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1 Université Paris Dauphine Master 261 - Gestion de Patrimoine et Banque Privée Les entreprises familiales cotées : une étude de leur performance boursière et liens avec leur mode de gouvernance Présenté et soutenu par Matthieu ORO Directeur de mémoire : William Pouder Année : 2018-2019 « Je certifie sur l’honneur que le présent mémoire est le fruit d’un travail personnel et que toute référence directe ou indirecte aux travaux de tiers est expressément indiquée. Je demeure seul responsable des analyses et opinions exprimées dans ce document : l’Université Paris Dauphine n’entend y donner aucune approbation ni improbation. »

Performance financière et gouvernance de l’entreprise ......majorité des entreprises et donc de la production et de la valeur ajoutée crée dans nos économies. Cependant, elle

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Université Paris Dauphine

Master 261 - Gestion de Patrimoine et Banque Privée

Les entreprises familiales cotées : une étude de leur performance

boursière et liens avec leur mode de gouvernance

Présenté et soutenu par

Matthieu ORO

Directeur de mémoire : William Pouder

Année : 2018-2019

« Je certifie sur l’honneur que le présent mémoire est le fruit d’un travail personnel et que toute référence directe ou indirecte aux travaux de tiers est expressément indiquée. Je demeure seul responsable des analyses et opinions exprimées dans ce document : l’Université Paris Dauphine n’entend y donner aucune approbation ni improbation. »

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SommaireIntroduction..................................................................................................................3

I) Lesvaleursfamilialescotées:unactifparticulièrementrentablepourlesinvestisseurs?...............................................................................................................7

A) Ladéfinitiond’uneentreprisefamiliale:unestructureréunissantlogiqueéconomiqueetobjectifsfamiliaux..............................................................................................................7B) L’impactdel’actionnariatfamilialdanslefonctionnementdel’entreprise.....................9C) Unemesuredelarentabilitédesentreprisesfamiliales...............................................18

II) Lagouvernancedesentreprisesfamilialescotéescrée-t-elleplusdevaleurpourlesactionnairesquecelledesentreprisesmanagériales?..................................................34

A) L’actionnariatfamilial:unesourcedepotentielscoûtsquipeuventimpacterlavaleurdel’entreprise,ouaucontrairedecréationdevaleur?........................................................34B) L’impactsurlaperformanced’uncontrôlefamilialsurl’entreprise..............................37C) Lapolitiquefinancièredesentreprisesfamilialescommefacteurexplicatifd’unesurperformance...................................................................................................................39

Conclusion....................................................................................................................45

Bibliographie................................................................................................................47

Annexes.......................................................................................................................48

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Introduction

Dans une interview donnée au magazine Challenges en 2018, Bernard Arnault, président-directeur

général et actionnaire majoritaire du groupe LVMH, groupe français leader mondial du luxe,

répondant à une question sur la valorisation record de son entreprise, explique qu’à son sens, « la

valeur de l’entreprise découle de ses performances, et ses bénéfices sont la conséquence de notre

vision à long terme ». Il ajoute ensuite que « penser à long terme, c’est précisément ce que l’on peut

faire quand on est dans une structure familiale ». Ainsi M. Arnault, par ailleurs première fortune

française et 3ème mondiale, invoque-t-il un lien de causalité entre la valeur et le succès d’une

entreprise et son caractère familial.

Cette conviction partagée par d’autres acteurs des marchés financiers : en effet, des sociétés de

gestion comme Oddo BHF ou encore Meeschaert Asset Management disposent de fonds

d’investissement spécialisés dans ce type de valeurs. Dans un article publié le 6 mai 2019 dans Le

Monde, Aurélien Taieb, gérant du fonds MAM Entreprises Familiales, observe que non seulement

les entreprises familiales auraient « montré par le passé leur capacité à surperformer les indices

boursiers », mais également « feraient preuve de résilience en Bourse, notamment dans les périodes

agitées, pour le plus grand bénéfice de leurs actionnaires ».

Ainsi, l’étude qui suit portera sur la performance boursière des entreprises familiales et le lien

éventuel avec un mode de gouvernance particulier dû à leur actionnariat familial.

La performance boursière d’une valeur cotée est la rentabilité qu’elle offre à ses actionnaires sur une

durée donnée. La rentabilité se définit comme l’accroissement de la richesse du porteur d’un titre sur

une période de temps déterminée, et se compose de la variation du prix de l’actif détenu, ainsi que

du rendement, autrement dit le revenu tiré de la détention de cet actif. Dans le cas des actions, ce

revenu est un dividende, une part du bénéfice réalisé par l’entreprise pendant un exercice comptable

et distribuée aux actionnaires.

Le Modèle d’Evaluation des Actifs Financiers (MEDAF), fondé sur les travaux de Markovitz et son

développement de la théorie moderne du portefeuille, explique que les variations des prix des actions

sur le marché sont le reflet des anticipations des investisseurs, qui exigent une rentabilité qui est

fonction du risque lié aux titres. Le risque est mesuré par la volatilité, autrement dit l’écart-type des

rentabilités historiques du titre. A l’équilibre, le prix est le reflet de la rentabilité demandée par les

marchés, ainsi il n’y a pas de variations et cette rentabilité n’est constituée que des dividendes (sa

composante rendement). En cas de risque plus élevé perçu par les investisseur, le prix de l’actif,

devenu surévalué, va baisser afin que le rendement (autrement dit le rapport du dividende perçu au

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prix de l’actif) soit plus élevé. De même, en cas de baisse du risque perçu, le prix de l’actif

augmentera, ce qui aura pour effet de contracter la rentabilité. En effet, l’actif aura été sous-évalué

et cette variation de prix sera un retour à l’équilibre.

De quelle nature est le risque pris par l’investisseur ? Pascal Quiry et Yann le Fur, dans leur ouvrage

Finance d’entreprise (Vernimmen), expliquent que l’investisseur prend un risque dans la mesure où

il ne connait pas les flux futurs associés à son investissement, autrement dit le prix auquel il pourra

le céder, et les revenus perçus pendant la période de détention. Ainsi l’incertitude sur les flux futurs

est-elle la cause de la volatilité et donc de la variation du prix dans le modèle de Markowitz.

Les entreprises familiales seraient alors perçues comme moins risquées, car leurs titres sont associés

à des flux de trésorerie plus certains.

Dans le cadre de l’activité de banquier privé ou de conseiller en gestion de patrimoine, il est

nécessaire d’offrir à ses clients des solutions d’investissement adaptées en cas de volatilité des

marchés, et qui permettent de générer une performance attractive. L’investissement dans les actions

d’entreprises familiales possèderait alors ces deux vertus : une rentabilité plus forte que les actions

classiques et une volatilité plus faible, une meilleure résistance aux retournements de marchés tant

redoutés par les investisseurs. Ainsi, les valeurs familiales sont-elles réellement une alternative

intéressante à un portefeuille d’actions classiques ?

Il est d’autant plus utile de mener cette réflexion lors des périodes de troubles sur les marchés comme

celles que nous vivons depuis le début de l’année 2018 : en effet, le graphique du VIX (indice de la

volatilité sur les marchés financiers américains), en annexe, montre des pics très élevés depuis le

début de l’année 2018, reflet de l’inquiétude des investisseurs. L’année 2018 a d’ailleurs vu la plupart

des marchés actions mondiaux plonger sur fonds de crainte de récession à l’échelle planétaire et

notamment aux Etats-Unis, dans un contexte de montée des tensions commerciales et de forte

incertitude géopolitique.

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Par ailleurs, depuis la crise de 2008, les politiques monétaires accommodantes menées par les

banques centrales, notamment la Banque Centrale Européenne (BCE), on conduit à une baisse

généralisée des rendements des actifs peu risqués. En effet, par son programme de rachat d’actifs

(quantitative easing), la BCE a eu un impact à la hausse sur les prix des obligations souveraines, ce

qui a conduit à une baisse de leur rendement et donc de la rémunération d’actifs tels que le fonds

général en euros, proposé aux épargnants par les compagnies d’assurance-vie.

De plus, la volatilité sur les marchés des actions entraîne une ruée des investisseurs vers les actifs

considérés comme refuge (flight-to-quality), comme les obligations souveraines (qui voient leur

rendement baisser encore davantage), mais également l’or, le dollar américain, le yen, ou encore

l’immobilier, qui ont tous atteint des prix records.

Ainsi, les investisseurs à la recherche de rendement doivent se positionner sur des actifs de moindre

qualité, comme la dette privée « high yield », la dette des pays émergents…

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Dans ce contexte de marché, il est intéressant de mener la réflexion suivante : les valeurs familiales

sont-elles plus performantes en bourse que les actions en général et si oui, quels facteurs particuliers

de gouvernance liés à leur caractère familial peuvent expliquer cette surperformance ?

Dans notre étude, nous nous attacherons à définir précisément la notion d’entreprise familiale et

identifierons leurs modes de fonctionnement particuliers afin de sélectionner des valeurs à analyser,

puis nous fourniront une estimation de leur rentabilité que nous pourrons comparer à la rentabilité

des actions en général afin de mettre en évidence la présence ou non d’une surperformance des

valeurs familiales. Enfin, nous étudierons les principales conséquences d’un actionnariat familial en

matière de gouvernance et les décisions financières de ces entreprises familiales afin de dégager des

politiques communes qui peuvent expliquer la performance boursière de ses entreprises et leur attrait

aux yeux des investisseurs.

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I) Lesvaleursfamilialescotées:unactifparticulièrementrentablepourlesinvestisseurs?

Nous allons nous attacher, en premier lieu, à vérifier l’hypothèse faite que les valeurs familiales

offrent un meilleur rendement à leurs actionnaires que les entreprises cotées en général et peuvent

être une alternative a un investissement classique dans un portefeuille d’actions française sans intérêt

particulier accordé au type d’actionnariat et à son influence sur la stratégie et la gouvernance de

l’entreprise. Afin de mener ce raisonnement, nous allons premièrement définir des critères permettant

de caractériser comme familiale une entreprise.

