgueilleuse. Dans l’aveugleconfiance qu’elle avait en lui, Sacha lui décou-vrait son âme entièrement, sans nul souci de

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paraître ce qu’elle n’était pas. Les insuffisancesde son caractère, les lacunes de son intelli-gence, sa naïveté – cette naïveté qui lui fai-sait dire ou faire tant de choses qui se retour-naient contre elle – tout ce qui si souvent enelle l’avait choqué, contribuait, à distance, àla lui rendre infiniment chère. Il trouvait char-mante cette âme dépourvue d’artifices. Et oùaurait-il trouvé un cœur qui égalât celui de Sa-cha ? Peu à peu, à force de se sentir son maître,il en était arrivé à la considérer comme sa pro-priété. Rien ne la concernait qui le laissât in-différent. Il veillait sur elle avec une sollici-tude jalouse, et l’aversion irraisonnée que luiinspiraient les Strélitzky n’avait peut-être pasd’autre cause que le déplaisir qu’il ressentait àleur savoir sur elle une légitime autorité. Aus-si, la révélation subite de la condition servilede Sacha – qui la mettait à tout jamais à leurmerci – avait-elle produit dans tout son être unbouleversement qui faisait réellement de lui,comme il l’avait déclaré à Rumine, un hommenouveau.

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Si Pierre avait toujours eu le souci de sonêtre moral, s’il considérait comme son devoirle plus impérieux de travailler à son propreperfectionnement, il s’était jusqu’alors montréassez indifférent au sort de l’humanité, en tantdu moins qu’on prétend le faire dépendre deslois et des institutions. Pour lui, la régénérationde la société devait avoir son point de départdans la régénération de l’individu. Que desêtres isolés pussent être malheureux du fait decertains méchants, il pouvait le comprendre etil n’avait que trop montré qu’il considérait deson devoir de partir en guerre contre ces mé-chants. Mais que la société tout entière se fîtleur complice, c’est ce qu’il n’avait encore ja-mais envisagé. Pour la première fois, le cas deSacha l’obligeait à y réfléchir.

Pour un homme du caractère de Pierre,comment garder son sang-froid devant cettemonstruosité : la loi donnant aux Strélitzkytout pouvoir sur Sacha ?

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Certes, si la maladie ne l’en eût empêché,Pierre, dès son arrivée à Saint-Pétersbourg, seserait jeté corps et âme dans le parti révolu-tionnaire. Mais les circonstances ne s’y étaientpoint prêtées. Non seulement il n’avait pu êtreprésenté aux amis de Nicolas Wladimirovitch,ni participer à leurs réunions, mais son étatde faiblesse avait encore rendu impossible toutentretien sérieux entre Rumine et lui, de sortequ’il s’était peu à peu habitué à considérer larévolution comme un événement qui devaits’accomplir sans qu’il eût à y prendre une partactive. L’ignorance où son beau-frère l’avaitlaissé de tout ce qui la concernait était tellequ’il n’avait pas le moindre soupçon de ce quise préparait pour le lendemain. Mais l’heurechoisie par Rumine pour l’en instruire allaitsonner.

Pierre fut brusquement tiré de sa rêveriepar l’entrée de Nicolas Wladimirovitch :

— Viens-tu faire un tour avec moi, Pierre ?J’ai des nouvelles importantes à t’apprendre.

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Le visage de Nicolas Wladimirovitch étaitplus impassible que jamais. Mais ses yeuxbrillaient d’un feu sombre qui démentait cecalme apparent. En toute autre occasion,Pierre n’eût pas manqué d’être frappé del’étrangeté de ce regard. Mais, en cette minute,le jeune Kamensky était préoccupé unique-ment de la sorte de nouvelles que son beau-frère pouvait avoir à lui annoncer. Le cœur bat-tant, il s’était levé. Il était certain qu’on allaitenfin lui parler de Sacha. Dieu ! qu’allait-il en-tendre ? Une angoisse inexprimable s’était em-parée de lui. Il avait comme le pressentimentd’un malheur, de quelque chose d’effrayant etd’irréparable qui s’était passé et dont Sachaétait la victime. Sournoise, atroce, cette penséese glissait en lui, s’imposait à son imagination,l’affolait : qu’elle était perdue pour lui à tout ja-mais…

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CHAPITRE CINQUANTE-SIXIÈME

DANS LE REPAIRE D’UNCONSPIRATEUR

Les deux beaux-frères gagnèrent en silence les terrains presque déserts qui avoisinent la ville. Là, à l’extrême surprise de Pierre, Nicolas le fit entrer dans une maison de chétive appa- rence, dont il verrouilla la porte avec le plus grand soin, dès qu’ils y eurent pénétré.

— Tu es ici chez moi ! lui dit-il, en l’intro- duisant dans une pièce sommairement meu- blée d’une table à écrire, d’un divan et dequelques chaises. Si je t’ai proposé cette sortie, c’est que je tenais à te faire connaître ce pied- à-terre. J’en ai, en ville, deux ou trois, que jeloue sous des noms différents et où je reçois mes amis. Mais c’est ici seulement que je serre

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mes papiers. C’est ici mon repaire de conspira-teur… Il n’y faut pas chercher du confort, ajou-ta-t-il, en invitant du geste Pierre à prendreplace sur le divan. Mais, du moins, peut-on s’yentretenir sans crainte d’être épiés ou inter-rompus, ce qui a bien son avantage lorsqu’ils’agit de choses aussi graves que celles dont j’aià te parler aujourd’hui.

Là-dessus, il lui annonça la grande nou-velle : le lendemain, on devait célébrer l’avè-nement au trône du grand-duc Nicolas Pavlo-vitch. Ce serait le soulèvement des troupes, carl’armée se refuserait à lui prêter serment. Larévolution avait toutes les chances de réussiret elle allait éclater.

— Tu le vois, Pierre, dit-il, ce n’est plus unequestion de mois, ni même de semaines ; c’estune question de jours, pour ne pas dired’heures. Si la chance continue à nous sourire,demain le peuple russe sera un peuple libre. Ehbien, tu ne dis rien ? Et, à ton air, on te croiraitplutôt contrarié…

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— Contrarié, non ! mais déçu. Je m’imagi-nais que tu allais me donner des nouvelles deSacha…

— Les nouvelles que je t’apporte ne l’in-téressent-elles pas ? N’est-ce pas pour elle etpour les opprimés, comme elle, que nous tra-vaillons ?

— Hélas ! Nicolas, je tremble que cette ré-volution ne vienne trop tard pour Sacha. J’aicomme le pressentiment qu’un malheur lui estarrivé.

Nicolas fit un geste, comme pour chasserces sombres pensées.

— Que voilà bien une idée de malade ! dit-il. Si tel était le cas, crois-tu que nous n’en au-rions pas été immédiatement informés par nosamis d’Aloupka ?

— Nos amis font le silence autour d’elle de-puis que nous sommes ici. Rosa Ivanovna n’apas donné signe de vie, non plus qu’Olga. Et tasœur Nadia, qui a dû rencontrer les Strélitzky

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à Nice et qui m’avait promis de me donner desnouvelles de Sacha, ne m’a pas écrit une seulefois.

— Nadia ne t’a pas écrit, parce qu’elle n’enavait pas le temps. Accaparée comme ellel’était par Aliocha, comment aurait-elle trouvéencore le loisir de s’occuper des Strélitzky ?

— Elle trouvait bien le temps d’écrire à Nel-ly.

— Oui, de courts billets, parce qu’il fallaitbien nous tenir au courant des progrès de lamaladie d’Aliocha. Du reste, tu vas pouvoirl’interroger tout à ton aise puisqu’elle va venir.Jusque-là, chasse ces sombres pensées et fais-moi la grâce, aujourd’hui, de m’accorder touteton attention. La journée de demain va être dé-cisive. Quoique toutes les chances soient pournous, il faut prévoir le cas où nous serions tra-his par le destin. C’est un dénouement que j’aisouvent envisagé, tout improbable qu’il soit. Sinous devions être vaincus, Pierre, ma résolu-

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tion est prise : je ne tomberais pas vivant entreles mains du vainqueur.

À l’ouïe de ces paroles inattendues, Pierreregarda son beau-frère avec effroi.

— Mais toi, personne ne se doute que tu esde cœur avec nous, et tu pourrais continuer àvivre sans être inquiété, poursuivit Nicolas.

— Et tu crois que, lâchement, je me dérobe-rais…

Le rouge au front, Pierre s’était levé. Millesentiments tumultueux et contradictoires l’agi-taient, mais ce qui dominait en lui, en cet ins-tant, c’était la fierté blessée. Dans les dernièresparoles de Nicolas, il croyait voir un reproche,et un reproche qu’il jugeait mille fois mérité.Ne s’était-il pas tenu égoïstement à l’écart dudanger ? N’avait-il pas escompté les fruits dela révolution sans rien tenter pour assurer sontriomphe ? Sous l’aiguillon de la honte et dansun élan de généreuse témérité, il souhaitaitmaintenant de partager le sort des conjurés,

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quel qu’il fût, puisqu’il n’avait point su joindreà temps ses efforts aux leurs.

— Si tu meurs, je mourrai avec toi ! s’écria-t-il en serrant nerveusement la main de Ru-mine.

Mais à peine avait-il prononcé ces mots,que le souvenir de Sacha lui revint. Il parlaitde mourir et Sacha était esclave ! Et un dangerla menaçait, il en était certain… Sans lui, quedeviendrait-elle ? Ne devait-il pas vivre pour lasauver ou la venger ? Un vertige le prit. Il pâ-lit affreusement, et, comme une masse inerte,il s’affaissa lourdement sur le sofa.

Rumine poursuivit :

— Si la révolution échoue, ce qui est peuprobable, il te restera, mon cher, à compter surtoi seul pour délivrer Sacha. Voilà tout. Quantà mourir avec moi, c’est une généreuse inten-tion et je te remercie d’en avoir eu la pensée ;mais à quoi bon un sacrifice inutile ? Ta mort

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ne me servirait à rien. Au contraire, si tu mesurvis, tu peux me rendre un grand service.

— Ah ! tout ce que je pourrai faire, je lejure ! s’écria Pierre.

— Parfait. Eh bien ! tâche de m’écoutersans m’interrompre, car j’ai encore beaucoupà dire et le temps presse. Si je t’ai dévoilé nosdesseins à Aloupka, c’est que je fondais sur toide grands espoirs…

— Je les ai cruellement déçus !

— Du tout, car ce n’était ni pour préparer,ni pour faire la révolution que je comptais surtoi. Tu es trop impétueux, trop imprudent, tropgêné de scrupules de toute sorte pour faire unbon conspirateur. Dans la lutte sournoise quenous sommes contraints, nous, chétifs, de li-vrer à des adversaires tout-puissants, tes qua-lités t’auraient nui. Ce que j’espérais, Pierre,c’est que tu ferais partie de cette élite intellec-tuelle qui sera appelée à faire accepter, aprèscoup, à l’opinion, la révolution que nous au-

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rons faite, nous autres conspirateurs. Tu astout ce qu’il faut pour exceller dans cettetâche : une âme généreuse, prompte à l’en-thousiasme et à l’indignation, le talent derendre avec intensité ce que tu ressens. Nulmieux que toi ne s’entendra à exposer les rai-sons de notre révolte, à les faire comprendre, àles faire approuver. Voilà, Pierre, la tâche queje te réserve au lendemain de la révolution vic-torieuse.

— Et je la remplirai ! s’écria Pierre avec en-thousiasme.

— Et si nous succombons… reprit Nicolas.

Il s’arrêta et poussa un profond soupir.

— Tu m’as toujours dit que vous n’iriez del’avant que lorsque toutes les chances seraientpour vous ! murmura Pierre.

— Eh ! oui, toutes les chances… répliquaRumine. Mais qui peut répondre du succèsavant que tout soit accompli ? Je ne veux pasque tu sois pris à l’improviste. Si nous

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échouons et que je succombe, ta générositéte perdrait : tu voudrais partager mon sort,comme me l’a prouvé ton mouvement de tout àl’heure. Eh bien, non ! souviens-toi qu’il te res-terait une mission à remplir et que, si je meurs,il faut, toi, que tu vives pour que mon effort nereste pas stérile.

Là-dessus, ayant fait lever Pierre, il luimontra plusieurs cachettes pratiquées dans leplancher et si habilement dissimulées qu’elleséchappaient à l’œil le plus exercé. Là se trou-vaient quantité de documents précieux pour lacause de la révolution, entre autres une co-pie du fameux Code russe du colonel Pestel.Afin de donner à son beau-frère une idée del’importance de cette œuvre, Nicolas lui en lutquelques fragments. Cette lecture achevée :

— Eh bien ! Pierre, lui dit-il, puis-je comp-ter sur toi pour prendre soin de ces papiers etles transporter à l’étranger, en cas d’échec ?

— Peux-tu le demander ? s’écria Pierre.

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Les deux beaux-frères s’entretinrent encorelonguement des événements qui se préparaientet l’après-midi touchait à sa fin lorsqu’ils se dé-cidèrent enfin à quitter ce que Rumine appelaitson « repaire de conspirateur ».

Nicolas Wladimirovitch accompagna Pierrejusqu’à la porte de sa maison. Il le quitta là,pour se rendre chez Rylieff où il devait ren-contrer Troubetzkoï et les autres chefs de laconspiration.

En rentrant, Pierre apprit que Nadia étaitarrivée de Nice et qu’elle se trouvait avec Nellydans la salle à manger. Le jeune homme qui,déjà, se disposait à y pénétrer, se ravisa brus-quement et ce fut dans la bibliothèque qu’il serendit. Il fit prier Nadia de venir l’y rejoindre :il voulait lui parler sans témoins.

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CHAPITRE CINQUANTE-SEPTIÈME

NELLY DANS L’EMBARRAS

Nelly et Nadia avaient eu à se revoir unplaisir qu’assombrissait seul le deuil qui lesfrappait. Installée dans la salle à manger de-vant le samovar fumant, Nelly se faisait racon-ter par Nadia les derniers instants d’Aliocha.C’était une méningite foudroyante qui avaitemporté le fils cadet de Wladimir Wladimiro-vitch. Nadia ne s’attendait point à cette mort siprompte et elle n’en pouvait prendre son parti.

— Que ce sera dur de vivre dorénavantsans lui ! disait-elle. Veux-tu croire, Nelly, que,pendant tout le voyage, j’ai lu jusqu’à en êtreépuisée, parce que j’avais peur de me trouverseule avec mes pensées.

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— Je me doute un peu du tour qu’ellesprennent quand je songe à l’existence qui t’at-tend auprès de ton père. Mais, Nadia, cela nedurera pas toujours ainsi ! Un jour viendra – etil ne saurait tarder – où tu auras ton ménage àtoi, un mari qui t’aimera, des enfants…

Mais Nadia l’interrompit :

— Non, ce bonheur-là ne sera jamais monpartage.

Nadia avait rougi en prononçant ces mots.Elle savait qu’elle parlait contrairement à sapensée. Dans l’isolement profond où l’avaitlaissée la mort d’Aliocha, tout son être s’élan-çait éperdument vers un amour humain. C’esten vain qu’elle s’efforçait d’incliner son cœurvers les choses divines. Elle voyait avec effroisa volonté lui échapper. Jamais Pierre Ka-mensky n’avait été mêlé plus intimement à savie intérieure, et la vision de bonheur que Nellyvenait de faire briller à ses yeux se présentaitet s’imposait à sa propre imagination avec une

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intensité et une persistance qui tenaient del’obsession. La pauvre Nadia était épouvantéede ce courant qui l’entraînait comme un vertigevers cet amour impossible et sa piété lui faisaitcraindre que le Ciel ne la punît d’y résister simal.

— Et papa ? comment va papa ? question-na-t-elle, désireuse de donner un autre tour àses pensées et à la conversation.

— Wladimir Wladimirovitch est en Angle-terre.

— Ainsi, il ne sait rien encore ?

— Si fait, ta lettre nous est parvenuel’avant-veille de son départ.

— Pauvre père ! soupira Nadia. Heureuse-ment que Nicolas lui reste. Tu ne peux t’ima-giner, Nelly, combien Aliocha, toujours si mo-deste pour lui-même, était ambitieux pour Ni-colas. Il rêvait pour lui un brillant avenir, àcause du plaisir qu’en ressentirait papa !« Notre pauvre père a eu bien des chagrins

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dans sa vie, me disait-il souvent, mais, s’il plaîtà Dieu, Nicolas sera sa consolation. »

— Ce bon petit Aliocha ! Ce que tu me dislà, Nadia, me touche infiniment. Moi aussi, jete l’avoue, j’ai de l’ambition pour Nicolas. Ila déjà de puissants protecteurs et quand leprince Rastovtzoff sera… pourquoi te le cache-rais-je ? c’est un secret encore, mais tu es sidiscrète ! Sache donc que le prince-gouverneursera prochainement le mari de ma sœur…

— Le mari de Zina ? Mais Serge Illarieno-vitch n’est pourtant pas…

Son visage exprimait si bien sa pensée queNelly la comprit aussitôt.

— Non ! s’écria Nelly en riant. Serge Illa-rienovitch n’est pas mort, Dieu merci ! MaisZina demande son divorce. Que veux-tu ? Cemariage était de pure convention. Jamais Zinan’aurait épousé Serge si Pierre s’était montréconvenable. Elle l’a épousé pour avoir un chezsoi et à condition qu’elle garderait son indé-

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pendance et qu’elle reprendrait sa libertéquand elle le voudrait. Et maintenant que leprince Rastovzoff est veuf, elle reprend sa li-berté pour l’épouser. Ainsi, le prince sera notrebeau-frère et l’avancement de Nicolas en serad’autant plus rapide. Mais surtout, Nadia, pasun mot de cela devant Pierre, au nom du Ciel !

— Et comment va-t-il, Pierre ? interrogeaNadia, se décidant enfin à prononcer le nomadoré.

— Oh ! il est quasiment guéri. Nicolas a in-sisté pour qu’il fasse aujourd’hui sa premièresortie et il l’a emmené. Ils ne vont pas tarderà rentrer et Pierre sera enchanté de te voir. Ilbrûle de te questionner au sujet de sa Sachaqu’il croit à Nice. À ce propos, j’ai deux mots àte dire…

Le visage mobile de Nelly avait pris su-bitement un petit air malheureux que Nadiaconnaissait bien pour le lui avoir vu maintesfois, naguère, à Aloupka, alors qu’elle venait

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lui confier quelque chagrin ou lui confesserquelque peccadille.

— Y aurait-il quelque chose qui ne va pas,petite Nelly ? dit-elle affectueusement.

Aussitôt, Nelly entama ses confidences.Elle se trouvait vis-à-vis de son frère dans unetrès fausse position. Pendant plusieurs se-maines, la maladie avait empêché Pierre deprendre connaissance de sa correspondance.Quand il s’était trouvé assez bien pour qu’onla lui remît, au lieu de lui donner toutes seslettres sans s’inquiéter de l’effet qu’elles pou-vaient produire sur lui, Nelly en avait retenutrois : deux d’Olga Wassilievna et une de RosaIvanovna, qu’elle avait jugées propres à trou-bler son repos. Car, à certains mots échappés àPierre dans le délire, elle avait cru comprendreque, loin de se désintéresser de Sacha, commeelle l’en avait accusé, il ne puisait la forced’être temporairement séparé d’elle que dansla certitude qu’elle était en sûreté à Nice, en at-tendant qu’il la délivrât. Or, elle, Nelly, savait

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fort bien que les Strélitzky n’avaient pas quittéla Russie, et une récente lettre d’Olga lui avaitappris que Sacha était dans un couvent. Per-suadée que Pierre n’était pas en état d’entendrela vérité, elle avait cru bien faire en lui cachantles lettres qui pouvaient l’en instruire. À sesquestions, elle répondait invariablementqu’elle était sans nouvelles d’Olga et de samère. Mais si elle avait espéré le maintenir ain-si dans le calme, elle s’était bien trompée : ildevenait de jour en jour plus inquiet, plus agi-té ; son humeur était détestable ; il passait sanstransition de la plus mordante ironie à une mé-lancolie profonde. Pour comble de malchance,une nouvelle lettre de Rosa Ivanovna était arri-vée pour lui, le matin même, apportée de Gore-neki par un courrier spécial. Fallait-il la lui re-mettre ou la retenir avec les trois autres ?

— Je n’arrive plus à me tirer de ce mauvaispas ! conclut Nelly, les larmes aux yeux. Tuconnais son affreux caractère et comme ils’emporte pour un rien ! Ah ! si j’osais, Nadia,

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m’en remettre à toi du soin de tout lui dire ! Toiseule es capable de lui faire entendre cela sansqu’il se fâche… Mais chut ! le voici…

Dans l’antichambre, on entendait, en effet,la voix de Pierre.

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CHAPITRE CINQUANTE-HUITIÈME

LA LETTRE DE ROSA IVANOVNA

— Qu’est-il arrivé à Sacha ? s’écria Pierre,lorsque Nadia fit son entrée dans la biblio-thèque, introduite par le vieil Afram. Pourquoine m’avez-vous pas écrit comme vous mel’aviez promis, Nadia ? Dites-moi tout ! Sachavit-elle encore ? questionna-t-il, la voix trem-blante.

— Mais certainement. Elle est dans uncouvent, s’empressa de répondre Nadia.

Pierre n’en croyait pas ses oreilles :

— Dans un couvent ?

Il respira profondément comme quelqu’unqui se remet d’une grande frayeur.

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— Et pourquoi m’avez-vous caché cela ? fit-il tout à coup en regardant Nadia d’un air irrité.

— Mais, Pierre, je ne pouvais vous ap-prendre ce que j’ignorais moi-même. Vousm’aviez dit que les Strélitzky viendraient àNice. Jour après jour, j’attendais leur arrivéepour vous écrire : jamais ils ne sont venus.

Nadia, pâle et en deuil, se tenait debout aumilieu de la chambre. Elle souffrait. Jamais ellen’avait éprouvé plus vivement l’indifférence dePierre. Dans ces premiers instants du revoir,pas un regret pour Aliocha ! Pas un mot affec-tueux pour elle ! Comptait-elle donc si peu àses yeux ?

Pierre, cependant, s’était radouci :

— C’est juste, vous ne pouviez pas savoir !dit-il. Et Sacha n’est pas chez les Strélitzky ?Elle est dans un couvent ? Vous en êtes sûre ?Excusez mon insistance, Nadia. Si vousconnaissiez, comme moi, la perversité desStrélitzky, vous comprendriez toute l’impor-

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tance que j’attache à cette question. Sacha nepeut être en sécurité chez eux que lorsqu’ilsse trouvent dans un milieu assez civilisé pourn’oser s’y montrer tels qu’ils sont. S’ils étaientdans leurs terres et qu’elle y fût avec eux,ah !…

— Eh bien ! vous voilà rassuré ! Les Stré-litzky sont dans leurs terres, mais Sacha estdans un couvent. Où pourrait-elle être plus ensécurité ?

— J’en bénis le Ciel et j’en sais à Olga Was-silievna un gré infini. C’est sûrement à sesprières que les Strélitzky se sont rendus : ellem’avait promis de faire mettre Sacha en pen-sion. Pension ou couvent, pour moi, c’est toutun. J’avoue même que je préfère savoir Sachadans un établissement religieux plutôt quemondain.

C’était aussi l’avis de Nadia.

— Maintenant, dit-elle, il ne me reste plusqu’à vous faire une petite confession. Voici

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quatre lettres dont une est arrivée ce matin etles trois autres pendant que vous étiez malade.Elles auraient dû vous être remises plus tôt,mais Nelly a craint qu’elles ne vous agitassent.Voulez-vous lui pardonner ce petit retard ?

Pierre s’empara des lettres, les considéra etfronça le sourcil en reconnaissant l’écriture deMme Yermoloff et de sa fille.

— Toujours les cachotteries de Nelly !s’écria-t-il avec humeur.

Et, tout aussitôt, d’un ton radouci :

— Avec votre permission, Nadia, j’y jetteraiun rapide coup d’œil.

Nadia voulait sortir. Mais il l’obligea àprendre place au coin du feu, dans le fauteuilque lui-même occupait lorsqu’elle était entrée.

— Nous avons encore bien des choses ànous dire. Restez, Nadia. Je suis à vous à l’ins-tant.

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Il se retira pour lire dans l’embrasure de lafenêtre. Quelques minutes s’écoulèrent durantlesquelles on n’entendit que le bruit du papierfroissé par les mains nerveuses de Pierre. Toutà coup, Nadia le vit qui venait à elle, le visagebouleversé :

— Lisez, Nadia.

Nadia prit la lettre qu’il lui tendait. C’étaitcelle de Mme Yermoloff, arrivée le matinmême. Elle était ainsi conçue :

« Vite deux mots que je vous écris, à peinearrivée à Goreneki, où j’accours au secoursd’Olga. C’est vous dire que les Strélitzky luifont la vie impossible, ce qui ne m’étonne nul-lement. J’apprends par elle que le couvent oùSacha a été conduite nuitamment, par les soinsde mon gendre, et à l’insu des autres Strélitzky,est situé non loin du château ; que personne,pas même Olga, n’est admis à y visiter Sacha,mais que M. le comte lui-même ne se fait pasfaute de l’y aller voir. Je ne sais ce que vous

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penserez de cette séquestration dans uncouvent dont Strélitzky est le bienfaiteur, et oùl’on me dit qu’il a ses entrées grandes et pe-tites, étant du dernier bien avec la Supérieure.Rappelez-vous ce qu’on raconte sur les Khlys-tys et sur les monastères.

» Si, comme je le suppose, vous éprouvezencore pour Sacha quelque intérêt et quelquepitié et que vous soyez disposé à lui porter se-cours, au cas où vous la croiriez menacée d’undanger – ce qui, pour moi, ne fait pas l’ombred’un doute – je vous engage instamment à ga-gner Tver au plus vite et à m’informer immé-diatement et dans le plus grand secret de votreprésence. Nous discuterons ensemble des me-sures qu’il convient de prendre pour secourir,s’il en est temps encore, cette infortunée vic-time des Strélitzky. »

Tandis qu’elle lisait, Nadia entendait Pierrequi, d’une voix impérieuse, appelait le vieil

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Afram et lui ordonnait de tout préparer pourleur départ immédiat.

— Eh bien ? dit-il, revenant à elle et la re-gardant avec des yeux dont la sombre exalta-tion la fit frémir.

— Eh bien ! Pierre, je pense qu’il ne faut pasattacher trop d’importance à ce que dit RosaIvanovna. Elle déteste tellement Strélitzky…

— Elle le déteste avec raison ! l’interrompitPierre, d’un ton cassant. Elle est la seule per-sonne qui le voie tel qu’il est !

— Que comptez-vous faire ? questionnaNadia, jugeant à son ton irrité qu’il était dan-gereux de pousser plus loin la discussion.

— Suivre le conseil de Rosa Ivanovna. Par-tir à l’instant pour Goreneki. Pourvu qu’il nesoit pas trop tard ! Ah ! Nelly est bien coupablede m’avoir retenu ces lettres !

Nadia lui fit observer que celle qu’il venaitde lire était arrivée le jour même. Mais il sem-

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blait ne rien entendre. Il parcourait la chambreà grands pas, comme c’était son habitudelorsque la colère le dominait. Ses yeuxbrillaient d’un éclat fiévreux. Une rougeur in-accoutumée empourprait ses joues. La pauvreNadia souffrait mille morts à voir l’état où le je-taient les malheurs présumés de sa rivale.

À ce moment, assez malencontreusement,survint Nelly. Afram avait cru de son devoird’aller la prévenir des projets de son maîtreet elle accourait se renseigner. À peine Pierrel’eut-il aperçue que la colère qui grondait enlui éclata. Il l’accabla de reproches. Nelly, toutd’abord, chercha à l’apaiser par des excuses.Mais, comme il ne décolérait pas, comme il envenait aux injures et aux invectives, irritée àson tour de s’humilier en vain, elle changea deton et cyniquement lui déclara que, si elle avaitpu prévoir ce qui arrivait, elle aurait suivi sonpremier mouvement et jeté au feu toutes cesmaudites lettres, sans lui en souffler mot.

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— Ah ! si tu n’étais pas une femme ! rugitPierre.

Nadia jugea prudent d’emmener sa belle-sœur.

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CHAPITRE CINQUANTE-NEUVIÈME

LE DÉPART DE PIERRE

Lorsque Nicolas rentra et que Nelly lui eutappris ce qu’elle appelait « le nouvel accès defolie de Pierre », il se rendit auprès de sonbeau-frère. Il le trouva qui se démenait dans sachambre comme un possédé.

