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1 PETIT ADDENDUM A LACTUALITÉ DE LARCHIVISTIQUE ARTISTIQUE EN FRANCE (à propos du travail de LEFEVRE JEAN CLAUDE) 0.0 Si d’une part, en avant-propos des actes d’un colloque international de 510 pages sur Les écrits d’artistes depuis 1940, le comité éditorial excipe de « l’émergence d’un usage intensif de l’écrit intégré à l’intention artistique et dont on peut se demander s’il s’agit d’un nouveau formalisme ou d’une métamorphose radicale voire politique de l’art 1 » pour justifier le choix de la séquence chronologique retenue soit de 1940 à nos jours ; si dans le même ouvrage d’autre part, Françoise Levaillant 2 cite le regretté Raymond Hains qui se demande en 1986 : « L’activité de rangement deviendrait-elle un geste artistique ? Voyez à nouveau Duchamp, mais surtout, peut-être, Georges Perec : Ce livre est né du désir de ranger" 3 » ; alors, comme elle conclut en effet on ne saurait ici partir que de ce « double constat : l’écriture de l’artiste n’a pas seulement envahi les archives, elle a envahi le champ artistique. Que savons-nous aujourd’hui de ces écrits d’artistes, qui surgissent si nombreux dans l’édition […] et se nichent à l’état d’inédits dans la majorité des ateliers ? » 0.1 L’une des réponses à cette question – mais sous une forme éminemment pionnière —, gît dans l’œuvre de LEFEVRE JEAN CLAUDE (LJC). Car s’il y a bien un artiste qui ait — par excellence et par anticipation posé la question de l’archive, non pas « comme un simple auxiliaire ou supplétif de l’Histoire, convoquée seulement pour les besoins de ses reconstitutions, de ses procès ou de ses interprétations, et donc pour l’édification idéologiquement intéressée de ses "grands récits" », et si par conséquent l’archive doit être considérée comme « un objet culturel en soi, certes toujours parcellaire, spécifique, idiosyncrasique, mais forcément saturé de signes, de significations, de sens 4 » alors, aucune histoire de l’art contemporain digne de ce nom ne saurait plus faire dorénavant l’économie de l’actuariat de LJC, archiviste-néographe de son état depuis plus de trente ans maintenant. Qu’il nous faille certes avouer de ce dernier ce que disait Camille Mauclair de Flaubert « Toutes ses retenues de créateur profitèrent à son caractère 1- Françoise Levaillant (dir.), Paris/Caen, INHA/IMEC, 6-9 mars 2004, p. 7 (nous soulignons). 2- …par ailleurs auteure d’une communication sur Les archives d’artistes au XX e siècle : le point de vue d’un chercheur, Ibid., p. 12, note 13. 3- Françoise Levaillant, op. cit., p. 13. 4- Claire Paulhan, Olivier Corpet, « Eclats d’histoire », Artistes, écrivains et éditeurs, Archives des années noires, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, IMEC, 26 juin-12 septembre 2004, p. 11 ; à l’appui de la récente intégration de l’archive à l’intention artistique, notons qu’en effet le Vocabulaire d’esthétique d’Etienne Souriau [A. Souriau (dir.), Paris, 1990] par exemple, ne comporte pas cette entrée…

PETIT ADDENDUM A L’ACTUALITÉ DE L’ARCHIVISTIQUE ARTISTIQUE EN FRANCE (LEFEVRE JEAN CLAUDE)

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article sur l'inactualité du travail de Lefevre Jean Claude

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PETIT ADDENDUM A L’ACTUALITÉ

DE L’ARCHIVISTIQUE ARTISTIQUE EN FRANCE

(à propos du travail de LEFEVRE JEAN CLAUDE)

