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COLLECTION DIRIGÉE PAR BÉATRICE DIDIER TEXTE ET IDÉOLOGIE Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l'œuvre littéraire Philippe Hamon puf ÉCRITURE

Philippe Hamon.texte Et Ideologie

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COLLECTION DIRIGÉE PAR

BÉATRICE DIDIER

TEXTE ET

IDÉOLOGIE

Valeurs, hiérarchies et évaluations

dans l'œuvre littéraire

Philippe Hamon

pufÉ C R I T U R E

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1Texte et idéologie : pour

une poétique de la norme

ISBN a 13 038281 9ISSN 0222-U79

Dépôt légal — ,r. édition : 1984, ma. © Presses

Universitaires de France, 1984 108, boulevard Saint-

Germain, 75006 Paris

Il n'est pas question ici, dans les limites d'un bref essai, de renouveler une problématique et une réflexion qui a ses lettres de noblesse, ses recherches achevées ou en cours, son histoire et ses spécialistes attitrés et compétents, et qui, sous des inti-tulés divers (sociologie de la littérature, sociologie textuelle, sociolinguistique des contenus, pragmatique des discours, socio-critique, analyse du discours...), a exploré et continue active-ment d'explorer un champ important de la théorie de la litté-rature, celui des rapports des textes avec l'idéologie (ou les idéologies)1 ; question fondamentale, formulable de diverses manières (les idéologies dans le texte, le texte dans l'idéologie,

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l'idéologie comme texte, l'idéologie du texte, etc.), question

* Une première version de ce chapitre a été publiée, sous une forme moins développée et sous le même titre, dans la revue Poétique (n° 49, 1982).

1. Quelques rappels et jalons : L. Goldmann, Pour une sociologie du

roman, Patis, Gallimard, 1965 ; Littérature et société, Htudes de sociologie de la littérature, Bruxelles, 1967 (ouvrage collectif) ; P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966 ; « La Censure et le cen-surable », num. spécial de la revue Communications (Paris, Seuil, 1967, n° 9) ; Th. Herbert, Remarques pour une théorie générale des idéologies, Cahiers pour l'Analyse, n° 9, été 1968 ; U. Ricken, La description littéraire des structures sociales, littérature, n° 4, 1971 ; « Littérature et idéologies », Colloque de Cluny II, num. spécial de ha Nouvelle Critique, s.d. ; num. spécial de la Revue des Sciences humaines, « Le social, l'imaginaire, le théo-rique, ou la scène de l'idéologie », n° 165, 1977 ; Sociocritique, ouvrage collectif sous la direction de Cl. Duchet (Paris, Nathan, 1979) ; L. Panier, De l'idéologie dans le discours, Sémiotique et Bible, n° 19, Lyon, CAD1R, 1980 ; H. Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980.

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pluridisciplinaire par excellence, qui se confond avec celle des modes d'inscription de l'histoire dans le texte et du texte dans l'histoire. Force est cependant de constater — et sans donner dans la polémique, nombreux sont les chercheurs qui sont ame-nés à faire cette constatation — que la recherche en ce domaine n'a guère progressé de façon décisive et spectaculaire depuis une vingtaine d'années, et qu'on en est encore, bien souvent, à la réitération de grandes pétitions de principes et à l'exposé des postulats et des programmes. Sur les principes (qu'un texte, énoncé et énonciation confondus, est un produit ancré dans l'idéologique ; qu'il ne se borne pas à être, mais qu'il sert à quelque chose ; qu'il produit — et est produit par — l'idéo-logie), tout le monde est d'accord. Mais un accord n'inaugure ni ne fonde une méthode, et ni l'outillage, ni les concepts des-criptifs, ni les protocoles d'analyse, ni les constructions et modè-les théoriques ne semblent s'être affinés et sophistiqués depuis, disons, les travaux de Goldmann et de Macherey. Seuls, peut-être, les travaux de l'actuelle sociocritique témoigneraient d'un effort suivi et intéressant de refonte et de rigueur en la matière. Les quelques remarques qui suivent pourraient donc s'intégrer à cette approche sociocritique, ou à ce qu'on pourrait également appeler une sociopoétique générale des textes, remarques introductives à l'étude d'une poétique de l'« effet-idéologie » des textes, une poétique du déontique ou du normatif textuel. Constatons tout d'abord que les diverses sociologies ou socio-critiques du texte ont eu tendance, bien souvent, à s'annexer cette problématique des rapports texte-idéologie, à en exclure la poétique ou l'approche poéticienne, et à constituer chez le poéticien un vif sentiment de son impuissance ou de sa culpa-bilité ; spécialiste des formes (?), ce dernier ne pouvait que manquer ces entités prestigieuses que sont le réel, le vrai, le sujet, le sens, le contenu, l'idéologie, l'histoire. Symétrique-ment, le poéticien (ou sémioticien) qui s'efforce pourtant de maintenir, à la fois comme cadre global et horizon de recherche à son travail, ce concept d'idéologie, éprouve parfois quelques difficultés à le manipuler, et a tendance à le trouver, souvent, quelque peu « massif », que ce soit dans ses acceptions les plus générales et dévaluées (l'idéologie tend alors, chez

certains, à se confondre avec les « mythes » d'une société ou d'une classe sociale, ou simplement avec les « préjugés » de l'autre) ou dans ses acceptions les mieux spécifiées (travaux, par exemple, d'Althusser et de la recherche marxiste). Souvent aussi, la position des problèmes paraît trop étroitement tribu-taire du choix empirique de corpus plus donnés (textes et dis-cours politiques, traitant explicitement de thèmes politiques) que construits, et de définitions de l'idéologie élaborées pour et par d'autres disciplines dotées elles-mêmes de finalités spécifiques.

De fait, réunir les définitions les plus générales et les plus couramment admises de l'idéologie2 ne donne pas, d'emblée, pour une recherche qui se consacrerait plus particulièrement à l'étude des rapports existant entre le textuel et l'idéologique, d'outils efficaces ni de pistes très sûres pour développer cette même recherche. Définir l'idéologie comme « discours dépro-fessionnalisé » (discours sans spécialiste, doxa, discours du on-dit diffus) tendrait même à exclure du champ de l'analyse le texte écrit signé, ou le texte non collectif, donc à privilégier plutôt l'étude du non-littéraire et du non-textuel (les « rumeurs ») ; la définir comme « discours totalitaire, généralisant et atopique », n'occupant aucun lieu privilégié, tendrait à négliger l'étude de pactes, postes et postures concrètes d'énonciation privilégiées, et à négliger aussi l'étude de figures et lieux textuels privilégiés et particuliers, immanents au texte et construits par lui (ce qui, nous le verrons plus loin, peut être envisagé) ; la définir comme « discours sérieux, assertif et monologique », « produisant du sens », dichotomique et mani-chéen (tranchant perpétuellement entre le bon et le mauvais), tendrait peut-être à exclure certaines formes textuelles (textes ironiques, textes ambigus, textes en intertextualité, textes poly-phoniques, textes poétiques partiellement désémantisés et hau-tement formalisés) qui ne sont pas moins intéressants à étudier comme monuments et documents idéologiques ; la définir comme « méconnaissance », ou comme « discours inconscient »

2. Pour un bon recueil de textes et de définitions, on pourra utiliser le petit manuel de M. Vadée, l'Idéologie, Paris, PUF, 1973.

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tend à privilégier, dans l'étude des textes comme dans l'étude des relations texte - non-texte, les lacunes, les absences, les non-dits, les dysfonctionnements du texte, plutôt que son explicite, tend à privilégier l'étude des inversions, des transformations et des distorsions par rapport à celle des constructions observables, et tend donc à réentériner la problématique de l'écart et de la norme, en la mêlant inextricablement à celle du vrai et du faux (le vrai, bien sûr, c'est le caché) ; définir l'idéologie comme « interpellation du sujet comme sujet libre », comme « discours assujettissant », tend peut-être à privilégier, trop automatique-ment et exclusivement dans la sélection des textes étudiés, les textes explicitement anthropomorphes et figuratifs centrés sur un sujet construit ou déconstruit (textes lyriques et autobiogra-phiques par exemple — et pourtant, curieusement, ils ne sem-blent guère arrêter la critique sociologique), mais ne renseigne pas sur le jeu des diverses contraintes (sémiologiques, esthéti-ques, économiques...) qui conditionnent a priori le texte, ni sur leur hiérarchie ; la définir comme « système sémiologique » (discours autorégulable, relevant d'une combinatoire, compé-tence, et générativité générale, et comportant lexique d'unités et syntaxe), définition de l'idéologie qui a l'avantage, dans l'étude des rapports texte-idéologie, de permettre l'homologation de l'homologable (on compare alors deux objets sémiologiques), ne renseigne cependant pas sur le problème de savoir quel est le niveau sémiotique d'organisation qui doit être privilégié dans l'analyse : l'énoncé ou renonciation ? les structures globales — narratives, descriptives, argumentâmes — ou les structures locales — lexiques, tropes ? le signifié ou le signifiant ? la construction de valeurs sémantiques — condition de la communication —, ou la construction de valeurs axiologi-ques — condition de la manipulation ? définir l'idéologie comme « rapport imaginaire à un monde réel » peut également conduire l'analyste à privilégier, dans ses analyses, les textes qui se donnent comme déjà axés sur le réel (textes politiques, réa-listes, scientifiques, techniques), où la composante « réel » est supposée connue, ou accessible, (mais qu'est-ce que le « réel » dans des sociétés soumises, comme l'a montré J. Bau-drillard, aux jeux des simulacres et des fonctionnements

« hyperréalistes » ?) de préférence à des textes dépourvus de forme, d'auteur, de date, et de réfèrent (par exemple le texte merveilleux, populaire, oral, ancien, non daté, à variantes mul-tiples) ; l'analyse des institutions, des lieux de pouvoir, des moments historiques de crise tend alors à rendre inintéressante celle des lieux textuels (mieux vaut alors étudier l'Affaire Drey-fus que la littérature de l'époque, ou étudier le fonctionnement de certaines institutions réelles, localisées et concrètes — ce que Valéry appelle « les signaux géodésiques de l'ordre » —, plutôt que le fonctionnement de systèmes textuels) ; enfin définir l'idéologie comme « consensus implicite » tend à privilégier, dans la constitution des corpus, deux types de textes diamétralement opposés, d'une part les textes définis par leur « mauvaise » réception ou interprétation (échecs littéraires ; textes qui, comme L'Œuvre ou La Terre de Zola par exemple, ont provoqué des brouilles ou des scissions entre l'auteur et une partie de son public), et, d'autre part, les « best-sellers » définis par une « bonne » réception immédiate et générale (succès littéraires, littératures de masse, etc.).

Telle qu'elle est donc élaborée (ailleurs), la notion d'idéo-logie tend à restreindre la sélection des corpus, et ne fournit à la poétique qu'un outillage fort sommaire, qu'un nombre réduit de concepts opératoires, soit disparates, soit très généraux, et qu'un cadre finalement très flou (« tout est idéologie ») à l'analyse et à la théorie des rapports entre l'idéologique et le textuel. Et, dans ce binôme, le terme « texte » semble, pour l'instant, défini de façon plus satisfaisante, plus homogène, moins « massive » que le terme « idéologie », ce qui rend le couple quelque peu boiteux. Les premières décisions — pré-cautions — seraient sans doute, pour rester dans des généralités prudentes, et pour conserver une dimension et un point de vue proprement sémiotique ou poéticien aux phénomènes traités :

a I de ne pas tant étudier l'idéologie « du » texte (« dans » le texte, dans ses « rapports » avec le texte), que l'« effet-idéologie » du texte comme effet-affect inscrit dans le texte et construit/déconstruit par lui, ce qui correspond à un

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recentrement de la problématique en termes textuels, et au maintien d'une certaine priorité (qui n'est pas primauté) au point de vue textuel ;

b I de tenir compte à la fois de la dimension paradigmatique de l'effet-idéologie (l'idéologie, selon le modèle binaire :+ -VS- --, ou selon des modèles scalaires : en excès →en défaut ; voir le rôle important de ces catégories dans le métalangage d'un C. Lévi-Strauss, distribue des marques et des valeurs discriminatrices stables, formant système, constitue et entérine des listes hiérarchisées, des échelles, des palmarès, des axiologies), et à la fois de sa dimension syntagmatique ou « praxéologique » (Piaget) (l'idéologie est production et manipulation dynamique de programmes et de moyens orientés vers des fins, construction de simulations narratives intégrant, sollicitant et constituant des actants sujets engagés (« intéressés ») dans des « contrats » ou des « syntaxes » narratives ordonnancés)3 ;

c I de ne pas restreindre l'analyse des rapports texte(s)-idéologie(s) à l'analyse de corpus ou de genres déjà circons-crits a priori dans leurs référents, leurs thèmes, leurs cahiers des charges, leurs publics et leurs moments historiques (discours réalistes-figuratifs, discours politiques ou polémiques...) ;

d I de ne pas restreindre l'analyse à la mise en œuvre d'une méthode, soit d'inspiration historique et sociologique, soit d'inspiration statistique ou distributionnelle, polarisée sur l'étude des fréquences d'emploi des mots-clés, même si ces derniers sont étudiés dans leurs environnements contextuels ;

3. T. Herbert (art. cit.) reconnaît à la fois une dominante sémantique et une dominante syntaxique à l'effet-idéologie. A.-J. Greimas, dans son ouvrage, Semiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris, Hachette, 1979), à l'article « Idéologie », postule la nécessité de « distinguer deux for-mes fondamentales d'organisation de l'univers des valeurs : leurs articula-tions paradigmatique et syntagmatique. Dans le premier cas, les valeurs sont organisées en système et se présentent comme des taxinomies valorisées que l'on peut distinguer du nom d'axiologies ; dans le second cas, leur mode d'articulation est syntaxique et elles sont investies dans des modèles qui apparaissent comme des potientalités de procès sémiotiques » (p. 179).

e I de ne pas restreindre l'analyse à l'étude d'un seul niveau bien particulier de l'organisation des textes, le niveau lexical (le « vocabulaire ») par exemple, conçu trop souvent comme prioritaire, seul pertinent car seul accessible à des manipulations quantitatives, et seul « porteur de sens » dans l'énoncé ; ou de ne pas privilégier renonciation, conçue a priori comme plus « importante » que l'énoncé ; ou de ne pas restreindre l'analyse à tel ou tel effet de sens particulier des énoncés : l'idéologie intervient aussi bien dans la définition sémantique différentielle des actants de l'énoncé, que dans la connaissance qu'ils ont des choses, que dans leurs programmes de manipulation et de persua-sion réciproque, que dans les évaluations qu'ils font des états ou des programmes narratifs. L'analyse, alors, pour-rait se recentrer sur une semiotique du savoir (stratégies de la manipulation, de l'évaluation, de la fixation de contrats, de la persuasion et de la croyance, de la connaissance et de la méconnaissance, etc.) intégrée à une théorie générale des modalités4.

Ici une remarque, en forme de digression, touchant à la récurrence particulièrement insistante d'un concept dont je viens plus haut de signaler l'usage, et qui semble faire office de concept clé dans le discours théorique sur les rapports entre texte et idéologie, celui d'absence. Signifier, nous le savons tous, c'est exclure, et inversement. Toute production de sens est exclusion, sélection, différence, opposition, toute marque est démarquage, et inversement, toute figure est présence et absence, tout posé suppose présupposés. Là-dessus le linguiste, le psychanalyste, l'anthropologue, le rhétoricien, le poéticien et le sociologue semblent s'accorder totalement. Ce dernier semblant actuellement préférer à la postulation : « Tout le texte (le tout du texte) est idéologie », la postulation symétrique : « C'est l'absence qui est (qui signale) l'idéologie ». Et c'est ce

4. Pour une mise au point, en termes greimasiens, de cette problématique (dans laquelle je m'inscrirai ici globalement), voir l'article de L. Panier cité ci-dessus (n. 1). Voir également Ph. Hamon, Du savoir dans le texte, Revue des Sciences humaines, n° 4, 1975.

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concept même d'absence (de « lacune », de « degré zéro », de « trou », d'« ellipse », de « non-dit », d'« implicite », de « blanc »...) qui semble bien promu au rang de concept fondamental, pluridisciplinaire et œcuménique par excellence, passe-partout explicatif pour toutes les analyses et universel méthodologique pour tous les métalangages, ouvrant toutes les serrures textuelles. Quelques citations, presque au hasard :

« Lire avec le lorgnon de Freud, c'est lire dans une œuvre lit-téraire comme activité d'un être humain et comme résultat de cette activité, ce qu'elle dit sans le révéler parce qu'elle l'ignore ; lire ce qu'elle tait à travers ce qu'elle montre »5.

« La sociocritique interroge l'implicite, les présupposés, le non-dit ou l'impensé, les silences, et formule l'hypothèse de l'inconscient social du texte »6.

« Connaître une œuvre littéraire [...] ce serait dire ce dont elle parle sans le dire. En effet une analyse véritable [... ] doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial [...] Elle vise [...] l'absence d'œuvre qui est derrière toute œuvre, et la constitue. Si le terme structure a un sens, c'est dans la mesure où il dési-gne cette absence [...] L'œuvre existe surtout par ses absences déterminées, par ce qu'elle ne dit pas, par son rapport à ce qui n'est pas elle [...] C'est sur le fond de l'idéologie, langage ori-ginaire et tacite, que l'œuvre se fait [...] Cette distance qui sépare l'œuvre de l'idéologie qu'elle transforme se retrouve dans sa lettre même : elle la sépare d'elle-même, la défaisant en même temps qu'elle la fait. On peut définir un nouveau type de nécessité : par l'absence, par le manque »7.

« En constituant le tableau des variantes du conte il y aurait,

5. Souligné par J. Bellemin-Noël dans son excellent petit ouvrage Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1978, p. 16. Voir également D. Sibony, L'Autre incastrable (Paris, Seuil, 1978), notamment p. 18 et suiv. : « L'analyste, ce n'est pas un écumeur de signifiants. Au fil des enchaîne-ments signifiants, il doit pouvoir trouver des points d'attache qui tiennent, faire le trou, faire des cycles qui produisent le creux de la demande, qui étayent le trou de l'inconscient, [...] trou cerclé de germes d'écriture ; trou encerclé d'écritures » (souligné par D. S., p. 20).

6. Cl. Duchet, Introduction ; positions et perspective, dans Sociocritique (ouvr. cit.), p. 4.

7. Souligné par P. Macherey dans son livre, Pour une théorie de la production littéraire (ouvr. cit.), p. 174 et suiv.

bien sûr, par endroits, des sauts, des trous. Le peuple n'a pas produit toutes les formes mathématiquement possibles »8.

« La syntaxe mythique n'est jamais entièrement libre dans la seule limite de ses règles [...] Parmi toutes les opérations théo-riquement possibles quand on les envisage du seul point de vue formel, certaines sont éliminées sans appel, et ces trous — creu-sés comme à l'emporte-pièce dans un tableau qui sans cela eût été régulier — y tracent en négatif les contours d'une structure dans une structure, et qu'il faut intégrer à l'autre pour obtenir le système réel des opérations »9.

« Tel est l'art du piège : la banalité. Tel doit être [...] l'art de dé-jouer cet art : repérer l'étrange dans le banal, je veux dire repérer dans la surface continue le minuscule trou où, s'en m'en apercevoir, moi lecteur, je vais tomber, le piège étant que je tombe sans savoir que je tombe, que je chute dans le trou tout en continuant de marcher à la surface, que je suis pris — prisonnier — dans la fosse d'un sens tout en continuant à lire, à produire du sens, continûment »10.

Ces « absences » sont toutes, on devrait pouvoir le supposer, des absences particulières, définies par leurs utilisateurs au sein d'un certain type de rapports et au sein de problématiques par-ticulières ; absences définies sur fond d'existence, ou de pré-sence, ou par rapport à une vérité ou à une réalité, ou par rap-port à un donné, ou à un construit, ou à un reconstruit, ou à un prévisible, ou à un correlé. Mais les multiples sens et statuts méthodologiques de ce concept semblent interférer rapidement chez de nombreux chercheurs dans toute approche des rapports texte(s)-idéologie(s), et parfois de façon hétéroclite et pas toujours compatible ; on peut rapidement en reclasser comme suit les principales acceptations, qui sont souvent fort mal distinguées :

8.V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 142.9.Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques, I (« Le cru et le cuit »), Paris, Pion, 1964, p.

251.10. L. Marin, Le récit est un piège, Paris, Ed. de Minuit, 1978, p. 75 (souligné

pat L. Marin).

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1 / L'absence est celle d'une observation qu'aurait dû per-mettre d'enregistrer un système combinatoire construit, abs-trait ; l'absence d'occurrence est alors localisée comme telle par rapport à la capacité générative d'un modèle théorique a priori. Ainsi, par exemple, pour le conte merveilleux, de l'absence de telle variable, de telle unité, ou de telle combinaison possible d'unités (rendue possible par le modèle canonique du conte) et non observée par l'analyste dans son corpus. C'est le sens des citations de Propp et de Lévi-Strauss que nous avons rappelées ci-dessus11. L'idéologie et son travail de filtrage se laissent donc appréhender dans l'écart qui existe entre un modèle construit, faisant office de norme, et un donné. Cette relation d'un possible et d'un observable, d'un permis (par la théorie) et d'une absence, est donc une relation doublement problématique, dans la mesure où l'analyste ne saura jamais si cette lacune ainsi circonscrite provient d'une malfaçon du modèle (pas assez « puissant ») ou d'une lacune (provisoire) dans la documentation réunie. De plus, rares sont les analystes qui prennent le soin, souvent, de préciser la nature exacte de leur modèle (structural ? statistique ? génératif ?...).

2 / L'absence peut se définir par rapport à un modèle logi-que, rhétorique ou stylistique construit par le texte, posé, exploité et mis en œuvre dans et par le texte, incorporé à celui-ci, et partiellement éludé par le texte ; l'absence est ici ellipse, programmée par le texte et comblée (remplie) par le lecteur qui collabore ainsi à la complétude de l'énoncé. Présence en creux d'un implicite dont on désigne la place, c'est aussi la présence en creux du lecteur qui est ainsi, en un endroit précis du texte, installé et sollicité comme partenaire actif de la communication. Ainsi, par exemple, de l'absence d'un des termes ou d'un des postes (A, B, C ou D) d'une analogie (A:B: :C:D ; A est

11. A rapprocher également d'A.-J. Greimas : « Les énoncés narratifs logique-ment impliqués dans le cadre d'une performance peuvent être elliptiques dans la manifestation ; la présence du dernier maillon de la chaîne d'im-plications [...] suffit pour procéder, en vue de la reconstitution de l'unité narrative, à une catalyse qui la rétablit dans son intégrité » {Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 174).

à B ce que C est à D, système de relations hiérarchisées tel que le définit par exemple Aristote au chapitre 21 de sa Poétique), ou, pour prendre un autre exemple, de l'absence de l'un des termes d'un syllogisme, devenu enthymème, et dont le lecteur rétablit le troisième terme manquant. L'absence est ici absence par rapport à un modèle in praesentia, perturbation d'un cane-vas et d'un horizon d'attente élaboré par le texte. Mais rien ne dit, a priori, que l'absence d'un terme ou d'un poste dans une structure textuelle soit l'affleurement d'un travail de manipu-lation ou de censure, que telle figure abrégée de l'analogie, comme par exemple une métaphore (ex. : « Le crapaud, rossi-gnol de la boue » — T. Corbière) soit moins, ou davantage, ou autrement « idéologique » que sa forme expansée à quatre termes (du type : « Le crapaud est à la boue ce que le rossignol est à l'arbre ») ; les raisons rythmiques de construction d'un objet stylistique (accélérations et ralentissements, condensations et expansions) ne doivent pas être confondues avec des raisons idéologiques d'oblitération d'un censurable.

3 / L'absence peut être absence par rapport à un élément ou à un événement extérieur au texte, par rapport à une « réalité » historique ou biographique vérifiable, c'est-à-dire par rapport à un « savoir » déjà écrit et inscrit : telle nouvelle de Mau-passant, par exemple, dont l'action serait contemporaine de la Commune de Paris, et qui ne parlerait pas de la Commune. Ou tel texte, par exemple d'un auteur qui viendrait de perdre un être cher, ou de subir un échec professionnel grave, et qui ne le mentionnerait pas. Outre que cette absence peut être imposée par le cahier des charges de tel pacte rhétorique, par le choix préalable de tel genre littéraire (chaque genre littéraire prescrit ou proscrit tel ou tel mode d'indexation du réel), il est toujours difficile de repérer, de quantifier, de classer et surtout d'interpréter les absences des realia de l'œuvre, les écarts entre structure et conjoncture. De plus, il sera parfois difficile de faire le détour par l'histoire contemporaine du texte dans le cas de textes délocalisés historiquement et géographiquement et dépourvus d'archives d'accompagnement (histoires drôles, comptines, contes à variantes multiples, textes anciens, etc.).

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D'autre part encore, il sera également difficile, sans doute, de démêler en certains textes la différence de statut et de fonction qui peut exister entre la notation explicite d'une absence (« X manquait de Y » ; « il n'y avait pas là Y » ; « Y n'existe pas » ; « je ne parlerai pas de Y » — cf. les innombrables variantes de la prétention)12, l'absence implicite de notation (telle descrip-tion réaliste de ville qui ne mentionne pas l'existence de tel monument), et la notation explicite d'une non-absence (« X ne manquait pas de Y »), et de saisir la différence qui pourra exis-ter entre la censure (par essence ce qui « caviarde » ou « blan-chit » tel endroit du texte) opérée par le réel, par le texte lui-même, par l'auteur, ou par le lecteur. Le non-dit d'un texte ne relève pas nécessairement d'un interdit consciemment ou inconsciemment observé, toute coupure ne relève pas nécessai-rement d'une censure, toute suppression d'une pression. L'ex-trême raffinement des batteries de règles rhétoriques qui codi-fient l'insertion et la manipulation des « absences » dans un texte (ironie, ellipse, euphémisme, litote, périphrase, réticence, prétention, digression) montre bien que l'absence est, souvent, un effet comme un autre, un procédé construit tout autant que subi, qu'elle relève d'une maîtrise tout autant que d'une méprise. Comme le note justement G. Dumézil : « Il ne faut pas conclure [des] silences à des exclusions »13. Et le « trou » du texte ne renvoie pas nécessairement au réel, « n'est » pas nécessairement le réel absent, ce peut être le réel lui-même qui, par sa présence, fait « trou » dans l'homogénéité de la fiction, comme l'avait bien vu Zola, qui se posait souvent le problème de la « greffe » du réel dans le textuel14.

12. Un exemple de notation explicite d'une absence, pris dans Jules Verne (Vingt Mille Lieues sous les mers, chap. XI) : « Je m'approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale, et de littérature, écrits en toutes les langues, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d'économie-politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits. »

13. Apollon Sonore, et autres essais. Esquisses de mythologie, Paris, Gallimard, 1982, p. 20.

14. Zola écrit, dans Le Naturalisme au théâtre (Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, t. XI, p. 427) : « Dans un drame historique, comme dans un roman historique, on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu ; il ne suffit pas d'y mettre des phrases copiées dans les documents ;

4 / L'absence se laisse voir dans le jeu intertextuel d'un intervalle, dans la comparaison d'un texte originel et de sa réé-criture. Ainsi, entre cette phrase de Zola, extraite de Germinal : «[...] Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches [...] », et sa réécriture dans une anthologie scolaire (Lagarde et Michard, XIXe siècle, les grandi auteurs français du programme, V, Paris, Bordas, 1962, p. 492) :«[...] Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, videraient les caves des riches [...] », on peut observer l'absence des groupes : « après le grand rut » et « efflanqueraient les femmes ». Cette absence n'a de sens, bien sûr, que dans un acte de lecture savante elle-même tributaire d'une conception du texte comme objet fini, attribué, fixé, protégé et propriété privée d'un auteur. Interprétée ici comme « censure », une absence de ce type sera au contraire interprétée comme « variante » dans le système du conte populaire oral.

Quel que soit le discours tenu sur le problème et les finalités de l'analyse des relations texte-idéologie, l'analyste, la plupart du temps, reste bien avare de renseignements sur les modalités de la localisation de ces fameuses absences (comment les a-t-il repérées ?), sur leur statut (acceptation 1, ou 2, ou 3, ou 4, parmi les quatre types que nous venons de voir ?) sur leur origine, et sur leur fonction. Certes, on peut s'accorder sur le fait que le degré de vulnérabilité d'une idéologie est sans doute (quelque part, en une quelconque façon) inversement propor-tionnel à l'explication de ses postulats, de ses moyens, de ses tactiques et de ses fins, et que le pouvoir (comme le capital dans Germinal de Zola, représenté dans le roman comme un dieu anonyme et invisible accroupi au fond de tabernacles

si l'on y glisse ces phrases, elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le même son. Autrement il arrive en effet que la vérité semble faire des trous dans la trame inventée d'une œuvre. »

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inconnus) est d'autant plus fort qu'il est caché et qu'il tend à effacer dans ses énoncés les sources et les marques mêmes de son énonciation. Mais cet accord de principe ne fonde aucun protocole précis d'analyse des textes.

Il n'est certes pas question de sous-estimer le pouvoir heu-ristique et stimulant de ce concept d'absence. Mais son statut métalinguistique reste quand même bien flou, et il n'est pas toujours aisé de le manipuler au sein d'une théorie homogène. D'un autre côté, on voit aussi quel peut être le « bénéfice » de son utilisation, et pour quel (triple) profit il peut être mis en circulation : d'une part réentériner et réaffirmer la sagacité et le prestige de l'interprète-descripteur-analyste (le critique, l'her-méneute du social, policier des lettres absentes, mortes, volées ou disséminées — voir le problème des anagrammes — du texte), qui a su repérer les non-dit et pointer les absences, dont l'intelligence est donc proportionnelle au nombre des lacunes décelées et des implicites rétablis ; d'autre part réentériner le mythe de la « profondeur » des textes, textes-cryptogrammes clivés en significations hiérarchisées. Par là se justifient en se revalorisant et réaffirmant mutuellement les deux termes pres-tigieux du couple interprétant-interprète, par l'absence s'ins-titutionalise à nouveau la présence de la littérature comme dif-férence. La théorie, ici, ne ferait-elle que s'inféoder, par mimé-tisme, à une certaine littérature (disons : de type Mallarmé-Blanchot), qui a fait de ce concept d'absence le drapeau d'une certaine modernité, littérature qui a sans doute pour origine ce rêve réaliste-naturaliste du « livre sur rien »15 ? d'autre part, enfin, réactiver l'increvable et commode problématique de la norme et de l'écart, si pratique pour penser n'importe quoi. Il est à craindre, c'est évident, qu'un tel concept d'absence, utilisé tous azimuts, n'incite à promouvoir n'importe quelle opération de suppléance dans l'analyse des textes et de leurs modes de production et de consommation, que le trou n'appelle le

15. Voir J. Rousset, Madame Bovary, ou le livre sur rien Forme et significa-tion, Paris, Corti, 1964 et G. Genette, Silences de Flaubert, Figures, Paris, Seuil, 1966. Voir également J. Pellerin, Les ineffables, Poétique, n° 37, 1979.

bouche-trou incontrôlable, l'emporte-pièce la pièce, la déflation du texte l'inflation de la prothèse et de la paraphrase. Comme l'écrit Beauzée à l'article « Supplément » de l'Encyclopédie : « Plus on est convaincu par la réalité de l'Ellipse, par la nature des relations dont les signes subsistent encore dans les mots que conserve la phrase usuelle, plus on doit avouer la nécessité du Supplément pour approfondir le sens de la phrase elliptique. » Le problème devient bien, alors, de construire une théorie de ce « supplément », de passer d'une « réalité de l'ellipse » à une théorie de l'Ellipse comme signe d'un réel à suppléer16. Concept œcuménique pour concept œcuménique celui de valeur (cf. ses emplois chez Saussure et les linguistes structuralistes, chez les économistes, les anthropologues, ou en esthétique) paraît, à tout prendre, préférable à celui d'absence17.

