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Perspectives islamiques sur la science moderne Une introduction aux débats entre science et religion Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture -ISESCO- 1434H-2013 Sous la direction de Abd-al-Haqq Guiderdoni

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  • Perspectives islamiques surla science moderne

    Une introduction aux dbats entre science et religion

    Organisation islamique pour lEducation, les Sciences et la Culture -ISESCO-1434H-2013

    Sous la direction de Abd-al-Haqq Guiderdoni

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  • Photocomposit ion, montageet impression : ISESCO

    Rabat - Royaume du Maro c

    Dpt lgal : 2013 MO 1729 ISBN : 978-9981-26-582-0

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    Table des matires

    Prface .........................................................................................................

    A propos des auteurs ..................................................................................

    L'islam et la science : une brve introduction ..........................................Abd-al-Haqq Guiderdoni

    Science et spiritualit dans le monde musulman contemporain .............Mohamed Tahar Bensaada

    La structure de la matire ..........................................................................Ins SafiL'histoire du cosmos ..................................................................................Nabila Aghanim

    L'histoire de la vie ......................................................................................Rana DajaniLexique ........................................................................................................

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  • PrfaceL'Organisation Islamique pour l'Education, les Sciences et la Culture estheureuse de prsenter au public cet ouvrage sur l'islam et la sciencecontemporaine. Ce livre porte sur les rapports que la pense et la culturemusulmanes entretiennent avec la science, dans sa mthode, ses rsultats, et savision du monde. Il s'adresse principalement aux universitaires et tudiants dumonde musulman, dans les domaines des sciences exactes, des scienceshumaines, et de la thologie, pour leur donner un outil d'information et deformation qui alimente leur rflexion et les aide participer aux dbats sur cesujet. Plus gnralement, ce livre s'adresse au public musulman cultiv et aupublic international dsireux de se faire une opinion sur ce sujet. Nous sommesbien ici dans la triple vocation de l'ISESCO : duquer, duquer la science, etduquer la culture dans son rapport complexe et multiforme la science.

    L'on sait que, dans la grande priode des Califats Omeyyade et Abbasside, lacivilisation arabo-musulmane a port haut le flambeau des connaissances. Lestravaux rcents des historiens des sciences montrent dsormais que cet efforts'est poursuivi pendant des sicles. Aujourd'hui, de nombreux scientifiques deculture musulmane participent l'effort international de dveloppement dessciences. La science nous permet de mieux connatre le monde et d'agir sur lui.Dans le mme temps, elle fait face des visions du monde plus anciennes, maistoujours bien vivantes, qui sont issues de la culture religieuse. Les penseursmusulmans ont constamment cherch les voies pour articuler, de faonharmonieuse, les rsultats de la dmarche rationnelle et les enseignements duCoran et de la tradition prophtique. Cet effort doit tre renouvel aujourd'hui,dans le contexte d'une science qui dvoile chaque jour davantage la grandeur etla complexit du monde.

    C'est pour cette raison que les changes entre scientifiques, philosophes etreligieux se dveloppent rapidement au niveau international. Le mondemusulman doit participer ce dbat, pour y faire valoir la voix de l'islam. Il s'agitde se rapproprier le patrimoine scientifique de l'humanit, auquel lesmusulmans ont contribu de faon spectaculaire, et continuent de contribuer, etde le placer dans la cadre du tawhid et de la vision thique globale quicaractrisent l'islam. Le monde attend la position de l'islam sur ces questions. Parce livre, l'ISESCO entend lancer une contribution ce dbat, et encourageruniversitaires et tudiants y participer activement.

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  • Sous la direction dAbdel-al-Haqq Guiderdoni, une quipe compose de NabilaAghanim, Mohamed Tahar Bensaada, Rana Gajani et Ins Safi, a labor cetouvrage. LISESCO remercie les auteurs pour ce travail dont le contenu semaintient dans le dbat dides grce leur sagacit et leur lucidit.

    Dr Abdulaziz Othman AltwaijriDirecteur gnral

    Organisation islamiquepour lEducation, les Sciences et la Culture

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  • A propos des auteurs

    Abd-al-Haqq Guiderdoni est astrophysicien, Directeur de recherche au CentreNational de la Recherche Scientifique, et dirige l'Observatoire de Lyon. C'est unspcialiste de la formation des galaxies. Il a anim un rseau de chercheursmusulmans qui a produit l'ouvrage collectif Science et religion en Islam(Editions AlBouraq, 2012, Paris). Abd-al-Haqq Guiderdoni a contribu plusieurs livres et donn de nombreuses confrences en Europe, au Maghreb etau Mashreq sur le dbat entre science et religion.

    Mohamed Tahar Bensaada est philosophe et historien de la pense. Il enseigne la Haute Ecole Libre Ilya Prigogine Bruxelles, et a contribu plusieursouvrages collectifs. Il intervient rgulirement dans les dbats de la communautmusulmane en Europe.

    Ins Safi est physicienne, Charge de recherche au Centre National de laRecherche Scientifique. C'est une spcialiste de la physique msoscopique. Elletravaille au Laboratoire de Physique des Solides (Universit Paris 11).Nabila Aghanim est astrophysicienne, Directrice de recherche au CentreNational de la Recherche Scientifique. C'est une spcialiste de la cosmologie.Elle travaille l'Institut d'Astrophysique Spatiale (Universit Paris 11).Rana Dajani est microbiologiste, Professeur associe la Hashemite University,en Jordanie. Ses recherches concernent divers aspects gntiques de maladiescomme le diabte ou le cancer. Elle est aussi la fondatrice et la directrice d'uneorganisation non gouvernementale, We Love Reading, qui promeut la lectureauprs des enfants.

    Remerciements

    Abd-al-Haqq Guiderdoni remercie vivement l'ISESCO qui a rendu ce projetpossible.

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    Chapitre 1

    L'Islam et la science : une brve introduction

    C'est une histoire que les astronomes racontent parfois dans des congrsscientifiques. Un professeur d'astronomie fait une confrence pour le grand publicsur les dernires dcouvertes de la cosmologie contemporaine. Il y expose lathorie du Big Bang, l'expansion de l'univers, la formation des galaxies, etc. A lafin de la confrence, une dame trs ge vient voir le confrencier et lui dit :Cher Professeur, tout ce que vous avez racont me semble trs compliqu. Eneffet, on sait bien que le monde repose sur le dos d'une grande tortue. Leprofesseur retient un sourire, et pose la dame une question : Trs bien, chreMadame, mais sur quoi cette tortue repose-t-elle, son tour ? La dame rpond :Mais c'est vident, sur une autre tortue. Et voyant que le professeur allaitrpter sa question, la dame prend les devants : Et d'ailleurs, vous savez, il y ades tortues jusqu'en bas.Il y a dans cette petite histoire un mlange d'ironie et de dpit : ironie par rapport l'ignorance de la vieille dame ; dpit par rapport notre ignorance de ce sur quoirepose le monde. La vieille dame a tort du point de vue scientifique, mais elle araison du point de vue mtaphysique, en ce sens qu'elle sait que toute chose reposesur une fondation, un soubassement, un socle. Et le professeur d'astronomie, qui apeut-tre raison du point de vue scientifique, a tort du point de vue mtaphysique,s'il refuse l'existence de ce socle qui brise la rgression ad infinitum des tortues, oude toute autre entit cosmique. On pourrait dire que la science s'intresse avecsuccs aux tortues, plus exactement la chane des causes et des effets quirgissent le monde. Mais elle reste muette sur le socle, qui chappe son regard,ce socle qui nous permet de rpondre la question de Leibniz (1646-1716) :Pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien ? A cette question, les croyantsrpondent que ce socle ne peut tre que Dieu, a-amad, l'Indpendant desmondes, Celui dont tout dpend, al-Haqq, le Rel sur lequel tout s'appuie, al-Muht, Celui qui nous entoure de toutes parts. Subhna-Llh, 'amm yaifn. C'estSa rahmah qui maintient le monde dans l'tre (wujd), au-dessus du nant ('adam).Si Dieu retirait Sa rahmah, le monde cesserait aussitt d'exister.

    Cette histoire permet de comprendre pourquoi la question des relations entrescience et religion est intressante. Ces relations sont aussi anciennes que la

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    philosophie elle-mme, qui s'est, ds ses dbuts, attache dfinir les positionsrespectives de la raison et de la foi, du vrai et du juste, de la libert et du destin.On suit la trace de ces dbats dans les laborations doctrinales du judasme, duchristianisme, et de l'islam, pendant la priode qui, en Occident, recouvrel'ensemble du Moyen ge. Cette question tait tout aussi prsente au moment dela naissance de la science moderne, aux XVIme et XVIIme sicles. Enfin, la prised'indpendance de la raison par rapport la rvlation, et des socits par rapportaux glises, reste le fil rouge qui traverse toute l'poque moderne, jusqu'auxfameux matres du soupon (Marx, Nietzsche et Freud) qui ont ouvert la voieau doute contemporain. L'opinion dominante fut alors de considrer que scienceet religion, ayant men jusqu' son terme un divorce douloureux, dont l'affaireGalile reste, en Europe, l'vnement emblmatique, n'avaient plus rien se dire.

    Pourtant, rien n'est jou dfinitivement pour la pense humaine, et il n'est pasexagr d'affirmer que l'tude des relations entre science et religion conserve, audbut du XXIme sicle, un intrt certain. En effet, dans ce domaine, le tournantdu millnaire, dans un contexte de mondialisation des changes et des dfis, a vumerger des problmatiques nouvelles, ou a assist la rsurgence de questionsplus anciennes, mais renouveles par le dcor indit dans lequel elles se placent.Force est de constater que le thme du dialogue entre science et religion est entrain de connatre une expansion rapide, avec ses acteurs, sa littrature et sescentres de recherche. Ce thme se dveloppe surtout dans le monde occidental,un environnement marqu par ses racines chrtiennes (catholiques etprotestantes), au sein de socits frappes par le dsenchantement du mondeet la dsillusion post-moderne. Mais d'autres aires culturelles sont galementintresses par ce dialogue, notamment le monde du Christianisme oriental,l'Inde et la Chine. Nous voulons examiner dans ce livre pourquoi le mondemusulman doit participer cette entreprise, et comment il peut le faire.

