Petite Poucette, La Génération Mutante (Michel Serre, Libération)

8/20/2019 Petite Poucette, La Génération Mutante (Michel Serre, Libération)

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mutante_758710

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Philosophe et historien des sciences, Michel Serres

réclame l’indulgence pour les jeunes, obligés de tout

réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles

technologies.

Michel Serres, diplômé de l’Ecole navale et de Normale Sup, a visité le mondeavant de l’expliquer à des générations d’étudiants. Historien des sciences etagrégé de philosophie, ancien compagnon de Michel oucault, avec qui il a crééle !entre universitaire expérimental de "incennes en #$%&, il a suivi 'ené(irard aux Etats)*nis, o+ il enseigne touours, à plus de &- ans. !e pro

/aroudeur, académicien pas tout à ait comme les autres, scrute lestransormations du monde et des hommes de son 0il /leu et /ienveillant. Sonsuet de prédilection 1 la eune génération, qui grandit dans un monde

/ouleversé, en proie à des changements compara/les à ceux de la in del’2ntiquité. 3a plan4te change, ils changent aussi, ont tout àréinventer. «Soyons indulgents avec eux, ce sont des mutants», implore MichelSerres, par ailleurs sév4re sur sa génération et la suivante, qui laisseront lessociétés occidentales en riche. Entretien.

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Vous annoncez qu’un «nouvel humain» est né. Qui est-il ?

5e le /aptise 6etite 6oucette, pour sa capacité à envo7er des SMS avec sonpouce. !’est l’écolier, l’étudiante d’auourd’hui, qui vivent un tsunami tant lemonde change autour d’eux. Nous connaissons actuellement une périoded’immense /asculement, compara/le à la in de l’Empire romain ou de la'enaissance.

Nos sociétés occidentales ont déà vécu deux grandes révolutions 1 le passage del’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. 3a troisi4me est le passage del’imprimé aux nouvelles technologies, tout aussi maeure. !hacune de cesrévolutions s’est accompagnée de mutations politiques et sociales 1 lors dupassage de l’oral à l’écrit s’est inventée la pédagogie, par exemple. !e sont despériodes de crise aussi, comme celle que nous vivons auourd’hui. 3a inance, lapolitique, l’école, l’Eglise8 !ite9)moi un domaine qui ne soit pas en crise : ;l n’7 en a pas. Et tout repose sur la t<te de 6etite 6oucette, car les institutions,compl4tement dépassées, ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure,

/eaucoup plus vite que ses parents et ses grands)parents. !’est unemétamorphose :

Cette mutation, quand a-t-elle commencé ?

6our moi, le grand tournant se situe dans les années #$%=)#$>=, avec la coupurepa7sanne, quand la nature, notre m4re, est devenue notre ille. En #$--, >-? dela population ran@aise travaillait la terre, ils ne sont plus que #? auourd’hui.3’espace vital a changé, et avec lui Al’<tre au mondeB, que les philosophesallemands comme Heidegger pensaient immua/le. 3a campagne, lieu de durtravail, est devenue un lieu de vacances. 6etite 6oucette ne connaCt que la naturearcadienne, c’est pour elle un terrain de loisirs et de tourisme dont elle doit sepréoccuper. 3’avenir de la plan4te, de l’environnement, du réchauement

climatique8 tout est /ousculé, menacé.

6renons l’exemple du langage, touours révélateur de la culture 1 il n’7 a pas silongtemps, un candidat au concours de l’Ecole normale était interrogé sur untexte du D;De si4cle qui parlait de moissons et de la/ourage. 3e malheureuxignorait tout le voca/ulaire : Nous ne pouvions pas le sanctionner, c’était un6etit 6oucet qui ne connaissait que la ville. Mais ce n’est pas pour @a qu’il étaitmoins /on que ceux des générations précédentes. Nous avons d nousquestionner sur ce qu’étaient le savoir et la transmission.

C’est la grande question, pour les parents et les enseignants :

que transmettre entre générations ?

Féà, 6etit 6oucet et 6etite 6oucette ne parlent plus ma langue. 3a leur est plusriche, e le constate à l’2cadémie ran@aise o+, depuis 'ichelieu, on pu/lie à peupr4s tous les quarante ans le dictionnaire de la langue ran@aise. 2u si4cleprécédent, la diérence entre deux éditions s’éta/lissait à G --- ou = --- mots.Entre la plus récente et la prochaine, elle sera d’environ - --- mots. 2 cer7thme, nos successeurs seront tr4s vite aussi loin de nous que nous le sommesdu vieux ran@ais :

!ela vaut pour tous les domaines. 2 la génération précédente, un proesseur de

sciences à la Sor/onne transmettait presque >-? de ce qu’il avait appris sur lesm<mes /ancs vingt ou trente ans plus tôt. El4ves et enseignants vivaient dans lem<me monde. 2uourd’hui, &-? de ce qu’a appris ce proesseur est o/sol4te. Etm<me pour les I-? qui restent, le proesseur n’est plus indispensa/le, car onpeut tout savoir sans sortir de che9 soi : 6our ma part, e trouve cela miraculeux.