Mettons entre parenthèses ces problèmes — réels — pour revenir au point de vue qui nous intéresse ici, et commençons

16. Dans son article : Les rapports entre la structure profonde et l'énoncé au XVIII" siècle (revue Langue française, n° 48, Paris, Larousse, 1980), B.-E. Bartlett énumère cinq conditions qui permettraient de commencer à construire une théorie générale de l'ellipse, théorie dont il trouve les pre-miers éléments chez Beauzée : « 1) traduire un rapport entre l'énoncé et une formulation sous-jacente quelconque ; 2) lier une ou plusieurs variantes facultatives à une seule formulation sous-jacente ; 3) permettre de distin-guer les effacements obligatoires et facultatifs ; 4) dépendre, du point de vue de ses suppléments, d'une structure et d'éléments qui sont d'une nature abstraite, et 5) incorporer, dans le cadre d'une théorie linguistique pleinement élaboré, des moyens formels de fournir ces suppléments ». Voir également, sur ce point (statut historique et méthodologique de l'ellipse en grammaire) l'article de M. Th. Ligot : Ellipse et présupposition. Poétique,-n° 44, 1980.

17. Voir A.-J. Greimas, Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur, Langages, n" 31, 1973, et L. Dumont : La valeur chez les modernes et chez les autres, Esprit, juillet 1983. Bakhtine est certainement l'un des premiers théoriciens à avoir commencé d'explorer cette poétique du normatif et de l'axiologique. Voir la présentation de ses travaux par T. Todorov, Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 73 et suiv. Sur les rapports entre norme, valeur, structure et signification, voir J. Piaget, Epistémologie des sciences de l'homme, Paris, Gallimard, 1972, p. 253 et suiv.

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par une hypothèse : que V effet-idéologie, dans un texte (et non : V idéologie) passe par la construction et mise en scène stylistique à'appareils normatifs textuels incorporés à l'énoncé. Leurs modes de construction, leur fréquence d'apparition, leur densité varient certainement dans les énoncés selon des contraintes sociolinguistiques diverses, mais observables18. De plus, a priori, ces appareils normatifs-évaluatifs peuvent sans doute être distribués de façon fort aléatoire dans les textes, que l'évaluation (en énoncé) se porte sur les conditions mêmes de Yénonciation (sur les degrés, les supports, ou les modes de compétence et de réussite dans l'évaluation de renonciation du narrateur, et sur les modes de justification du fait même de faire un énoncé), ou qu'elle se porte sur les diverses phases, per-sonnages ou supports des procès de Y énoncé. On peut cepen-dant poser, comme hypothèse affinée, que ces appareils éva-luatifs peuvent apparaître et se laisser localiser en des points tex-tuels particuliers, privilégiés, et que la théorie générale de ces points peut être élaborée indépendamment des types de corpus manipulés : points névralgiques, points déontiques, points carrefours ou foyers normatifs du texte. Deux problèmes prin-cipaux, par conséquent : la structure de ces foyers normatifs ; leurs modes préférentiels d'affleurement et de manifestation. Ces lieux peuvent être définis comme lieux d'une évaluation, ou encore comme modalisations, c'est-à-dire comme des foyers relationnels complexes ; Benveniste : « Nous entendons par modalité une assertion complémentaire portant sur l'énoncé d'une relation »19. On peut la décomposer ainsi :

18. Dans Language in the lnner City (Philadelphia, University of Pensylvania Press, 1972, chap. 9), W. Labov remarque que les structures évaluatrices varient selon les classes sociales et augmentent avec l'âge, et qu'elles ten-dent, dans les récits d'expérience, à se concentrer à des places particulières des énoncés (en quatrième partie du schéma type à 5 phases qu'il propose), tout en pouvant se distribuer à n'importe quelle place de l'énoncé. Il esquisse ensuite une typologie des évaluations, fondée essentiellement sur les degrés d'implication du narrateur dans sa narration, et aboutit à quatre grandes classes d'évaluation : les intensifications, les comparaisons, les parallélismes, les explications, chaque classe comportant des sous-classes de procédés.

19- Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 187.

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L'évaluation comme « assertion complémentaire » est un acte de mise en relation, la relation (RI), c'est-à-dire la comparaison qu'un acteur, qu'un narrateur, ou que toute autre instance évaluante, en énoncé, instaure entre un procès (évalué) et une norme (évaluante, programme prohibitif ou prescriptif, à la fois réfèrent et terme de l'évaluation) ; cette norme, fonctionnant comme programme-étalon, scénario ou modèle idéal doté d'une valeur stable, est elle-même une relation, simulation idéale, virtuelle, ou actualisée, d'une relation (R2) entre deux — au moins — actants A'1 et A'2 ; enfin, le procès évalué est également, lui-même, une relation (R3) entre (au moins) deux actants (Al et A2, singuliers ou pluriels, réels ou virtuels, anthropomorphes ou non anthropomorphes, etc.) ; le « point idéologique » d'un texte peut donc être considéré comme point d'affleurement de ce système relationnel complexe, comme une évaluation, comme une mise en relation, c'est-à-dire comme « parallèle » (et l'on sait, depuis l'Antiquité, les liens privilégiés de cette forme rhétorique avec la morale et le discours évaluatif en général), comme mise en rapport, mise en conjonction (RI) de deux relations (R2 et R3). Cette évaluation peut être plus ou moins soulignée comme telle dans l'énoncé, peut être plus ou moins déléguée à des personnages, ou prise à compte de narrateur, peut être plus ou moins elliptique (le texte semble comparer simplement des « choses ») ou complexe

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(le texte semble comparer alors des faisceaux ou des « paquets » de relations).

Un exemple, pris chez Perrault, dans la première « Moralité » du Maître chat, ou le chat botté, dans laquelle le narrateur éva-lue l'acquisition des biens par la ruse et le savoir-faire (qualités innées ou acquises) en rapport et comparaison de l'acquisition des richesses par voie (légale) d'héritage :

[1] L'industrie et le savoir-faireValent mieux que des biens acquis20.

Et l'évaluation, en d'autres termes encore, peut être consi-dérée comme l'intrusion ou l'affleurement, dans un texte, d'un savoir, d'une compétence normative du narrateur (ou d'un per-sonnage évaluateur) distribuant, à cette intersection, des posi-tivités ou des négativités, des réussites ou des ratages, des conformités ou des déviances, des excès ou des défauts, des dominantes ou des subordinations hiérarchiques, un acceptable ou un inacceptable, un convenable ou un inconvenant, etc. Quelques exemples, pris dans la nouvelle de Maupassant Deux Amis (nous soulignons les principales lexicalisations du discours évaluatif21) :

[2] Cela vaut mieux que le boulevard, hein ?

[3] Ils se remirent à marcher sur le boulevard [...] rêveurs et tris-tes [...} : « Et la pêche ? Hein ! Quel bon souvenir ! »

[4] D'instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite bête argentée frétillant au bout du fil : une vraie pêche miraculeuse.

[5] L'officier [...] une sorte de géant velu [...] leur demanda, en excellent français : « Eh bien, Messieurs, avez-vous fait bonne pêche ? »

20. Perrault, Contes, Paris, Garnier, 1967, p. 142.21. Nous renvoyons, pour l'analyse narratologique de cette nouvelle, au livre

d'A.-J. Greimas, Maupassant, la sémiotique du texte, exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976.

Dans les exemples [2] et [3], deux personnages du récit, Morissot et Sauvage (et le narrateur, dans l'exemple [3] : « tris-tes ») évaluent des états et des procès qui les concernent, c'est-à-dire comparent, soit (exemple [2], dans un souvenir) leur situation actuelle (la pêche) avec leur situation disjointe (la vie en ville, le boulevard), soit (exemple [3]) leur situation présente (le boulevard où ils se promènent, le ventre creux dans Paris encerclé, c'est-à-dire leur relation disjonctive à la nourriture et à la liberté) à leur situation passée (pêche à la ligne et ventre plein, conjonction à la nourriture et à la liberté) ; cette compa-raison prend la forme, dans les deux cas, de la mise en corré-lation d'un programme actuel avec un programme non actualisé disjoint dans le temps et l'espace, chacun de ces programmes étant la relation (conjonctive ou disjonctive) d'un sujet avec un objet doté d'une valeur, positive ou négative, la pêche faisant, dans les deux cas, office de programme-norme doté d'une valeur positive par rapport au boulevard, à la guerre et à leurs programmes. Dans le troisième exemple [4] de Maupassant, le narrateur évalue positivement une performance des personna-ges, c'est-à-dire une relation de ceux-ci à des outils, à une tech-nique, et à une finalité (la pêche), évaluation faite ici également par rapport à une norme intertextuelle (la pêche miraculeuse). Dans le quatrième exemple de Maupassant [5], le narrateur évalue (« excellent ») la compétence et la performance langagière d'un personnage (sa relation à autrui par la parole), c'est-à-dire la compare à une norme implicite (le « bon » fran-çais, le français « correct »). Dans ce même exemple, le narra-teut évalue également l'aspect esthétique (« géant velu ») d'un personnage (l'officier prussien), personnage que son grade d'of-ficier range également dans une hiérarchie, et qui devient de surcroît lui-même évaluateur, qui propose une évaluation (« bonne pêche »), sous forme de question, c'est-à-dire qui propose une comparaison de la performance (réelle) des deux amis avec une norme virtuelle technique (la « bonne pêche »).

Les notions de norme, de valeur, de relation actantiel-impliquant au moins un sujet, et de médiation (l'outil et le langage, par exemple, font office de médiateurs entre des sujets, entre des sujets et des objets) sont donc les éléments

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indispensables et nécessaires pour construire ces « foyers normatifs » du texte ; ces éléments s'impliquent mutuellement : il n'y a évaluation et norme que là où il y a un sujet en relation médiatisée avec un autre actant. Et ces notions, soulignons-le, ont l'avantage de pouvoir relever d'un métalangage sémiotique homogène, peuvent être manipulés dans les termes et au sein d'une problématique strictement textuelle.

Une évaluation normative, dans un texte, peut recevoir des formes et des investissements thématiques a priori divers et multiples, peut avoir des localisations a priori, également, fort diverses. A première vue n'importe quoi peut faire, dans un énoncé, l'objet d'une évaluation, peut être investi d'une valeur positive ou négative, peut devenir terme d'une comparaison, peut tomber sous le coup d'une prescription ou d'une proscription. Quatre relations privilégiées semblent cependant, a posteriori, pouvoir être retenues, celles qui mettent en scène des relations médiatisées entre des sujets et des objets, entre des sujets et des sujets (il y a, répétons-le, valeur là où il y a norme, et il y a norme là où il y a relation médiatisée entre actants), c'est-à-dire celles qui consistent en manipulations d'outils (l'outil est un médiateur entre un sujet individuel et un objet ou matériau utilitaire), en manipulations de signes linguistiques (le langage est médiateur entre un sujet individuel et un autre sujet individuel ou pluriel), en manipulations de lois (la loi est médiateur entre le sujet individuel et des sujets collectifs), et en manipulations de canons esthétiques (la grille esthétique est médiatrice entre un sujet individuel sensoriel et des collections de sujets ou d'objets non utilitaires). Cette notion de médiation implique donc non seulement relation entre actants, mais analyse « discrète » (découpage en unités différenciées) de cette relation. Nous y reviendrons.

La relation objet et point d'application de l'évaluation tendra donc à se présenter en texte comme savoir-faire, savoir-dire, savoir-vivre et savoir-jouir des actants sémiotiques, et les points d'affleurement privilégiés de l'effet-idéologie se définiront en texte comme points de discours, mises au point (techniques), points de vues et points d'honneur, ces points névralgiques, ou points déontiques du texte pouvant éventuellement (c'est la

dimension syntagmatique ou « praxéologique » de l'effet) se déployer et s'articuler en « lignes », lignes de discours, lignes d'action, lignes de mire et lignes de conduites.

En effet, chaque fois qu'un personnage, par exemple, ouvrira la bouche pour lire ou dire quelque chose (cf. l'exemple [5] : « L'officier [...] leur demanda en excellent français »), un discours d'escorte évaluatif (« excellent ») pourra venir apprécier sa parole, conformément à des normes grammaticales (correct/incorrect, lisible/illisible, grammatical/non grammatical, compréhensible/incompréhensible...), ce discours d'escorte pouvant indifféremment être assumé (donc relever d'une compétence supérieure) par un narrateur comme par un personnage de l'énoncé. Quelques exemples :

[6] M. Homais parlait arôme, ozmazôme, suc et gélatine d'une façon à éblouir.

Gustave FLAUBERT, Madame Bovary.

[7] Les paroles de Morel ne l'étaient pas moins [étranges], fautives du point de vue du français.

Marcel PROUST, La Prisonnière.

[8] Ma mère était [...] une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l'interprétation, par la beauté et la douceur du son.

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann.

[9] Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles : il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste fervent [...] Il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente.

STENDHAL, Le Rouge et le Noir.

[10] Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familière, qui empoignaient son auditoire.

Emile ZOLA, Germinal.

De même, chaque fois qu'un personnage saisit un outil, une évaluation de sa compétence ou de sa performance technique (bien/mal, réussi /raté, soigneux/bâclé, créatif/saboté,

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fini/inachevé, conforme au programme/non conforme au programme, etc.) peut faire intrusion dans le texte. Quelques exemples :

[11] Il y avait Ned Land, le roi des harponneurs. Ned Land était un Canadien, d'une habileté de main peu commune, et qui ne connaissait pas d'égal dans son périlleux métier [...] ; il fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon.

Jules VERNE, Vingt Mille Lieues sous les mers.

[12] La tête du boulon était jolie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule [...] Il n'y avait pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant.

Emile ZOLA, L'Assommoir.

[13] Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres, et liqueurs douces [...] [et savait] l'art de conserver les fromages et de soigner les vins malades.

Gustave FLAUBERT, Madame Bovary.

[14] Tout, du reste, alla bien ; la guérison s'établit selon les règles et, quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault qui s'essayait à marcher seul [...], on commença à considérer M. Bovary comme un homme de grande capacité.

Gustave FLAUBERT, Madame Bovary.

[15] Il s'appliqua aux marcottages [...] Avec quel soin il ajustait les deux libers !

Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet.

De même, chaque fois qu'un personnage est confronté par ses sens à une collection d'objets ou de sujets, sans finalité technique, sa perception du monde peut passer par des grilles esthétiques qui viennent filtrer et codifier a priori sa sensation, que le monde affecte comme spectacle le regard (beau/laid, agréable/désagréable, sublime/sans intérêt, admirable/détestable), comme musique l'oreille (euphorique/cacophonique...), comme cuisine le goût (bon/mauvais, corsé/plat...), comme objet le toucher (lisse /rugueux, agréable/désagréable...) ou comme parfum l'odorat (agréable/désagréable, doux/puant, etc.) ; parmi ces grilles esthétiques, celles qui régentent le

regard sont sans doute privilégiées, réticulant le monde en lignes de mires et spectacles organisés (le templum des contemplateurs). Quelques exemples :

[16] La demoiselle du comptoir [...] grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il faut pour faire valoir un café [... ], se pencha [...], ce qui lui donna l'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua.

STENDHAL, Le Rouge et le Noir.

[17] Rien n'est comparable pour la beauté aux lignes de l'horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent.

CHATEAUBRIAND, Lettre sur la campagne romaine.

[18] Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au cœur tout à l'heure.

Emile ZOLA, Le Ventre de Paris.

[19] Il y avait, quand elle était tout à fait sur le côté, un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pou-vais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard. Marcel PROUST, La Prisonnière.

Enfin, chaque fois qu'un personnage agit en collectivité, sa relarion aux autres peut se trouver réglementée par des étiquettes, des lois, un code civil, des hiérarchies, des préséances, des riruels, des tabous alimentaires, des manières de table, des codes de politesse (convenable /inconvenant, correct/incorrect, privé/public, distingué/vulgaire, coupable/innocent, etc.) qui, assumés par tel ou tel évaluateur, viennent discriminer ses actes et sa compétence à agir en société, son savoir-vivre. Quelques exemples :

[20] Elle remplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un sou-rire machinal.

Emile ZOLA, La Cure'e.

[21] Son Excellence Eugène Rougon/La Faute de l'abbé Mouret.Titres de romans d'Emile ZOLA.

[22] L'apothicaire se montra le meilleur des voisins.Gustave FLAUBERT, Madame Bovary.

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[23] Quel homme exquis [Swann] ! Quel malheur qu'il ait fait un mariage tout à fait déplacé !

Marcel PROUST, Du côte de chez Swann.

[24] Un doigt de cassis, un verre de vin ? L'ecclésiastique refusa fott civilement [... ] Le pharmacien [... ] trouva fort inconvenante sa conduite [...] Ce refus d'accepter un rafraîchissement lui sem-blait une hypocrisie des plus odieuses.

Gustave FLAUBERT, Madame Bovary.

Les quatre systèmes normatifs enregistrés ci-dessus, et distin-gués ici pour des besoins pédagogiques, peuvent se présenter sous des formes, avec des contenus thématiques, et en des points du texte variés et diversifiés. Aucun n'est incompatible avec les autres, chaque texte tendant, plus ou moins, à les entrelacer et à les faire collaborer perpétuellement, et à cons-truire sa propre dominante normative. Ils peuvent, enfin, se concentrer en un même point du texte, ou se surdéterminer l'un l'autre, ou se concentrer pour se neutraliser mutuellement. Plusieurs procédés de variation peuvent alors jouer séparément ou simultanément, touchant : 1 / la forme de l'évaluation, qui peut être positive (conformité à un modèle) ou négative (non-conformité au modèle), être prescriptive, proscriptive ou per-missive (tolérante ou neutre) entrer dans un système binaire + -VS- --) ou dans un système scalaire (de l'excès au défaut) ;2 / le point d'évaluation sur lequel se porte la norme, qui peut porter sur un état, ou sur un acte d'un personnage, sur l'état préalable à une action, ou sur l'état résultant d'une action ;3 / l'origine des évaluations qui peut être diversifiée (plusieurs personnages d'évaluateurs, narrateur(s) et /ou acteur(s)), ou monopolisée (un narrateur ; un seul personnage d'évaluateur) ; le degré de redondance ou de démultiplication des évaluations peut alors varier, évaluateurs, évalués et norme pouvant être des acteurs distincts, ou pouvant se cumuler syncrétiquement sur le même personnage (tel personnage qui s'autoévalue) ; 4 / le nombre des normes convoquées en un même point du texte (et donc leur éventuelle concordance ou discordance). Je n'abor-derai ici, rapidement, à travers quelques exemples, que quel-ques aspects sommaires des problèmes que pose l'élaboration,

à poursuivre, de cette typologie des dominantes normatives tex-tuelles : surdétermination et syncrétisme normatifs, quand par exemple, tel acte technique est également un acte de langage, et un acte juridique (points textuels privilégiés : les performa-tifs) ; polarisation internormative, quand plusieurs normes, concordantes ou discordantes, sont convoquées simultanément sur un même objet d'évaluation (tel tableau « soigneusement » peint — norme technique — est en même temps « beau » — norme esthétique — et représente un sujet « convenable » — norme éthique) ; démultiplication intranormative, quand des évaluations (contradictoires ou concordantes) relevant d'une seule et même norme (technologique, linguistique, éthique, ou esthétique) sont distribuées sur les points différenciés d'un même syntagme textuel (par exemple narratif).

Le point d'application d'une évaluation peut se porter aussi bien sur des états (la conjonction ou la disjonction d'un actant-sujet avec un autre actant), états de « personnages » ou « états de choses », états préalables à une transformation ou action (c'est alors une éventuelle compétence ou habilitation à agir qui est évaluée) ou états consécutifs à une action ou transformation (ce sont alors, plutôt, des résultats qui sont évalués), que sur des transformations, sur les performances elles-mêmes des actants, dont on évalue alors les conformités ou non-conformités dans le déroulement avec celui du programme-norme idéal formant modèle, ou que sur la relation entre des états et des performances. Par exemple, pour reprendre l'exem-ple [11] de Jules Verne, définir Ned Land comme « roi des har-ponneurs [...] d'une habileté de main peu commune » est une évaluation qui porte plutôt sur une compétence et des qualités techniques déjà acquises, état qui, selon sa place dans le roman, inaugurale ou terminale (ici inaugurale), peut être considéré comme une évaluation laissant supposer une bonne performance ultérieure (il est alors horizon d'attente technique) ou comme l'évaluation d'un état résultant de performances antérieures réitérées (une « expérience »). La Norme, ici, non seulement renvoie à un modèle extérieur, mais possède une fonction anaphorique intratextuelle (la « cohérence » d'un effet-personnage et, par-delà, du texte).

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En revanche, comme dans les exemples suivants, l'évaluation peut porter sur l'ensemble et la globalité d'une séquence, sur l'acte technique lui-même, évalué alors dans son déroulement selon un double critère : conformité du résultat obtenu avec le projet antérieur de son acteur (l'acte technique ne « rate » pas) d'une part ; conformité de l'ensemble de l'acte technique avec la norme idéale globale, plus ou moins implicite, d'autre part :

[25] C'en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l'eût frappé de sa terrible pointe. Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang [...] Ned Land n'avait pas manqué son but. C'était le râle du monstre.

Jules VERNE, Vingt Mille Lieues sous les mers.

[26] Dick Sand [...] donna des preuves de sa merveilleuse adresse au fusil ou au pistolet en abattant quelques-uns de ces rapides volatiles.

Jules VERNE, Un capitaine de quinze ans.

Soulignons, dans ces deux exemples, les mots « preuve » et « but ». Un schéma argumentatif, à la fois articulé et orienté, est ici à l'œuvre, qui compare les moments disjoints et diffé-renciés (discrets) d'un même programme technique, la compé-tence et la performance, le positif de l'une servant de « preuve » (rétrospective) ou d'horizon d'attente (prospectif) à celui de l'autre. L'évaluation, qui « ouvre » et embraie le texte sur l'arrière-texte normatif, joue donc également le rôle d'un opé-rateur de lisibilité en mettant en corrélation des points narratifs différenciés d'un même texte. Donc, si l'on « déplie » le « point » normatif en la « ligne » normative correspondante (le point d'honneur se déplie en ligne de conduite, le point de vue en ligne de mire, la mise au point technique en « chaîne » de fabrication, le point de grammaire en ligne de discours), on voit que le signe positif ou négatif peut se déplacer, peut porter sur des points différenciés de ces lignes, devenir ainsi élément fon-dateur d'une cohérence narrative.

Ou, éventuellement, d'une discordance, ou d'une incohé-rence, si le texte prend le parti de jouer la positivité d'une compétence contre la négativité d'une performance et d'un

résultat, ou inversement s'il joue la négativité d'un projet contre la positivité d'une performance et d'un résultat (X est incompétent et il réussit ; X est compétent mais il échoue ; X est incompétent et il échoue ; X est incompétent mais il réussit ; X est compétent et il agit avec compétence mais il échoue ; X est incompétent et il agit avec incompétence mais il réussit, etc.). Ainsi, dans L'Œuvre de Zola, de telle évaluation d'un critique d'art sur un tableau exposé au Salon, tableau exécuté par un « ancien vétérinaire » et représentant des chevaux :

[27] C'est plein de qualités, ça ! Il connaît joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud !

De même, dans l'exemple [15] ci-dessus, Bouvard et Pécu-chet échouent (l'échec est d'ailleurs programmé et anagrammisé dans le nom même de l'un des héros) malgré tout le « soin » apporté à la mise en œuvre technique du jardinage.

Les mises en scènes textuelles de telles concordances évaluâ-mes qui jouent sur le syntagmatique du texte (la conséquence est conforme au projet antérieur ; le subséquent à l'antécédent ; la performance à la compétence), ou de discordances (le résultat n'est pas conforme au projet ou à la conformité de la mise en œuvre : ratages, échecs, bouzillages techniques, dis-cours persuasifs non convaincants, etc.) sont certainement favo-risées du fait du côté « discret » et linéaire des programmes médiatisés qui donnent lieu à évaluation. L'évaluation, qui introduit des « distinctions » entre positivités et négativités, ou des degrés dans une échelle, porte sur une relation déjà « arti-culée », sur une médiation qui est elle-même (le signe ; l'outil ; la loi ; le canon esthétique) « analyse » du réel ; lignes de mire, lignes de conduites, lignes de discours et programmes technologiques sont, en effet, des modes d'organisation discrets du temps et de l'espace : division du temps de travail en horai-res, cadences, scénarios et praxèmes sériés, et de l'espace de tra-vail en « postes » différenciés (la « chaîne » d'un travail plus ou moins « en miettes ») ; division de la ligne articulée du discours oral ou écrit en périodes, dialogues, phrases, mots, morphèmes, pages, chapitres, figures, et de l'espace de communication en postes, postures et pactes différenciés ; division du temps de

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la vie en société en moments légalement concaténés et de l'espace social en zones, territoires (cf. Goffmann ; La Mise en scène de la vie quotidienne) et classes différenciées ; division de l'espace esthétique en lignes de mires, réticulations perspectives, « bonnes » et « mauvaises » formes et fonds, sites, tem-pla et tableaux de contemplations, genres et catégories littéraires et artistiques différenciées22, et du temps esthétique en rythmes, écoles historiques, cadences et moments également différenciés.

D'où, à l'intérieur d'une même ligne ainsi « articulée », la possibilité d'un montage et d'une combinatoire normative, la possibilité de faire jouer tel moment du discours contre tel autre, telle classe contre telle autre, tel poste contre tel autre, tel acte d'une « ligne » contre tel autre acte disjoint de la même ligne, ou d'une autre ligne relevant d'un autre système normatif. Surdétermination et syncrétisme normatif (une évaluation sur un plan de médiation est en même temps évaluation sur un autre plan de médiation), polarisation internormative (plusieurs normes différenciées sont concentrées en un même point textuel) et démultiplication intranormative (une même norme est distribuée, contradictoirement ou non, sur des points différenciés du texte) vont très souvent de pair. Le procédé de la polarisation internormative, qui tend à concentrer et à convoquer simultanément, en un même point du texte (un état d'un personnage, ou un acte d'un personnage) plusieurs systèmes normatifs différents, lesquels systèmes peuvent, éventuelle-ment, être concordants (dans le négatif ou le positif) ou discordants entre eux, et être délégués à des instances textuelles (narrateur(s) et /ou personnage(s) différenciés), sert très souvent de « signal d'alerte », d'intensificateur stylistique, pour souligner cette intrusion de l'idéologique dans le texte, et signaler au lecteur un « foyer normatif » important du texte. Ainsi, pour reprendre, sous sa forme textuelle plus développée, l'exemple [5] de Maupassant :

22. Pour un début de typologie des réticulations descriptives textuelles, voir P. Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.

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Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise, une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français : « Eh bien, Messieurs, [...] »

On peut enregistrer, concentrées sur un même personnage, plusieurs normes, une norme esthétique posant une négativité (« géant velu »), une norme technologique posant une négativité (« à cheval sur une chaise » ; usage non conforme d'un objet technique), une norme linguistique posant une positivité (« excellent français ») et une norme éthique (code de politesse : l'adresse « convenable » : « Messieurs ») posant une positivité. Un « carrefour normatif », un « personnage hétéroclite » (expression de Stendhal à propos de Du Poirier dans Lucien Leuwen), une polyphonie normative est ainsi construite et posée par le texte, qui propose donc en même temps et en un même lieu textuel au lecteur un horizon d'attente problématique : le personnage ainsi présenté sera-t-il, par la suite, plutôt positif ou plutôt négatif ? Nous retrouvons ici ce rôle important du normatif dans un texte pour construire ou déconstruire la cohérence et la lisibilité endogène d'un récit, donc pour assurer et ménager intratextuellement l'intérêt romanesque, indépendamment des modes (réels) d'ancrage extratextuel de ce même normatif dans l'histoire extérieure.

Même procédé chez Zola, dans Germinal, pour présenter la foule des mineurs en grève :

[28] Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient dans un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure [...]« Quels visages atroces ! » bal-butia Mme Hennebeau [...] Négrel dit entre ses dents : « Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?»[...] La colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou [...] Alors, la route sembla charrier du sang [...] « Oh ! Superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

Constitué comme « spectacle » par des évaluateurs-regardeurs

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(Négrel, Mme Hennebeau, Lucie, Jeanne) qui le jugent à la fois selon des normes esthétiques (Jeanne est peintre-amateur, Lucie chante) et éthiques (« bandits »), frappé d'un oxymoron éva-luatif (« belle horreur ») par le narrateur lui-même, qui commente également (« mugissement confus », « balbutia », « entre ses dents », « à demi-voix ») le savoir-dire de ses personnages, la grève des mineurs est, elle-même, une infraction à la législation du travail et au code (bourgeois) qui le réglemente et dont l'ingénieur Négrel est ici le représentant. Norme éthique, esthétique, technique, linguistique interfèrent ici, le qualificatif « belle » pouvant même être interprété comme renvoyant indirectement à la « belle » description qui a précédé, c'est-à-dire au « dire » même du narrateur (sa compétence stylistique et rhétorique), et constituant donc une sorte de méta-évaluation, incorporée au texte, sur renonciation même du texte.