0.0 Si d’une part, en avant-propos des actes d’un colloque

international de 510 pages sur Les écrits d’artistes depuis 1940,

le comité éditorial excipe de « l’émergence d’un usage intensif de

l’écrit intégré à l’intention artistique et dont on peut se demander

s’il s’agit d’un nouveau formalisme ou d’une métamorphose

radicale — voire politique — de l’art1 » pour justifier le choix de

la séquence chronologique retenue — soit de 1940 à nos jours ;

si dans le même ouvrage d’autre part, Françoise Levaillant2 cite

le regretté Raymond Hains qui se demande en 1986 : « L’activité

de rangement deviendrait-elle un geste artistique ? Voyez à

nouveau Duchamp, mais surtout, peut-être, Georges Perec : Ce

livre est né du désir de ranger"3… » ; alors, comme elle conclut

en effet on ne saurait ici partir que de ce « double constat :

l’écriture de l’artiste n’a pas seulement envahi les archives, elle a

envahi le champ artistique. Que savons-nous aujourd’hui de ces

écrits d’artistes, qui surgissent si nombreux dans l’édition […] et

se nichent à l’état d’inédits dans la majorité des ateliers ? »

0.1 L’une des réponses à cette question – mais sous une forme

éminemment pionnière —, gît dans l’œuvre de LEFEVRE JEAN

CLAUDE (LJC). Car s’il y a bien un artiste qui ait — par excellence

et par anticipation — posé la question de l’archive, non pas

« comme un simple auxiliaire ou supplétif de l’Histoire,

convoquée seulement pour les besoins de ses reconstitutions, de

ses procès ou de ses interprétations, et donc pour l’édification

idéologiquement intéressée de ses "grands récits" », et si par

conséquent l’archive doit être considérée comme « un objet

culturel en soi, certes toujours parcellaire, spécifique,

idiosyncrasique, mais forcément saturé de signes, de

significations, de sens4 » alors, aucune histoire de l’art

contemporain digne de ce nom ne saurait plus faire dorénavant

l’économie de l’actuariat de LJC, archiviste-néographe de son état

depuis plus de trente ans maintenant. Qu’il nous faille certes

avouer de ce dernier ce que disait Camille Mauclair de Flaubert

— « Toutes ses retenues de créateur profitèrent à son caractère

1- Françoise Levaillant (dir.), Paris/Caen, INHA/IMEC, 6-9 mars 2004, p. 7

(nous soulignons). 2- …par ailleurs auteure d’une communication sur Les archives d’artistes au XXe

siècle : le point de vue d’un chercheur, Ibid., p. 12, note 13. 3- Françoise Levaillant, op. cit., p. 13. 4- Claire Paulhan, Olivier Corpet, « Eclats d’histoire », Artistes, écrivains et

éditeurs, Archives des années noires, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, IMEC, 26 juin-12 septembre 2004, p. 11 ; à l’appui de la récente intégration de l’archive à l’intention artistique, notons qu’en effet le Vocabulaire d’esthétique d’Etienne Souriau [A. Souriau (dir.), Paris, 1990] par exemple, ne comporte pas cette entrée…

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2

secret et desservirent son caractère public5 » — son abnégation à

elle seule suffit-elle à expliquer l’étrange lacune (ou l’œil de

cyclone ?) que constitue le travail de LJC au cœur des actualités

historiographiques et archivistiques en général6 comme au

regard en particulier, de la « politique active concernant les

archives d’artistes contemporains », tel du moins qu’on le

constate « dans toutes les institutions ayant de près ou de loin

un intérêt dans ce domaine : bibliothèques spécialisées ou

générales, musées, archives, DRAC, galeries privées, centres de

recherche universitaires, CNRS7… »