L’imagination de Pierre avait furieusementtravaillé. La petite phrase perfide de Mme Yer-moloff sur les Khlystys faisait son effet. Pierrecroyait voir Sacha dans la cellule de soncouvent. Et ce couvent n’était pas l’asile pourles âmes pieuses dont tout à l’heure – ô iro-nie ! – il parlait à Nadia, mais un lieu de dé-bauche comme il s’en trouvait malheureuse-ment plus d’un en Russie, à cette époque. Etc’était là que Sacha avait été amenée nuitam-

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ment ! là que Strélitzky – et personne d’autre !– la venait voir. Pourquoi cet isolement, cetteséquestration, comme disait si bien Rosa Iva-novna ? Sans doute, voulait-on obtenir d’ellequelque chose à quoi elle se refusait. Et cequelque chose devait être bien horrible pourqu’elle s’y refusât. À moins que… Ici, l’imagi-nation de Pierre devenait du délire. Il pensaitaux bruits qui circulaient sur les pratiques desKhlystys. Il redoutait… Dieu ! savait-il lui-même ce qu’il redoutait ?

L’agitation que soulevaient en lui ces pen-sées se traduisait par des mouvements qui luidonnaient toute l’apparence d’un insensé. Tan-tôt, il se jetait sur son lit et se cachait la têtedans les coussins, comme s’il voulait fuir lesvisions effrayantes qui se présentaient à lui.Tantôt, pris de fureur, il se levait, fermait lespoings en menaçant un ennemi imaginaire.Tantôt, enfin, il tournait sur lui-même, les yeuxhagards, la cervelle vide : il lui semblait qu’il

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perdait la raison. C’est ainsi que Nicolas le sur-prit :

— Qu’est-ce que j’apprends ? lui dit-il. Tuveux partir pour Goreneki ?

Pierre retrouva quelque calme pour lui direles raisons qui l’y déterminaient.

— Tu vois, Nicolas, que mes pressenti-ments ne m’avaient pas trompé. Sacha est endanger. Et quel danger ! Strélitzky !…

À ce nom abhorré, il fut repris de fureur etrecommença sa danse à travers la chambre.

Nicolas, impassible, le regardait. À l’heuresi grave où allait se décider le sort d’une na-tion, les malheurs de Sacha ne parvenaientplus à l’intéresser. Mais, comme il partageaitentièrement les préventions de Rosa Ivanovnaà l’égard du comte Féodore, il comprenait quePierre voulût partir immédiatement. Lui-même, qui redoutait toujours quelque impru-dence ou quelque témérité de son beau-frère,n’était point fâché de le savoir hors de la ca-

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pitale aussi longtemps que dureraient lestroubles. Aussi fut-ce seulement pour la formequ’il hasarda quelques objections :

— Ne ferais-tu pas mieux de patienterquelques jours encore ? Après-demain, peut-être, tu pourras aller en vainqueur à Goreneki,y délivrer Sacha.

— Et si elle succombe aujourd’hui ?

Et, le désespoir s’emparant de lui à cetteseule supposition, Pierre se jeta sur son lit,dont il empoigna pêle-mêle la garniture qu’ilramena sur lui. Il s’y roula et disparut aux yeuxde Rumine sous l’amoncellement des draps etdes couvertures.

Nicolas Wladimirovitch rejoignit sa femmeet lui conseilla de ne point s’opposer au départde Pierre.

— Et si son équipée tourne mal ? se récriaNelly. Il a un affreux caractère et il m’a causébien du tourment. Mais il n’en est pas moins

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mon frère et je serais navrée qu’il lui arrivâtmalheur.

— Et quel malheur veux-tu qu’il lui arrive ?répliqua Nicolas. S’il enlève Sacha, ce serad’entente avec Rosa Ivanovna.

— S’il voulait enlever Sacha, il aurait dû lefaire quand elle était à Aloupka ; Michel l’y au-rait aidé. Maintenant, le moment favorable estpassé.

— Tu n’y entends rien. À Aloupka, les Stré-litzky se tenaient sur leurs gardes et Pierreavait tout à risquer à un enlèvement. Au-jourd’hui que leur méfiance est endormie, il a,au contraire, toutes les chances de réussir.

Nelly n’était pas convaincue, non plus queNadia. Mais l’assurance de Nicolas leur impo-sait à toutes deux. Et, du reste, comment au-raient-elles pu s’opposer efficacement au dé-part de Pierre ? Ne pouvant l’empêcher, elless’employèrent à le retarder jusqu’au matin sui-vant. Ce fut donc à l’aube de ce 14 décembre

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– qui devait si lugubrement finir dans le sang –que Pierre quitta Saint-Pétersbourg.

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CHAPITRE SOIXANTIÈME

L’ARRIVÉE DES YERMOLOFFÀ GORENEKI

Les époux Yermoloff étaient arrivés à Gore- neki le 10 décembre. Rosa Ivanovna, qui était de la plus méchante humeur du monde, n’avait pas cessé, durant tout le voyage, de se ré- pandre en invectives contre les Strélitzky. Blot- ti dans un coin du traîneau, se rapetissant le plus qu’il pouvait, Wassili Wassiliévitch sentaitcroître son inquiétude, à mesure qu’on se rap- prochait du château de son gendre. Il mourait d’envie de rappeler sa femme au respect des convenances, de la prier de se taire ou, tout au moins, de donner à son éloquence un autre thème. Mais il ne savait comment lui exprimer la chose. Faire montre d’autorité, et, sans plus,

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lui imposer silence, il n’y fallait pas songer.Ce n’est pas après dix-sept ans de mariage etquand on a toujours été tenu sous la pantoufle,qu’on s’avise tout à coup de donner des ordresà celle qui vous a jusqu’alors mené par le boutdu nez. Wassili Wassiliévitch se sentait pâlirà la seule pensée de ce qu’il en adviendrait.Certes, le but visé serait atteint immédiate-ment. Rosa Ivanovna resterait sans voix de cetaccès d’audace de son timide époux. Mais cesilence serait dû à la stupéfaction, non point àl’intimidation. Et, une fois sa stupeur passée,Dieu ! comme elle prendrait sa revanche etquel torrent d’injures ne ferait-elle pas tombersur lui ! « Ivrogne ! lunatique ! fou, mûr pour lecabanon !… » Ce seraient là les moindres épi-thètes dont elle le gratifierait. Non, il ne fallaitpas songer à parler en maître. Mais, peut-être,en s’y prenant avec douceur, pourrait-on avoirquelque chance de se faire entendre.

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Tout juste à ce moment, Mme Yermoloff vo-ciférait d’une voix suraiguë qui ne trahissaitque trop l’intensité de son irritation :

— Ah ! je les connais, moi, vos Strélitzky !Ils me détestent. S’ils pouvaient m’aliéner lecœur de ma fille, la détacher de moi en me ca-lomniant…

Wassili Wassiliévitch protesta :

— Oh ! quant à cela, je vous jure, ma chèreRose, que vous leur faites tort. Jamais, en maprésence, un seul mot contre vous n’a passéleurs lèvres, et je suis certain qu’il en est demême en présence d’Olga.

— Il ne manquerait plus que cela ! Et quelmal pourraient-ils bien dire de moi, je vousprie ? Je suis une honnête femme, moi ! et j’ap-partiens à une famille honorable, qui necompte pas des assassins parmi ses membres !

— Au nom du Ciel, ma chère Rose, pas sihaut ! Et surtout, je vous en supplie, pas un

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mot de cela quand nous serons à Goreneki. Lesdomestiques pourraient entendre…

— Est-ce vous qui allez m’enseigner la po-litesse, maintenant ? Les domestiques !…D’abord, je ne vois pas pourquoi vous les mé-prisez tant ! S’ils sont à nos gages, il ne s’ensuitpas nécessairement qu’ils soient moins noblesque leurs maîtres, à commencer par vous, Was-sili Wassiliévitch, avec vos saouleries ! Je vousconseille de tirer vanité de votre noblesse,parce que vous êtes le fils du général Yermo-loff ! D’abord, cela ne prouve rien, je vous l’aidéjà dit cent fois. (« Oh ! cent mille fois ! » pen-sait le pauvre Yermoloff, terrifié.) Qu’on croie àl’hérédité physique, passe encore ! Mais qu’est-ce que le corps sans l’âme ? Une loque ! C’estl’âme seule qui importe. Et les récentes décou-vertes de la science permettent d’établir d’unefaçon péremptoire, comme lord Townshend sepropose de le démontrer victorieusement dansle livre qu’il est en train d’écrire et qui fera sen-sation, que l’âme s’évade du corps avec notre

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dernier souffle pour s’aller loger dans une autreenveloppe, selon les desseins de Dieu et sanstenir aucun compte de ce que les hommes,dans leur bêtise épaisse, appellent l’hérédité.Ce qui a façonné l’âme, ce sont les expériencesqu’elle a faites au cours de ses incarnationssuccessives : une âme qui a eu le privilège deréaliser, antérieurement à sa vie présente, dehautes destinées, trahira toujours son origineélevée par ses nobles aspirations, quelle quesoit l’infime position où la volonté divine lafait provisoirement échouer. Inversement, uneâme qui n’a pu se manifester que dans de gros-sières enveloppes, gardera, de ses destins an-térieurs, une vulgarité de mœurs qui révéleraimmédiatement à l’homme de science l’obscu-rité et la bassesse de son origine, alors mêmeque la Providence l’aurait placée en apparenceau faîte des grandeurs. Et quant aux desseinsde Dieu, s’ils sont impénétrables au vulgaire,ils ne le sont point à l’homme de la sciencenouvelle : il sait que la Providence, dans Sahaute sagesse, place l’âme dans les conditions

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où elle aura le plus de chances de s’améliorerou de contribuer à l’amélioration des autresâmes. Ainsi, vous, Wassili Wassiliévitch, siDieu a jugé bon de vous faire naître dans la fa-mille d’un général, c’est que, sans doute, l’âmede vos parents selon la chair devait être châ-tiée de quelque intolérable péché d’orgueil etque vous deviez être l’instrument de leur mor-tification.

Ici, Mme Yermoloff fit une petite pause afin,sans doute, de laisser son mari se bien pénétrerdes vérités qu’elle énonçait avec tant d’élo-quence. Puis elle reprit :

— Non, mon pauvre Wassili Wassiliévitch,il faut en prendre votre parti et abandonner unpeu, s’il vous plaît, cette morgue qui vous pos-sède. Si vous aviez en vous la moindre par-celle de l’âme d’un général, seriez-vous assislà, à vous rapetisser, comme si vous vouliezrentrer sous terre ? Pour vous dire la franchevérité, Wassili Wassiliévitch, c’est plutôt l’aird’un moujik que vous avez… d’un moujik qui

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aurait peur d’être fessé ! Et votre goût pourla bouteille, aussi, sent le moujik. Ainsi, vousn’avez nullement besoin de tant vous croire etde chercher constamment à me rabaisser. Il estvrai que le Ciel m’a fait naître dans une humblefamille, mais je n’en suis pas moins, par mes in-carnations antérieures, de sang autrement plusnoble que vous, j’ose le dire.

— Et je vous crois sans peine, ma chèreamie. Mais nous voici arrivés. Voici le château.

Mme Yermoloff regarda autour d’elle. Ellene vit qu’un grand bâtiment en bois, qui n’avaitrien de féodal. Elle jugea que ce ne pouvait êtrela demeure de sa fille et que Wassili Wassilié-vitch radotait, selon son habitude. Et, dédai-gneuse de relever ses radotages, elle poursuivitla conversation :

— Vous me croyez sans peine, dites-vous,Wassili Wassiliévitch. Pourquoi mentir ? Vousimaginez-vous, par hasard, que je ne sachepas, comme si je le voyais là écrit sur votre

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front, ce que vous pensez de moi ? et que vousme tenez, dans votre for intérieur, pour in-férieure à vous ? Votre famille et vous, vousme l’avez suffisamment fait entendre ! M’avez-vous assez humiliée, assez rabaissée ! En ai-je essuyé, des affronts, toute ma vie ! et au-jourd’hui encore…

— Aujourd’hui, ma chère ? s’étonna Wassi-li.

— Tout à l’heure, n’aviez-vous pas l’inso-lence de prétendre m’enseigner comment jedois me comporter à Goreneki ? C’était assezme faire entendre, je pense, que je n’ai pasvotre éducation raffinée et que, lorsque je metrouve au milieu de vos pairs… Ah ! ils sontbeaux, vos pairs ! Parlons-en !

— Ma chère Rose, fit Wassili, confus, je suisvraiment consterné, et je vous demande millepardons. Mais n’est-ce point là notre Olineka ?

Quelqu’un accourait en effet :

— Papa ! Maman !

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C’était Olga. Mme Yermoloff ne pouvait quese rendre à l’évidence. C’était bien le châteaude son gendre qu’elle avait sous les yeux. Lecocher avait arrêté les chevaux. Olga se pré-cipitait pour embrasser ses parents, et, sur leperron, raides comme au port d’armes, se te-naient Ocipe et Wolodia Strélitzky. Les em-brassades commencèrent.

Wassili Wassiliévitch, tout ému de revoir safille, avait les larmes aux yeux.

— Je vous conseille de pleurer ! lui ditMme Yermoloff, sévère. À votre âge ! Est-cedes choses qu’on fait ? Mais, ma petite Oline-ka, comme te voilà belle ! Tu as encore gagné !

— Et ton mari ? questionna timidementWassili Wassiliévitch, inquiet de ne point voirle comte Féodore.

Comme Olga ne lui répondait pas, il répétasa question aux jumeaux. Ocipe expliqua quele comte était à la chasse, mais qu’il rentreraitprobablement avant la nuit.

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Pendant ce temps, Mme Yermoloff contem-plait, avec un dédain qu’aucun mot ne peutrendre, la demeure des Strélitzky.

— Et c’est ça, leur château ! fit-elle, dédai-gneuse. C’est comme leur noblesse ! Toujoursla même histoire, en Russie : on a le mot, maisnon la chose !

Par malheur, Ocipe avait entendu :

— Madame, dit-il avec dignité, quand ona l’honneur de descendre, comme nous, dugrand Rurik, qu’on habite une isba ou un pa-lais, on n’en est pas moins de race royale.

Mme Yermoloff le toisa avec beaucoupd’impertinence :

— Le grand Rurik ? Qui ça ?

— Tous les enfants apprennent à l’école quiest le grand Rurik, répondit Ocipe, pompeux ;et vous aussi, madame, l’avez sans doute ap-pris. Mais il y a si longtemps de cela que jecomprends que vous l’ayez oublié. (« Attrape

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çà ! » se disait intérieurement Ocipe.) Le grandRurik, madame, était le chef des Varègues.C’est lui qui conquit la Russie et qui en dis-tribua les terres aux membres de sa famille.C’est de cette famille que nous descendons parles Bariatinsky. Ma mère était une Bariatinsky,madame.

Rosa Ivanovna arrêta sur Ocipe un regardchargé de douce commisération :

— Pauvre innocent, qui en êtes encore àcroire ces balivernes ! Apprenez pour votregouverne, Ocipe Alexandrovitch, que ce n’estpoint à ses ancêtres, mais à son caractèrequ’on reconnaît l’origine d’un individu. Etquand vous prétendez descendre de Rurik,vous, mon pauvre Ocipe, qui n’avez rien d’unconquérant, permettez-moi de vous le dire,vous prêtez à rire !

Là-dessus, Mme Yermoloff, ayant pris lebras de sa fille, disparut à l’intérieur du châ-

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teau, laissant le descendant de Rurik suffoquéd’indignation.

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CHAPITRE SOIXANTE-ET-UNIÈME

ROSA IVANOVNA ÉCRIT À PIERRE

— Ainsi, ça ne va plus ! s’enquit Mme Yer-moloff lorsqu’elle se trouva seule avec Olga.

— Plus du tout. J’ai cru épouser un hommecivilisé. Je vois que j’ai pour mari un brutal.

— Un brutal ? Est-ce qu’il se permettrait,par hasard, de lever la main sur toi ?

— Vous pensez bien, maman, que je n’aigarde de m’exposer aux colères d’un forcené.Depuis que je me suis aperçue qu’il entre en fu-reur quand on le contrarie, je lui cède en tout.Mais je sens bien qu’il serait prêt à me bruta-liser, si je me rebiffais. Pour une fois que celam’est arrivé, il m’a serré les poignets si fort queje les ai eus longtemps tout meurtris.

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Rosa Ivanovna bondit d’indignation :

— Tu n’aurais pas dû te laisser faire ! Cen’est pas ton père qui eût osé porter la mainsur moi. Au moindre geste menaçant de sapart, j’aurais appelé au secours. Les hommesont peur du scandale. Et quand ils sentent unefemme prête à en faire…

— Ma pauvre maman, vous n’y pensez pas !Appeler au secours contre lui, dans ce château,où il est le maître ? faire du scandale ? celan’aurait servi qu’à me rendre grotesque !

— C’est vrai… avoua Rosa Ivanovna. Ah !ma pauvre Olga, je te plains ! Quelle bêtise tuas faite, d’épouser ce Strélitzky ! Je te l’avaisdit pourtant, que tu t’en repentirais, mais tun’as pas voulu me croire. Ah ! si lord Town-shend était arrivé à Aloupka huit jours seule-ment avant ton mariage ! Il t’aurait appris surton Strélitzky des choses qui t’en auraient sû-rement dégoûtée.

Olga était vivement intéressée :

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— Et quoi donc ? Il connaît Féodore Ser-guiévitch ?

— Non, il ne le connaît pas, mais lesquelques renseignements que je lui ai donnésont suffi – tant est prodigieuse l’expériencequ’il a acquise en ces matières – à lui permettred’établir sûrement ce que faisait Strélitzky danssa précédente incarnation… Oh ! rien de bienrelevé. Il courait tout simplement les foires,en montrant des bêtes en cages. Oui, voilà àquoi M. le comte, ton mari, doit son goût bi-zarre pour les ménageries, car, sa famille, est-ce autre chose ? Sa manie d’assembler autourde lui les êtres les plus disparates pour les obli-ger à vivre ensemble et à ne point s’entre-dé-vorer ne trahit que trop ses instincts de domp-teur. Et, quand je pense que toi, ma pauvre Ol-ga, tu as donné dans le piège, que tu es allée,sottement, te précipiter dans sa cage, parmises fauves… sous sa cravache ! Ah ! ce n’estpas pour rien qu’il est un Khlysty !

Intérieurement vexée, Olga feignait de rire :

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— Votre lord Townshend, maman, est unbien amusant farceur !

Rosa Ivanovna était scandalisée :

— Un farceur ? Lors Townshend ! Que dis-tu là, ma fille ? Mais c’est un savant ! Il va pu-blier incessamment un livre qui révolutionne-ra le monde. Il y montrera les catastrophesinnombrables auxquelles nous exposent cessempiternelles routines en vertu de quoi lesfils, sans aucun effort de leur part, entrent enpossession des privilèges dont jouissaient leurspères et souvent leur succèdent dans l’exerciced’une autorité pour laquelle ils n’ont aucuneaptitude propre, mais que la masse ignorantene se complaît pas moins à leur reconnaître surelle. Il fera voir, par des exemples pris dansl’histoire que, si certains royaumes ont per-du toute importance et se sont effondrés, c’estprécisément par la sottise des peuples qui, vic-times de grossières superstitions, confientleurs destinées à des individus soi-disant desang royal. Les fils de rois, ma fille, ne sont, le

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plus souvent, que de simples roturiers, si l’onconsidère leur activité antérieure. Et ce qui leprouve, c’est que, devenus rois à leur tour, ilss’adonnent, dans leurs manies, à l’exercice desmétiers à quoi ils étaient prédestinés. C’est ain-si qu’on a vu Pierre, cette brute que les Russesappellent « le Grand », prendre la hache et secomporter comme un vulgaire charpentier dèsqu’il en eut la liberté. Inversement, on voit desplébéiens arriver au pouvoir et faire le métierde roi, comme s’ils n’avaient jamais fait autrechose. C’est le cas de Napoléon. Eh bien ! toutcela s’explique tout naturellement quand onsait que ces gens-là étaient réellement des roisdans leurs incarnations antérieures. Napoléonétait roi… Et quant aux Strélitzky, qui se disentde race royale sous prétexte qu’ils descendentde Rurik par les femmes, les théories de lordTownshend auront tôt fait de rabattre leur or-gueil. Je t’ai révélé tout à l’heure l’origine vé-ritable du comte Féodore ; tu as pu constaterqu’elle n’avait rien d’illustre. Quand je t’auraidit que cet imbécile d’Ocipe fut jadis pitre et

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bouffon et que Natalie qui se croit tant… Mais,à propos, comment va-t-elle, cette vieille to-quée de Natalie ? Fait-elle assez sa pimbêche !Ne pas même se déranger pour nous recevoir !

— Natalie ne se dérangera plus pour per-sonne. Elle ne quitte plus sa chambre. Elle esten train de perdre la tête.

— Folle ? Elle l’a toujours été !

— Non, cette fois, c’est sérieux.

— Comme tu dis cela ! On croirait que tu enes peinée.

Olga s’expliqua :

— Mon Dieu, maman, je n’ai rien contreNatalie. Elle a toujours été très bonne pourmoi.

Mais Rosa Ivanovna ne se laissa pas désar-çonner pour si peu :

— Hem !… Et Sacha ? Que fait-elle dansson couvent ? T’écrit-elle souvent ? Montre-moi un peu ses lettres.

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— Mais je n’ai point de lettres d’elle, ma-man… Il lui est, sans doute, défendu d’écrire.Du reste, ce couvent est tout près d’ici.

— Je comprends. Tu vas la voir. Que te dit-elle, quand tu lui rends visite ?

— Je ne lui rends jamais visite, se plaignitOlga. J’ai essayé deux fois. On ne m’a pas lais-sée entrer.

— Allons donc ! C’est extraordinaire ! Ainsi,elle ne voit personne ? Personne ne lui écrit ?

— Féodore Serguiévitch va la voir.

Rosa Ivadovna était suffoquée de surprise :

— Ton mari va la voir !

— Oui… Et même assez souvent.

— Oh ! Oh !

Il y eut un silence. Depuis quelques instantsl’attention de Mme Yermoloff était attirée parce qui lui paraissait être un tableau de fortgrandes dimensions, qu’on avait grossièrement

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recouvert de torchons en cotonnade à gros car-reaux.

— Qu’est-ce donc que cette horreur ? ques-tionna-t-elle.

— Ça, fit Olga avec mépris, c’est un portraitde Féodore Serguiévitch. Au lendemain de lascène que vous savez, j’ordonnai à mes gens del’emporter d’ici. Mais voulez-vous croire, ma-man, que je ne réussis point à me faire obéir.Exaspérée, je montai alors sur une table et jerecouvris moi-même de ces linges ce portraitqui m’est odieux.

— Ton mari ne doit guère être flatté, quandil vient chez toi, de se voir traité de la sorte.

— Quand il vient chez moi ? Il n’y met plusles pieds !

— Allons donc ! Tu lui as fermé ta porte ?

— Oh ! je n’en ai nul besoin…

Pendant ce dialogue, Mme Yermoloff avaitgrimpé sur une chaise et mis à découvert le

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portrait de son gendre. C’était une fort bellepeinture, œuvre du peintre Gérard qui l’avaitfaite lors d’un séjour du comte à Paris. Ellereprésentait Strélitzky en pied à vingt et unans, précisément à l’âge qu’il avait lorsque Ro-sa Ivanovna avait fait sa connaissance. Cettevue remuait en elle d’anciens souvenirs…

Debout sur sa chaise, les yeux fixés sur leportrait, elle dit lentement :

— Sais-tu, Olga ? Tout cela me déplaît ! Et,tout d’abord, cette séquestration de Sacha,quels motifs en donne ton mari ?

— Est-ce que Féodore Serguiévitchs’abaisse jamais à expliquer ses actes ? Il a misSacha au couvent. Un point, c’est tout. Ils ontl’air, ici, de trouver cela tout naturel, commetout ce qu’il fait. Il me tuerait, dans un accèsde rage ou de folie, il ferait disparaître moncorps dans l’étang, qu’on trouverait cela, sansdoute aussi, parfaitement naturel. Et voyez-vous, maman, c’est ce qui m’épouvante : de

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sentir que, quoi que fasse cet homme qui est,au fond, comme vous le disiez, un Asiatiqueplutôt qu’un Européen, personne ici n’y trou-vera jamais rien à redire.

Mme Yermoloff était descendue de sachaise.

— Oui, c’est bien ce que je pensais ! dit-elle.Eh bien ! ma chère Olga, nous allons changerun peu cela. Oui ! nous allons avertir quelqu’unqui pourrait bien y trouver à redire, à ce quefait, dans l’ombre, M. le comte !

Olga devina immédiatement :

— Pierre ?

— Oui, Pierre. Tu sais qu’il a été gravementmalade, mais maintenant, il doit être en bonnevoie de guérison. Je vais lui apprendre un peuce qui se passe ici et l’engager à venir nousprêter main-forte. Donne-moi tout ce qu’il fautpour écrire.

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Olga s’empressa de satisfaire au désir de samère et Mme Yermoloff se mit à écrire de saplus belle main la lettre qui devait être remiseà Pierre le 13 décembre et le faire quitter Saint-Pétersbourg si précipitamment.

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CHAPITRE SOIXANTE-DEUXIÈME

DEUX ENNEMIS FACE À FACE

Ce ne fut que le lendemain, et assez tarddans la soirée, que le comte Féodore rentra aulogis. Avant de se coucher, il eut avec Wassi-li Wassiliévitch un long entretien, au cours du-quel il fut décidé que ce dernier prétexteraitdes affaires à régler à Tver pour s’absenterde Goreneki pendant quelques jours. Le comteFéodore profiterait de son absence pour mettreMme Yermoloff au courant des dispositionsprises, à son insu, par son mari, aux fins de res-treindre leur train de maison.

— Rosa Ivanovna, m’accorderiez-vousdeux minutes d’entretien ? dit le comte Féo-dore à son ennemie, le lendemain du départ deYermoloff.

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— D’autant plus volontiers, comte, que j’aimoi-même à vous parler.

Ils se dirigèrent vers le cabinet de Strélitzkyet prirent place en face l’un de l’autre, lui, in-dolent et courtois, elle, hautaine et agressive.

— Vous devinez sans doute de quoi j’ai àvous entretenir ? lui dit-elle en le regardantd’un air triomphant. En un mot comme encent, voici la chose : ma fille ne veut plus resterchez vous et je la comprends ; un homme qui,après trois mois de mariage, délaisse sa jeunefemme…

— Olga s’est plainte de moi ?

— Il y a de quoi, vraiment ! L’avoir brutali-sée comme vous l’avez fait !

— Brutalisée ?

— Oui, vous lui avez presque cassé le braspour la contraindre à faire des excuses à votresœur, alors que, en toute justice, c’est votresœur qui aurait dû lui en faire.

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Strélitzky parut réfléchir une seconde :

— Je comprends, dit-il. Vous faites allusionà cette fatale journée où de coupables espiè-gleries d’Olga provoquèrent chez Natalie unecrise qui faillit lui coûter la vie et dont ellene s’est jamais remise. Peut-être ignorez-vous,Rosa Ivanovna, que ma sœur, à cette heure, estmourante ?

— Elle l’est, ce me semble, depuis fort long-temps déjà ! répondit Rosa Ivanovna.

— Ce jour-là, continua Strélitzky, sans re-lever l’insolence de la remarque, je me dépar-tis, en effet, quelque peu de la douceur quim’est habituelle. (À l’ouïe de ces mots, RosaIvanovna laissa échapper un petit rire plein dela plus méprisante ironie.) Il est très regret-table que, malgré toute son intelligence, Olgan’arrive pas à comprendre que, si la patiencem’échappa exceptionnellement, elle m’en avaitdonné toutes les raisons.

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— Olga ne comprend qu’une chose : c’estqu’elle a commis une sottise à nulle autre pa-reille en vous épousant, Féodore Serguiévitch !Mais elle vous croyait tout autre que vousn’êtes : vous savez si bien dissimuler ! À Aloup-ka, vous singiez avec tant de talent le Russecivilisé, que chacun s’y trompait. Mais à vousvoir dans l’intimité, ses illusions se sont éva-nouies et il ne lui a pas fallu longtemps pour re-connaître, sous vos dehors d’Européen, le Kal-mouk que vous êtes en réalité. Alors, la pauvreenfant a pris peur et m’a appelée à son secours.Et, si je suis venue à Goreneki, Féodore Ser-guiévitch, c’est pour vous reprendre ma fille etpour l’emmener avec moi à Aloupka.

— Il y a malheureusement, à cela, un em-pêchement majeur ! répondit, après une petitepause et avec beaucoup de douceur, le comteFéodore. C’est que vous-même, Rosa Ivanov-na, vous ne retournerez plus à Aloupka en quit-tant Goreneki.

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— Comment ? Je ne retournerai plus àAloupka ? Vous moquez-vous ?

— Je suis très sérieux. Wassia m’a chargéde vous apprendre, Rosa Ivanovna, qu’il vientde vendre toutes ses propriétés – à l’exceptiondu domaine de Piotrovska – pour placer sa for-tune en viager. C’est le prince Rastovtzoff quilui a racheté sa campagne d’Aloupka. Le princedoit en prendre possession le quinze dé-cembre, c’est-à-dire après-demain.