    Le dialogue entre science et religion ne peut commencer que dans la mesure o lestermes employs sont prciss. En effet, les conditions du dialogue requirent aupralable de dgager ce qui, dans la science et la religion, entre en dialogue. Onpartira ici de deux pralables. Premirement, au-del de la diversit des disciplines,il y a un fonds commun la pratique scientifique -nous visons ici plusparticulirement les sciences de la nature- comme dmarche de comprhension dumonde utilisant la raison, dans un va-et-vient entre thorie et exprimentation(et/ou observation). Deuximement, et c'est ici une affirmation qui n'est pas objetde consensus, nous poserons qu'il y a aussi un fonds commun toutes les religions,au moins dans la mesure o elles traduisent une exprience humaine, mais aussiparce qu'elles constituent toutes des adaptations d'une mme tradition

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    primordiale - ce que nous appelons, en islam, ad-dn al-qayyim. Ce qui dialogue,c'est le discours interprtatif, de nature philosophique, qui peut tre labor partirdes mthodes, des pratiques, et des rsultats de la science, et le discoursthologique, ou doctrinal, qui est labor partir du donn de la rvlation et del'exprience de la foi, voire de l'exprience de la connaissance spirituelle.

    Il convient aussi de se demander si ce dialogue est rellement pertinent. EnOccident, nombreux sont ceux qui dfendent une vision matrialiste du monde,vision qui prtend s'appuyer sur la science. Certes, la science prend commergle du jeu de chercher des explications naturelles aux phnomnes naturels,et elle y russit. C'est ce que certains ont appel le naturalisme mthodologiquede la science. Beaucoup en concluent alors qu'il n'y a, dans l'ordre de la ralit,que des explications naturelles. C'est ce qu'on appelle le naturalismeontologique. Il s'agit l pourtant d'un saut qui n'est pas ncessaire. Pour lescroyants, en effet, Dieu a choisi ces rgles du jeu, et incite l'homme en admirerla perfection. Bien sr, on a tout fait le droit de considrer que le naturalismeontologique est la condition du naturalisme mthodologique de la science. Cefaisant, on pose videmment la rponse avant la question : Si l'on tient que lascience ne peut se dvelopper, en toute cohrence, que dans l'universphilosophique global du naturalisme, voire du matrialisme, les religions n'ontaucune lgitimit, du point de vue de leur pense sur le monde, et le dialogueentre science et religion ne peut tre men, faute d'interlocuteur. Inversement, laposition religieuse dite fidiste consiste tenir que la voix de l'homme n'aaucun poids face au message divin, que l'homme ne peut rien comprendre aumonde, et donc que l'entreprise d'exploration du monde mene par la science estillgitime, sinon dangereuse. On veut ici dfendre une position moins arrte quele matrialisme et le fidisme, une sorte de troisime voie trs large : celle quiconduit la science, et ses diffrents environnements philosophiques, confronterleurs concepts sur la ralit et la connaissance, avec ceux issus des grandesreligions, et leurs diffrentes interprtations, en n'essayant surtout pas d'obtenirle triomphe de telle ou telle vision ou idologie. Car ce qui est le plus importantdans cette entreprise, c'est justement le maintien du dialogue. Celui-ci seconstruit en reprant les interfaces, les points de dsaccord, les incompatibilits,les similitudes et les convergences. Il s'agit-l, en fin de compte, d'une tentativede cartographie d'un vaste terrain, qui s'est singulirement agrandi et compliquavec les progrs rapides de la science, l'ouverture des religions au monde et la modernit, et la prise de conscience de la diversit des religions.

    Pourquoi y a-t-il, aujourd'hui dans le monde, une rsurgence du dbat ancienentre foi et raison, sous la forme d'un dialogue entre science et religion ? Il

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    nous semble que l'on peut identifier au moins quatre grands facteurs quiconcourent ce renouveau.

    Premirement, les rvolutions de la science contemporaine, partir du dbut duXXme sicle, ont provoqu l'mergence de nouveaux paradigmes scientifiques. Cesparadigmes ont comme caractristique de reprer, de l'intrieur mme de la science,des limites fondamentales l'entreprise de connaissance du monde. C'est ainsi que,dans les mathmatiques, la physique, la cosmologie contemporaines, sont apparuesles notions d'incompltude, d'indcidabilit, d'indterminisme, d'imprdictibilit, oud'horizon l'observation. Pour rsumer, la science comprend dsormais qu'il y a desfrontires intrinsques sa comprhension du monde. Bien loin d'tre une dfaitede la raison, ces avances scientifiques en tmoignent de la puissance. Mais ellesappellent aussi des interprtations de caractre philosophique qui ne sont pas aussisimples que dans les paradigmes prcdents, o la science prtendait avoir accs toutes les vrits. Certes, il reste possible de ne pas se poser de grandes questionsphilosophiques et de considrer la science comme l'ensemble des recettes quirussissent toujours, selon le mot de Paul Valry (1871-1945). Mais nombre descientifiques contemporains, qui refusent cette option dite oprationnaliste,croient vraiment qu'il existe une ralit indpendante d'eux, et sont ainsi en qutede sens, un sens leurs pratiques et leurs rsultats. Ils cherchent, en fin decompte, comprendre les raisons du succs et des limites de la science, enl'incorporant dans une perspective plus large

    Deuximement, le dialogue est aussi favoris par l'intrt des thologiens et despenseurs religieux eux-mmes, ou au moins de ceux qui estiment qu'il fautconsidrer le monde pour comprendre l'action que Dieu y mne. Ces penseurstiennent que toutes les constructions thologiques faites partir du donn du rvlne se valent pas galement, dans la mesure o certaines sont manifestement encontradiction flagrante avec ce que nous savons du monde. Ainsi, scientifiques etpenseurs religieux, galement intresss par la ralit du monde, selon desperspectives qui leur sont propres, se retrouvent dans un lieu commun pours'interroger sur ce que la science et la religion nous apprennent, et sur ce qu'elles nepeuvent pas nous apprendre. Les uns et les autres sont, peu ou prou, les derniers s'intresser la ralit, ce donn qui rsiste, et donc existe indpendamment denous. En effet, la plupart des autres acteurs de la pense contemporaine sontdavantage proccups par les constructions humaines, et par l'action qui donnecorps aux ides en retaillant un monde plastique et absurde leur mesure.

    Troisimement, cette rencontre entre scientifiques et penseurs religieux estncessaire dans le contexte de la globalisation des problmes de l'humanit, dont

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    les pages d'actualit des journaux se font rgulirement l'cho. Citons, en vrac,les dcisions plantaires qu'il s'agira de prendre sur le rchauffementclimatique, l'accs de tous l'eau, le partage des ressources naturelles, lesmanipulations gntiques, la conservation de la biodiversit, la gestion desdchets Il est bien vident que de telles dcisions, pour tre viables, devrontavoir t claires par un dbat scientifique. Or comment prendre en compte ladiversit des cultures- et donc des religions qui en sont souvent la base -dansl'acceptation de dbats complexes, et de dcisions difficiles qui, pour treefficaces, devront tre communes ? A cet gard, le dbat entre science et religionpermet de reprer les points d'articulation propres chaque religion, de dgagerdes constantes, et d'apprendre partager, petit petit, un mme langage.

    Enfin, le quatrime facteur est peut-tre le plus important. Le dialogue entrescience et religion, dans le contexte nouveau d'une prise de conscience de ladiversit des religions, et de leur coexistence physique tous les endroits de laplante, donne un premier contenu au dialogue interreligieux. En voquant lediscours de la science sur le monde -un monde qui nous est commun- et la faondont ce discours rsonne, ou non, avec le discours de chaque religion, les uns et lesautres apprennent se connatre, s'apprcier, collaborer. En parlant de la ralitphysique qui rsiste, des chemins de la connaissance que les tres humains neparcourent qu'en ttonnant, ils s'approchent des questions mtaphysiques sur lanature de la ralit ultime et de la connaissance ineffable, et s'ouvrent unevritable reconnaissance du patrimoine spirituel de l'humanit.

    Le dialogue entre science et religion est donc pouss par des vents forts en ce dbutdu XXIme sicle. Il est toutefois indispensable de comprendre, sous peine deconnatre une profonde dception, que tous les passagers ne partagent pas la mmevision sur ce qui doit tre le terme du voyage. On peut identifier immdiatementceux qui, d'un ct comme de l'autre, ont des objectifs apologtiques, en faveurexclusive de la science ou en faveur exclusive de la religion. Pour cette premirecatgorie de passagers, le dialogue doit finalement conduire la dfaite d'un desdeux protagonistes, parce que les deux ne sauraient coexister durablement. Etrangedialogue, en vrit. Pour d'autres, il s'agit de faire l'apologie de sa propre religion,en utilisant la science comme juge de paix. Une telle attitude, il faut le reconnatre,est trs rpandue chez nous, dans le monde musulman, o beaucoup estiment quel'islam est la seule religion compatible avec la raison humaine - mais quelle formede raison ? Une troisime catgorie de passagers est engage dans une entreprisequi a eu ses lettres de noblesse et a essuy de svres critiques : celle de lathologie naturelle. La thologie naturelle est la dmarche qui consiste essayerde prouver l'existence de Dieu par les seules menes de la raison explorant le

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    monde. Dieu pourrait-il tre au bout de l'entreprise scientifique ? Au, tout aumoins, Dieu pourrait-il tre considr comme une option possible avec, et aprs, lascience, voire comme une option raisonnable ? Enfin, une quatrime catgorie,peut-tre minoritaire, se satisfait davantage du processus que du terme. Le dialoguedevient alors un aiguillon pour s'engager plus avant dans les nigmes de la science,qui nous renvoient un double mystre fondamental, celui du monde et celui del'homme, et au vertige de leur mise face face, comme un jeu de miroirs. C'est laperspective dans laquelle nous voulons nous placer ici, et que nous allonsdvelopper maintenant plus spcifiquement pour l'islam.

    La recherche du savoir La recherche du savoir occupe une place centrale dans la doctrine islamique. Lespremiers versets du Coran annoncent au Prophte Muhammad que Dieu vient, parla rvlation du Livre saint de l'islam, apprendre l'homme ce que celui-ci nesavait pas(1). Le thme du savoir ('ilm) revient de nombreuses reprises dansle texte coranique, comme dans la tradition prophtique (sunnah). Selon le hadth,la recherche du savoir est une obligation religieuse pour tout musulman(2), et lessavants sont mme considrs comme les hritiers des prophtes(3). Bienvidemment, le savoir dont il s'agit est d'abord le 'ilm at-tawhd, le savoir d'ordremtaphysique sur l'unicit de Dieu et sur les consquences qui en dcoulent pourla nature de l'homme, la pratique de sa religion, et son comportement dans lasocit. En son sommet spirituel, ce savoir se transforme en une attention constantequi veille ne rien associer Dieu, considr comme la source et le but de touteconnaissance. Par la suite, le savoir central relatif l'unicit divine s'est entourd'une multitude de savoirs religieux ('ulm dniyyah) rendus ncessaires pour labonne comprhension du message coranique(4). Au cours des premiers sicles del'islam, ces savoirs ont t progressivement codifis, et sont ainsi devenus devritables savoirs techniques, c'est--dire des sciences faisant un large appel laraison, en plus du donn de la rvlation. L'usage de la raison, non seulement dansle domaine religieux, mais encore dans les diverses circonstances de la vie

    (1) Coran 96:3-5.(2) Ibn Mjah, Suyt.(3) Bukhar, Ab Dwd, Ibn Mjah, Tirmidh.(4) Lexicographie (alfzh) et grammaire (nahw), calligraphie (khatt), lecture clairement

    articule et psalmodie du texte sacr (tartl et tajwd), hadth et savoir sur les chanes detransmissions (isnd) et les listes de transmetteurs (tabaqt), savoir sur les circonstancesde la rvlation (asbb an-nuzl), sur la vie du Prophte (srah), enfin, savoirs ducommentaire (tafsr), de la pense thologique (kalm), et des principes et applications dela jurisprudence (uul wa fur' al-fiqh).