1.0 Si par exemple Anne Moeglin-Delcroix a montré que le cahier

de Jean Hélion, constitue « la chronique de l’œuvre au fur et à

mesure de sa progression, tableau par tableau » puisque, comme

l’écrit le peintre lui-même, « ces notes griffonnées ici durant la

manœuvre de peindre sont peut-être l’essentiel de mon travail »,

autrement dit, si cette activité d’écriture rend résiduelle voire

insignifiante sa production picturale comme l’aura très

justement deviné Gilles Aillaud en considérant en Hélion un

artiste « si exceptionnel à mes yeux qu’il était secondaire qu’il fût

peintre8 », alors le travail de LJC devrait susciter tout l’intérêt

qu’il mérite de la part de maints chercheurs. Mérite qui tient

précisément au seul fait qu’en 1984, LJC avait déjà réalisé via

l’art conceptuel, que non seulement les gestes de peindre mais

encore d’écrire et même d’exposer, dérivaient de l’acte d’archiver

plutôt que celui-ci n’en procédait ; ce faisant, il se gardait du

même coup de confondre geste et gestation, s’abstenant en outre

d’occuper la position sociale de l’artiste dont on sait —

permissivité institutionnelle et indifférence socioculturelle aidant

—, qu’elle est devenue ready-made à l’horizon des années 70-80.

5- L’art en silence, Paris, Paul Ollendorf, 1901, p. 70. 6-Voir notamment le GAAEL (Guide des archives d'artistes en ligne) : « le

guide des fonds d'archives d'artistes, de collectionneurs et de galeries du XXe siècle est une base de données permettant de localiser des fonds ou des pièces d'archives conservés en France. Ce projet est mené par l'Institut national de l'histoire de l'art (axe « archives de l'art de la période contemporaine XIX-XXe siècles »), en concertation avec la direction des Archives de France, la direction du Livre et de la lecture et la direction des Musées de France du ministère de la Culture et de la Communication » ; voir aussi le colloque qui, dans le lointain sillage de la Documenta X en 1997 (?), s’est tenu à Rennes les 7-8 décembre 2001, intitulé Les Artistes contemporains et l'archive : interrogation sur le sens du temps et de la mémoire à l'ère de la numérisation ; les 24-25 mars derniers, on s’interrogeait ainsi au MACVAL de Vitry : L’art peut-il se passer de commentaire ?, etc.

7- Françoise Levaillant, « L’invention d’un auteur », op. cit., p. 9-10 ; la traversée du désert par LJC de la critique académique reste toutefois parsemée de quelques oasis : voir notamment les acquisitions effectuées par Marie-Cécile Miessner pour le Cabinet des estampes de la BN ou encore et l’intérêt que portent à ce travail Leszek Brogowski ou Anne Moeglin-Delcroix ; cette dernière projette en effet de lui consacrer une journée d’étude en novembre prochain, coordonnée par Marie-Hélène Breuil au Centre de philosophie de l’art de l’université de Paris I : Le travail de l’art au travail : autour du travail de Lefevre Jean Claude et de l’archive.

8- Cité par Yves Chèvrefils Desbiolles, « “Ce qui dépasse”, Le projet scriptural de Jean Hélion », Françoise Levaillant (dir.), op. cit., p. 279, 281.

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3

Autant de raisons pour lesquelles LJCARCHIVES demeurent

irréductibles à un simple fonds (d’autographes) ou à une base de

données (documentaires) en attente d’actuels ou de futurs

chercheurs au sens usuel du terme ; car comme l’artiste

l’énonce lui-même — ou mieux, le translabore —, par-delà le

« rangement » ou le classement comme « geste artistique » selon

Hains, Perec et bien avant eux, M. Teste et sa devise — Transiit

classificando9 —, il importe ici de bien distinguer que la mise en

place de LJCARCHIVES en effet, n’avait « pas pour objectif [leur]

transmutation en œuvre d’art. Le rôle, la fonction de l’archive est

d’être à la fois la peau et le corps du travail de l’art. Sa

justification est d’être traitée comme trace ultime de l’art. Pas de

déplacement de fonction, pas de simulacre, pas de fiction.