Juand ’ai un vers latin dans la t<te, e tape quelques mots et tout arrive 1 lepo4me, l’Enéide, le livre ;"8 ;magine9 le temps qu’il audrait pour retrouvertout cela dans les livres : 5e ne mets plus les pieds en /i/lioth4que. 3’université

vit une crise terri/le, car le savoir, accessi/le partout et immédiatement, n’a plusle m<me statut. Et donc les relations entre él4ves et enseignants ont changé.Mais personnellement, cela ne m’inqui4te pas. !ar ’ai compris avec le temps, enquarante ans d’enseignement, qu’on ne transmet pas quelque chose, mais soi.

!’est le seul conseil que e suis en mesure de donner à mes successeurs et m<meaux parents 1 so7e9 vous)m<mes : Mais ce n’est pas acile d’<tre soi)m<me.

Vous dites que les institutions sont désuètes ?

Souvene9)vous de Fomenech qui a échoué lamenta/lement à entraCner l’équipede rance pour le Mondial de oot. ;l ne aut pas lui en vouloir. ;l n’7 a plus unpro, plus un che de parti, plus un pape qui sache aire une équipe : Fomenechest en avance sur son temps : ;l audrait de proondes réormes dans toutes lesinstitutions, mais le pro/l4me, c’est que ceux qui les diligentent traCnent encoredans la transition, ormés par des mod4les depuis longtemps évanouis.

*n exemple 1 on a construit la (rande Ki/lioth4que au moment o+ l’on inventait;nternet : !es grandes tours sur la Seine me ont penser à l’o/servatoirequ’avaient ait construire les maharaahs à côté de Felhi, alors que (alilée,exactement à la m<me époque, mettait au point la lunette astronomique.

2uourd’hui, il n’7 a que des singes dans l’o/servatoire indien. *n our, il n’7 aura plus que des singes à la (rande Ki/lioth4que. Juant à la politique, c’est ungrand chantier 1 il n’7 a plus de partis, sinon des machines à aire élire desprésidents, et m<me plus d’idéaux. 2u D;De si4cle, on a inventé # --- s7st4mespolitiques, des marxistes aux utopistes. Et puis plus rien, c’est /i9arre non L ;lest vrai que ces s7st4mes ont engendré #=- millions de morts, entre lecommunisme, la Shoah et la /om/e atomique, chose que 6etite 6oucette neconnaCtra pas, et tant mieux pour elle. 5e pense proondément que le monded’auourd’hui, pour nous, ccidentaux, est meilleur. Mais la politique, on le voit,n’ore plus aucune réponse, elle est ermée pour cause d’inventaire. !eci dit,moi non plus, e n’ai pas de réponses. Si e les avais, e serais un grandphilosophe.

3a seule a@on d’a/order les conséquences de tous ces changements, c’est desuspendre son ugement. 3es idéalistes voient un progr4s, les grognons, unecatastrophe. 6our moi, ce n’est ni /ien ni mal, ni un progr4s ni une catastrophe,c’est la réalité et il aut aire avec. Mais nous, adultes, sommes responsa/les del’<tre nouveau dont e parle, et si e devais le aire, le portrait que e tracerais des

adultes ne serait pas latteur. 6etite 6oucette, il aut lui accorder /eaucoup de /ienveillance, car elle entre dans l’4re de l’individu, seul au monde. 6our moi, lasolitude est la photographie du monde moderne, pourtant surpeuplé.

Les appartenances culturelles n’ont-elles pas pris del’importance ?

6endant des si4cles, nous avons vécu d’appartenances, et c’est ce qui a provoqué /ien des catastrophes. Nous étions gascons ou picards, catholiques ou uis,riches ou pauvres, hommes ou emmes. Nous appartenions à une paroisse, unepatrie, un sexe8 En rance, tous ces collectis ont explosé, m<me si on voit

apparaCtre des appartenances de quartier, des communautés autour du sport.Mais cela ne constitue pas les gens. 5e suis an de rug/7 et ’adore mon clu/d’2gen, mais cela reste du ollore, l’occasion de /oire de /ons coups avec de

vrais amis8 Juant aux intégrismes, religieux ou nationalistes, e les apparente



aux dinosaures. Ma 6etite 6oucette a des amis musulmans, sud)américains,chinois, elle les réquente en classe et sur ace/oo, che9 elle, partout dans le

vaste monde. 6endant com/ien de temps lui era)t)on encore chanter «qu’unsang impur abreuve nos sillons» ?

Que répondez-vous ceu! qui s’inquiètent de voir évoluer les "eunes dans l’univers virtuel des nouvelles tec#nologies ?