Rosa Ivanovna resta un instant sans voix.Mais elle se ressaisit très vite et dit avec unsang-froid que Strélitzky admira :

— Ah ! Wassia met sa fortune en viager etvend la campagne d’Aloupka ? Et où compte-t-il élire dorénavant son domicile, s’il est devotre bonté de me l’apprendre, Féodore Ser-guiévitch ?

— À Piotrovska. Le domaine de Piotrovskavient d’être aménagé, par mes soins, pour vousrecevoir, quand vous quitterez Goreneki.

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— Et Wassili Wassiliévitch s’imagine que jevais le suivre à Piotrovska ? fit-elle, moqueuse.

— Il y compte.

Rosa Ivanovna s’était levée :

— Eh bien ! il se trompe, Wassili Wassilié-vitch ! Et vous aussi, Féodore Serguiévitch !Ah ! croyez-vous que je ne perce pas à jour lebeau complot que vous avez ourdi ensemblecontre moi ? Ah ! on met sa fortune en viageret on vend la campagne d’Aloupka ! Tout celasans m’en souffler mot ! Et, sottement, ons’imagine que je vais me laisser enterrer, àmon âge et avec ma figure. Vous ne m’avezdonc pas regardée ?… Je suis encore assezbelle pour faire des conquêtes, je vous prie dele croire, bien que je n’aie pas le genre de beau-té qui ait le don de vous émouvoir, FéodoreSerguiévitch ! Apprenez que je n’aurais qu’unmot à dire pour me faire, en dehors de Wassili,la plus brillante des situations et, s’il m’en fait

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trop, qu’il prenne garde : ce mot, je le pronon-cerai !

Les yeux mi-clos, Strélitzky observaitMme Yermoloff debout devant lui. C’était en-core une fort jolie femme, parfaitement en état,comme elle le disait, de faire des conquêtes. Ilne lui connaissait pas de liaison, lorsqu’il avaitquitté Aloupka. Parlait-elle par forfanterie ouavait-elle réellement à ses pieds quelque per-sonnage considérable ?

— Je ne conçois pas, dit-il doucement, lesrépugnances que vous éprouvez à aller habiterPiotrovska. C’est un charmant domaine.

Mme Yermoloff, moqueuse, lui fit la révé-rence :

— Libre à vous, Féodore Serguiévitch, d’al-ler y finir vos jours en compagnie de votre cherami et esclave, Wassili Wassiliévitch ! Mais,pour Olga et pour moi, la chose est toute déci-dée : nous retournerons à Aloupka. Dieu mer-ci ! si l’incurie d’un époux et d’un père nous

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prive d’un toit pour abriter nos têtes, nous ypossédons assez d’amis pour ne point craindred’avoir à y loger à la belle étoile, en attendantque nous ayons de nouveau un home à nous,Olga et moi, ce qui ne saurait tarder…

Mme Yermoloff se dirigea vers la porte. Aumoment de franchir le seuil, elle se retourna :

— Puisque Wassili Wassiliévitch juge bonde vous choisir pour m’apprendre des nou-velles nous concernant seuls, lui et moi, il n’ya, je suppose, aucune indiscrétion de ma partà vous prier à mon tour de lui annoncer que jevais demander mon divorce et me remarier…

Le comte Féodore s’inclina sans mot dire.

— Et Olga aussi va demander son divorce !continua Rosa Ivanovna.

Exaspérée par le silence que gardait songendre et dévorée du désir de le faire enrageren excitant sa jalousie, elle allait ajouter :« Pour se remarier, elle aussi. » Brusquement,elle se ravisa. Rosa Ivanovna avait de Strélitz-

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ky une méfiance extrême. La crainte de nuire,peut-être, à sa fille, arrêta sur ses lèvres laphrase prête à jaillir. Mais l’effort qu’elle fitpour rester maîtresse de sa langue n’échappapoint au comte qui ne put s’empêcher de sou-rire. Rosa Ivanovna vit ce sourire et, cette fois,la colère qu’elle ressentit à le voir s’amuser àses dépens l’emporta chez elle sur la prudence.

— Oui, riez, méchant homme ! dit-elle.Vous ne rirez pas longtemps. « L’orgueil va au-devant de l’écrasement, et le méchant fait uneœuvre qui le trompe. » Méditez un peu ces pa-roles, Féodore Serguiévitch : l’heure approcheoù vous allez en faire à vos dépens la peuagréable expérience !

Elle se retira, là-dessus, non sans lui avoirdécoché un regard où elle semblait savourerpar avance la joie de la vengeance. Ce regardet ces paroles rendirent Strélitzky songeur.

« On ne saurait, se dit-il, me prévenir pluscharitablement qu’on est en train de me tendre

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un piège où l’on a bon espoir de me voir tom-ber. Il est évident que le triomphe paraît déjàcertain à cette chère Rosa Ivanovna… N’y au-rait-il point du Kamensky là-dessous ? » se dit-il, un instant plus tard, en fronçant le sourcil.

Strélitzky, qui faisait surveiller par son in-tendant les faits et gestes de Mme Yermoloff,n’ignorait pas que, le soir même de son arrivée,Rosa Ivanovna avait fait partir un courrier pourSaint-Pétersbourg avec ordre de brûler lesétapes, et que cet homme était porteur d’unelettre adressée à Pierre Nicolaïévitch Kamens-ky.

« Oui, reprit mentalement le comte, cela nefait pas l’ombre d’un doute. C’est ce moderneDon Quichotte qu’on prétend lancer contremoi. Eh bien ! j’aime autant cela. Tôt ou tard,il serait devenu gênant. Voilà qui va me per-mettre d’en finir avec lui, tout de suite. »

Depuis qu’il aimait Sacha, Strélitzky s’étaitmis à détester Pierre Nicolaïévitch. Il éprouvait

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à son endroit un bizarre sentiment de jalousie.Quand il était auprès de Sacha, il lui arrivait depenser à Kamensky et sa joie en était gâtée. Lecomte rêvait de posséder Sacha corps et âmeet il voulait qu’elle vînt à lui librement. Devantla résistance inattendue qu’elle lui opposait, ils’imaginait qu’elle subissait encore, à distance,la fascination de Kamensky, et que si Pierreeût brusquement surgi et qu’elle eût été librede choisir entre eux deux, c’est son ami d’en-fance qu’elle aurait suivi. Cette supposition ir-ritait profondément l’orgueil de Strélitzky.

Le comte Féodore était persuadé que Pierreavait menti en déclarant renoncer à Sacha ;que son unique but avait été d’endormir sa mé-fiance, à lui, Féodore, et qu’il reparaîtrait tôtou tard – plutôt tôt que tard – pour lui dispu-ter son amie. Le fait que Mme Yermoloff en-tretenait avec Kamensky une correspondancequ’elle désirait tenir secrète confirmait Strélitz-ky dans cette manière de voir.

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« Sans doute estiment-ils l’heure propicepour agir, se dit-il. Ils croient Sacha dans uncouvent. Rien ne leur paraît plus facile que del’enlever. »

Il eut un sourire ironique en songeant queSacha n’y était plus, dans son couvent ! Àpeine y avait-elle passé huit jours. Au bout dece temps, Strélitzky lui avait fait réintégrer lechâteau dans le plus grand mystère. Le comte,toutefois, ne laissait pas d’aller une fois par se-maine, très ostensiblement, au couvent où elleétait censée se trouver encore, afin d’entretenirsa famille dans l’erreur qu’il jugeait favorableà ses desseins. Personne, à Goreneki, ne soup-çonnait la présence de Sacha, sauf quelquesserviteurs d’une discrétion et d’un dévouementéprouvés. Il y avait au château, nous l’avonsdit, des appartements entiers où l’on ne mettaitjamais les pieds, à cause des drames dont ilsavaient été le théâtre et de la terreur supersti-tieuse qu’on en avait. C’est là, dans des piècesd’une richesse sourde et d’une claustration in-

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quiétante, que le comte Féodore avait installéSacha. Un passage secret reliait directement lachambre qu’elle occupait avec celle du comte.

À cette heure, combien il se félicitait del’avoir sous la main ! Maintenant, Kamenskypouvait venir. L’entreprise qu’il ne manqueraitpas de tenter contre le couvent, où il croyaitson amie prisonnière, se retournerait contrelui. Ce n’est pas impunément qu’on s’attaque àl’Église ! Strélitzky comptait bien faire en sorteque Pierre ne sortît point à son honneur decette aventure.

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CHAPITRE SOIXANTE-TROISIÈME

LES SOUCIS DE ROSA IVANOVNA

Plusieurs jours s’écoulèrent durant lesquelsun calme factice régna à Goreneki. On eût ditque, dans l’attente d’événements imminents,Strélitzky et Rosa Ivanovna avaient conclu unetrêve, d’un tacite accord, et qu’ils s’efforçaientde se donner mutuellement le change sur leurssentiments. Strélitzky, dissimulé de nature, yréussissait à merveille. Mais, pour Rosa Iva-novna, elle ne parvenait pas à cacher la joiequi gonflait son cœur à s’imaginer quel coupKamensky allait porter à leur ennemi communen lui enlevant Sacha. Son visage rayonnaitd’allégresse. Elle ne pouvait tenir en place. Lalangue lui démangeait. Sentant son impuis-sance à cacher cette exultation, elle s’appli-

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quait du moins à ce qu’on ne pût en soup-çonner l’origine et – non sans ruse – c’étaitde lord Townshend qu’elle parlait alors qu’elleavait l’esprit avant tout occupé de Pierre. Ellene tarissait point sur le compte du noble An-glais. Tantôt c’étaient ses théories qu’elle expo-sait en les émaillant d’allusions blessantes pourles Strélitzky. Tantôt, c’étaient ses richessesqu’elle énumérait avec autant d’orgueil que s’ilse fût agi des siennes. Strélitzky, qui, sans enavoir l’air, prêtait à ses propos une oreille at-tentive, en vint tout naturellement à supposerque ce lord Townshend était le personnagedont elle se vantait d’avoir fait la conquête etdont elle faisait, dans sa pensée, le successeurde Yermoloff.

Le comte, cependant, ne se laissait pasprendre aux petites ruses de Rosa Ivanovna. Ilsavait fort bien ce qui se passait en elle et quec’était l’espoir de pouvoir enfin lui nuire qui lamettait dans la jubilation. D’un mot, il eût puglacer cette joie. Mais il attendait, pour le pro-

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noncer, que le moment fût venu où il produi-rait tout son effet.

Bien qu’il affectât la plus grande insou-ciance, Strélitzky n’était pas resté inactif, de-puis son entretien avec Rosa Ivanovna. Le jourmême, il avait fait partir deux hommes, avecmission de se poster sur la route de Péters-bourg, d’y guetter l’arrivée de Pierre, de s’atta-cher à ses pas sans se laisser voir, et d’observerses faits et gestes pour l’en informer aussitôt –ce qu’ils exécutèrent ponctuellement.

Lorsque Pierre, parvenu à Tver, voulut faireconnaître à Rosa Ivanovna sa présence encette ville, il ne trouva rien de mieux que dedéguiser l’un de ses gens en colporteur, afinqu’il pût, à la faveur de ce déguisement, péné-trer sans difficultés dans le château des Stré-litzky et être admis en présence de Mme Yer-moloff. Les espions du comte Féodore en pré-vinrent aussitôt leur maître, de sorte que lemessager de Pierre avait à peine mis les piedssur la propriété du comte qu’il était saisi,

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bâillonné, fouillé et dépouillé de la précieusemissive que Pierre lui avait confiée. Ce fut avecune indicible satisfaction que Strélitzky en pritconnaissance. Elle lui parut compromettante àsouhait.

« Vous pouvez compter sur moi, écrivaitPierre à Mme Yermoloff. Il n’est rien que je nesois prêt à tenter pour la délivrance de Sacha,dussé-je, s’il le faut, mettre le feu au couventoù on la retient prisonnière, pour l’enlever à lafaveur de l’incendie.

» J’attends de vos nouvelles avec la plusgrande impatience. Le porteur de la présentes’en chargera. C’est un homme sûr. »

L’homme sûr avait été jeté dans un des ca-chots du château. Quant au billet de Pierre, lecomte l’avait fait tenir, avec une note explica-tive, au gouverneur de Tver qu’il savait très dé-sireux de lui plaire. Il lui mandait que l’auteuren était un jeune noble, légèrement déséquili-bré, auquel un amour contrarié pour une serve

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des Strélitzky paraissait avoir fait perdre la têteau point de le rendre momentanément dange-reux. Et il terminait en priant Son Excellencede bien vouloir veiller à ce que le couvent enquestion fût à l’abri des coups de tête de ceténergumène.

Dans l’intervalle, la nouvelle de l’insurrec-tion de Pétersbourg était parvenue à Gorenekiet l’humeur de Rosa Ivanovna en avait été ducoup profondément altérée. Le silence persis-tant de Pierre, qu’elle commençait déjà à trou-ver étrange, lui apparut brusquement suspect.Elle passa sans transition de la joie à l’anxiété.N’osant avouer le véritable motif de son in-quiétude et toujours préoccupée de donner lechange à son ennemi, elle feignit d’être fort enpeine de son mari, dont l’absence se prolon-geait inexplicablement. Strélitzky fit semblantde la croire, de partager même ses inquiétudes,et, quelques jours plus tard, il se rendit à Tversoi-disant pour y faire des recherches au sujetde Yermoloff. Il profita de son passage dans la

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ville pour visiter le gouverneur et s’enquérir dece qu’il était advenu de Pierre Nicolaïévitch.Il eut la satisfaction d’apprendre que ce qu’ilavait prévu s’était réalisé, et même au delà deses espérances. Appelé chez le gouverneur quise proposait de l’interroger avec bienveillanceet, après l’avoir un peu morigéné, de le ren-voyer à Aloupka, Pierre s’y était conduit demanière à donner de sa personne la plus mau-vaise opinion. Loin d’écouter avec respect lesexhortations quasi paternelles du digne fonc-tionnaire, il s’était laissé emporter par la colèreau point de l’injurier grossièrement. Et il avaitproféré contre les Strélitzky de si terribles me-naces que le gouverneur, complètement aba-sourdi, et croyant avoir affaire à un fou dange-reux, avait jugé prudent de le faire enfermer.Cette arrestation avait mis le comble à la ragede Pierre qui avait eu alors des mots extrê-mement malheureux. La difficulté qu’il avait às’exprimer avait, il est vrai, empêché le gouver-neur de comprendre tout ce qu’il disait ; maisil en avait saisi suffisamment pour y voir des

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allusions transparentes aux événements quis’étaient passés à Pétersbourg. De sorte qu’ilen était à se demander – et il était, disait-il,fort désireux d’avoir sur ce point l’opinion deStrélitzky – si Pierre n’appartenait point à cettebande de malfaiteurs qui, le 14 décembre,avaient mis le trône et la Russie en danger.

Strélitzky, pour toute réponse, l’invita à levenir voir à Goreneki. Et, quelques jours plustard, on le vit effectivement paraître au châ-teau. À cette occasion, le comte Féodore sedonna le petit plaisir de jeter un peu de désar-roi dans les esprits déjà troublés de Mme Yer-moloff. Il la prit à l’écart, avant le dîner, et luidit :

— Ma chère belle-mère (c’était la premièrefois qu’il lui donnait ce titre), ma chère belle-mère, je serais désolé qu’il arrivât le moindredésagrément à un membre de ma famille. Vou-lez-vous me permettre un conseil ? Ne parlezpas trop de votre lord Townshend devant notrehôte. Les théories de votre ami sentent le fa-

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got. Je veux croire qu’elles ne sont qu’une plai-santerie, mais on pourrait avoir le mauvaisgoût, étant données les circonstances pré-sentes, de les prendre au sérieux. Si ce mon-sieur est destiné à mal finir, je serais navré quevous fussiez mêlée à son aventure.

Le ton était badin et le regard sinistre. RosaIvanovna frémit. Elle s’assit à table et ne souf-fla mot. Elle voyait déjà lord Townshend en Si-bérie.

Mais ce jour-là lui réservait des émotionsplus fortes encore.

Comme l’on sortait de table, on entendit untraîneau s’arrêter devant la maison.

— C’est papa ! s’écria Olga.

Mais au lieu de Wassili Wassiliévitch, ce futle vieux M. Rumine qu’on vit entrer et son pre-mier soin fut de s’informer si Pierre Nicolaïé-vitch était là…

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Mais ici, qu’il nous soit permis d’ouvrir uneparenthèse et d’expliquer à la suite de quellescirconstances Wladimir Wladimirovitch Ru-mine qui, le 13 décembre, se trouvait en Angle-terre, tombait quinze jours plus tard si inopiné-ment à Goreneki.

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CHAPITRE SOIXANTE-QUATRIÈME

WLADIMIR WLADIMIROVITCHRUMINE

Au lendemain du jour où lui était parvenue la nouvelle de la mort d’Aliocha, Wladimir Wladimirovitch avait quitté Saint-Pétersbourg pour aller en Angleterre rendre visite au révé- rend W. Herbert, qui s’occupait avec passion d’horticulture et avec lequel il entretenait une correspondance active, depuis quelques an-nées, sans l’avoir encore jamais rencontré. Ce commerce épistolaire avait commencé à l’oc- casion d’un livre publié par le révérend, où il s’efforçait de démontrer que les variétés végé- tales ne sont autre chose que des espèces en voie de formation. Wladimir Wladimirovitch s’était aussitôt mis en rapport avec lui. C’est

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que l’opinion émise par Sir W. Herbert étaittout à fait conforme à la propre manière de voirde M. Rumine. Et, malheureusement, les idéesqui avaient cours à cette époque y étaient dia-métralement opposées.

On croyait, en effet, dans le monde savant,que la terre avait été le théâtre de révolutionsrépétées qui, chaque fois, avaient eu pour ré-sultat l’extermination complète de tout ce quiexistait à sa surface.

Défendue par le grand naturaliste Cuvier,cette théorie, qui consacrait l’immutabilité desespèces, trouvait créance chez presque tousles biologistes contemporains.

Wladimir Wladimirovitch, lui, se refusait àl’admettre. Tout en rendant hommage au géniede Cuvier et en admirant sans réserves ses re-marquables travaux tant dans le domaine del’anatomie comparée que dans celui de la pa-léontologie, il n’en persistait pas moins à croireque l’hypothèse des révolutions du globe et

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celle des créations successives qui en est laconséquence, constituaient une erreur etqu’elles ne survivraient pas à leur auteur. Wla-dimir Wladimirovitch se piquait d’être un phi-losophe. À l’encontre de ces savants qui viventcantonnés dans leurs spécialités, il aimait àvoir les choses de haut. Classer et décrire luiavait toujours paru une corvée insipide dontun savant vraiment digne de ce nom ne sauraitse contenter. Il ne méconnaissait point, certes,l’incontestable utilité de ces travaux de détails.Mais pour lui, le vrai savant était le philosophequi, tout en réunissant les compétences lesplus variées, ne perd jamais de vue l’ensemble,parce que l’ensemble seul montre l’harmoniedes parties et éclaire les résultats des re-cherches de détails. Avec une pareille ten-dance d’esprit, on comprend que WladimirWladimirovitch ne pouvait rester indifférentaux théories sur la formation de la terre etsur l’origine des êtres vivants. Il avait sur cesdeux points des idées à lui, bien arrêtées. Toutd’abord, il était convaincu que la structure de

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l’écorce terrestre a pour unique cause l’activitépersistante, pendant des temps incommensu-rables, des forces naturelles, dont l’actions’exerce encore de nos jours. Quant aux or-ganismes vivants ou ayant vécu à la surfacedu globe, il était persuadé qu’ils descendentpar génération régulière d’un très petit nombrede formes ancestrales extrêmement simples,pour ne pas dire d’une seule forme. L’excessivediversité que présentent ces organismes pro-vient, pensait-il, de ce que, d’une part, quantitéd’entre eux se sont perpétués d’âge en âge sanssubir de changements appréciables, tandis qued’autres se sont, au contraire, graduellementmodifiés sous l’influence de causes encore in-connues ; et, d’autre part, de ce qu’un trèsgrand nombre de formes intermédiaires se sontéteintes, à tous les degrés de l’échelle animaleet végétale, accentuant ainsi, par leur dispari-tion, les différences existant entre les formessurvivantes.

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Ces idées, il les avait exposées dans uneHistoire naturelle de la Création qu’il croyait ap-pelée à révolutionner les esprits et à porterun coup mortel au système de Cuvier. Mais ilavait eu le dépit de voir le public scientifiquese désintéresser de cet ouvrage. Sous le pré-texte qu’il était le fruit du raisonnement plutôtque de l’observation et qu’il manquait dès lorsde base suffisamment solide – mais, en réalité,uniquement parce que les idées que WladimirWladimirovitch y exposait étaient opposées àcelles du grand naturaliste français – on nelui avait pas même fait l’honneur de les discu-ter dans les assemblées savantes. Quelle dé-ception pour Wladimir Wladimirovitch ! Il luiavait bien fallu se rendre à l’évidence et com-prendre que l’inertie règne en maîtresse chezles savants tout autant que chez les profaneset que le crédit qu’on accorde à une hypothèsedépend presque exclusivement du prestigequ’exerce celui qui la défend. La réputationscientifique de M. Rumine était certes des plussolidement établies. Il la devait, non point à

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ses ouvrages de philosophie, mais précisémentà ces travaux de détails qu’il tenait lui-mêmeen si petite estime : il avait décrit et classé unefoule de minéraux et d’êtres organisés, vivantset fossiles, et publié de très remarquables re-lations de voyages, au cours desquels il s’étaitsurtout occupé des phénomènes volcaniqueset où il avait pris carrément position pour l’An-glais Hutton contre le Saxon Werner. Mais iln’avait point découvert de ces lois qui forcentl’admiration générale, parce qu’elles font pluspour l’avancement des sciences que des sièclesdu travail empirique le plus consciencieux,telle cette loi formulée par Cuvier de la cor-rélation des formes, d’après laquelle toutes lesparties d’un organisme étant en harmonie, ilsuffit de connaître un seul organe d’un animalpour en déduire tous les autres. En appliquantcette loi aux ossements trouvés dans les ter-rains avoisinant Paris, Cuvier n’était-il pas par-venu, en peu de temps, à reconstituer théori-quement environ cent soixante espèces d’ani-maux qui ont disparu dans les bouleverse-

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ments du globe et qu’on ne retrouve plus sur laterre ?

L’insuccès de sa tentative avait inspiré àWladimir Wladimirovitch d’amères, mais salu-taires réflexions. Dans le premier transport desa colère, il s’en était pris à ses collègues. Cesprétentieux ignares étaient, à l’en croire, ab-solument incapables de penser par eux-mêmeset à ce point dépourvus d’esprit philosophiquequ’ils ne pouvaient comprendre que les chosesqu’on leur faisait toucher du doigt ! Ce premiertransport passé, il s’était mis à raisonner avecplus de calme. Puisqu’il avait affaire à d’incu-rables sots, il aurait dû – s’était-il dit – les trai-ter comme tels et ne leur présenter sa théoriequ’étayée d’irréfutables preuves. Or, il lui fal-lait bien reconnaître que tel n’avait point été lecas. Et cette lacune avait pour cause, à ce qu’ilcroyait, l’insuffisance de ses connaissancesdans les sciences qui auraient pu lui fournir lesmatériaux les plus propres à la démonstrationde sa thèse. Wladimir Wladimirovitch s’avisait

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– un peu tard, hélas ! – qu’il avait mal diri-gé son activité. Sa curiosité avait été sollici-tée par trop de questions diverses. Du jour oùil avait conçu le dessein d’entrer en lutte avecl’illustre auteur des Révolutions du Globe et defaire prévaloir sur la sienne sa propre théo-rie d’une évolution naturelle des espèces des-cendant d’une forme ancestrale commune, ilaurait dû, pensait-il, consacrer exclusivementson temps et ses forces à l’étude de l’embryo-logie, de l’anatomie comparée et de la paléon-tologie. Au lieu de cela, il avait mené de frontles études les plus diverses ; il s’était occupéde biologie, certes, mais aussi d’agriculture, deminéralogie, de physique, de chimie, de phi-losophie et de mathématiques. Qui trop em-brasse, mal étreint, dit le proverbe. Au déclinde sa vie, Wladimir Wladimirovitch se repro-chait de ne s’être point assez pénétré de cettevérité. Ses regrets eussent été cuisants, s’iln’avait eu la conviction que son fils cadet mè-nerait à bien l’entreprise qu’il avait rêvé d’ac-complir lui-même. Wladimir Wladimirovitch

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entendait faire profiter Aliocha des expé-riences qu’il avait faites, à ses dépens. Il s’étaitmontré un maître exigeant et sévère. Il s’étaitappliqué à développer en lui le goût de la dé-monstration rigoureuse. Aliocha avait hérité deson père le don de saisir l’ensemble deschoses ; comme par une intuition géniale, ilsavait se tirer d’un labyrinthe de détails ; sonadresse était surprenante à remonter auxcauses, à établir des rapports, à tirer desconséquences. M. Rumine était littéralementémerveillé de l’intelligence de son fils cadet.Et, à ce talent de « penser philosophique-ment », comme le qualifiait Wladimir Wladimi-rovitch, Aliocha joignait une minutie, une per-sévérance dans le travail qui ravissaient sonpère. En vérité, il semblait que Wladimir Wla-dimirovitch avait toutes les raisons du mondede fonder sur son fils les plus vastes espoirs.Or, qu’était-il advenu ? Brusquement, la ma-ladie avait terrassé Aliocha et, pendant troisans, M. Rumine avait subi le supplice d’assis-ter, impuissant, à la lente destruction de cette

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rare et belle intelligence. Quoiqu’il affectât den’y point croire, Wladimir Wladimirovitch es-pérait, malgré tout, une guérison miraculeuse.Et c’était la mort qui était venue… la mort etl’effondrement de tous ses rêves ambitieux.

M. Rumine, intérieurement, était désespé-ré. Cependant, il mettait toute son énergie àne pas laisser paraître sa douleur. Il essayaitde se tromper lui-même, en se persuadant quece coup n’avait rien changé à sa vigueur et àses habitudes de travail. Et, s’il avait entreprisce voyage en Angleterre, au lendemain du jouroù lui était parvenue la nouvelle de la mortd’Aliocha, c’était autant pour distraire sa pen-sée de sa souffrance intime que pour tenter dese prouver à lui-même que les questions scien-tifiques n’avaient encore rien perdu pour lui deleur attrait.

D’Angleterre, Wladimir Wladimirovitch seproposait de passer en France, lorsqued’étranges rumeurs le firent brusquementchanger d’avis : une insurrection avait éclaté

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dans la capitale russe. L’armée s’était soulevée.Dans les rues, le sang avait coulé. La familleimpériale avait été en danger. Grâce à l’énergiede l’empereur Nicolas Pavlovitch, l’émeuteavait été promptement réprimée, mais il yavait plusieurs morts à déplorer.

Sans être précisément inquiet au sujet deson fils, puisque Nicolas, n’étant pas dans l’ar-mée, n’avait point dû prendre part à la lutte,Wladimir Wladimirovitch brûlait d’en savoirplus long, et, quittant l’Angleterre, il partit in-continent pour Saint-Pétersbourg. À peine arri-vé, et tandis que son valet de chambre se hâtaità la recherche d’une voiture de louage, il vit untraîneau s’arrêter brusquement à quelques pasde lui et l’un de ses parents, personnage fortconsidérable qui était ministre depuis plusieursannées, en sortir précipitamment pour venir àlui : les deux hommes se serrèrent la main.

— J’arrive à l’instant, dit Wladimir Wladi-mirovitch. Eh bien ! que raconte-t-on ? La capi-tale en a fait de belles, durant mon absence…

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Il riait.

— Si vous veniez chez moi, mon cousin ?lui dit le ministre, qui, lui, ne riait pas. Montezdonc dans mon traîneau.

Wladimir Wladimirovitch se fit un peuprier. Il avait hâte, disait-il, de revoir ses en-fants. Mais son parent insista et finit par l’em-porter.

Durant le trajet, Wladimir Wladimirovitchs’enquit de ce qui s’était passé. Tout ce qu’ilen savait, disait-il en riant, c’est que les soldatss’étaient révoltés aux cris de « Vive la Consti-tution », par quoi ils entendaient la femme deConstantin !

Le ministre le laissait dire sans l’inter-rompre et sans s’associer à sa gaîté. Mais lors-qu’ils furent chez lui, seul à seul, dans son ca-binet :

— Mon cher Wladimir Wladimirovitch, luidit-il, cette insurrection dont vous parlezcomme d’une chose plaisante, est, en réalité,

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un événement fort grave et qui va plonger dansle deuil nombre de nos familles.

Wladimir Wladimirovitch, à ces mots, sesentit vaguement inquiet :

— Que voulez-vous dire, prince ? question-na-t-il vivement.