LJCARCHIVES se doit d’être un lieu exemplaire comme outil de

travail. Cet outil n’étant pas à assimiler au fonds exploité10. »

1.1 Autrement dit, l’archive n’est ici antérieure que pour être

postérieure — et inversement — à toutes les productions écrites,

orales, iconographiques et pour ainsi dire objectales dont LJC

s’autorise de temps à autre. C’est expressément en ce sens que

« l’archive est bien l’unique source à partir de laquelle nous

pouvons développer la notion de travail de l’art au travail et

rendre manifeste la question de l’objet résiduel11. » Et c’est

paradoxalement à rebours du conservatisme inhérent à

l’institution des archives que LJCARCHIVES ne relèvent donc pas

d’un « nouveau formalisme », pas plus que l’activité dont elles

constituent la matière première et ultime n’est justiciable d’un

quelconque « désir de ranger ». Si l’archive paraît ici « envahir le

champ artistique », c’est moins en tant qu’écriture littéraire

et/ou documentaire résiduelle que, inédite, imprimée ou éditée,

elle n’entende pas moins persister et se signer, par et pour LJC,

en tant que facteur d’art a priori. Telle est la véritable révolution

— quantique plutôt que copernicienne — dont LJC peut se

prévaloir dans l’ordre artistique : celle-ci aura consisté, d’une

manière contraire aux sens et aux usages reçus, à concevoir la

production plastique, non en fonction d’une fin ou d’une finalité

ordinairement réifiée, soit via un objet (comme dans l’esthétique

traditionnelle) soit via un sujet (comme chez Kant puis

Duchamp), mais en fonction de la relativité, de la différence ou

de la coefficience de l’un vis-à-vis de l’autre comme de l’un

envers l’autre — autrement dit, en tant qu’ils se conditionnent

mutuellement. Cette réciprocité étant par principe antérieure

aux termes du rapport (sujet/objet, virtuel/actuel,

inhumation/exhumation…), c’est en vertu même de cette

antériorité non-chronologique que pour LJC, l’art est toujours

9- … c’est-à-dire, « Il a passé (sa vie) en classant », mais aussi « Il a classé (sa

vie) en passant » ; cité par Gérard Genette, « Raisons de la critique pure », Les chemins actuels de la critique (dir. G. Poulet), Paris, 1968, p. 127.

10- Travaux sans suite I, polycopie, Gentilly, 1995, note du 18 août 1994. 11- LJC, « Lecture exposition # 12 », claude rutault, transit/extension, Paris,

2003, p. 11.

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déjà donné ou d’avance disponible comme tel, même si et pour

cette raison même, il n’est donné à tout le monde d’en disposer

ou d’en faire qu’à certaines conditions ; l’absence ou même la

négation de l’art n’est donc jamais qu’apparente pour LJC ;

réciproquement, ce n’est qu’en apparence ou par défaut qu’il se

laisse réduire sans reste à ses effigies, ses fétiches ou ses

produits… dérivés ; la possibilité même de la disparité sinon de

la disparition des œuvres d’art, de leur dérive ou de leur

récupération socioculturelle ou muséologique, tient précisément

à la plasticité de l’art et non pas l’inverse ; aucun objet ni aucun

sujet en effet, relevât-il de telle ou telle discipline artistique, n’est

à lui même justiciable de sa propre plasticité.

1.2 Dès lors, comme le proclame et paraphe l’artiste lui-même en

1985 : « Il est patent pour LJC que les données ici collectées sont

à charge d’histoire sinon déjà celle-ci, [ce produit-ci] étant dès sa

conception, facteur d’art12. » Partant, LJCARCHIVES peuvent être

incidemment considérées comme « la chronique de l’œuvre au

fur et à mesure de sa progression », certes ; mais pour autant

toutefois que ladite progression demeure à tout moment

susceptible d’être investie a contrario, au gré d’un processus de

rétrocession ou de rétrogradation vers ses conditions de

possibilité ; ce n’est qu’à cette condition que la pratique de LJC

s’est alors irréversiblement affranchie de tous les prétextes —

« la manœuvre de peindre » par exemple — qui président encore

aujourd’hui à tant et tant de croquis, maquettes et autres

« notes griffonnées » (ou non) par tel ou tel acheiropoïète, ce

dernier fût-il (ou non) écrivain, écrivant, artiste(-peintre) ou

encore plasticien dit conceptuel.