Deux points névralgiques, carrefours idéologiques privilégiés du texte, peuvent alors, peut-être, se laisser identifier : celui, d'abord, où est mis en scène un objet surdéterminé par essence et par excellence, un objet sémiotique : texte, livre, œuvre d'art, objet symbolique ou sémantique figuratif quelconque, où s'entrecroisent la plupart ou la totalité des quatre plans de médiations que nous avons retenus : le linguistique (le livre est un exemplaire correct ou incorrect de langage), le technologique (le livre est bien ou mal relié, imprimé, écrit), l'éthique (les sujets et thèmes du livre peuvent être convenables ou inconvenants) et l'esthétique (le livre est aussi œuvre, objet stylisti-que et rhétorique), comme dans l'énoncé performatif, y sont à la fois convoqués et confondus. Deux exemples, pris chez Zola (dans Pot-Bouille pour le premier, dans L'Œuvre pour le second) :

[29] Ma fille n'avait pas encore lu un seul roman, à dix-huit ans pas-sés [...] n'est-ce pas Marie ? oui papa. J'ai, continua M. Vuil-laume un George Sand très bien relié, et malgré les craintes de la mère, je me suis décidé à lui permettre, quelques mois avant son mariage, la lecture d'André, une œuvre sans danger, toute d'imagination, et qui élève l'âme [...] C'est si beau ! murmura la jeune femme, dont les yeux brillèrent. Mais Pichon ayant

exposé cette théorie : pas de romans avant le mariage, tous les romans après le mariage, Mme Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais, et s'en trouvait fort bien.

[30] Fagerolles joua l'enthousiasme. « Comment ! Mais c'est plein de qualités, ça ! [...] C'était un paysage d'un gris perle, un bord de Seine soigneusement peint, joli de ton quoiqu'un peu lourd, et d'un parfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire. « Sont-ils assez bêtes d'avoir refusé ça ! dit Claude qui s'était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pourquoi ?, je vous le demande ? » En effet, aucune raison n'expliquait le refus du jur.y. « Parce que c'est réaliste », dit Fagerolles, d'une voix si tranchante, qu'on ne pouvait savoir s'il blaguait le jury ou le tableau.

La pluralité des évaluateurs (Pichon, Vuillaume, Mme Pichon, Marie dans l'exemple de Pot-Bouille ; Fagerolles, Claude, le jury dans l'exemple de L'Œuvre), jugeant contra-dictoirement un même objet, et par ailleurs disqualifiés sur d'autres niveaux de médiation dans le cours du roman, facilite le repérage de ce foyer normatif du texte, mais peut rendre problématique l'interprétation (où est Zola ?) de ce carrefour normatif23. Le personnage du critique, spécialiste professionnel de l'évaluation, est une fonction syncrérique particulièrement intéressante : son voir (norme esthétique), qui est aussi un dire (articles de presse : norme linguistique), est aussi une profession (un faire) portant sur le voir (peintures) ou le dire (livres) de créateurs qui sont aussi des techniciens (code technique) et dont le dite ou le faire relèvenr de codes également esthétiques et éthiques (« sujets » de livres ou de tableaux convenables ou inconvenants).

L'intertextualité, comme réservoir d'auctores, d'objets de

23. C'est non seulement la localisation de la source de l'évaluation ultime qui peut être indécidable (où est Zola, en detnière instance), mais l'objet de l'évaluation qui est problématique : de quoi parle Zola (et ses personnages) ? Qu'est-ce qui est visé ? Est-ce André(et seulement ce roman) de G. Sand ? Est-ce toute l'œuvre romanesque de G. Sand ? Est-ce G. Sand comme personne, à travers l'écrivain ? Est-ce le roman idéaliste contem-porain, à travers G. Sand ? Est-ce le roman comme genre, en général ? Est-ce Zola lui-même (ou : un certain Zola : le jeune Zola, grand lecteur et admirateur de G. Sand dans sa jeunesse) qui est visé par Zola ?

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programmes et de valeurs déjà légitimées (cf. la référence à « la pêche miraculeuse », dans l'exemple [4] de Maupassant), joue certainement un rôle important pour l'inscription concrète dans le texte, et pour la fixation dans la conscience collective, des canevas proscriptifs et prescriptifs des idéologies. Elle est à la fois stock de modèles, de palmarès déjà établis, source, cible et moyen d'interprétations normatives. Foyer d'accommodation idéologique du texte, la citation intertextuelle focalise et sollicite la compétence idéologique du lecteur. Toute apparition dans un texte non seulement d'un code, mais aussi d'une chanson (La Marseillaise, dans l'exemple [28] de Germinal), d'un livre, d'une bibliothèque (la bibliothèque de Saint-Victor, chez Rabelais ; celle de Nemo dans Vingt Mille Lieues sous les mers, d'où les ouvrages politiques sont bannis), d'une « théorie » (celle, sur l'éducation des filles, de Vuillaume, dans l'exemple [29]), ou de n'importe quelle mention de nom d'auteur ou d'objet stylistique (« Léonard » dans l'exemple [20] de Proust), peut donc être le signal d'une « mise en relation », d'un renvoi, légitimant ou contestataire, sérieux ou parodique, à une valeur et au système normatif qui la sous-tend. Il y a une tendance, dans tout texte différé écrit (comme est le texte littéraire, notamment), à l'incorporation des normes sous forme citationnelle, à ce que les normes s'inscrivent littéralement quelque part, une tendance à Yekphrasis du normatif^délégation à des évaluateurs officiels ou occasionnels — le jury dans l'exemple [30] ; inscription sur des supports concrets — livres, pages, surfaces, cimaise d'exposition, bibliothèques ; mise en relief et position détachée, citations, etc.) ; ce qui ne veut pas dire, nous venons de le voir à l'instant, que la source, la hiérarchie, l'origine, et l'interprétation ultime des normes qui interfèrent et se concentrent en de tels points de l'énoncé, soient toujours aisées à établir.

Outre l'objet sémiotique-symbolique (livres, textes, tableaux...) le corps constitue certainement un embrayeur idéologique important : la main met en jeu le technologique ; le regard, l'esthétique ; la voix, le linguistique ; le déplacement, l'éthique ; et la relation du corps à l'habit constituera certainement, plus particulièrement, un carrefour normatif

privilégié. Voir, dans l'exemple [16] de Stendhal, cette « grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il faut pour faire valoir un café [...] une taille superbe », personnage décrit téléologiquement (mise comme il faut pour) et par rapport à des canons esthétiques. Habit, habitacle, habitus, habitudes, habitat sont ici inséparables. Dans le corps, l'éthique (la conduite, l'apparence en société, le paraître), l'esthétique (le beau et le laid, les canons de la mode, du « goût »), le technologique (la « confection » et la fabrication) et le communi-cationnel (les signaux physiognomoniques, ceux du code ves-timentaire, de la « parade » sexuelle) se surdéterminent toujours, non seulement paradigmatiquement, mais aussi syntag-matiquement (stratégie des « moyens déployés » et des « buts » dans la conquête erotique) ; et le côté « discret » et articulé des procès qui le mettent en jeu (l'« article » de mode ajusté aux « articulations » du corps et aux « moments » différenciés du rituel mondain) permet des « montages » de toute sorte24. Un exemple, pris chez Balzac, dans La Vieille Fille :

[31] Quelques personnes pourraient croire que Mademoiselle Cor-mon cherchait tous les moyens d'arriver à son but ; que parmi les légitimes artifices permis aux femmes, elle s'adressait à la toilette, qu'elle se décolletait, qu'elle déployait les coquetteries négatives d'un magnifique port d'armes. Mais point ! Elle était héroïque et immobile dans ses guimpes comme un soldat dans sa guérite. Ses robes, ses chapeaux, ses chiffons, tout se confectionnait chez des marchandes de modes d'Alençon, deux sœurs bossues qui ne manquaient pas de goût. Malgré les ins-tances de ces deux artistes, Mademoiselle Cormon se refusait aux tromperies de l'élégance.

On le sait, malgré ces « moyens » déployés en intrigues et stratégies, Mlle Cormon échouera dans ses buts. Et on remarquera, dans ce texte, l'oxymoron signalétique (mode + Alen-çon), l'invasion neutralisante des schémas normatifs (les « sœurs bossues » : les producteurs d'esthétique sont des personnages

24. Voir par exemple, chez Proust, le portrait d'Odette de Crécy qui, « quoiqu'elle fût une des femmes de Paris qui s'habillaient le mieux », avait l'air « d'être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ».

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disqualifiés esthétiquement), la concentration des niveaux de médiation (la technique, l'esthétique, l'éthique), et leur caco-phonie sémantique signalée par le « court-circuit » analogique : jupe : femme : : guérite : soldat. Par là se construit un discours ironique, qui peut, à partir d'un certain seuil, poser des pro-blèmes de lisibilité : qui parle ? Quelle est l'origine et la cible des normes ? Quelle norme surplombe l'autre ? (cf. le « croire » problématique du lecteur, en début de citation, à rapprocher de l'indécidabilité que provoque la « blague » du personnage d'évaluateur — le critique d'art — dans l'extrait [30] de L'Œu-vre cité plus haut, et de la mise en polyphonie énonciative que provoque la citation intertextuelle).

Les foyers idéologiques du texte se signalent donc comme tels à l'attention du lecteur par des procédés de mise en relief divers ; outre les procédés de la concentration et de l'indication des quatre plans de médiation (le corps et l'objet sémio-tique étant sans doute les deux supports thématiques privilégiés de cette intrication), ils tendent à se signaler soit par l'inflation, dans le lexique même du texte, du vocabulaire de la modalisation (croire, vouloir, pouvoir, savoir, devoir, falloir) ou de la loi (le terme de « révolutionnaire » dans l'exemple [30] ; le verbe « permettre » dans l'exemple [29] ; l'expression « selon les règles » dans l'exemple [14]), soit par l'affleurement du vocabulaire de certains sentiments et passions : dans l'exemple [29] de Zola, nous venons de voir invoqués la « crainte », le « danger » ; dans l'exemple [28] extrait de Germinal, l'« effroi » de Mme Hennebeau, la « colère » et la « rage » des mineurs. Dans l'exemple [30], « l'enthousiasme » et « l'intérêt » ; dans l'exemple [18] le « mal au cœur » ; dans l'exemple [19] de Proust, la « souffrance » du narrateur. Partout où il y a « intérêt » d'un sujet impliqué dans une relation médiatisée au monde, aux deux sens du mot « intérêt » (désir orienté vers un objet doté de valeur attractive ou répulsive ; profit quantifiable, bénéfice), il y aura norme implicitement convoquée, et réintroduction du corps (ici émotif). Dans de nombreux textes en effet, la terreur, la joie, la jalousie, la référence à une crise ou à un paroxysme psychologique, etc., ne seront peut-être que les signes indirects, obliques, thématisés

corporellement souvent, de la confrontation du personnage avec des normes, des tabous ou des interdits, donc, selon l'expression de Tomachevski, des sortes de « directives émotionnelles » adressées au lecteur et destinées à lui signaler l'affleurement du normatif. Le problème du « héros », de son statut et de son identification par le lecteur, se pose alors (nous y reviendrons). La « quête de la peur », qui fait partie du folklore européen (de la Bretagne à la Lithuanie), serait le motif narratif privilégié de cette mise en scène de l'idéologie comme contrainte : « ne pas avoir peur » définit alors un héros ambigu, asocial, coupable de ne pas respecter soit le pouvoir spirituel (Dieu), soit le pouvoir temporel (parents, ancêtres, roi), et dont la légitimation finale ne peut passer que par certains échecs (il aura peur, ce qui est un facteur également négatif sur le plan de la « réussite » narrative)25. Une poétique des passions serait alors à construire, dans la dépendance d'une poétique de l'idéologique.

Trois problèmes restent en suspens :a I Le problème de la hiérarchie des quatre plans de média-

tion où se concentrent préférentiellement les appareils et foyers normatifs des textes. Hiérarchies et dominantes peuvent varier à l'intérieur d'un même texte, ou d'un texte à l'autre. Une hié-rarchie quantitative n'équivaut pas forcément à une hiérarchie qualitative. Dans la mesure où le langage est « l'interprétant » (Benveniste) des autres systèmes, dans quelle mesure les valeurs et évaluations langagières (le savoir-dire des personnages, ou celui du narrateur, qui est aussi son savoir-faire spécifique) ne « dominent »-elles pas les autres ? Mais n'est-ce pas, aussi, une ruse de l'idéologie que de valoriser souvent obliquement par système interposé, que de manipuler des valorisations indirec-tes (l'éthique par l'esthétique, ou inversement, etc.). D'où, par jeu métaphorique, l'interférence normative : cf. dans l'exemple [20], la maîtresse de maison qui remplit ses « devoirs » (norme éthique) « machinalement » (norme technologique) ;

25. Voir, sur ce thème narratif, A.-J. Greimas, La quête de la peur, reflexions sur un groupe de contes populaires, dans Du Sens, Paris, Seuil, 1970.

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intersection, court-circuit sémantique, l'analogie et la méta-phore soulignent le carrefour normatif.

b I L'ébauche théorique de construction des points névral-giques de l'effet-idéologie des textes a le désavantage de pri-vilégier, a priori, une cartographie des « points forts » de cet effet (points de surdétermination, foyers de concentration et de neutralisation), au détriment de celle de ses « points faibles » (censures, gommages, lacunes, implicite, absences, etc.), points faibles négatifs, points de déflation, qui sont certainement tout aussi « forts » que les autres. Nous sommes là renvoyés à cette problématique de « l'absence » dont je signalais, au début de ce chapitre, les difficultés.

c / Le problème de la vérification de ces hypothèses de tra-vail, par homologation (Goldmann) des structures textuelles avec les structures extra-textuelles, sociales, économiques, psychologiques, etc., n'est ni posé, ni résolu, dans son double mouvement : influence des normes extérieures sur la constitu-tion de l'appareil normatif des textes, d'une part, et constitution, légitimation, formation, restauration, de l'appareil normatif extérieur non textuel, d'autre part, par les textes eux-mêmes26. L'intertexte, comme instance de relais à la fois légitimée et légitimante (les auctores), comme palmarès incorporé au texte, joue certainement un rôle d'intermédiaire important27. Mais repérer, dans un texte, des points d'ancrage

26. H. R. Jauss définit ainsi un des rôles de la littérature, son rôle pour cons-tituer la réalité sociale : « Faire parler les institutions muettes qui régissent la société, porter au niveau de la formulation thématique les normes qui font la preuve de leur valeur, transmettre et justifier celles qui sont déjà traditionnelles — mais aussi faire apparaître le caractère problématique de la contrainte exercée par le monde institutionnel, éclairer les rôles que jouent les acteurs sociaux, susciter le consensus sur les nouvelles normes en formation, et lutter ainsi contre les risques de la réification et de l'aliénation par l'idéologie » (dans Pour une esthétique de la réception, trad. franc., Paris, Gallimard, 1978, p. 269).

27. Une solution, qui serait de confier systématiquement à l'intertexte du savoir (l'ensemble des discours scientifiques d'une époque) le rôle d'instance de médiatisation entre le texte d'une part, l'extratexte idéologique d'autre part, serait alors à exploiter, comme le fait par exemple Michel Serres dans son livre — exemplaire à divers points de vue — sur Zola (Feux et signaux de brume, Zola), livre mimétique où le discours critique (un rewriting du texte de Zola par celui de Serres) redouble le statut du discours analysé

de systèmes de valeurs ne renseigne pas, d'emblée, sur leur localisation et origine énonciative, sur leur attribution (qui les profère, les parle), ni sur leur interprétation (qui les assume, lequel est assumé préférentiellement). Tout ce que l'on saisit là, peut-être, c'est une « rumeur » diffuse de l'idéologie (de l'Histoire).

d I Enfin le coût de ces hypothèses de travail peut paraître trop élevé, car elles placent une éventuelle poétique de la norme, ou une « déontologie générale » (O. Ducrot), dans la dépendance d'une préalable et plus générale théorie de la médiation, théorie générale et totalisante des modes de relation (l'outil, le langage, la loi...) de l'homme au monde, théorie dont, le moins qu'on puisse dire, est qu'elle est d'élaboration difficile et problématique.

Les dimensions modestes du présent essai ne permettent pas d'entreprendre ou même d'esquisser la solution de tous ces pro-blèmes. Nous nous contenterons simplement d'en aborder certains.

(Zola réécrivant le savoir de son époque, et notamment celui de la ther-modynamique). L'idéologie comme son étude critique relèverait alors d'une grammaire de l'intertextualité et de la réécriture généralisée, à construire, avec laquelle elle se confondrait.

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2 Héros, héraut, hiérarchies

C'est l'héroïne, dira-t-on, cela le montre trop clairement. Objection à juger plus tard. Il faut cependant bien montrer l'héroïne.

STENDHAL, Marginalia de Lucien Leuwen.

Le terme de héros, que j'employais p. 208, était évidemment maladroit.

G. GENETTE, Nouveau discours du récit, p. 50, n. 1.

Je voudrais faire dans ce chapitre l'examen critique d'un concept qui me paraît à la fois fondamental, inévitable, dans toute approche théorique ou simplement descriptive d'un texte littéraire, et en même temps particulièrement difficile à cons-truire rigoureusement, le concept de héros. Toutes orientations confondues (marxistes, sociocritiques, structuralistes, psycha-nalytiques, etc.), les diverses herméneutiques, poétiques, ou sémiotiques textuelles, celles qui mettent l'accent sur le texte comme structure close comme celles qui mettent l'accent sur le texte comme ouverture sur une lecture ou sur une conjoncture, celles qui veillent de façon sourcilleuse à construire des métalangages homogènes comme les plus laxistes dans leur usage terminologique, toutes manipulent inéluctablement, à un moment ou à un autre de leurs analyses, ce concept de héros, concept « donné », à la fois simple, commode, indispensable et inévitable pour penser et décrire de nombreux phénomènes textuels (en particulier des systèmes de personnages ou des structures narratives) mais aussi pour décrire les relations,

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notamment, des textes à des systèmes de valeurs plus ou moins institutionnalisés, c'est-à-dire à des idéologies. Cette manipu-lation, il faut bien le dire, se fait en général dans une incohé-rence et dans un flou total1. Le héros (« l'effet-héros ») résulte-t-il de certaines données statistiques construites par l'œuvre (il serait le personnage à l'apparition la plus fréquente) ? Doit-il coïncider avec l'actant-sujet, défini par la relation (victorieuse) à un opposant (vaincu)2 ? Ou se définir par sa relation perma-nente à certains objets dotés de valeurs positives ou répulsives ? Le héros est-il le personnage le plus proche de l'auteur ? Ou le plus proche du lecteur, celui dans lequel il va se projeter3 ? Se construit-il sur une base qualitative, différentielle, et non

1. L'emploi le plus laxiste du terme « héros » consiste certainement à en faire un simple synonyme du terme « personnage », avec lequel il alterne ou coexiste souvent dans la même phrase, ou d'une phrase à l'autre. Deux exemples : « Nous assistons [dans le roman du début du XX- siècle] à la dis-solution progressive et à la disparition au personnage individuel, du héros » (L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 10) ; « Le romancier lâche ses personnages sur le monde et les charge d'une mission. Il y a des héros de roman qui prêchent, qui se dévouent au service d'une cause, qui illustrent une grande loi sociale, une idée humanitaire, qui se donnent en exemple... Mais, ici, l'auteur ne saurait être trop prudent. Car nos personnages ne sont pas à notre service » (F. Mauriac, Le Romancier et ses personnages, Paris, Buchet-Chastel, s.d., p. 126 ; souligné par moi, dans les deux exemples).

2. « Le héros cherche la carastrophe. La catastrophe fait partie du héros. César cherche Brutus. Napoléon Sainte-Hélène. Hercule une chemise. Achille ce talon [...] Il faut un bûcher àjeanne, une flamme à l'insecte » (P. Valéry, Mauvaises Pensées et autres, Œuvres, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 902). Le héros serait donc, dans cette définition dynamique et fonctionnelle de l'œuvre, le personnage situé au lieu de convergence non seulement des forces antagonistes du roman, mais des valeurs qu'elles repré-sentent. On pourrait donc le définir comme Hugo présente Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer (II, 4) : « L'obstacle, tranquille, vaste, ayant l'ir-responsabilité apparente du fait fatal, mais plein d'on ne sait quelle una-nimité farouche, convergeait de toute part sur Gilliatt. »

3. Freud : « Un trait nous frappe tout d'abord dans les œuvres de ces conteurs [la plupart des écrivains] : on y trouve toujours un héros sur lequel se concen-tre l'intérêt, pour qui le poète cherche par tous moyens à gagner notre symparhie, et qu'une providence spéciale semble protéger » (La Création littéraire et le rêve éveillé, dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gal-limard, coll. « Idées », 1973, p. 76). Pour une typologie du héros fondée sur les modes d'identification du lecteur au personnage, voir l'article de H. R. Jauss, Levels of Identification of Hero and Audience, New Literary History, V, 2, 1974.

plus quantitative (il est celui qui est marqué par rapport à des personnages non marqués ; mais, alors, doit-il être « surqualifié », ou au contraire peut-il y avoir un héros qui serait un « homme sans qualités ») ? Le héros se définit-il par rapport à une norme intertextuelle rhétorique, par rapport à certains gen-res, et notamment par rapport à des genres comme la tragédie ou l'épopée4 ? Se définit-il par rapport à une généralité, par sa proximité avec un « type » ? Se définit-il par un critère d'au-tonomie relative (il serait ce personnage dont l'apparition n'est régie automatiquement par celle d'aucun autre personnage) ? Se définit-il par rapport à une base morale, par rapport à des systèmes de valeurs extérieurs à l'œuvre (comme « positif » par rapport à des « négatifs »)5 et il est, dans ce cas, le « discrimi-nateur idéologique » de l'œuvre, donc un élément indispensable à sa lisibilité ? Mais, toujours dans ce cas, se définit-il par rapport à une conformité à un modèle constitué en norme, par rapport au « personnage régnant » d'une époque6, ou au contraire comme déviation par rapport à une norme7 ? Se

4. Ainsi Auerbach, décrivant les héros de Stendhal, écrit-il : « Le niveau stylis-tique de ses grands romans réalistes se rapproche bien plus du vieux concept héroïque de tragédie que ceux de la plupart des écrivains réalistes qui l'ont suivi : Julien Sorel est bien plus un « héros » que les personnages de Balzac ou de Flaubert » (Mimesis, trad. franc., Paris, Gallimard, 1968, p. 462 ; les guillemets sont de Auerbach).

5. Le héros est ainsi « héraut », porteur des emblèmes et signes de l'axiologie dominante. Selon Tomachevski : « Le rapport émotionnel envers le héros (sympathie-antipathie) est développé à partir d'une base morale. Les types positifs et négatifs sont nécessaires à la fable [...] Le personnage qui reçoit la teinte émotionnelle la plus vive et la plus marquée s'appelle le héros » (dans Thémarique, Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1966, p. 295).

6. « Le groupe de sentiments, de besoins et d'aptitudes, dominant à une époque donnée, constitue, lorsqu'il se manifeste tout entier et avec éclat dans une même âme, le personnage régnant, c'est-à-dire le modèle que les contemporains entourent de leur admiration et de leur sympathie : en Grèce le jeune homme nu et de belle race [...], de nos jours le Faust ou le Wer ther insatiable et triste. Mais comme ce personnage est de tous le plus inté-ressant, le plus important et le plus en vue, c'est lui que les attistes pré -sentent au public, tantôt concentré [...], tantôt dispersé en ses éléments » (Taine, Philosophie de l'art, Paris, Hachette, 20" éd., I, p. 202 et suiv.).

7. « Le statut du héros est fonction du récit. Il est cet actant qui, s'initiant gra-duellement au système social, ou plutôt déchiffrant la société comme système (c'est là son apprentissage), produit une contradiction jusqu'alors dissimulée : entte la cour et l'amour, le libertinage et la passion, l'argent et le

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définit-il par rapport à des critères distributionnels (il serait ce personnage qui apparaîtrait aux moments marqués de l'œuvre, titre, incipit, clausule, crise, etc.) ? Une « héroïne » est-elle sim-plement le double féminin du « héros » ? Se définit-il par rap-port à des critères de « vérité » (chez Propp, on le sait, le héros se définit par rapport à un faux héros, à un traître, qui doit être démasqué à la fin du conte, alors que le héros doit être « reconnu ») ?

Tous ces paramètres et effets peuvent, bien évidemment, jouer de façon très diverse. Ainsi hiérarchie morale ne s'iden-tifie pas nécessairement à hiérarchie fonctionnelle (narrative) : les « bons », les personnages « sympathiques », ne sont pas for-cément les personnages qui occuperont le poste d'actant-sujet, qui agiront le plus efficacement dans l'histoire, ou qui auront les actions les plus déterminantes pour les transformations du récit ; les personnages sympathiques peuvent être systématique-ment mis en échec, ou malheureux ; réciproquement, les per-sonnages antipathiques, ou amoraux, peuvent triompher. Cer-tains genres littéraires (tragédie, épopée) neutralisent même la distinction positif-négatif ; Boileau :

Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser ?Faites choix d'un héros propre à m'intéresser,En valeur éclatant, en vertus magnifique,Qu 'en lui, jusqu 'aux défauts, tout se montre héroïque.

Art poétique, v. 245-248.

« Les vices, écrit l'abbé Batteux dans son Traité de la poésie dramatique, peuvent entrer dans l'idée de cet héroïsme [dans la tragédie] [...] Achile colère n'en est pas moins un héros. » D'autre part, hiérarchie fonctionnelle ne s'identifie pas forcé-ment à mise en relief : le personnage le plus agissant dans et sur le récit peut être un personnage qui apparaît peu, qui reste sous-qualifié, peu décrit, qui reste au second plan, voire qui soit absent. Corneille remarquait déjà dans un commentaire sur sa pièce La Mort de Pompée (1642) qu'il y avait « quelque

sentiment, le snobisme et l'art, bref entre la mesure et la différence » (S. Lo-tringer, dans Mesure de la démesure, Poétique, n° 12, Paris, Seuil, 1972).

chose d'extraordinaire dans le titre de ce poème, qui porte le nom d'un héros qui n'y parle pas ». D'autre part enfin, le per-sonnage focalisateur, celui par les regards, ou le « point de vue », ou les paroles de qui sont systématiquement présentés, à l'échelle du chapitre ou du paragraphe, les objets, les milieux, les autres personnages, n'est pas forcément le personnage le plus focalisé, le plus important, fonctionnellement ou idéolo-giquement, du récit. Et il est évident, notamment, que certains « rôles » de simples focalisateurs, de « porte-regard », de « porte-parole » ou de « porte-travail », personnages chargés tout spécialement d'introduire des descriptions (le fameux « document » de tout auteur « réaliste », par exemple)8, coïn-cident souvent avec des personnages très secondaires de l'œu-vre (ainsi, dans Le Ventre de Paris de Zola, du peintre Claude Lantier chargé uniquement de « présenter » le monde des Hal-les à l'intrus Florent ; ou le « voyageur » du début du Rouge et le Noir).

On le voit, le problème du héros, au sens restreint et précis où il faudrait sans doute le prendre, au sens de « personnage mis en relief par des moyens différentiels », de « personnage globalement principal », relève à la fois de procédés structuraux internes à l'œuvre (c'est le personnage au portrait plus riche, à l'action la plus déterminante, à l'apparition la plus fréquente, etc.) et d'un effet de référence axiologique à des systèmes de valeurs (c'est le personnage que le lecteur soupçonne d'assumer et d'incarner les valeurs idéologiques « positives » d'une société — ou d'un narrateur — à un moment donné de son histoire). Dans le premier cas, le personnage-héros organise l'espace interne de l'œuvre en hiérarchisant la population de ses personnages (il est « principal » par rapport à des secondaires) ; dans le second cas, il renvoie à l'espace culturel de l'époque, sur lequel il est « branché » en permanence, et sert au lecteur de point de référence et de « discriminateur » idéologique (il est « positif » par rapport à des « négatifs »). Dans le premier cas il organise et hiérarchise le posé de l'œuvre ; dans le second

8. Sur ces trois « fonctionnaires » de la fiction, voir notre essai : Introduction à l'analyse du descriptif (ouvr. cit.). Nous les retrouverons ci-après (chapitre III) dans des rôles de porte-normes.

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cas il fait appel au présupposé'de l'œuvre ; dans le premier cas il est un fait de structure, dans le second cas il est un fait de lecture. Dans les deux cas, il est certainement, dans la mesure où il favorise l'« accommodation » du lecteur, un élément essentiel et fondamental de la lisibilité de l'œuvre. La diversité et la complexité des effets de sens, des effets de mise en relief qui concourent à provoquer « l'effet-héros » global d'un système de personnages, effets dont aucun n'est sans doute ni nécessaire, ni suffisant, rendent sans doute difficile l'analyse de cet effet, qui est probablement la résultante de nombreux para-mètres à l'œuvre dans le texte. D'où, dans le métalangage des analystes, un usage particulièrement flou de ce terme qui empê-che sans doute que certains problèmes importants puissent émerger à la conscience théorique et accéder à un statut correct d'objet construit9. Parmi ces problèmes, ceux notamment de hiérarchie et de valeur me paraissent devoir être soulignés, ainsi que ceux soulevés par la fonction et la nature des opéra-tions et stratégies textuelles qui les prennent en charge, l'analyse devant notamment pouvoir rendre compte de cet effet de lecture particulier qui autorise n'importe quel lecteur, une fois le livre refermé, à pouvoir produire un certain type d'énon-cés et de jugements auxquels il attribue sens et pertinence, et qu'il produit spontanément dès qu'un récit met en scène plus d'un personnage unique, énoncés du genre : « Le personnage principal de ce roman est x. », « x est plus important que y », « le héros de ce roman est x », « x est le héros et y est le faux héros », « x vaut mieux que y » ; ou encore, pris en charge par un narrateur, ou délégué à un personnage, un commentaire du genre : « Fanny [...] est la meilleure, même quand elle incarne un personnage ignoble ; elle est toujours le véritable héros, même quand elle meurt, même quand elle meurt d'amour — ou pire encore quand elle meurt à la guerre. Elle est la plus belle, la plus inaccessible, mais aussi, d'une certaine façon, la

9. Le dictionnaire Greimas-Courtes (Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979) retient deux sens pour le terme de héros, l'un distributionnel et sémantique (c'est l'actant-sujet qui a acquis une certaine compétence), l'autre axiologique et projectionnel (positivité — vs — négativité, euphorie — vs — dysphorie).

plus vulnérable — et la plus coriace (Elle est ce qui pousse les gens à aller voir un film, à le voir jusqu'au bout) »10 ; ou encore : « Elle entrevit d'énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Despleins, homme plus que supérieur »u ; ou encore : « Sous le rapport de la valeur réelle de l'homme, quelle est ma place ? Suis-je au milieu de la liste, ou tout à fait le dernier »12 ?