A) Ladéfinitiond’uneentreprisefamiliale:unestructureréunissantlogiqueéconomiqueetobjectifsfamiliaux

Dans un rapport publié en 2013, présidé par Philippe d’Ornano, lui-même président du groupe Sisley

(entreprise familiale de premier plan dans le secteur des cosmétiques), l’Institut Montaigne, un think

tank, estime que 83% des entreprises françaises sont familiales, contre une moyenne de 70% des

entreprises européennes et 90% en Asie et en Amérique du Nord. Cette notion représente donc une

majorité des entreprises et donc de la production et de la valeur ajoutée crée dans nos économies.

Cependant, elle ne possède pas de définition juridique, ainsi, il nous faut au préalable définir ce qu’est

une entreprise et ce qu’est une famille.

La notion d’entreprise familiale regroupe deux concepts à priori opposés :

- D’une part, le concept d’entreprise ou de société, dont la définition est donnée à l’article

1832 du code civil : La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent

par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de

partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter. Au cours de

l’histoire, le développement des affaires économiques a nécessité l’établissement de normes

juridiques permettant à l’activité de se structurer et de se réglementer. Par exemple, le droit

français a défini de nombreux concepts permettant de classifier les entreprises selon

différents critères : selon la nature de leurs activités (sociétés commerciales ou civiles), le

degré de responsabilité des associés (via la forme sociale : SARL, SA ou au contraire Société

Civile ou Société en Nom Collectif), la taille (le droit communautaire offre une définition

des Petites et Moyennes Entreprises reprise notamment en droit fiscal), etc. Cependant, le

droit des sociétés reste muet sur l’aspect familial ou non d’une entreprise, ne permettant pas

de les identifier selon des critères prédéfinis.

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- D’autre part, la famille, qui n’a pas de définition juridique en droit français. Cependant, on

retrouve des règles juridiques concernant l’organisation de la vie commune, la filiation et la

transmission du patrimoine, qui permettent d’identifier certains éléments de définition. La

famille est un groupe de personnes liés par des liens de parenté ou d’affection se matérialisant

par un engagement civil tel que le mariage ou le PACS. Cette définition est transposable hors

de France avec les notions équivalentes dans d’autres droits nationaux.

Ainsi, la notion d’entreprise familiale mélange l’aspect purement économique et rationnel de la

société, dont l’objectif institué par la loi est la création de richesses et le partage de profit issus

d’investissements initiaux, et l’aspect affectif et intime de la famille, caractérisée au contraire par

des liens personnels sans objectif économique.

Peut-on dès lors considérer qu’une entreprise est familiale dès lors qu’elle réunit des membres d’une

même famille, par lien de parenté ou engagement de vie commune, autour d’un projet économique

destiné à créer de la richesse ?

Stricto sensu, ces éléments devraient être suffisants pour caractériser une entreprise familiale, qui

combine des aspects économique et affectif. Cependant, que dire d’une entreprise multinationale où

travaillent deux membres d’une même famille, l’un au contrôle de gestion et l’autre au sein d’une

direction commerciale régionale ? Ou encore d’une entreprise du CAC 40 dont deux membres d’une

même famille détiennent des actions en petite quantité au sein de leur portefeuille boursier ? Peut-on

dire qu’une petite entreprise est familiale si elle est détenue et gérée par un couple marié dont les

enfants exercent une autre activité et dont la destinée est d’être revendue à un acheteur extérieur à la

famille ?

Dans ces cas, nous sommes en présence de personnes apparentés ou en situation de vie commune

réunies autour d’un projet économique à but de création de richesse. Cependant, il est évident que la

présence de deux actionnaires de la même famille au capital de l’entreprise, ou deux salariés

apparentés, ne suffisent pas à faire d’une organisation une entreprise familiale.

On se rend ainsi compte que, pour obtenir une définition pertinente de l’entreprise familiale, il nous

faut introduire d’autres critères, et notamment :

- Le rôle des membres de la famille dans le fonctionnement opérationnel de l’entreprise.

- L’influence des membres de la famille dans la stratégie de l’entreprise.

- La vision transgénérationnelle de l’entreprise et l’impact sur la stratégie et les décisions

d’une volonté de transmission aux générations futures.

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Ainsi, en se basant sur de tels critères, praticiens et chercheurs en sciences de gestion ont proposés

des définitions de l’entreprise familiale permettant de dégager une catégorie d’organisation avec des

caractéristiques communes pouvant faire l’objet d’analyses. Ainsi en 2007, Ponza énonce qu’une

entreprise est familiale si :

- Le capital, est détenu à au moins 15% par au moins deux membres d’une famille ou d’un

groupe de familles

- La ou les familles ont une influence déterminante sur la stratégie et la culture de l’entreprise,

par des rôles exécutifs leur conférant un rôle clé dans la gestion des opération et l’application

de la stratégie, ou par des postes d’administrateurs dans des conseils d’administration ou de

surveillance.

- Une importance est accordée aux rapports entre les membres de la famille ou des familles

actionnaires

- La ou les familles ont le souhait ou la possibilité de transmettre l’entreprise aux générations

suivantes.

Une fois cette définition établie, il est nécessaire d’analyser les différents comportements des

actionnaires familiaux et l’impact de la présence de liens familiaux entre les actionnaires sur la

manière dont l’entreprise est pilotée.

B) L’impactdel’actionnariatfamilialdanslefonctionnementdel’entreprise

Dans les recherches de Ponza, le rôle de la famille doit exister mais il peut être opérationnel ou au

contraire stratégique. La famille peut être propriétaire de l’entreprise sans y travailler et la diriger

effectivement. On peut citer, par exemple, Bonduelle, dont le capital est détenu à 54,30% par la

famille éponyme. Pas moins de six membres de la famille siègent au conseil de surveillance et au

conseil d’administration mais le Chief Executive Board, organe principal de la direction

opérationnelle, n’en compte aucun.

C’est également le cas de l’Oréal, dont la capitalisation boursière de 112 milliards d’euros au 31

décembre 2018 est plus de cent fois supérieure à celle de Bonduelle.

La famille Bettencourt-Meyers possède 33,14% du capital et trois sièges au conseil d’administration

mais n’exerce aucun rôle opérationnel dans cette société multinationale. La direction générale a été

confiée à Jean-Paul Agon, diplômé d’HEC et qui a effectué toute sa carrière dans l’entreprise et qui

est également président du conseil d’administration.

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Ces deux exemples montrent que certaines entreprises sont familiales uniquement au niveau du droit

de propriété et non exploitées par une famille.

Cependant, dans le cas de Bonduelle, ou 6 membres des conseils sont issus de la famille, dont le

président du conseil d’administration, on comprend que la famille a externalisé le rôle de direction

opérationnelle, mais reste toute puissante pour décider de la stratégie, prérogative du conseil

d’administration. Elle est d’ailleurs majoritaire au capital avec 54,30 % et possède par ailleurs 68%

des droits de vote : elle possède le contrôle et applique sa vision de l’entreprise.

Dans le cas de l’Oréal, entreprise d’une taille autrement plus importante, la famille, bien que principal

actionnaire, ne possède pas la majorité absolue du capital, ni celle des droits de vote. De plus, elle ne

préside pas le conseil d’administration, organe composé de 15 membres dont 3 issus de la famille.

Ainsi, la famille est bien moins influente dans la stratégie de l’entreprise et utilise sa présence au

conseil moins pour établir et superviser une stratégie que pour défendre ses intérêts comme

actionnaire historique de la société. La famille Bettencourt-Meyers a, comme le dit Ponza, une

influence déterminante que la stratégie et la culture de l’entreprise, par sa position d’actionnaire de

référence. Elle peut s’opposer à de nombreuses décisions et son appui est essentiel afin de mettre en

place une stratégie ; cependant, ce n’est pas elle qui joue le rôle principal ni dans l’élaboration ni

dans l’exécution de cette stratégie. Ce point est développé par Gérard Hirigoyen dans le Revue

Française de Gestion, n°198-199 en 2009. M. Hirigoyen, qui explique que ce type de structure

actionnariale amène à une « familiarisation » d’une entreprise managériale : en effet, l’entreprise

devient familiale par la volonté de certains actionnaires de cimenter leur présence au capital par la

nomination d’un membre de la génération suivante à un poste de direction ou d’administration ;

Ces comportements d’actionnaires divergents rendent difficile l’uniformisation de la définition d’une

entreprise familiale, et il est nécessaire d’étudier en détail le fonctionnement d’une entreprise afin de

comprendre le rôle qu’y joue la famille dans la gouvernance.

Au contraire, dans certaines entreprises familiales, la famille actionnaire a un rôle opérationnel

important et dirige l’entreprise elle-même. Elle est responsable de l’application de la stratégie et

détient des rôles clés dans les organes de direction.

Un exemple illustrant cette catégorie d’entreprise est la plus importante entreprise familiale

française, LVMH, détenue à 47,2% par Bernard Arnault et sa famille par le biais de la holding

Groupe Arnault. D’une capitalisation boursière de près de 130,3 milliards d’euros au 31 décembre

2018, la société est le leader mondial de la manufacture et de la distribution d’articles de luxe en

matière d’habillement, de joaillerie et de vins et spiritueux. Cependant, la direction exécutive de la

société est toujours entre les mains de la famille Arnault : en effet, au poste de président-directeur

général du groupe, on retrouve Bernard Arnault lui-même. Sa fille Delphine Arnault est quant à elle

directrice générale adjointe de la maison porte-étendard du groupe, Louis Vuitton, et membre du

comité exécutif. Ce tandem est également membre du conseil d’administration, ainsi qu’Antoine

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Arnault, fils de Bernard Arnault et directeur général des maisons Berluti et Loro Piana, membres du

groupe. Alexandre Arnault, le deuxième fils de Bernard Arnault, est lui directeur général de la maison

Rimowa. Alexandre Arnault a par ailleurs pris la place de son père au conseil d’administration de

Carrefour, société dans laquelle la famille possède une participation de plus de 5%, en avril 2019.

Dans le cas d’LVMH, la volonté de Bernard Arnault de transmettre l’entreprise à ses enfants,

exprimée de nombreuse fois explicitement par l’homme d’affaires (« LVHM doit rester en France et

demeurer la propriété de ma famille », déclarait-il dans Challenges en juillet 2018), se retrouve dans

les nominations de ses enfants à des postes à responsabilité. Cela montre par ailleurs l’impact de

l’aspect familial d’une entreprise sur les décisions stratégiques, dont la nomination des cadres

dirigeants fait partie.