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    quotidienne, a t lgitim trs tt, par l'enseignement du Prophte l'un de sescompagnons, Mu'dh Ibn Jabal, envoy comme ambassadeur en Abyssinie. Alorsque le Prophte lui demandait comment il agirait dans des situations qui n'taientpas explicitement mentionnes par le Coran et la sunnah, Mu'dh rpondit qu'ilrecourrait l'effort personnel de rflexion (ijtihd), et le Prophte fut trs satisfaitde cette rponse(5). Selon les mots mmes du hadth, l'ijtihd a une valeurintrinsque, puisqu'il porte avec lui une rcompense divine, indpendamment deson rsultat(6). L'ijtihd permit, entre autres choses, l'laboration du droit musulman(fiqh) pendant la priode des Omeyyades et des Abbassides.Mais qu'en est-il du savoir qui n'est pas explicitement reli au religieux ? Quandle Prophte conseille ses compagnons de chercher le savoir jusqu'en Chine(7),fait-il rfrence exclusivement l'enseignement alors dlivr par la rvlation duCoran et la sunnah, ou bien fait-il allusion tous les savoirs ? Il est clair qu'ilexiste un domaine du savoir qui se trouve en dehors du message de la rvlation.Cela apparat nettement dans la clbre histoire de la pollinisation des palmiersdattiers relate dans le hadth. Le Prophte ayant donn le conseil de ne paspolliniser les palmiers ses compagnons de Mdine, la rcolte qui s'ensuivit futde mdiocre qualit. Alors que les compagnons s'en plaignaient auprs duProphte, celui-ci dclara : Il s'agissait juste d'une opinion personnelle, et nesuivez pas (ncessairement) mon opinion personnelle. Mais quand je vous disquelque chose pour le compte de Dieu, alors acceptez-le car je n'attribue aucunmensonge Dieu. Dans une autre version du mme hadth, le Prophte ajoute :Vous tes plus savants que moi sur les affaires de votre monde.(8) Pour lescommentateurs, le Prophte -qui n'est qu'un homme (bashar), mme s'il estinspir par Dieu et miraculeusement prserv de tout pch- a men un effortd'interprtation (ijtihd), sans recevoir, sur cette question, le secours de larvlation (wahy). Le savoir sur certaines choses du monde est donc neutreou indiffrent (mubh) du point de vue de la loi religieuse, en l'absence de touteindication claire le concernant dans les sources textuelles.

    Toutefois, le Prophte demandait Dieu de le prserver de tout savoir qui n'estpas utile ('ilm l yanfa').(9) Le savoir utile est certainement celui qui sert satisfaire les besoins fondamentaux des tres humains et assurer le

    (5) Ibn Hanbal, Ab Dwd, Tirmidh.(6) Muslim. Le juge qui effectue un effort d'interprtation pour rendre son jugement aura deux

    rcompenses quand il tombe juste, et une seule quand il se trompe..(7) Bayhaq, Ibn 'Abd-al-Barr, Ibn 'Ad.(8) Muslim.(9) Muslim.

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    dveloppement de la socit. Mais, en fin de compte, c'est, dans la perspectivereligieuse, d'abord et surtout celui qui permet de conduire au salut. Pour lesmusulmans, la rvlation vhicule directement la parole de Dieu, qui transmet laconnaissance symbolique des signes divins dans ce monde, de l'histoire sacre, etdes ralits de l'autre monde. Les phnomnes y sont autant de dvoilements del'action de Dieu dans la Cration, adresss l'tre humain install comme lereprsentant ou lieutenant de Dieu sur Terre, pour qu'il approfondisse saconnaissance de Dieu. Le temps et l'espace, les tres et les vnements ne sont pas eux-mmes leur propre fin : ils sont apprcis pour leur signification qualitative,par le fait qu'ils renvoient aux fins dernires. Le monde visible lui-mme ('lamash-shahdah) n'est que la trace du monde invisible ('lam al-ghayb), plus vaste.Pour autant, l'insistance mise sur la recherche du savoir ne pouvait pas ne pasconduire les musulmans s'ouvrir l'investigation sur la nature.

    La dcouverte de la philosophie et les dbats entre raison et foi On comprend donc l'intrt, mais aussi la prudence, avec laquelle les penseursde l'islam accueillirent la philosophie d'inspiration aristotlicienne et no-platonicienne, et les sciences grecques et hellnistiques. Il ne s'agissait passeulement de savoirs techniques sur le monde, comme le savoir agronomique dela pollinisation des palmiers, qui tait utile la vie de la communaut, mais desavoirs qui se prtendaient fondamentaux, et qui taient porteurs d'une nouvellevision du monde dans laquelle la preuve de la vrit appartenait la raison, etnon plus l'argument irrfragable (dall qat') que reprsentait la rvlation.L'alignement constant sur la norme de la raison humaine ('aql)(1) dans la falsafah,la philosophie islamique d'inspiration hellnistique, risquait donc de remettre encause tout l'difice de la doctrine islamique, et d'inverser la hirarchie qui faisaitdes fondements scripturaires (naql) la source premire.Ds lors, comment grer les dsaccords potentiels qui viendraient decontradictions apparentes entre les donnes de la philosophie islamique et celles dela rvlation, ou, en d'autres termes, comment dfinir les relations possibles entre

    (10) Dans le contexte de la falsafah, le mot 'aql traduit le Grec nous, qui dsigne, l'intellecthumain dans sa double fonction de saisie intuitive de la vrit (nosis, en arabe hads)et de production valide d'noncs vrais partir d'autres noncs vrais (dianoia, en arabetafakkur). Dans le monde arabe comme en Occident, le sens a progressivement gliss pourdsigner la raison critique moderne. Par ailleurs, la racine verbale 'aqala apparat denombreuses reprises dans le Coran, et dsigne la comprhension intellectuelle etspirituelle des enseignements dlivrs par Dieu. C'est ce sens qui est aussi retenu dans ladoctrine mystique du soufisme.

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    les sciences intellectuelles ('ulm 'aqliyyah) et les sciences religieuses ('ulmdniyyah) ? Cette question occupa la pense musulmane pendant plusieurs sicles.Les premires grandes synthses philosophiques entreprises par Ab Ysuf Al-Kind (801-873), Ab Nar Muhammad Al-Farab (872-950), et surtout Ab 'Alal-Husayn Ibn Sn (980-1037) faisaient natre de nombreux points de conflit avecla pense thologique classique, celle du kalm d'Ab Hasan Al-Ash'ar (874-935).Le grand penseur Ab Hmid Al-Ghazl (1058-1111) aborda cette question, etrelata les inquitudes qu'elle suscita en lui, dans son autobiographieintellectuelle(11). Aprs qu'il eut subi une crise de confiance radicale, une certitudefinit par guider sa rflexion : la raison humaine est un don de Dieu. Puisque Dieuen est le garant, celle-ci, si elle est bien mene, ne peut arriver des conclusionscontraires la foi, dans le domaine o l'une et l'autre s'appliquent de faon valide.De mme que Dieu est Un, il ne peut y avoir de double vrit, l'une laquelleon parviendrait en tudiant le monde, l'autre qui nous serait donne parl'intermdiaire de la rvlation. Toute contradiction apparente entre les rsultats destudes rationnelles et ceux de l'tude des textes sacrs provient donc d'une erreurde perspective qu'il s'agit de dbusquer. Al-Ghazl identifia certaines de cescontradictions apparentes son poque : par exemple, la philosophie no-platonicienne d'Ibn Sn enseignait que le monde tait ternel, alors que larvlation disait le contraire. Pour lui, une telle contradiction tait due une erreurdes philosophes qui avaient t conduits des rsultats errons par une pratiqueimpropre de leur discipline. Al-Ghazl entreprit alors de rectifier cette erreur del'intrieur mme de la philosophie, en s'efforant de reprer o le raisonnement desphilosophes avait t fautif.

    Au sicle suivant, Ab-l-Wald Muhammad Ibn Rushd (1126-1198) aborda lamme question, avec les mmes prsupposs sur la valeur de la raison humaine etl'unicit de la vrit. Toutefois, il parvint des conclusions diffrentes de cellesproposes par Al-Ghazl, l'issue d'une controverse intellectuelle qui resteraclbre dans l'histoire de la pense musulmane. L'essence de cette controverseapparat dans un petit trait(12) qui se prsente comme un avis jurisprudentiel(fatw) propos de la licit de l'tude de la sagesse (hikmah), un euphmismeprudent pour mentionner la falsafah. Ibn Rushd conclut que cette tude est nonseulement licite du point de vue de la loi religieuse (shar'ah), maisobligatoire, non titre individuel, tant donn la difficult des matires abordes,

    (11) Al-Munqidh min ad-dall. Traduction franaise : Farid Jabre, Erreur et dlivrance, 1969,Librairie Orientale, Beyrouth.

    (12) Kitb fali-l-maql wa taqrr m bayna-sh-shar'ah wa-l-hikmah min-al-ittil. Traductionfranaise : L'Accord de la religion et de la philosophie : trait dcisif, 1988, Sindbad, Paris.

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    mais titre collectif, et sous la responsabilit des savants. Pour Ibn Rushd,quand les rsultats de la raison et ceux provenant de la lecture des textes sacrs sonten contradiction apparente, il faut retourner vers les textes pour en faire unenouvelle lecture, et proposer une interprtation qui permette de retrouver l'accord,parce que, dit-il, la spculation fonde sur la dmonstration ne conduit point contredire les enseignements donns par la Loi divine. Ibn Rushd rpondit auxcritiques qu'Al-Ghazl avait mises propos de la falsafah, en les rfutantmthodiquement. Une fois ces arguments exposs, aucun consensus rel sur cettequestion ne s'installa dans le monde musulman. La majorit des penseurs religieuxrallirent finalement la position d'Al-Ghazl qui trouvait naturellement sa placedans le cadre de la thologie ash'arite, celle du courant principal de l'islam. Depuislors, la comprhension la plus rpandue de cette position est qu'il y a bel et bienune frontire dfinie par la religion, que la science ne saurait franchir impunment.Il convient enfin de rappeler que l'Occident mdival ne connut pas directementces dbats, car les textes mentionns ne furent pas traduits en latin, mais qu'ilentendit l'cho des polmiques, et que les figures d'Avicenne, d'Alghazel etd'Averros - c'est ainsi que ces noms passrent en Europe - eurent une grande placedans les synthses intellectuelles des XIIIme et XIVme sicles, comme dans lanaissance de la pense philosophique au sein des premires universits(13).