1.3 « Ma rencontre avec Foucault, dit Arlette Farge, était

improbable car on ne travaillait pas du tout dans les mêmes

directions ; elle s’est faite sur le matériau lui-même, sur quelque

chose que l’on ignore en général, sa sensibilité à l’archive. Il était

très influencé par l’esthétique du document. » Mutatis mutandis,

n’est-ce pas dans cette perspective qu’il conviendrait d’aborder le

projet de LJC ? Un tel projet ne suppose-t-il pas d’emblée une

sensibilité particulière à l’endroit de toute la paperasserie

paratextuelle, c’est-à-dire administrative, promotionnelle et

transactionnelle qui, par cartons d’invitation, communiqués de

presse, critiques, catalogues, cartels et autres texticules divers et

variés interposés, irrigue autant qu’elle contribue de manière

généralement inaperçue, à la description comme à la

prescription des limites le champ de l’art ? Il n’est donc pas

surprenant que l’historienne prétende qu’à cette époque, il lui

importait alors de poser « la question du comment, sans la

question du pourquoi. » Et d’ajouter : « Cela rejoignait une façon

très artisanale que j’ai conservée de travailler, qui consistait à

12- LJC, Un catalogue publié avec le concours du Centre National des Arts Plastiques

(FIACRE) et le soutien des galeries Durant-Dessert et Ghislain Mollet-Viéville, Paris, n° 5-6, Paris, 1984-1985, p. 0.

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mettre à jour les fonctionnements les plus infimes dans ce

magma que l’on appelle le social. » Or, s’interroger ainsi sur le

quomodo plutôt que sur le quid suppose d’emblée une approche

immanente ou sensorielle du matériau documentaire,

appréhension non-exempte d’une certaine émotion comme le

rapporte Arlette Farge : Foucault « est le seul qui m’ait dit que

l’on peut travailler avec l’émotion. Il a permis pour moi que

l’émotion ne soit plus l’émotion au sens mièvre du terme, mais

un outil intellectuel13. » Et sans doute est-ce que, sans cette

émotion et l’artisanat qu’elle implique en effet, jamais les

archives ne seraient devenues l’archive dont il n’est pas

indifférent d’observer après Françoise Levaillant que, « dans la

droite ligne de Foucault, c’est principalement à l’historienne

Arlette Farge que l’on doit la légitimation du mot au singulier14. »