Ces exemples montrent comment la famille peut influer sur la gouvernance de l’entreprise avec trois

niveaux d’implications différents : par des comportements d’actionnaires défendant leurs intérêts,

par la définition et la supervision d’une stratégie dont l’exécution est laissée à la main de managers

professionnels ou enfin par un leadership dans l’établissement de la stratégie ainsi que dans son

exécution par la prise d’importantes responsabilités opérationnelles. Dans ces trois modèles, les

impacts de l’influence de la famille sur la gouvernance et le processus de décisions peuvent être très

différents et il est difficile d’en conclure les caractéristiques d’une entreprise familiale « standard ».

L’entreprise familiale ne peut donc pas être définie par le mode d’influence de la famille actionnaire

sur la gouvernance d’entreprise. Des recherches fondamentales effectuées par Tagiuri et Davis en

1982 à la Harvard Business School ont donc développé un nouveau modèle de l’entreprise familiale

plus adapté notamment aux structures développées, où se mêlent actionnaires familiaux non

impliqués dans la direction opérationnelle (comme la famille Bettencourt-Meyers), actionnaires

familiaux impliqués (comme la famille Arnault), actionnaires non familiaux (comme Nestlé pour

l’Oréal), managers non familiaux (comme Jean-Paul Agon chez L’Oréal ou encore Antonio Belloni,

le très puissant directeur général délégué de LVMH)…

Ce modèle distingue trois éléments de base permettant de comprendre le fonctionnement d’une

entreprise familiale : l’entreprise, la propriété et la famille. Il peut se représenter graphiquement

ainsi :

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Selon Tagiuri et Davis, ce modèle permet de comprendre les rapports existants dans une entreprise

familiale en y intégrant les acteurs répertoriés dans le tableau suivant, auxquels nous avons ajouté

des exemples réels tirés des cas étudiés plus haut :

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position nature du lien exemple théorique exemple pratique

1 membre de la famille non impliqué dans l'entreprise

petits-enfants ou conjoint de l'actionnaire

2

managers non actionnaires (ou actionnaires peu

significatifs)

Directeur général non issu de la famille

Jean-Paul Agon (L’Oréal), Antonio Belloni (LVMH)

3 Actionnaires non familiaux, non employés

fond d'investissement ou investisseur externe Nestlé

4 membre de la famille actionnaire uniquement Héritier(s) du fondateur

Françoise Bettencourt-

Meyers

5 membre de la famille non

actionnaire travaillant dans l'entreprise

enfants du fondateur Delphine Arnault, Antoine Arnault

6 managers non familiaux devenus actionnaires

directeur général ayant investi dans l’entreprise

Charles Edelstenne (Dassault

Systèmes)*

7 Actionnaire familial manager PDG et fondateur Bernard Arnault

*Charles Edelstenne possède 6% de Dassault Systèmes après y avoir investi une grande partie de

son patrimoine personnel (Source : Challenges)

En utilisant cette méthode, il est donc possible de comprendre la position des parties prenantes d’une

entreprise familiale en les incluant à un ou plusieurs des sous-groupes identifiés.

Ce schéma met en lumière les oppositions pouvant émerger dans le fonctionnement des structures

familiales : en effet, au sein des différents cercles, les facteurs de décisions diffèrent, comme exposé

par Hirigoyen :

- Le cercle familial privilégiera l’entente entre les membres de la famille, ce qui peut avoir

des conséquences néfastes pour l’entreprise, par exemple par la volonté de nommer des

membres de la famille à des postes à responsabilités en faisant fi de la compétence

- Le cercle de l’entreprise, dont la logique est purement économique et peut au contraire nuire

à la cohésion familiale, par exemple en statuant les membres de la famille ne peuvent entrer

dans l’entreprise que s’ils ont démontré certaines compétences et acquis de l’expérience, ou

par une évaluation stricte des performances d’un manager issu de la famille.

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- Le cercle « propriété », composé des actionnaires, qui donne la priorité au rendement

immédiat sous la forme de dividendes distribués régulièrement permettant de rendre liquide

leur investissement.

Ainsi, chaque décision pour l’entreprise sera analysée au travers de ces trois prismes. La famille se

demandera si cette décision lui donne priorité, va dans son sens, alors que le management se posera

la question de sa logique économique dans l’optique de la maximisation du profit. Les actionnaires,

eux, se préoccuperont de son impact sur le rendement de leur investissement. On comprend alors

aisément les conflits pouvant émerger dans les entreprises familiales, et donc les troubles qu’ils

peuvent entraîner dans la gestion de l’entreprise et dans la cohésion familiale. Economiquement, cela

génère des coûts d’agence, autrement dit, l’entreprise supporte un coût lié aux divergences entre

l’actionnariat et le management qui peuvent apparaître lorsque ces deux organes poursuivent des

objectifs différents.

Un autre point est développé par Tagiuri et Davis : au fur et à mesure de la vie et la croissance de

l’entreprise, les zones d’interactions s’agrandissent : en effet, on observe :

- L’accroissement naturel de la famille avec l’arrivée de nouvelles générations, les mariages,

etc…

- L’arrivée à la direction de l’entreprise et / ou au conseil d’administration de la génération

suivante, multipliant ainsi les managers issus de la famille : on l’observe notamment au sein

de LVMH avec la nomination des enfants de Bernard Arnault à des postes clés.

- La transmission de la propriété à la génération des enfants du fondateur puis à celle des

petits-enfants, conduisant ainsi à la multiplication des actionnaires et à l’apparition d’intérêts

divergents se traduisant par des comportements d’actionnaires différents. On pense en effet

à la famille de Wendel, qui représente près d’un millier de personne se partageant 37% de la

holding d’investissement Wendel, ou encore à la famille Mulliez, dont les 700 membres sont

actionnaires de l’AFM (Association Familiale Mulliez). Les actionnaires familiaux sont

d’abords frères et sœurs, puis cousins, ce qui modifie le processus de décision, comme

expliqué dans ce tableau par Ward en 2004 dans Perpetuating the family business :

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- L’arrivée de nouveaux investisseurs pour accompagner le développement de l’entreprise,

avec notamment des prises de participations par des acteurs du Venture Capital dans un

premier temps, puis du Private Equity et enfin une introduction en bourse conduisant à

l’arrivée d’un actionnariat public. On peut aussi observer des prises de participation voire de

contrôle par d’autres entreprises dans le cadre d’opérations de fusion-acquisitions.

- Avec la croissance de l’entreprise et l’arrivée de nouveaux investisseurs, une multiplication

des managers externes qui apportent la compétence nécessaire pour gérer efficacement une

entreprise multinationale et peuvent être amenés à devenir des actionnaires plus ou moins

importants, soit par un investissement personnel au côté de la famille, soit par l’accumulation

d’actions gratuites ou stock-options reçues en rémunération.

Ces évolutions inhérentes à la vie d’une entreprise et celles d’une famille et cette complexification

de la gouvernance avec le temps pose la question de la continuité dans l’entreprise familiale. Dans

son ouvrage Perpetuationg the family business, John Ward identifie quatre niveaux de planification

afin d’assurer la continuité d’une structure détenue par une famille :

- Une stratégie d’entreprise : il est nécessaire de réfléchir au futur de l’entreprise, à ses

objectifs et sa mission.

- Les objectifs personnels et financiers des membres de la famille

- Le plan de succession des actionnaires et des dirigeants de l’entreprise afin d’assurer la

transmission des responsabilités sans blocage pouvant mettre en danger le fonctionnement

de la société

- Le plan de continuité familiale : comment la famille envisage son futur, quels sont ses

objectifs communs

Selon John Ward, ces quatre points ne sont pas à envisager de manière hermétique mis bien

interdépendants du fait du caractère spécial des liens entre les actionnaires familiaux.

Il représente schématiquement ces liens comme suit :

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John Ward lie donc le plan de succession à la stratégie de l’entreprise. En effet, lorsqu’une famille

possède une entreprise, le destin de ses membres inclue l’entreprise et le futur de l’entreprise sera

aussi dépendant des membres de la famille, de leur volonté d’y exercer des responsabilités, de leurs

compétences… Le plan stratégique de l’entreprise n’est plus alors seulement une feuille de route

pour maximiser les cash-flows et la profitabilité de la société mais est dessiné en y intégrant un plan

de succession et la prise de responsabilité de la génération suivante.

De manière concrète, cela peut impliquer le développement d’une nouvelle activité ou encore le

rétrécissement du périmètre d’activité en fonction du nombre d’enfants appelés à exercer des

responsabilités dans l’entreprise et de leurs compétences respectives. Cette volonté est instinctive

chez les chefs d’entreprise et on remarque, dans l’histoire, des exemples très anciens d’entreprises

dont la stratégie a été déterminée par un plan de succession : dans son ouvrage The Ascent of Money,

l’historien britannique Niall Ferguson décrit comment la famille Rothschild est devenue, au XVIIIème

siècle, l’une des plus puissante en Europe grâce à la banque familiale. Le fondateur de l’affaire

familiale, Mayer Amschel Rothschild, a confié à ses cinq fils le développement de l’entreprise dans

les autres centres financiers européens (Paris, Londres, Vienne, Francfort et Naples). Le futur de

l’entreprise a été envisagé au prisme des capacités de chacun et non seulement par une réflexion sur

la profitabilité de la banque.

Un autre lien existe entre les objectifs financiers de la famille et la stratégie de l’entreprise. En effet,

l’entreprise représentant une part largement significative du patrimoine familial, le futur de sa

stratégie dépendra des velléités patrimoniales des actionnaires. Certaines familles continueront

d’investir dans l’entreprise afin de financer son développement, de renforcer son contrôle sur la

société, etc… C’est notamment le cas de la famille Bellon, à la tête de Sodexo, spécialiste de la sous-

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traitance de services. La famille possède 42% du capital et utilise ses dividendes pour racheter des

actions de l’entreprise (elle a ainsi investi, en 2018, 100 millions d’euros afin de racheter 0,9% du

capital). Idem pour les 70 héritiers se partageant la holding Société Paul Ricard et ses 76 millions

d’euros de dividendes annuels : ce véhicule d’investissement est en grande partie destiné à conserver

le contrôle et investir dans l’entreprise.