Sur ce plan, 6etite 6oucette n’a rien à inventer, le virtuel est vieux comme lemonde : *l7sse et Fon Juichotte étaient virtuels. Madame Kovar7 aisaitl’amour virtuellement, et /eaucoup mieux peut)<tre que la maorité de sescontemporains. 3es nouvelles technologies ont accéléré le virtuel mais ne l’onten aucun cas créé. 3a vraie nouveauté, c’est l’acc4s universel aux personnes avecace/oo, aux lieux avec le (6S et (oogle Earth, aux savoirs avec Oiipédia.'ende9)vous compte que la plan4te, l’humanité, la culture sont à la portée dechacun, quel progr4s immense : Nous ha/itons un nouvel espace8 3a Nouvelle)Pélande est ici, dans mon i6hone : 5’en suis encore tout é/loui :

!e que l’on sait avec certitude, c’est que les nouvelles technologies n’activent pas

les m<mes régions du cerveau que les livres. ;l évolue, de la m<me a@on qu’ilavait révélé des capacités nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Jueoutaient nos neurones avant l’invention de l’écriture L 3es acultés cognitives etimaginatives ne sont pas sta/les che9 l’homme, et c’est tr4s intéressant. !’est entout cas ma réponse aux vieux grognons qui accusent 6etite 6oucette de ne plusavoir de mémoire, ni d’esprit de s7nth4se. ;ls ugent avec les acultés cognitivesqui sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue ph7siquement.

L’espace, le travail, le savoir, la culture ont c#angé. $t le corps?

6etite 6oucette n’aura pas aim, pas soi, pas roid, sans doute amais mal, nim<me peur de la guerre sous nos latitudes. Et elle vivra cent ans. !ommentpeut)elle ressem/ler à ses anc<tres L Ma génération a été ormée pour lasourance. 3a morale udéo)chrétienne, qu’on qualiie à tort de doloriste, nouspréparait tout simplement à supporter la douleur, qui était inévita/le etquotidienne. !’était ainsi depuis Epicure et les StoQciens.

Save9)vous que 3ouis D;", un homme pas ordinaire, a hurlé de douleur tous les ours de sa vie L ;l sourait d’une istule anale, qui n’a été opérée qu’au /out detrente ans. Son chirurgien s’est entraCné sur plus de #-- pa7sans avant8

2uourd’hui, c’est un coup de /istouri et huit ours d’anti/iotiques. 5e suis le

dernier client de mon dentiste qui reuse les anesthésies, il n’en revient pas : Neplus sourir, c’est un changement extraordinaire. Et puis, on est /eaucoup plus

/eau auourd’hui. Juand ’étais petit, les pa7sans étaient tous édentés à =- ans :Et pourquoi cro7e9)vous que nos aQeux aisaient l’amour ha/illés, dans le noir L3a morale, le puritanisme L 'igolade : ;ls étaient horri/les, tout simplement.3es corps couverts de pustules, de cicatrices, de /outons, @a ne pouvait pas aireenvie. 3a raise, cette collerette que portaient les no/les, servait à cacher lesglandes qui éclataient à cause de la petite vérole : 6etite 6oucette est olie, ellepeut se mettre toute nue, et son copain aussi. Juand on la prend en photo, elledit «cheese», alors que ses arri4re)grands)m4res murmuraient «petite pommed’api» pour cacher leurs dents gRtées.

!e sont des anecdotes révélatrices. !ar c’était au nom de la pudeur, et donc de lareligion et de la morale, qu’on se cachait. out cela n’a plus cours. 5e crois aussique le ait d’<tre AchoisiB lorsqu’on naCt, à cause de la contraception, de



l’avortement, est capital dans ce nouvel état du corps. Nous naissions àl’aveuglette et dans la douleur, eux sont attendus et entourés de mille soins. !elane produit pas les m<mes adultes.

L’individu nouveau a une très longue vie devant lui, celac#ange aussi la %a&on d’appré#ender l’e!istence'

*ne longue vie devant et aussi derri4re lui. 3’homme le plus cultivé du mondedes générations précédentes, l’uomo di cultura, avait #- --- ans de culture,plus un peu de préhistoire. 6etite 6oucette a derri4re elle #= milliards d’années,du /ig /ang à l’homo sapiens, le (rand 'écit n’est plus le m<me : Et on estentrés dans l’4re de l’anthropoc4ne et de l’hominescence, l’homme étant devenul’acteur maeur du climat, des grands c7cles de la nature. Save9)vous que lacommunauté humaine, auourd’hui, produit autant de déchets que la erre émetde sédiments par érosion naturelle. !’est vertigineux, non L 5e suis étonné queles philosophes d’auourd’hui, surtout préoccupés par l’actualité et la politique,ne s’intéressent pas à ce /ilan glo/al. !’est pourtant le grand déi de l’ccident,s’adapter au monde qu’il a créé. *n /eau suet philosophique.

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Petite Poucette, La Génération Mutante (Michel Serre, Libération)