    Brefs aperus sur la mthode scientifique Ces leons du pass doivent tre gardes en mmoire, quand il s'agit dereconsidrer la problmatique du rapport de l'islam aux sciences, dans lecontexte contemporain. Bien sr, la nature de la science a beaucoup changdepuis l'poque mdivale. La science aristotlicienne tait principalementdductive, c'est--dire qu' partir d'un nombre limit de principes qu'elleprsentait comme intuitivement vidents, taient dduits validement touteune srie d'noncs qui taient, en consquence, eux aussi prsents commevrais. Or la science moderne n'est plus fonde sur le pouvoir de la seule raison,mais aussi sur l'observation et l'exprimentation. Elle est dsormais la foisdductive et inductive. A partir de faits isols, elle pressent des principesgnraux. Ces principes sont d'abord des hypothses, d'o l'on va s'efforcer detirer des consquences ou prdictions nouvelles susceptibles d'tre comparesavec les rsultats de nouvelles observations ou exprimentations. Si l'hypothsene rsiste pas ces premiers tests, il faut la rejeter et en laborer une autre. Si,au contraire, elle rsiste, il faut trouver d'autres consquences susceptibles d'tre

    (13) Voir Alain de Libera, Penser au Moyen Age, 1991, Seuil, Paris.

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    testes leur tour. C'est ainsi que les hypothses qui survivent ce jeu d'essaiset d'erreurs (en anglais, trial-and-error) sont de plus en plus robustes. Ceshypothses finissent par s'agencer dans des thories spcialises et formalises.La question de la vrit des thories scientifiques reste ouverte. Pour Karl Popper(1902-1994), aucune exprience ne peut prouver la vrit d'une thorie, mais uneseule exprience qui en contredit les prdictions permet d'en montrer lafausset.(14) Les thories sont scientifiques justement parce qu'elles tendent le cou-les anglophones disent : they stick their neck out- pour tre rfutes. Enattendant cette rfutation, toujours possible, les thories qui survivent aux testsdoivent tre considres comme simplement renforces ou corrobores. Dslors, ce que l'on peut suivre avec prcision, c'est la croissance des connaissancesscientifiques, et un sujet d'tudes est vu comme d'autant plus actif et vivantqu'il connat un taux lev de rfutations. Thomas Kuhn (1922-1996) a, de sonct, attir l'attention sur le dveloppement historique de ce processus, et montrqu' des priodes de science dite normale, pendant lesquelles s'installent desthories cadres appeles paradigmes, succdent des priodes dites de sciencervolutionnaire, o les anciens paradigmes sont rfuts pour tre remplacspar de nouveaux.(15) Comme ces nouveaux cadres englobent les anciens, en tantplus gnraux, on peut parler d'accumulation des connaissances. Enfin, il estjuste de mentionner que ces conceptions issues de rflexions pistmologiquesou de l'histoire des sciences sont, elles-mmes, contestes par des penseursencore plus radicaux, qui voient dans la science une activit humaine laquelleil arrive de tomber juste(16). En consquence, il faut bien comprendre que lesthories scientifiques sont bien plus que de simples opinions ou conjectures,mais qu'elles sont sans doute moins que la vrit, qui n'est plus un conceptscientifique solide dans les sciences de la nature, mais une simple facilit delangage pour parler des thories qui sont corrobores par les faits. Tout cela peutfacilement tre compris et accept dans le cadre des visions du monde s'ancrantdans la foi et la culture musulmanes.

    (14) Karl Popper, The Logic of Scientific Discovery, 1959, Hutchinson C Publishers, Londres.Traduction franaise : La Logique de la dcouverte scientifique, 1978, Payot, Paris.

    (15) Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 1962, 1970, 1996, The Universityof Chicago Press. Traduction franaise : Laure Meyer, La Structure des rvolutionsscientifiques, 1999, Flammarion, Paris

    (16) Voir par exemple, Paul Feyerabend, Against Method, 1975, New Left Books, Londres.Traduction franaise : Contre la Mthode, 1979, Seuil, Paris, ou Alan Chalmers, What isthis Thing called Science ? University of Queensland Press, 1976, 1982, St Lucia.Traduction franaise : Qu'est-ce que la science ? 1987, La Dcouverte, Paris.

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    Par ailleurs, la science n'a pas seulement l'ambition de prdire des phnomnes, quipeuvent tre, par la suite, observs dans la nature ou produits par l'exprimentation.Elle a aussi l'ambition de les expliquer. L'quilibre entre prdiction et explicationest dlicat. En effet, il y a beaucoup d'opinions ou de conjectures de toutes originesqui prtendent expliquer tout ou partie du rel, et le caractre satisfaisantd'une explication est largement une affaire subjective. La spcificit de la scienceest que son explication reste limite, mais s'articule avec son pouvoir deprdiction(17). Dans sa tentative d'explication du monde, la science, depuis ledbut du XVIIme sicle, a systmatiquement mis en avant la recherche des causesefficientes, au dtriment des causes finales privilgies par l'approchereligieuse(18). Son dveloppement rapide en Occident, partir de cette poque, aconduit une vision du monde comme un ensemble de particules et de forces.Diffrentes lectures ou interprtations des thories scientifiques ont circul, et lesphilosophies matrialistes ont trouv leur justification dans le panorama offert parla science. Ainsi la science en interaction constante avec ces philosophies a-t-elle,de facto, concouru faire reculer la vision traditionnelle qualitative du mondecomme un rseau de symboles. Le scientisme n au XIXme sicle a mmeprtendu, non seulement que la science avait le pouvoir de dire la ralit, mais qu'iln'y avait pas de rel en dehors de ce que la science tudiait(19).

    Perspectives musulmanes sur la science contemporaine Le monde musulman a vcu cette colonisation du rel par le scientisme l'instar de la colonisation gographique et culturelle par l'Occident. Tout le dbat,initi par les rformateurs de la fin du XIXme sicle appelant de leur vux une

    (17) Un exemple bien connu est la diffrence entre la thorie de la gravitation de RenDescartes (1596-1650) o l'attraction des corps est due des chocs d'atomes, et la thoried'Isaac Newton (1643-1727), o existe une force d'attraction distance. Alors quel'explication cartsienne semble de bon sens, Newton ne forge pas d'hypothses pourexpliquer cette force (le fameux hypotheses non fingo des Principia Mathematica).D'o l'adage d Ren Thom (1923-2002) : Descartes, avec ses tourbillons et ses atomescrochus, expliquait tout et ne calculait rien, Newton, avec la loi de gravitation en 1/r2,calculait tout et n'expliquait rien. (Stabilit structurelle et morphognse, 1972, 1977,Interditions, Paris). Par la suite, l'origine de la force de gravitation a trouv uneexplication en termes gomtriques, dans la thorie de la Relativit gnrale proposepar Albert Einstein (1879-1955).

    (18) Aristote distingue quatre causes qui conditionnent l'existence d'une chose : outre la causeformelle et la cause matrielle, la cause finale est ce pour quoi la chose existe, et la causeefficiente, ce qui fait qu'elle existe. Notre conception moderne de la causalit est la fille dela causalit efficiente.

    (19) Voir le chapitre 2 de cet ouvrage.

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    renaissance de la pense islamique (nahdah), a cherch faire une distinctionentre la pratique de la science, et les interprtations philosophiques etidologiques auxquelles elle a donn lieu en Occident. Cette distinction estmalaise tablir. En effet, les thories se fondent sur les faits observationnels etexprimentaux, qui sont eux-mmes produits, et acquirent une existence en tantque faits scientifiques, dans le cadre des thories. Les thories donnent ensuitenaissance diffrentes lectures ou interprtations, plus ou moins influences parles grandes idologies et philosophies, et se trouvent, en retour, suscites defaon prfrentielle selon le contexte o elles se dveloppent. Faits, thories etinterprtations se trouvent donc lis par des rseaux de relations multiples etcomplexes, qu'il est difficile de dbrouiller. En tout tat de cause, le mondemusulman a t conduit assimiler la science et la technologie, sous la poussede la ncessit historique. La pense musulmane contemporaine est dsormaisfortement sollicite par des problmatiques d'origine scientifique, et se pose laquestion de savoir dans quelle mesure la science est indissolublement attache une vision matrialiste du monde incompatible avec la perspective religieuse del'islam. Alors que la technologie, qui apporte des bienfaits indiscutables -maisaussi des risques et des dangers inhrents son pouvoir- semble plus aismentmatrisable, la science ne serait-elle pas, quant elle, le cheval de Troie dumatrialisme ? Ds lors, trois grandes catgories d'attitudes sont possibles. Onpeut penser que l'interprtation matrialiste de la science n'est qu'un vnementhistorique contingent li l'Occident, et encourager une science dgage de sesinterprtations ou valeurs matrialistes les plus voyantes : c'est la position desmodernistes. On peut estimer que les liens entre science occidentale etmatrialisme sont si serrs qu'il faut reconstruire la science, dans ses prsupposspistmologiques, ses mthodes et ses buts, en fonction des principes et valeursde la foi et de la culture musulmanes : c'est la position desreconstructionnistes. Enfin, on peut croire que rien ne peut tre sauv de lascience moderne, trop vicie ds le dpart par une vision errone du rel, etchercher rhabiliter les savoirs plus empiriques du pass : c'est la position destraditionalistes.

    Probablement une faon de dgager une position musulmane contemporaine propos de la science pourrait-elle commencer en rappelant la mtaphore des deuxlivres. Dieu cre le monde par son ordre (amr), le sois ! (kun) initial(20). Leschoses et les phnomnes du monde y sont les signes (yt) du Crateur qui parlent l'intellect humain. De faon semblable, Dieu parle aux peuples par l'intermdiairedes prophtes et envoys, et leur fait parvenir sa rvlation sous la forme de livres.

    (20) Coran 2:117 : Lorsqu'il a dcrt une chose, il lui dit seulement : sois ! et elle est.