Ces cas nous apprennent deux choses : le principal objectif financier de ces familles est de continuer

à développer la société et à la contrôler, et leur développement patrimonial dépend de la stratégie de

l’entreprise. Plus qu’une rente destinée à financer les objectifs patrimoniaux de la famille, cette

dernière continue d’alimenter l’entreprise en liquidités.

Au contraire, on observe chez les héritiers de l’Oréal un comportement différent : la famille

Bettencourt-Myers utilise ses dividendes pour diversifier son patrimoine. Grâce aux 660 millions

d’euros distribués annuellement, la holding Téthys Invest dispose de la liquidité nécessaire pour

réaliser des investissements à but de diversification, comme l’achat pour 200 millions d’euros de

20% du groupe Global Galileo Education en avril 2018. Contrairement aux famille Bellon et Ricard,

le flux de liquidités entre l’Oréal et la famille Bettencourt-Meyers est à l’avantage de la famille qui

se constitue un patrimoine hors de l’entreprise grâce à ses dividendes. On comprend alors que

l’actionnaire de référence de l’Oréal a pour principal objectif d’en percevoir les dividendes afin que

l’entreprise ne prenne plus la même place dans son patrimoine et d’être par conséquent moins exposé

aux évolutions de sa valeur. Cela pourra se traduire par une stratégie d’entreprise tournée vers la

maximisation du dividende distribué.

La troisième interdépendance, selon Ward, se situe entre le plan de succession et les objectifs

personnels et financiers de la famille. Dans son texte, Ward explique que le plan de succession

impliquant la génération suivante, qui s’accompagne d’une transmission du patrimoine et des

responsabilités opérationnelles au sein de l’entreprise, ne peut s’effectuer qu’une fois les objectifs

personnels de la génération en place atteints.

Au milieu, on retrouve le plan de continuité familiale, que Ward définit comme le liant entre tous

ces éléments. Ce plan doit amener la famille à se poser la question de sa mission, de ce qu’elle

souhaite accomplir, de ses objectifs et doit définir une feuille de route commune aux membres de la

famille. Il permettra ainsi de coordonner les objectifs personnels et patrimoniaux, l’avenir de

l’entreprise et permettra de définir le plan de succession, en impliquant toutes les parties prenantes

définies par Tagiuri et Davis dans leur modèle des trois cercles.

C’est la mission que se sont donnés des acteurs du conseil aux dirigeants : avocats, notaires,

banquiers privés et surtout family officers : permettre aux familles entrepreneuriales de bénéficier de

conseils objectifs et personnalisés dans les opérations de transmission du patrimoine et/ou des

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responsabilités. C’est ce que dit Marie-Noëlle de Pembroke, fondatrice de la société Le Family Office

autrement, dans une interview à Challenges : « Nous sommes là précisément pour fluidifier les

rapports, objectiver les éléments de prise de décision et tout cela nécessite un accompagnement de

grande proximité ».

Ce plan peut être notamment rédigé sous la forme d’une charte familiale, qui sera signée par les

membres de la famille. Selon Valérie Tardeau de Marsac, avocate spécialisée dans le conseil aux

entreprises familiales, « la charte va définir la façon dont les membres de la famille s'organisent entre

eux pour agir comme actionnaires efficaces et parfois, également, comme dirigeants opérationnels ».

Pour cela, elle va définir clairement la feuille de route, en créant un système d’organisation qui

correspond aux objectifs définis en amont, et en attribuant des rôles précis aux membres de la famille

en veillant à l’équilibre entre les branche et à bonne entente familiale. Ainsi, selon Maître Tardeau

de Marsac, elle permet de renforcer l’affectio familiae, qu’elle définit comme « le sentiment

d’appartenance collective à la famille, qui se traduit par la volonté de plusieurs de ses membres

d'œuvrer ensemble au projet commun qu'est l'entreprise ».

On peut donc utiliser les schémas développés par Ward, Tagiuri et Davis afin de comprendre le

fonctionnement des entreprises familiales. En effet, il est le résultat de l’interaction de trois groupes

de personnes qui peuvent se confondre : les actionnaires, la famille, et les managers, et dont les

facteurs de décision diffèrent. Ce problème s’aggrave avec la croissance de l’entreprise et

l’agrandissement de la famille et se cristallise lors de la transmission. Ces situations nécessitent

d’innover par la création de nouveaux concepts et outils de gouvernance, telle la charte familiale,

que les conseils de ces familles développent afin de faciliter ces opérations complexes tant au niveau

de l’entreprise qu’au niveau de la cohésion familiale.

Maintenant que nous avons défini l’entreprise familiale, nous allons nous attacher à déterminer leur

rentabilité en bourse afin de vérifier les hypothèses énoncées en introduction.

C) Unemesuredelarentabilitédesentreprisesfamiliales

Afin de juger de la performance d’un investissement, il est indispensable d’adopter une approche

rigoureuse permettant une analyse objective du gain de l’investisseur.

La rentabilité d’un actif est définie par Jacques Hamon dans son ouvrage Bourse et Gestion de

Portefeuille comme l’accroissement de la richesse d’un investisseur entre deux dates lié à la détention

de cet actif. Dans le cas des actions, on distingue deux éléments constitutifs de la rentabilité : la

variation de cours de bourse, autrement dit le prix de l’actif détenu par l’investisseur sur marché, et

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le dividende, revenu servi à l’actionnaire qui, en tant que propriétaire d’une part de la société, a droit

aux bénéfices. Ainsi, le taux de rentabilité s’exprime mathématiquement de la manière suivante :

!" = %" − %"'( + *

%"'(

Avec !" le taux de rentabilité, %"'( le prix initial de l’actif, %" le prix de l’actif à la date considérée,

et * le montant de dividendes servi pendant la période de détention de l’actif.

Deux méthodes peuvent s’appliquer afin de calculer la rentabilité d’un groupe d’actifs que nous

allons expliquer ici :

- Il est possible de considérer le groupe de titres comme un portefeuille. Ainsi, sa rentabilité

sera une moyenne pondérée de la rentabilité des titres composant le portefeuille pouvant

s’exprimer de la manière suivante :

+, = -.×+.,"1

.2(

La rentabilité de ce portefeuille serait alors une mesure de la rentabilité des entreprises

familiales, en supposant que l’on choisisse les titres en appliquant une méthode de sélection

rigoureuse basée sur les critères de définition d’une entreprise familiale identifiés

précédemment.

- Par ailleurs, il est possible de construire un indice d’actions. Selon Jacques Hamon, un indice

d’actions représente l’évolution de la valeur d’un groupe de titres. Ainsi, afin d’exprimer la

rentabilité des valeurs familiales en bourse, il nous faut synthétiser un indice représentant

l’évolution de leur valeur et calculer la performance de cet indice sur la période considérée.

Cette méthode implique également une rigoureuse sélection des titres qui vont composer

l’indice afin que son évolution soit représentative de l’évolution de la valeur des actifs

auxquels on s’intéresse.

Ainsi, nous allons en premier lieu nous attacher à la définition d’un ensemble de valeurs cotées en

bourse que nous pouvons considérer comme familiales.

Nous nous attachons, dans cet exposé, à l’investissement dans les valeurs familiales par un

investisseur non professionnel, qui considèrerait ces actions comme une alternative a un portefeuille

de valeurs boursières françaises à grande capitalisation sans biais familial. Ainsi, nous allons

uniquement considérer les valeurs respectant les caractéristiques suivantes :

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• L’entreprise doit être considérée comme une entreprise française

• Elle doit avoir une capitalisation boursière d’au moins 1 milliard d’euros au 31 décembre

2018 et bénéficier d’une liquidité suffisante sur les marchés afin de pouvoir être échangée

de manière efficiente sans impact important sur le prix de l’action. Cette dimension permet

de comparer ces actions à un indice tel le CAC 40, indice des 40 premières capitalisations

françaises, particulièrement suivi par les investisseurs français et qui sert de benchmark à

l’analyse de la performance d’un portefeuille d’actions françaises car considéré comme

représentatif de l’ensemble de l’économie.

• Elle doit posséder un historique de cotation datant d’au moins 2011, afin de disposer d’un

historique des cours assez long pour que l’expression de la rentabilité soit pertinente et puisse

s’attribuer à des facteurs structurels propres à l’entreprise.

Par ailleurs, les valeurs doivent respecter la définition des entreprises familiales énoncée en 2007 par

Ponza et considérée comme fondatrice :

- Le capital ou les droits de vote sont détenus à au moins 15% par au moins deux membres

d’une famille ou d’un groupe de familles

- La ou les familles ont une influence déterminante sur la stratégie et la culture de l’entreprise,

par des rôles exécutifs leur conférant un rôle clé dans la gestion des opération et l’application

de la stratégie, ou par des postes d’administrateurs dans des conseils d’administration ou de

surveillance.

- Une importance est accordée aux rapports entre les membres de la famille ou des familles

actionnaires

- La ou les familles ont le souhait ou la possibilité de transmettre l’entreprise aux générations

suivantes.

Les entreprises sélectionnées sont listées dans le tableau à la page suivante.

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Entreprises familiales composant le portefeuille analysé

Source : euronext.com

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Une fois la sélection des titres opérée, il nous faut calculer leur rentabilité sur une durée significative

afin de pouvoir conclure d’une surperformance ou non par rapport aux actions françaises en général

et de juger de leur intérêt pour les investisseurs en actions. Pour cela, nous avons utilisé les cours

historiques corrigés des opérations sur titres depuis 2011, calculé de cette manière :

Correction du cours ajusté pour les OST (opérations sur titre)

Au cours de la vie d’un titre, des opérations sur les titres nécessitent un ajustement de cours afin de

refléter la valeur de l’actif détenue par l’investisseur. En effet, la cotation porte sur la valeur d’un

titre et non sur la valeur de marché du capital action de l’entreprise. Certaines opérations, telles les

augmentations de capital, les divisions de titres, les distributions d’actions gratuites, ont pour effet

d’augmenter le nombre de titre total en circulation sans modifier la valeur du capital action,

autrement dit « equity value », de l’entreprise. Ainsi, le cours d’une action sera impacté et nécessitera

d’être corrigé dans la perspective d’un calcul de rentabilité.