Autrement dit, les archives n’ont pu se laisser « envahir » par les

écrits d’artistes qu’à la condition inverse que sous l’angle de

leurs singularités précisément, elles recelassent tout un art

ingénu d’écrire…

2.0 De ce que l’écriture de LJC ne se laisse ranger, ni dans la

littérature ni dans les écrits, les statements ou les manifestes

d’artistes, et de ce que ses archives comportent des « éléments

diversement appréciables », autrement dit, des données

indifféremment allographiques et autographiques dûment

collectées ou colligées pourvu qu’elles fussent « comptables de

travaux pour lesquels il n’a pas été nécessaire de matérialiser

l’existence en s’appuyant sur le principe conventionnel de

l’exposition15 », découle donc deux écueils : il va sans dire primo,

que le travail de LJC, transversal et transgressif par définition,

prête d’emblée le flanc à la censure institutionnelle, esthétique et

sociale qui sévit dans le champ de l’art dit contemporain, du

moins tel qu’il se définit et décline statistiquement à travers ses

lieux, sa temporalité et ses agents. Car un projet artistique qui

s’énonce comme suit : — « Lier ainsi l’objet décrit dans son

espace éloigné, périphérique. Ne pas distinguer l’objet de

l’environnement qui le porte. Ne pas hiérarchiser les étapes de

son façonnement. Le croquis, la note écrite, la méthode

technique appliquée à "l’objet" construit, sont à enregistrer

comme des strates d’égale nécessité16 » —, un tel projet disions-

nous, par l’exigence qu’il induit, s’inscrit nécessairement en

marge de l’actualité et du marché des biens culturels dont les

promoteurs, privés ou publics, assument pour la plupart les

cloisonnements intrinsèques et la clôture extrinsèque, fût-ce à

grand renfort de dénégations quant aux jeux et enjeux des

positions para-artistiques ou résolument étrangères à l’art qu’ils

13- Cité par François Dosse, Histoire du structuralisme II, Paris, 1992, p. 299-300

(nous soulignons). 14- Art. cit., p. 10-11, note 5. 15- LJC cité par Jean-Charles Agboton-Jumeau, LJC, Extraits (polycopie), Paris

& alibi, 2004, p. 7. 16- Ibid., p. 9 (nous soulignons).

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y occupent, ainsi qu’aux (di)visions intestines qu’ils y fomentent

pour mieux contrôler et dominer la production symbolique.

2.1 Secundo, en va-t-il autrement sur le front universitaire ou

savant ? Malgré la rigueur scientifique dont le champ

académique se réclame volontiers, cette profession de foi

rhétorique n’est pas toujours exempte d’un certain « culte des

transgressions sans péril » dont parle Bourdieu quelque part.

C’est que, comme l’observe de son point de vue Jean-Luc Godard

en effet, « la France est faite de compartiments. Or, dans un

moyen d'expression tout est lié, et tous les moyens d'expression

sont liés. Et la vie est une. Tourner et ne pas tourner, pour moi,

ce n'est pas deux vies différentes17. » Si pour LJC, écrire ou ne

pas écrire est indifféremment facteur d’art et s’il a, par principe

et par destination, fait de l’archive ou de l’allographie artistique

un outil, un moyen ou même un genre d’expression (et

d’impression18) autographique inséparable de ses conditions de

possibilité tant matérielles qu’intellectuelles, son travail ne peut

s’inscrire qu’en deçà ou par-delà les (di)visions ou les clivages

toujours en vigueur entre tels scribes (paléographes) et tels

polygraphes (postmodernes) ou entre l’art dit moderne et l’art dit

contemporain, etc. Et voilà pourquoi l’Université est plutôt

muette… quant au travail de l’art au travail : l’émotion ou la vie

n’y demeure toujours qu’exceptionnellement matière à

intellection ou à perlaboration — et réciproquement.

2.2 Mais notre cinéaste contemporain de poursuivre : « Il faut

voir aussi que ce compartimentage de la mentalité correspond à

un compartimentage de la vérité sociale : « il ne faut pas

mélanger les genres, mais il ne faut pas non plus mélanger les

gens19. » Partant, il anticipe et recoupe à sa façon, le triple

diagnostic rétrospectif mais néanmoins d’actualité naguère établi

par André Chastel, depuis un point de vue pourtant académique

par excellence. Si un tel diagnostic paraît devoir concerner sinon

alarmer les artistes, les critiques et les historiens d’art en

général, il s’impose d’emblée à tout spectateur, lecteur ou

auditeur du travail particulier de LJC dont on a vu que, à même

l’archive, son activité se confondait avec son existence :

17- Alain Bergala (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (1962), t. I,

Paris, 1985, p. 233 ; pour mieux appréhender le travail de l’art au travail selon LJC sinon JLG, il suffit de remplacer le mot fluxus par celui d’archive dans cette citation de George Maciunas (1964): “Fluxus is not an abstraction to do on leisure hours – it is the very non-fine-art work you do (or will eventually do). The best fluxus “composition” is a most non-personal, “ready-made” one like Brecht’s “Exit” – it does not require any of us to perform it since it happens daily without “special” performance of it.” ; cité par K. Stiles & P. Selz, Theories and Documents of Contemporary Art, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1996, p. 727)

18- Cf. à cet égard, Jean-Charles Agboton-Jumeau, LJC, éditeur à compte d’auteur/Marion Hohlfeldt, La pensée en transparence, Centre des livres d’artistes, Saint-Yrieix-la-Perche, 2004.