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    Le Coran constitue la dernire rvlation selon l'ordre divin (amr), et commenceavec l'ordre transmis au Prophte Muhammad par l'ange Gabriel : Lis ! (iqra')(21).Les versets coraniques (yt) s'adressent aussi l'intellect humain. Le livre del'existence et le livre de la rvlation ont donc un seul et mme auteur, etparlent tous deux de la ralit, mais avec des mots diffrents, et surtout dans desobjectifs diffrents. Le livre de l'existence parle du Crateur et nous rappelle notre vocation en ce monde-ci, comme lieutenant ou vice-rgent de Dieu, quiDieu a enseign tous les noms(22), et qui doit agir comme le bon jardinier dansle jardin dont Dieu est le seul propritaire. Le livre de la rvlation vientenseigner l'tre humain ce que celui-ci ne savait pas, ou qu'il avait oubli causede sa nature congnitale, argileuse et obscure : la connaissance des fins derniresdans l'autre monde, et le rappel la connaissance de Dieu par l'adoration. De mmeque le croyant se dplace dans le livre de la rvlation comme dans un monde, ildoit apprendre regarder la cration de Dieu comme un livre que Dieu crit par uneffet de sa majest et de sa beaut.Il est donc licite et souhaitable d'aller lire, dans le jardin du monde qui nous at confi, les noms que Dieu a enseigns l'homme, et les signes qu'il y aplacs, et qui tmoignent de sa louange et de sa gloire. Cette ide d'aller voir la nature est un lment important dans le dbat qui a oppos Al-Ghazl et lesphilosophes musulmans d'inspiration aristotlicienne et no-platonicienne. Ceux-ci considraient que l'intellect humain tait capable de saisir toute la vrit et, partir de principes intuitivement vidents, d'en dduire de faon ncessaire toute laralit, selon un systme complexe de causalit. Al-Ghazl critiqa fortement cetteposition parce que, de facto, elle aboutissait restreindre la libert de Dieu, quin'aurait pas eu d'autre choix que de crer ce monde-ci, et non un autre (car seul cemonde-ci serait ncessaire). Bien au contraire, argumenta Al-Ghazl, denombreux aspects du monde ne nous apparaissent pas ncessaires, c'est--direqu'ils auraient trs bien pu tre autrement qu'ils ne sont. S'ils ont les propritsque nous observons, c'est en raison d'un libre choix de Dieu. L'intellect humain nepeut donc pas savoir a priori ce que Dieu a prvu pour le monde, car Dieu y a faitson choix parmi de nombreux possibles contenus dans son savoir tout-englobant.Aucun raisonnement ne permettra jamais de prvoir coup sr si une chose existeou non. Il faut aller constater l'existence, ou la non-existence, de celle-ci, dans laralit. La causalit au sens aristotlicien est donc une conception simplificatriceet trompeuse.

    (21) Coran 96:1.(22) Coran 2:31.

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    Pour Al-Ghazl, les rgularits que nous observons dans le monde ne sont pasdues cette causalit ncessaire introduite par les philosophes. Elles rsultent d'unecoutume (sunnah) ou habitude ('dah) de Dieu. Dieu choisit, par misricorde(rahmah), de ne pas changer d'habitude et de nous rendre le monde en partieintelligible : Il n'y a pas de changement dans la cration de Dieu.(23) C'estpourquoi les savants arabo-musulmans(24) ont toujours privilgi l'observation, quipermet justement de se rendre compte, dans le monde, de ce que Dieu a dcid,sans chercher anticiper ce qu'est la science de Dieu par des oprations rationnellesa priori. Le temps de la raison ne vient qu'aprs. Lors de la grande priodeclassique, ils se sont intresss la connaissance du monde, en entreprenant unevaste entreprise de collection, d'appropriation et de hirarchisation desconnaissances de leur temps, et en dveloppant ces savoirs dans des domaines aussivaris que les mathmatiques, l'astronomie, la physique, la botanique, ou lamdecine. Comme l'ont dsormais montr les historiens des sciences, ces savantsn'ont pas t seulement des transmetteurs. Par exemple, pousss par leur souci devrification de ce qui advient dans la ralit, ils ont affin les mesures, et corrigles erreurs numriques, prsentes dans certains textes grecs, notammentl'Almageste de Ptolme (ca 90-ca 168), le livre fondateur de la cosmologiemdivale, sur laquelle les musulmans de l'poque classique d'abord, puis les juifset les chrtiens du Moyen Age, ont bti leur vision du monde.(25) Leur critique de laphilosophie aristotlicienne les a conduits remettre en cause le modleastronomique et les astuces oprationnalistes de Ptolme, puis proposer denouveaux thormes mathmatiques, comme le couple de Ts,(26) qui permirent defonder des modles astronomiques en meilleur accord avec la ralitobservationnelle, et semblent avoir dgag le terrain pour l'hliocentrisme deCopernic (1473-1543).(27)Le dveloppement de la science contemporaine est minemment technique, et doittre laiss aux spcialistes. Cependant, tout homme, toute femme, est susceptible des'intresser cette activit pour comprendre le monde dans lequel il, ou elle, vit.Quelques thmes peuvent tre mentionns. Ce qui compte ici n'est pas, bien sr,

    (23) Coran 30:30.(24) Pensant et crivant en langue arabe, ils taient musulmans, mais aussi chrtiens de

    diverses glises, juifs, ou sabens.(25) George Saliba, Islamic Science and the Making of the European Renaissance, 2007, MIT

    Press.(26) Nar ad-Dn At-Ts (1201-1274).(27) George Saliba, AHistory of Arabic Astronomy: Planetary Theories during the Golden Age

    of Islam, 1994, New York University Press.

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    l'ventuelle compatibilit ou incompatibilit des donnes scientifiquesactuelles avec la lettre des textes sacrs, qui serait tout illusoire, mais larsonance, ou l'cho, que certains thmes de la science contemporainesuscitent par rapport la vision mtaphysique et symbolique du monde proposepar la rvlation. Autrement dit, il est assez vident que la lecture interprtativequ'un croyant inform, voire un scientifique croyant, feront de la science, et lesens qu'ils y trouveront, seront caractristiques de leur foi et de leur culture.

    Les thmes qui font dbat entre science et religion L'un des thmes les plus marquants de la science contemporaine est la dcouverteque les rgularits du monde prennent la forme de lois universelles dontl'expression utilise le langage des mathmatiques. Il s'agit l, d'un certain point devue, de la redcouverte de l'ancienne sagesse pythagoricienne, mais les relationsentre les phnomnes ne sont pas seulement de nature arithmtique : les structuresmathmatiques convoques pour dcrire la nature sont beaucoup plus complexes etabstraites. Les lois de la physique sont la fois quantitatives et qualitatives : ellesapparaissent comme des lois de conservation, et, en mme temps, comme dessymtries gomtriques. La raison pour laquelle les mathmatiques sont si efficacespour dcrire les lois de la nature demeure une nigme. Le physicien Eugene Wigner(1902-1995) parlait mme d'une efficacit draisonnable.(27) Pour un matrialistequi estime qu'il n'y a que la matire et les forces, il est difficile d'accepter que lesmathmatiques soient le tissu mme de la ralit physique. Pour lui, elles ne sontque des astuces permettant de mesurer ou peser la matire. L'argument alors utilisest que la slection naturelle nous aurait conduit identifier les symtriescaractristiques des formes vivantes volues, celles des proies et des prdateurs, etdonc penser mathmatiquement.(29) Dans cet ordre d'ides, l'efficacit desmathmatiques pour dcrire le monde serait juste un sous-produit de cettecapacit, dont le succs pass ne garantirait en rien le succs venir. Un croyant, enrevanche, va adhrer l'ide que le monde a t cr par l'intelligence de Dieu, etnous a t rendu intelligible par le Crateur. Bien videmment, cette intelligibilitest d'abord symbolique, mais rien n'exclut qu'elle soit aussi mathmatique, dans lamesure o, comme on le lit dans le texte coranique, le soleil et la lune sont rgispar un comput (husbn).(30) Enfin, ces lois universelles de nature mathmatique, qui

    (28) Eugene Wigner, The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences,1960, Communications on Pure and Applied Mathematics 13 (1) : 1-14.

    (29) Voir par exemple John Barrow, Impossibility, 1998, Oxford University Press, Oxford, p.5.(30) Coran 55:5.

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    dcrivent les particules et les forces, ont t progressivement unifies, lors duprogrs des connaissances. A travers plusieurs changements de paradigmes, ellesont donn naissance l'actuel modle standard de physique des particules, et auxefforts pour aller au-del, vers ce qui pourrait tre une thorie de grandeunification. Tout croyant musulman va regarder ce mouvement d'unification avecintrt. Bien sr, sa vision mtaphysique de la ralit comme cration du Dieuunique le conduit naturellement considrer l'unit sous-jacente, non seulement lamatire mme des choses et des tres, mais leur ralit la plus profonde qui ne selimite pas celle-l.(31)

    Un second thme trs prsent dans la science contemporaine est la grandeurinoue du monde telle qu'elle apparat dans les sondages cosmologiques, quidvoilent, au sein de l'univers observable, une centaine de milliards de galaxies.Chaque galaxie est une ensemble de dizaines, voire de centaines de milliardsd'toiles. Sur la base des observations faites sur les toiles les plus proches denous, on souponne dsormais fortement l'existence d'un cortged'exoplantes autour de beaucoup de ces toiles, peut-tre mme de la plupartd'entre elles. Cet univers observable n'est lui-mme qu'une petite zone del'univers pris dans son ensemble, un univers qui est peut-tre infini. Laquestion de savoir si l'univers est fini ou infini -est ancienne, et demeure difficile,voire insoluble, tant du point de vue scientifique que du point de vuephilosophique. Dans la perspective de l'islam, il suffit ici de dire que l'universinfini n'est pas davantage une charge Dieu que l'univers fini. Ce qui est nouveauavec la science contemporaine, c'est le panorama de l'extraordinaire diversit quise dvoile nous. Chacune des plantes tudies dans notre Systme Solaire ases propres caractristiques, et il en est sans doute de mme pour les exoplantes.Sur Terre, des millions d'espces vivantes ont t recenses. Cette constatationfait ainsi cho l'merveillement et la louange constamment mentionns dansle Coran propos de la grandeur et de la beaut de la Cration.(32)

    Un troisime thme de la science contemporaine est la dcouverte que l'universa une histoire, que les caractristiques des galaxies, des toiles, des plantes, ontt acquises la suite d'un long processus, que les formes vivantes sur la Terresont le produit de l'volution biologique. Quel est le rle du hasard dans cettevolution ? L'apparition de la vie tait-elle invitable, tant donn le trs grandnombre de plantes ? Comment l'homme lui-mme est-il apparu ? On sait que lesinterprtations de la thorie darwinienne de l'volution ont suscit de froces

    (31) Voir le chapitre 3 de cet ouvrage.(32) Voir le chapitre 4 de cet ouvrage.