Afin de corriger le cours des variations purement techniques induites par les opérations sur titres, on

utilise un coefficient correcteur calculé de la manière suivante :

!"#$$%!%#&'!"))#!'#*) = !"*),'ℎé")%/*#0#123!'%"&&"*4#11#

!"*),0#123!'%"&343&'"5é)3'%"&

On applique ensuite ce coefficient correcteur en amont de l’opération par une opération de

multiplication, ou en aval par une opération de division afin de refléter dans le cours du titre la

véritable equity value de l’entreprise.

Correction du cours ajusté pour les dividendes

Lorsqu’une entreprise paye un dividende à ses actionnaires, on observe une baisse du cours de

bourse égale au montant de ce dividende, exprimé par action. Cela peut s’expliquer par la baisse de

la trésorerie de l’entreprise suite au versement du dividende.

!"#$$%!%#&'!"))#!'#*) = 1 − 8%4%0#&0#9"*),0#!1ô'*)#5é)é!#&'

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En appliquant ces calculs au cours historiques (du 1er Janvier 2011 au 31 décembre 2018) de ces

valeurs familiales, nous obtenons les résultats suivants :

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Maintenant que nous avons déterminé la rentabilité de ce portefeuille d’entreprises familiales, afin

de savoir si les valeurs familiales sont bien plus performantes que l’ensemble des actions, il est

nécessaire de comparer cette performance à un celle d’un indice de référence représentatif de

l’évolution des marchés en général.

Pour cela, nous devons exprimer cette performance de manière à pouvoir la comparer avec un indice

représentatif de l’ensemble du marché des actions françaises : le CAC 40. Comme expliqué plus

haut, cet indice est le principal benchmark servant à l’évaluation de la performance d’un portefeuille

d’actions françaises, et il est particulièrement suivi, lisible et compris par les investisseurs.

L’indice CAC 40 est fourni par Euronext et est défini comme « un indice pondéré par les

capitalisations flottantes des quarante valeurs les plus importantes et liquides échangés sur Euronext

Paris ». C’est l’indicateur le plus utilisé sur la place parisienne et est notamment utilisé comme actif

sous-jacent pour des produits dérivés tels que les options, futures, forwards, ainsi que pour les

Exchange Traded Funds autrement appelés ETF ou trackers (fonds répliquant la performance d’un

indice boursier) et des produits structurés tels que les EMTN (produits distribués par les banques aux

investisseurs privés et institutionnels, habituellement composés d’un investissement en trésorerie et

d’une exposition à la performance d’un actif, comme un indice ou un panier d’actions, construits par

des combinaisons d’achat et de vente d’options dont le sous-jacent est l’actif considéré, et dont le

but est de modifier le profil de gain associé à l’indice).

Le CAC 40 est indice pondéré par les capitalisations boursières flottantes (le produit du cours d’une

action à un instant donné et du nombre d’actions composant l’actionnariat flottant de l’entreprise,

c’est-à-dire les titres en circulations non détenus par un investisseur de long terme et susceptibles

d’être échangés en bourse). Par ailleurs, la méthode de calcul du CAC 40 introduit un mécanisme de

plafonnement des titres les plus pesants : ainsi, depuis 2003, le CAC 40 limite le poids d’un titre à

15% de l’indice. Autrement dit, un portefeuille qui vise à répliquer le CAC 40 aura une allocation

non égalitaire entre les entreprises mais investira une part plus importante dans les actions

principales. Selon Euronext, les poids des dix premiers composants du CAC 40 représentent ainsi

55,22% de l’indice, et le plus important composant représente 10,1%.

De plus, le CAC 40 est un indice nu, autrement dit, il ne considère pas les dividendes et exprime la

performance des actions uniquement à travers le prisme de l’augmentation de leur cours de bourse.

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La valeur du CAC 40 est passée de 3 900,8 points au 3 janvier 2011 à 4 678,74 points au 28 décembre

2018, soit une performance totale de 19,9% sur la période.

La performance annualisée se calcule ainsi :

!"#$%#&'()"'((+',-.é" = 1213

45− 1

Avec 12 la valeur finale en points du CAC 40, 13 la valeur initial en points du CAC 40 et 8 le nombre

d’année écoulée entre les deux valeurs constatées.

Ainsi, on calcule, pour le CAC 40, une performance annualisée de 2,3% sur la période allant du 1er

janvier 2011 au 31 décembre 2018.

Les producteurs d’indice nous fournissent également le niveau du CAC 40 equipondéré (CAC 40

Equal Weight), c’est-à-dire tel que les 40 entreprises le composant ont le même poids dans son calcul.

C’est cette version que nous allons utiliser comme benchmark, car les différences de capitalisations

boursières sont top importantes pour que la comparaison avec un indice pondéré par les

capitalisations soit significative. De plus, un investisseur privé aura tendance à allouer ses fonds de

manière égale entre toutes les entreprises de son portefeuille, plutôt qu’à es pondérer par les

capitalisations (cependant, on peut voir en Annexe 2 une comparaison entre la performance des

actions familiales, calculé comme un indice pondéré par les capitalisations, et le CAC 40 selon sa

méthode de calcul classique).

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Ainsi, on remarque une nette surperformance des 14 valeurs familiales les plus importantes par

rapport au CAC 40 equipondéré, notre indice de référence pour le marché actions français, sur la

période allant de 2011 à 2018 (127% pour les valeurs familiales contre 58% pour le CAC 40 Equal

Weight). Cette surperformance vient confirmer les propose de M. Taieb qui louait la « capacité à

surperformer les principaux indices boursiers » démontrée dans le passé par les entreprises familiales.

Bien que net, ce résultat est à nuancer car de nombreux paramètres n’ont pas été pris en compte dans

notre étude :

• Par simplicité et afin de pouvoir comparer la performance à celle d’un indice reconnu par

les investisseurs, les dividendes n’ont pas été considérés, bien que ce soit une composante

de la rentabilité d’une action.

• Le nombre d’entreprises familiales analysé est faible : en effet, seules les valeurs

particulièrement importantes et liquides ont été prises en compte afin de pouvoir établir une

comparaison avec le CAC 40. De plus, seules ce type de valeurs convient à des investisseurs

particuliers en tant que substitut à un portefeuille d’actions classique. D’autres indices ont

été créés afin d’exprimer la performance des entreprises familiales, notamment l’indice

Euronext Family Business, composé de 216 entreprises familiales européennes cotées sur

ses marchés et diversifié entre grandes capitalisations (Large Cap), moyennes capitalisations

(Mid Cap) et petites capitalisations (Small Cap).

• La comparabilité des indices n’est pas optimale. En effet, bien que toutes françaises au même

titre que les valeurs composant le CAC 40, les entreprises familiales considérées ne sont pas

aussi diversifiées au niveau sectoriel. Voici une comparaison de la répartition par secteurs

des entreprises en utilisant la classification GICS pour le CAC 40 ainsi que pour les valeurs

familiales sélectionnées. La classification GCIS (Global Industry Classification Standard) a

été créée par MSCI, l’un des principaux fournisseurs d’indices mondiaux et ancienne filiale

de la banque Morgan Stanley. Les différents poids des secteurs dans les indices sont montrés

dans les graphiques suivants :

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Source : Capital IQ

Source : Capital IQ

Les recherches économiques et financières montrent qu’il existe des industries à tendances cycliques

et des industries défensives, dont les profits respectivement plus et moins corrélées à la santé de

l’activité économique. Dans une publication sur le sujet, Société Générale Private Banking prend

l’exemple du secteur automobile, dont les profits dépendent de la propension des individus à

effectuer des dépenses importantes. En cas d’activité économique morose, la baisse des revenus et

le manque de confiance en l’avenir décourageront les ménages d’effectuer une telle dépense, qui sera

au contraire encouragée en cas d’économie dynamique pour les raisons inverses.

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Les industries sont plus larges que les secteurs, ainsi, dans chaque industrie, certains secteurs peuvent

être défensifs et d’autres cycliques : en effet, l’industrie consumer goods contint le secteur

automobile, cyclique, et le secteur de la distribution (retail), au contraire défensif car peu corrélé à

l’activité économique. Il est donc nécessaire, pour certaines industries, de regarder plu en détail les

sous-secteurs.

Cependant, on remarque par exemple que le CAC 40 contient 13% d’entreprises classées comme

financials avec cinq sociétés

- Les banques Société Générale, BNP Paribas et Crédit Agricole

- L’assureur AXA

- La foncière Unibail Rodamco

Tandis que parmi les valeurs familiales, on retrouve une seule valeur financière soit 7% des sociétés.

Il s’agit de Wendel, une holding d’investissement cotée, dont le business model diffère complètement

celui des banques, dont les profits sont cycliques car corrélés à l’expansion de l’activité, notamment

pour le PNB (produit net bancaire) généré par les intérêts perçus sur les crédits accordés aux ménages

et aux entreprises. Wendel, elle tire ses profits de la performance de ses investissements, qui peuvent

appartenir à différents secteurs économiques, et qui peuvent être cycliques ou défensifs.

De plus, le portefeuille d’actions familiales contient 22% de titres classifiés comme « consumer

staples », secteur typiquement défensif, contre seulement 13% pour le CAC 40, ce qui peut également

avoir une influence positive sur la surperformance des valeurs familiales.

Ces différentiels de secteurs peuvent influer sur la performance et constituent donc une limite à notre

résultat à garder en mémoire lors de son analyse.

Nos avons donc démontré la surperformance boursière des entreprises familiales face à l’indice

boursier de référence de la bourse de Paris et vérifier l’hypothèse faite en introduction. Cependant,

cette performance est-elle causée par l’actionnariat familial ? Cette nature de l’actionnariat crée-t-

elle des modes de gouvernance particuliers ? L’aspect familial de l’entreprise est-il source de création

de valeur pour l’ensemble des actionnaires ?

Dans notre deuxième partie, nous nous baserons sur des recherches académiques existantes afin de

fournir des pistes de réponses à ces interrogations.