Deux raisons principales pourraient bien expliquer ce flou généralisé qui préside à l'emploi de cette notion de héros. La première, ce serait l'obsession syntagmatique qui caractérise, en général, la plupart des narratologies contemporaines. Tout entières attachées, en effet, à débusquer les schémas logiques et les algorithmes sous-jacents qui organisent, sur le mode séquentiel et orienté, toute narrativité, attentives à démêler le jeu divers et les diverses manipulations et confusions que tout récit opère entre des ordres différents d'organisation, la sérielle et la causale notamment (le « post hoc ergo propter hoc » de tout récit), attentives enfin à rendre compte du jeu des diverses chronologies (systèmes anaphoriques et cataphoriques, jeu entre temps de l'aventure, temps de la lecture et temps de l'écriture) dont les déphasages, mises en phases et montages divers constituent le rythme narratif des énoncés, toutes ces étu-des — parfaitement pertinentes et fondées, soulignons-le bien — tendent cependant à méconnaître un certain nombre de problèmes, d'opérations, de structures textuelles et de

10. John Irving, L'hôtel New-Hampshire (trad. franc., Paris, Seuil, 1982, p. 452). Il s'agit d'une actrice célèbre.

11. Balzac, Modeste Mignon, La Comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1976, t. I, p. 640. Le narrateur balzacien adore multiplier ainsi les « échelles », mises en perspective, et systèmes évaluatifs dans son texte. Un autre exemple, toujours dans Modeste Mignon : « Le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n'y [dans cette « scène domestique »] causeront pas de longueurs, vu son exiguïté. M. le Duc ne tiendra pas plus de place ici qu'il n'en tiendra dans l'Histoire » (ibid., p. 614).

10. Stendhal, Lucien Leuwen, Paris, Gallimard, coll. « Folio », I, p. 141.

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procédés importants liés aux modes d'organisations paradigma-tique de certains effets. Le sens (la signification) d'un récit, comme l'ont souligné fortement R. Barthes et Cl. Lévi-Strauss, ne coïncide pas avec son « sens » (son orientation) ni avec son montage séquentiel, ni avec sa fin, et s'obséder sur les problè-mes de la linéarité fait que l'analyse risque bien de délaisser les problèmes spécifiques de l'organisation hiérarchique des énoncés, qui fondent et conditionnent certainement, pour une bonne part, la lisibilité des textes, qu'ils soient narratifs ou non narratifs. Et il est significatif de voir la recherche contemporaine (entre i960 et 1980) traiter plus volontiers et plus systémati-quement de corpus, de textes ou d'objets structurés sur le mode de la séquentialité organisée (structures narratives, structures argumentatives, structures rythmiques), et négliger le monde des systèmes plus proprement paradigmatiques comme les lis-tes, les systèmes descriptifs, les taxinomies, les métaphores filées, etc.13. Il s'agirait donc, peut-être, de reprendre certains acquis de certaines recherches formelles menées sur l'énoncé poétique (recherches sur la notion d'équivalence, de « taxie », de paragramme, de parallélisme, etc.), considéré comme « structure hiérarchique de classes positionnelles »14, pour en reverser certains acquis sur l'étude des énoncés narratifs, comme l'étude des structures formelles des énoncés poétiques avait été symétriquement considérablement enrichie par la prise en con-sidération des éléments transformationnels (narratifs) qui orga-nisent aussi tout énoncé, même ceux fondés sur des dominantes taxiques ou paradigmatiques15.

13. Signalons quelques essais qui s'attachent à souligner le rôle, les contrain-tes, la fonction, ou le jeu, du taxinomique dans le textuel : M. Riffaterre, La Métaphore filée dans la poésie surréaliste, revue Langue française, n° 3 (Paris, Larousse, 1969) ; M. Laugaa, Le Récit de liste, Etudes françaises 14, 1-2 (Montréal, avril 1978) ; J. Batany, Paradigmes lexicaux et structures littéraires au Moyen Age, Revue d'Histoire littéraire de la France (Paris, A. Colin, sept.-déc. 1970). P. Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif (ouyr. cit.) ; L. Dallenbach, Le Re'cit spe'culaire (Paris, Seuil, 1977).

14. A.-J. Greimas, Introduction à Essais de sémiotique poétique, ouvr. cit., p. 12.

15. Voir A.-J. Greimas, ibid., ouvr. cit., p. 18 : « Concilier les deux approches, lire un texte poétique à la fois comme une taxie et comme un récit, comme un ensemble de symétries répercutées sur plusieurs niveaux et qui

La seconde raison, qui rend difficile une définition rigoureuse du concept de héros, c'est que cette notion a fortement pâti du discrédit de la notion plus générale de « personnage ». Le personnage, bête noire on le sait d'une certaine école de roman-ciers contemporains, qui a inauguré son « ère du soupçon » (N. Sarraute) par sa remise en cause systématique, « notion périmée» (A. Robbe-Grillet) ou «vivant sans entrailles» (Valéry), est devenu cet être de papier et cet effet de lecture que les diverses poétiques ou sémiotiques narratives modernes se sont également appliquées à déconstruire (déjà, dans La Poé-tique d'Aristote, l'action, primait le personnage)16. Ainsi, considéré par les différentes théories psychanalytiques textuel-les comme un carrefour projectionnel transnarcissique (lieu vide où se projette le narcissisme de l'auteur, celui de l'interprète, et celui du lecteur), le personnage se trouve également, dans une grammaire narrative comme celle qu'élabore par exemple A.-J. Greimas, dépossédé de sa stabilité et de son essence psychologique pour être reformulé, de manière spécifique, à toute une série de plans d'investissement sémantique (actant, rôle actantiel, rôle thématique, acteur), à une série de paliers intermédiaires entre une structure profonde et des structures de surface, ce qui tend à évacuer la notion de héros avec celle de personnage. Mais en « noyant » le concept de héros dans (avec) celui de personnage, ce sont bien toute une série de problèmes sémiotiques importants et spécifiques qui risquent de ne pas accéder à l'émergence théorique.

Cette évacuation ou mise entre parenthèses du problème du statut et de la définition du héros peut prendre deux formes particulières dans les diverses théories du texte : ou bien on ren-voie le problème à une sociologie de la réception, étant bien

ne seraient posés que pour servir de lieux de transformations, paraît constituer, à l'heure actuelle, les caractéristiques d'une stratégie de déchiffrement d'objets poétiques. » 16. Voir sur ce point F. Rastier, Un concept dans le discours des études littéraires, revue Littérature, n° 7 (Paris, Larousse, 1972) et P. Hamon : Pour un statut sémiologique du personnage, dans ouvr. collectif Poétique du récit (Paris, Seuil, 1977). Le cas limite (et cohérent) de traitement du problème est certainement opéré par l'essai : Logique du personnage de S. Alexandrescu (Paris, Marne, 1974).

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entendu que cette notion de héros est une variable historique-ment déterminée par des attentes elles-mêmes variables : tel groupe de lecteur, tel public, telle classe sociale donnée à un moment donné de son histoire se reconnaît (ou cesse de se reconnaître) dans tel ou tel type de personnage. Comme l'écrit Stendhal dans son Journal le 21 janvier 1805 : « L'héroïsme s'est perfectionné. L'Alceste de Fabre est bien plus grand, moralement parlant, que celui de Molière. » Dans ce carrefour d'absences, dans cette communication par essence différée qu'est la littérature, le « personnage régnant » (Taine) d'une époque risque malgré sa relative stabilité, de ne pas (ne plus) coïncider avec le « personnage régnant » d'une autre. Le concept de héros recouvre donc le problème de la variabilité de la réception d'un texte, les problèmes de malentendus, mau-vaises lectures, ou lectures divergentes d'une œuvre17.

Ou bien on renvoie le problème du héros à un simple (?) problème d'accentuation différentielle, à un simple problème d'« emphase » stylistique, donc à un problème et à un effet de sens lié à la mise en œuvre de la « surface » du texte, mise en œuvre considérée alors comme une variable individuelle et expressive par rapport à des niveaux d'organisation plus « pro-fonds », plus stables, plus fondamentaux. Ainsi, par rapport à une structure actantielle stable et non modifiée formant l'in-variant des phrases suivantes :

Pierre donne une pomme à Marie Marie reçoit une pomme de Pierre Une pomme a été donnée à Marie par Pierre

(soit : un destinateur, un destinataire, un objet), certains énon-cés pourraient, par des moyens tactiques (anteposition de l'ac-teur Marie mis en relief), quantitatifs (répétition du nom propre de l'acteur Marie), morphologiques et syntaxiques (tour présentatif, adverbes d'insistance, etc.), phonologiques (accent

17. Selon I. Lotman, la redistribution des lieux de projection du lecteur, valable pour tout personnage, modifie toute lecture d'une œuvre : « Dans le cas d'une différence entre le code culturel de l'auteur et du public, les fron-tières du personnage peuvent être de nouveau réparties » (La Structure du texte artistique, trad. franc., Paris, Gallimard, 1973, p. 360).

d'intensité portant sur l'acteur Marie mis en relief), construire tel acteur (ici : Marie) comme le « héros » de la séquence :

C'est à Marie, oui, certes, c'est à Marie en personne que Pierre a donné une pomme.

Ces procédés d'emphase peuvent sans doute, démultipliés ou transposés, fonctionner à l'échelle globale de tout un récit, de toute une œuvre.

Ce qui risque bien de se voir évacuer par les méthodologies, les choix de corpus, ou les points de vue que nous venons de recenser, c'est l'important problème des dominantes, locales et globales (un personnage, une fonction, une unité, un procédé, un pacte d'énonciation, un horizon d'attente, peut-être principal et régissant à un niveau local, pendant un chapitre, une strophe, un paragraphe, et sur un certain plan d'organisation du texte, et ne plus l'être à un autre moment, ou au niveau global du texte tout entier, et inversement), ce sont des problèmes de redondance architecturale interne (les « mises en abyme » par lesquelles un texte se reproduit à des niveaux différents d'organisation, les « mots-maquettes » ou « mots-mannequins » de Saussure), ce sont les problèmes à!échelle (en quoi un système scalaire se différencie-t-il d'un système d'oppositions binaires) de hiérarchie (qu'est-ce qu'une « hiérarchie d'isotopies »18, qu'un principal par rapport à un secondaire, qu'un positif par rapport à un négatif, qu'un fonctionnel par rapport à un nécessaire, qu'est-ce qu'un « détail » — le « détail inutile », bête noire de l'esthétique classique —, qu'un fragment, qu'est-ce qu'une « mesure » — et comment la mesurer19 — qu'un adjuvant par rapport à un sujet, etc.), ou les problèmes de polarisation (qu'est-ce qu'un focalisant pat rapport à un focalisé, qu'un personnage « central », etc.)20. Tous ces problèmes textuels ont sans doute, quelque part, une certaine unité fondamentale, celle de la question des rapports

18. A.-J. Greimas, Introduction à Essais de sémiotique poétique (ouvr. cit., p. 19).

19- Voir S. Lotringer, Mesure de la démesure, art. cit.20. Sur le concept de « Focalisation » et de « Mise en perspective » voir le Dic-

tionnaire Greimas (ouvr. cit.).

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du local au global. Lire, c'est non seulement « suivre » une information linéarisée, mais c'est également la hiérarchiser, c'est redistribuer des éléments disjoints et successifs sous forme d'échelles et de systèmes de valeurs à vocation unitaire et syncrétique, c'est reconstruire du global à partir du local. Ces opérations, sans doute, se construisent, se sollicitent, se propo-sent au lecteur à l'occasion et à partir de certaines structures ou appareils textuels particuliers inscrits dans l'œuvre elle-même. Ici une remarque : le problème n'est pas simplement (uni-quement) un problème de méthode d'analyse, ou un simple problème de métalangage à construire ou à mieux construire. Il ne s'agit pas tant de mettre en œuvre certains procédés de déconstruction-reconstruction tabulaire des textes, telle, par exemple, la fameuse lecture tabulaire que Cl. Lévi-Strauss a pratiquée sur le mythe d'GEdipe dans Anthropologie structu-rale, instrument et modèle de réécriture permettant de passer de la narration à la compréhension et d'accéder à la nature d'« outil logique » du mythe. Il s'agit de voir dans quelle mesure (variable selon écoles et textes) les textes eux-mêmes, narratifs ou non narratifs, construisent, manipulent, proposent au lecteur, incorporent à leur organisation — ou sabotent — certains dispositifs stylistiques destinés à signifier une échelle de valeurs (Tomachevski, en une heureuse formule, parle des « directives émotionnelles » que l'œuvre propose au lecteur pour hiérarchiser ses « valeurs » et désigner le héros)21, des rapports évaluatifs, une « mesure », des axiologies, des systèmes de dominantes locales ou globales, des ensembles de polarisations ou de focalisations, bref tout ce qui peut « mettre en perspec-tive », « mettre en échelle » ou « mettre en liste » (nous avons vu plus haut, dans un exemple de Stendhal, Lucien Leuwen s'interroger sur sa « place » dans une « liste » établie sous le « rapport » de la « valeur » humaine — nous soulignons), les unités, niveaux, fonctions, éléments, isotopies, etc., d'un même texte ou de plusieurs textes en rapport d'intertextualité. Ce qui est à élaborer, c'est une « poétique de l'échelle », ou des hiérarchies textuelles.

21. « Thématique », ouvr. cit., p. 296.

R. Jakobson a sans doute été l'un des théoriciens les plus sen-sibles aux questions posées par l'organisation hiérarchique (hié-rarchisée) des énoncés, et notamment au concept de « domi-nante » : « Le concept de dominante fut [...] l'un des concepts les plus fondamentaux, les plus élaborés, et les plus productifs de la théorie formaliste russe. La dominante peut se définir comme l'élément focal d'une œuvre d'art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments »22. A rapprocher de Lukacs : « Toute œuvre d'art dont la composition est vraiment serrée contient une [...] hiérarchie. L'écrivain confère à ses personnages un « rang » déterminé, dans la mesure où il en fait des personnages principaux ou des figures épisodiques. Et cette nécessité formelle est si forte que le lecteur cherche ins-tinctivement cette hiérarchie, même dans les œuvres dont la composition est relâchée, et qu'il demeure insatisfait quand, en comparaison des autres et de l'action, la figuration du per-sonnage principal ne correspond pas au « rang » qui serait conforme à sa place dans la composition. Ce rang de person-nage principal est engendré essentiellement par le degré de conscience qu'il a de son destin »23. Et on trouverait, chez de très nombreux romanciers, une réflexion et une terminologie souvent voisines de celles de Jakobson ou Lukacs ; ainsi chez Flaubert, s'interrogeant sur le peu de succès de L'Education sentimentale, et écrivant en 1879 à Mme Roger des Genettes : « Il y manque : la fausseté de la perspective. A force d'avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d'art doit

22. La dominante, texte traduit dans Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 145. R. Jakobson est revenu à plusieurs reprises sur cette définition de l'œuvre comme hiérarchie de niveaux, d'éléments, et surtout de fonctions (par exemple dans Essais de linguistique générale (Paris, Ed. de Minuit, 1966, p. 214), hiérarchie flottante qui se redistribue dans l'œuvre, mais aussi entre les œuvres. A rapprocher de I. Lotman : « Un système artistique est construit comme une hiérarchie de rapports » (La Structure du texte artistique, ouvr. cit., p. 366), « comme une suite de dominantes structu-relles de divers niveaux » (ibid., p. 383). I. Lotman est sans doute l'un des théoriciens contemporains qui, avec Jakobson, ont été le plus attentif aux problèmes de « l'orientation de l'espace artistique » (ibid., p. 381).

23. G. Lukacs, Problèmes du réalisme, trad. franc., Paris, L'Arche, 1975, p. 90. Nous avons déjà rencontré le terme de « rang » sous la plume de Zola réfléchissant, dans Les Romanciers naturalistes, sur ce problème du héros.

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avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule »24. Cette notion de « dominante », ou de « rang », de « point focal »25, permet en effet de penser non seulement certains problèmes de hié-rarchie purement formels (telle matrice rythmique globale, par exemple, régit un certain nombre de cellules rythmiques locales ; telle matrice analogique régit les différentes métaphores d'un système descriptif ou d'une métaphore filée, etc.), mais aussi certains problèmes de hiérarchie sémantique (tel personnage, ou telle fonction, ou telle contrainte, « domine » tel système de personnages ou de fonctions), comme certains problèmes de hiérarchies axiologiques-idéologiques (tel système de valeurs domine tel autre parmi l'ensemble des systèmes de valeurs exploités et mis en scène dans le texte). Ces problèmes et questions ne sont donc, en rien, d'ordre strictement textuel, et sont certainement communs à l'ensemble des objets sémio-tiques en général (tableau, film, architecture, rituels, etc.). Ainsi le « héros » (d'un roman) pourrait être considéré, toutes proportions gardées, comme l'équivalent, en régime textuel lisi-ble et figuratif, du « point de fuite » qui organise la « pyramide » (pour reprendre le terme de Flaubert)26, et par là la

24. G. Bolleme, G. Flaubert, Extraits de la Correspondance, ou Préface à la vie d'écrivain, Paris, Seuil, 1963, p. 288. Souligné par Flaubert. Les pro-blèmes de « l'échelle », des rapports entre global et local, de la « mesure », sont également au centre de la réflexion de certains théoriciens contem-porains traitant de l'Architecture. Voir notamment P. Boudon, P. Des-hayes, C. Nedelec, Intégrations et architecture, Paris, AREA, 1977, p. 96 à 100.

25. Voir également Chklovski : « Le héros joue le rôle de la croix sur une pho-tographie ou du copeau sur une eau courante. Il simplifie le mécanisme de concentration de l'attention », Sur la théorie de la prose, trad. franc., Paris, L'Age d'Homme, 1973, p. 298. Sur la focalisation, et les nombreux débats autour de ce concept qui gagnerait sans doute à être encore clarifié, voir G. Genette, Figures III (Paris, Seuil, 1972, p. 206 et suiv.) et M. Bal, Narratologie, les instances du récit (Paris, Klincksieck, 1977, p. 19 et suiv.).

26. Sur la perspective classique comme « pyramide visuelle coupée par un plan », voir E. Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, trad. franc., Paris, Ed. de Minuit, 1975, passim. Selon Panofsky, la perspective permet de construire l'œuvre selon un seul et même principe unitaire de cohésion, de construire un espace « systématique » et non « agrégatif » à celle-ci. Au cœur de la réflexion de Panofsky sur la perspective, et une fois admises la relativité et la diversité des systèmes de représentation, ce sont

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lisibilité du tableau illusionniste et scénographique à partir de la Renaissance : une sorte de lieu d'embrayage complexe, à la fois lieu-point de convergences des lignes d'organisation du texte, lieu de projection et de polarisation de l'œil (unique) d'un lecteur-spectateur occupant (« mis en demeure » d'occuper) du même coup la place de l'auteur, et lieu-opérateur et discriminateur global des espaces, intervalles et « valeurs » des objets ou personnages représentés dans l'œuvre. Si la perspec-tive classique est le système régissant ces trois facteurs (un fac-teur linéaire, un principe projectionnel et postural, un système de valeurs), il serait effectivement intéressant de vérifier si ces principes et facteurs peuvent se retrouver, autrement que sur le mode métaphorique, dans le domaine textuel27. Et si l'idéologie est bien, par certains aspects, une sorte de « mise en place » (ou de « mise en demeure » du sujet comme sujet mais aussi comme corps), une poétique de l'idéologie (en texte) peut, sous certains aspects, alors, se confondre avec une poétique des lignes de mire et des agencements topologiques

bien derrière les problèmes de l'illusionisme, les notions de hiérarchie, d'unité, de cohérence qui sont au centre de ses remarques sur la perspective, forme tendant à « la cohésion d'un monde parfaitement unifié, c'est-à-dire d'un monde à l'intérieur duquel les corps et les intervalles d'espace libre qui les séparent seraient seulement les différenciations ou les modifications d'un continuum d'ordre supérieur » (p. 79, souligné par nous). La « nécessité » (Lukacs, Flaubert) d'organiser l'œuvre selon certains principes hiérarchisants à fonction unitaire variera donc, on peut le prévoir, selon les diverses écoles littéraires, ce qui n'empêche pas que l'analyse doive décrire les moyens de cette mise en hiérarchie. I. Lotman décrit (La Structure du texte artistique, ouvr. cit.) la double fonction du héros : Si « le point de vue intervient comme orientation de l'espace artistique » (p. 381), « la succession des ruptures sémantico-stylistiques crée un point de vue non focalisé mais dispersé, multiple (...) ; ainsi est créée la structure « polyphonique » complexe des points de vue qui constitue la base de la narration artistique contemporaine » (p. 379 et 382). Le terme de « polypho-nique » fait ici clairement allusion aux travaux de M. Bakhtine. 27. Il est intéressant de voir Marx, parlant de l'idéologie comme « inversion » des rapports du réel, prendre l'exemple de la caméra obscura, métaphore privilégiée du discours optique sur la perspective. De même, dans le Thème des trois coffrets, Freud présente le scénario littéraire comme « le remplacement, engendré par le désir, d'une chose par son contraire », comme un « renversement », une « situation retournée » (Essais de psychanalyse appliquée, 1973, p. 100 et suiv.), ce qui est une continuation de la métaphore du miroir.

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(topiques, « mansions », « figures » et « pyramides » hiérarchi-santes). Et il est significatif de voir M. Serres accompagner l'analyse de certains tableaux classiques (Vermeer, Poussin) organisés selon le principe perspectif d'une réflexion sur le « point », et y associer une définition « ponctuelle » de l'idéo-logie : « Ce qu'on nomme idéologie n'est jamais qu'un discours qui dessine une place où se place celui qui tient à tenir ce discours »28.

Signalons tout de suite deux manières possibles de reprendre cette problématique du héros, de redonner peut-être à ce concept une certaine pertinence. La première consisterait à considérer le héros non pas tant comme un personnage de l'œu-vre, mais comme un « point » de l'œuvre, comme un lieu, un lieu textuel que circonscrirait et définirait, d'emblée et a priori, le genre du texte — en définissant le genre non pas tant comme un stock de motifs ou de registres stylistiques obligatoires, comme dans la tradition rhétorique, mais à la fois comme un pacte de communication plus ou moins implicite et comme un cahier des charges formant contrat et contrainte. Ainsi la créa-tion, chez un Zola, d'une « série » romanesque familiale et héréditaire (Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire) implique-t-elle sans doute la construction d'un réseau (l'arbre généalogique) proposant lui-même des « nœuds » et des « embranchements » privilégiés à l'attention du lecteur, mais implique surtout l'existence et la mise en relief d'un « point focal » ou « nodal » privilégié de l'œuvre, qui serait défini par la mise en conjonction de personnages définis par des « écarts » maximum et par le croisement d'un axe chronologique et d'un axe synchronique (le plus ancien Rougon-Macquart sur l'arbre généalogique avec le plus jeune des Rougon-Macquart, d'une part ; un personnage historique non Rougon ni Macquart avec un personnage non historique ni Rougon ni Macquart d'autre part) :

28. Michel Serres, Hermès 111, la traduction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 202. Le problème du structuralisme est certainement d'arriver à penser, en même temps que le concept à,'opposition, les concepts scalaires de degrés (cf. les « excès » et « défauts » lévi-straussiens), et le concept de « point ».

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Le point focal, le foyer de l'œuvre serait alors le moment ou le lieu (lieu qui peut se matérialiser sous la forme d'un espace concret, d'une maison, d'un salon, d'un « foyer », etc.) où entrent en conjonction les quatre personnages formant ainsi système. Chaque genre imposerait donc ainsi, peut-être, son ou ses « point(s)-héros » propre(s) et particulier(s), dont l'analyse pourrait ensuite étudier la distribution, la fonction, la construction (œuvres à foyer unique, à foyers multiples — espaces ellipsoïdaux —, à foyer stable, à foyer variable, défocalisées, etc.)29.

La deuxième voie consisterait à jeter les bases de ce que j'ai appelé plus haut une « poétique de l'échelle », ou « poétique du hiérarchique », que l'on pourrait reformuler plus précisément comme « poétique du normatif ». Il s'agirait en effet d'étudier, dans un texte, la distribution, la fonction et le fonctionnement des multiples appareils évaluatifs qui s'y inscrivent, tous les endroits où le texte se réfère implicitement ou explicitement à une norme, à une mesure, c'est-à-dire les endroits où il compare un personnage à un autre personnage (« Elle entrevit d'énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme presque supérieur » — pour reprendre l'exemple de Balzac déjà cité), un état à un état, un programme à un programme, une chose à une autre. Dans tous

29. Voir Gide (Préface d'Isabelle) rêvant de romans « déconcentrés » (et déconcertants).

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les cas, cette comparaison est en réalité, comme nous l'avons noté, non une mise en relation de « choses » ou d' « unités » simples, mais une comparaison entre des relations, entre des rapports, d'une part relation — implicite ou explicite — entre un actant sujet et un actant objet, formant modèle (norme) et ayant une valeur positive, formant étalon, et d'autre part une relation évaluée (à évaluer). Dans l'exemple de Lucien Leuwen déjà cité (voir n. 12), les termes de « valeur », de « rapport », de « place » sont donc importants. Les lieux textuels privilégiés où ces évaluations tendront à se concentrer seront alors (nous en avons déjà fait l'hypothèse au chapitre 1), soit des « nœuds » syncrétiques importants comme le performatif, le corps, l' objet sémiotique, soit, si le texte déconstruit ces nœuds en plusieurs médiations différenciées, les lieux de savoir-dire des per-sonnages (les endroits du récit où le personnage ouvrira la bou-che, entrera en relation avec un autre personnage par la média-tisation du langage, c'est-à-dire utilisera un moyen relevant de règles, grammaticales ou stylistiques), les lieux de savoir-faire des personnages (c'est-à-dire les endroits du récit où le person-nage se servira de son corps, entrera en relation avec le monde par la médiatisation d'outils, c'est-à-dire utilisera des moyens régis par des règles technologiques), les lieux de savoir-jouir des personnages (les endroits du récit où le personnage entrera en relation avec le monde par la médiatisation de ses sens, c'est-à-dire utilisera des moyens régis par les règles du plaisir et du déplaisir), les lieux de savoir-vivre du personnage (les endroits du récit où le personnage entrera en relation avec les autres per-sonnages, c'est-à-dire se soumettra à la médiatisation de lois, de rituels, de codes sociaux divers). Les notions de sujet, de relation, de médiatisation, de règle, et de valeur composent donc nécessairement ces « foyers normatifs » qui vont entrer dans la définition de chaque personnage, chaque personnage s'intégrant finalement à une sorte de « liste » (toujours Sten-dhal, à propos de Lucien Leuwen), de hiérarchie globale, se définissant par le nombre, la complémentarité, et la surdéter-mination de ces quatre systèmes (le savoir-dire, le savoir-faire, le savoir-jouir et le savoir-vivre — il y en a peut-être d'autres). Nous y reviendrons au chapitre 3.

Une réflexion sur les problèmes de la « perspective », de la « valeur », de la « hiérarchie » des systèmes narratifs existe sans doute au sein de n'importe quelle école littéraire. Le moment postromantique, au xix e siècle, et notamment le moment glo-balement « réaliste », est peut-être, du point de vue de cette question, particulièrement intéressant à étudier, dans la mesure où il semble se poser, et avec une certaine acuité, cette question : « Quel type de « héros » faut-il mettre en scène dans une œuvre qui ne se veut inféodée qu'au seul « rendu » de la réa-lité ? » Comme tous les projets littéraires, le projet réaliste peut sans doute se laisser caractériser par certains traits, présuppo-sés, ou postures énonciatives particuliers, présupposés d'ordre théorique (minimum d'intervention d'un narrateur, par exem-ple), linguistique (la conception — étayée sur une certaine « méfiance » à l'égard du langage — d'une langue « transparente » laissant « voir » les « documents » humains, aussi peu opaque et chargée rhétoriquement que possible), stylistique (la mise en scène du « détail », du « petit fait vrai » destiné à provoquer « l'effet de réel » ; l'exploitation des schèmes descriptifs), philosophique (la croyance en certains états avancés du savoir contemporain), pédagogique (être « lisible », expliquer le caché, démonter les rouages de la société, peindre le « dessus et le dessous » — Flaubert) et moral (la croyance que la vie n'est ni bonne ni mauvaise)30. Ce faisceau de présupposés qui composent la posture réaliste (avec des variantes, bien sûr, et des variations historiques) et constituent donc à la fois un cer-tain « pacte » d'énonciation et son « cahier des charges » contraignant, n'est sans doute pas exempt de contradictions. Ainsi le procédé qui consiste à expliciter, comme le font par exemple — et différemment — Stendhal et Balzac, en inter-venant directement dans le texte, par un commentaire appuyé

30. Sur le réalisme voir, outre le livre classique d'Auerbach, Mimesis, le volume Littérature et réalité (R. Barthes, L. Bersani, P. Hamon, M. Riffaterre, I. Watt), Paris, Seuil, 1982.

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et diverses intrusions évaluatives d'auteur, soit une hiérarchie de principaux et secondaires, soit le système des valeurs « positives » définissant un « héros », est sans doute en contradiction avec le « non-interventionnisme » de l'« observateur » rigoureux et objectif. Le procédé qui consiste à surqualifier le héros pour bien le désigner à l'attention du lecteur peut être en contra-diction avec la volonté de le situer dans la « moyenne » et dans l'exemplarité de la vie quotidienne et de faire des personnages des « hommes sans qualités » particulières. Il en va de même pour les procédés qui consistent à donner à un héros une « surfonctionnalité » narrative, à en faire le tenant et l'abou-tissement de toutes les crises et transformations déterminées du récit. Si, globalement, la définition et la conception de la langue — donc de l'œuvre — comme « maison de verre », comme « magasin » transparent pour le parcours exhaustif et didactique des « documents humains » (ces expressions se rencontrent aussi bien sous la plume des Goncourt que sous celle de Taine ou de Zola) s'accommode parfaitement de ce surcroît de lisibilité qu'apporte toute « perspective » fortement centrée en permanence sur un personnage « principal » et privilégié, en revanche elle s'accommode peut-être moins d'une conception de la « vie » comme platitude amorphe, comme mixte fluent et non orienté de bon et de mauvais, de hauts et de bas successifs, de vie et de mort, de crises et de rémissions, de positif et de négatif. Si le « magasin » ne se conçoit qu'organisé, étiqueté et hiérarchisé, le fantasme de toute l'école réaliste-naturaliste, le rêve d'écrire un « livre sur rien », a-moral, « plat », semble bien aller contre toute organisation et hiérarchisation trop marquée du personnel romanesque. Ces contradictions peuvent être perceptibles au niveau stylistique même du texte. Si un moyen d'accentuer grammaticalement la position privilégiée du personnage principal est, par exemple, de le mettre systématiquement, à l'échelle de la phrase et du paragraphe, en position de sujet grammatical des verbes de mouvement (il partit, il entra, il revint...), de sensation (il se souvint que, sentit que, eut l'impression que...), de perception (il s'aperçut que, vit que, remarqua...), etc., cela est en contradiction avec certaines tendances de l'écriture artiste et

impressionniste ; en effet, c'est là une constante stylistique de l'époque, ces actions tendent à être souvent confisquées au profit de renonciation d'un auteur, et très souvent, au lieu d'ouvrir des transformations narratives, ne sont que de pseudoactions, n'ouvrent en fait que des descriptions qui ventilent le fichier de l'auteur (tranches de « visions », de « parole », de « travail »). D'autre part, en liaison logique avec cela, certains autres traits d'écriture artiste-impressionniste suppriment une source personnalisée des verbes de sensation (« X voyait » devenant : « on pouvait voir », ou : « Tel spectacle se laissait voir »), ou brouillent systématiquement (par l'emploi du style semi-direct par exemple) l'origine effective de l'action, de la sensation ou de la parole d'un personnage. D'où, à l'évidence, une certaine « crise du héros » au milieu du xrx< siècle, une méfiance ou « soupçon » à l'égard de toute composition un peu trop « pyramidale » (Flaubert), un peu trop centrée sur un seul et même foyer, de quelque nature qu'il soit. Valéry, dans son Rapport sur les prix de vertu, date de Beyle et de Mérimée le début d'une certaine « défiance » à l'égard des « simulations » de la vertu. Stendhal écrit dans ses Souvenirs d'égotisme : « Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde. » Cette méfiance passe par deux procédés principaux, qui consistent, l'un à multiplier les « centres » ou « foyers » du texte, l'autre à maintenir un foyer principal, mais à en rendre l'interprétation problématique par divers procédés de neutra-lisation évaluative.