— Simplement qu’il s’agit d’une conspira-tion tramée par quelques membres de la plushaute aristocratie, aux fins d’assassiner la fa-mille impériale et d’instaurer la république enRussie. Quand vous saurez que le chef en étaitle prince Troubetzkoï… l’ami de votre fils…ajouta-t-il après une pause et en baissant lavoix.

Ce rapprochement alarma Wladimir Wladi-mirovitch.

— L’ami de mon fils… répéta-t-il et son re-gard tenta d’interroger son parent. Mais celui-ci regardait obstinément le sol. Comment va-t-il, Nicolas ? questionna impérieusementM. Rumine.

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Le ministre ne répondit pas.

— Ah ! il lui est arrivé malheur… s’écriaWladimir Wladimirovitch.

Il était devenu blême. Son cousin lui prit lamain :

— Rassurez-vous. L’honneur est sauf.

— L’honneur !… Et la vie ? Ah ! mon fils estmort !

— Wladimir Wladimirovitch, soyez fort !reprit le ministre. Oui, votre fils est mort. Maiscette mort… volontaire… le sauve du déshon-neur.

— Du déshonneur ? Nicolas ? Qu’a-t-il doncfait ?

— Conspiré.

Wladimir Wladimirovitch était livide :

— Jamais je ne croirai cela !

— Mon pauvre cousin, l’aurais-je cru moi-même, si je n’en avais les preuves ? Vous savez

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quelle affection je portais à Nicolas et quel in-térêt je prenais à son avenir. J’ai vu, de mesyeux vu, son nom inscrit sur la liste des com-plices dénoncés par Troubetzkoï.

— Troubetzkoï ment !

Le ministre se taisait.

— Troubetzkoï ment ! reprit avec forceWladimir Wladimirovitch. Mais dites-moi tout.J’ai besoin de tout savoir. Ne me cachez rien.

Par un étrange phénomène, au lieu d’êtreterrassé par ces affreuses nouvelles, WladimirWladimirovitch y puisait, au contraire, commeun renouveau d’énergie et de vigueur. Dansle sombre désespoir où l’avait plongé la mortd’Aliocha, ce coup inattendu lui était une di-version. Nicolas suicidé ! Et suicidé, parce quecoupable ? Non, cela ne pouvait être ! Il y avaitlà quelque fatale erreur qu’il se devait de dis-siper. Et déjà il sentait renaître en lui de nou-velles forces pour laver du déshonneur la mé-moire de son fils.

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Lentement, à voix presque basse, le mi-nistre lui donnait des détails : Nicolas avaitpassé la nuit du 14 au 15 à brûler des papiersdans un garni qu’il louait depuis plusieurs moissous un faux nom… (Ce garni n’était pas lepied-à-terre où Nicolas avait conduit Pierre etles papiers qu’il avait détruits n’étaient pointceux qu’il lui avait montrés. Sans doute avait-il voulu dépister la police, en détournant sonattention du lieu où se trouvaient cachés lesdocuments réellement importants dont il avaitcommis le soin à son beau-frère en casd’échec.)

— Vers les deux heures du matin – pour-suivait le ministre – le bruit d’un coup de feuavait mis en émoi les locataires de l’immeubleen question. On était accouru, on avait péné-tré, en en forçant la porte, dans la chambrequ’occupait Nicolas, et on l’avait trouvé gisantà terre dans une mare de sang. Le médecin, ap-pelé, n’avait pu que constater le décès. Cettemort avait produit en haut lieu d’autant plus

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mauvaise impression que Troubetskoï avaitformellement désigné le jeune Rumine commel’un de ses complices. Cependant, par égardpour Wladimir Wladimirovitch, Sa Majestél’empereur avait ordonné qu’on fît le silenceautour de cette affaire et que le secret de Nico-las fût enseveli avec lui.

— Et moi, prononça solennellement Wladi-mir Wladimirovitch, plus irrité que satisfait dece dénouement, je me refuse à considérer cetteaffaire comme classée. Je vais m’occuper defaire éclater au grand jour l’innocence de monfils, car il est innocent, j’en ai la conviction ab-solue. Il ne s’est pas suicidé. Il a été assassi-né. J’espère pouvoir vous en fournir prochaine-ment la preuve…

Ce fut au tour du ministre d’interroger desyeux son parent. Mais Wladimir Wladimiro-vitch n’en dit pas davantage.

L’entretien des deux hommes n’avait pasduré moins de deux heures. Au sortir de chez

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son cousin, Wladimir Wladimirovitch se fitconduire au domicile de Nicolas. Il s’efforça,durant le trajet, de mettre un peu d’ordre etde clarté dans ses idées et d’examiner la si-tuation avec sang-froid. En déclarant que lamort de son fils était due à un assassinat, levieillard était sincère. Pour lui, Nicolas était in-nocent. Il ne pouvait donc s’être suicidé, carson suicide eût été un aveu de culpabilité. S’ilne s’était pas suicidé, il fallait qu’il eût été as-sassiné – et assassiné par quelqu’un ou parordre de quelqu’un qui avait intérêt à le sup-primer. Ce quelqu’un, M. Rumine s’imaginait leconnaître : c’était Pierre Kamensky.

Voici comment Wladimir Wladimirovitchen arrivait à formuler cette monstrueuse ac-cusation. Il supposait tout d’abord que lachambre garnie où Nicolas avait trouvé la mortn’avait point été louée par lui, mais par PierreNicolaïévitch. Pierre Nicolaïévitch était affiliéau parti révolutionnaire, cela ne faisait pasl’ombre d’un doute pour M. Rumine. Wladimir

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Wladimirovitch tenait Pierre pour un déséqui-libré, capable de toutes les folies. Celle de ren-verser l’ordre établi pour y substituer l’anar-chie lui semblait rentrer parfaitement dans lecadre des idées du cadet des Kamensky. Ce quirenforçait encore M. Rumine dans cette opi-nion, c’est qu’il avait entendu Nelly s’étonnerdes singuliers discours tenus par Pierre dansle délire. Ne parlait-il pas de la prochaine li-bération des serfs et d’un événement formi-dable qui se préparait et qui allait consommerla ruine des méchants ? N’était-il pas de touteévidence qu’il faisait ainsi allusion à l’insur-rection qui avait éclaté ? C’était, sans doute,afin de la préparer avec ses complices qu’ilavait quitté Aloupka et qu’il était venu à Pé-tersbourg.

Quant à la présence de Nicolas, durant lanuit fatale, dans le pied-à-terre de son beau-frère, Wladimir Wladimirovitch se l’expliquaitde la manière suivante : Pierre se doutait sansdoute un peu que les propos qui lui étaient

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échappés dans le délire avaient mis Nicolas enpossession de son secret. En apprenant l’échecdu mouvement révolutionnaire qu’il avait or-ganisé, mais auquel la maladie l’avait empêchéde prendre une part active, la peur d’être dé-noncé par Nicolas s’était emparée de lui et luiavait inspiré le criminel désir de se débarrasserde son beau-frère. Pour y parvenir, il avait eurecours à la ruse. Prétextant l’impossibilité oùil était de quitter la chambre et d’aller en per-sonne à son domicile clandestin pour y dé-truire les papiers qu’il y avait déposés et dontla découverte lui eût été fatale, il avait suppliéNicolas de s’y rendre à sa place et Nicolas avaiteu l’imprudente générosité de satisfaire à cedésir. Il avait brûlé tout ce qui pouvait com-promettre Pierre, et tandis qu’il s’acquittait decette besogne, un inconnu – envoyé par Pierrelui-même – était venu l’assassiner. Qui était cetinconnu et par quels moyens le jeune Kamens-ky était-il parvenu à lui transmettre cesordres ? C’est ce que Wladimir Wladimirovitch

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se promettait de tirer au clair en arrachant àPierre des aveux complets.

Ce fut sous l’empire de ces réflexions et fortde ces hypothèses que M. Rumine entra dansla maison de son fils. Son valet de chambre,qui l’y avait précédé, avait annoncé son arri-vée. Mais ni Nelly ni Nadia ne se présentèrentpour l’accueillir. Affaiblie par de violentes at-taques de nerfs, Nelly gardait le lit. Quant àNadia, elle était sortie pour prier dans l’églisela plus proche et y faire dire une messe pour lerepos de l’âme de Nicolas.

Wladimir Wladimirovitch se dirigea réso-lument vers la chambre de Pierre et y entrasans heurter. La chambre était vide et il y ré-gnait cet ordre particulier aux pièces inoccu-pées. Wladimir Wladimirovitch sonna avecviolence et ordonna qu’on lui amenât Pierre.Le domestique, terrifié, lui apprit que le jeuneKamensky avait quitté la ville le matin mêmede l’insurrection.

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À cette nouvelle inattendue, Wladimir Wla-dimirovitch laissa échapper toute une bordéede jurons. Ce départ qui aurait dû, semble-t-il, lui démontrer l’inanité de ses soupçons, nefaisait que les renforcer. Il croyait reconnaîtredans la fuite précipitée de Pierre au moment dudanger ce même esprit de lâche poltronneriequi l’avait poussé à se débarrasser de Nicolas,comme d’un dénonciateur possible.

Ce fut, par malheur, à ce moment que sur-vint Nadia. En rentrant de l’église, elle avaitappris l’arrivée de son père, et elle accouraitmêler ses larmes aux siennes. La tendre pitiéqu’elle ressentait pour lui refoulait en elle touteterreur. Ne venait-il pas de perdre coup surcoup ses derniers fils ? Elle voulut se jeter dansses bras. Mais il la repoussa d’un geste hostile.Dans l’état d’exaspération où il était, la vue deNadia ne lui rappelait qu’une chose : elle étaitl’amie, la confidente de Pierre, de celui qu’il ac-cusait en son cœur du meurtre de son fils.

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— Tout doux ! tout doux, ma mie ! lui dit-il, et sa voix avait le terrible accent sarcastiquequi impressionnait toujours Nadia si pénible-ment. Avant de nous donner l’accolade, atten-dons un peu que je sache si, oui ou non, tu n’espoint de connivence avec l’assassin de Nico-las…

Un frisson parcourut Nadia à l’ouïe de cesparoles, pour elle incompréhensibles. Elle re-garda avec terreur Wladimir Wladimirovitch.La douleur lui avait-elle fait perdre la raison ?

— Hélas, mon père, dit-elle toute trem-blante. Nicolas n’a pas été assassiné.

— Non, vraiment ! Il s’est suicidé, n’est-cepas ? répliqua ironiquement Wladimir Wladi-mirovitch.

Et, tout aussitôt, pris de fureur :

— Ah ! scélérate ! s’écria-t-il. Je ne vois quetrop que tu lies partie avec son meurtrier ! Peute chaut que ton frère soit mort et que sa mé-

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moire soit déshonorée, pourvu que ton banditéchappe à la potence !

— Pardonnez-moi, mon père, je ne vouscomprends pas… De quel bandit parlez-vous ?

— Tu le demandes, comédienne ? Tu osesle demander ! Comme si tu ne le savais pas,toi, sa confidente, autant dire sa complice. Meprends-tu pour un imbécile ? T’imagines-tuque vos manèges m’avaient échappé, à Aloup-ka, et que je n’aie point surpris cette belle pro-messe de vous écrire que vous avez échangéeen vous séparant ? Un beau correspondant quetu avais là ! Je t’en fais tous mes compliments !

— Si c’est de Pierre que vous parlez, monpère… Hélas ! je n’y comprends plus rien. Voussemblez courroucé contre lui. Qu’a-t-il doncfait pour mériter votre colère ? De quoi lesoupçonnez-vous donc, mon père ?

Wladimir Wladimirovitch ne se contenaitplus :

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— Je le soupçonne d’être un scélérat, unmeurtrier, un régicide, l’un des instigateurs decette infâme insurrection pour l’organisationde laquelle il est accouru tout exprès d’Aloup-ka, bien qu’il ait pris soin, au moment de l’ac-tion, de s’en tenir à l’écart, afin de détournerl’attention. Voilà de quoi je le soupçonne ! Voi-là de quoi je l’accuse ! Voilà pourquoi je le dé-noncerai – car je le dénoncerai – et je me flatteque ma dénonciation lui vaudra la potence !

— Ah ! mon père, comme vous vous trom-pez ! Je vous jure que Pierre est absolumentétranger à tout cela…

— Oui-da. C’est peut-être le souci de sasanté qui l’a fait accourir ici cet automne et endécamper l’autre jour si prestement ?

Nadia s’efforçait de dominer sa crainte :

— Sa présence ici, mon père, et son départont une cause toute naturelle…

— Toute naturelle ! Malepeste ! La coquinetrouve tout naturel le projet qu’il avait d’ex-

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terminer son souverain ! Nous verrons si tu latrouveras aussi naturelle, la cravate qu’on valui nouer au cou, à ton bandit !

— Je vous supplie, mon père, de m’écouter.Pierre a quitté Aloupka uniquement parce quele comte Strélitzky lui avait refusé la main desa sœur et qu’il avait besoin de changer d’airpour se consoler. Et quant à son départ d’ici,c’est encore son amour qui en est cause. Il vou-lait revoir Sacha Strélitzky et c’est à Gorenekiqu’il est allé.

Mais Wladimir Wladimirovitch ne voulutpas se laisser démonter pour si peu :

— Quand on ment, ma mie, il convient d’ymettre un peu d’intelligence. Il faut que tu mesupposes bien benêt, vraiment, pour espérerme faire accroire que les déplacements de cemisogyne ont pour cause un cotillon ! La véri-té, c’est moi qui vais te la servir et sois sûre queje n’épargnerai rien pour la faire connaître dumonde entier : Pierre Nicolaïévitch Kamensky

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est venu ici prendre en main la direction dumouvement insurrectionnel qui avait pour butl’assassinat de la famille impériale et le bou-leversement de la Russie. Il a logé chez monfils, le compromettant par sa présence. Puis,étant tombé malade et craignant d’avoir, dansson délire, laissé échapper des propos qui ontpu donner l’éveil à Nicolas, il n’a pas hési-té, au moment de sa fuite, à l’attirer dans unguet-apens et à l’y faire lâchement assassiner,afin de se débarrasser d’un témoin compro-mettant, au cas où les événements prendraientune tournure contraire à ses prévisions.

— Ah ! mon père, il est innocent, s’écria Na-dia avec chaleur, de tout ce dont vous l’accu-sez, je vous le jure !

Wladimir Wladimirovitch était pâle derage :

— Toi ! je te défends de m’appeler tonpère : je te renie pour fille.

— Mon père !…

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— J’ai dit et n’en démordrai pas ! Si tu étaisvraiment ma fille, c’est le parti de ton frèreque tu prendrais et non celui de son meurtrier.Ton attitude dénaturée me prouve à l’évidencequ’il n’y a pas dans tes veines une seule gouttede mon sang. Va, dit-il en la poussant par lesépaules hors de la chambre, va le chercher, tonpère, dans la valetaille : c’est là, sans doute,que ta mère a pris ses amants, parmi mes co-chers et mes laquais. Pour moi, lorsque j’auraivengé Nicolas, il ne me restera qu’à me rema-rier pour faire souche d’enfants bien à moi !…

Le soir même, Wladimir Wladimirovitchpartait pour Goreneki, à la poursuite du cadetdes Kamensky.

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CHAPITRE SOIXANTE-CINQUIÈME

LE RETOUR DEWASSILI WASSILIÉVITCH

YERMOLOFFET LA LETTRE DE NICOLAS

Lorsqu’il sut que Pierre n’avait pas paru chez les Strélitzky, M. Rumine se crut joué et la salle retentit de ses clameurs irritées. Il s’ima-ginait que Nadia lui avait menti ; que, voyant Pierre en danger, elle n’avait pas hésité à re- courir à cet expédient pour l’éloigner, lui, Wla- dimir Wladimirovitch, afin de laisser à son amile temps de passer à l’étranger. Dans la colèrequ’il ressentait d’être tombé dans un piège aus- si grossier, il oubliait toute retenue et toute prudence et se soulageait en énumérant à tue- tête les multiples crimes dont il accusait Pierre.

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Parmi les personnes réunies autour deM. Rumine, il n’en était pas une à laquelle lecadet des Kamensky fût indifférent. Mais biencertainement, celle à qui il tenait le plus à cœurétait Rosa Ivanovna. Aussi, la colère blêmis-sait-elle son visage. Que n’eût-elle donné pourclore le bec à ce vieux bavard de WladimirWladimirovitch ? Bien plus, elle voyait fortbien que ses radotages intéressaient au plushaut point le gouverneur. Il s’était, en effet,rapproché de M. Rumine. De temps à autre, iljetait sur Strélitzky un rapide regard, pour ju-ger, sans doute, à son air, du crédit qu’il de-vait accorder aux accusations lancées contreson prisonnier par Wladimir Wladimirovitch.Le visage du comte Féodore restait impassible.Pour les jumeaux, ils témoignaient, jusqu’à l’in-solence, de leur satisfaction. Rosa Ivanovnaeût volontiers giflé Ocipe qui poussait l’impu-dence jusqu’à couler de son côté des regardsnarquois. Mais c’était contre Wladimir Wladi-mirovitch surtout qu’elle en avait. Elle n’osaitni l’interrompre, ni le contredire, sachant par

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expérience que c’eût été le moyen de le fairecrier plus fort ; elle lui souhaitait de tout soncœur une bonne petite apoplexie qui l’éten-drait raide mort sur le carreau. Le Ciel, décidé-ment, tardait à exaucer son vœu : Mme Yermo-loff en était à se demander s’il n’était point op-portun de simuler quelque évanouissement quidétournerait sur elle l’attention que WladimirWladimirovitch accaparait si désastreusement,lorsqu’un secours lui vint, des plus inattendus.Wassili Wassiliévitch fit irruption dans la salle,criant et gesticulant comme c’était sa manièrelorsqu’il était à moitié ivre ou fort intimidé, cequi était le cas en ce moment : il mourait depeur de reparaître devant Rosa Ivanovna qu’ilsupposait instruite par Strélitzky du change-ment de leur fortune.

— Ah ! mes bons amis, quelle joie ! criait-il,quelle joie de me retrouver enfin parmi vous.Mon absence prolongée a dû vous inquiéter ;mais vous m’excuserez, j’espère, quand voussaurez à quelle aventure je viens de me trouver

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mêlé. Figurez-vous que j’arrive tout droit dePétersbourg… Oui, mes bons amis, de Péters-bourg ! J’ai jugé nécessaire et urgent de m’yrendre pour informer les parents de Pierre Ka-mensky de l’incarcération de notre malheu-reux ami dans les prisons de Tver.

Au nom de Pierre, Wladimir Wladimiro-vitch avait bondi :

— Ah ! ce gredin est sous clef ?

Wassili s’aperçut enfin de la présence duvieillard :

— Ah ! vous êtes là, Wladimir Wladimiro-vitch ? Charmé de vous voir. On m’avait biendit, chez vous, que vous étiez en route pourGoreneki et que vous ne me précédiez que dequelques heures. Votre fille m’a chargé d’unmessage pour vous…

Et Yermoloff, à qui ce petit incident avaitfait momentanément oublier sa peur et quiavait repris son aisance naturelle, tira de sonportefeuille un pli qu’il tendit à M. Rumine. Ce-

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lui-ci le prit du bout des doigts d’un air dégoû-té et resta un instant à le considérer, commes’il hésitait entre l’envie de le déchirer sans lelire et la curiosité de prendre, à tout hasard,connaissance de son contenu, avant de le dé-truire. Ce fut à ce dernier parti qu’il se décida.Il l’ouvrit, avec un haussement d’épaules. Maisà peine y eut-il jeté les yeux qu’on le vit chan-ger de visage et, précipitamment, quitter lasalle… Strélitzky se disposait à le suivre. Il futhappé au passage par le gouverneur. Ce gou-verneur était un homme fort ambitieux qui nedormait plus depuis qu’il s’était avisé que l’af-faire Kamensky le pouvait mener à la fortunes’il la savait conduire avec habileté et selon lesintentions secrètes de Strélitzky. C’était pourles sonder qu’il questionnait le comte. Strélitz-ky se débarrassa de cet importun en lui pro-mettant de lui donner le soir même son opi-nion sur ce qui s’était passé. Il avait hâte derejoindre Wladimir Wladimirovitch. Il le trou-va dans le corridor, en train de lire la lettreenvoyée par Nadia. Strélitzky s’aperçut que la

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main qui tenait cette lettre tremblait violem-ment. Par discrétion, il se tint à l’écart. Tout àcoup, M. Rumine se retourna. Il regarda Stré-litzky comme s’il ne le voyait pas et Strélitzkycomprit à son air qu’il était sous le coup d’uneintense émotion :

— Wladimir Wladimirovitch… dit-il, s’ap-prochant aussitôt.

M. Rumine se passa lentement la main surle front. Puis, il esquissa une sorte de grimacequi voulait être un sourire et qui était pi-toyable, infiniment.

— Je vais vous conduire dans votrechambre, dit le comte.

M. Rumine fit un pas, puis s’arrêta et mit lamain sur le bras de Strélitzky. En vérité, il sem-blait vieilli de vingt ans.

— Comte, vous êtes mon ami, vous pouvezme donner un conseil.

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Sa voix s’altéra. Il dut faire effort pourcontinuer :

— À mon âge, il n’est point gai de constaterque ceux qui portent notre nom ne sont pas denotre sang. Et voilà ce qui m’arrive. Lisez ce-ci, Strélitzky, vous le pouvez sans indiscrétion :celui qui a écrit ces lignes n’est pas mon fils.

Le comte avait pris la lettre que lui tendaitM. Rumine. Par une vieille habitude, son re-gard alla tout d’abord à la signature. Il vit lenom de Nicolas. Il comprit que la lettre en-voyée par Nadia à son père était de Nicolas Ru-mine, de ce Nicolas que Wladimir Wladimiro-vitch prétendait, tout à l’heure, avoir été assas-siné par Kamensky et que, maintenant, il re-niait pour fils. Strélitzky la lut rapidement :

« Je te demande pardon, ma pauvre Nelly,de la grande peine que je vais te faire, que jet’aurai faite, à l’heure où tu liras ces lignes.Dans le premier moment, tu ne comprendras

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pas et tu te demanderas quel vent de folie abien pu me pousser à ce coup de désespoir. Tules entendras – ceux que j’ai combattus, sansréussir à les vaincre – tu les entendras direque je suis un criminel et que je préméditaisles pires attentats. Laisse-les dire. Mais ne lescrois pas. Ne crois qu’une chose : c’est que jen’ai jamais eu en vue que le salut de notre pa-trie.

» Mon crime, c’est d’avoir aimé la Russie.Mon crime, c’est d’avoir rêvé pour la nationrusse plus de liberté, plus de bonheur. Oui,Nelly, c’est l’amour de la Russie qui m’aconduit où je suis…

» J’ai trop souffert, vois-tu, dans mon en-fance. Il y avait en moi un besoin inné de jus-tice et, autour de moi, je ne voyais qu’injus-tices et que cruautés. Cela, tu peux et tu doisle comprendre, sachant dans quel milieu j’aiété élevé. Mais comprends-moi bien, Nelly, neva pas au delà de ma pensée : je n’accuse per-sonne. Ces épreuves m’ont été salutaires. Les

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souffrances morales que j’ai endurées dansmon enfance et surtout celles que j’ai vu endu-rer par les êtres que j’aimais le plus au mondeont fait naître en moi un impérieux besoin deporter secours aux opprimés.

» Parce que tu es femme, Nelly, et que tuappartiens à une classe privilégiée, tu ne saispas, tu ne soupçonnes même pas que, dansnotre malheureuse patrie, les opprimés sont lé-gion. Cela tient à nos mœurs, cela tient à nosinstitutions ; cela tient, en tout premier lieu, ànotre système de gouvernement. Notre empe-reur pourrait être le meilleur et le plus juste deshommes ; bien que sa volonté – pour ne pasdire son caprice – soit la loi, cet empereur om-nipotent ne peut rien ou, du moins, rien de du-rable pour soulager la misère de ses sujets. Et,d’abord, comment connaîtrait-il leurs besoins ?Entouré d’une camarilla qui a tout intérêt à luicacher la vérité, il est l’homme de tout l’em-pire le plus mal informé de ce qui s’y passe. Etmême si, par miracle, il avait connaissance des

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abus les plus criants et qu’il mît sa volonté à lesdétruire, comment ses ordres seraient-ils exé-cutés ? Enfin, à supposer encore qu’on secon-dât ses desseins et qu’il en résultât une notableamélioration du sort de ses sujets, son œuvrelui survivrait-elle ? Son successeur serait-il ani-mé du même esprit ?

» C’est en réfléchissant de la sorte que laconviction s’est, peu à peu, imposée à moiqu’on ne fondera jamais rien de solide, destable, de durable, aussi longtemps que la Rus-sie conservera le régime autocratique et qu’ilest, dès lors, absolument nécessaire, si l’onveut tirer la nation russe de la barbarie où elleest encore plongée, de substituer à cette auto-cratie des institutions représentatives.

» Mon crime, Nelly, c’est d’avoir consacréma vie à cette œuvre. Mon effort n’a pas abou-ti. Je ne saurais survivre à un pareil malheur.Ce qui me peine, à cette heure dernière, c’estde penser au tort que je t’ai fait en unissant tonsort au mien. Puisque j’avais voué ma vie au

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bonheur du peuple russe, je n’aurais point dûsonger à mon propre bonheur. Mais je t’aimais,Nelly, et, tu le sais, ma tendresse pour toi estrestée vive comme au premier jour. Les joiesque tu m’as données ont été les seules que j’aieconnues ici-bas. Merci et pardon, ma pauvreNelly. Tâche de comprendre et de me garder,malgré tout, un bon souvenir.

» Nicolas »

Si rapide qu’eût été sa lecture, Strélitzky nelaissa pas de faire la réflexion que le désir d’in-nocenter Pierre aux yeux de M. Rumine devaitêtre bien fort chez Nadia pour la décider à en-voyer à son père cette lettre écrite par Nico-las pour sa femme, et qui contenait des allu-sions à son enfance que le comte jugeait extrê-mement blessantes pour Wladimir Wladimiro-vitch. Tout de suite, il entrevit le parti que lui-même allait pouvoir tirer de cette preuve indé-niable de l’amour de Nadia pour Pierre. Mais

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le moment était mal choisi pour y attarder sapensée.

Le regard du comte alla à Wladimir Wladi-mirovitch. Le vieillard s’était laissé tomber surl’appui d’une fenêtre et semblait réfléchir pro-fondément.

— Ne restons pas ici ! dit Strélitzky.

Et il lui offrit son bras. Wladimir Wladimi-rovitch le prit et, docile, se laissa emmener.

Tandis qu’ils montaient l’escalier :

— Comte ! dit M. Rumine d’un ton sup-pliant, aidez-moi à sortir de cette impasse. Jesuis trop intéressé, voyez-vous, dans tout celapour y voir clair. Mille projets se présentent àma pensée, entre lesquels je ne sais plus choi-sir. Pour conjurer cette chose affreuse : voir marace mourir avec moi, je suis prêt à tout… J’aisongé à marier Nadia et à adopter son mari :leurs enfants porteraient mon nom et hérite-raient de ma fortune. J’ai même songé pourcela à votre frère Ocipe. Mais s’ils n’avaient

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pas d’enfants ?… Je songe aussi à me remariermoi-même et peut-être serait-ce encore là cequ’il y aurait de mieux à faire.

Ils étaient arrivés devant le cabinet de Stré-litzky. Le comte fit entrer Wladimir Wladimi-rovitch. Comme il en refermait la porte, sonoreille perçut dans l’escalier un frou-frousoyeux. Il revint sur ses pas et se pencha sur larampe : c’était Mme Yermoloff qui regagnait sachambre.

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CHAPITRE SOIXANTE-SIXIÈME

ROSA IVANOVNA CHERCHE PRO-TECTION CONTRE STRÉLITZKY

Rosa Ivanovna, qui avait souhaité avec tantde ferveur la mort de M. Rumine, eût été, àcette heure, dans la désolation si le Ciel avaitexaucé son vœu. Car, dans la détresse où lajetaient les événements, le vieillard lui appa-raissait tout à coup comme une sorte de sau-veur. Et, pour opérer cette révolution dans sesidées, il avait suffi de cette simple phrase pro-noncée par Wladimir Wladimirovitch et qui luiétait parvenue aux oreilles :

— Je songe aussi à me remarier…

« Ah ! il songe à se remarier ! » se disait Ro-sa Ivanovna, en rentrant dans sa chambre.

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Au lieu d’appeler sa femme de chambrepour l’aider à sa toilette de nuit, elle restaseule, assise dans un fauteuil, à réfléchir.

Elle-même avait besoin d’un mari. Et voilàce Wladimir Wladimirovitch qui cherchaitfemme ! N’était-ce pas la Providence qui le luienvoyait à Goreneki tout exprès pour servir sesdesseins ?