19- Alain Bergala (dir.), op. cit., p. 235.

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1/ « l’inclination des clercs français pour la mise en forme doctrinale

accentue constamment l’écart entre la pensée et le vécu, sans faire

aucune place à l’activité artistique […] Telle est l’attitude courante

pendant des siècles dans ce pays. »

Or c’est précisément à ce formalisme doctrinaire, impénitent et

impertinent (tel que le redoute le comité de rédaction

susmentionné au sujet de « l’émergence d’un usage intensif de

l’écrit intégré à l’intention artistique ») que mutatis mutandis, la

remarque suivante risque encore aujourd’hui d’être applicable

au travail de LJC :

2/ « La principale difficulté de l’étude est malheureusement assez

claire : le développement si constant, si soutenu, de l’activité artistique,

n’a pas été accompagné par les chroniqueurs et par les historiens

jusqu’à l’admirable recueil de textes fourni par Mortet et Deschamps.

[…] Nous n’avons pratiquement aucun témoignage contemporain

significatif sur Jean Fouquet, qui est un des plus grands peintres de ce

pays, et il s’en est fallu de peu que son nom même nous échappât. »

Faut-il s’étonner dès lors que, non moins hier qu’aujourd’hui et

peut-être demain, de fortes présomptions de fait pèsent sur la

capacité de l’intelligentsia française à accorder une place

véritable à l’activité artistique présente, quitte à se résoudre enfin

à transgresser les (di)visions et les ségrégations tant scolaires et

scolastiques, formelles et formalistes que disciplinaires ou

institutionnelles voire personnelles qui conduisent, par

approximations successives et imperceptibles, à négliger

l’activité singulière, intempestive et d’avant-garde de maints

artistes en général et de LJC en particulier ? Faute de quoi en

effet, bien que sachant l’Histoire bègue, les historiens se

verraient à leur tour condamnés à la bégayer plutôt qu’à

l’exprimer. Quelle que soit la réponse à cette question qu’une

certaine actualité culturelle continue cependant d’ignorer, qu’on

veuille bien en attendant se rappeler la donnée historique

suivante :

3/ « Félibien que l’on est bien obligé de considérer comme "le premier

historien de l’art en France" n’illustre que trop l’orientation fâcheuse de

la culture qui, sous prétexte de généralité, refuse à la fois l’histoire et la

critique ; seule compte l’ère moderne et seul importe l’éloge du prince et

des institutions qui viennent d’être créées20. »

2.2.1 A bon entendeur, —

20- André Chastel, Introduction à l’histoire de l’art français, Paris, 1993, p. 193,

p. 196-197 (nous soulignons, ou plutôt, l’actualité culturelle le fait d’elle-même ; suffisent à l’attester le discours du premier ministre lors de la dernière FIAC, l’organisation consécutive de l’exposition en cours de préparation au Grand Palais à Paris sur à l’art… français (?) sous l’égide du ministère de la culture et enfin, l’autosatisfaction institutionnelle dont fait l’objet le Palais de Tokyo qui, quoiqu’il n’ait jamais cessé de renaître de ses cendres, viendrait d’être créé…)

Page 8: PETIT ADDENDUM A L’ACTUALITÉ DE L’ARCHIVISTIQUE ARTISTIQUE EN FRANCE (LEFEVRE JEAN CLAUDE)

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© jcaj, mars 2006

N.B. Cet article a fait l’objet d’une publication commandée mais néanmoins bâclée et tronquée (par

A. Gurita) dans la version papier de XV, catalogue de la Biennale de Paris, 2006-2008.