V. Hugo, dans la Préface de Cromwell, se proposait à la fois de multiplier les centres d'intérêt, et de problématiser le per-sonnage de Cromwell, « être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de bien, plein de génie et de petitesse [...] l'homme Protée, en un mot le Cromwell double, homo et vir ». Et Les Misérables témoignent également, dès leur titre pluriel, d'une tentative intéressante de partager les « foyers » d'intérêt du texte (Cosette, Marius, Jean Valjean, les Thénardier...). Les Gon-court, dans Manette Salomon, roman où le personnage indiqué en titre apparaît seulement au chapitre 48, s'efforcent également de partager le « point focal » du roman entre Coriolis,

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Anatole et Manette. L'utilisation de schèmes topographiques diversifiés et « articulés » (une action qui se passe en même temps à plusieurs étages d'un immeuble — Pot-Bouille —, sur plusieurs fronts d'un champ de bataille — La Débâcle —, ou sur plusieurs points d'un réseau ferroviaire — La Bête humaine, etc.) tend à favoriser cette plurifocalisation. Stendhal, on le sait, aime à distribuer ses intrigues sur divers lieux différenciés (Nancy, Paris, la province des campagnes électorales dans Lucien Leuwen ; Verrières, Besançon, Paris dans Le Rouge et le Noir etc.). Quelqu'un comme Stendhal est d'ailleurs, cer-tainement, très sensible à ces problèmes. Le 8 novembre 1834, il écrit à son amie Mme Gaulthier, qui lui avait fourni, en lui demandant de lire l'un de ses manuscrits, l'idée de son futur Lucien Leuwen : « Ne faites point vos personnages trop riches, et faites faire quelque petite gaucherie à votre héros, parce qu'enfin, nous autres héros, nous faisons des gaucheries. Nous courons ; un plat homme marche à grand peine, et encore avec une canne ; c'est pour cela qu'il ne tombe pas. » Et dans le roman lui-même (où Lucien tombe si souvent de cheval), nous voyons Stendhal systématiquement mettre en scène des « indi-vidus hétéroclites » comme Du Poirier, ou comme Lucien lui-même : « Notre héros, en cela fort différent des héros de romans de bon goût, n'est point absolument parfait, il n'est pas même parfait tout simplement » (chap. 45)31. Certes, cette volonté de nuancer ou de problématiser le personnage principal d'une œuvre n'est pas nouvelle. Nous avons déjà vu le discours classique (Batteux, Boileau...) insister sur la nécessité de ne pas mettre en scène des héros trop monolithiques, au nom de principes à la fois projectionnels et de « plaisir » (1' « intérêt »), et de principes esthétiques (l'hétérogène crée un « effet de réel », un « effet de naturel »). Boileau, sur ce point, pourrait n'être pas très éloigné des romanciers du milieu du XIX' siècle.

31. Lucien Leuwen est, très certainement, un des premiers romans « modernes » du point de vue d'une certaine construction ambiguë de la « valeur » des personnages. D'où les réticences fréquentes de la critique devant les « défauts » stendhaliens. Voir notamment G. Durand : Stendhal ou l'hé-roïsme à l'envers, Stendhal-Club, n° 3.

Des héros de romans fuyez les petitesses :Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.Achille déplairait moins bouillant et moins prompt :J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.A ces petits défauts marqués dans sa peinture,L'esprit avec plaisir reconnaît la Nature.

Art poétique, v. 103 et suiv.

« Pas de monstres, et pas de héros ! » écrit Flaubert le 31 décembre 1875 à George Sand, et il revient souvent, dans sa correspondance avec elle, sur ce problème de la difficile compatibilité entre la « lisibilité » de l'œuvre (qui demande une certaine hiérarchisation et « orientation » de ses composants) et la volonté (artistique, philosophique) de rendre compte d'un réel a-moral et divers en lui-même32. Et quant aux réflexions de Flaubert que nous avons déjà rapportées (le problème du « point sur la boule », le problème de la « pyramide ») elles seraient à rapprocher de la « disparition élocu-toire » du poète prônée par Mallarmé, et de la volonté d'un Verlaine, vers 1874, d'écrire des poèmes-paysages objectifs d'où l'homme serait banni, comme sujet descripteur et comme sujet décrit.

Le problème, c'est que le terme même de héros peut, dans le discours classique comme dans le discours postromantique d'un Stendhal ou d'un Flaubert sur la littérature, prendre des acceptions très diverses, où l'on hésite toujours entre l'accep-tation « générique », du terme (le « héros » est héros de tra-gédie ou à'épopée) et l'acception structurelle (le héros est le

32. Ecrivant à Flaubert, G. Sand note (12 janvier 1876) : « Cacher sa propre opinion sur les personnages [...], laisser par conséquent le lecteur incertain sur l'opinion qu'il doit en avoir, c'est vouloir n'être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte ; car, s'il veut entendre l'histoire que vous lui racontez, c'est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort et celui-là un faible ». Analysant les griefs de la critique contre L'Education sentimentale, Zola relève le fait que le roman selon ses détrac-teurs, manque « d'histoire », et, en second lieu, le fait que les « person-nages avortent tous, ils passent tous sous le même niveau de médiocrité, pas un qui ne soit un « héros », qui force la destinée par des actions d'éclat » (Œuvres complètes. Cercle du Livre précieux, 15 vol., 1966-1970, t. XIII, p. 607. Ci-après, nous citerons les textes de Zola de cette édition par l'abréviation CLP, suivi du numéro du tome).

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personnage « principal » par rapport à des « secondaires »). Ces deux acceptions définiront donc, on peut le prévoir, les deux modes principaux de contestation du héros, un mode que l'on pourrait appeler intertextuel, et qui tendra naturellement à la parodie (puisque le terme renvoie à un sens « générique », puisqu'il évoque irrésistiblement quelques grands genres comme l'épopée ou la tragédie, on en « cassera » le rendement par une référence à des genres, des styles, des sujets les plus éloignés possible de la tragédie ou de l'épopée), et un mode que l'on pourrait appeler intratextuel (puisque le « héros » tend à la « différence » radicale par rapport au reste du personnel de l'œuvre, on neutralisera ces différences par un jeu subtil d'ana-logies ou de ressemblances avec ce même personnel).

Ce qui s'oppose ici ce n'est pas tant, bien sûr, chez Boileau comme chez Stendhal ou Flaubert, une conception de l'Art et une Réalité (brute, dégagée de l'art) que deux conceptions, toutes deux culturelles et culturalisées, l'une de l'art, l'autre de la réalité. Si l'œuvre d'art doit être « construite », dit Flaubert, la vie, elle, est « plate », indifférenciée. Pour Flaubert, cette contradiction semble faire problème.

Avec quelqu'un comme Zola, qui possède moins que Flau-bert cette mystique et cette conscience douloureuse de l'œuvre d'art et de son divorce avec la réalité, il semble que l'on franchisse un pas dans la mise en phase des deux conceptions : comme la vie, le texte (naturaliste) tendra à être « mis à plat », « neutralisé », et son héros « banalisé », déqualifié comme « héraut » de valeurs éternelles ou atemporelles.

La préface à la seconde édition de Thérèse Raquin revient notamment sur le fait que ce roman était « l'étude d'un cas trop exceptionnel ; le drame de la vie moderne est plus souple, moins enfermé dans l'horreur ». Il aurait fallu mettre de tels cas « au second plan de l'œuvre », et donner moins « de tension et d'âpreté » à l'ensemble ; et les notes préparatoires que Zola rédige pour lui-même en vue des Rougon-Macquart, vers 1868-1869, reprennent cette autocritique : « Ma Thérèse et ma Madeleine sont exceptionnelles »33 et posent le

33. Dans Notes générales sur la nature de l'œuvre, cité par H. Mitterand, Les Rougon-Macquart, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1960-1967, V,

problème des difficiles rapports entre la « généralité » et 1' « exceptionnalité » du personnage littéraire.

Par la suite, et souvent, nous voyons sous la plume de Zola le terme même de héros se charger d'un contenu péjoratif. Déjà, en 1866, dans Deux Définitions du roman, Zola écrivait : « Le premier homme qui passe est un héros suffisant »34, ce qui était une manière de désacraliser la notion, et par là de se situer dans une histoire littéraire. Il avait, avec le Lazare de La Joie de vivre, essayé de construire une sorte de Cromwell moderne, un personnage composé de traits contradictoires, cyclothymique et diversifié35. En 1892, en réponse à un

p. 1743. (Ci-après, nous citerons le texte des Rougon-Macquart, auquel nous emprunterons de nombreuses références, par une simple indication de tome, en chiffres romains.) Même critique (« Le type devient excep-tionnel ») pour la Germinie des Goncourt (ibid.). Ces quelques pages de notes tournent quasi entièrement sur le problème des personnages « exceptionnels ».

34. CLP, X, p. 281.35. Le schopenhauérisme, très influent dans les milieux d'écrivains en France

entre 1875 et 1890, a pu influencer la mise en scène de tels personnages. Le Lazare de la Joie de vivre, dont le texte signale souvent « l'émiettement » de la personnalité, et que Zola a composé délibérément « à partir » de Schopenhauer, est ainsi préparé dans l'Ebauche du roman : « Une création particulière, tourmentée, déséquilibrée (la vraie vie). Ainsi il serait irritable et bon, lâche et courageux, chaste et lubrique, aimant sa femme et la trahissant [...] l'homme ondoyant et divers en un mot [...] Faire de lui l' homme et non le héros [...], le moi moderne actuel » (souligné par Zola. On remarquera le rejet explicite du terme de héros, ainsi que la référence implicite à Montaigne, que les naturalistes du XIXe siècle se plaisaient souvent à invoquer comme leur grand précurseur). Voir, en écho, telle phrase de J. Renard (Journal, 1892, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1965, p. 118) : « Nos anciens » voyaient le caractère, le type continu... Nous, nous voyons le type discontinu, avec ses accalmies et ses crises, ses instants de bonté et ses instants de méchanceté. » Rappelons ici que le premier roman de la série des Rougon-Macquart s'ouvre sur un lieu (L'Aire-Saint-Mittte, ancien cimetière aux tombes « émiettées ») et sur un nom d'héroïne (Miette, « diminutif » de Marie), qui pourrait fonctionner comme le symbole (sémantique et, notons-le dans le cas de cet exemple de Zola, anagrammatique) d'une conception « émiettée » du personnage de roman. Citons ici encore la Préface de Cromwell, où Hugo essaie de rendre compa-tible un personnage déconcertant (Cromwell l'homme Protée) et un système « concentré », une œuvre « où les parties gravitent sans cesse vers l'action centrale et se groupent autour d'elle », une œuvre « sans diffusion », « un sujet concentré plutôt qu'un sujet éparpillé » : « Il faut qu'à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial, même doit avoir un accent. »

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questionnaire de la Revue illustrée où on lui demandait quels étaient ses « héros favoris dans la fiction », Zola répondait : « Ceux et celles qui ne sont pas des héros »36. Auparavant, il avait développé ces formules dans ses Romanciers naturalistes : « Fatalement le romancier [naturaliste] tue les héros, s'il n'accepte que le train ordinaire de l'existence commune. Par héros, j'entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses. Quand on se soucie peu de la logique, du rapport des choses entre elles, des proportions précises de tou-tes les parties d'une œuvre, on se trouve bientôt emporté à vou-loir faire preuve de force, à donner tout son sang et tous ses muscles au personnage pour lequel on éprouve des tendresses particulières [...] Au contraire les bonhommes se rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu'on éprouve la seule préoccupation d'écrire une œuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d'une aventure quelconque [...] On a voulu la médiocrité courante de la vie, et il faut y rester. La beauté de l'œuvre n'est plus dans le grandissement d'un personnage, [...] elle est dans la vérité indiscutable du document humain, dans la réalité absolue des peintures où tous les détails occupent leur place, et rien que cette place. Ce qui tiraille presque toujours les romans de Balzac, c'est le grossissement de ses héros ; il ne croit jamais les faire assez gigantesques ; ses poings puissants de créateur ne savent forger que des géants. Dans la formule naturaliste, cette exubérance de l'artiste, ce caprice de composition promenant un personnage d'une grandeur hors-nature au milieu de personnages nains, se trouve forcément condamné.

36. Cité par H. Mitterand et J. Vidal dans VAlbum Zola, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1963, p. 265. Même réponse pour une question sur les « héroïnes ». A la question de savoir quels étaient ses héros et héroïnes favoris « dans la vie réelle », Zola répondit : « Ceux qui gagnent leur pain ». Le débat sur l'héroïsme de la vie moderne est, on le sait, au cœur également de la réflexion esthétique d'un Baudelaire (« De l'héroïsme de la vie moderne », Salon de 1846, chap. XVIII). Dans ce texte, Baude-laire cite avec éloges Balzac, et écrit : « Notre époque n'est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes [...] Il y a des sujets privés qui sont [...] héroïques [...} La Gazette des Tribunaux et Le Moniteur nous prouvent que nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme. »

Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares où l'on ait vraiment à mettre en scène un homme supérieur »37.

Ce texte nous paraît intéressant pour illustrer les problèmes qui nous préoccupent ici. On comprend certes que Brunetière (et d'autres), lisant de tels textes sur 1' « égalisation » du per-sonnel romanesque, aient pu y distinguer l'influence détestable et pernicieuse des idées démocratiques en littérature. Pour quelqu'un comme Zola, la question est à la fois A!échelle (les « secondaires » ne doivent pas être trop éloignés des « principaux ») et de vérité (la vie est faite de moyennes et d'alternatives, non de dissymétries fixes) ; le type de héros que prône Zola sera à l'intersection de rapports flottants, et non être « à part », séparé et autonome, marginalisé dans une essence stable, dans une intensité, ou dans une permanence. C'est surtout le « grandissement », le « grossissement » que Zola critique ici, le « relief », ou « effet de présence » d'un personnage par rapport à d'autres. Selon Zola, ce qui fait qu'un personnage a l'air, aux yeux d'un lecteur, « exceptionnel », ou excessivement « grossi » par rapport à d'autres qui prennent alors rang de « secondaires », c'est d'une part qu'il est le support, en tant qu'agent ou que patient, de situations ou d'actions paroxystiques à enjeu important et à sanctions importantes (la crise ; le meurtre ; le conflit ; la vie ou la mort ; l'échec ou la réussite sociale ou amoureuse, etc.), actions souvent soulignées, de surcroît, émotivement (joie, angoisse, peine, scène « dramatique », etc.). C'est la « tension », qu'il trouvait déjà excessive dans Thérèse Raquin, à laquelle il voulait substituer un régime de « souplesse ». Le personnage-héros tend en effet, dans le texte « non naturaliste », à s'identifier peut-être trop automatiquement comme participant aux multiples « crises » de l'œuvre, à ses moments forts, celles et ceux qui le « révèlent », dont il est l'agent et/ou le patient, qui amènent une transformation déterminante de l'intrigue, cela en accord avec une certaine conception de l'existence humaine qui fait traditionnellement du héros un personnage plus « régissant » que « régi », plus

37. CI.P, XI, p. 98.

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autonome, plus libre, plus sujet qu'objet, support d'un projet permanent plutôt qu' « émietté » en un discontinu actan-tiel. La crise, dans le roman « réaliste », nous pouvons le prévoir, sera donc l'objet d'un traitement tout à fait spécifique, les techniques du transfert (la crise spectaculaire sera assumée par un personnage tout à fait secondaire et marginal) ou de X ellipse (chez Stendhal en particulier) tendant systématiquement à déshiérarchiser le système des personnages. D'autre part, ce qui peut contribuer certainement, selon un Zola, à hiérarchiser à outrance le système des personnages, c'est une trop grande importance donnée à l'analyse statique interne, à l'exposé des sentiments et motivations psychologiques d'un personnage pri-vilégié par rapport aux autres. Et sur ce point, c'est Stendhal, psychologue « par excès », qui suscite les critiques de Zola, comme il critiquait principalement Balzac sur le plan des excès du « drame ».

Pour Zola comme pour beaucoup de romanciers « réalistes », psychologie et intrigue ne sont donc que les deux formes symé-triques de la fantaisie et de l'arbitraire dans la composition du personnage et dans l'accentuation différentielle d'un système de personnages, dans sa « mise sous tension » : « nous sommes dans l'extraordinaire aussi bien avec Stendhal psychologue qu'avec Alexandre Dumas conteur »38. Une déqualification et une « banalisation » du héros passent donc, à la fois, par une déqualification de son être et de son faire, de ce qu'il est et de ce qu'il fait, donc par une certaine dévalorisation et dédra-matisation de son action, deux mouvements qui vont de pair avec une polyfocalisation générale du système des personnages (plutôt qu'une défocalisation qui serait la neutralisation totale, sans doute irréalisable, d'un système de personnages). Le tout, bien sûr, subordonné au fait que le commentaire évaluatif celui qui tranche, intervient et distingue entre « personnages positifs » et « personnages négatifs », se fasse nous le verrons plus loin en examinant ses modes d'affleurement sur le savoir-dire, savoir-faire, savoir-voir et savoir-vivre des personnages, aussi peu « orienté » que possible.

38. CLP, XI, p. 84.

La « banalisation » de l'intrigue, succession d'événements différenciés et différenciants, à la fois donc support, créateur, et créature du héros, semble être l'une des revendications théo-riques les plus communément partagées par les romanciers post-romantiques. Cela passe d'abord par une pratique désinvolte à l'égard du choix même de l'armature narrative : Stendhal choisit ses intrigues dans le déjà-écrit de l'Histoire (Chroniques italiennes, Chartreuse), du fait divers (Le Rouge et le Noir), ou dans le déjà-écrit d'autrui (les « sujets » de Lucien Leuwen ou d'Armance), et recherche le « petit fait vrai », l'atome narratif se suffisant à soi-même (l'effet de réel) ; cette pratique dénote une méfiance contre la force contraignante et « configurante » (P. Ricœur) de tout schème narratif, schème globalisant et synthétique dont les vertus cohésives sont alors ressenties comme parfois contradictoires avec un rendu du réel désin-féodé de toute mise en forme artificielle. La peinture réaliste et impressionniste, on le sait, se situe également, pour une bonne part, contre les prestiges jumeaux de la grande narrati-vité (contre les sujets « Historiques ») et de la petite (contre la peinture « anecdotique »). Et Champfleury pouvait imputer, comme qualité majeure « réaliste » à des peintres comme Cour-bet ou Le Nain, « la qualité suprême de l'horreur de la compo-sition », comme Baudelaire « l'émeute du détail » à Constantin Guys. L'esquisse, la « touche », le fragment, prennent alors valeur de « réel », via l'effet de « naturel » (contre les vertus synthétisantes, donc configurantes, donc « artificielles » de la mise en intrigue narrative), aussi bien en littérature (le fait que Stendhal ait laissé inachevés tant de romans n'est peut-être pas le seul fait du hasard, ou de quelque « impuissance » à « conclure » — cette « ineptie », selon le mot bien connu de Flaubert) qu'en peinture. Sur ce point, sur cette dévalorisation de l'intrigue comme opérateur des valorisations narratives, on trouverait d'innombrables déclarations, concordantes, d'écri-vains du milieu du xix< siècle : « L'affabulation d'un roman à l'instar de tous les romans n'est que secondaire dans cette

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œuvre », écrit E. de Goncourt dans sa Préface (de 1875) à Renée Mauperin (1864), qui revient à la charge dans sa Préface à Ché-rie (1884), où il rêve d'un roman « sans péripéties, sans intrigue ». Flaubert, qui se demande souvent dans sa Correspondance comment « bien écrire le médiocre » (lettre du 12 septembre 1853 à Louise Colet), comment « peindre couleur sur couleur et sans tons tranchés » (à la même, lettre du 15 janvier 1853), rêve lui aussi d'écrire des livres où « le drame [ait] peu de part » (à la même, lettre du 25-26 juin 1853), et proclame souvent : « j'ai à faire une narration ; or le récit est une chose qui m'est très fastidieuse » (à la même, lettre du 2 mai 1852). De même, un Zola préparant Nana écrit-il pour lui même, dans son Ebauche, que « chez moi le drame est tout à fait secondaire », le « secondaire » de l'intrigue étant à la fois un mode de situation dans une hiérarchie (secondaire par rapport à la ventilation des documents sociaux jugés plus importants) et un mode de situation dans un protocole d'écriture, dans une « méthode » de composition du roman, un moment « second » par rapport à l'idée symbolique initiale et par rapport à l'enquête préalable sur le terrain.

Cette « secondarisation » paradigmatique (dans une échelle de valeurs esthétiques) et syntagmatique (dans un protocole de fabrication de l'œuvre) de l'intrigue, bien évidemment, n'est pas sans conséquences sur le statut de la hiérarchisation du per-sonnel romanesque, et particulièrement sur les motifs qualifi-cateurs et différenciateurs du héros, la crise notamment. Au lieu de se concentrer sur les points privilégiés du récit, la « crise », qui à la fois révèle et illustre le héros, tendra à se distribuer de façon plus aléatoire à l'intérieur du roman ; d'où une technique de « l'aplat », de « l'étalement » du système des personnages, dont sont témoins les écrits théoriques de Zola sur le « lambeau d'existence » et telle ou telle autoconsigne des manuscrits préparatoires, comme celle-ci, que Zola se propose en rédigeant Son Excellence Eugène Rougon : Faire « une large page sociale et humaine. J'éviterai un dénouement terrible. Le livre ne se dénouera pas par un drame. Il s'arrêtera quand j'aurai fini. Mais il pourrait continuer encore [...] Plus de souplesse encore que dans les autres. Je chercherai moins que jamais à

raconter une histoire. J'étalerai une simple peinture de carac-tères et de faits ». Cette distribution interne des temps forts narratifs, cet « étalement » du personnage peut être rapprochée, avec précautions, de la tendance, parallèle à l'époque, de cer-tains poètes (Verlaine) à distribuer la musique et les effets sono-res à l'intérieur du vers, de ne plus les limiter à la seule rime terminale. La Préface de Pierre et Jean, de Maupassant, contient plusieurs remarques que n'auraient certainement pas désa-vouées de nombreux écrivains du milieu du xix< siècle : « Le plan de son roman [celui d'un romancier qui « transforme la vérité »] n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont dis-posés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curio-sités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et ter-minant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants [...] Si le romancier d'hier choisissait et racontait les crises de la vie, les états aigus de l'âme et du cœur, le Romancier d'aujourd'hui écrit l'histoire du cœur, de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. »

On le voit, cette dédramatisation, cette remise en cause des hiérarchies narratives et cette dévalorisation des temps forts tra-ditionnels de l'intrigue passe aussi bien évidemment, par une remise en cause de certains genres littéraires précis (le roman-feuilleton notamment) comme par une remise en cause du schéma (mélo)-dramatique global traditionnel, fortement influencé par le théâtre, celui d'une intrigue dont les temps forts restent le « sommet », préparé lui-même par de nombreuses gradations, et la fin, où se concentrent les topoï habituels du dénouement, de la « reconnaissance », du meurtre, de la crise poussée à son paroxysme, etc. D'où cette remarque de la fin de Pot-Bouille, qui semble nier qu'il y ait eu histoire, événement : « Octave eut une singulière sensation de recommencement. C'était comme si les deux années vécues par lui, rue de Choiseul, venaient de se combler [...] rien ne semblait s'être passé dans son existence ; aujourd'hui répétait hier, il n'y avait ni arrêt, ni dénouement [...] Ce fut le chœur qui recommença

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[...] Le thé, ensuite, déroula le même défilé, promena les mêmes tasses et les mêmes sandwichs (...). Comme tous les samedis, lorsque minuit sonna, les invités s'en allèrent peu à peu. » Les gradations orientées, où un héros monomaniaque est entièrement programmé pour un événement, une rencontre, un affrontement prévisible (par exemple chez Balzac le mariage de Mlle Cormon dans La Vieille Fille, ou la rencontre avec P. Bridau dans La Rabouilleuse), n'existent pas chez Zola. La crise n'est pas l'aboutissement, l'apanage, l'épreuve qualifiante du personnage. Elle tend à devenir une ponctuation dans une nébuleuse de faits plutôt qu'un aboutissement du personnage et de son histoire, un moment de « haut » qui sera suivi d'un moment de « bas », selon le modèle cyclothymique qui va réguler les destins de l'ensemble du personnel romanesque. La crise est, souvent, une surprise, quelque chose qui survient au personnage, plutôt qu'un événement qu'il déclenche, recherche ou assume. La mort de Renée, est « expédiée » à la fin de La Curée en deux lignes. La catastrophe du train fou à la fin de La Bête humaine disparaît au profit d'une image symbolique ; celle de Nana, quoique horrible, est « coupée » par les descriptions de la foule euphorique sur les boulevards. Mme Bovary meurt avant la fin du roman également. De même Le Docteur Pascal laisse-t-il en suspens, ouverte, la destinée de certains des héros du cycle de Zola, le docteur, lui-même, mourant avant la fin proprement dite du roman. Ainsi neutralisée (Renée), « coupée » (Nana) de séquences dissonantes et neutralisantes, ou légèrement anticipées par rapport à la fin proprement dite du texte (Mme Bovary, Pascal), la mort du personnage principal perd-elle souvent son statut de crise clausulaire stéréotypée et son statut de « pierre de touche » ultime du héros. E. de Goncourt, dans la Préface, déjà citée, de Chérie, rêve d'écrire un roman dont « la mort » serait bannie « ainsi qu'un moyen théâtral d'un emploi méprisable dans de la haute littérature ». De plus, cela contribue à « déshéroïser » le personnage principal en le réintégrant dans un flux narratif plus global, en ne liant pas son sort à celui des autres personnages de l'œuvre qui semblent ainsi vivre leur vie propre et autonome à côté de la sienne.

Enfin, un procédé typiquement « déshiérarchisant » consiste, toujours pour « gommer » et neutraliser le relief de la crise, ou de l'action remarquable, à faire endosser celle-ci par un per-sonnage manifestement secondaire, c'est-à-dire par un person-nage qui apparaît peu, ou épisodiquement, et dont 1' « impact » sur le déroulement de l'intrigue se limitera, souvent, précisément à cette prestation, personnage de surcroît souvent « en marge » de la tonalité de base de l'œuvre (sérieuse), c'est-à-dire un personnage souvent frappé d'un signe « comique » ou « iro-nique », ou alors d'un signe excessivement mélodramatique. Il y a là un « transfert d'attributions » par rapport au roman « classique », une délégation ou un déplacement de l'attribut essentiel du héros (la crise, l'exploit, l'action remarquable) aux personnages secondaires, voire aux simples comparses. Car la crise n'est que la variante de l'exploit, et réciproquement : la crise « stigmatise » le personnage, qui en sort « rehaussé », et l'exploit est un produit du personnage ; tous deux sont le signe d'une mise en relief et d'une intensité ; tous deux tendront dans le texte postromantique, à être mis en sourdine ou délégués à des personnages secondaires. Ainsi, dans L'Assommoir, le personnage de Mes-Bottes, personnage très secondaire, sans autonomie, qui apparaît toujours au sein d'une bande ou d'un groupe, est un exceptionnel mangeur, qui suscite l'admiration unanime : « Mes-Bottes mangeait toujours (...) — Monsieur est vraiment bien remarquable, dit Monsieur Madiniér retombé dans son admiration. » Même type d'exploit comique, ou déri-soire, sans impact narratif véritable, pour le personnage de Jésus-Christ dans La Terre, dans l'épisode des pets ou de l'in-gurgitation des pièces. La « mise en scène » de ces « exploits », soulignée dans le texte par l'admiration béate d'un public, accentue la « mise à distance » de ces actions de tels person-nages39. Mais l'exploit, ici, ne fait qu'illustrer le personnage, il ne le modifie, ni ne modifie le statut du reste des personnages ; son côté particulier, ou très ponctuel, ou dérisoire, ou

39. L'expression : « Un cercle se fit » ou : « On faisait cercle s> (ibid., p. 517, 650) reparaît souvent pour le personnage de Jésus-Christ, ce qui accentue la « théâtralisation » (et la « polarisation ») du personnage.