Rosa Ivanovna, qui passait à Aloupka pourune femme positive, nullement sentimentale,très intéressée et d’idées un peu extrava-gantes, avait ceci de particulier qu’elle joignaità un goût prononcé pour tout ce qui était stableet solide la prétention d’être une belle âme, parquoi elle entendait une âme uniquement acces-sible aux sentiments purs, nobles, désintéres-sés. Ces deux particularités – le goût du solideet du stable et le souci d’être une belle âme –avaient régi toute sa vie et donnaient l’explica-tion de toutes les apparentes contradictions deson être et de sa conduite.

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Lorsqu’elle voyait son existence assurée,Rosa Ivanovna pouvait se montrer charmanteet donner le spectacle de toutes les vertus ;mais se trouvait-elle en peine d’argent, elleétait prête, pour s’en procurer, à toutes lescompromissions. Elle se connaissait cette par-ticularité. Mais au lieu d’y voir la manifestationd’un esprit soucieux, elle s’en prenait à ceuxqui la mettaient dans la nécessité, disait-elle,« de vivre en contradiction avec elle-même ».Sa haine pour Strélitzky et son dédain pourYermoloff n’avaient, en somme, pas d’autrecause : tous deux lui apparaissaient commedes obstacles vivants placés sur son cheminpar un destin moqueur, pour l’empêcher devivre selon son idéal.

Jeune fille, quand elle était venue en Rus-sie, poussée par le désir d’y faire fortune parsa beauté, elle rêvait de s’élever dans la hiérar-chie sociale en se faisant épouser de l’hommeriche et titré qui allait infailliblement tomberamoureux d’elle ; et, une fois introduite dans le

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grand monde, de s’y imposer à l’admiration detous, à force de vertu.

Une femme noble, belle et vertueuse, unefemme heureuse et admirée, voilà ce qu’elle as-pirait à être. Et voilà ce qu’elle serait devenuesans la méchanceté de Strélitzky et la sottisede Yermoloff.

Rosa Ivanovna avait aimé Féodore, cethomme énigmatique, de toute la tendressedont son cœur était capable. Elle le pouvait,pensait-elle, sans déchoir. Ne réunissait-il pastous les avantages de fortune et de rang aux-quels elle estimait que sa beauté lui donnaitdroit ? Or, c’était lui qui n’avait pas voulud’elle. Quelle mortification pour l’âme or-gueilleuse de Rosa Ivanovna ! Et, non seule-ment il s’était refusé à l’élever jusqu’à lui, maisil avait encore mis tout en œuvre pour l’empê-cher d’épouser Yermoloff, sur lequel elle s’étaitrabattue par dépit tout autant que par calcul.Il avait fallu, pour que Wassili Wassiliévitch sedécidât à lui offrir son nom, qu’elle recourût à

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des moyens qui faisaient, en vérité, plus d’hon-neur à son esprit d’intrigues qu’à la vertuqu’elle se targuait de posséder à un si haut de-gré.

Cette période de sa vie avait laissé dansle cœur de Rosa Ivanovna tant d’amertume ettant de rancœur qu’elle eût voulu en bannir àtout jamais le souvenir de sa mémoire. C’estsur ses instances que, peu après leur mariage,Yermoloff avait quitté Pétersbourg pour sefixer en Crimée. Il semblait à Rosa Ivanovnaqu’en changeant de domicile, elle allait rompreavec un passé qu’elle abhorrait. Wassili Wassi-liévitch, par malheur, était là pour le lui rappe-ler, non qu’il y fît jamais la moindre allusion,mais ne savait-il pas, lui, ce qu’elle eût vouluque tout le monde ignorât ?

Grand, blond, très beau, avec des alluresnonchalantes et des façons caressantes qui lerendaient infiniment séduisant, Wassili Wassi-liévitch semblait fait pour plaire aux femmes.La sienne, pourtant, lui tenait rigueur. Sa myo-

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pie, sa crédulité, son optimisme portaient surles nerfs de Rosa Ivanovna. On eût dit qu’ellene pouvait lui pardonner d’avoir été sa dupe.Le fait est que – Rosa Ivanovna le sentait –Wassili Wassiliévitch la tenait en son for inté-rieur pour une intrigante, et que, seules, sa ti-midité et sa politesse l’empêchaient de le luicrier à la face. Toute l’attitude de Rosa Ivanov-na à l’égard de son mari s’inspirait de ce ju-gement qu’elle s’imaginait qu’il portait sur elle.Le pauvre Yermoloff n’en revenait pas de sevoir traiter si mal, lui qui s’était attiré l’inimi-tié de sa famille pour épouser cette créature,alors qu’il n’était pas le premier à l’avoir com-promise. Il en était à se demander si, en dor-mant, il n’avait point une fois, par hasard, re-proché à Rosa Ivanovna d’être une intrigante,tant elle mettait de conviction à lui imputercette accusation et d’ardeur à s’en disculper enproclamant à la face de tous son parfait dés-intéressement. Il fallait l’entendre raconter, àAloupka – où personne ne savait ses aventuresde jeunesse – comment elle était devenue la

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femme de Yermoloff. Elle l’avait épousé, disait-elle, afin de l’arracher à la vie de débauchequ’il menait. Mais l’entreprise s’était révéléeau-dessus de ses forces : loin de se corrigerde ses vices, Wassili Wassiliévitch n’avait faitqu’en contracter de nouveaux. Et, parce qu’elleétait elle-même de mœurs irréprochables etqu’elle ne perdait pas une occasion de mettreen relief ses hautes vertus, on la croyait surparole, et on la plaignait sincèrement d’avoirpour époux un ivrogne et un libertin.

Le pauvre Yermoloff était navré de la ré-putation qu’elle lui faisait. Aussi, lorsque Stré-litzky était venu se fixer à Aloupka – Strélitzkyqui, lui, savait la vérité ! – l’avait-il accueillicomme un sauveur. Enfin, sa faiblesse allaitpouvoir s’appuyer à cette force ! enfin, RosaIvanovna allait trouver à qui parler…

Prudemment, Rosa Ivanovna avait mis, dèslors, une sourdine à ses récriminations. Ellecraignait Strélitzky : Dieu ! que n’eût-elle don-né pour le pouvoir chasser de chez elle ! Mais il

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se gardait bien de lui en fournir le prétexte. Elleen disait par derrière tout le mal possible. Maistandis qu’elle s’évertuait à lui nuire dans l’es-prit des gens, elle voyait avec colère l’influencedu comte grandir dans sa propre maison : cen’était plus seulement son mari, c’était encoresa fille qui subissait l’ascendant de son enne-mi. Le jour où, sous la pression de la baronneTchernadieff, elle s’était vue contrainte d’ac-corder à Strélitzky la main d’Olga, Rosa Iva-novna avait cru irrémédiablement perdue pourelle la partie qu’elle jouait contre le comte Féo-dore. Certaine qu’elle ne trouverait plus désor-mais auprès de Yermoloff, devenu une marion-nette entre les mains de son gendre, cette sé-curité qu’elle avait toujours cherchée dans lavie et qui avait guidé son choix dans le ma-riage, elle s’était dit qu’il ne lui restait qu’unparti à prendre : abandonner Wassili Wassilié-vitch à son sort et recommencer sa vie ailleursavec un autre époux. Précisément alors,comme si le destin eût voulu lui offrir une re-

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vanche, le richissime lord Townshend s’étaittrouvé sur sa route.

Durant quelques jours, Rosa Ivanovna avaitconnu l’ivresse du triomphe. Déjà, elle sevoyait Lady Townshend, à la barbe de ses en-nemis confondus. Et, brusquement, cetriomphe tournait en défaite : lord Townshendpassait au rang d’étranger suspect ! Or, épou-ser un suspect, c’est fort peu tentant, en Rus-sie… Rosa Ivanovna, toute courageuse qu’elleétait, préférait ne point s’y risquer, d’autantplus qu’elle se sentait elle-même en fort mau-vaise posture. Sa tentative de vengeancecontre Strélitzky semblait se retourner contreelle : Pierre n’était-il pas déjà sous les verrous ?Mme Yermoloff ne se faisait pas d’illusions surles causes de son arrestation. Du moment quec’était dans les prisons de Tver qu’il était en-fermé, ce ne pouvait être que pour l’affaire deSacha et sur la dénonciation de Strélitzky.

Chose étrange, Rosa Ivanovna, qui pour-tant portait à Pierre une sincère affection, ne

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se faisait pas autrement de souci pour lui. Ellecomptait sur son tuteur, le prince Rastovtzoff,homme d’un crédit considérable, et sur sesnombreux parents pour le tirer d’affaire. C’étaitpour elle-même qu’elle tremblait. Si sa compli-cité avec Pierre était connue de Strélitzky, ellese trouverait à sa merci. Il était, il est vrai, songendre. Mais cette parenté ne paraissait pas àRosa Ivanovna une garantie suffisante pour lamettre à l’abri de la colère du comte. Aussi, àcette heure, n’avait-elle plus qu’une idée, qu’undésir : se dénicher au plus tôt un mari qui laprotégerait contre le ressentiment de FéodoreSerguiévitch. Et voilà que, précisément, la Pro-vidence lui envoyait Wladimir Wladimirovitch.Nul être au monde n’était mieux en état de luiporter secours que Wladimir Wladimirovitch.N’était-il pas l’ami de Strélitzky ? un hommeuniversellement respecté, pour la femme du-quel le comte Féodore serait tenu d’avoir tousles ménagements ?

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Rosa Ivanovna se promit d’entreprendre lesiège du vieux M. Rumine et de le mener ron-dement. Cette décision prise, elle se sentit sou-lagée et elle allait se mettre au lit lorsqu’elles’avisa soudain qu’elle n’avait point encore par-lé divorce à son mari. Il s’agissait pourtant qu’ilfût d’accord avec elle sur cette question si im-portante.

Sans plus tarder, Rosa Ivanovna s’emparad’un flambeau et, quittant sa chambre, se diri-gea résolument vers celle de Yermoloff.

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CHAPITRE SOIXANTE-SEPTIÈME

LE CONSENTEMENT DE WASSILIWASSILIÉVITCH

Wassili Wassiliévitch venait de poser sa têtesur l’oreiller et s’apprêtait à goûter un reposbien mérité après toute la peine qu’il s’étaitdonnée, lorsqu’un coup sec fut frappé à saporte, et presque aussitôt on essaya d’entrer ;mais le verrou était tiré à l’intérieur.

— Ouvre, c’est moi ! chuchota au dehors lavoix impérieuse de Rosa Ivanovna.

La première idée de Wassili Wassiliévitchfut de se fourrer sous les couvertures et de fairele sourd ; mais il n’osa pas la suivre. Docile,il s’en vint ouvrir à son imposante moitié, quis’installa commodément dans un fauteuil tan-

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dis que, craintif, il se coulait de nouveau entreses draps.

— Je ne vous félicite pas de votre tact !commença sèchement Mme Yermoloff. Tomberen trombe dans une société composée d’on nesait qui, et y raconter l’arrestation d’un ami !Faut-il avoir une dose prodigieuse de crétineriepour ne point comprendre qu’on lui peut faireainsi un tort irréparable ! Mais vous, WassiliWassiliévitch, vous ne comprenez jamais rien !Vous compromettez vos meilleurs amis, vousvendez votre fille, vous trafiquez de votrefemme…

— Moi, je… ! se récria Yermoloff, ouvranttout grands ses yeux bleus naïvement épou-vantés à l’ouïe d’une accusation aussi mons-trueuse.

Rosa Ivanovna tendit vers lui un doigt ac-cusateur :

— Oui, vous ! vous ! vous !… Et n’espérezpas, avec vos continuelles interruptions, me

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faire perdre le fil de mes idées. Je sais ce quej’ai à dire et je le dirai… J’ai à dire, WassiliWassiliévitch, que je suis décidée à me séparerde vous ! J’ai pu rester à votre foyer aussi long-temps que j’ai conservé l’espoir de vous voirvous corriger de vos vices. Mais cet espoir s’estévanoui. Vous vous dégradez chaque jour da-vantage. Quand je vous ai épousé, vous n’étiezque libertin. Vous êtes devenu un ivrogne. Etmaintenant il faut que je vous voie encore tom-ber en enfance ! Cette fois, vraiment, c’en esttrop ! Je ne saurais lier plus longtemps monsort à celui d’un homme assez insensé pourmettre – à quarante ans, et alors qu’il est pèrede famille ! – ses biens en viager…

— Permettez, ma chère Rosa, voulut expli-quer Yermoloff. C’est là une combinaison ex-trêmement avantageuse pour nous et je suissûr que…

Il s’arrêta en voyant qu’elle ne l’écoutait paset qu’elle continuait à discourir en élevant lavoix de façon à couvrir la sienne. Et, désespé-

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rant de s’en faire entendre, il prêta l’oreille à cequ’elle disait.

— Je vous quitte, Wassili Wassiliévitch,pour recommencer ma vie avec un époux plusà mon gré. Mais pour que je puisse me rema-rier, il est nécessaire, comme vous le savez,que le divorce soit prononcé en ma faveur, etc’est à quoi il faut que vous consentiez.

— Le divorce ! Mais je ne tiens pas du toutà divorcer ! clama Yermoloff.

— Eh bien ! moi, j’y tiens. Et, pour cettefois, Wassili Wassiliévitch, vous voudrez bien,s’il vous plaît, en passer par mes volontés.

« Ai-je jamais fait autre chose, toute mavie ? » pensait le pauvre Yermoloff.

— Vous allez agir en galant homme, commeM. Boutourline.

— Boutourline, un galant homme ?…

— Je crois bien ! Et intelligent, par dessusle marché. Il a parfaitement compris que, s’il

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s’obstinait à ne point céder sa femme au princeRastovtzoff, il s’exposerait à avoir des enfantsqui ne seraient pas les siens…

Wassili Wassiliévitch tressaillit de dégoût :

— C’est du propre !

— Un vieux dégoûtant comme vous devraits’abstenir de donner son avis en matière depropreté !

— Un vieux dégoûtant ! Ma chère Rose,vous exagérez ! protesta Wassili Wassiliévitch,dans un sursaut de timide révolte.

— Oui ! vous avez beau prendre vos airsscandalisés, c’est le mot qui vous convient.Vous n’êtes pas autre chose qu’un vieux dé-goûtant quand, pris de vin, vous titubez survos jambes, en empestant l’atmosphère. Tenez,vous tomberiez au milieu d’une troupe de can-nibales affamés, qu’ils ne vous feraient pasl’honneur de vous manger, quand vous êtesdans cet état, qui est – on peut le dire – votreétat habituel… Mais laissons cela. Revenons à

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nos moutons… ou plutôt à M. Boutourline. Jevous disais donc que vous ne pourriez mieuxfaire que d’imiter l’exemple de ce très galanthomme.

— Permettez, ma chère. Je ne vois aucunrapport entre le cas de M. Boutourline et lemien. Zénaïde Nicolaievna, comme vous le sa-vez, était la maîtresse du prince avant d’épou-ser Boutourline et ce mariage était de pureconvention. Tandis que vous, ma chère, en quichacun se plaît à reconnaître une épouse irré-prochable…

Mais Rosa Ivanovna l’interrompit, et, d’unevoix aigre :

— Croyez-vous, parce que je suis unefemme irréprochable – et je m’en vante ! – queje puisse vivre de l’air du temps ? Non ! Pourvivre, il faut de l’argent, et, du moment quevotre impéritie nous jette dans l’indigence, ilme faut aviser aux moyens de m’en procurer,sans compter sur vous. J’ai l’âme – Dieu mer-

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ci ! – trop fière pour imiter les nobles damesrusses et recourir à la générosité d’un amant.Il ne me reste donc qu’à me séparer de vouspour prendre un nouvel époux qui soit en étatde subvenir à mon entretien. J’espère, WassiliWassiliévitch, que, tout abruti que vous êtes,vous sentez cependant de quels motifs élevésje m’inspire en raisonnant de la sorte, et quevous ne pouvez que m’approuver hautement.

Rosa Ivanovna se tut un instant pour laissersans doute à son mari le temps de manifesterson approbation admirative. Comme il restaitsilencieux, elle questionna brusquement enhaussant la voix :

— Dormez-vous, Wassili Wassiliévitch, quevous ne dites rien ?

Elle quitta son fauteuil et, vivement, s’ap-procha du lit. Yermoloff, inquiet de cette pré-sence trop proche, se hâta de déclarer qu’il nedormait point.

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— Je veux le croire, reprit Rosa Ivanovna,puisque vous le dites. Mais pourquoi restez-vous ainsi sans souffler mot ? Est-ce que, parhasard, vous n’avez pas entendu ce que jeviens de dire ?

Yermoloff affirma avec beaucoup d’énergiequ’il n’avait pas perdu un seul mot du beau dis-cours qu’elle venait de prononcer.

— Eh bien ! puisque vous y avez prêté tantd’attention que cela, la politesse exige quevous y répondiez.

— Mon Dieu, ma chère, excusez-moi, maismes esprits sont un peu troublés. Du diable sije sais ce que dois répondre…

— Ce n’est pourtant pas difficile pour unhomme qui se pique d’être galant. Vous n’avezqu’à me dire qu’il n’y a rien à quoi vous nesoyez prêt pour m’être agréable et que vousêtes tout disposé, puisque j’y semble trouverdu plaisir, à en user vis-à-vis de moi comme

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Boutourline vient d’en user vis-à-vis de Zé-naïde Nicolaïevna.

— Heu ! fit Wassili Wassiliévitch.

— Que signifie ce « heu » ? J’aime les ré-ponses catégoriques, moi. Êtes-vous, oui ounon, disposé à imiter M. Boutourline ?

— Ma chère, vous me faites là une ques-tion… Laissez-moi donc un peu le temps d’yréfléchir…

— Oui, pour pouvoir vous concerter avecvotre Strélitzky ? cria Rosa Ivanovna. Commes’il avait quelque chose à voir là-dedans ! Etvous vous imaginez que je vais souffrir que cethomme se mêle de nos affaires ? Non ! Non !Et non ! C’est à nous deux que nous allonsarranger ça, mon cher Wassili Wassiliévitch,et tout de suite, ne vous en déplaise ! et parécrit encore, entendez-vous ? car, comme jevous connais, vous seriez bien capable, de-main, de nier tout ce que vous m’aurez promis

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aujourd’hui. Voyons, n’y a-t-il pas du papier,par ici ?

Et Mme Yermoloff, avisant sur une tabletout ce qu’il fallait pour écrire, se mit à griffon-ner. Yermoloff, très alarmé, ne soufflait mot.Au bout de quelques minutes, elle lui vint pré-senter un papier au bas duquel elle l’invita àmettre son nom.

Yermoloff, tout intimidé qu’il fût, jeta uncoup d’œil sur le texte. Voici ce qu’il lut :

« Moi, Wassili Wassiliévitch Yermoloff, in-digne époux d’une femme irréprochable, re-connais dans un moment de sincère repentir,l’avoir trompée à maintes et réitérées reprises,en commettant le péché d’adultère. En consé-quence de quoi, je ne saurais m’opposer à cequ’elle demande son divorce et à ce qu’il soitprononcé à mes dépens. »

Wassili Wassiliévitch resta un instant à segratter l’oreille avec la plume. Il se demandait

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s’il n’allait pas avoir l’audace de refuser sa si-gnature. Tout à coup, il vit Mme Yermoloff quise dirigeait vers son lit d’un air menaçant. Iltrembla qu’elle ne se livrât sur lui à quelquevoie de fait et ne provoquât quelque scandale.La peur le prit, et, lâchement, fatigué déjà de lalutte, il mit son nom au bas du texte qui consa-crait son indignité.

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CHAPITRE SOIXANTE-HUITIÈME

SACHA REÇOIT DES NOUVELLESDE PIERRE

Strélitzky s’imaginait que Pierre régnait en-core sur l’esprit de Sacha et c’était à cette in-fluence qu’il attribuait la résistance singulièrequ’elle opposait à son amour. En quoi il setrompait : la froideur de Sacha n’était que dudépit déguisé et n’avait pas d’autre cause quele grief qu’elle faisait au comte d’avoir portéun coup brutal à ses illusions, en détruisantsans pitié les châteaux en Espagne qu’elle édi-fiait si joyeusement durant son court séjour aucouvent. Si Strélitzky n’avait pas éloigné Sa-cha le jour même où son regard, pénétrant enelle, avait comme imprimé la signature d’unmaître en l’âme encore molle de la jeune fille ;

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s’il l’avait gardée auprès de lui, toute entouréede l’atmosphère de son amour et sans défensecontre l’emprise de sa volonté, il eût, sansdoute, aisément achevé sa conquête. Mais elleavait vécu une semaine entière loin de lui, li-vrée à elle-même dans une solitude propiceaux rêveries sentimentales, et Marfa, sa seulecompagne, lui répétait que Féodore l’avait prisen gré et qu’il serait désormais son protecteur.L’imagination de Sacha avait follement vaga-bondé. Troublée encore par ce qui s’était passéentre elle et lui, se rendant compte que, jamaisplus, leurs rapports ne pourraient redevenir cequ’ils avaient été, elle était comme grisée à lapensée d’avoir gagné un ami dans la personnedu tout-puissant Féodore. Et parce qu’elle leconnaissait mal au point de vue sentimental,n’ayant jamais été admise dans son intimité,elle suppléait à cette insuffisance en se le re-présentant à l’image de Pierre : c’était sous laforme de la compassion tendre et de la sympa-thie agissante, à quoi l’avait habituée son ami

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d’Aloupka, qu’elle se figurait l’affection de Stré-litzky.

À cette première erreur – car rien n’étaitplus étranger à la nature du comte que de com-patir aux souffrances d’autrui – venaient s’ajou-ter encore les espoirs qu’elle avait mis en lui.Sacha savait que toutes les conditions de sonexistence pouvaient être changées sur un motde Féodore. De là à imaginer que le destinlui réservait la plus éclatante des revanches,il n’y avait qu’un pas, et ce pas, Sacha l’avaitallègrement franchi ; seconde et fatale erreur,car Strélitzky avait en horreur ces boulever-sements, ces « révolutions de palais », commeil les appelait avec ironie, qui intervertissentl’ordre établi des choses.

Il lui avait annoncé qu’il la viendrait visiterdans son couvent. « Et si quelque chose laisseà désirer, tu me le diras ! » avait-il ajouté. À lavérité, il n’avait pas tenu sa promesse, et, du-rant les huit jours qu’elle y avait passés, il étaitresté invisible. Mais un beau matin, la Supé-

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rieure avait été avisée qu’une voiture viendrait,le soir même, chercher Sacha pour la ramenerau château. Et Sacha, à la fois joyeuse et toutintimidée, avait imaginé l’existence nouvellequi l’attendait à Goreneki, maintenant qu’elle yjouirait des faveurs de Féodore. Des tableauxconfus défilaient devant ses yeux : elle sevoyait installée dans l’appartement même deNatalie ; le comte venait passer auprès d’ellede longues heures ; elle lui racontait des épi-sodes de son passé, inconnus de lui. Et, à l’ouïedes souffrances qu’elle avait endurées, des hu-miliations qu’elle avait essuyées par la mé-chanceté de Natalie, il s’indignait contre cettedernière, ne parlant de rien de moins, dans sacolère, que de la chasser du château. Et c’étaitelle, Sacha, qui intercédait en faveur de sa per-sécutrice et qui le suppliait de la tolérer à Gore-neki, maintenant qu’elle n’y pouvait plus nuireà personne. Et Féodore, attendri, louait la bon-té, la générosité de Sacha. Et, à la trouver simagnanime, Natalie elle-même s’humanisait.

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Puériles imaginations ! Combien la réalitéen avait été différente ! Au lieu du retour triom-phal au château, en plein jour, à la face detous, c’était par une nuit noire qu’on l’y avaitramenée et elle n’y était point rentrée par lagrande porte. C’était par des couloirs inconnusd’elle, par des escaliers étroits et tournants,qu’on l’avait conduite à une chambre de cepremier étage mystérieux du vieux bâtimentqu’elle avait cru vide et abandonné ; et,comme, en proie à une indicible terreur, ellehésitait à en franchir le seuil, Féodore, sou-riant, avait paru devant elle :

— Sois la bienvenue, Sacha, dans ce qui se-ra désormais ta demeure ! lui avait-il dit, la bai-sant au front.

Et il l’avait introduite dans une vastechambre, somptueusement meublée à l’orien-tale, où un feu clair brillait dans la cheminée.

Il l’avait fait asseoir auprès du feu et, ayantlui-même pris place à son côté, tandis que

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Marfa versait le thé bouillant dans les verres decristal, penché vers Sacha, il lui avait dit :

— Je sais maintenant, Sacha, que je ne sau-rais être heureux sans toi. Sache-le – c’est unsecret que je te confie – je suis résolu à séparermon sort de celui d’Olga Wassilievna. Ce n’estpoint parce que je l’aimais que je l’ai épousée,mais par lassitude d’avoir à choisir entre descréatures qui m’étaient toutes pareillement in-différentes ; et maintenant que je t’aime, saprésence m’est insupportable. Lorsque je seraidélivré d’elle, je ferai de toi ma femme, Sacha,car notre parenté, bien que tu sois habituée àme considérer un peu comme un frère, n’estpoint telle qu’un mariage entre nous soit défen-du par l’Église. En attendant que mes projetspuissent se réaliser, tu vivras ici, près de moi,dans cet appartement, où les circonstancesm’obligent à tenir ta présence secrète.

Ainsi, dès le début, il définissait leur situa-tion respective, afin de prévenir les scrupulesqu’elle se pouvait faire. Et, tandis qu’il parlait,

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penché vers elle, elle sentait les effluves deson désir l’envelopper toute. Courbant la tête,tremblante, elle regardait sans les voir lesflammes danser dans l’âtre. Et lui, qui tenaitles yeux fixés sur elle, voyait une rougeur in-tense empourprer son fin visage, couvrir soncou frêle, envahir jusqu’à la nuque délicate oùfrissonnaient des cheveux fous. Il se méprit surla nature de cet émoi qu’il jugeait pareil à ce-lui qu’il avait provoqué, lorsqu’il était venu latrouver dans sa chambrette pour lui annoncerson départ du château. Il la crut émue d’amour,alors qu’elle défaillait presque sous le poids dudépit et de la honte.

Ainsi, voilà le sort que l’amour de Féodorelui avait préparé : la réclusion dans cet ap-partement secret ! Il la garderait là, tout prèsde lui, sa prisonnière, et n’en continuerait pasmoins à vivre, comme par le passé, dans l’inti-mité de Natalie et des jumeaux ! Sacha ne se-rait bonne qu’à charmer ses heures de loisir, enmarge de sa vie. Et, quand il serait las d’elle,

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comme, déjà, il était las d’Olga Wassilievna, illa rejetterait loin de lui, avant même de l’avoirélevée au rang d’épouse. Et dans l’appartementoù il l’installait, d’autres femmes, après elle, sesuccéderaient, sans doute ; et qui sait mêmesi d’aucunes ne l’y avaient point précédée ? Àcette supposition, Sacha avait senti tout sonsang lui monter du cœur au visage. Si ellel’avait osé, elle eût crié son indignation, donnélibre cours à son amertume. Mais Féodore l’in-timidait, la paralysait. Et maintenant qu’elleétait en sa présence, elle comprenait combienil était absurde d’avoir espéré que cet hommeautoritaire et altier daignerait s’abaisser jamaisà épouser ses rancunes, ses sympathies, seshaines, à se mettre à l’unisson de ses senti-ments. Lui parler de son passé, l’apitoyer surson enfance malheureuse, accuser Natalie decruauté, et s’imaginer qu’il allait la plaindre etla venger, quelle erreur ! Non ! ce qu’il voulait,c’était jouir de sa beauté, en secret. Et, sansdoute, dans son immense orgueil, ne pouvait-

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il concevoir qu’elle souhaitât un bonheur plusgrand que d’être aimée par lui, sans plus.

À voir s’évanouir les illusions qu’elle avaitcaressées, Sacha sentait un immense besoinde pleurer l’envahir. Mais elle retint courageu-sement les larmes prêtes à jaillir. Son visagemaintenant était livide. Et comme Strélitzky,surpris qu’elle ne lui répondît point, se pen-chait davantage encore, il lui vit les traits dur-cis dans cette expression qu’il qualifiait par de-vers lui d’inertie rétive. Il crut que c’était lesouvenir de Kamensky qui se dressait entreelle et lui, et il en conçut un mortel ressenti-ment contre le pauvre Pierre, dont il jura laperte.

Après un silence, ayant refoulé sa colèreau plus profond de lui-même, il dit d’une voixlente et comme assourdie :

— Ne crois pas que je veuille tecontraindre, Sacha. Non, tu n’as rien à craindrede moi. Je sais que tu m’aimes. J’attendrai que

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ta volonté soit d’accord avec ton cœur et quetu te donnes à moi librement.