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II) Lagouvernancedesentreprisesfamilialescotéescrée-t-elleplusdevaleurpourlesactionnairesquecelledesentreprisesmanagériales?

Dans son Manuel de gouvernance des entreprises familiales, la Société Financière Internationale

(IFC), filiale de la Banque Mondiale dédiée à l’investissement dans les organisations du secteur

privé, définit la gouvernance d’entreprise de la manière suivante : « la gouvernance d’entreprise fait

référence aux structures et aux processus utilisés dans le cadre de l’administration et du contrôle des

entreprises. La gouvernance d’entreprise concerne les relations entre les dirigeants, le conseil

d’administration, les actionnaires de contrôle, les actionnaires minoritaires et les autres parties

prenantes. Une bonne gouvernance d’entreprise contribue à un développement économique durable,

en renforçant les résultats des entreprises et en favorisant leur accès aux capitaux externes ».

Dans cette partie, nous allons nous efforcer de démontrer des liens entre les structures de

gouvernance particulières observées dans les entreprises familiales et la performance financière de

ces entreprises, afin de fournir une explication possible à la surperformance que nous avons constaté.

Dans un premier temps, nous allons analyser les conséquences sur la performance financière de

l’actionnariat des entreprises familiales, qui a la double particularité d’être peu diversifié et de réunir

des membres ayant entre eux un lien familial et donc non uniquement basé sur une logique

économique, comme expliqué précédemment.

A) L’actionnariatfamilial:unesourcedepotentielscoûtsquipeuventimpacterlavaleurdel’entreprise,ouaucontrairedecréationdevaleur?

En partie I, nous avions abordé les potentiels coûts d’agence que Hirigoyen identifiait dans les

structures familiales, liés aux opposition entre les intérêts des différentes parties prenantes à

l’entreprise, qui étaient :

- Les actionnaires, dont l’intérêt principal est le retour sur investissement. Ils peuvent être

familiaux et non familiaux.

- Les managers, dont l’objectif est de maximiser les profits de l’entreprise selon une logique

purement économique. Ils n’ont a priori aucune attache émotionnelle à l’entreprise.

- Les membres de la famille, qui ont à cœur l’intérêt familial et la cohésion entre les différents

membres.

Ces groupes d’acteurs comportant des intersections, comme montré par le three circle model de

Tagiuri & Davis, on décompte sept catégorie d’acteurs dont les objectifs sont non alignés, ce qui

diffère de la situation d’une entreprise classique, dans laquelle on en retrouve que le groupe

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« actionnaires » et le groupe « management », avec une intersection possible dans le cas des tops

managers, qui peuvent investir personnellement dans l’entreprise ou constituer une participation par

une rémunération accordée en actions de l’entreprise.

Dans une étude sur les entreprises familiales du S&P 500 (indice boursier de référence de la bourse

de New York), Ronald Anderson et David Reeb expliquent les potentiels coûts induits par une

structure familiale, qui auraient pour impact de faire baisser la valeur de l’entreprise par rapport à

une organisation purement managériale. En effet, ils se basent sur les recherches de Jensen et Fama,

qui démontrent qu’un bloc important d’actionnaires avec des objectifs alignés (undiversified

shareholders) agissent différent d’un actionnariat fractionné.

L’actionnariat fractionné évalue la performance d’un investissement par les mécanismes du marché,

expliqués plus haut, qui consistent en une maximisation des cash-flow et une faible volatilité de ces

derniers.

Au contraire, un bloc d’actionnaires alignés peut poursuivre un objectif différent comme la

croissance de l’entreprise au détriment de sa rentabilité, l’innovation technologique ou encore sa

pérennité.

Ainsi, Anderson et Reeb appliquent ce raisonnement aux entreprises familiales, dont la définition

implique un bloc d’actionnaires familiaux dont les intérêts sont à priori alignés, et expliquent que la

famille peut être amenée à poursuivre un objectif ne priorisant pas la maximisation de valeur de

l’entreprise. Ce raisonnement rejoint le point de vue de John Ward, qui formule l’idée que dans une

entreprise familiale, la stratégie de l’entreprise est liée aux objectifs personnels et financiers de la

famille, ce que nous avons évoqué en première partie.

De plus, Anderson et Reeb identifient une autre source de coûts potentiels liés à l’actionnariat

familial d’une société : selon eux, la famille pourrait utiliser l’entreprise en priorisant son

enrichissement personnel plutôt que celui de la société et par conséquent de l’ensemble des

actionnaires, comme cela est le cas dans les structures managériales. Les chercheurs mentionnent

notamment la possibilité de pratiquer une rémunération trop généreuse au profit des membres de la

famille qui seraient employés dans la société, des transactions privilégiées avec des membres de la

famille, ou encore politique de redistribution qui favoriserait les actionnaires familiaux au détriment

des autres porteurs de titres.

Enfin, la présence d’un bloc d’actionnaires important (Blockholders) a pour effet potentiel de

diminuer la probabilité d’offre d’achat par d’autres investisseurs, ce qui a pour effet de faire baisser

la valeur de l’entreprise. Cet effet est mis en lumière par les recherches de Barclay et Holderness. En

effet, lors d’une acquisition d’entreprise, l’acheteur paye une prime de contrôle, ce qui augmente le

prix de l’action proposé aux actionnaires et donc la valeur de l’entreprise. Selon Pascal Quiry et Yann

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le Fur, on constate en moyenne une prime de contrôle de 25% pour les transactions portant sur des

sociétés cotées. Une étude menée en 2017 par le cabinet d’audit PWC fait état d’une prime moyenne

de 27,4% sur le cours de bourse lors des rumeurs de transaction en Europe de l’Ouest.

Ainsi, on voit que la présence d’un large bloc d’actionnaires alignés, notamment familiaux, peut

potentiellement limiter la valeur d’une entreprise comparativement à un actionnariat diversifié.

Cependant, il existe des arguments qui permettent de penser qu’au contraire, la présence d’un

actionnariat familial peut être créateur de valeur.

Une entreprise à actionnariat familial peut disposer d’un avantage compétitif sur ses paires purement

managériales avec un actionnariat diversifié. En effet, un article publié en 1985 dans le Journal of

Political Economy par les chercheurs américains Harold Demsetz et Kenneth Lehn pose l’argument

que les actionnaires possédant une large participation dans une entreprise sont d’autant plus

encouragés à maximiser la valeur de l’entreprise que celle-ci est une large part de leur patrimoine,

par opposition aux actionnaires individuels. Ainsi, ils ont un intérêt supérieur à exercer un contrôle

des managers et des décisions internes à l’entreprise, autrement dit, à participer activement à la

gouvernance de la société.

Par ailleurs, les familles actionnaires sont des investisseurs de long terme, contrairement aux

investisseurs individuels qui achètent et vendent des actions plus ou moins régulièrement. Cette

vision de long terme se caractérise par la transmission intergénérationnelle de la propriété des actions

de l’entreprise, ce qui est théorisé dans des recherches respectivement menées par Mark Casson et

Ralph Chami dans une publication du Fonds Monétaire International qui introduisent la notion de

« motivation dynastique » dans les entreprises familiales, autrement dit, la volonté, variable selon les

entreprises, des actionnaires familiaux de transmettre l’entreprise à la génération suivante.

Dans un article publié en 1999 dans l’International Journal of the Economics of Business, Harvey

James, chercheur à l’Université du Missouri, lie cette caractéristique à une meilleure performance

des entreprises familiales, en argumentant que « l’horizon étendue propre aux entreprises familiales

pourrait inciter les décisionnaires à investir selon les règles du marché tout en limitant les coûts

d’agence qui émergent lorsque la propriété et le contrôle sont entièrement séparés ». Par « règles du

marché », James entend les mesures de rentabilité classiques utilisées par les acteurs des marchés

financiers, telle que la Valeur Actuelle Nette (VAN), qui représente la somme des cash-flows

actualisés liés à l’investissement considérée, et qui doit être positive afin que l’investissement soit

considéré comme rentable.

De plus, la « motivation dynastique » incite les actionnaires à maximiser la valeur de l’entreprise

considérée comme un actif à transmettre et non à consommer de son vivant, ce qui rejoint le point

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de vue de James et la nécessité d’effectuer des investissements rentables financièrement afin de ne

pas détruire de valeur.

Ainsi, il existe des arguments permettant de lier un actionnariat familial à une création de valeur plus

importante et un avantage concurrentiel sur les entreprises managériales.

Il convient alors de poursuivre notre analyse et de déterminer l’impact sur la performance lorsque la

famille ne possède pas seulement une participation dans l’entreprise, mais la contrôle effectivement,

par une majorité des droits de vote, une présence accrue au conseil d’administration (ou organe

équivalent), ou un rôle de managérial stratégique.

B) L’impactsurlaperformanced’uncontrôlefamilialsurl’entreprise

Dans une publication écrite conjointement par des chercheurs du World Economic Forum, de la

Wharton School of Business (Université de Pennsylvanie) et de la Stern School of Business

(Université de New York), il est dit que « les entreprises familiales ont tendance à parvenir à contrôler

l’entreprise au-delà de leur niveau de détention », par l’usage de mécanismes juridiques de séparation

des droits politiques et des droits financiers associés à la propriété d’une action, ou encore par une

structure de détention « pyramidale », définie comme la détention d’une majorité de droits de vote

par l’intermédiaire de participations interposées (voir un exemple en annexes).

En effet, on observe sur l’échantillon d’entreprises dont nous avons analysé la performance les

données suivantes, issues des rapports annuels 2018 de chaque société :

On remarque qu’hormis l’Oréal, toutes les familles actionnaires possèdent des droits de vote

supérieurs à leur niveau de détention. De plus, cinq d’entre elles (BIC, Kering, LVMH, Sodexo et

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Wendel) sont ont une famille actionnaire minoritaire en terme de détention du capital, mais qui

possède une majorité des droits de vote.

Ce constat étant établi, quel est l’impact sur la performance des entreprises familiales de l’exercice

du contrôle par le bloc d’actionnaires familiaux ?