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très spécialisé, le disqualifie souvent. Ailleurs, dans le cas de crises à dimensions plus nettement psychologiques, dans le cas par exemple du « calvaire » de l'abbé Mauduit, dans Pot-Bouille, du drame de Jeanne dans Une page d'amour, de la déchéance de Fouan dans La Terre, ces crises, qui se manifestent alors par de larges tranches de texte « compactes » (« plages de focalisation » locales sur un personnage secondaire), relatant au style semi-direct ou indirect les pensées intérieures d'un personnage, ne propulsent que des personnages secon-daires sur le devant de la scène, alors que le personnage prin-cipal, pendant ce temps, est « absent », ou dans un état de non-crise. Dans Lucien Leuwen le père de Lucien occupe le devant de la scène pendant de nombreux chapitres, pendant que Lucien (sans parler de Mme de Chaste lier) s'en absente. Ces crises peuvent être « ponctuation », scander le point fort d'une évolution particulière ou générale, être un acte matériel à forte résonance dramatique, comme un meurtre ou une mort, mais souvent le fait que l'agent et/ou le patient soient anonymes, secondaires, ou très épisodiques, contribue à « marginaliser » ces crises donc à les tirer vers le symbolique, l'allégorique, ou le rhétorique (une répétition, en enchâssement, une antithèse, etc.). Ainsi les meurtres de Germinal sont le fait de collectivités (les femmes de la grève ; les soldats), ou ont comme protagonistes deux personnages marginaux : Jeanlin et le petit soldat breton ; le vieux Bonnemort et Cécile ; Maigrat tué et mutilé par le groupe des femmes. Ces actions ont alors, souvent, une valeur de ponctuation du récit, plutôt qu'elles ne servent à le modifier ou à l'orienter. De plus, plutôt que de modifier l'action romanesque, ces actions du personnage ont aussi une valeur cognitive, symbolique, elles accentuent le sens global de l'œuvre, plutôt qu'elles ne le modifient, elles sont facteur de redondance plutôt que de transformation. Ainsi, dans La Terre, l'exploit de Jésus-Christ ingurgitant les pièces d'argent redouble sa fonction narrative globale : il « mange » (et il boit) son patrimoine, les « pièces » de terre qu'il a eues en héritage.

La mise en cause d'un système qui serait trop strictement pyramidal peut passer par divers autres procédés. L'un joue au

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niveau des modes de regroupement des personnages, l'autre au niveau plus proprement stylistique du texte. C'est d'abord une deshiérarchisation, fondée sur l'autonomie variable des acteurs, autonomie flottante qui fait aller le personnage de la « foule » ou de la « classe », magma de personnages anonymes et indif-férenciés, au « point-héros », au « foyer-héros » du roman, qui différencie les personnages. Un groupe homogène plus ferme-ment circonscrit, peut assurer alors la transition, la « bande », ou le groupe, ou la famille, ou le cercle d'amis, groupe de personnages-synonymes faiblement différenciés et dépourvus d'autonomie (ils apparaissent « en bloc », X entraînant l'appa-rition de Y, et réciproquement). Le « héros » alors, pourra alter-nativement, aussi bien se perdre momentanément dans la foule, qu'accéder à la solitude, ou à l'intimité réduite du couple)40 :

Le xixe siècle on le sait a vu naître une réflexion importante sur « la psychologie des foules », pour reprendre le titre de l'ou-vrage célèbre de G. Le Bon (paru en 1895). Cette foule, sorte d'actant collectif, est un personnage dont peut jouer, à des fins de déshiérarchisation, l'auteur. Certains peintres du milieu du xix- siècle en ont tiré des effets tout à fait particuliers : là où, dans un tableau, classique, un groupe ou une foule avaient en général, une fonction focalisatrice nette (les regards des person-nages convergeant, au point de réunion des lignes de mire, sur le « principal » personnage de la scène), des peinttes comme Manet ou Degas ont créé, en même temps qu'une remise en cause du « cadre » du tableau (par la « série » d'une part ; par

40. Pour les implications, essentiellement syntagmatiques, de ce modèle appli-qué à l'œuvre de Zola, et relié aux analyses de Girard sur le modèle du « bouc émissaire », voir Naomi Schor, 'Zola's Crowds, The John Hopkins, University Press, 1978.

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les personnages « coupés » par le cadre d'autre part), par des groupes où les personnages regardent tous dans des directions différentes, des peintures de foules « défocalisées », sans « héros » particulièrement mis en relief ou dominant, tableaux où le personnage tendait souvent, également, à se dissoudre dans les « fonds ».

D'autre part, cet actant collectif foule, comme son modèle réduit transitionnel (entre l'individu et la foule) la bande, peut être doué d'une compétence narrative (vouloir, savoir, pouvoir-faire) pouvant entrer en concurrence avec celle du personnage individualisé, voire pouvant la supplanter et l'annihiler. Le héros tend alors à être dépossédé de ce qui l'origine comme sujet orienté, comme sujet voulant, tend à être manipulé par toute une nébuleuse diffuse, non explicitée, de « devoirs » plus ou moins délocalisés et désoriginés : ensemble de conduites « convenables » à tenir, rumeurs, on-dit, cancans, stéréotypes ou clichés contraignants, maximes ou proverbes incitatifs, répu-tation ou image de marque à modifier ou à conforter etc. ; c'est, découverte semble-t-il du xix- siècle, l'opinion, vaste système communicationnel doublant le système concret des moyens modernes de communication, vaste système coercitif et manipulatoire (Lucien Leuwen, rappelons-le, devait s'intituler, dans les premiers projets de Stendhal, Le Télégraphe), l'opinion que Pierre Larousse salue dans son Dictionnaire comme « puissance nouvelle » : « Sous la seconde Restauration com-mence le véritable règne de Y opinion publique. C'est une puis-sance nouvelle qui s'élève, qui s'affermit, et qui ne relève que d'elle-même. Bien plus, elle interroge les vieux pouvoirs, les somme de produire leurs titres, et s'arroge le droit de les contrôler [...] Malheur à qui n'en appelera qu'à la force brutale, si préalablement il n'a mis Xopinion publique de son côté [...], cette puissance invisible qui circule dans l'air. »

Elle est vouloir (l'opinion exige que...), savoir (somme d'Idées reçues, de doxas) et pouvoir (elle transforme, elle effec-tue). Le héros est soumis à ses mouvements contradictoires et invisibles, elle passe par des journaux, des « bruits » qui circu-lent, par la propagande, la réclame (Au bonheur des Dames), par des agents institutionnels (espions, polices...), par la

puissance des « voix » des « actionnaires anonymes » dans les Sociétés elles-mêmes anonymes (L'Argent), par des lettres anonymes, par les « voix » des électeurs anonymes qui font et défont démocratiquement les pouvoirs, etc. Et si nous réunis-sons les traits sémantiques de cet actant collectif, c'est-à-dire :

1 / son « abstraction » (son côté diffus, souvent non concret, « invi-sible », dit Larousse) ;

2 / la pluralisation de ses supports (groupes de pressions, agentsdivers, foules, journaux, cancans, rumeurs...) ;

3 / le caractère souvent symbolique-sémiotique de ses moyens(argent d'une part ; langages de l'autre : paroles, bruits, rumeurs, réclame, propagande etc.) ;

4 / le non-savoir touchant son origine et la dépersonnalisation deses sujets émetteurs,

on voit bien que ces traits construisent une définition tout à fait acceptable de ce que l'on appellerait aujourd'hui l'idéologie. Tout le roman stendhalien est régi par cette problématique de Vopinion (que les personnages ont d'eux-mêmes, de l'autre aimé, des autres) et des devoirs qui y sont attachés. Même chose, à un niveau plus collectif, au niveau du groupe ou du corps social tout entier (les rumeurs, cancans, opinions qui font et défont l'image ou la réputation du personnage, donc son essence sociale) chez Flaubert, Balzac, Zola. D'où l'importance de la tactique (la politique comme jeu, voire comme théâtre, chez Stendhal) de ses moyens manipulatoires (tactiques de Bourse ou d'argent chez Balzac et Zola), voire de ses lieux privilégiés (la ville, le grand magasin organisé comme labyrinthe et piège pour le consommateur, le chemin de fer et le télégraphe qui mettent en communication) ce vaste système circulatoire diffus de prescriptions d'interdictions ou d'incita-tion à agir manipulant le personnage aux trois niveaux diffé-renciés de l'individualité (problèmes de la volonté — d'où le « livre d'époque » au titre emblématique de Schopenhauer), du groupe (avec ses cancans, rumeurs et opinions) et de la foule (avec ses mouvements incontrôlables).

Un personnage de la « bande » (familier de tel salon

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balzacien ou stendhalien, client de tel chef de coterie ou groupe de pression, exemplaire de telle profession, etc.) est un person-nage en général nommé, pourvu d'une histoire sommaire et d'un portrait, mais dont l'apparition sur la scène du texte est toujours automatiquement régie par l'apparition des autres per-sonnages de la bande. La bande, alors, a deux fonctions, l'une, plus syntagmatique, où elle sert de lieu d'embrayage et de débrayage entre les différentes nébuleuses de personnages, se diluant ou se regroupant selon les rythmes de brouilles et de réconciliation propres de l'intrigue, l'autre plus taxinomique, servant d'intermédiaire exemplaire et stable entre la foule (lieux des débandades, lieu où se dilue le héros) et le héros (qui peut faire bande à part qui, lui, est mobile, dont l'implication d'ap-parition n'est jamais automatiquement régie par celle d'un autre personnage). Ce qui peut désinvidualiser un personnage membre d'une bande, c'est qu'il tend à être terme d'une série plus que personnage individualisé à être souvent document plus que personnage à part entière, variante d'un invariant plus que création unique, partie d'un spectre plus que personnalité dif-férenciée : ainsi la « bande réactionnaire » de Plassans, dans La Fortune des Rougon de Zola, ne fait que décliner, comme le personnel des salons légitimistes ou Juste Milieu dans Lucien Leuwen, les variétés d'antirépublicains ; ainsi le groupe des femmes de Pot-Bouille incame-t-il, dans chacun de ses mem-bes, un exemplaire de l'ensemble des « déviations » (en excès, en équilibre, en défaut) de la sexualité. De même les person-nages « politiques » de Germinal incarnent-ils chacun un exem-plaire de l'éventail des révolutionnaires (Etienne « collectiviste », Rasseneur « possibiliste », Souvarine « anarchiste »...) ; le personnage, dans ces « bandes », n'est que l'échelon d'une échelle, l'élément d'une série, la partie d'un tout, élément d'une déclinaison plutôt que source d'inclinations psychologiques. Il incarne une modulation dans un champ sémantique, alors que le héros (personnage principal) peut toujours se caractériser plutôt comme une différence et, narrativement, comme le « chef » d'une bande. Mais la hiérarchie : personnage soli-taire/bande/foule est un modèle essentiellement dynamique, et pas seulement taxinomique. Il régit de très nombreux

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textes romanesques du xix e siècle, où l'on voit s'opposer symé-triquement les « débandades » centrifuges des bandes et des foules (flux et reflux « incohérents » de certaines révolutions chez Hugo, Flaubert, Stendhal, guerre des Soirées de Me'dan, marche des mineurs dans Germinal, cohues des courses ou des boulevards à la fin de Nana, marche des insurgés dans La For-tune des Rougon, débâcle des corps d'armée dans La Débâcle, etc.), les « abandons » centripètes au milieu qui tendent — toujours précairement et momentanément — à fondre ou à regrouper le personnage solitaire et principal (souvent intrus) avec le micro-milieu de la bande41, et les « ruptures de ban » (voir, chez Hugo, Jean Valjean, et chez Zola, le bagnard Flo-rent, les personnages inassimilables politiquement ou philoso-phiquement de l'œuvre, Jésus-Christ, Souvarine, Sigismond, Jeanbernat, etc.) qui définissent les solitaires marginaux par rapport aux idéologies dominantes :

D'où deux fonctions thématiques, récurrentes, du système narratif, celles qui regroupent et celles qui dispersent les nébu-leuses de personnages, la brouille d'une part, la réconciliation de l'autre42, dualité qui a aussi une importance décisive quant à l'agencement concret du milieu et de la topographie du per-sonnage, topographie qui fait alterner les lieux ouverts (cam-pagnes et rues des débandades), les lieux clos (d'enfermement, d'idylle, ou de réclusion du personnage) et les lieux mixtes (no man's lands, salons et terrains neutres de rencontre). Un titre comme celui de Coppée, Une idylle pendant le siège, est tout à fait caractéristique de cette topologique de construction et de

41. Quelques occurrences, prises dans Son Excellence Eugène Rougon : « Il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de taureau assoupi » (II, p. 31). « Toute la bande était repue » (ibid., p. 55) ; « La plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande [...] Il taillait à la bande de belles proies » (ibid., p. 219.) « La débandade était générale » (ibid., p. 326).

42. Comme le dit le texte de L'Assommoir (II, p. 524) : « Trois années pas-sèrent. On se fâcha et on se racommoda plusieurs fois. »

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distribution des personnages. Des personnages aussi différents que Mme Bovary, ou Gervaise (dans L'Assommoir), semblent être régis par une alternance quasi physiologique de moments de « dilatation » et de moments d'« asphyxie », dilatations devant des panoramas ou des milieux « ouverts », asphyxies et « absorptions » ou réclusions dans des lieux confinés, qui cons-tituent l'armature de leur destin narratif. Ainsi Emma oscille entre des phases de « désespoir engourdi », pendant lesquelles elle se « confine » dans sa chambre, et des phases de dilatation euphorique, comme devant Rouen : « Quelque chose de ver-tigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s'en gonflait abondamment [...] son amour s'agran-dissait devant l'espace et s'emplissait de tumulte aux bourdon-nements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité nor-mande s'étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait. »

La psychologie du héros devient donc tributaire de son mode d'inscription dans l'espace, donc de ses déplacements, et tri-butaire également d'un schéma plus proprement narratif où alternent des phases d'intégration des intrus dans des mondes d'autochtones et des phases d'expulsion de l'intrus hors du monde des autochtones. La psychologie du héros est donc tri-butaire d'une bipartition de l'espace (dedans-dehors), d'une bipartition juridique (privé-public), d'une bipartition fonction-nelle (autochtone-intrus/s'intégrer-être expulsé). L'inclus (assi-milé, plus ou moins temporairement et précairement à un groupe ou à une « bande »), le reclus (qui essaie de se protéger ou qui est confiné dans un lieu solitaire) et l'exclu (rejeté vers un ailleurs indéterminé) forment alors système, et cela dans de très nombreux romans du xix< siècle.

Enfin, au niveau plus proprement stylistique, là où le per-sonnage principal ou le membre de la bande conserve son nom propre et ses leitmotive descriptifs et comportementaux, la foule, elle, se caractérise par « l'émiettement » synechdochique-métonymique de sa présentation, où les noms propres sont remplacés par des noms d'outils, de professions, de parties de corps, ou de vêtements. Ainsi, pour prendre quelques

exemples dans l'œuvre de Zola, de la foule des Halles dans Le Ventre de Paris : « La foule des bonnets blancs, des caracos noirs, des blouses bleues, emplissait les étroits sentiers, entre les tas [... ] les grandes hottes des porteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. » Ou de la foule des boulevards que con-temple Gervaise à la première page de L'Assommoir : « On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous les-quels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre où dominaient le bleu déteint et le gris sale. Par moment un ouvrier s'arrêtait, rallumait sa pipe [...] les joues terreuses, la face tendue vers Paris [...] des jeunes gens efflanqués aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil ; de petits vieux qui rou-laient sur leurs pieds, la face blême, usée par les longues heures du bureau, regardant leur montre [...] Les mères, en cheveux, en jupes sales etc. » Ou de la foule de la Bourse, dans L'Argent : « Des carnets, agités en l'air [...] et, à la corbeille [...] des cheveux grisonnaient, des crânes luisaient, on distinguait la pâleur des faces secouées, des mains tendues fébrilement, toute la mimique dansante des corps [...], une débandade de grand troupeau [...] ; et seuls, au milieu de l'effacement des redingotes, les chapeaux de soie miroitaient »43. On notera, dans le lexique de ces exemples, le terme « neutre », ainsi que le terme « débandade » et que le terme « face », qui rime alors avec 1' « effacement » ou avec la « neutralisation » du personnage, signal symbolique d'une dilution de l'individuel dans le collectif et l'anonyme. De même, le teint « brouillé » des passants, dans l'exemple de L'Assommoir, fait écho à la succession des « brouilles » qui dissout, à intervalles réguliers, les nébuleuses d'amis ou d'alliés qui regroupent le personnel du roman.

Cette dissolution du personnage, cet « émiettement » synechdochique-métonymique du héros avait déjà été noté, rappelons-le, par Jakobson, qui en avait fait une sorte d'inva-riant stylistique de la prose réaliste en général : « le héros [y]

43. V, p. 310.

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est difficile à découvrir [...], héros aux contours métonymiques morcelé par des synecdoques qui isolent ses qualités, ses réac-tions, ses états d'âmes [...] ; ce qui le constitue comme héros, son activité, échappe à notre perception ; l'action disparaît derrière la topographie [...] L'agent est exclu de la thématique »44.

Zola — sa célèbre lettre à Céard de 1885 sur Germinal le montre — était parfaitement conscient de ces problèmes de double hiérarchisation dialectique (l'individu/le groupe/la foule ; l'alternance brouille/liaison-réconciliation). Dans cette lettre, il défend, contre certains reproches de Céard, le maintien d'une certaine différenciation des niveaux de mise en relief dans le système de ses personnages, il défend une certaine position « classique » devant une tentation « moderniste » qu'il ne semble pas vouloir explorer jusqu'au bout. « L'abstraction du personnage, chaque figure raidie, n'ayant plus qu'une attitude. Est-ce bien exact pour Germinal ? Je ne le pense pas. La vérité est que ce roman est une grande fresque. Chaque chapitre, cha-que compartiment de la composition s'est trouvé tellement res-serré qu'il a fallu tout voir en raccourci. De là une simplification constante des personnages. Comme dans mes autres romans d'ailleurs, les personnages de second plan ont été indiqués d'un trait unique : c'est mon procédé habituel [...] Mais regardez les personnages du premier plan : tous ont leur mouvement propre, une cervelle d'ouvrier peu à peu emplie des idées socialistes chez Etienne, une exaspération lente de la souffrance jetant la Maheude de l'antique résignation à la révolte actuelle, une pente pitoyable où Catherine roule jusqu'au dernier degré de la douleur. Dans cette œuvre décorative, j'ai pensé que ces grands mouvements exprimeraient suffisamment une pensée en se détachant sur la masse de la foule. Et à ce propos laissez-moi ajouter que je n'ai pas bien compris votre regret, l'idée que j'aurais dû ne pas prendre de personnages distincts et ne peindre, n'employer qu'une foule. La réalisation de cela m'échappe. Mon sujet était l'action et la réaction

44. R.Jakobson, Notes marginales sur la prose du poète Pasternak, Poétiquen° 7, 1971.

réciproque de l'individu et de la foule, l'un sur l'autre. Com-ment y serais-je arrivé, si je n'avais pas eu l'individu »45 ?

Il est intéressant de relever, dans cette lettre à Céard, les ter-mes de « mouvement », « peu à peu », « jetant [...] à », « pente », que Zola emploie pour évoquer ses personnages principaux. Zola, malgré ses assertions théoriques, ne va pas jusqu'à « tuer » totalement le héros. Le personnage « central » doit être à la fois « mouvementé » (c'est un terme que Zola emploie plusieurs fois dans diverses Ebauches et dossiers préparatoires pour désigner le rapport à l'action, à l'intrigue, des personnages) et davantage mouvementé que le personnage secondaire. Il doit être le support d'une action à la fois permanente et déterminante pour les transformations narratives des personnages eux-mêmes. Il est donc mis en position d'actant sujet, doté d'un projet (un vouloir, un savoir, un pouvoir-faire) qui le met par exemple en conjonction ou en disjonction avec un objet ou une valeur cherchés en permanence.

Terminons ces quelques remarques sur les problèmes de hié-rarchisation et sur le concept de héros par quelques exemples d'emploi du terme même de héros. Le premier exemple sera pris dans un avant-texte romanesque, texte préparatoire ou ébauche dans lequel un romancier prépare la mise en récit d'un personnage principal. Une seconde série d'exemples sera prise dans le texte même de la fiction.

Comme premier exemple, la fiche « Etienne Lantier » du dossier « personnages » du manuscrit préparatoire de Germinal nous renseigne sans doute assez exactement sur ce que quelqu'un comme Zola entend par personnage « principal » sur le plan proprement narratif et romanesque (celui des structures d'un récit), quand Zola ne pense plus à son personnage comme simple truchement délégué à la reventilation et au parcours des « documents » sociaux, mais comme support à la fois d'une permanence (cf. « d'un bout à l'autre » dans la citation

45. Lettre du 22 mars 1885 à H. Céard, CLP, XIV, p. 1439-1440.

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qui suit) et de transformations à haut rendement narratif : « Laisser deviner [...] d'un bout à l'autre l'inconnu qui s'exaspère en lui [... ] Le préparer pour le roman sur les chemins de fer où il commettra un crime ; et surtout le préparer pour le roman sur la Commune, où je le ferai passer sans lui donner le livre entier. Il ne sera qu'une figure de second plan, un résultat des deux romans qu'il aura emplis. Ce roman sur la Commune s'annonce comme une résultante, un dénouement où je ferai passer plusieurs personnages des Rougon et des Macquart [...] Etienne devient un des chefs de la grève [...] Tout un personnage central maintenant, beaucoup plus mouvementé, un héros enfin. Et le contre-coup de son goût pour Catherine, sa lutte contre Chaval, le traître qui l'exaspère, son examen de conscience et ses aveux secrets. » Nous trouvons dans les notes de Zola des consignes préparatoires très semblables pour un autre personnage, Claude, personnage central de L'Œuvre ; ce personnage sera non seulement chargé, avec ses « comparses », de « donner » le Salon, le Jury et la vie artistique sous le Second Empire, mais aura un statut plein et entier de personnage prin-cipal, de « centre », en tant que chef (proposé, reconnu, contesté, renié...) : « Faire reprendre à Claude le centre, faire de lui le chef d'école, sous les yeux de Sandoz. » A lire ces pas-sages, on peut remarquer que :

a I II faut relever une certaine ambiguïté dans l'emploi même du terme héros (« Un héros enfin »), où l'on peut lire une certaine prise de distance de Zola vis-à-vis de son personnage : Etienne « devient » un « héros » pour les mineurs, au moment du déclenchement enthousiaste de la grève, des grands et beaux discours d'Etienne, etc. Claude, lui, est un hétospour le groupe des peintres « modernes », pour une « école » particulière, donc pour une norme particulière (que conteste la norme du jury officiel). La chute du piédestal n'en sera que plus dure, le héros sera bientôt déchu et chassé (ou « lâché » par sa « bande »). Etienne est donc un « héros » conforme à l'image naïve que s'en font momentanément les mineurs, un « héros » au sens « romanesque » du terme. En tant que « héros » selon une vision stéréotypée et littéraire, il ne peut donc être qu'un personnage dévalorisé, donc aller à l'échec

(héros selon un « paraître » et non héros « réel ») ce qui intro-duit donc une technique du « brouillage » de l'espace normatif -évaluatif du texte, la valorisation étant déléguée à des évalua-teurs qui sont peut-être, eux-mêmes, incompétents en matière d'évaluation (ou changeants dans leurs évaluations). Notons que ce « point de vue » (changeant) des mineurs sur Etienne alterne avec un « point de vue » d'Etienne sur lui-même. Le personnage principal se définit donc par sa relation particulière avec un savoir, un savoir que d'autres ont de lui, ou que lui-même a de soi (voir les termes qu'emploie Zola : « conscience », « examen de conscience », « aveux »), savoir qui porte à deux niveaux (être et paraître ; le connu et V inconnu en lui) ; il est donc à la fois sujet d'une action visant à l'acquisition d'une information et objet de cette information46. Ce savoir pouvant être, comme on le voit avec le cas de Claude, délégué à un personnage clairvoyant, témoin permanent du personnage-centre : Sandoz (cf. « Sous les yeux de Sandoz »).

b I Le personnage principal est un personnage, défini au niveau de la série, comme étant déjà apparu, ou comme devant (pouvant) réapparaître ; il « déborde » du roman proprement dit où il est le centre (Zola est ici très proche de Balzac et de tous les grands auteurs de « séries », familiales ou autres), et sa caractéristique principale a pour corollaire le fait qu'il puisse éventuellement être « secondaire » dans un autre roman, sur-tout si cette réapparition se fait sur le mode de la citation (le héros n'est-il pas celui que l'on « cite » — à l'ordre de la patrie, ou de l'œuvre ?).

46. Il est intéressant de voir que Zola reprend ici la même expression pour dési -gner la relation à l'autre extérieur et à l'autre intérieur (« L'inconnu qui s'exaspère en lui » ; « Chaval, le traître qui l'exaspère »). Rappelons-le, la relation à soi, la « conscience de soi » est, selon Lukacs, l'apanage du héros. Elle est le double, sur le plan individuel, de Xopinion qui régit les relations collectives, ou les relations de l'individu à la collectivité. Faujas, dans La Conquête de Plassans, passe d'une part son temps à acquérir de l'in-formation sur la ville, et d'autre part les autres personnages cherchent à savoir qui il est. Même chose pour Florent dans Le Ventre de Paris. On pourrait définir alors le personnage principal : un nouveau cherchant des nouvelles et suscitant la quête d'information sur soi. A la fin de La Conquête de Plassans, Mouret, qui est devenu fou, suscite un véritable délire d'interprétation sur soi (I, p. 1119 et suiv.), alors qu'il avait été, au début du roman, en quête lui-même d'information.

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c I Une « action » particulière caractérisera probablement le héros : le personnage principal est en relation permanente amoureuse avec un autre personnage. Sur ce plan là également, la fonction de personnage principal peut donc être « distribuée », car distribuée sur les deux éléments d'un couple en relation amoureuse. En cela Zola reste un romancier « classique » ; le lecteur moyen est en effet fortement conditionné à focaliser son attention sur le couple lié par des liens d'amour, et cela dans n'importe quel roman ; en effet ce couple définit le pôle d'attraction principal du système global des personnages, et le reste des personnages se pose alors comme secondaires, soit adjuvants soit opposants à l'amour. Aussi est-il intéressant de noter que les deux romans sans doute les plus « défocalisés » de la zérie zolienne, Pot-Bouille et La Débâcle, sont aussi ceux où la relation (d'amour) héros-héroïne est la plus problématique. Dans Pot-Bouille, et à tous les étages, de nombreuses femmes ; dans La Débâcle, univers d'hommes, très peu de femmes. Ici un défaut, là un excès. Les deux personnages principaux, Jean et Octave, disparaissent pendant de longs moments de la scène du texte, et cela est la conséquence directe d'un sujet nécessairement polyfocalisé dans ses espaces (les divers étages d'une part ; les divers champs de bataille et les divers corps d'armée d'autre part). Octave papillonne de femme en femme ; Jean ne s'intéresse qu'un bref moment à une unique femme, aucun couple stable, durable, mis en relief par une intrigue persistante, n'est organisé d'un bout à l'autre du texte, aucun « foyer », au sens matrimonial du terme, ne vient symboliser l'existence d'un « foyer » narratif. Il suffit de comparer ces deux textes avec les deux autres textes où réapparaissent les mêmes personnages (La Terre avant La Débâcle pour Jean ; Au bonheur des Dames après Pot-Bouille pour Octave) pour voir la différence, et voir comment Au bonheur des Dames et La Terre sont beaucoup plus nettement focalisés ; ils sont en effet centrés sur un couple en relation amoureuse permanente (Denise-Octave ; Françoise-Jean), cette relation servant de support à une histoire fermement agencée à échelle globale des romans et servant de dominante aux autres actions secondaires du récit.

d I Sur le plan de l'action proprement romanesque, on peut enfin prévoir que le personnage principal, « central », est celui qui est opposé à un « traître » (ici dans l'exemple de Germinal : Chaval). C'est « l'opposant » de toutes les typologies, nécessaire à la fois aux épreuves et à la glorification du héros, faire-valoir indispensable, et doté d'un pouvoir, d'un vouloir et d'un savoir-faire antagoniste. Cela suppose la mise sur pied, dans l'œuvre, de deux programmes narratifs contradictoires, comme la poursuite d'un même objet (pouvoir, argent, femme, etc.) et un quasi-partage du statut de personnage principal, ou du moins une définition structurelle, différencielle, de ce dernier, particulièrement évidente dans le cas, classique, de deux personnages en rivalité pour un même objet amoureux (Etienne et Chaval se disputant Catherine). Mais c'est aussi, par ce per-sonnage type, réintroduire dans le texte les effets du roman à intrigue forte, du roman-feuilleton, ou du roman sentimental à compétition amoureuse. Peu de « traîtres », donc, dans l'univers des personnages de Zola, et les formes de compétition (amoureuse, politique, etc.) restent en général cantonnées à des crises symboliques, ou se diluent au profit de mouvements cyclothymiques (alternances de « hauts » et de « bas ») à plus vaste amplitude, au sein d'une « dédramatisation » généralisée. A une poétique de la tension (terme, on s'en souvient, que Zola appliquait en guise de reproche à sa Thérèse Raquin) va succéder, dans les Rougon-Macquart, une poétique de l'exten-sion et de la neutralisation normative.

Si la poétique réaliste de la crise passe souvent, on l'a vu, par une certaine « dévalorisation » de l'intrigue et de ses prestiges focalisants, elle peut aussi passer, dans l'intrigue même, par la « mise en scène », donc « à distance », de la notion même de « valeur », surtout quand l'action des personnages côtoie l'Histoire, grande pourvoyeuse de modèles idéologiques et d'actions « héroïques » ; et elle peut passer, enfin, par une mise en scène du terme même de « héros », qui conservera systématiquement dans le texte toutes les « valeurs » et toutes les ambiguïtés sémantiques du mot, et dont l'histoire des emplois textuels reste à faire, au xix< siècle. Aussi est-il inté-ressant de traquer, dans le détail textuel de nombreux textes

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réalistes, l'apparition même de ce terme de « héros », terme qui appartient d'abord à un métalangage, celui du discours pro-fessionnel sur la littérature, et de noter sa « mise à distance » très fréquemment ironique.