Les jours avaient succédé aux jours et lemalentendu qui les séparait ne s’était point dis-sipé. Sacha s’obstinait à ne voir qu’un capricedans l’amour du comte, et Strélitzky persistaità imaginer en Pierre un rival. Aucun d’eux nefaisait jamais la moindre allusion à l’objet de sasecrète préoccupation et tous deux, dans leurfor intérieur, s’irritaient d’une situation faussequi ne pouvait se prolonger indéfiniment.

Strélitzky avait coutume d’aller chaque soirprendre le thé chez Sacha. Tout en le dégus-tant, il la mettait au courant de ce qui se pas-sait au château. Ses manières vis-à-vis d’elleétaient naturelles et affectueuses. Il semblaitne point remarquer l’attitude étrange de Sachaqui l’écoutait en silence, ne parlait que lors-qu’elle ne pouvait faire autrement, et évitait dele regarder. Quand il se retirait, il la baisait aufront et il la sentait frémir sous ce baiser.

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Ce jour-là, à l’heure même où Mme Yermo-loff extorquait à Wassili Wassiliévitch sonconsentement à leur divorce, le comte Féo-dore, après avoir quitté M. Rumine, entra chezSacha, avant de se rendre chez le gouverneur.

— Me voici enfin libre de me détendrequelques instants auprès de toi, lui dit-il. Tu nesaurais croire le plaisir que j’ai à prendre le théici. La journée a été assommante. D’abord, ily a eu ce gouverneur… Ensuite, Wassili Wassi-liévitch qui s’est enfin décidé à rentrer au ber-cail…

Et il s’étendit sur ces deux sujets. Puis, pardétour, il en vint au point où il voulait : à l’arri-vée de M. Rumine.

— Tu as sans doute deviné, dit-il, aux éclatsde sa voix, sa présence au château. À ce pro-pos, j’ai quelque chose à te dire, ma chère Sa-cha, qui te fera peut-être un peu de peine. Tute souviens de ce jeune Kamensky, notre voisind’Aloupka ? Vous aviez, ce me semble, de

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l’amitié l’un pour l’autre. Eh bien ! ce pauvregarçon est en prison. Wladimir Wladimirovitchl’accuse d’avoir assassiné son fils Nicolas.

Il se tut et le silence pesa, lourd, dans lapièce luxueusement meublée à l’orientale.Strélitzky buvait son thé à petites gorgées. Sa-cha ne faisait pas un mouvement. Et Strélitzkyse disait : « Si elle avance la main pour prendreson verre, je verrai sa main trembler. »

Il reprit négligemment :

— Cette accusation est idiote et Pierre Ni-colaïévitch n’aura pas de peine à se disculper.Je prévois que toute cette affaire finira parun mariage. Nadejda Wladimirovna aime Ka-mensky. Wladimir Wladimirovitch ne sauraittenir longtemps rigueur à son futur gendre.

Là-dessus, il parla d’autres choses.

Sacha continuait à garder le silence. Et cesilence irritait Strélitzky. Il voyait qu’elle souf-frait, et il lui en voulait, et de cette souffranceet de ce qu’elle ne la lui avouât point. Il de-

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vinait qu’elle aurait une crise de larmes tout àl’heure, quand il se serait retiré. Car, ce soir-là,il se retirerait plus tôt que de coutume. Il valaitmieux, dans son intérêt, qu’il la laissât à ses ré-flexions.

Au bout de quelques minutes, il se leva, eneffet. Il se pencha sur elle, qui restait assise enson immobilité, et, l’attirant un peu contre lui,la baisa au front comme tant de fois naguère,devant elle, il avait baisé Natalie. Et il lui dit dece même ton de tendre sollicitude qu’il avaitpour sa sœur :

— N’es-tu pas bien, Sacha ? Tu as l’airlasse. Je vais te laisser reposer.

Et il s’en fut, très satisfait de lui-même, maisplein de haine contre Pierre et décidé à le des-servir auprès du gouverneur.

Comme il l’avait prévu, Sacha, restée seule,éclata en sanglots. Sa douleur était si violenteque, une demi-heure plus tard, Marfa la trouvaqui pleurait encore. La veille femme savait à

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quoi s’en tenir sur la cause de son chagrin et nela questionna que pour la forme.

— Eh quoi ? lui dit-elle, récitant docilementla leçon que lui avait apprise le comte Féodore,c’est parce que Pierre Nicolaïévitch est en pri-son, qu’il en aime une autre et qu’il va l’épou-ser, que mon petit pigeon se désole de lasorte ? Ah ! si tu voulais être un peu raison-nable et te donner la peine de réfléchir, tu au-rais plutôt sujet d’en être satisfaite. S’il est enprison, il ne tardera pas à en sortir et voiscomme tout s’arrange au mieux pour toi : tuvoulais rester fidèle à ton ami et c’est lui quidevient infidèle. Ainsi, te voilà libre…

— Oh ! tais-toi, par pitié ! s’écria Sacha,dont les pleurs redoublèrent. Tu me fais mal !

— Ne vaut-il pas mieux souffrir un peu enapprenant la vérité plutôt que de te leurrer defausses espérances ?

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— Des espérances ! Il y a longtemps que jen’en ai plus ! Si tu pouvais lire en moi, tu ver-rais que je n’attends plus rien de la vie…

Mais Marfa l’interrompit :

— C’est en quoi tu as grand tort. Le comteFéodore t’aime, tu le sais…

— Oh ! Marfa, que tu es cruelle, sans t’endouter ! Pourquoi me dire cela ? Pourquoi metourmenter inutilement ? Tu prétends qu’il nefaut pas se leurrer de fausses espérances, ettu ne fais pas autre chose que d’en éveiller enmoi. Je ne veux rien savoir de Féodore ! En-tends-tu ? Je veux l’ignorer ! Dieu merci ! jesuis parvenue à son égard à une complète in-différence : je ne lui veux point de mal, je nelui veux point de bien. C’est grâce à cette bien-heureuse indifférence que je peux supporter lavie. Le jour où elle cesserait…

Laissant sa phrase inachevée et incapable,du reste, d’exprimer sa pensée, Sacha se jeta

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sur un sofa et, la tête enfouie dans les coussins,s’abandonna à nouveau à son désespoir.

Marfa, l’air mécontent, contemplait cecorps souple secoué de gros sanglots. Elles’imaginait que Sacha se désolait sur le sort dePierre, perdu pour elle. Combien elle se trom-pait ! C’était sur elle-même que Sacha pleurait.Depuis le jour maudit où le regard de Féodoreétait entré en elle, elle en était comme possé-dée. Lisait-elle ? brodait-elle ? Entre le livre oula broderie et ses yeux, c’était Féodore qui sedressait. Lui partout ! Lui toujours !

Sacha ne savait pas voir clair en elle. Sapensée était hostile à Féodore. Elle n’avait pasconfiance en lui. Il l’avait trop longtemps dé-daignée. Et puis, entre elle et lui, il y avaitNatalie. Sacha, à cette heure, haïssait Natalie,non point à cause du mal que Natalie lui avaitfait, mais à cause de la place privilégiée qu’elleoccupait dans le cœur de Féodore. De l’affec-tion qu’il lui portait, il avait donné et il donnaitchaque jour des preuves indéniables tandis que

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pour elle, Sacha, il n’avait – elle en était cer-taine – qu’un caprice passager. Et, de ce ca-price, elle ne voulait rien savoir. Comments’expliquer, avec de pareilles pensées, l’émoidélicieux où la mettait la présence du comte ?Sacha n’était pas loin de croire qu’il lui avait je-té un sort. Et, de toutes ses forces, elle s’appli-quait à lui résister. La volonté de rester fidèle àPierre la soutenait dans cette résistance. Maisvoilà que Pierre lui-même l’abandonnait ! Pourlutter contre l’emprise de Féodore, n’allait-elleplus avoir que son orgueil ?

— Oh ! je voudrais ne jamais plus le revoir !pensa-t-elle.

Mais, à l’instant même où elle formulait cevœu, l’image de Féodore se dessina dans sespensées ; et, tout aussitôt, comme par enchan-tement, son chagrin se fondit en une délicieuselangueur. Elle oubliait tout : et Pierre en prisonet ses propres terreurs. Elle ne voyait que Féo-dore, tel qu’elle l’avait vu tout à l’heure lors-qu’il l’avait, l’espace d’une seconde, attirée

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tout contre lui pour la baiser au front… Sacha,frémissante, croyait sentir ce baiser sur sonfront. Mais soudain le souvenir lui revint desgriefs qu’elle avait contre lui. Un sursaut de ré-volte contre elle-même la fit brusquement sedresser debout. Les joues en feu, les yeux étin-celants, elle jeta à Marfa, épouvantée, ces pa-roles incompréhensibles pour la vieille femme :

— Je ne veux pas des miettes de sa ten-dresse, entends-tu ? Son amour ? Je le re-pousse du pied !

Marfa, toute tremblante, leva ses mains auCiel. Dieu ! Que venait-elle d’entendre ? Était-ce du comte Féodore que parlait sur ce ton im-périeux et colère la douce petite Sacha ?

— Ah ! tais-toi, malheureuse ! s’écria-t-elle.Tu ne sais pas ce que tu dis ! Monsieur lecomte t’aime, c’est vrai. Mais son amour pour-rait bien se changer en haine à se voir ainsitraité. Et que deviendras-tu demain, s’il te

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hait ? Monsieur le comte est tout puissant ici,ne l’oublie pas, et il peut tout sur toi !

— Eh bien ! s’il est tout puissant, qu’il fassede moi ce qu’il veut ! Je suis prête à tout souf-frir, mais quant à répondre à son amour,non !…

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CHAPITRE SOIXANTE-NEUVIÈME

UN ÉCHEC DE ROSA IVANOVNA

Rosa Ivanovna s’était trop moquée des ma-nies de Wladimir Wladimirovitch pour ne pointles connaître. Elle savait que, sans jamais faired’exceptions, il se levait à cinq heures du matinet que, après avoir fait une toilette des plussommaires, il apparaissait dans la salle à man-ger pour y réclamer son déjeuner.

Elle fit en sorte, le lendemain, de s’y trouveravant lui.

Il ne s’attendait pas à la voir et manifestasa contrariété par un grognement qui semblaitl’envoyer à tous les diables. Mais Mme Yermo-loff n’était point femme à se laisser déconte-nancer pour si peu.

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— Quoi, Wladimir Wladimirovitch, c’estvous ? s’écria-t-elle, jouant l’étonnement. Déjàdebout ? Oh ! ces savants ! Faut-il avoir unesanté de fer pour supporter une pareille vie delabeur et garder un air éternellement jeune !…

Et Mme Yermoloff décochait à M. Rumineune œillade des plus admiratives.

Cette flatterie, tout exagérée qu’elle était,alla droit au cœur du vieillard. Il avait passéune assez bonne nuit. Réconforté par son en-tretien avec Strélitzky, il avait pu dormirquelques heures, ce qui ne lui était pas arrivédepuis longtemps. À son réveil, il avait pris larésolution d’écrire à l’empereur et de se confes-ser à lui comme à un prêtre. Il voulait queSa Majesté sût bien que la race des Ruminene comptait pas de traîtres. Les enfants, nésde l’« étrangère » dont il avait eu la sottise defaire sa femme, n’étaient pas de lui, mais il al-lait, dirait-il, se remarier afin de donner à SaMajesté, dans la personne de ses futurs fils, deloyaux sujets.

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Wladimir Wladimirovitch essayait de sepersuader lui-même qu’il était encore plein deforce et de santé ; et, de se l’entendre direspontanément par Rosa Ivanovna lui fut infini-ment agréable. Il serra, tout amadoué, la mainqu’elle lui tendait.

— Figurez-vous, Wladimir Wladimirovitch,lui dit-elle en riant – car elle sentait d’instinctque le meilleur moyen de faire sa conquête etde lui devenir indispensable était de le distraireen l’amusant – figurez-vous que j’ai rêvé devous, cette nuit. Oui, j’ai fait un rêve des plussinguliers…

Wladimir Wladimirovitch mordit à l’hame-çon :

— Et qu’y faisais-je, dans ce rêve ?

— Le croiriez-vous, Wladimir Wladimiro-vitch ? Vous me demandiez en mariage !

— Et vous, que répondiez-vous ?

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— Je répondais… Mais non… Ce ne sontpas des choses qu’on dit. Du reste, ce n’estqu’un rêve ! Cette nuit, j’étais veuve…

— Voilà, si l’on en croit le populaire, qui vaprolonger la vie à Wassili Wassiliévitch !…

— De tout mon cœur, je la lui souhaitelongue. Mais, pour moi, qu’il soit mort ou vi-vant, ce sera prochainement tout un.

— Ah ! ça, ma petite dame, s’étonna Wla-dimir Wladimirovitch, vous parlez un peu parénigmes. Que signifie cela ?

Rosa Ivanovna lança la nouvelle d’une voixdécidée :

— Cela signifie que je vais divorcer.

— Vous ? Divorcer !

— Comme je vous le dis. Cela vous sur-prend, Wladimir Wladimirovitch ! Vous mecroyiez heureuse avec Yermoloff, n’est-ce pas ?Eh bien ! non ; je m’efforçais seulement de leparaître, afin de ne point nuire à l’établisse-

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ment d’Olga. Mais maintenant que ma fille estmariée, je n’ai plus le courage de continuercette vie de mensonges. J’ai exposé la chose àmon mari et il a eu assez de bon sens pour re-connaître que l’existence que je mène auprèsde lui est immorale au premier chef, étant don-né ses habitudes de libertinage, et que j’ai par-faitement raison de le quitter.

— Ah ! Wassili Wassiliévitch a reconnu ce-la ?… s’enquit Wladimir Wladimirovitch, d’unton moqueur.

— Comme en fait foi l’attestation que voici.

Et Mme Yermoloff, tirant un papier de sonsein, le présenta fièrement à Wladimir Wladi-mirovitch.

Le vieillard ajusta ses lunettes sur son nezet se mit à lire la ridicule déclaration arrachéela veille au soir par Rosa Ivanovna à son mari.Il se gaudissait intérieurement, s’exagérant,par diversion à sa peine, l’intérêt qu’il prenaitaux minces histoires de Mme Yermoloff et la

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belle humeur qu’il en sentait. Pour s’entretenirdans cette illusion de gaîté où il voyait un té-moignage de sa verdeur, Wladimir Wladimiro-vitch s’excitait à moquer Rosa Ivanovna.

— Belle dame, dit-il, en la regardant grave-ment par-dessus ses lunettes, ce document n’aaucune valeur.

— Comment ? aucune valeur ! se récriaMme Yermoloff.

— Oui, il n’est pas olographe. Yermoloff n’afait que le signer. Des gens malintentionnéspourraient contester la validité de cette signa-ture… la supposer, par exemple, extorquée parviolence.

— Grand Dieu ! Je n’ai pas songé à cela !s’écria Mme Yermoloff.

Le père Rumine s’esclaffa de rire à cette naï-veté.

— Et qu’allez-vous devenir, une fois divor-cée ? questionna-t-il, brutalement. Vous ne me

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ferez pas croire, Rosa Ivanovna, que vous allezquitter Yermoloff sans lui avoir, au préalable,trouvé un successeur. Et quel est-il, cet heu-reux mortel ?

Rosa Ivanovna fut prise de court, mais ellese ressaisit promptement :

— Fi donc, Wladimir Wladimirovitch ! Pourqui me prenez-vous ? Vous ai-je jamais donnématière à suspecter ma vertu ?

— Tout doux, belle dame, tout doux ! Votrevertu – je ne le sais que trop pour l’avoir apprisà mes dépens – est inattaquable. Mais mor-bleu ! vous m’étonnez. C’est bien imprudent àvous, permettez-moi de vous le dire, de lâ-cher ainsi une situation qui a peut-être… di-sons quelques inconvénients… mais qui vousassure, en somme, beaucoup d’avantages. Etcela pour aller vous jeter, à l’aveuglette, dansl’inconnu.

Wladimir Wladimirovitch, maintenant,comprenait tout. C’était à lui qu’elle en voulait.

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Sinon, se serait-elle levée avant le jour pour seménager avec lui un entretien sans témoin ? Etce rêve, qu’elle prétendait avoir fait ?

Wladimir Wladimirovitch se sentait à la foisflatté et amusé de l’aventure.

Résolu à se payer jusqu’au bout la tête deMme Yermoloff, il dit brusquement :

— Revenons-en un peu, s’il vous plaît, àvotre rêve. Je suis fort curieux d’en connaîtrela fin. Racontez-moi donc, belle dame, la ré-ponse que vous avez donnée à la demande queje vous fis. Était-ce oui ? Était-ce non ?

— C’était un… oui ! murmura Mme Yermo-loff, les yeux pudiquement baissés sur son as-siette.

Et, le cœur battant, elle attendit ce qui allaitarriver. À sa grande mortification, il n’arrivarien du tout. Le vieux M. Rumine se mit à man-ger et de fort bon appétit.

Au bout d’un instant :

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— Parlons sérieusement ! dit-il. Vousm’avez honoré de votre confiance en me fai-sant part de vos projets de divorce. Je veuxvous rendre la pareille et vous confier à montour un dessein que j’ai formé. Je veux me re-marier. Me jugez-vous, Rosa Ivanovna, en as-sez bonne forme pour cela ?

Rosa Ivanovna poussa un soupir de soula-gement :

— Eh ! je crois bien ! Je voudrais bien voirla femme assez insensée pour dédaigner unhomme tel que vous !

— C’est ce que je me dis. Tout vieux queje suis, je vaux mille fois ces petits freluquetsdu diable. Donc, Rosa Ivanovna, ayant desseinde me marier, j’ai porté mon choix sur… (Iciil s’arrêta et regarda Mme Yermoloff avec lamême joie cruelle que prend le chat à joueravec la souris)… sur Sacha Strélitzky.

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Le coup était dur, mais Rosa Ivanovna eutassez d’empire sur elle-même pour ne pointlaisser paraître sa déception :

— Sur Sacha Strélitzky ?… Ah ! mon pauvreWladimir Wladimirovitch, pour l’amour deDieu, ne faites pas cela ! s’écria-t-elle. Vousvous en repentiriez. Cette infortunée Sacha !Certes, pour elle, ce serait un bonheur inespéréde devenir votre femme et je le lui souhaite detout mon cœur, mais pour vous !…

— Eh bien ! quoi, pour moi ? Elle a seizeans. Elle est en parfaite santé…

Rosa Ivanovna n’abandonnait pas la lutte :

— En parfaite santé, Sacha ? Non, non,c’est ce qui vous trompe. La malheureuse semeurt de consomption. Elle adorait Kamens-ky…

— Ce gredin !

— Et on les a séparés. Elle se languitd’amour contrarié.

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— Eh ! Mais voilà qui tombe fort bien !Ignorez-vous, par hasard, belle dame, que,contre la consomption, il n’est point demeilleur remède que le mariage ?

Et Wladimir Wladimirovitch regardait ironi-quement Mme Yermoloff.

« Méchant vieillard ! tu te moques de moi,pensa-t-elle. Si je te tiens jamais sous ma pan-toufle, je te revaudrai cela ! »

Et, incontinent, le père Rumine devint l’ob-jet de sa rancune haineuse, comme l’était déjàYermoloff et Strélitzky.

Cependant, elle ne renonçait pas, pour toutcela, à s’en faire épouser et elle ne laissait pasd’être fort en peine de ce qu’il allait faire. S’ilsollicitait la main de Sacha, Strélitzky seraitbien capable de la lui accorder. Rosa Ivanovnaen était à se demander s’il ne convenait pointde parler de ce couvent de mauvaise réputa-tion (selon elle) où Sacha était enfermée. Ellehésitait, redoutant que ces révélations ne tour-

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nassent à sa confusion. Avec ce vieux Rumine,était-on jamais sûr de rien ? Qui sait s’il ne luiprendrait pas fantaisie de vouloir contrôler sesdires ?

Wladimir Wladimirovitch, en se levant, luiépargna la peine de prendre une décision. Il luidit, en se frottant les mains :

— Belle dame, permettez-moi de me reti-rer. Grâce à vous, je viens de faire un excellentdéjeuner. Oui, ma parole ! voilà bien long-temps que je n’ai mangé d’aussi bon appétit.Votre conversation est charmante, et, n’étaitl’habitude invétérée que j’ai de me mettre autravail à sept heures précises, je m’attarderaisauprès de vous. Mais la science ne souffre pasde rivale. Belle dame, au revoir.

Là-dessus, il lui fit une profonde révérenceet se retira.

De rage, Rosa Ivanovna mit en pièces le finmouchoir de dentelles qu’elle tenait en main.

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Que n’eût-elle donné pour en pouvoir faire au-tant de Wladimir Wladimirovitch lui-même ?

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CHAPITRE SOIXANTE-DIXIÈME

WLADIMIR WLADIMIROVITCHS’HUMANISE

M. Rumine travailla jusqu’à dix heures.Après quoi, il se rendit chez Strélitzky et lui de-manda la main de Sacha. Strélitzky s’y atten-dait. Quelques mots lâchés la veille par Wla-dimir Wladimirovitch l’y avaient préparé et saréponse était prête. Persuadé que le vieillardn’en avait pas pour plus d’un an de vie, il esti-mait de bonne politique de ne point l’offenserpar un refus. Il lui déclara donc qu’il était toutdisposé à lui donner « sa sœur » si toutefois lui,Wladimir Wladimirovitch, voulait bien patien-ter un an encore, peut-être deux, afin de laisserà la santé de Sacha le temps de s’améliorer.

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— Elle est donc souffrante ? s’écria levieillard, alarmé.

Strélitzky eut une réponse évasive, propre àredoubler l’inquiétude de Wladimir Wladimiro-vitch, qui se retira tout pensif. Ainsi, Rosa Iva-novna ne lui avait point menti ? Sacha n’étaitpas en état de se marier. M. Rumine commen-çait à craindre que les Strélitzky ne fussentpoint aussi sains qu’il se l’était imaginé. Il son-geait à Natalie et au délabrement de sa santé.Il pensait aux jumeaux dont il jugeait la nervo-sité quasi-maladive. Certes, le comte Féodoreétait bien portant, lui ; et il avait toutes les ap-parences d’un homme parfaitement constitué.Mais il était l’aîné. Si les autres membres desa famille étaient débiles, n’était-il pas à redou-ter que Sacha, la dernière venue, ressemblâtà eux plutôt qu’à lui ? Ainsi raisonnait M. Ru-mine et il se sentait de moins en moins disposéà ce mariage. Sa pensée retournait maintenantà Mme Yermoloff. Ah ! celle-là était saine ! Vul-gaire, sans doute, mais combien amusante ! Et,

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à cette heure, M. Rumine croyait voir danscette vulgarité un effet de l’excellente santédont jouissait Rosa Ivanovna. Il la comparaitmentalement à sa défunte femme. Avec toutesa distinction, dont elle était si fière, cette pim-bêche d’Allemande n’avait su que le tromperet mettre au monde de misérables enfants. EtM. Rumine se rappelait maintenant que safemme avait en profond mépris Rosa Ivanov-na. Du coup, cette dernière lui devint tout à faitsympathique…

Cette fois, ce fut lui qui rechercha Mme Yer-moloff. Elle l’accueillit avec un certain air mé-lancolique dont elle avait étudié les effets de-vant son miroir.

— Qu’avez-vous donc ? questionna-t-il.Vous paraissez soucieuse.

— Je le suis, Wladimir Wladimirovitch. Jevais quitter Goreneki avec ma fille. Nous vou-drions retourner à Aloupka et Yermoloff a ven-

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du notre campagne. Je ne sais au monde oùnous irons.

— Venez chez moi.

— Parlez-vous sérieusement, WladimirWladimirovitch ?

— Très sérieusement.

— Mais qu’est-ce que le monde dira ?

— Il dira ce qu’il voudra. Je m’en moque.

Rosa Ivanovna ne perdit pas son sang-froid :

— Mais moi, je ne m’en moque pas. Dureste, j’y songe, le monde n’aura rien à y redire,du moment que votre fille habite avec vous etque j’aurai Olga avec moi. Ah ! Wladimir Wla-dimirovitch, combien je vous suis obligée ! Jene sais vraiment comment vous exprimer mareconnaissance…

On les surprit, ce jour-là, à maintes re-prises, se parlant à l’écart, à voix basse et d’un

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air de mystère, ce qui fit faire à Ocipe cette ré-flexion (il ne savait pas dire si vrai) :

— On pourrait croire que la mère Yermoloffse propose de changer de W-W ! d’échangerWassili Wassiliévitch contre Wladimir Wladi-mirovitch.

Le lendemain, qui était le 30 décembre,M. Rumine quitta Goreneki. Mme Yermoloff etsa fille ne devaient le suivre que quelques joursplus tard. Wassili Wassiliévitch, mis au courantde leurs projets, s’était empressé, dans sondésarroi, d’en faire part à Strélitzky, afin quele comte pût prendre les mesures qu’il jugeraitopportunes pour en empêcher l’exécution.Mais Strélitzky avait accueilli ces nouvellesavec un haussement d’épaules indifférent :« Eh bien ! qu’elles partent ! Le plus tôt serale mieux ! » semblait-il dire. Le fait est qu’ilavait de trop graves préoccupations person-nelles pour s’intéresser encore aux faits etgestes d’Olga et de sa mère. Si l’affaire de Ka-mensky tournait selon ses désirs, et même au

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delà, puisque les événements du 14 décembre,qu’il n’avait point prévus, étaient venus si àpropos lui fournir de nouvelles armes contreson rival, il s’en fallait bien qu’il trouvât dans safamille les mêmes sujets de satisfaction. L’étatde Natalie s’était si subitement et si singuliè-rement aggravé qu’on attendait le pire d’uneheure à l’autre. Et quant à Sacha, le comte Féo-dore s’irritait en secret chaque jour davantagede l’entêtement puéril qu’elle mettait à lui ré-sister, alors que, à n’en pas douter, il se savaitaimé d’elle.

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CHAPITRE SOIXANTE-ONZIÈME

LE SORT DE SACHA SE DÉCIDE

En déclarant à Wladimir Wladimirovitchque la santé de Sacha laissait à désirer, Stré-litzky ne croyait pas dire si vrai : la pauvre Sa-cha se ressentait cruellement des luttes qu’elleavait à soutenir contre elle-même et qui l’épui-saient.

Sacha était violente comme tous les Stré-litzky. Mais, chez elle, les instincts de la raceétaient restés longtemps assoupis. Pour les dé-chaîner, il avait fallu l’amour que le comte Féo-dore avait su lui inspirer, malgré elle. Et en-core, persistait-elle à le nier. C’était ce qui lasauvait du désespoir. Si elle se fût avoué àelle-même qu’elle aimait Féodore, dans l’étatd’énervement où elle était, elle se serait donné

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la mort plutôt que de souffrir de ne point ré-gner exclusivement sur son cœur.

Depuis deux jours, le comte n’avait pas pa-ru chez Sacha et elle avait passé deux nuits àse demander en pleurant pourquoi il se tenaitainsi éloigné d’elle. Elle savait Natalie à touteextrémité et elle se consumait de jalousie àpenser que c’était sans doute à son chevet qu’ilpassait tout son temps. C’était une des milletortures endurées par Sacha que de s’imaginerFéodore auprès de sa sœur. Ne point entendrece qu’ils se disaient, alors que c’était peut-êtreson sort à elle, Sacha, qu’ils débattaient entreeux, et cela à un moment où Féodore était sansdoute prêt à faire à sa sœur toutes les conces-sions, tous les sacrifices !

Le 1er janvier, dans l’après-midi, Natalierendit le dernier soupir. Le château s’emplitaussitôt de pleurs et de lamentations. Leséchos en parvinrent jusqu’à l’appartementmystérieux où Sacha était prisonnière. Elle de-vina la vérité.

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Marfa, déjà, avait couru se renseigner.

La vieille femme était fort inquiète. Elle quis’était tant réjouie de voir Sacha aimée ducomte Féodore, elle commençait à craindreque tout cela ne finît très mal. Elle connaissaitles Strélitzky. Elle les savait terribles en amour.Les drames qui s’étaient passés dans leur fa-mille n’avaient-ils pas toujours eu pour causeune femme ? Elle s’était, certes, bien gardée derépéter au comte les propos insensés échap-pés à Sacha dans son accès de désespoir. Maisl’attitude de la jeune fille n’était-elle pas, à elleseule, significative ? Le comte paraissait nepoint s’en offenser. Mais sa patience durerait-elle toujours ?

Demeurée seule, Sacha réfléchissait plustristement encore. Qu’allait-il advenir d’elle,maintenant ? Que ferait Strélitzky ? Il semblaità Sacha que c’était tout son avenir qui allait sedécider. Elle était triste, mais elle était calme,car sa résolution était prise. Si Féodore la sacri-fiait – comme elle le craignait – à la vengeance

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posthume de Natalie, elle s’y déroberait par lamort. Oui. Voilà où elle en était. Elle voulaitbien se plier – et même avec une joie secrète !– aux exigences de Strélitzky, mais non point àcelles ordonnées par Natalie.