Un article publié en 2006 par Danny Miller et Isabelle le Breton-Miller identifie de potentiels effet

positifs et négatifs du contrôle de l’entreprise par la famille. En effet, en se basant sur la théorie des

coûts d’agence, qui émergent lorsque les actionnaires et le management n’ont pas les mêmes intérêts,

le contrôle de la firme par la famille augmente sa visibilité et sa faculté à monitorer les managers.

Ainsi, cela a pour effet de réduire les coûts d’agence, et d’améliorer la performance de l’entreprise.

Par ailleurs, un autre effet positif possible est un fort sentiment de stewardship (intendance) dans

l’entreprise. Cette notion est définie comme la volonté des actionnaires et managers de contribuer à

la firme d’une manière non exclusivement économique mais également de la gérer dans le meilleur

intérêt de sa longévité, de sa mission… Les liens familiaux unissant les actionnaires ont tendance à

renforcer ce sentiment et à avoir des effets bénéfiques sur la performance.

Le principal inconvénient du contrôle de l’entreprise par la famille actionnaire identifié dans les

recherches existantes est une extension de celui déjà constaté pour l’actionnariat par Anderson et

Reeb : sans contre-pouvoir, la famille actionnaire est libre d’utiliser l’entreprise à des fins

d’enrichissement personnel, au détriment des autres actionnaires.

Cependant, ces mêmes chercheurs publient en 2004 un article étudiant les mécanismes de

gouvernance visant à « limiter l’expropriation de l’entreprise par les actionnaires importants » mis

en place dans les entreprises familiales du S&P 500. Ils constatent que la performance des entreprises

familiales dont le conseil d’administration (board en droit anglais) comporte peu de membres

indépendant ont une performance significativement plus faible que les entreprises managériales. Au

contraire, leur étude montre également que les sociétés cotées les plus performantes sont les

entreprises familiales dont le pouvoir est contrebalancé par la présence d’actionnaires indépendants.

En effet, ces derniers apportent de l’expertise et de la compétence et de l’objectivité. Par leur

participation à des comités stratégiques tels que le comité d’investissement, le comité d’audit, le

comité de nomination et le comité de compensation, ils peuvent assurer le bon déroulement du

processus de prise de décision et vérifier que ce dernier est en conformité avec l’intérêt de l’ensemble

des actionnaires.

Afin de mesurer la performance, Anderson & Reeb utilisent le ! de Tobin, qui mesure le ratio entre

la valeur de marché de l’entreprise et sa valeur nette comptable. Un ! de Tobin supérieur à 1 indique

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qu’un investisseur dans l’entreprise voit son investissement valorisé plus que le montant des actifs

qu’il représente, et que l’entreprise crée ainsi de la valeur. On voit clairement que l’entreprise

maximise sa valeur lorsque les administrateurs indépendants sont plus nombreux que ceux issus de

la famille (voir résultats en Annexe 3).

Ces résultats, selon eux, sont cohérent avec la théorie des coûts d’agence, dans le sens que la présence

d’administrateurs indépendants limite les coûts induits par l’intérêt exclusif des membres de la

famille au détriment des autres actionnaires.

Ainsi, il existe des arguments permettant de lier un actionnariat familial à une création de valeur plus

importante et un avantage concurrentiel sur les entreprises managériales. Cependant, les études

empiriques montrent que cet avantage ne se réalise qu’en présence de contre-pouvoirs limitant le

pouvoir de la famille actionnaire dans la gouvernance de l’entreprise, afin de limiter le risque

d’expropriation de la société au détriment des autres actionnaires.

Cependant, des études ont dégagé d’autres facteurs explicatifs d’une surperformance boursière des

entreprises familiales, notamment certains éléments de politique financière communs à cette

catégorie de société.

C) Lapolitiquefinancièredesentreprisesfamilialescommefacteurexplicatifd’unesurperformance

Dans son étude annuelle CS Family 1000, la banque Crédit Suisse se penche sur les raisons de la

surperformance boursière des entreprises familiales, qu’elle appelle le Family Alpha. Dans cette

publication, la banque analyse 1015 entreprises familiales cotées détenues à plus de 20% par des

actionnaires familiaux et d’une capitalisation boursière supérieure à 250 millions de dollars.

L’échantillon des entreprises sélectionnées est diversifié à travers les secteurs et les régions

géographique, comme le montrent les graphiques en annexe extrait du rapport.

En analysant les bilans de ces entreprises, l’étude dégage une aversion au risque et une prudence

financière démontrée par les entreprises familiales en matière d’endettement. En effet, le Crédit

Suisse analyse le ratio "#$"%%"&"#%#"%()*+,- , autrement appelé levier financier, des 1015 entreprises

familiales considérées et montre, entre 2010 et 2017, un niveau compris variant entre 1 et 1.5. Le

levier financier permet d’améliorer la rentabilité des capitaux propres de l’entreprise, et donc la

rémunération des actionnaires, mais augmente également sensiblement le risque qu’ils supportent :

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en effet, comme expliqué par Jacques Hamon dans Bourse et Gestion de Portefeuille, l’accroissement

de l’endettement est associé à des charges financières fixes et notamment le service des intérêts et

du remboursement. Les revenus de l’entreprise sont eux aléatoires, ainsi, toutes choses égales par

ailleurs, la probabilité que l’actionnaire perçoive un cash-flow positif est négativement impactée par

un endettement important. Reprenant des recherches de Hamada (1969) et Rubinstein (1973),

Jacques Hamon explique que la sensibilité d’une entreprise, exprimée par son Bêta (.), augmente

avec l’endettement. Le bêta est défini par Sharpe et Markovitz comme la sensibilité d’un titre aux

variations de la rentabilité du marché. Cette augmentation du bêta conduit à une augmentation de la

volatilité du titre et donc un risque supérieur, que les actionnaires, averses au risque, compensent par

une rentabilité exigée supérieure qui se traduira, comme vu plus haut, par une baisse du cours du

titre.

Ainsi, le faible endettement des entreprises familiales constaté par le Crédit Suisse a pour

conséquence, toutes choses égales par ailleurs, un risque moindre et donc une exigence de rentabilité

moins élevée de la part des investisseurs, qui peut conduire à une hausse du cours du titre et expliquer

le Family Alpha.

Cet endettement relativement faible par comparaison aux entreprises purement managériales est

constaté dans d’autres études, notamment par Gérard Hirigoyen en 2009 dans la Revue Française de

Gestion, qui constate que le ratio gearing ( "#$"%%"&"#%#"%/012%03415615"7)des entreprises familiales moyennes est

de 32% contre une moyenne de 78% pour les PME et les grandes entreprises françaises (les

entreprises composant le SBF 250, indice boursier des 250 premières capitalisations boursières

françaises, anciennement fourni par Euronext et dont la production s’est arrêtée en 2011).

Dans son étude annuelle sur le profil financier des entreprises du CAC 40, le cabinet d’audit EY

analyse les ratios ( "#$"%%"&"#%#"%/012%03415615"7)des entreprises composantes de l’indice et dégagent un gearing

médian de 25% au 31 décembre 2018. Nous avons effectué, à l’aide des publications financières des

14 entreprises familiales étudiés, une étude des ratios gearing et constatons également que ces

dernières, avec un ratio médian de 21,12%, apparaissent comme moins endettées que les entreprises

du CAC 40. Dans un article publié en 2017 dans Le Figaro, le cabinet d’études Associés en Finance

estimait à 36 % le gearing moyen des sociétés du CAC 40, ce qui nettement supérieur à celui des

entreprises familiales étudiées en 2018 soit 16,5%.

Les données sont présentées dans le tableau ci-dessous (un endettement net négatif représente en

réalité une trésorerie nette à la fin de l’exercice comptable).

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Selon une étude publiée en 2015 par le Family Business Center de l’EDHEC Business School, cette

aversion au risque particulièrement élevée démontrée par les entreprises familiales provient d’une

« double contrainte de pérennité et de maintien du contrôle ». Cette aversion au risque se manifeste

par une préférence pour l’autofinancement, directement suivi du financement par augmentation de

capital auprès des membres de la famille.

Cela rejoint les propos de Casson et Chami concernant la motivation dynastique : les actionnaires

d’entreprises familiales ont une vision intergénérationnelle, et les principales décisions sont prises

en considérant les objectifs finaux que sont la transmission du patrimoine constitué par les actions

de l’entreprise ainsi que du contrôle de la société. Le financement bancaire voire obligataire implique

non seulement un risque de faillite, mais également une révélation d’information et une perte

d’indépendance, qui sont contraires à ces deux objectifs, ce qui peut expliquer la réticence des

entreprises familiales à s’endetter.

De plus, cela complète les recherches d’Harvey James, qui s’intéressait à la façon dont les sociétés

familiales investissaient en respectant cette contrainte de pérennité et démontraient qu’elles avaient

tendance à investir selon le règles du marché, démontrant une diligence que l’on peut rapprocher

d’une aversion au risque.

Le rapport CS Family 1000 publié par le Crédit Suisse analyse également les décisions

d’investissement des entreprises familiales, qui sont l’autre volet de la politique financière d’une

société. En effet, une société investit pour acquérir ou renouveler des immobilisations, corporelles

ou incorporelles, qui constituent l’actif productif de l’entreprise.

Comme souligné par le rapport du Crédit Suisse ainsi que par les recherches précitées de Chami,

Casson et James, une des caractéristiques des entreprises familiales est une vision de long terme,

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introduite par une contrainte de pérennité liée à la volonté de transmettre la propriété et le contrôle

aux futures générations. L’analyse de l’investissement menée par le Crédit Suisse corrobore cette

vision de long terme et montre comment elle se traduit dans les politiques d’investissement des

entreprises familiales, et comment à leur tour ces politiques permettent d’expliquer leur

surperformance boursière par comparaison aux entreprises managériales ne subissant pas cette

contrainte de pérennité et cette motivation dynastique.

Tout d’abord, le Crédit Suisse analyse le rapport entre les dépenses d’investissement des entreprises

familiales et les charges d’amortissement qu’elles supportent. Une politique d’investissement visant

à l’expansion de l’appareil productif nécessite des investissements supérieurs aux charges

d’amortissement, autrement dit un rapport supérieur à 1. L’étude démontre qu’en 2017, dans toutes

les régions, les entreprises familiales ont un ratio moyen supérieur à 1 et systématiquement supérieur

à celui des sociétés managériales. A l’échelle globale, les entreprises familiales ont un ratio $é1"#7"7$;2#<"7%277"&"#%7/=05>"7$;0&65%277"&"#%7 de près d’1,6 contre légèrement plus d’1,3 pour les sociétés managériales.