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    polmiques. Les philosophies matrialistes ont en effet souvent utilis leurpropre lecture de la thorie pour renforcer leur discours. En retour, beaucoup decroyants, notamment dans le monde musulman, affichent une hostilit plus oumoins grande la thorie de l'volution, surtout quand elle s'intresse auxorigines de l'homme. Le hasard traduit, en fait, l'existence de chanes de causalitindpendantes qui se rencontrent et interagissent. Dans la perspectivemtaphysique de l'islam, toutes les chanes de causalit remontent in fine Dieu,et n'ont d'existence que par Dieu, qui est la cause premire et, au fond, la seulecause de tout ce qui advient : Le poids d'un atome n'chappe ton Seigneur, nisur Terre, ni dans les cieux. Il n'y a rien de plus petit ou de plus grand qui ne soitinscrit dans un livre explicite.(33) En revanche, le fait que rien n'chappe Dieucomme le principe de la cration, ne signifie pas que nous puissions avoirconnaissance de tout, et, de notre point de vue, le hasard a une signification. Ilexiste donc des lectures thistes de la thorie de l'volution dans laquelle Dieu necesse de crer des formes nouvelles en utilisant le hasard.(34)

    Un dernier thme remarquable de la science contemporaine est la dcouverte, del'intrieur mme de la science, de limites infranchissables la connaissancerationnelle : il y a donc de l'indcidable, de l'indtermin, de l'imprvisible, au curmme de la dmarche scientifique. Une telle reconnaissance peut tre vue commeune victoire de la raison humaine capable de reprer ses propres limites. Elle rsonnede faon trs intressante avec le discours religieux qui affirme et qui nie lapossibilit de connatre, qui montre tout la fois la lumineuse intelligibilit du mondecr par Dieu, lequel a cr aussi notre intelligence, et le mystre fondamental desactions de Dieu. Parce que nous ne sommes pas auto-suffisants, parce que notre tredpend de l'Etre de Dieu, il y a toujours quelque chose qui nous chappe.Enfin, ces thmes prennent leur sens par rapport une dimension thique que lecroyant ne peut sparer de la pratique scientifique. Deux lignes directrices guidentla pense musulmane en ce domaine. La premire est la vocation inalinable del'homme, mle et femelle, la connaissance, et l'adoration n'a pour but que lacertitude (yaqn).(35) La dignit attribue par Dieu l'homme lors de la crationrside en effet dans l'enseignement de tous les noms (al-asm' kullah) qui a tprodigu Adam par Dieu. C'est ce qui rend l'homme suprieur aux anges, forcsde se prosterner devant lui sur ordre exprs de Dieu.(36) Dans la shar'ah classique, ledroit de chaque personne (haqq an-nafs) se dcline par le respect des cinq lments

    (33) Coran 10:61.(34)Voir le chapitre 5 de cet ouvrage.(35) Coran 15:99.(36) Coran 2:34.

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    fondamentaux (ad-darriyyat al-khamsah) que sont la religion, l'intelligence, lesbiens, l'honneur et la vie.(37) Ces lments prennent leur sens comme des conditionsde la recherche du savoir, et de son terme, la certitude mentionne plus haut. Ledveloppement de la science doit prendre en compte cette dignit, ce qui, bien sr,peut, et doit, lui imposer des limites et des contraintes, par exemple quand il s'agitde sciences biologiques. Le rapport au vivant est lui aussi marqu par la ncessitde la sollicitude. La souffrance que l'homme impose autour de lui doit trestrictement encadre, et ne peut, en fait, tre justifie que parce qu'il a besoin demanger pour survivre.(38) La seconde ligne directrice est la notion de responsabilit(mas'liyyah). L'tre humain plac par Dieu comme son lieutenant dans la cration(khalfah) en est le gardien, et non le propritaire. Il doit dmentir la sombreprdiction des anges quand Dieu leur annonce son intention : Vas-tu placerquelqu'un qui smera la corruption et le sang sur Terre ?,(39) c'est--dire l'injusticeet la violence. A contrario, l'tre humain doit garantir la justice et la paix, qui sontindissociables dans l'esprit de l'islam. Ce qui rend l'tre humain responsable, c'estbien le fait, qui relve de la foi seule, qu'il sera un jour interrog et aura rpondrede ses actes. Dans cette perspective, la ncessit de la prservation de la Crationl'emporte sur la libert de l'usage de la Cration. Ce thme est videmment trs fortaujourd'hui, alors que l'on se rend compte qu'un certain modle de dveloppementsans frein, bas sur la certitude que la science et la technologie finiront toujours parrsoudre les problmes qu'elles produisent, montre tragiquement ses limites. Iciencore, cela impose des contraintes au dveloppement scientifique et technologique,car il faut mettre en balance la croissance du bien tre avec l'objectif de la viehumaine et la responsabilit vis--vis du monde. Au fond, la science et latechnologie se sont toujours dveloppes en ayant des cadres et des contraintes,explicites ou implicites. Ceux qui nous sont imposs actuellement, dans le modleoccidental, sont principalement d'ordre conomique, et bien des sujets de recherchesont abandonns car trop chers, trop incertains, ou pas assez rentables, soitconomiquement, soit en termes de reconnaissance par les pairs et de carrire pourles scientifiques.

    (37) Mohammad Hashim Kamali, Principles of Islamic Jurisprudence, 1991, Islamic TextsSociety, Cambidge, p. 271.

    (38) Pas de bte sur la terre ni d'oiseau volant de ses deux ailes qui ne constitue des nationspareillement vous. (Coran 6:38). Ds lors, selon le hadth, celui qui tue un moineauou un animal plus gros sans droit devra rendre des comptes Dieu le jour du jugement. - Etquel est son droit, demanda-t-on ? - C'est qu'il l'abatte et en consomme la chair, et non qu'ilen coupe la tte et la jette. (rapport par Nas'). Il y a l une diffrence abyssale avec laconception de l'animal machine qui nous a accompagns en Occident depuis Descartes.

    (39) Coran 2:30.

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    Pourquoi le dbat entre science et religion ? On saisit ds lors ce qui peut intresser le croyant dans l'tude de la science. D'unepart, connatre le monde actuel, et les ides scientifiques et techniques qui s'ydveloppent, lui permet d'aiguiser son pouvoir de discrimination, et de comprendrece qui est de l'ordre du religieux et ce qui ne l'est pas, ce qui est de l'ordre duscientifique et ce qui ne l'est pas. D'autre part, cet intrt doit l'amener purifier laconception qu'il peut avoir de l'action que Dieu y mne, s'il suit en cela l'incitation,exprime dans le clbre hadth quds, d'avoir de Dieu l'ide la plus haute.(40)Regarder et contempler le monde, s'merveiller de le voir sans fissure et sansfaille,(41) lui permet notamment d'viter une forme subtile d'anthropomorphismequi, en faisant de Dieu une chose ou un agent, certes trs puissants,contribuerait tablir entre le monde et Dieu une diffrence qui serait plus de degrque d'essence. Mais Dieu est le Trs-Haut, et rien n'est semblable lui.(42)Certes, ce n'est pas la science qui permet d'avoir de Dieu quelque ide que ce soit-positive ou ngative ; c'est la rflexion doctrinale et thologique sur le monde,alimente par la foi, et dsormais en partie informe par la vision contemporaine,qui permet de comprendre ce que Dieu y fait. Et, par-dessus tout, le croyant resteouvert aux nigmes du monde, o il voit l'cho du mystre fondamental de Dieu, etse garde bien de figer sa connaissance, quelle qu'elle soit. Il se souvientrgulirement que la vritable intelligence consiste savoir jusqu'o la raison peutse rendre pour explorer le monde, et avoir la lucidit de s'arrter temps.

    De ce point de vue, les deux leons donnes par Ibn Rushd d'une part, Al-Ghazld'autre part, restent, dans leur essence, pleinement valables, comme deux plesd'une mme attitude quilibre et mesure vis--vis de la science. D'une part, IbnRushd nous rappelle que les textes sacrs peuvent, et doivent, tre interprtspour que nous obtenions une cohrence d'ensemble avec notre savoir qui rsulte denotre exploration rationnelle du monde. Mais la recherche de cette intelligibilitglobale peut se faire dans deux sens : en effet, les textes sont susceptibles d'treinterprts ou bien pour se rapprocher des noncs scientifiques,(43) dans une

    (40) Dieu dit : Je suis conforme l'ide que mon serviteur se fait de Moi, hadth quds,Bukhar, Muslim.

    (41) Tu ne verras pas de fissure dans la Cration du Misricordieux. Retourne ton regard : yvois-tu quelque faille ? Coran 67:3.

    (42) Coran 42:11 .(43) Ibn Rushd utilise ce premier genre d'interprtation dans son trait susmentionn, quand il

    essaie de montrer que le Coran affirme aussi l'ternit du monde -comme Aristote- puisqu'ilexistait quelque chose avant les cieux et la Terre : [Dieu] s'est ensuite tourn vers le cielqui tait une fume (dukhn) (Coran 41:11).

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    dmarche de nature concordiste, ou bien pour s'en loigner, et donc s'en protger,en revtant un sens symbolique ou mtaphorique. Le premier type d'interprtationn'est pas sans risque. Par exemple, le verset : Dis : qui est le Seigneur des septcieux, le Seigneur du Trne immense ?(44) a t compris, quand les musulmans ontdcouvert la science hellnistique, comme faisant allusion aux sept sphresplantaires de la cosmologie aristotlicienne et du modle astronomique dePtolme. On sait dsormais que ce modle du cosmos ne correspond pas laralit. Il n'est plus possible d'interprter ce verset comme une allusion uneconnaissance scientifique. Cet exemple montre assez le danger de vouloir placer lascience, par nature en mouvement, et la religion sur le mme plan, que ce soit poury trouver des dissonances ou des concordances, ainsi que nous le comprenonsmaintenant avec le recul donn par l'histoire des sciences. D'autre part, comme Al-Ghazl l'crit, il y a bien un double risque dans la pratique de la science. Emportspar leur enthousiasme, et souvent ignorants des grandes problmatiquesphilosophiques et religieuses qui ont accompagn l'humanit depuis vingt-cinqsicles, certains scientifiques risquent d'tre trop srs d'eux-mmes, et de faire desdclarations qui sortent du domaine de validit de leur science, notamment quandils s'aventurent se prononcer sur la nature ultime de la ralit, et prtendentpouvoir connatre la pense de Dieu.(45) Ces excs provoquent, en retour, unmanque de confiance dans la science, qui est rejete sans discrimination, en mmetemps que les excs de certains scientifiques, par les simples croyants qui n'ont pasles comptences pour distinguer ce qui s'appuie sur des arguments scientifiques dece qui est pure spculation ou interprtation personnelle.Il s'agit finalement de fournir un contenu au terme de science islamique. Laquestion est la fois du domaine de l'thique (personnelle et collective), del'pistmologie, et de la vision du monde (on dirait en allemand laWeltanschauung) de nature mtaphysique qu'elle prsuppose. Chaque courant depense doit faire face, lors du passage de la thorie la pratique, des problmesspcifiques qui rsultent de sa position particulire, mais aussi des difficultsconomiques et sociales du monde musulman. En tout cas, il est indispensable desusciter rapidement, chez les universitaires et les tudiants du monde musulman,un intrt pour cette question qui puisse dpasser le simple recours lavulgarisation scientifique. Les musulmans doivent retrouver le got de tous lesordres du savoir, conformment l'ordre de Dieu. L'avenir de la contribution de lacivilisation islamique au dveloppement de la connaissance universelle dpend enpartie de la rponse qui sera donne cet appel. Wa-Llhu a'lam.