L’entrée de Marfa vint brusquement la tirerde ces sombres pensées. La vieille semblaithors d’elle :

— Natalie Serguievna est morte ! cria-t-elle,et elle fit un grand signe de croix. Et toi, mal-heureuse enfant ! tu es arrivée à tes fins : tu asdétaché de toi le comte Féodore ! Il vient dedonner l’ordre qu’on te reconduise au couvent.

— Au couvent ? gémit Sacha, faiblement.

— Oui. Il vient de me le dire : « Préparetout. Sacha retourne au couvent, ce soir. Ettoi, tu l’accompagnes. » Il n’a pas même prisla peine de venir te l’annoncer lui-même. Ah !cette fois, c’est bien fini ! Je te l’avais dit quetu jouais un jeu dangereux. Un Strélitzky, c’estfier ! Cela ne supporte pas d’être dédaigné. Voi-

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là la récompense de tes grands airs : chasséedu château ! Toi, condamnée sans doute àprendre le voile ! et moi, à mon âge, entraînéedans ta disgrâce ! Ah ! fallait-il vivre pour voirun pareil désastre ? Songer que tu as eu le bon-heur à portée de ta main, et que tu n’as su quele repousser du pied !…

Sacha, depuis un moment, n’écoutait plus.Tout tournait autour d’elle. Son esprit fatiguéavait peine à penser : « Au couvent ! Il m’en-voie au couvent, se disait-elle. C’est la ven-geance de Natalie. Elle a compris que je mour-rai de ne plus le voir. »

Et, comme si cette seule perspective eûtsuffi pour lui porter un coup mortel, unbrouillard s’étendit devant ses yeux. Elle portala main à son cœur, poussa un cri et s’affaissalourdement. La vieille Marfa, épouvantée, ap-pela au secours. On accourut. Mais, en dépitdes soins qu’on lui prodiguait, Sacha restaitprivée de sentiment.

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— Il faut appeler le docteur Schwarzmann,dit quelqu’un.

Schwarzmann ignorait la présence de Sa-cha au château. Personne n’osait prendre laresponsabilité de l’en instruire de son proprechef. Il fallut bien recourir au comte Féodore.Lorsqu’il sut que Sacha était sans connais-sance, il abandonna tout pour courir à elle. Onl’avait couchée et elle reposait sur son lit, pluspâle que ne l’était Natalie. Il la crut morte, elleaussi, et un sauvage désespoir s’empara de lui,car il l’aimait plus que jamais. En donnant àMarfa l’ordre de tout préparer pour leur départ,il n’avait en vue que de sauver les apparences :il voulait faire réintégrer à Sacha son couvent,afin qu’elle en sortît quelques jours plus tardpour rentrer au château par la grande porte. Lavieille femme, dévorée d’inquiétude, avait don-né à cet ordre le sens d’un châtiment. Mais cetincident, tout regrettable qu’il fût, devait avoirpour lui les plus heureuses conséquences.

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Lorsque Sacha ouvrit les yeux, elle vit, pen-ché sur elle, le visage du comte Féodore, tortu-ré par l’angoisse. Ce spectacle lui fut indicible-ment doux.

— J’ai cru que tu allais me quitter, toi aus-si ! lui dit-il d’un ton de tendre reproche. Ah !Sacha, maintenant que je n’ai plus que toi…

La joie faillit à nouveau faire évanouir Sa-cha.

Elle n’en pouvait croire ses yeux et sesoreilles. Voir Féodore poser sur elle ce regardtendre ! L’entendre dire qu’il n’avait plusqu’elle, alors qu’elle avait cru le perdre à ja-mais…

— Féodore… balbutia-t-elle.

Des larmes lui vinrent aux yeux, maisc’étaient des larmes bien douces. Féodore l’ai-mait donc vraiment. Entre elle et lui, il n’yavait plus d’obstacle : Natalie n’était plus làpour les séparer…

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Comme, attentif à ce qu’elle disait, il sepenchait à lui frôler le visage, elle enlaça sou-dain de ses deux mains le cou du comte dansun irrésistible élan d’amour, et ses lèvres, pas-sionnément, cherchèrent les siennes.

Ce soir-là, le comte Féodore était seul dansson cabinet. Tout à l’heure, il avait vu s’éloi-gner le traîneau qui emmenait Sacha. Et dansquelques instants il irait prier, aux côtés de sesfrères, auprès du lit où reposait la dépouillemortelle de Natalie. Le comte Féodore étaitsincèrement affligé de cette mort. En perdantsa sœur, il perdait un cœur qui lui avait étépassionnément attaché. Mais de cette douleurmême lui naissait une joie qui la tempérait :Strélitzky se rendait compte, à cette heure, quele véritable obstacle entre Sacha et lui n’avaitpoint été Pierre, comme il l’avait supposé, maisNatalie.

Il venait d’en avoir la révélation en s’entre-tenant avec Sacha.

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— Olga Wassilievna va quitter Gorenekipour suivre sa mère à Aloupka, lui avait-il dit.Et nous aussi, Sacha, nous allons partir. Nousirons d’abord à Nice. J’ai là-bas une maison deplaisance où nous pourrons achever l’hiver, enfamille, comme à Aloupka. Après quoi, nousentreprendrons une croisière à bord de monyacht.

Sacha, soudain très rouge, avait demandéqui serait du voyage.

— Mais nous tous, toi, moi, les jumeaux,avait répondu Féodore.

— Et nos gens aussi ?

— Et nos gens aussi, naturellement.

— Tous ceux qui étaient avec nous à Aloup-ka ?

— Mais oui, je pense, avait-il répondu né-gligemment.

Sa curiosité était éveillée par ces singu-lières questions et il tenait à voir où elle en

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voulait venir. Elle était restée un instant silen-cieuse, très pâle maintenant, et visiblement enproie à une émotion extraordinaire. Puis, toutà coup, levant vers lui des yeux suppliants :

— Féodore ! Ne prenons pas Catineka !avait-elle imploré tout bas.

Et lui, feignant la surprise :

— Ne pas prendre Catineka ? Et pourquoi ?

La chose lui était parfaitement indifférenteen soi : et, certes, il n’eût pas insisté, s’il nes’était rendu compte, à l’émotion de Sacha,qu’il ne s’agissait point d’un simple caprice,mais que ce désir avait une raison profondequ’il aurait peut-être intérêt à connaître.

— Parce qu’elle me rappelle de trop vilainssouvenirs ! avait crié Sacha passionnément.Elle… et les autres aussi : Machka, Aniska, Po-lia. Elles ont été si méchantes pour moi, quandj’étais petite !

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C’étaient les femmes préférées de Nataliedont elle jetait les noms sur ce ton d’âpre res-sentiment. Pour en vouloir pareillement auxservantes, coupables seulement d’avoir exécu-té les ordres de leur maîtresse, de quelles ran-cœurs ne devait-elle point être animée àl’égard de cette dernière ? se demandait Stré-litzky, pensif.

Ainsi, c’était cela, songeait-il. Elle n’a ja-mais pris son parti des sévérités de Natalie.Elle n’a rien oublié, rien pardonné, en véritableStrélitzky qu’elle est ! Si on lui donnait carteblanche, ce serait bel et bien une révolution depalais qu’elle entreprendrait et ce serait la dis-grâce complète pour tous ceux qui ont servifidèlement Natalie. Et moi-même, comme ellea dû m’en vouloir de mon affection pour masœur ! Sans doute, la considérait-elle commeune trahison envers elle-même. Oui, ce griefqu’elle semblait avoir contre moi n’avait pasd’autre cause. Ce n’était point le souvenir deKamensky, mais uniquement l’affection que je

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gardais à Natalie qui, si longtemps, a tenu Sa-cha éloignée de moi. Eh bien ! j’aime mieux ce-la ! Mais je ne souffrirai point que la mémoirede Natalie ne soit pas honorée dans ma mai-son.

Et, attirant Sacha tout contre lui, il lui avaitdit, tendrement ironique :

— Je comprends. Ma Sacha, qui est deve-nue une charmante jeune fille, n’aime rien dece qui lui rappelle le temps où elle était uneméchante enfant, maussade et désobéis-sante…

— Moi ? une méchante enfant ?… avait ré-pété Sacha, des larmes pleins les yeux.

— Eh ! sans doute. Une petite fille qui nevoulait rien savoir des ordres qu’on lui donnaitpour son bien et qui n’en faisait qu’à sa tête…T’es-tu assez regimbée, lorsque nous te met-tions en garde contre ce jeune Kamensky, dontles pernicieux conseils t’égaraient ! Tu persis-tais à le voir, malgré nos défenses. Et moi-

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même – reprenait le comte en souriant – as-tu mis assez d’orgueil et d’entêtement à te dé-fendre contre ma tendresse ? Tu t’obstinais àvoir en nous tous des ennemis…

Strélitzky était particulièrement satisfait del’attitude qu’il avait prise en cette circonstanceet il était résolu à persister dans ce système.Oui, il le promettait, chaque fois que l’occasions’en présenterait, d’agir sur l’esprit de Sachasuaviter in modo, fortiter in re, de sorte qu’elle envînt à ne penser à Natalie qu’avec gratitude etrespect.

Complaisamment, la pensée du comte s’at-tarda à certaine confidence que Sacha lui avaitfaite avant de le quitter. Elle lui avait avouéque, s’il l’avait bannie de sa présence, elle étaitdécidée à se donner la mort. Le comte Féodoreavait accueilli cette révélation avec un secretplaisir. Dans l’amour violent, jaloux, exclusifque lui portait Sacha, il reconnaissait, avec unesorte d’attendrissement, le cœur même de sarace, ce cœur passionné, qui savait aimer jus-

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qu’au sacrifice, jusqu’au crime, jusqu’à en mou-rir.

Et il songeait aussi que Schwarzmann, lemédecin misogyne, lui avait dit en lui montrantSacha :

— Il ne faudrait pas beaucoup d’émotionsde ce genre, à cette enfant, pour la tuer.

Et son regard la disait condamnée.

— Sacha, tu vivras pour être heureuse etpour faire mon bonheur ! pensa Strélitzky,plein d’une orgueilleuse confiance en sonétoile.

Et, le front serein, il descendit pour la fu-nèbre veillée.

Trois jours plus tard eurent lieu, en grandepompe, les funérailles de Natalie. Le surlende-main, Rosa Ivanovna et sa fille quittaient Go-reneki. Le soir du même jour, Sacha rentrait auchâteau et le comte Féodore annonçait à sa fa-mille réunie qu’on allait partir enfin pour Nice.

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— Et toi, tu nous accompagnes, sansdoute ? ajouta-t-il en se tournant vers Yermo-loff, qui l’écoutait, l’air mélancolique.

— Eh ! mais certainement ! si tu veux biende moi, répondit le père d’Olga, tout rasséréné.

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CHAPITRE SOIXANTE-DOUZIÈME

DEUX ANS PLUS TARD

Par une radieuse matinée d’avril 1827, dansun hôtel de Genève, Nadia Rumine était oc-cupée à sa correspondance, lorsque sa femmede chambre vint lui présenter une lettre, en di-sant qu’on attendait une réponse. Nadia pâlitextrêmement en regardant l’adresse : elle re-connaissait l’écriture de Pierre. Elle se détour-na pour décacheter le pli, afin que la servantene s’aperçût point du tremblement de sa main.

« Ma chère Nadia, écrivait Pierre, je vou-drais vous voir, mais je n’ose, à cause de votrepère, me présenter à votre hôtel. Je passe tousles après-midi dans cette île charmante quis’élève au milieu du lac. Puis-je espérer que

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vous viendrez m’y rejoindre aujourd’hui, oudemain, ou tel autre jour qui sera à votreconvenance et qu’il vous plaira de me dési-gner ? Vous pouvez remettre en touteconfiance la réponse au porteur.

» À vous très affectueusement,

« Pierre »

Nadia écrivit ces seuls mots : « Je viendraiaujourd’hui à deux heures et demie. Nadia », etelle les fit remettre au porteur.

Restée seule, elle relut le billet de Pierre.La joie dilatait son cœur à savoir son ami enliberté ; car, depuis son arrestation à Tver endécembre 1825, le jeune Kamensky, contraire-ment à toutes les prévisions, avait été mainte-nu en prison.

« Le prince a donc réussi à le faire éva-der ! » se disait Nadia.

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Elle s’attendrit à songer qu’elle allait le re-voir après une si longue séparation ; puis, brus-quement, son front s’assombrit et des larmeslui vinrent aux yeux : elle pensait à tout cequi s’était passé dans l’intervalle et qui, sansdoute, allait faire l’objet de leur entretien.

Les événements du 14 décembre avaient eusur l’existence de Nadia les plus douloureusesrépercussions. Le jour où elle avait perdu Alio-cha, elle avait cru épuiser jusqu’à la lie lacoupe des douleurs ; mais, pour excessive quefût cette affliction, elle ne se pouvait comparerà l’agonie morale par où elle avait passé durantles journées terribles qui avaient suivi l’insur-rection : elle avait vu, en quelques heures,s’abattre sur elle toutes les calamités : Nicolassuicidé, Pierre en danger, les plus odieux soup-çons planant sur la tête de l’un et sur la mé-moire de l’autre. Et, pour comble d’infortune,un père, fou de douleur, qui allait, dans sonégarement, jusqu’à la renier.

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Nadia s’était trouvée sans forces pour sup-porter ce dernier coup. Elle avait eu, surl’heure, l’intuition que le geste irrité qu’avaiteu Wladimir Wladimirovitch pour la repousserloin de lui était l’expression d’une hostilité quine désarmerait plus. Et l’événement avait don-né raison à ce pressentiment. Lorsqu’elle étaitrentrée à Aloupka, où M. Rumine, en quittantGoreneki, l’avait sommée de le rejoindre, elleavait eu la surprise de trouver installées aufoyer paternel Mme Yermoloff et sa fille ; et, àla consternation de Nadia, l’épouse de Wassi-li Wassiliévitch s’arrogeait le droit de comman-der en maîtresse dans cet intérieur qui n’étaitpas le sien. Elle avait pris possession des clefs.C’était elle qui surveillait les rentrées d’argentet qui pourvoyait aux dépenses. L’intendantavait l’ordre de rendre ses comptes à elle, etnon plus à Nadia. Wladimir Wladimirovitchsemblait prendre plaisir à déposséder sa fillede toute autorité et il ne perdait pas une oc-casion de donner la préséance sur elle à RosaIvanovna.

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Nadia, à bout de courage, avait supplié sonpère de lui permettre de se retirer dans uncouvent comme dans le seul lieu où elle pûtdécemment se réfugier, mais Mme Yermoloffs’était violemment opposée à ce qu’il y consen-tît. Rosa Ivanovna redoutait les commentairesque le départ de la jeune fille ne manqueraitpas de provoquer et devinait qu’ils lui seraientdéfavorables. Elle n’avait déjà que trop à seplaindre de ses anciens amis d’Aloupka. Elleavait eu, en effet, l’amère déception de nepoint rencontrer en eux la sympathie compré-hensive sur laquelle elle comptait. Se prévalantdu cas de Mme Boutourline qu’elle persistait àtrouver pareil au sien, elle s’était imaginé debonne foi qu’on en userait vis-à-vis d’elle avecla même indulgence qu’envers cette dame.N’avait-elle pas pris, du reste, en s’installantchez Wladimir Wladimirovitch, toutes les pré-cautions pour sauver les apparences ? N’avait-elle pas amené sa fille avec elle, de façon queleur présence chez les Rumine pût tout natu-rellement s’expliquer par l’amitié d’Olga pour

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Nadia ? Or, en dépit de toutes ces précautionsle monde, qui jamais n’avait paru choqué de laconduite de Zina, persistait à lui donner tort, àelle, Rosa Ivanovna, et ne se gênait pas pourle lui faire sentir. Mme Yermoloff n’en revenaitpas de voir Zina elle-même – fraîchement di-vorcée et n’attendant que le délai légal obligépour convoler en secondes noces avec leprince Rastovtzoff, donner l’exemple de cettemuette désapprobation en s’abstenant rigou-reusement de mettre les pieds chez les Ru-mine, depuis que Rosa Ivanovna y était instal-lée.

Vexée, et ne se sentant plus à l’aise à Aloup-ka, Mme Yermoloff avait mis tout en œuvrepour décider M. Rumine à partir pour l’étran-ger. Mais Wladimir Wladimirovitch n’était pashomme à se laisser mener par le bout du nez.Il se plaisait à Aloupka et n’en voulait pas bou-ger. Sur ces entrefaites, il fut frappé d’une at-taque d’apoplexie dont il n’échappa que parmiracle et pour rester paralysé. Le premier mo-

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ment fut terrible pour Rosa Ivanovna. Elle sevoyait déjà chassée honteusement de chez lesRumine. Et où irait-elle, maintenant que tousses anciens amis se détournaient d’elle ? Maisson désarroi fut court. Habile à lire dans lescœurs, elle comprit tout de suite que la fille deWladimir Wladimirovitch, par respect pour sonpère, n’oserait rien changer à l’état de chosesétabli et voulu par lui, aussi longtemps qu’il au-rait un souffle de vie. Rosa Ivanovna avait toutintérêt à rester chez les Rumine. Il ne s’agissaitque de payer d’audace. Elle n’était point femmeà en manquer. Elle avait une manière de fairequi brisait chez Nadia toute velléité de résis-tance. C’était toujours en présence de Wladi-mir Wladimirovitch qu’elle donnait ses ordreset elle les donnait comme l’expression de la vo-lonté expresse de cet infirme qui ne pouvaitparler. Et son premier acte, en s’y prenant decette façon, fut d’entraîner à l’étranger M. Ru-mine et sa fille aux dépens desquels Olga etelle vivaient largement.

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Nadia avait éprouvé, à quitter la Russie,une grande tristesse. Les événements de dé-cembre avaient étroitement resserré les liensqui l’unissaient aux sœurs de Pierre et il lui encoûtait de se séparer d’elles. Nelly avait quittéSaint-Pétersbourg et vivait à Aloupka chez sasœur Zina, à la veille de devenir princesse Ras-tovtzoff. Toutes deux témoignaient à Nadia laplus vive tendresse.

Quant au prince-gouverneur Rastovtzoff, ils’était montré pour la fille de Wladimir Wladi-mirovitch d’une bonté dont elle lui gardait unereconnaissance émue. La voyant comme acca-blée sous le poids de la honte que lui inspi-rait la conduite de son père – car elle attribuaitl’arrestation de Pierre aux accusations portéescontre lui par M. Rumine – il lui avait confiden-tiellement avoué que, quant à lui, c’était Stré-litzky, et non point Wladimir Wladimirovitchqu’il considérait comme l’auteur des malheursde Pierre. Il en voyait la preuve, disait-il, dansle fait que le jeune Kamensky avait été arrêté

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alors qu’il se rendait à Goreneki pour y déli-vrer Sacha. Et ce qui le confirmait encore danscette manière de voir, c’était l’insuccès des dé-marches que lui-même, Rastovtzoff, avait ten-tées en faveur de son pupille. Ces échecs répé-tés prouvaient à l’évidence qu’un personnagetrès puissant en voulait à Pierre, et ce ne pou-vait être que Strélitzky. Le prince n’avait pointcaché à Nadia qu’il tenait l’influence occulte deStrélitzky pour si considérable qu’il jugeait in-utile d’essayer de sauver par les voies légalesquelqu’un dont le comte avait décidé la perte.Il était persuadé qu’on risquait de se compro-mettre à vouloir s’y obstiner, sans profit pourcelui qu’on tentait de secourir. Aussi était-ced’un autre côté qu’il avait dirigé son activité.Pierre avait été transféré dans le Monastère deSolovietz, sur la mer Blanche. Le prince s’y mé-nagea des intelligences et mit tout en œuvrepour l’en faire évader. Zina et Nadia étaient lesdeux seules personnes qu’il avait mises dans lesecret de cette entreprise. Mais Nadia n’avaitpoint encore été informée qu’elle eût abouti.

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Nadia fut tirée brusquement de ses ré-flexions par un coup léger frappé à la porte qui,presque aussitôt, s’ouvrit brusquement et livrapassage à la comtesse Olga Wassilievna, sou-riante et parée.

— Maman m’envoie vous dire, Nadia, devous préparer pour descendre à table d’hôteavec moi.

Nadia avait fait précipitamment disparaîtrela lettre de Pierre et s’était levée.

— Je regrette de ne pouvoir la satisfaire,Olga. Mais vous savez que je ne descends pas.Je tiens à prendre mes repas avec mon père,pour être sûre qu’il soit bien servi.

— Oui, je sais. Mais maman a décidé qu’ilen serait désormais autrement. Vous resterezauprès de votre père le soir, et elle lui tiendracompagnie à midi. Cela n’a pas l’air de vousplaire, Nadia. Ne froncez pas ainsi vos jolissourcils. Écoutez un bon conseil, ma chère :ne contrariez pas maman aujourd’hui. Elle est

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d’une humeur détestable. Elle vient de recevoirune lettre lui apprenant que le divorce va êtreprononcé à ses dépens. Il paraît qu’on a fouillédans ses affaires, pendant qu’on les transpor-tait d’Aloupka à Piotrovska et qu’on y a trouvédes lettres qui lui sont très préjudiciables. Ma-man prétend que c’est mon mari qui a mani-gancé tout cela. Elle dit que ces lettres ont étéfabriquées par lui et qu’il les a fourrées là pourlui nuire. Moi, je ne crois pas Féodore Serguié-vitch capable de fabriquer des fausses lettres,mais tout cela est fort ennuyeux pour maman,qui ne pourra plus se remarier. Elle est en trainde le raconter à votre père, mais je ne crois pasqu’il comprenne.

— Allons chez mon père ! dit Nadia.

Elles entrèrent dans une grande chambreoù, près de la fenêtre, dans un large fauteuil,était assis un vieillard en robe de chambre.C’était Wladimir Wladimirovitch, réduit par laparalysie à l’état de cadavre vivant.

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À côté de lui, toute pimpante dans sa toi-lette tapageuse, Mme Yermoloff, une lettre à lamain, trônait dans un fauteuil.

Tandis que Nadia, après avoir embrassé sonpère, s’attardait à arranger les couverturesdont on avait enveloppé ses jambes frileuses,Rosa Ivanovna, vivement, l’interpella :

— Olga vous a dit, Nadia, la dernière ca-naillerie de ce monstre de Strélitzky ? Il a fa-briqué des lettres abominables qu’il a cachéesdans mes affaires…

— C’est à dire que c’est vous, maman, quilui attribuez cette canaillerie, comme vousdites ! interrompit Olga. Le fait est qu’on atrouvé dans vos papiers des lettres d’un certainlord Townshend. Rien ne prouve que ce soit lecomte Féodore…

— Comment ? Rien ne prouve ? Es-tusotte ! Puisque je te dis que je n’ai jamais reçude lettres de lord Townshend, moi ! (Rosa Iva-novna ne reculait devant aucun mensonge.) Si

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on les a trouvées dans mes affaires, c’est qu’onles y a mises, et, pour les y mettre, il a fal-lu qu’on les fabrique de toutes pièces. Ce n’estpas ton père qui s’est amusé à ce jeu-là ; il estbien trop borné pour cela ! Ce ne peut être queStrélitzky. Cet homme a mis toute sa vie unacharnement inouï à me nuire. Je ne suis doncpas étonnée de cette nouvelle infamie. Ce quime surprend, c’est de te voir, Olga, prendreson parti.

— Mon Dieu ! maman, moi, je n’ai pas à meplaindre de Féodore Serguiévitch. Il se montretrès correct à mon égard. La pension qu’il m’al-loue m’est servie très régulièrement. Et il melaisse la plus grande liberté. Ainsi, j’ai tous lesavantages du mariage sans en avoir les incon-vénients.

— Ah ! tu es bien la fille de ton père ! s’irritaRosa Ivanovna. C’est la même sottise, la mêmeingratitude, aussi ! Parce que cet odieux Stré-litzky, pour mieux t’endormir dans une trom-peuse sécurité, affecte à ton égard la douceur

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d’un chat qui se garderait d’égratigner la sourisqu’il va croquer, te voilà à chanter seslouanges, sans plus songer à ta pauvre mèrequ’il a ruinée. Si je suis maintenant dans unétat d’absolu dénuement, à qui la faute, sinon àlui ? À quoi en serais-je réduite si je n’avais pascet excellent ami, Wladimir Wladimirovitch ?Oui, cher et bon ami, sans vous…

Elle s’interrompit pour tapoter tendrementles joues du vieillard qui restait comme insen-sible en son immobilité. Après un silence, ellereprit en s’adressant à Nadia et d’un ton fortimpérieux :

— Nadia, vous savez que tout à l’heure jevais déjeuner ici avec votre père ? Olga vousl’a dit ? Oui, je considère comme un privilègede veiller sur lui, et, ce privilège, je veux bienle partager avec vous, mais non point souffrirque vous en jouissiez seule. Ainsi, ma chère,c’est entendu : à midi, vous descendez à tabled’hôte avec Olga pendant que je reste ici ; lesoir, c’est vous qui restez et moi qui descends.

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Voyez comme cet arrangement plaît à votrepère : ses yeux rient.

Tournée vers Wladimir Wladimirovitch, elleajouta de cette voix caressante qu’on prendpour parler aux tout petits enfants :

— Oui, cher et bon ami, c’est moi qui auraitout à l’heure le grand plaisir de déjeuner avecvous. Ah ! quelle bonne petite dînette nous al-lons faire !…

Nadia sentait gronder en elle une sourderévolte. L’impudence de cette femme dépas-sait, en vérité, toute mesure ! Jusqu’à quandNadia allait-elle avoir à courber la tête sousson joug ? Elle brûlait de se regimber, mais ellen’osait pas. N’était-ce pas Wladimir Wladimi-rovitch qui avait installé Rosa Ivanovna à sonfoyer et qui l’avait investie de cette autoritéqu’elle exerçait si despotiquement ?

Refoulant sa colère, Nadia s’en fut dans sachambre. Elle y retrouva quelque calme, puis-qu’elle allait revoir Pierre.

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À deux heures un quart, Nadia quittait fur-tivement l’hôtel et gagnait l’île des Bergues.Pierre s’y trouvait déjà qui la guettait. Dès qu’ill’aperçut, il s’élança au-devant d’elle :

— Nadia ! Enfin !

Ils restèrent un instant silencieux, la maindans la main, étonnés et ravis de se retrouversi pareils à ce qu’ils étaient avant les vicissi-tudes qu’ils avaient traversées, et grisés de lajoie de se sentir l’un et l’autre frémissants de lamême soif de bonheur, alors qu’ils avaient cru,tous deux, n’avoir plus rien à espérer de la vie.

— Ah ! s’écria Pierre, sans se douter qu’ilexprimait aussi la pensée de Nadia, ce jour estle plus beau de ma vie ! Jamais encore, mêmeà l’heure où j’ai recouvré la liberté, je n’ai res-senti cette plénitude de bonheur que j’éprouveen cet instant où je vous retrouve, Nadia !

Nadia, toute rougissante, lui demanda parqui il avait su qu’elle était à Genève.

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— Par mon tuteur, le prince Rastovtzoff. Jel’ai vu à Londres où, selon ses instructions, jeme suis rendu directement au sortir de Solo-vietz.

— Pauvre Pierre ! Vous avez bien souffert !

— Oui, Nadia, j’ai souffert, mais maintenanttout cela est passé, grâce au prince et grâce àvous… Oui, Nadia, grâce à vous ! Le prince nem’a rien caché de l’intérêt que vous avez pris àmon sort et de la part que vous avez eue à malibération. Jamais je ne pourrai m’acquitter en-vers vous. Comme toujours, vous avez été monbon ange, Nadia.

— Que dites-vous, Pierre ? Me remercier,moi ? Alors que c’est moi qui devrais implorervotre pardon pour le tort que vous a fait monmalheureux père. Il ne faut pas lui en vouloir,Pierre. Il est si malade !

— Nadia, je plains de tout mon cœur Wla-dimir Wladimirovitch et je n’ai contre lui aucunressentiment. Pourquoi en aurais-je ? Je n’en

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ai nul sujet. Oui, je sais, il m’a accusé d’avoirassassiné votre frère Nicolas, mais cette ac-cusation était trop absurde pour qu’on en tîntcompte.

— Dieu soit loué ! Si vous saviez, Pierre,combien m’était douloureuse la pensée quevous souffriez par sa faute !

— Le prince Rastovtzoff m’a dit les tour-ments que vous vous faisiez à ce sujet et je suisbien aise de pouvoir vous rassurer, ma pauvreNadia. Écoutez-moi : ce qui causa mon arresta-tion, à Tver, ce fut une stupide lettre que j’en-voyai à Rosa Ivanovna en réponse à celle queje reçus d’elle à Pétersbourg, le jour même devotre arrivée de Nice, vous vous en souvenez,sans doute ?