On peut en tirer la conclusion que les entreprises familiales ont bien tendance à étendre leur outil de

production, et cette manière supérieure à leurs paires. Cela peut constituer une application en matière

de politique financière de la vision de long terme partagée par ce type d’acteurs.

La nature des investissements réalisés peut également être une expression de la vision de plus ou

moins long terme des entreprises. Particulièrement, les investissements dans la recherche et le

développement (R&D), qui sont parfois non rentables à court terme car ils ne génèrent pas de cash-

flow positifs immédiats, témoignent d’une volonté de pérennité. Dans son étude, le Crédit Suisse, en

se basant sur l’analyse des données publiées par les entreprises analysées, montre que les entreprises

familiales ont, en 2017, des dépenses d’investissement en R&D par rapport au chiffre d’affaire

supérieures à leurs homologues managériales aux Etats-Unis et en Asie. En Europe, le niveau de ce

ratio est similaire chez les sociétés familiales et non familiales. Ainsi, on voit que la volonté de

pérennité des entreprises familiales entraîne un niveau d’investissement de long terme supérieur.

Par ailleurs, le Crédit Suisse montre qu’au cours du temps, les entreprises familiales ont vu leur

niveau d’investissement croître plus rapidement que ce celui des entreprises managériales dans toutes

les régions, et particulièrement en Asie, où les entreprises sont plus jeunes et dans une phase de

développement moins mature que la moyenne des Etats-Unis et de l’Europe.

Enfin, le Crédit Suisse identifie un quatrième effet sur la politique financière de la contrainte de

pérennité qui s’applique aux entreprises familiales : la politique de distribution, autrement dit les

rachats d’actions et les dividendes servis aux actionnaires. En effet, selon la banque, une entreprise

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qui souhaite se pérenniser consacrera une part inférieure de se cash-flow à la rémunération des

actionnaires et préfèrera investir ces ressources dans le développement de son activité. Les résultats

fournis sont cohérents avec cette affirmation : en se basant sur les données publiées par les entreprise,

le Crédit Suisse trouve que dans les entreprises non familiales, 15,8% des cash-flows sont employés

à la redistribution par des rachats d’actions ou des dividendes, contre seulement 6,8% dans les

entreprises non familiales. Ainsi, on retrouve une politique financière particulière à cette catégorie

d’entreprises, qui trouve son origine dans la volonté de pérennité.

Selon une étude menée en 2010 par les chercheurs Céline du Boys et Patrice Charlier, qui identifient

également une politique de distribution moins importante chez les entreprises familiales, une autre

raison pouvant expliquer cette différence est la présence de moindres conflits d’agences dans ce type

de structure. En effet, selon eux, la politique de distribution dépend des conflits d’agence d’une part

entre les actionnaires et les dirigeants, et d’autre part entre les actionnaires majoritaires et

minoritaires, conflits qu’ils démontrent comme étant moins importants dans les sociétés contrôlées

par une famille, par la présence d’une majorité au capital et/ou d’un dirigeant membre de la famille.

Ainsi, ces études nous permettent de dégager des éléments communs de politique financière propre

aux entreprises familiales, qui sont des conséquences de la volonté de pérenniser l’entreprise, et d’en

transmettre la propriété et le contrôle aux générations suivantes.

En effet, elles sont généralement moins endettées que les entreprises non familiales, préférant

l’autofinancement et le financement par augmentation de capital auprès des actionnaires familiaux.

Ainsi, les entreprises conservent une certaine indépendance, limitent les risques d’illiquidité

d’insolvabilité inhérent à un fort endettement bancaire ou obligataire, et évitent la dilution des

actionnaires familiaux par le recours à des capitaux propres extérieurs à la famille. De plus, elles

investissent à un rythme supérieur à celui des sociétés managériales, avec une inclination plus claire

sur les investissements de R&D qui permettent l’innovation. De plus, elles ont tendance à consacrer

une plus faible part de leurs cash-flow à la distribution aux actionnaires, et à privilégier le

réinvestissement dans l’activité.

Selon le Crédit Suisse, ces éléments de politique financière confèrent aux entreprises familiales les

caractéristiques suivantes :

- Ces dernières ont « plus de flexibilité pour se détacher de la pression des résultats trimestriels

et se concentrer sur la croissance, les marges et la rentabilité ». En effet, dans un article,

Sophie Mignon (Université Paris Sud) explique que des décisions telles que les

désinvestissement (cessions d’actifs) ou la réduction des effectifs peuvent être bénéfique

pour la rentabilité à court terme et saluées par les marchés, mais comporter des conséquences

négatives à long terme.

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- Les entreprises familiales perçoivent des cash-flow plus stables leur conférant une

importante capacité d’autofinancement, et réduisant la dépendance à des financements

extérieurs.

Egalement selon la banque, ces éléments sont des facteurs pouvant expliquer la surperformance

boursière des entreprises familiales.

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Conclusion

Cette étude avait pour objet de vérifier l’hypothèse d’une surperformance boursière des actions

d’entreprises familiales par rapport aux entreprises non familiales, et le cas échéant, d’en identifier

des potentiels liens de causalité entre un actionnariat familial et une plus forte rentabilité de

l’entreprise. Cette hypothèse était formulée tant par le dirigeant et actionnaire d’une entreprise

familiale, Bernard Arnault, que par le gérant d’un fonds d’investissement spécialisé dans les valeurs

familiales.

Afin de vérifier cette hypothèse, nous avons dans un premier temps défini l’entreprise familiale et

grâce à une revue des principaux articles de recherches fondamentaux, identifiés en quoi ces

entreprises étaient particulières. Ainsi, nous avons vu que l’entreprise familiale est un lieu qui réunit

trois cercles d’acteurs, les actionnaires, la famille et les managers, qui parfois se confondent. Cela

implique des intérêts différents à concilier.

Cependant, la comparaison de la rentabilité d’un échantillon d’entreprises familiales françaises de

grande capitalisation avec l’indice CAC 40, benchmark adapté à ce type de valeurs, nous a permis

de dégager une nette surperformance des actions familiales.

Bien que comportant des limites, notamment liées à la diversification du portefeuille étudié en termes

de nombre de sociétés et de répartition sectorielle, notre analyse a confirmé les hypothèses formulées

en introduction. En effet, l’indice construit à l’aide de 14 grandes capitalisations familiales françaises

a progressé de 127% depuis 2011, contre une progression du CAC 40 « Equal Weight » de 58% sur

la même période. Ainsi, on démontre clairement que les entreprises familiales sont une alternative

viable pour les investisseurs habitués aux actions et à leur volatilité, dont l’appétit pour le risque est

élevé et qui investiraient normalement dans un portefeuille d’actions du CAC 40.

Afin d’identifier des caractéristiques des valeurs familiales permettant d’expliquer cette

surperformance, nous avons revu un ensemble de littérature étudiant les coûts et bénéfices potentiels

d’un actionnariat familial par rapport à un actionnariat dispersé. En effet, de nombreuses recherches

permettent de comprendre :

- L’impact de la présence d’un bloc d’actionnaire dont les intérêts sont alignés, tels des

actionnaires familiaux, sur les performances et la valeur de l’entreprise. En effet, ce type

d’actionnariat peut engendrer des coûts et peser sur le cours de l’action de l’entreprise.

- Les potentiels avantages de l’actionnariat familial, qui résident notamment dans la volonté

de transmission de la propriété et du contrôle de l’entreprise à la génération suivante : cette

volonté pousse la famille à prendre des décisions d’investissement rentables et à maximiser

la valeur de l’entreprise, qui représente une grande partie de son patrimoine.

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De plus, les recherches analysées montraient que plus le contrôle était concentré dans les mains des

actionnaires familiaux, plus les coûts liés à l’actionnariat familial, particulièrement le risque

d’expropriation au détriment des actionnaires familiaux, sont importants. Cependant, la gouvernance

d’entreprise peut être organisée pour réduire ces coûts et augmenter l’importance des bénéfices de

l’actionnariat familial, notamment par l’établissement d’un conseil d’administration majoritairement

indépendant.

Nous avons ensuite relié ces comportements typiques des entreprises familiales à une politique

financière commune, dont les principales caractéristiques sont les suivantes :

- Un endettement limité, dans le but de conserver l’indépendance de la société et son contrôle,

et de préserver l’entreprise du risque de faillite. En effet, les chiffres montrent qu’une

entreprise familiale moyenne est moins endettée qu’une société managériale. Par ailleurs,

nous avons démontré que l’effet de levier, autrement dit le niveau d’endettement de

l’entreprise, augmentait le risque perçu par les actionnaires et pesait négativement sur le

cours de bourse, et réciproquement.

- Une politique d’investissement expansionniste et de long terme, reflet de la volonté de

pérennité des entreprises familiales, avec une croissance des investissements et des dépenses

de R&D supérieures aux entreprises managériales.

Ainsi, nous avons démontré que la gouvernance des entreprises familiales était une possible origine

de la surperformance boursière de ce type de valeur que nous avons observé. Une entreprise familiale

dont la famille actionnaire voit son pouvoir contrebalancé par une gouvernance efficace et un conseil

d’administration indépendant a tendance à créer plus de valeur qu’une société managériale,

notamment par la prudence financière et l’efficacité des investissements issus de la volonté de

pérennité inhérente à ce type d’entreprises.

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Articles de presse

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• Challenges, n°573-5Juillet201

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Annexes Annexe 1 : Niveau du VIX (indice de volatilité) depuis 2015

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Annexe 2 : évolution de l’indice des valeurs familiales pondéré par les capitalisations boursières comparée à celle du CAC 40 de 2011 à 2018 Source : Capital IQ

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Annexe 3 : exemple de structure pyramidale permettant un contrôle supérieur au niveau de détention

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Annexe 4 : Q de Tobin des entreprises familiales en fonction de la proportion d’investisseurs indépendants