Chez Stendhal, on le sait, le terme apparaît très souvent, d'abord comme appellatif affectueux du personnage principal (« notre héros », « revenons à notre héros », etc.), donc dans la distanciation d'une « intrusion d'auteur » (Blin). Et Stendhal non seulement l'utilise à compte de narrateur, mais l'utilise souvent pour des personnages différents au cours du même roman, voire le délègue à renonciation de personnages diffé-rents, parlant les uns aux autres47, voire l'utilise dans la même phrase, dans des sens ou à des niveaux souvent différents, jouant sur le sens générique (héros d'épopée, ou de tragédie), ou sur le sens énonciatif (etre le héros, le thème, le « sujet prin-cipal » d'une conversation ou d'une communication). Ou bien les deux sens s'opposent, comme dans tel exemple de La Char-treuse de Parme (« Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment » — chap. III, « Fabrice à Waterloo »), ou bien ils se recoupent, tel personnage, « héros » de la « conversation » entre Stendhal et son lecteur (« notre héros ») devenant aussi, dans tel salon, le point focal partagé par les devisants (ainsi de Lucien Leuwen : « Lucien se voyait le héros de la conversation ; notre héros ne résista point à ce bonheur », chap. IX). Mais le salon, espace édénique de communication rêvé par Stendhal, pour qui le plus grand bonheur était d'être à la fois le point de dire (et de mire) et l'organisateur des conversations d'un groupe de femmes et d'hommes intelligents, est aussi un lieu où l'on « joue » souvent un « personnage », où l'on prend des « poses », où l'on fait des « phrases », tout ce qui, par conséquent, renvoie à la convention (« les héros ridicules de Corneille »48). L'emploi du terme « Héros »

47. Les républicains traitent les Juste Milieu ou les Ultras de « héros de la rue Transnonain », et les ultras traitent les républicains ou les Juste-Milieu de « Héros de Juillet ». A chaque fois, en note, Stendhal stipule : « C'est un républicain/un ultra qui parle. »

48. « Lucien, debout contre la cheminée, avait l'air sombre, agité, tragique, l'air en un mot que nous devrions trouver à un jeune premier de tragédie malheureux par l'amour [...]« Pas de phrases, monsieur ! [dit M. Leuwen] je vous rappelle à l'ordre » » (Lucien Leuwen, chap. 38).

signale donc le renvoi à une certaine facticité, à une certaine théâtralisation du personnage, donc à sa littérarisation, donc à des normes et à des hiérarchisations esthétiques ; cela explique-rait la formule stendhalienne de la Préface de Lucien Leuwen : « Excepté pour la passion du héros, un roman doit être un miroir » ; le héros est un carrefour normatif, plutôt qu'un décalque du réel. Ce qui s'introduit donc là, c'est à la fois un métalangage (un terme consacré du vocabulaire de la critique littéraire), donc une distance critique, et une distanciation entre des textes, donc une posture ironique.

Le passage du Saint-Bernard, dans La Vie de Henry Brulard, constitue ce qui pourrait être le type même de prétexte à scène « héroïque » ; franchissement d'un « seuil » naturel important, fixation d'un souvenir prestigieux (la découverte de l'Italie, de l'opéra, et de l'amour à Milan), donc seuil de l'entrée en musi-que et en sexualité (c'est-à-dire en bonheur), moment déjà légi-timé et sanctionné par l'Histoire et la chronique napoléonienne comme « héroïque », cette scène est, pourrait-on dire, systéma-tiquement sabotée dans sa retranscription, ou plutôt éludée comme retranscription héroïque. Le terme même d' « héroïque », répété deux fois aux premières lignes de ce chapitre 45, fait office de véritable « déstabilisateur » du système des valeurs attendues dans un tel « passage » (au sens textuel — morceau « choisi » — et géographique — col de montagne) ; l'attente du « héros » ne correspond pas à ce qu'il trouve : « Au lieu des sentiments d'héroïque amitié que je leur supposais [à ses cama-rades soldats] d'après six ans de rêveries héroïques, basées sur les caractères de Ferragus et de Rinaldo, j'entrevoyais des égoïs-tes aigris et méchants, souvent ils juraient contre nous de colère de nous voir à cheval et eux à pied. » D'où la référence au livre d'autrui (Ferragus et Rinaldo ; « Si je rêvais, c'était aux phrases par lesquelles J.-J. Rousseau pourrait décrire ces monts sour-cilleux couverts de neige et s'élevant jusqu'aux nues »), qui vient médiatiser le souvenir du narrateur, voire le bloquer et le rendre problématique, et à tous les écrans symboliques-sémiotiques qui s'interposent entre lui et le réel passé (« je ne me rappelle pas tout cela, mais je me rappelle mieux de dangers postérieurs » ; « je n'ai de mémoire que du vin, et sans

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l'arrêt du prince de la science. L'illustre membre de l'Académie des Sciences fit à l'aveugle une dizaine de questions brèves en étudiant les yeux au grand jour de la fenêtre. Etonnée de la valeur que le temps avait pour cet homme si célèbre, Modeste aperçut la calèche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant à Paris, car il était parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et à dormir et à voyager. La rapidité, la lucidité des jugements que Desplein portait sur chaque réponse de Mme Mignon, son ton bref, ses manières, tout donna pour la première fois à Modeste des idées justes sur les hommes de génie. Elle entrevit d'énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supérieur. L'homme de génie a dans la conscience de son talent et dans la solidité de la gloire comme une garenne où son orgueil légitime s'exerce et prend l'air sans gêner personne. Puis sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les héros de la mode qui se hâtent de récolter les moissons d'une saison fugitive et dont la vanité, l'amour-propre ont l'exigence et les taquineries d'une douane âpre à percevoir ses droits sur tout ce qui passe à sa portée. Modeste fut d'autant plus enchantée de ce grand praticien qu'il parut frappé de l'exquise beauté de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et qui, depuis longtemps, les examinait en quelque sorte à la loupe et au scalpel. Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu'il savait prendre et qui contrastait avec sa prétendue brusquerie, qu'une mère fût privée de voir une si charmante fille.

Comme Don Quichotte, comme Emma Bovary, comme l'Angélique du Rêve de Zola, Modeste est une intoxiquée de lectures (« Modeste s'était jetée en des lectures continuelles, à s'en rendre idiote, [...] [et] donna pour pâture à son âme les chefs-d'œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française [...] La pensée de trois pays meubla d'images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d'où s'élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration absolue pour le génie »). Sa compétence évaluative s'en trouve donc, quelque peu, disqualifiée au départ. Si elle évalue mal Canalis « héros de la mode », poète-héros « fabriqué » par la librairie, peut-être évalue-t-elle également incorrectement Desplein, peut-être fait-elle une mauvaise comparaison entre Desplein et Canalis ; et dans la mesure où

l'évaluation de Modeste (« Modeste fut d'autant plus enchantée de ce grand praticien ») se fonde sur une impression qu'elle semble (« Il parut frappé ») avoir faite par sa beauté sur Desplein, cette double impression en miroir ou en écho rend ambiguë l'évaluation elle-même. De plus le narrateur, qui lui-même évalue Desplein («importante consultation... prince de la science, homme si célèbre, homme de génie, homme plus que supérieur, grand praticien ») n'est peut-être pas tout à fait sincère (l'hyperbole peut, ici, signaler une distance ironique) dans sa comparaison avec les « héros de la mode ». Enfin comme Modeste, Desplein est un intoxiqué de lectures (cf. sa « calèche pleine de livres »), et est lui-même, professionnellement, un évaluateur : comme médecin, il fait un diagnostic, lit et interprète des symptômes, donc fait un pronostic (« Il décida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l'opération à un mois de là »), donc prend le risque d'être jugé sur des résultats, qui seront conformes ou non conformes (là également il y aura comparaison entre deux points disjoints du texte) au pronostic. De ce carrefour très dense de comparaisons évaluatives, donc de ce carrefour normatif, le lecteur risque bien de sortir désorienté, et la notion de « modèle » risque bien d'en sortir également problématisée. Chez Zola, le terme de héros apparaît très fréquemment dès l'incipit de la série des Rougon-Macquart comme s'il s'agissait là, au point liminaire du grand massif romanesque, de donner d'emblée une note antiphrastique à la peinture de l'empire du neveu de Napoléon. Et s'il est attribué par Pascal à Sil-vère, dès La Fortune des Rougon, c'est d'emblée comme une sorte de « spécialisation », et accompagné d'une explication « autorisée », « scientifique », qui en neutralise partiellement l'acception positive : « Il ajouta à voix basse, du ton d'un chimiste qui prend des notes — Hystérie ou enthousiasme, folie honteuse ou folie sublime. Toujours ces diables de nerfs ! Puis concluant tout haut, résumant sa pensée — La famille est complète, reprit-il. Elle aura un héros »49. Cet « étiquetage » du personnage comme véritable « cas » introduit donc un

49. I, p. 212.

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horizon d'attente ambigu au destin du personnage en question : « C'était un cœur d'homme servi par une raison de petit garçon, capable d'abandons comme une femme et de courage comme un héros »50. De même que le terme de « héros », l'adjectif « héroïque », attribué à plusieurs reprises à Rougon après sa reprise de l'hôtel de ville de Plassans, intervient après une caricature de combat, et dans un contexte intertextuel fortement ironique : « On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l'autel de la patrie »51 ; et le texte parle alors d' « odyssée prodigieuse »52, de « Léonidas aux Thermo-pyles »53, de « drame féerique »54, de « Bru tus »55, appréciations mises au compte, soit de bourgeois caricaturaux, comme Granoux, que son incompétence en matière d'héroïsme disqualifie par là même dans ses évaluations, soit de commentateurs anonymes. Le personnage qualifié de « héros » est donc doublement disqualifié comme tel : d'une part par la non-adéquation de cette étiquette à un ensemble d'actes et de comportements, d'autre part par le fait que cette appellation lui est donnée par un personnage lui-même disqualifié, sans « compétence en la matière ». Dans La Conquête de Plassans, le terme de « héros », l'expression « rêve héroïque » sont ainsi appliqués ironiquement à un personnage-potiche très secondaire, Delangre, candidat sans envergure choisi par Faujas, et le terme de « Messie » qui lui est alors appliqué souligne l'incongruité des étiquettes56. De même le terme d' « héroïne » est appliqué par Mlle Lerat, personnage secondaire mythomane de L'Assommoir à Gervaise, à un moment particulièrement

50. Ibid., p. 12.51. Ibid., p. 228.52. Ibid., p. 239.53. I, p. 280.54. Ibid., p. 239.55. Ibid., p. 241. Voir aussi, plus loin, les expressions : « héros qui a mis ordre

aux affaires de sa parrie » (ibid., p. 277) ; « C'était vraiment un héros, un sauveur » (ibid., p. 289) ; « Son exploit fut déclaré prodigieux » (ibid., p. 290, à propos de Granoux) ; « Vous seul étiez grand, courageux, sublime » (ibid., p. 291, Granoux à Rougon) ; « Héros resté debout et inébranlable » (ibid., p. 292), etc.

56. Ibid., p. 1151-1152.

« neutre » de son existence : « Pendant trois années, la vie des deux familles [Goujet et Coupeau] coula, aux deux côtés du palier, sans un événement [...] Madame Lerat [...] prenait parti pour la jeune femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des tentatives de séduction le soir, sur le bou-levard, dont elle la montrait sortant en héroïne du drame »57. Ici l'intrusion des « genres » littéraires les plus dissonants outre qu'elle permet l'introduction d'un personnel littéraire dans le système des personnages zoliens, met en relief une héroïne (les autres personnages en parlent) non héroïque. Dans Son Excel-lence Eugène Rougon, le personnage principal, Eugène, dési-gné comme tel, nous l'avons déjà noté, par son « titre » (« Son Excellence »), par sa présence dans le titre du roman, par le leit-motiv de « grand homme » qui l'accompagne dans le texte, est partiellement neutralisé comme tel par la « mise en scène » de la Chambre, séquence prise en charge de surcroît par les regards de personnages secondaires grotesques, Mme Correur ou les Charbonnel : « Mme Correur s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade » 58. La « littérarisation » du « héros », par l'utilisation même d'un vocabulaire de présentation emprunté au langage de la littérature, le soulignement de son côté « fictif », son « exhaussement » théâtral implique alors la « fausseté » ou l'ambiguïté du personnage, dont le texte notera par ailleurs de nombreux points faibles59. A la dernière ligne du roman, le texte, après une palinodie d'Eugène, parle alors « d'apothéose », de la « fiction du parlementarisme »60. De plus, la reprise, par l'empereur, du terme de héros (« Vous êtes un

57. Il, p. 475-477.58. II, p. 31. Baudelaire, dans son article de 1846 sur l'héroïsme de la vie

moderne, avait pris un exemple voisin (un ministre à la chambre prenant la parole) pour illustrer son propos.

59- Ainsi les jugements de valeur que porte Rougon sur la littérature (II, p. 114 etpassim). Et le texte multiplie les signes positifs (« Il était certainement le plus grand des Rougon ») juxtaposés aux signes négatifs (ignorance crasse) (ibid., p. 131).

60. Ibid., p. 369.

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patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer »)61, intervient à un moment où Eugène s'est montré particulièrement odieux (le meurtre du notaire Martineau), vient d'essuyer un camouflet en Conseil des Ministres (la « révolte » de son protégé Delestang), et entame sa disgrâce. Dans La Faute de l'abbé Mouret, l'expression « l'héroïsme du martyr » appliqué à Serge, le « saint » de la famille, est plus en accord avec l'importance quantitative et qualitative du personnage62, mais survient à un moment (la troisième partie, après le Paradou) où Serge semble bien, pour le lecteur, cumuler alors des signes négatifs. De même dans L'Œuvre, l'attribution par Sandoz du terme de « héros » à Claude (« un travailleur héroïque ») apparaît à un moment où Claude, après l'échec de son tableau, s'est suicidé63.

Tous ces procédés contribuent certes à souligner la « mise en relief» d'un personnage par rapport à d'autres, mais aussi à neutraliser qualitativement cette mise en relief. Et, à regarder de près le texte, on s'aperçoit que la référence au corps joue, très souvent (en symétrique de la référence à des « sentiments »), un rôle de signal de la mise en polyphonie des systèmes de valeurs. Serge, de retour à l'église après sa première rencontre bouleversante avec le Paradou et Albine, doit affronter La Teuse qui lui sert son repas, pour lequel il a été en retard. Dans La Débâcle, contrairement à ce qui se passe chez Balzac ou Hugo pour des scènes militaires semblables, Napoléon Ier ne se profile pas, avec ses références « héroïques », à l'horizon de certaines références, ne sert pas de « norme » stable pour désambiguïser les références héroïques, et Zola insiste sur les préoccupations terre à terre des personnages : « Au moment même où s'engageait la bataille, la question du ventre revenait, impérieuse, décisive. Des héros peut-être, mais des ventres avant tout. Manger, c'était l'unique affaire »64. Seule

61. Ibid., p. 293.62. I, p. 1463.63. IV, p. 356. La référence à 1' « héroïsme » de Claude est très fréquente dans

le roman (p. 233, etc.), toujours neutralisée par le rappel de son impuis-sance créatrice (il ne peint que des « morceaux »).

64. V, p. 586. On notera le terme « héros », formant antithèse avec « ventre », comment h. fonction neutralise la fiction. De même, dans La Débâcle, certaines scènes d'héroïsme, soit sont dévolues expressément à des

Henriette, personnage qui reste très secondaire, et très peu « mouvementé », est qualifiée en permanence par une référence non ambiguë à l'héroïsme, héroïsme qu'elle a hérité d'un ancê-tre soldat de Napoléon I", dont la référence, en leitmotiv, sert de repoussoir à la lâcheté générale de La Débâcle (« Henriette [...], avec ses regards limpides où revivait l'âme du grand-père, le héros des légendes napoléoniennes »)65. La Débâcle insiste beaucoup sur la part de ce ventre, qui tantôt doit être rempli (quête de la nourriture par les soldats), tantôt se vide (« dysen-terie » de l'empereur)66, débâcles d'entrailles des soldats au milieu du « feu » de « l'action » (ibid., p. 603) : « Le feu redoublait [...] il arriva à Lapoulle un accident, un tel bouleversement d'entrailles, qu'il se déculotta [...] Beaucoup étaient pris de la sorte, se soulageaient, au milieu d'énormes plaisanteries »67.

Les scènes où la vie d'un personnage est en jeu seront donc les scènes privilégiées pour souligner ou neutraliser une réfé-rence possible à un « héroïsme ». Ainsi une autre scène drama-tique de Pot-Bouille, l'accouchement d'Adèle a lieu dans une mansarde, les « boyaux » sont jetés dans un pot de chambre, et le cordon ombilical est attaché avec le cordon d'un tablier de cuisine68. De même le suicide dans Pot-Bouille de Duvey-rier, scène tragique, se trouve dédramatisée fonctionnellement par ses résultats (le suicide « rate ») et par le lieu du suicide (les cabinets)69. On notera, dans ces derniers exemples, la neutra-lisation de 1' « héroïsme » possible de certaines scènes (paroxys-mes de situations, d' « âme »), par la référence au corporel (les nerfs ; le ventre qui s'emplit/se vide). De tels procédés, curieu-sement, rapprochent le texte zolien du texte héroï-comique

personnages secondaires comme Silvine, soit sont neutralisées par référence à la « blague » ou au « comique » (voir ci-dessous le rôle de la référence à ce type d'attitude, de parole ou de « pose » pour neutraliser des systèmes de valeurs trop tranchés).

65. V, p. 903.66. V, p. 550.67. V, p. 603.68. III, p. 311.69. II, p. 356. On retrouve, curieusement, une référence à une scène semblable

dans l’Assommoir (II, p. 626) dans un fair divers commenté par Lantier.

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(Virgile travesti, etc.), dont il est intéressant (nous venons de voir l'expression inversée, en guise d'oxymoron « comique héroïque », par le personnage de Rochas) de déceler ici les tra-ces, traces que l'on pourrait retrouver chez Stendhal (ainsi les nombreuses chutes de cheval de Lucien Leuwen sous les fenê-tres de Mme de Chasteller, ses « guerres de tronçons de choux » et pseudo-campagnes guerrières contre des ouvriers, sa lapida-tion en tournée électorale, etc.). Ailleurs, telle scène dramatique (l'enterrement d'Albine enceinte à la fin de La Faute de l'abbé' Mouret) coïncide avec le saignage de Mathieu le cochon et avec la naissance du veau de Désirée. De même l'accouchement de Lise dans La Terre est-il décrit en contrepoint de l'ac-couchement de la vache. Un jeu sur les noms propres des « per-sonnages » (la vache de Désirée dans La Faute de l'abbé Mou-ret s'appelle Lise, comme la sœur de Françoise dans La Terré) souligne, de surcroît, la corrélation des scènes entre elles d'un roman à l'autre. Si Adèle, dans Pot-Bouille, accouche en s'at-tachant le cordon ombilical avec le cordon de son tablier, au dernier chapitre de La Joie de vivre, la mort de la vieille Véro-nique, qui se pend « avec le cordon d'un de ses tabliers de cui-sine », suit l'accouchement de Louise, et est juxtaposée aux pre-miers pas du petit Paul. On notera encore ici, par la référence au « tablier de cuisine », la référence au ventre, au corporel. Curieusement, l'accouchement dramatique de Louise (nom très proche de Lise) a lieu pendant un repas où l'on avait servi « du veau coupé » et est suivi de considération sur les maternités pro-lifiques et aisées de la chatte Minouche70. De même, dans Pot-Bouille, l'infanticide condamnée par Duveyrier a « coupé en deux » son enfant71 ; de même l'accouchement de Gervaise dans L'Assommoir est mêlé à une scène de cuisine : « Elle faisait, ce soir-là, un ragoût de mouton avec des hauts de côtelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu'elle pelurait ses pommes de terre. Les hauts de côtelettes revenaient dans un poêlon, quand les sueurs et les tranchées reparurent. Elle tourna son roux, en piétinant devant le fourneau, aveuglée par de

70. II, p. 1130, 1079, p. 119-1120.71. III, p. 379.

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grosses larmes. Si elle accouchait, n'est-ce pas ? Ce n'était point pour laisser Coupeau sans manger [...] elle accoucha par terre, sur un paillasson ». On a là une logique : un ventre se vide /un ventre s'emplit. Toujours dans L'Assommoir, la scène de la chute de Coupeau est prise en charge par Mme Boche, qui a des préoccupations très culinaires : « Madame Boche [...] racon-tait l'accident avec des détails interminables, toute secouée encore d'émotion. J'allais chercher un gigot [...] Il faut pourtant que j'aille chercher mon gigot »72. Souvent donc une mort humaine est juxtaposée soit aux éléments qui conditionnent la vie (manger, cuisine), soit à un début effectif de vie humaine. De même, à la fin du Rêve, Angélique meurt au moment où Hubertine sent tressaillir en elle l'enfant attendu depuis si longtemps, et dont la venue a été autorisée par une mère morte (c'est donc la mort qui permet le vivant) qui a enfin pardonné une ancienne faute. Dans L'Assommoir, la mort de la vieille Mme Coupeau est « coupée », selon la technique du montage alternatif chère à Zola, par des chansons des enfants à l'extérieur ; les oppositions : vie-mort, chuchotements-voix perçantes, vieillesse-enfance, chants-pleurs, organisent alors la dissonance des valeurs. Evidemment, la mort est suivie d'un repas joyeux : « La veillée s'égaya »73. De même le suicide (raté) de Duveyrier dans les cabinets est juxtaposé à une scène d'accouchement de Marie Pichon, et à la mort de M. Jos-serand. Le texte commente alors : « Un qui part, un qui vient »74.

Les paramètres dissonants qui interfèrent dans toutes ces scè-nes sont donc les suivants :

72. II, p. 467, p. 483.73. II, p. 657 à 662.74. III, p. 355 et 357.

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Dans certains de ces derniers exemples, on le voit, c'est sou-vent le jeu sur un personnage non anthropomorphe qui introduit une dissonance dans le personnel anthropomorphe : ou bien une mort humaine est neutralisée par la référence à la cuisine (le tablier de Véronique ; les cabinets) ; ou bien une naissance humaine est neutralisée par une mort animale (ou inver-sement) ; ou bien une mort ou une naissance humaine sont neutralisées par une mort ou une naissance animale75.

« Cassage » de l'intrigue et de ses thèmes et points forts stra-tégiques, introduction dans la fiction d'un métalangage éva-luatif (le terme même de « héros ») souvent délégué à des éva-luateurs pluriels (narrateur et personnages) ou partiellement incompétents et disqualifiés, tous ces procédés visent bien à « inquiéter » la compétence idéologique du lecteur, et à rendre impossible la « mise en hiérarchie » (la « pyramide ») d'un système de valeurs, quel qu'il soit, dans l'énoncé, donc la « projection » du lecteur en des lieux et places privilégiées. On passe ainsi d'une esthétique de l'intensité, de la concentration, de la focalisation idéologique sur un point unique, à une esthé-tique de la neutralisation normative, à une esthétique de la ponctuation dissonante, d'une écriture-monologique à une écriture-dialogique (Bakhtine) caractéristique, certainement d'une certaine « modernité » littéraire, d'une certaine « ère du soupçon » idéologique.

75. Ainsi, pour illustrer ce dernier exemple, la mort de Mme Chameau dans La Joie de vivre est suivie immédiatement de la mort du chien Mathieu (III, p. 1014). A noter, dans cette scène, la présence « dissonante » de la chatte Minouche («Qui faisait tranquillement sa toilette» — ibid.). Mathieu, rappelons-le, était le nom du cochon de Désirée saigné en même temps que la mort d'Albine, dans La Faute de l'abbé Mouret.

3 Personnage et évaluation

Une idéologie, une culture, avons-nous posé dans la première partie de cet essai, peut donc se laisser définir à la fois comme un système partiellement institutionnalisé, en équilibre, tendant à la stabilité, énonçant sous formes d'évaluations des dis-tinctions fixes, paradigmatiques (ceci est positif ; ceci est néga-tif), et également — c'est sa dimension syntagmatique et « praxéologique » — comme un ensemble de simulations impo-sant à des « sujets » sémiotiques (les personnages d'un récit), ou réels (les lecteurs du récit piégés par « projections » sur des « héros »), un corpus de propositions narratives, de modèles, de programmes articulés prenant la forme de contrats, de pres-criptions (il faut faire ce programme qui est bon et procure tel avantage) ou d'interdictions (il ne faut pas faire ce programme qui est mauvais et procure tel désavantage), programmes ordon-nançant des moyens en vue de fins et comparant les résultats aux projets, des performances à des compétences, des bénéfices à des investissements. L'idéologie, sous ces deux aspects, s'oppose donc, par sa logique, à l'espace amorphe de l'anarchie, où n'existent ni contraintes, ni interdictions, ou tout est à la fois permis et facultatif, ou l'évaluation n'a ni cours ni sanctions, où il n'y a ni oppositions (l'idéologie structure) ni scalarisations (l'idéologie définit des degrés, excès ou défauts, des mesures) :

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L'idéologie prendra donc toujours la forme, dans la mani-festation textuelle même, d'une comparaison, comparaison plus ou moins elliptique ou explicite, qui peut être d'ordre paradigmatique, qui peut être posée entre deux éléments différenciés plus ou moins présents ou absents (ceci est comparéà cela), ou comparaison qui peut être d'ordre syn-tagmatique (tel moment d'une série d'actions est comparéà tel autre moment disjoint de la même série, antérieur ou ultérieur). Evaluer êtres et procès de ses personnages (pour un narrateur), évaluer les autres personnages ou s'évaluer, (pour les personnages) c'est donc installer et manipuler dans un texte des listes et des échelles, des normes, des hiérarchies. Deux problèmes principaux se posent alors : Qui évalue (y a-t-il, dans un texte, une instance évaluante plus autorisée que les autres, où se trouvent localisées les normes ? Sur qui (sur quoi, sur quel élément et à quel endroit du texte) se porte préférentiellement l'évaluation ? Dans un texte, c'est certainement le personnage-sujet en tant qu'actant et patient, en tant que support anthropomorphe d'un certain nombre « d'effets » sémantiques, qui sera le lieu privilégié de l'affleurement des idéologies et de leurs systèmes normatifs : il ne peut y avoir norme que là où un « sujet » est mis en scène.

Ces systèmes normatifs, qui pourront venir frapper n'importe

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quel personnage, apparaîtront sur la scène du texte, notamment à travers la manifestation d'un lexique et d'oppositions spé-cialisées : positif-négatif, bon-mauvais, convenable-inconve-nant, correct-incorrect, méchant-gentil, heureux-malheureux, bien-mal, beau-laid, efficace-inefficace, en excès-en défaut, normal-anormal, légal-illégal, sain-corrompu, réussi-raté, etc. Certains termes, présents dès certains titres d'œuvres, (par exemple Les Fleurs du mal, Son Excellence Eugène Rougon, La Belle Hélène, Les Misérables, pour ne citer que quelques titres célèbres du xixe siècle) peuvent afficher, d'emblée, le rôle important que vont jouer ces catégories. Mais un titre comme celui de La Faute de l'abbé Mouret de Zola met en place un horizon d'attente complexe, car à la fois il met en relief un personnage (l'abbé Mouret) donc le valorise, et il le dévalorise normativement (la faute). Ce sont ces effets complexes, d'accentuation et d'effacement, de valorisation et de dévalorisation, que nous voudrions envisager ici, car si l'éva-luation est, d'abord, espace évaluatif, comme tout espace, cet espace est susceptible & orientations (ou de désorientations) diverses.

Nous avons fait l'hypothèse que ce discours d'escorte évaluatif tendra à se regrouper, dans le récit, à certains emplacements privilégiés, à se concentrer sur les deux aspects principaux du personnage : son être d'une part, en tant que résultat d'un faire passé, ou qu'état permettant un faire ultérieur ; son faire de l'autre et, à propos au faire du personnage (ses actes), sur certains actes ou types d'action qui font déjà, dans l'extra-texte social, l'objet de réglementations plus ou moins explicitement codifiées. Ainsi pouvons-nous sans doute prévoir qu'un discours évaluatif, a priori non localisable, ou localisable à n'importe quel endroit du texte, accompagnera de préférence, rappelons-le :

a I Le regard des personnages, la relation que le personnage a avec les objets et les spectacles du monde ; ce regard pourra (comme, éventuellement, les autres sens du personnage) dans la mesure où il est prédéterminé par toute une série de canons et de grilles culturelles, et notamment de catégories esthétiques (le beau et le laid, le sublime et le médiocre, le réaliste et le

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romantique, etc.) qui découpent le réel en « scènes », « tableaux », « spectacles », etc., se trouver accompagné d'un commentaire évaluatif sur sa « compétence » à regarder, sur son savoir-voir, commentaire pris en charge soit par le personnage lui-même, soit par un autre personnage délégué à l'évaluation, soit par le narrateur ; le regard n'a donc pas seulement, ici, une fonction purement utilitaire de ventilation d'une fiche docu-mentaire prenant la forme d'une description « optique » (comme c'est le cas dans de très nombreux textes réalistes), mais devient le lieu d'une intrusion normative, devient carrefour normatif, l'évaluation frappant aussi bien la compétence du regardeur, que son regard, que l'objet regardé, ou que le « profit » retiré par le regardeur du spectacle regardé. Une « passion » est alors, souvent, la manifestation symptomatique, dans le texte, de l'affleurement de ce normatif (plaisir ou déplaisir, répulsion ou dégoût, chagrin ou ennui, colère ou satisfaction, etc.), comme nous l'avons déjà noté.

b I Le langage des personnages : les paroles, le dire d'un personnage sur un autre personnage ou sur le monde, la rela-tion d'un personnage à un autre personnage par la médiation du langage, pourra donner lieu, tout naturellement, à un com-mentaire sur son savoir-dire, sur sa façon, style, ou manière de parler (correcte ou incorrecte, volubile ou laconique, stéréoty-pée ou originale, vulgaire ou châtiée, etc.). Ici s'insérera donc volontiers dans le texte un métalangage, et notamment le lexi-que et les locutions spécialisées de la critique littéraire ou de la grammaire, métalangage qui sera pris en charge soit par le personnage lui-même, soit directement par le narrateur, soit qui sera délégué à un autre personnage d'évaluateur.

c I L'activité technologique, le travail, des personnages ; en effet un travail est toujours un programme, la sériation ordon-nancée d'une série d'actes qui s'impliquent mutuellement. Tout travail, en tant que rencontre d'un sujet et d'un objet médiatisée par une « compétence », une « expérience », un outil et un tour de main, pourra donner lieu à un commentaire sur le savoir-faire du personnage (maniement correct ou incorrect de l'outil, travail soigné ou bâclé, résultat heureux ou ratage, etc.), commentaire porté soit par le narrateur, soit par

un autre personnage délégué à l'évaluation, soit par le person-nage du travailleur lui-même. C'est sur ces trois points, certai-nement, « que perce l'oreille de l'idéologie », selon l'expression de H. Mitterand1. Nous retrouvons ici trois « rôles » fonc-tionnels, trois « fonctionnaires » bien connus de l'Enonciation réaliste, personnages « obligés » de très nombreux romans du xix e siècle, chargés souvent simplement de ventiler et de jus-tifier la redistribution des « documents », mais à un niveau dif-férent et dans des fonctions (concentrer l'évaluation, plurali-ser l'évaluation, problématiser l'évaluation) radicalement dif-férentes. Le regard, par exemple, n'est plus ici simple moyen transitif d'ouvrir et de rendre vraisemblable une description réa-liste « objective », mais devient point d'affleurement de réfé-rences esthétiques à des canons, à des normes, aux catégories de l'histoire de l'art, etc., objet lui-même d'une évaluation éventuellement pluralisée (le regard, le regardé, le regardant sont, simultanément, frappés d'un signe positif ou négatif). Même chose pour le travail, ou pour la parole. Le personnage ici, n'est donc plus seulement vecteur utilitaire, délégué au documentaire, mais devient carrefour normatif ; il n'est plus simplement truchement ou motivation (pour « poser » vraisem-blablement une description), il devient motif idéologique. Aussi nous faut-il ajouter, à ces trois « rôles » fonctionnels un quatrième, qui se situe à un quatrième niveau d'organisation du personnage comme support d'évaluations, niveau qui pourra perpétuellement recouper les trois autres, celui de l' éthique, prise ici au sens très large de :

d I Mode d'évaluation de la relation sociale entre les person-nages ; celle-ci est en effet toujours plus ou moins ritualisée, et la relation interpersonnelle, relation entre sujets individuels ou collectifs, est toujours médiatisée par des normes, des morales, arts de recevoir, de se présenter, manières de table, théories et systèmes politiques, conduites de séduction, rites de passage, étiquettes diverses, contrats d'échange, tabous sexuels, etc., qui pourront donner lieu à un commentaire sur la

1. L'idéologie du mythe dans Germinal, Problèmes de l'analyse textuelle, Mon-tréal, Paris, Bruxelles, Didier, 1971, p. 87.