Nadia fit signe que oui. Son visage s’étaitviolemment empourpré en entendant pronon-cer le nom de Mme Yermoloff. Mais Pierre, toutà son explication, ne s’aperçut point de cetterougeur soudaine.

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— Cette lettre fut interceptée, poursuivit-il,et l’on s’en servit contre moi. Je m’y déclaraisprêt à mettre le feu au couvent où Sacha étaitprisonnière s’il n’y avait pas moyen de la dé-livrer autrement. C’était une boutade, mais onfeignit de la prendre au sérieux. On m’arrêtadonc pour cela. Une fois sous les verrous, onentendait bien m’y garder. Sur ces entrefaites,éclata l’insurrection du 14 décembre et l’on es-saya aussitôt de m’arracher des aveux de com-plicité avec ses auteurs. Mais j’étais sur mesgardes. Du reste, qu’aurais-je pu dire ? Si j’étaisde cœur avec les révolutionnaires, parce queje voyais en eux de puissants alliés dans malutte contre Strélitzky, je n’étais point au cou-rant de leurs secrets. Voyant qu’on ne pouvaitme perdre de cette manière, on changea detactique. Ce fut à mes idées qu’on s’attaqua.On s’y prit avec beaucoup d’habileté et cettefois je tombai sottement dans les pièges qu’onme tendit. On me soumit à des interrogatoiresmultiples et interminables où l’on me retournatant et si bien sur le gril que je me laissai aller

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à dire mille choses que j’aurais dû taire. C’étaitfaire le jeu de mes ennemis : ces malencon-treux propos allaient leur servir de prétextepour me représenter comme une sorte de mé-créant en voie de sortir du giron de l’ortho-doxie. On m’envoya à Solovietz, disait-on, afinde m’y ramener, dans mon intérêt, à des idéesplus saines, mais en réalité, dans l’espoir queje ne résisterais pas au supplice d’un interne-ment prolongé. Ce qu’on voulait, j’en suis cer-tain, c’était ma mort ou la perte de ma raison.Oui, Nadia, on me voulait mort ou fou. Ne pou-vant me livrer au bourreau, on m’enfermait àSolovietz. Et, quand je dis on, vous savez qui jevise, Nadia ?

— Strélitzky ?

— Ah Nadia ! Strélitzky est un homme ter-rible. Il ne tue pas ses adversaires, il les faitmourir. Et la mort qu’il leur choisit est sour-noise et cruelle comme lui-même.

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— Pierre, vous m’effrayez ! dit Nadia, avecémotion. Vous êtes à peine libre et vos parolesrespirent la vengeance. Pierre, vous haïssezStrélitzky…

— Pauvre Nadia ! Vous tremblez de me voirrecommencer la lutte contre lui ? Vous êtescomme le prince. Mais vous vous trompez l’unet l’autre. J’ai pu m’acharner contre Strélitzkyaussi longtemps que je voyais en lui le persé-cuteur de Sacha ; mais du moment qu’elle ac-cepte ses hommages… Oui, Nadia, le princem’a tout dit. Je sais que Sacha est la maîtressede Strélitzky. Et, à vous, Nadia, je dirai plus en-core : je sais – si étrange que cela paraisse –qu’elle l’aime et que je ne suis plus pour ellequ’un objet d’effroi, pour ne pas dire de répul-sion. Nadia, j’ai revu Sacha…

Nadia n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous avez revu Sacha ?

— Comme je vous vois. À Londres, leprince, voulant me guérir de mon amour pour

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elle, m’a dit que Strélitzky avait réussi à s’enfaire aimer. Vous pensez bien, Nadia, que jen’en crus pas le premier mot. Si Sacha étaitréellement, comme me l’affirmait mon tuteur,la maîtresse du comte, c’était, pensais-je, queStrélitzky s’était imposé à elle et qu’elle étaitforcée de le subir. Si cette supposition s’étaitrévélée exacte, Strélitzky était un hommemort. J’étais décidé à l’abattre comme une bêteenragée, dût-il m’en coûter la vie. Un hasardm’avait appris qu’il se trouvait à Paris avecsa famille, à Paris, c’est-à-dire exposé à mescoups. Mais avant d’en arriver là, je voulaissavoir de la bouche même de Sacha ce qu’ilen était. Je m’arrêtai donc à Paris, en venantici. Je logeai à l’hôtel où étaient descendus lesStrélitzky : le comte, Sacha, les jumeaux. Je metins caché dans ma chambre et, une fois queSacha était seule – j’avais couvert d’or un gre-din de laquais pour me procurer cette occa-sion – j’entrai chez elle sans être annoncé. Jela vis. Elle était debout en pleine lumière. Jerestai un instant interdit. Était-ce vraiment Sa-

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cha que j’avais sous les yeux ? Oui, c’était elle,mais ce n’était plus ma Sacha d’Aloupka. Elleavait beaucoup grandi. Sa taille s’était dévelop-pée et sa toilette était combinée pour faire res-sortir tous ses avantages, de même que sa coif-fure pour rehausser la beauté de son visage.J’éprouvai un sentiment singulier, comme unedéception. Je l’aurais voulue moins belle etsurtout moins parée… Mais je n’eus pas letemps de m’attarder à ces réflexions. Ellem’avait aperçu. Oh ! le cri qu’elle poussa ! L’ef-froi qu’elle laissa paraître ! Elle se couvrit levisage de ses mains et, toute tremblante, seréfugia à reculons dans l’angle de la pièce leplus éloigné de moi. Je crus qu’elle me prenaitpour quelque apparition ou que c’était la hontequi l’accablait et, soucieux de la rassurer, jefis quelques pas de son côté, en lui parlantavec douceur. Mais elle : « Non, non, n’appro-chez pas ! n’approchez pas ! Allez-vous-en ! »criait-elle d’une voix déchirante, et, écartantles mains de son visage, elle les étendait de-vant elle comme pour me repousser. À ce mo-

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ment, quelqu’un gratta doucement à la porte.C’était le signal convenu avec mon coquin delaquais pour m’avertir que j’eusse à m’éloi-gner : il était, sans doute, effrayé des cris quepoussait Sacha. Elle crut que c’était Strélitzkyet, de toutes ses forces, elle se mit à appeler :« Fiodia, à moi ! Au secours, mon Fiodia ! »Cette fois, je m’arrêtai. J’étais pétrifié. Quoi !Du secours ? Je venais lui en apporter et c’étaitelle qui en requérait contre moi ! Et de qui,mon Dieu ? De celui-là même contre qui j’au-rais donné mon sang pour la protéger ! Ellel’appelait « son » Fiodia ! Je ne sais ce que jelui dis, ni quelles injures je lui jetai à la face.J’étais dans un état qui ne se peut décrire etqui dépasse toute imagination. La fureur, le dé-goût se disputaient mon âme. Je me sauvaide l’hôtel comme un insensé et j’errai par laville je ne sais combien de temps : je ne voyaisrien, je n’entendais rien ; toute mon attentionétait concentrée sur ce qui se passait en moi,là c’était la confusion, le désordre, le tumulte,le chaos ! Représentez-vous, Nadia, pour vous

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faire une faible idée de ce que je devais ressen-tir, ce que cette Sacha avait été pour moi pen-dant des années. Elle avait personnifié à mesyeux toutes les souffrances humaines. J’avaisdonné comme but à mes efforts de mettre dansson âme un peu de dignité, dans sa vie un peude bonheur. Elle avait été le centre de toutesmes pensées. Pour elle, je m’étais compromis.Pour elle, j’avais été jeté en prison. Pour elleencore, j’avais souffert martyre à Solovietz àme l’imaginer entre les mains de ses persécu-teurs… À peine libre, j’accourais en sauveur,en vengeur. Et voilà comme j’étais accueilli : lavictime appelait à l’aide contre moi son bour-reau ! Cette trahison de Sacha m’affectaitcomme si c’eût été la trahison du genre humaintout entier. Oui, Nadia, dans l’excès de mon in-dignation, j’étendais à toute la société la colèreet la rancœur qui remplissaient mon âme à voirainsi payer mes bienfaits de la plus noire in-gratitude. Je prenais les hommes en horreur, etle désir de les servir en dégoût. Je doutais detout, de la justice, de Dieu, de moi-même. Je

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me voyais jeté dans un monde pervers où l’onne pouvait se fier à personne. Je n’aspirais plusqu’à me retirer au fond des bois et à ne revoirde ma vie la face odieuse d’un mortel !… Cefut une crise d’une violence inouïe. Et pourtantje la supportai et j’en sortis même purifié. Etsavez-vous, Nadia, ce qui me soutint, je veuxpresque dire ce qui me sauva dans ce terriblemoment ? C’est le souvenir de quelques motsprononcés à Londres par mon tuteur lorsqueje le quittai : « Ah ! me dit-il, combien NadejdaWladimirovna va être heureuse de te revoir ! »Au milieu de ma détresse, Dieu me remit enmémoire cette petite phrase, et je ne sauraisvous dire, Nadia, quel réconfort je trouvai àévoquer l’amie dont le cœur m’était resté fi-dèle, l’amie qui serait heureuse de me revoir…

Tourné vers elle, il poursuivit tendrement :

— Nadia, je suis venu ici le cœur plein d’unespoir qu’il vous appartient de réaliser. Vousdevinez ce que je veux dire, n’est-ce pas, Na-dia ? Mais, avant de prononcer sur mon sort,

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il faut que vous sachiez bien que je ne vienspas à vous parce que Sacha m’a repoussé. Ilfaut me croire, Nadia, si je vous dis que moncœur se trompait en croyant l’aimer. Ce n’étaitpoint de l’amour, ce sentiment d’anxieuse sol-licitude que j’éprouvais pour elle. C’était de lapitié, la plus intense, la plus sincère pitié. Jeme sentais comme obligé à secourir cette en-fant si faible et si malheureuse. Et, à la rapiditéet à la profondeur de sa chute, dès qu’elle s’esttrouvée livrée à elle-même, vous pouvez juger,Nadia, combien ce secours lui était nécessaire.Car, et cela, je le proclamerai à la face du Ciel !l’amour honteux, presque incestueux, de Sachapour Féodore Serguiévitch – pour un hommemarié qui, aux yeux de tout le monde, passepour son frère ! – est la preuve la plus éclatantede l’avilissement où l’oppression des Strélitzkyl’a réduite et d’où je l’avais momentanément ti-rée. Mais assez parlé d’elle. Il est une chose en-core qu’il faut que vous sachiez, Nadia. Je nesuis plus le même homme que vous avez connuà Aloupka. Les vicissitudes de ma vie de pri-

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son m’ont forcé à réfléchir à beaucoup de ques-tions que mon esprit n’avait qu’effleurées. Unchangement radical s’est fait dans mes idées.Les abus de pouvoir dont j’ai été victime ontéveillé en moi le désir de les combattre. Nadia,je veux vivre pour continuer l’œuvre de Nico-las. Je ne sais quel jugement vous portez surlui…

Les yeux de Nadia s’étaient remplis delarmes en entendant le nom de Nicolas :

— Hélas ! dit-elle, je le connaissais si mal,mon pauvre frère Nicolas ! Si vous saviez,Pierre, combien je me fais de reproches à sonsujet ! Il parlait si peu. Et moi, je respectais saréserve, je n’osais le questionner… Ah ! j’au-rais dû me rapprocher de lui, essayer de gagnersa confiance, faire en sorte qu’il m’ouvrît soncœur. Jamais il ne m’a fait part de ses idées.Je les ai connues seulement par la lettre qu’ilécrivit à Nelly avant de se donner la mort. J’aide cette lettre une copie qui ne me quitte pas.Chaque jour je la relis.

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— L’avez-vous sur vous ? dit Pierre vive-ment. Montrez-la moi.

Elle la lui remit. Tandis qu’il la lisait, ellel’observait à la dérobée. Jamais il ne lui avaitparu plus beau. Dans son visage d’un ovaleparfait, ses yeux superbes étincelaient d’un feusombre. Il y avait dans le port de sa tête etdans toute son attitude quelque chose d’éner-gique et de fier qui ravissait Nadia parce qu’elley reconnaissait ce qu’une femme admire leplus chez l’homme : l’empreinte d’un carac-tère.

Cependant, Pierre avait achevé sa lecture :

— Cette lettre, dit-il gravement en la ren-dant à Nadia, cette lettre est l’expression par-faite de mes nouvelles convictions. Moi aussi,je crois qu’on ne fondera jamais rien de solideet de durable aussi longtemps que la Russieconservera le régime autocratique. L’erreur deNicolas et des Décembristes a été de croire lanation russe déjà mûre pour des institutions re-

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présentatives. Elle ne l’était point. Il lui man-quait une préparation qu’ils ne lui ont pas don-née et à laquelle je veux travailler. C’est votrefrère lui-même qui m’a indiqué ma voie…

Et, comme Nadia le regardait, l’air interro-gateur, il lui répéta en quelques mots l’entre-tien qu’il avait eu avec Nicolas dans ce que cedernier appelait son repaire de conspirateur.

— C’était la veille de ce sinistre 14 dé-cembre, expliqua-t-il. Je ne me trouvais pas àla maison lorsque vous êtes arrivée de Nice,vous en souvenez-vous, Nadia ? Nicolasm’avait emmené pour me montrer l’endroit oùil cachait ses documents précieux. Il me confiala mission d’en prendre soin s’il venait à suc-comber au cours des événements du lende-main…

— Ces documents, vous ne les trouverezplus, Pierre. La police les a découverts et s’enest emparée.

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— Qu’importe, Nadia ? La pensée qui lesanimait subsiste, et j’en veux être l’interprète.Maintenant, Nadia, vous pouvez prononcer surmon sort en connaissance de cause. Quandj’étais enfant, vous m’approuviez, je le sais,quand je partais en guerre contre ceux qui fai-saient le mal. Don Quichotte ne vous paraissaitpoint si ridicule ! Maintenant que, à l’instarde Nicolas, je veux vouer ma vie à défendrela plus noble des causes, me donnerez-vousencore raison, Nadia ? Aurez-vous le couraged’unir votre sort au mien ?

Les beaux yeux de Nadia étaient pleins delarmes délicieuses :

— Pierre, je vous ai toujours aimé. Mais jeme dois à mon père. Aussi longtemps qu’il au-ra besoin de moi, je ne puis le quitter.

— J’attendrai, Nadia ! Et, pour m’adoucirles rigueurs de l’attente, vous me permettrezbien de vous voir ? Quand pourrai-je me pré-senter à votre hôtel ?

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Nadia resta un instant rêveuse :

— Je crois, Pierre, qu’il serait plus raison-nable que nous ne nous voyions pas jusqu’àce que les circonstances nous soient plus pro-pices. Il y a une chose que vous me paraissezignorer et qu’il faut que vous sachiez :Mme Yermoloff et sa fille voyagent avec nous.Mon père a été terriblement éprouvé par lamort d’Aliocha et par celle de Nicolas. La dou-leur lui a fait faire des choses infiniment regret-tables et Mme Yermoloff, qui s’est séparée deson mari, a su s’imposer à lui…

— Ah ! pauvre Nadia ! je vous plains.

Cette compassion fut douce à Nadia. Elle selaissa aller à dire la triste vie qu’elle avait entreson père, paralysé, et Rosa Ivanovna, si despo-tiquement autoritaire et qu’elle n’osait chasser.

— Je n’aime pas cette femme, Pierre, dit-elle, et il me serait pénible de vous voir en pré-sence. Elle vous traiterait en ami et je le sup-

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porterais mal. Elle ne sait pas que vous êtes ici.J’aimerais mieux qu’elle continuât à l’ignorer.

— Ainsi, c’est mon éloignement que vousexigez ? Soit. J’obéirai, Nadia, et je quitteraiGenève. Mais vous me laisserez la liberté devous écrire… et de vous revoir, une fois en-core… une seule fois, pour vous faire mesadieux ?

— Oui, demain, ici et à la même heure…

Elle lui tendait la main. Il la prit et la tintserrée dans la sienne. Ils se regardaient tendre-ment, et une envie montait en eux de se jeterdans les bras l’un de l’autre. Mais ils n’osaientpas. La douce pression de leurs doigts enlacésdisait seule l’ardeur amoureuse dont ils étaientmutuellement animés.

Quelques mois plus tard, M. Rumine mou-rut.

Sur le conseil du prince Rastovtzoff, Nadiarentra en Russie pour y réaliser ses biens. Na-

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dia émancipa ses serfs, leur distribua une par-tie de ses terres, vendit le reste et plaça àl’étranger les fonds provenant de cette vente.Puis, après avoir assisté au mariage du princeRastovtzoff et de Zina, elle gagna l’Angleterreoù Pierre s’était installé : ils s’épousèrent peuaprès.

Pierre Kamensky est devenu un écrivaindistingué et un polémiste redouté. Sa maisonest le lieu de rendez-vous – et souvent l’asile –de ceux, de plus en plus nombreux, que chassede Russie le dur despotisme de l’empereur Ni-colas Pavlovitch. Pierre groupe autour de luiles mécontents et s’en fait souvent de précieuxcollaborateurs pour le journal qu’il a fondé etqui, introduit clandestinement en Russie, y voitchaque jour augmenter le nombre de ses lec-teurs. Inlassablement, il y dénonce les abus de

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l’administration et du pouvoir avec une préci-sion de détails qui le montre parfaitement ren-seigné sur ce qui se passe dans l’immense em-pire. Ce métier de redresseur de torts est tropconforme à son caractère pour qu’il n’y excellepoint. Mais c’est à la lutte contre le servageque Pierre Kamensky consacre le meilleur deson temps et de ses forces. En 1861, il a eu lajoie d’en voir proclamer l’abolition et il a pu sedire avec une légitime fierté que le mérite decette réforme revenait pour une grande part àla campagne qu’il a si courageusement menéecontre cette vétuste institution.

Quant aux Strélitzky, après avoir longtempsvoyagé, ils sont revenus se fixer dans leur terrepatrimoniale de Goreneki au cours de l’année1830. Dans l’intervalle, le comte Féodore avaitobtenu l’annulation de son mariage avec OlgaWasilievna et il s’était activement occupé àconstituer un état civil à Sacha, afin qu’il n’eûtpoint l’air, en l’épousant, de faire une mésal-liance. Du descendant dégénéré d’une noble

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famille russe, il réussit à acheter l’adoption deSacha, de sorte que, le jour où il la conduisità l’autel, il était censé épouser la princesseAlexandra Krapotkine. Il en eut deux fils etune fille. Jamais la famille des Strélitzky n’a étéplus unie. La nouvelle comtesse s’entend par-faitement avec ses demi-frères Ocipe et Wolo-dia et elle adore son mari. Tout ce que dit Stré-litzky est pour elle l’Évangile et c’est par lesyeux du comte qu’elle voit son propre passé.Elle s’est peu à peu laissé convaincre que Nata-lie ne lui voulait que du bien en l’élevant avecsévérité et que c’est grâce à cette éducation sé-vère que la petite fille intraitable qu’elle étaits’est transformée en la jeune fille charmante,puis en la femme accomplie qu’elle est deve-nue et pour laquelle le comte Féodore ne ta-rit pas d’éloges. Pour donner à son mari un té-moignage ostensible de la reconnaissance dontelle est tardivement pénétrée à l’égard de cettesœur que de pernicieux conseils lui ont faitméconnaître de son vivant, elle a désiré queleur fille portât le nom de Natalie… Quant à

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l’auteur lui-même de ces pernicieux conseils,Pierre Nicolaïevitch Kamensky, Sacha n’ypense jamais qu’avec horreur et son front secouvre de la rougeur de la honte chaque foisqu’il lui arrive – et c’est le plus rarement pos-sible – d’évoquer quelque souvenir du tempsoù ils étaient amis.

À ceux qui seraient curieux de savoir cequ’il advint des Yermoloff, nous apprendronsqu’ils vivent en famille à Pétersbourg commenaguère à Aloupka. C’est l’héritage de la ba-ronne Tchernadieff qui a opéré le miracle derapprocher ces époux désunis. La baronne, quiest morte vers la fin de l’année 1828, a laissétous ses biens à son neveu Wassili Vassilie-vitch. En apprenant le changement subit sur-venu dans la fortune de son père, Olga, qui vi-vait avec sa mère à l’étranger, s’est empresséede venir s’installer chez lui à Pétersbourg. Etcomment empêcher Rosa Ivanovna de rendrevisite à sa fille ? Une fois introduite dans la

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place, cette femme énergique a su s’y main-tenir. C’est ainsi que le pauvre Yermoloff qui,avant son héritage, menait joyeuse vie dansla capitale avec de très petites rentes, s’y re-trouve, maintenant qu’il est riche, courbé ànouveau comme à Aloupka sous le joug de safille et de son ex-femme, plus que jamais auto-ritaire et drapée dans sa vertu.

FIN

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mai 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sylvie, Monique, Alain C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé d’après : Is-sakoff, Alexandre, Passion pour passion, LesStrélitzky, Genève, Kundig, s.d. [1949]. La pho-

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to de première page, Icône russe, a été prise parLaura Barr-Wells en mars 2020.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-

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sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 Ce suffixe, qui termine en russe de si nom-breux prénoms, signifie « fils de » ou « fille de ».Ainsi : Alexandrovitch signifie « fils d’Alexandre » ;Wassilievna, « fille de Wassily », etc.

2 Comme son nom l’indique, le Corps desPages est destiné non seulement à former les futursofficiers, mais à fournir encore les Pages de laChambre pour le service personnel des membres dela famille impériale. Les élèves de la classe spé-ciale du corps affectés à ce service sont répartis au-près de ces augustes personnages d’après le rangqu’ils occupent dans leur classe, le premier élèvedevenant le page de l’empereur, et les suivants res-pectivement ceux de l’impératrice, des grandes-du-chesses et des grands-ducs.

3 En Russie, on ne donne le titre de comtessequ’à la femme ou à la veuve d’un comte, non pointà ses filles.

4 Cette mort n’était, paraît-il, qu’une simula-tion.

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Table des matières

PRÉFACEPREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER OLGA ETSACHACHAPITRE DEUXIÈME OÙ ILEST QUESTION DU DÉPART DEPIERRECHAPITRE TROISIÈME OCIPEÀ L’ŒUVRECHAPITRE QUATRIÈME LESPROJETS D’AVENIR D’OLGAYERMOLOFFCHAPITRE CINQUIÈME OLGAPROTECTRICE DE SACHACHAPITRE SIXIÈME L’ANGEGARDIEN HUMILIÉCHAPITRE SEPTIÈME LA MÈREDE SACHA

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CHAPITRE HUITIÈME LE RÉ-CIT DE M. DES ESSARTSCHAPITRE NEUVIÈME SUITEDU RÉCIT DE M. DES ESSARTSCHAPITRE DIXIÈME LESÉPOUX YERMOLOFF NE SONTPAS D’ACCORDCHAPITRE ONZIÈME OLGA AUNE IDÉE LUMINEUSECHAPITRE DOUZIÈME VISITEÀ SACHACHAPITRE TREIZIÈME PETITINTERMÈDE FAMILIALCHAPITRE QUATORZIÈME UNENTRETIEN CONFIDENTIELCHAPITRE QUINZIÈME LEPARDON DU COMTE FÉODORECHAPITRE SEIZIÈME MICHELET PIERRECHAPITRE DIX-SEPTIÈME MI-

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CHEL ET SACHACHAPITRE DIX-HUITIÈME OL-GA S’INTRODUIT DANS LAPLACECHAPITRE DIX-NEUVIÈME OL-GA GAGNE UNE ALLIÉECHAPITRE VINGTIÈME PIERRENE VEUT PLUS PARTIRCHAPITRE VINGT-ET-UNIÈMELE DÎNER CHEZ LES YERMO-LOFFCHAPITRE VINGT-DEUXIÈMELE REFUS DE FÉODORECHAPITRE VINGT-TROISIÈMEOLGA GARDE BON ESPOIRCHAPITRE VINGT-QUATRIÈMEFIANÇAILLES D’OLGACHAPITRE VINGT-CINQUIÈMEJOIE ET COLÈRE DE NATALIECHAPITRE VINGT-SIXIÈME

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PIERRE ÉCRIT À SACHACHAPITRE VINGT-SEPTIÈMEPIERRE REÇOIT UNE LETTREDU COMTECHAPITRE VINGT-HUITIÈMESACHA SERA-T-ELLE LIBÉRÉE

DEUXIÈME PARTIE CHEZ LES RU-MINE NADIA

CHAPITRE VINGT-NEUVIÈMELES RANCUNES DE WLADIMIRWLADIMIROVITCHCHAPITRE TRENTIÈME LE SA-CRIFICE D’ALIOCHACHAPITRE TRENTE-ET-UNIÈME NADEJDA WLADIMI-ROVNACHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME UN AVERTISSE-MENT D’ALIOCHACHAPITRE TRENTE-TROI-

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SIÈME PIERRE ET NADIATROISIÈME PARTIE

CHAPITRE TRENTE-QUA-TRIÈME LES TERREURS DE NA-TALIECHAPITRE TRENTE-CIN-QUIÈME UNE LETTRE DE WAS-SILI WASSILIÉVITCH YERMO-LOFFCHAPITRE TRENTE-SIXIÈMELE COMTE FÉODORECHAPITRE TRENTE-SEPTIÈMELE COMTE FÉODORE (suite)CHAPITRE TRENTE-HUITIÈMELE COMTE FÉODORE (suite)CHAPITRE TRENTE-NEU-VIÈME FÉODORE PROTÈGESACHACHAPITRE QUARANTIÈME LESINTRIGUES DE DENISE

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CHAPITRE QUARANTE-ET-UNIÈME OCIPE POLICIERCHAPITRE QUARANTE-DEUXIÈME SACHA L’ÉCHAPPEBELLECHAPITRE QUARANTE-TROI-SIÈME L’HUMILIATIOND’OCIPECHAPITRE QUARANTE-QUA-TRIÈME OCIPE TRIOMPHANTCHAPITRE QUARANTE-CIN-QUIÈME UNE PROMENADEQUI FINIT MALCHAPITRE QUARANTE-SIXIÈME SINISTRES PRÉPARA-TIFS DE NATALIECHAPITRE QUARANTE-SEP-TIÈME LE RETOUR DU COMTEFÉODORECHAPITRE QUARANTE-HUI-

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TIÈME DEUX HEURES PLUSTARDCHAPITRE QUARANTE-NEU-VIÈME OLGA INTIMIDÉECHAPITRE CINQUANTIÈME LEDÉLIRE DE NATALIECHAPITRE CINQUANTE-ET-UNIÈME LES RÉFLEXIONS DUCOMTE FÉODORECHAPITRE CINQUANTE-DEUXIÈME OLGA APPELLE SAMÈRE AU SECOURSCHAPITRE CINQUANTE-TROI-SIÈME LE COMTE FÉODOREAUPRÈS DE SACHA

QUATRIÈME PARTIECHAPITRE CINQUANTE-QUA-TRIÈME L’EMPEREUR ESTMORT, VIVE L’EMPEREUR !CHAPITRE CINQUANTE-CIN-

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QUIÈME LES INQUIÉTUDES DEPIERRECHAPITRE CINQUANTE-SIXIÈME DANS LE REPAIRED’UN CONSPIRATEURCHAPITRE CINQUANTE-SEP-TIÈME NELLY DANS L’EMBAR-RASCHAPITRE CINQUANTE-HUI-TIÈME LA LETTRE DE ROSAIVANOVNACHAPITRE CINQUANTE-NEU-VIÈME LE DÉPART DE PIERRECHAPITRE SOIXANTIÈMEL’ARRIVÉE DES YERMOLOFF ÀGORENEKICHAPITRE SOIXANTE-ET-UNIÈME ROSA IVANOVNAÉCRIT À PIERRECHAPITRE SOIXANTE-

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DEUXIÈME DEUX ENNEMISFACE À FACECHAPITRE SOIXANTE-TROI-SIÈME LES SOUCIS DE ROSAIVANOVNACHAPITRE SOIXANTE-QUA-TRIÈME WLADIMIR WLADIMI-ROVITCH RUMINECHAPITRE SOIXANTE-CIN-QUIÈME LE RETOUR DE WAS-SILI WASSILIÉVITCH YERMO-LOFF ET LA LETTRE DE NICO-LASCHAPITRE SOIXANTE-SIXIÈMEROSA IVANOVNA CHERCHEPROTECTION CONTRE STRÉ-LITZKYCHAPITRE SOIXANTE-SEP-TIÈME LE CONSENTEMENT DEWASSILI WASSILIÉVITCH

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CHAPITRE SOIXANTE-HUI-TIÈME SACHA REÇOIT DESNOUVELLES DE PIERRECHAPITRE SOIXANTE-NEU-VIÈME UN ÉCHEC DE ROSAIVANOVNACHAPITRE SOIXANTE-DIXIÈME WLADIMIR WLADI-MIROVITCH S’HUMANISECHAPITRE SOIXANTE-ON-ZIÈME LE SORT DE SACHA SEDÉCIDECHAPITRE SOIXANTE-DOU-ZIÈME DEUX ANS PLUS TARD

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