    (44) Coran 23:86.(45) Voir par exemple Stephen Hawking, A Brief History of Time, 1988, Bantam Book, New

    York. Traduction franaise : Une Brve histoire du temps, 1989, Flammarion, Paris.

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    Chapitre 2

    Science et spiritualit dans le monde musulmancontemporain

    A l'heure o l'humanit s'apprte affronter de nouveaux dfisenvironnementaux, dmographiques et sociaux grce notamment au concours dela science et des technologies nouvelles, la question des rapports complexesqu'entretient la science avec les autres dimensions constitutives de l'humainremonte la surface avec une acuit jusqu'ici jamais gale. Dans un mondemusulman confront en plus aux problmes du dveloppement et de lagouvernance, la question se pose avec plus d'intensit.

    Si la science est heureusement considre comme un moyen pour apprhender lanature et l'homme pour le meilleur, il n'en reste pas moins que les problmesthiques qui accompagnent cette rvolution posent des questions de sensauxquelles les hommes engags dans l'aventure scientifique ne sauraient resterindiffrents sous peine de passer ct des vritables enjeux de cette rvolutionscientifique et technologique dont les socits esprent une contribution dcisive la rsolution de leurs problmes de nutrition, de sant et de communication.

    Nous essaierons dans un premier temps de partir de la situation actuelle quiprvaut dans le monde musulman aussi bien sur le plan de la recherchescientifique elle-mme que sur le plan de ses rapports avec les autres sphresd'activit sociale. Malgr les avances timides enregistres dans certains pays etmalgr la russite clatante de quelques savants prestigieux, le monde musulmancontinue dans son ensemble vivre en marge de la science moderne et de sesapplications technologiques.

    Les questions poses aujourd'hui peuvent paratre trs complexes voire nouvelles.Dans la ralit, si certaines d'entre elles sont nouvelles, la plupart des questions quise posent ceux qui se destinent une carrire scientifique dans le monde musulmansont des questions universelles qui se sont dj poses dans d'autres rgions dumonde, notamment en Europe, l'aube de la rvolution scientifique moderne. Il estdonc important d'y revenir pour mieux apprhender les questions soulevesaujourd'hui dans les milieux des jeunes chercheurs dans le monde musulman.Nous pouvons rsumer toutes les questions qui se posent aujourd'hui en lesramenant deux questions essentielles de nature universelle : 1) La science peut-elle

    Mohamed Tahar Bensaada

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    tout expliquer ? 2) La science peut-elle rsoudre tous les problmes du monde ? C'esten essayant de rpondre ces deux questions que nous examinerons de manire plussereine la question des rapports entretenus par la science avec les autres dimensionsconstitutives de l'humain, et notamment la dimension spirituelle.

    La science moderne en question(s) Mais avant d'aborder ces questions thoriques, essayons de partir de l'tat des lieux.Si l'on veut partir d'un diagnostic objectif des rapports entre science et culture, ausens large, dans l'histoire rcente de l'humanit, force est de constater que le bilann'est pas aussi reluisant que le laissent promettre les dcouvertes scientifiques danstous les domaines. Celles-ci auraient pu contribuer de manire autrement plusdcisive au bien-tre des milliards d'humains qui vivent encore aujourd'hui sous lejoug de l'ignorance, de la misre et de la maladie. Dans un rapport consacr laproblmatique Science et culture, l'UNESCO n'a pas hsit tirer la sonnetted'alarme en des termes sans quivoque : Depuis plus d'un sicle, le secteur del'activit scientifique a connu une telle croissance l'intrieur de l'espace culturelambiant qu'il semble se substituer l'ensemble de la culture. Pour certains, il n'yaurait l qu'une illusion produite par la vitesse de cette croissance, mais les lignesde force de cette culture ne tarderaient pas surgir de nouveau pour la matriserau service de l'homme. Pour d'autres, ce triomphe rcent de la science lui confreenfin le droit de rgenter l'ensemble de la culture qui, d'ailleurs, ne mriterait plusson titre que pour autant qu'elle se laisserait diffuser travers l'appareilscientifique. D'autres enfin, effrays par la manipulation laquelle l'homme et lessocits sont exposs en tombant sous le pouvoir de la science, y voient se profilerle spectre de la droute culturelle.(1)

    Bien entendu, ce diagnostic concerne la situation l'chelle mondiale. Sansdoute faut-il beaucoup le nuancer si on veut le transposer l'chelle des socitsmusulmanes contemporaines. Dans ces dernires, la science est loin d'envahirl'espace social et culturel. Mais le risque de voir certaines applicationstechnoscientifiques compromettre les quilibres naturels et sociaux n'est pasmoindre, si l'on y ajoute l'insuffisante matrise des dcouvertes et des procdstechniques auxquels les socits ont recours et qui sont pour la plupart imports.

    Mais si la diffusion des sciences et des technologies dans les socits musulmanesest loin de connatre l'ampleur qu'elle connat dans les socits occidentales, laproblmatique science et culture reste inchange dans ses termes fondamentaux.Pire, il convient de se demander si, dans les socits qui connaissent un dficit rel

    (1) UNESCO, La science et la diversit des cultures, PUF, 1974, p.15-16.

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    en matire scientifique et technologique, comme c'est le cas des socitsmusulmanes, le fait que la science entre dans un rapport conflictuel avec la culturen'est pas un facteur aggravant de la crise systmatique que l'UNESCO a cherch lucider. Dans cette situation, plus la science rencontre des rsistances culturellesdans la socit, plus elle risque de se dvelopper de manire contrarier les lmentsessentiels de la culture et devenir, peut-tre son corps dfendant, une entreprisecoupe de la ralit sociale et culturelle, ce qui ne favorise gure son closionsouhaite.

    Si on veut rsumer de manire lapidaire le diagnostic de l'UNESCO, on peut parlerde divorce entre la science et la culture entendue au sens gnral. En Occident, cedivorce se rfre une sorte d' imprialisme de la science et de la technologie quisemble touffer toutes les autres dimensions de l'existence humaine. Dans lessocits musulmanes, au contraire, ce divorce se rapporte la difficult, pour ne pasdire l'chec, de la diffusion de la science dans le tissu social. Mais quand on sepenche sur les secteurs sociaux o la science et la technologie ont russi s'imposermalgr tout, le divorce entre la science et la culture revt la mme figure que celleque nous rencontrons dans les socits occidentales, ce qui nous amne parler d'unphnomne universel, mme s'il prend des formes varies suivant les socits.

    Il s'agit maintenant d'expliquer ce divorce inquitant, tant entendu que l'avenir del'humanit dpend en grande partie de la prise en charge de cette problmatiquescience et culture telle qu'elle a t pose par l'UNESCO. Pour comprendre cedivorce, il faut remonter aux dbuts de la science moderne telle qu'elle s'est affirme partir de la Renaissance en Europe. Le divorce entre la science et la culture acommenc sous la forme d'un divorce avec la science aristotlicienne telle qu'elleavait t comprise, applique et instrumentalise par un Moyen ge domin par uneEglise toute-puissante qui ne pouvait tolrer la Raison que dans son statut deservante de la Thologie. Il n'est pas tonnant dans ces conditions que l'affirmationmoderne de la Raison ait pris la forme d'une revanche sur la Thologie.

    Paradoxalement, la science moderne ne rejeta pas le systme d'explication dumonde aristotlicien dans son ouverture la vision mtaphysico-religieuse. Lepremier moteur de la physique aristotlicienne s'accommode bien des fondementsmtaphysiques de la nouvelle science due Descartes (1596-1650), dont ledualisme peut tout aussi bien fonder une science mcanique que justifier un principepremier d'ordre mtaphysique, mais qui serait l'origine du monde physique commeen tmoigne la prsence de l'Esprit chez l'Homme. Mais dans cette mtaphysiquecartsienne, seul l'Homme peut tmoigner de la prsence de cet Esprit qui sembles'tre retir du monde. C'est pourquoi l'Homme-Sujet peut dsormais dmonter sa

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    guise ce monde rduit n'tre qu'un automate m par les seules lois de lamcanique.

    Ce que la science cartsienne va rejeter dans le systme aristotlicien, c'est laprsence mtaphysique dans le monde physique. La division aristotlicienne dumonde en monde supra-lunaire susceptible d'une approche mathmatique et unmonde sublunaire en proie la contradiction et l'incertitude et donc nonmathmatisable fut rejete par Galile (1564-1642) et Descartes comme la derniresuperstition freinant la connaissance absolue du Livre du monde qui est, comme onle sait depuis Galile, un livre crit en langage mathmatique.

    Aristote (384-322 av. J.C.) dfinissait la nature comme la fois matire et forme.La matire c'est l'ensemble des choses qui trouvent en elles-mmes un principe demouvement et de changement. Mais la nature ne se rduit pas la matirepuisqu'elle est aussi forme, c'est--dire la spcificit conforme sa raison d'tre.C'est en partant de cette distinction qu'Aristote nous invite tudier la diffrenceentre le mathmaticien et le physicien. Pour lui, seuls les corps naturels possdantdes surfaces, des longueurs et des points pouvaient constituer un objetd'investigation pour le mathmaticien : En effet, les corps naturels possdent dessurfaces et des solides, des longueurs et des points, qui sont objets d'investigationpour le mathmaticien. De plus, il faut tudier si l'astronomie est distincte ou estune partie de la physique, car il est absurde qu'il revienne au physicien de savoir cequ'est le soleil et la lune mais aucun de leurs accidents par soi, d'autant plus queceux qui s'occupent de la nature paraissent aussi parler de la figure de la lune et dusoleil et traitent la question de savoir si la terre et l'univers sont sphriques ou pas.Le mathmaticien tudie galement ces figures, mais non en tant que chacune estlimite d'un corps naturel, pas plus qu'il n'observe leurs accidents en tant qu'ilsarrivent aux tants de cette sorte. C'est pourquoi il les spare, car par la pense ilssont sparables du mouvement, sans que cela entrane de diffrence et sans qu'ilrsulte aucune erreur de cette sparation. A leur insu, les partisans des Idesagissent de mme : ils sparent les tants naturels, qui sont moins sparables queles tants mathmatiques. Cela deviendrait clair si l'on tentait d'noncer lesdfinitions, pour les tants eux-mmes et pour leurs accidents. D'une part, en effet,l'impair, le pair, le droit, le courbe, et en outre le nombre, la ligne et la figureexisteront sans mouvement, mais pas la chair, l'os et l'homme, qui se disent commele nez camus et non comme le courbe.(2) C'est ce qui a fait crire au spcialiste dela philosophie grecque, Lombros Couloubaritsis : Cette analyse est d'une grande

    (2) Aristote, La physique, Librairie philosophique, Paris, J. Vrin, 1999, p.101-102.

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    importance, car elle fait savoir pourquoi Aristote refuse d'instaurer une physiquemathmatique. Les objets des mathmatiques tant pour lui de l'ordre de l'accident,seule une tude de l'tance en devenir et de ses proprits (les accidents essentielsou par soi) sont objets de la science physique. C'est en ce sens que la physiquearistotlicienne est plus proche de la mtaphysique dont elle est pour ainsi dire leprambule indispensable.(3)

    Certes, en refusant le principe de ncessit l'ordre sublunaire, Aristote n'a passeulement rendu ce dernier inaccessible au savoir mathmatique, il s'est aussiinterdit la possibilit d'une science physico-mathmatique comme il l'a admis pourl'astronomie, et comme les Modernes la raliseront presque vingt sicles plus tard.

    C'est cette dichotomie inhrente la Physique d'Aristote que Galile et Descartes vontenterrer pour donner naissance la physique mathmatique moderne. Bien entendu,il ne s'agit nullement de sous-estimer l'apport rvolutionnaire de ces deux pionniersde la science moderne. Galile a notamment t parmi les premiers penseurseuropens thoriser la sparation entre la sphre scientifique et la sphre morale ensoutenant que l'intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit allerau ciel, et non comment va le ciel. Galile a rvolutionn les bases pistmologiquesde la science en mettant en avant les nouveaux principes : empirisme, espacequantifiable, interrogation de la nature par la mdiation des instruments.

    Mais Galile est surtout connu pour avoir introduit l'approche mathmatique dansles tudes physiques. Pour lui, en effet, et c'est la grande diffrence avec Aristote, lanature a une structure mathmatique : Le livre de la nature est crit dans le langagedes mathmatiques. Galile fonde une science selon laquelle les phnomnesnaturels obissent des lois mathmatiques (les lois du mouvement notamment, quidonnent lieu la mcanique). Il a jet les bases d'une physique mathmatique quisera thorise plus tard par Descartes. Cette mathmatisation jouera un rle dans cequ'on appelle la d-symbolisation et la d-signification du Rel. La science devientoprationnelle en prdisant correctement et non plus reprsentationnelle. Dans ceschma, la nature n'a plus rien nous dire. C'est aux savants de lui faire dire et fairece qu'ils veulent. La stratgie technoscientifique se met en place.

    La mathmatisation de l'univers introduite par Galile convient bien Descartes quicherchera approfondir les recherches de son prdcesseur italien. D'ailleurs,Descartes ne cache pas ses prfrences pour la mthode mathmatique dont lesaxiomes ne souffrent aucune discussion. Descartes a cherch tendre l'empire des

    (3)

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    mathmatiques d'autres sphres du savoir humain. Dans sa cosmogonie, Descartessoutient que l'existence d'un monde dpend uniquement de la volont cratrice deDieu, et qu'il suffit de lui imposer quelques lois fondamentales, comme les principesde conservation et d'inertie, pour que le monde soit cette machine parfaite quifonctionne d'elle-mme.

    Ce mcanisme cartsien se retrouve y compris dans l'tude scientifique del'homme : Au reste, afin que ceux qui ne connaissent pas la force desdmonstrations mathmatiques, et ne sont pas accoutums distinguer les vraiesraisons des vraisemblables, ne se hasardent pas de nier ceci sans l'examiner, je lesveux avertir que ce mouvement (du cur et des artres) que je viens d'expliquersuit aussi ncessairement de la seule disposition des organes qu'on peut voir l'oeil dans le coeur, et de la chaleur qu'on y peut sentir avec les doigts, et de lanature du sang qu'on peut connatre par exprience, que fait celui d'une horloge,de la force, de la situation et de la figure de ses contre-poids et de ses roues.(4)

    Il y a un lien logique entre ce mcanisme cartsien et la vision dualiste d'un mondeo la nature est dfinie comme un objet approprier par l'Homme-Sujet avectoutes les consquences anti-cologiques que nous connaissons aujourd'hui. Bienentendu, quand Descartes crivait que la science et ses applications pourraientrendre l'Homme comme maitre et possesseur de la nature, il ne l'entendait pasde la manire que la civilisation capitaliste moderne a exprimente depuis.D'abord, en tant que savant chrtien, Descartes ne pouvait penser un autre maitreet possesseur de la nature que Dieu. Mais il n'empche que le mcanismecartsien a particip historiquement l'aventure technoscientifique moderne quidbouchera sur une relation ambige entre l'Homme et la nature d'une part, et entrel'Homme et la culture d'autre part.

    Gardons-nous de rduire la pense moderne ses exagrations mcanistes et sesdrives anti-cologiques. La philosophie moderne des Lumires a aussi donnnaissance des penseurs qui, tout en militant pour donner la science le statutminent qu'elle ne cessera d'avoir depuis, n'en ont pas moins fix des limites cette dernire, en tablissant notamment un nouveau rapport, plus fcond, entrescience et mtaphysique. C'est le cas notamment de l'Allemand Emmanuel Kant(1724-1804), ce philosophe rationaliste qui va fonder le savoir sur la raison, maisqui ne tombera pas pour autant dans le pige de la raison dogmatique.

    (4) Descartes, Discours de la mthode, cinquime partie.

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    Pour bien fonder le savoir humain, il faut examiner les capacits de la raison.Kant commence donc par tudier jusqu'o peut aller le pouvoir de connatre del'esprit humain. C'est une des questions les plus difficiles, puisqu'il s'agit pourla raison de se connatre soi-mme avant de pouvoir connatre le mondeenvironnant. Mais Kant ne va pas aborder cette question essentielle dansl'abstrait. Il part des sciences de son poque qui venaient de raliser des progrsimmenses. Puisqu'elles existent, c'est qu'elles sont possibles. Il reste donc savoir comment ? C'est cette question, celle des conditions de possibilit dessciences, qui va constituer l'uvre principale de Kant.

    Pour cela, Kant va distinguer entre les diffrents instruments dont dispose lepouvoir humain de connatre que sont les diffrents jugements et entre lesdiffrentes structures qui sont sa disposition. Kant commence par distinguer lestrois types de jugements que sont les jugements analytiques dans lesquelsl'attribut explicite ce qui se trouvait dj dans le sujet (exemple : les corps sonttendus), les jugements synthtiques a posteriori qui ont gnralement cetteparticularit que l'attribut ajoute au sujet quelque chose qui n'tait pas dans ladfinition. La synthse en question ne se justifie que par l'exprience qui memontre que l'attribut appartient bien au sujet (exemple : les corps sont pesants),et enfin les jugements synthtiques a priori dans lesquels l'attribut ajoutequelque chose au sujet mais d'une manire strictement ncessaire et universelle(exemple : Tout ce qui arrive a une cause). Ces derniers jugements sontproblmatiques, dans la mesure o ils ne sont pas fonds uniquement sur leprincipe de contradiction et ne sont pas drivs non plus de l'exprience. D'oproviennent-ils alors ? Kant rpond : de la raison elle-mme et de ses propresstructures qui sont des conditions a priori de la connaissance.

    D'o l'importance de distinguer les structures de la connaissance qui sont aunombre de trois selon Kant : la sensibilit, l'entendement et la raison. Parsensibilit ou esthtique transcendantale, Kant entend la couche de connaissancepar laquelle les objets nous sont donns dans l'exprience avant d'tre penss parnotre entendement. Kant distingue la connaissance sensible externe par laquellenous apprhendons les objets et la connaissance sensible interne qui permet lasaisie de nos tats d'me. En ce qui concerne la connaissance sensible externe, ilnous est impossible de percevoir les corps autrement qu'insrs dans des relationsspatiales (distance, proximit, grandeur). Pour Kant, l'espace, condition de nosperceptions, n'est pas une ralit indpendante de nous et des objets (comme chezNewton, 1643-1727), ni l'ensemble des relations que ceux-ci entretiennent entreeux (comme chez Leibniz, 1646-1716), mais une structure de notre sensibilitexterne, une forme a priori dans laquelle sont coules les impressions venant du

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    dehors. D'un autre ct, les tats de conscience m'apparaissent toujours dans desrelations temporelles, dans la mesure o ils sont soit simultans soit successifs.Pour Kant, le temps n'est pas non plus une ralit en soi, ni l'ensemble des rapportsde succession, mais une structure, une forme a priori de notre sensibilit interne.Pour Kant, il y a donc au dpart un donn qui nous affecte. L'homme ne cre pasl'objet de sa connaissance. Seulement, nous n'apprhendons point cette ralittelle qu'elle est en elle-mme, mais telle qu'elle apparat travers la structure denotre sensibilit spatio-temporelle, c'est--dire comme phnomne.

    Mais la sensibilit capable de recevoir les impressions du monde extrieur ouintrieur ne suffit pas pour qu'il y ait connaissance. Il faut que l'esprit humainpense le donn au moyen de concepts. Le pouvoir de produire ces concepts,Kant l'appelle entendement ou analytique transcendantale. Kant pense que lacollaboration de la sensibilit et de l'entendement est ncessaire la production dela connaissance : Aucune de ces deux proprits n'est prfrable l'autre. Sansla sensibilit, nul objet ne nous serait donn et sans l'entendement nul ne seraitpens. Des penses sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts,aveuglesCes deux pouvoirs ou capacits ne peuvent changer leurs fonctions.L'entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur unionseule peut sortir la connaissance.(5)

    Les concepts produits par l'entendement sont soit empiriques, c'est--direconstituant la matire de nos jugements ; ex : oxygne, arbre, chien, etc, soituniversels qui seraient comme les cadres de concepts particuliers et empiriques.Dans la terminologie kantienne, ces derniers sont des catgories. Si pour certainsphilosophes empiristes, les catgories expriment seulement les aspects les plusgnraux des choses, dgags par l'abstraction, ou sont des habitudes mentalesacquises progressivement, pour Kant, les catgories sont des conceptsfondamentaux, purs, a priori, de l'entendement. Ce dernier ne peut penser sansces catgories qui lui permettent d'ordonner le monde. Exemple : le principe decausalit.

    Cependant, l'entendement ne peut faire de ses principes a priori qu'un usageempirique. En d'autres termes, il ne peut les appliquer qu'aux phnomnes quisont objet d'une exprience possible. Pour Kant, l'entendement ne peut jama