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« compétence éthique », sur le savoir-vivre des personnages (conduites légales ou illégales, correctes ou inconvenantes, pudi-ques ou impudiques, morales ou amorales, etc.), commentaire qui sera pris en charge par le narrateur, ou par un autre per-sonnage délégué à l'évaluation, ou par le personnage lui-même. Parmi toutes les conduites socialisées du personnage, « correc-tes » ou « incorrectes », le rite d'une part (la fête, toute céré-monie fortement ritualisée), la conduite amoureuse et erotique d'autre part, dans la mesure où elles mettent en jeu le corps comme support de signes, comme nous l'avons déjà souligné, seront certainement les lieux privilégiés de polarisation, de regroupement et de concentration des systèmes normatifs, normes légales, biologiques, morales, religieuses, esthétiques, sociales, etc., s'y recoupant à l'envi.

Et rappelons encore que les systèmes normatifs-évaluatifs pris en charge par ces rôles narratifs pourront certainement, comme nous l'avons déjà posé plus haut en construisant ces quatre per-sonnages types (le bavard, le regardeur, le travailleur, l'acteur social) se recouper, se relayer, alterner, se surdéterminer ou se neutraliser l'un l'autre. Enfin, outre le procédé principal qui consiste à systématiquement déléguer le commentaire évalua-tif, à le faire assumer soit par le narrateur directement, soit par un personnage délégué à l'évaluation sur autrui, soit par le per-sonnage lui-même qui s'autoévalue, ce commentaire peut por-ter, sur le mode positif comme sur le mode négatif, soit sur l'acte lui-même du personnage, dans son déroulement, soit sur les résultats et les conséquences psychologiques et matériels de l'acte pour le personnage, qui en tire soit du plaisir, soit du déplaisir et de l'ennui, soit un bénéfice positif attendu, soit une perte inattendue. Dans le second cas la référence se fait surtout par rapport à des normes économiques ou technologiques, sou-vent extérieures et collectives ; dans le premier cas, par rapport à des normes hédoniques plus intériorisées et psychologique-ment individualisées (plaisir ou ennui que le personnage retire d'un spectacle, d'un travail ou d'une parole), sans qu'il faille, bien sûr, exclure a priori le cas où une activité présentée comme « négative » puisse entraîner un « plaisir » des participants, et, inversement, où une activité explicitement présentée comme

« positive » entraîne un déplaisir des participants ; dans cette discordance entre le faire et ses résultats, entre l'objet com-menté et le sujet commentateur, résidera la possibilité de « neu-traliser » le système des valeurs qui s'attache fatalement à toute construction de personnage dans un texte littéraire. Et enfin, posons tout de suite que la morale, ou l'éthique, au sens le plus large de ces termes, peut être l'interprétant universeldes autres systèmes de médiation et d'évaluation : en effet, l'acte tech-nique, l'acte sensoriel comme le regard, l'acte linguistique, l'acte social, peuvent toujours être retraduits et paraphrasés en termes « moraux » ; ou bien, au lieu d'être neutralisé, le système évaluatif peut être naturalisé'par référence à des savoirs (pseudo-) objectifs ne relevant pas de normes, mais de la con-naissance encyclopédique du monde (les « choses », le « déjà-là », le « ça existe », le « réel »). C'est aussi dans certaines de ces opérations de traduction, ou de rewriting évaluatif, de neu-tralisation ou de naturalisation, que se signale le mieux le pou-voir de l'idéologie.

Le regard du personnage et son commentaire évaluatif

« Peindre le dessus et le dessous », écrit à plusieurs reprises Flaubert dans sa Correspondance ; « Ah ! Tout voir et tout peindre ! » s'écrie un personnage de Zola, le peintre Claude Lantier, dans L'Œuvre. Ces formules pourraient certainement servir d'enseignes à de nombreux romans du xix< siècle, siècle qui a vu, selon le mot (critique) de Valéry, « l'invasion de la littérature par la description », en parallèle à l'invasion de la peinture par le paysage. Le texte du xrx< siècle est en effet saturé d'hypotyposes. Ces morceaux descriptifs, il tend à les déléguer systématiquement à une population très dense de per-sonnages de voyeurs, de spectateurs, de regardeurs, d'espions, etc., qui vont les prendre en charge. Le personnage posté (fenê-tres naturalistes, embrasures balzaciennes, lieux élevés et bel-védères stendhaliens, hublot du Nautilus, etc.) ou mobile (V « antiquaire » des Ltinéraires, le touriste de Stendhal, le promeneur des Goncourt, le badaud zolien) assume ces

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descriptions par tous ses sens, et notamment par ses regards. L'espace documentaire et référentiel que le romancier veut « rendre » (le « rendu » — pour quel prêté ? — est bien un terme de peintre) se trouve ainsi pris en charge par un réseau particulièrement dense de lignes de mire couvrant le réel à décrire. Cela permet aux romanciers de rationaliser et de vrai-semblabiliser au mieux la ventilation de leurs « tableaux », de leurs « fichiers » et de leurs « documents » relatifs aux milieux traversés par le personnage, et de maintenir à une certaine « dis-tance » esthétique une découpe du réel (le « templum » du « contemplateur ») déjà théâtralisé comme spectacle-document. Ainsi, à des échelles d'incarnation diverses, du « voyageur » anonyme regardant Verrières (bel objet transparent, aussi, qu'une « verrière ») au début du Rouge et le Noir, du Tétrar-que Hérode Antipas, accoudé à la balustrade de sycomore, et regardant le panorama de Machaerous au début d'He'rodias, du « passant » et du « Parisien égaré » découvrant la pension Vau-quer au début du Père Goriot, ou des « yeux inconnus qui sont peut-être ouverts dans les espaces » et qui observent la barque de Gilliatt au début de la deuxième partie des Travailleurs de la mer. Le texte du xrx* siècle, c'est l'hôtel Belle-Vue. Mais le fait de réticuler ainsi le réel (personnages, objets, panoramas) par le procédé du regard réintroduit également les canons et les postures conventionnels de l'esthétique (pratique du peintre, cadrage du photographe, œil du touriste ou du badaud, ces personnages types du siècle), et permet donc à l'auteur de commenter subrepticement à la fois, le spectacle-vu, lui-même déconstruit en sites et éléments discrets (à gauche... à droite... devant... derrière...), et aussi le savoir-vouloir-pouvoir voir des regardeurs, donc d'instaurer de subtiles hiérarchies esthétiques, concordances ou discordances évaluatives, dans les spectacles et dans les spectateurs, ou entre les spectacles et leurs spectateurs. Le massif des vingt volumes des Rougon-Macquart de Zola constituent un « magasin » (un magazine) privilégié de lignes de mires, donc une galerie privilégiée de « point de vue » éva-luatifs. Zola lui-même, ne l'oublions pas, était photographe. Foisonnant de spectacles (donc de descriptions), le texte zolien sera traversé en effet d'innombrables commentaires

évaluatifs sur ces spectacles. Ainsi, dans Son Excellence Eugène Rougon, Eugène assiste à une séance de pose chez un peintre : « Très joli, très joli, murmura Rougon ne sachant que dire »2 ; le personnage de Clorinde, posant, à « une pose de déesse » un « profil pur », est d'une beauté « royale » et déclenchera les commentaires admiratifs de l'assistance et ses applaudissements (« Brava, Brava ») ; de même, dans Le Ventre de Paris, Zola nous montre Claude (un peintre) « enthousiaste » devant les légumes des Halles, « battant des mains à ce spectacle »3, « ravi »4, disant : « C'est crânement beau tout de même [...] en extase »5. De même c'est avec admiration qu'Angélique (une brodeuse d'art) assiste, dans Le Rêve, aux fastes de la procession : « Oh ! Est-ce beau ! »6 ; c'est en esthète que Claude, devenue héros de L'Œuvre s'immobilise sur le pont Louis-Philippe : « Ah ! mon Dieu ! Que c'est beau ! »7. L'évaluation a, d'abord, valeur focalisatrice. Inscrivant un « site » dans le texte, elle lui attribue une origine, donc suggère un « point de vue ». Le topographique, d'emblée, tend à suggérer un univers évaluatif, pose un sujet comme ancrage, source, et origine du site. Le spectacle, valorisé, mis en relief, valorise en retour le personnage-spectateur (focalisateur), donc tend à le mettre lui -même en relief en lui faisant endosser rétroactivement un certain nombre de compétences et de qualifications (sens du beau, émotivité devant la nature, compétence esthétique, etc.) traditionnellement valorisées, et en introduisant soit une redon-dance milieu-personnage, soit au contraire en soulignant une discordance ; dans les deux cas le texte accentue la relation entre le spectacle et son spectateur, l'objet et le sujet, et en fait un moment fort de l'intrigue. D'autre part, un site est toujours une réticulation de l'espace, une décomposition de celui-ci en

2. II, p. 65. Sur l'importance de la territorialisation du personnage chez Zola, voir notre essai te Personnel du roman, le système des personnages dans les « Rougon-Macquart » d'Emile Zola, Genève, Droz, 1983.

3. I, p. 626 et 627.4. I, p. 624, p. 622 ?5. I, p. 628 : ailleurs, il « pousse des petits cris d'admiration » (ibid., p. 618)6. IV, p. 922.7. Ibid., p. 214. Dans Le Ventre de Paris, Claude s'arrête perpétuellement à

des « tableaux tout faits » (I, p. 624).

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éléments discrets (devant, derrière, au loin, auprès, à droite, à gauche...) dont chacun pourra recevoir une valeur particulière. Les éléments d'un « montage » sont donc prêts : le romancier peut jouer, soit de la mise en phase, soit, plus systé-matiquement, au contraire, du décalage, entre le spectacle et ses spectateurs, entre parties du spectacle, et entre spectateurs-évaluateurs entre eux.

Nous avons vu, plus haut, à partir d'un exemple de Germinal, comment la grève-spectacle (la « belle horreur ») était évaluée contradictoirement par plusieurs évaluateurs distincts. La meilleure manière de neutraliser encore plus l'évaluation sur une « scène » consiste à faire assumer une scène frappée d'un net signe positif, ou simplement mise en relief émotivement, par un personnage négatif ou par un personnage qui ne sait ou ne peut, ou ne veut interpréter « correctement » le spectacle qu'il regarde, ou réciproquement. Ainsi l'exécution de Silvère (personnage principal dans La Fortune des Rougon) est-elle « mise en scène » et prise en charge par un personnage négatif, un personnage secondaire, qui éprouve du « plaisir », Justin, installé comme à un « balcon » pour assister à l'exécution de Silvère : « Il eut un sourire [...] l'assassinat du charron achevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de feu avec cette volupté qu'il prenait à la souffrance des autres, mais décuplée par l'horreur de la scène mêlée d'une épouvante exquise »8. On retrouve là l'oxymoron « épouvante exquise », leitmotiv rhétorique destiné à problématiser l'évaluation dans nombre de descriptions de ce type. Même oxymoron (« colossale et fragile ») pour l'évaluation des Halles regardées par Florent dans Le Ventre de Paris, qui se combine avec une réception négative pour le personnage (« Il tourna la tête, fâché d'ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile »). De même, le spectacle de la charge de la division Margueritte, dans La Débâcle, apprécié positivement par le roi Guillaume depuis son observatoire de la Marfée (« Ah ! les braves gens »), est frappé de l'oxymoron : « L'inutile et glorieuse charge ». Inutile glose le résultat narratif de la charge, glorieuse glose la

8. I, p. 313.

« manière » de la charge. Même oxymoron, « exquis et mons-trueux » pour qualifier les pensées de Renée au spectacle du Bois au début de La Curée, et un portrait de Renée elle-même en grande toilette, vue par Maxime, est ainsi terminé : « C'était laid et adorable »9. L'oxymoron est le signal d'un espace éva-luatif pluriel, et frappe le personnage et son univers d'un hori-zon d'attente et d'un signe ambigu. Ambiguïté qui sera donc renforcée si le spectacle, comme « templum » de la contempla-tion, est, comme les exemples le montrent, un ensemble divisé en plusieurs éléments (champ de bataille-« échiquier », ville et ses « quartiers », Halles et ses « pavillons » et « rayons », par-ties et « articulations » d'un corps recouvert d' « articles » de mode, etc.), décomposition du site qui permet de différencier ses parties en unités pourvues de valeurs esthétiques différentes. Bien sûr, le phénomène de discordance pourra être accentué si les personnages de témoins sont multipliés, si le système éva-luatif est pluralisé dans ses sources. Ainsi l'horrible bataille de Bazeilles est assumée successivement par les commentaires d'un gamin blagueur (« Oh ! ce qu'ils sont rigolos ! [...] Une joie folle fit danser le gamin, qui trouvait ça très farce — Bravo ! [...] Son petit compagnon continuait à rire »)10, et par les regards horrifiés d'Henriette. De même, la scène à grand spec-tacle du baptême du prince impérial dans Son Excellence Eugène Rougon est assumée alternativement par les regards émerveillés de Mme Correur (« ahurie, croyant avoir vu quel-que vieux tableau, pareil à ceux du Louvre »)n, et par ceux,

9. I, p. 329, 4o4.10. V, p. 629- De même la bataille est vue également par « trois femmes »

applaudissant au spectacle depuis leur fenêtre (ibid., p. 5757.11. II, p. 102. On trouve très fréquemment, dans la littérature du milieu du

XIX- siècle, ce thème du provincial ahuri ou du « badaud qui va voir les travaux de la ville » (voir Les Bourgeois de Molinchart, de Champfleury, ou le bourgeois qui « baguenaude sur les boulevards, regardant sans voir et surtout sans penser », de la Physiologie du bourgeois de H. Monnier. Les yeux écarquillés, ou ébahis, ou « arrondis » (II, p. 91) sont le leitmotiv des Charbonnel, ainsi que celui des parvenus Mignon et Charrier dans La Curée. La visite à l'exposition universelle sera souvent prise comme thème et lieu de ces ahurissements oculaires.

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négatifs, blasés, de Rougon (« ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont fatigué ») ou de Du Poizat (« c'est assom-mant »). L'opposition (fondée sur le « savoir ») :

définit alors à son intersection deux types contradictoires de per-sonnages de spectateurs que nous rencontrons souvent dans le texte du xix e siècle, l'autochtone d'une part, l'intrus d'autre part (ici une provinciale de classe moyenne face à des Parisiens du grand monde), souvent liés en couples quasi figés ; ils cons-tituent alors avec, en tiers, les personnages qui forment le spec-tacle regardé, un carrefour d'espaces normatifs souvent contra-dictoires, où la notion d'espace, de topos, réglemente de façon contraignante à la fois le déploiement des lignes de mire, mais leur valeur quasi juridique (l'intrus et l'autochtone n'ont pas les mêmes droits sur l'espace, qui lui-même, privé ou public, implique des contraintes diversifiées) :

En effet, le fait de faire regarder un spectacle « avec ou sans personnage » par deux (ou plusieurs) personnages permet à l'auteur de juxtaposer deux (ou plusieurs) évaluations contra-dictoires, donc de « brouiller » l'espace normatif qui accompa-gne la scène : Lucie et Jeanne trouvent, nous l'avons vu plus haut p. 33, la horde des grévistes de Germinal « superbe » ; mais Mme Hennebeau la trouve en revanche « atroce » ; Mme François vitupère « ce gueux de Paris » que Claude, lui, trouve « superbe ». Quant à la foule de Germinal, personnage collectif objet des regards des personnages d'observateurs, elle est

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frappée directement par le narrateur tantôt, sur certains de ses éléments, de signes positifs, tantôt sur d'autres de signes néga-tifs, et elle est elle-même, en tant que « morceau » (ekphrasis, belle scène descriptive), narrativement, par le « montage » même des séquences, juxtaposée (ou enchâssée) en antithèse dissonante à un décor présenté comme positif12. La première apparition de Nana au théâtre est, de même, ainsi commentée : « Dans le couloir, deux jeunes gens, frisés au petit fer, très corrects avec leurs cols cassés, se querellaient. L'un répétait le mot : Infecte ! infecte ! Sans donner de raison ; l'autre répondait par le mot : Epatante ! épatante ! dédaigneux aussi de tout argument »13. Ici la référence à la mode (cheveux et habit, référence à un savoir-vivre) redouble le jugement esthétique (sur un spectacle) et s'accompagne d'une évaluation linguistique (le « mot » qui évite le discours « argumenté »).

Il semble bien que nous ayons là un procédé typique de défocalisation de l'espace normatif-évaluatif du récit : ce pro-cédé ne consiste pas, on le voit, à supprimer toute évaluation, à construire un texte « objectif » ; ce que quelqu'un comme Zola construit autour du personnage, c'est une mosaïque, un

12. Voir la musique « barbare » et « la sonnerie sauvage » de la corne de Jeanlin (III, p. 1417), les « yeux ensauvagés » de la Maheude (ibid.), la « férocité croissante (ibid., p. 1421), la « folie » qui détraquait toutes les têtes » (ibid.), etc. Face à cela Zola nous décrit en enchâssement la « chaude buée intérieure de la Piolaine » avec son « impression de bonhoramie et de bien-être, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bon-heur sage, où coulait l'existence des propriétaires » (III, p. 1424). On notera la redondance des notations positives (soulignées par nous), ainsi que les termes d' « impression, sensation », qui renvoient ici à des observateurs anonymes, personnages non explicités, ce qui contribue à « diluer » l'ori-gine de l'évaluation. Même type de construction de spectacle contraste'dans La Fortune des Rougon, où les insurgés, présentés comme incluant des per-sonnages positifs (Miette, Silvère), portent sur eux-mêmes un jugement positif (« joie [...] enthousiasme [...] »), et sont jugés par une instance anonyme (« on fêtait les insurgés comme on fête des libérateurs [...] allé-gresse toute méridionale [...] confiance rayonnante » — I, p. 210) ; de plus ils sont contemplés depuis une fenêtre, véritable « balcon » de théâtre, par des personnages qui les jugent négativement (— « Quels gueux ! murmu-rait le commandant, appuyé à la rampe d'une fenêtre, comme sur le velours d'une loge de théâtre [...] cette canaille ! [...] c'est une honte [...] ils ont traîné leurs créatures avec eux [il s'agit de Miette]. Pour peu que cela continue, nous allons assister à de belles choses », ibid., p. 210-211).

13. II, p. 1110.

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« patchwork » d'espaces évaluatifs juxtaposés, voire une hypertrophie d'univers évaluatifs, plutôt qu'un monologue univoque au service d'un système de valeurs privilégié. Ainsi le spectacle de la triperie des Halles, frappé par le texte de l'oxymoron « horreur exquise », est également frappé de nom-breux termes négatifs (« puer », « sang », « sales », « guil lotine », « boue horrible », « sanguinolente », « charnier »...), et est pris en charge par le trio Cadine-Marjolin-Claude (« s'amusant », « inquiets et ravis », « ils jouissaient », « en extase ») dont le texte note tantôt les réactions ambiguës, frappés de l'oxymoron (« ravis et inquiets »), tantôt le plaisir, avec, de plus, des comparaisons incongrues avec des objets culturels : « Claude, l'œil pâmé, était plus heureux que s'il eût vu défiler les nudités de déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques »14. De même, toujours dans Le Ventre de Paris, le spectacle, prosaïque en lui-même, des légumes des Halles est pris en charge, on le voit, par le regard tour à tour tenté, étourdi, écœuré de Florent l'affamé. D'où une série d'évaluations « paradoxales » (les légumes faits pour nourrir dégoûtant Florent et enthousiasmant esthétiquement Claude ; le point de vue de Florent est opposé à celui de Claude) :

Le spectacle tend donc à devenir un « nexus normatif » (plai-sir et dégoût, esthétisme et utilitarisme, etc..) où chaque valeur invoquée, qu'elle soit prise en charge directement par un nar-rateur ou déléguée à un (ou plusieurs) personnage, nommé ou anonyme, de spectateur, tend à neutraliser la valeur voisine15. De même la première description de la charcuterie Quenu dans Le Ventre de Paris, prise en charge par Florent, se présente avec un excès de termes positifs : « Elle était une joie pour le regard. Elle riait [...] couleurs vives qui chantaient [...] tendresse [...] cadre aimable [...] [Lisa] mettait un bonheur de plus, une plé-nitude solide et heureuse [...] belle femme », etc. L'excès hyperbolique même de certains termes, « trop » positifs, la répétition insistante des adjectifs gros et gras, tend cependant à provoquer le suspens du jugement du lecteur, à provoquer un horizon d'attente problématique, d'autant plus que Zola mentionne un « frisson à fleur de peau » de Florent devant ce spectacle, et modalise discrètement cette description soit par des oxymorons, soit par des images « dissonantes » comme « cha-pelle du ventre », ou par l'introduction d'objets culturels incon-grus comme les « Amours joufflus » de la devanture. Redon-dance hyperbolique (de signes soit positifs, soit négatifs) et oxy-moron sont encore ici les deux procédés rhétoriques qui signa-lent et mettent en relief l'espace évaluatif-normatif du person-nage, mais qui, en même temps, le problématisent. Evidem-ment, cette évaluation de Lisa (son leitmotiv : « la belle Lisa ») ne prendra tout son sens que narrativement et syntagmatique-ment, que par la suite, confrontée à une dernière et symétrique description positive de la charcuterie, qui clôt le roman juste après le drame de l'arrestation de Florent. L'architecture narrative globale, ici, lèvera l'indécidabilité d'une construction locale.

Nous trouvons ce type de construction même pour des per-sonnages en apparence non ambigus, comme Serge et Albine

15. « Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d'artiste » (I, p. 623). « Florent souffrait [...] il ne voulait plus voir [...], l'angoisse le prit » (ibid., p. 628-629). « La carotte crue, qu'il avait avalée, lui déchirait l'estomac » (ibid., p. 632). « C'est crânement beau tout de même, murmurait Claude en extase. Florent souffrait » (ibid., p. 628).

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14. I, p. 774-776.

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dans l'épisode du Paradou dans La Faute de l'abbé Mouret. Les personnages, en effet, y sont mis en scène de façon nettement positive. Au : « Comme tu es beau ! » d'Albine regardant Serge, correspond en écho le : « Comme tu es belle ! » de Serge à Albine. La réciprocité, ici, la « mise en écho » des évaluations positives, souligne une positivité non ambiguë, met en relief un « couple » ; cela est réaffirmé quand on replace ces personnages dans le système global de l'histoire, où les personnsages sont jugés différentiellement, par rapport aux autres personnages (cf. le « Vous êtes laid ! », de Désirée à Archangias et le : « Vous êtes belle ! » de la même Désirée à Albine) et aux autres moments de l'histoire des mêmes personnages ; mais, à l'échelle locale, ces mêmes personnages peuvent ne plus se trouver beaux, et ne plus trouver beaux les milieux qui les entourent. Même dans la partie II, l'idylle esthétique des personnages est entrecoupée, à regarder de près, de moments où ils trouvent le Paradou laid et inquiétant, comme dans l'épisode des plantes grasses16, et surtout la redondance de la positivité esthétique est partiellement neutralisée par l'insertion d'une autre norme, d'une négativité morale, qui accompagne discrètement le trajet des personnages17 ; il est significatif que l'endroit de la faute (manquement à la norme morale, à un savoir-vivre), soit aussi l'endroit le plus beau (positivité et conformité à une norme visuelle esthétique). Curieusement, l'anormal, le fou, le simple d'esprit, Désirée, semble être le « désambigui-sateur » ultime du système (elle apprécie « correctement » la beauté et la laideur), mais sa folie même le rend problématique. Notons que la discordance peut être interne au personnage, visible sur son physique, ou son habillement (et c'est

16. D'où l'oxymoron : « griserie amère » (ibid., p. 1387), et la grande fré-quence de termes négatifs : « fétide », « vertige », « cauchemar », « mons-tres », « cloportes », « pustules », « maladie », « empoisonnée », etc. (ibid., p. 1387 et suiv.) dans ce passage.

17. « C'est défendu, déclara gravement Albine. Tous les gens du pays m'ont dit que c'était défendu » (ibid., p. 1358) ; « Tu sais bien que c'est défendu » (ibid., p. 1367) ; « Ton herbe où l'on meurt... [...] c'est défendu » (ibid., p. 1359) ; « Ce n'est pas défendu » (ibid., p. 1401) ; « Nous avons péché, nous méritons quelque châtiment terrible » (ibid., p. 1416).

alors le regard d'un tiers, délégué à l'observation esthétique, qui problématise le personnage), ou bien la discordance peut être peu à peu construite par l'intrigue elle-même, un signe moral portant sur les actes ultérieurs du personnage pouvant neutraliser un signe esthétique, ou inversement. Ainsi des deux personnages Lisa (Le Ventre de Paris) et Clotinde (Son Excel-lence Eugène Rougon) toutes deux qualifiées de « belles » dès leurs premières apparitions, dont la première est surtout désam-biguisée par ses actes ultérieurs (quoique, nous l'avons vu, le narrateur frappe déjà, d'emblée, de signes légèrement négatifs la description de la charcuterie vue par Florent), la seconde frappée d'un signe esthétiquement ambigu (« étrangement », « robe mal faite ») dès sa première apparition. Elle est, à un moment, présentée d'une sorte d'oxymoron descriptif, comme une « Junon fille de brasserie »18. On notera, dans ce double exemple, le déplacement métonymique (l'habitat pour l'habitant ; l'habit pour l'habitant) du point d'application de la norme esthétique.

Lieu d'une « mise en spectacle » du texte (un spectacle, un spectateur, une « scène »), d'une théâtralisation et d'une « mise en scène » de la part de l'auteur, il est donc normal que le point d'où l'on voit soit le lieu où soit mentionné une sorte de « prime de plaisir »19. Emma Bovary, du haut du panorama

18. « Une grande fille, d'une admirable beauté, mise très étrangement avec une robe de satin vert d'eau mal faite, venait d'entrer [...] Tiens ! La belle Clorinde ! murmura M. La Rouquette » (II, p. 18). L'expression de « fou lucide », bel oxymoron que Zola a été chercher dans ses lectures documen-taires de 1868-1869 (Trélat), et qu'il aime utiliser (notamment pour Mouret dans La Conquête de P/assans), caractérise également Clorinde (II, p. 147). Louise de Mareuil, dans La Curée, est aussi un personnage frappé de l'oxy-moron « laide et adorable » (I, p. 434).

19. Le plaisir, mêlé de terreur éventuellement, suivra donc volontiers les nom-breuses « scènes » de flagrant délit qui parsèment l'œuvre. Plaisir qui ren-voie, aussi, à celui du lecteur attendant « la suite ». Les termes mêmes qu'utilise Zola sont symptomatiques à cet égard ; ainsi il écrit d'Etienne suivant et espionnant Catherine et Chaval dans Germinal : « Il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualité qui changeait le cours de ses réflexions » (III, p. 1242). En tant que témoin, en tant qu'éprouvant du plaisir, ou de la curiosité, Etienne est surtout le substitut du lecteur (et aussi du narrateur : il y a un plaisir, non seulement à lire « la suite », mais à « écrire » de telles scènes).

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qui domine Rouen, sent, nous l'avons déjà noté, son cœur se « dilater » de bonheur. Le hublot du Nautilus est le théâtre d'une intense activité jubilatoire et euphorique (« quel spectacle ! [...] notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas [...] je m'extasiais [...] On conçoit ma joie de professeur [...] émerveillés [...] rien de plus admirable que [... ] nos yeux éblouis [... ] enchanteresse vision », etc. — chap. XIV). La fenêtre, le lieu occupé par le regardeur, devient le lieu d'une réécriture, très souvent, de l'esthétique (le beau, le laid, etc.) en éthique ou en hédo-nique. De façon générale, les embrasures, les seuils, les encoignures, les balcons et les lieux élevés, l'air transparent, le corps transparent (la vitre, la fenêtre), métaphores elles-mêmes « transparentes » des « miroirs » et « écrans » des textes théoriques des romanciers quand ils parlent de la littérature, tendent souvent, quasi automatiquement, à se poser comme les lieux d'inscription d'un plaisir ou d'un déplaisir du personnage, voire d'une jouissance ou d'une angoisse de la part des spectateurs : « Cette fenêtre lui procurait des jouissances sans fin », dit Zola de Mlle Saget dans Le Ventre de Paris10 ; ailleurs Zola parle d'un personnage « jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenêtre »21 ; la fenêtre est, pour Hélène, dans Une page d'amour, « la seule récréation qu'elle prit »22, et pour Félicité une de ses « distractions » favorites23. D'Angélique (Le Rêve) le texte nous dit que « c'était avec la joie d'une véritable récréation qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre [...] Mais ce qui plaisait à Angélique, c'était le balcon [...] Jamais Angélique ne se lassait »24. D'où les « applaudissements » qui accompagnent souvent l'organisation du réel en spectacles esthétiques assumés par des spectateurs postés, et que l'on peut lire aussi bien comme un commentaire des personnages sur ce réel que comme un méta-commentaire (un satisfecit) du narrateur sur lui-même. L'applaudissement cumule la

20. I, p. 856-857.21. I, p. 23.22. II, p. 822.23. I, p. 70 (La Fortune des Rougon).24. IV, p. 869-870.

thématique du théâtre (du spectacle), celle du plaisir, et celle de la fixité du spectateur posté. Dans La Débâcle, les personnages immobiles au milieu des flux et des flots perpétuels de foules sont toujours des spectateurs. Ainsi ces civils « restés » dans la bataille de Bazeilles : « A l'angle d'une ruelle dans une petite maison, trois femmes étaient restées ; et tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amusé d'être au spectacle »25. A la limite, en l'absence d'autres personnages que les personnages regardés, ce « satisfecit » peut être délégué à un actant collectif, à un personnage non anthropomorphe. Ainsi de la clausule du chapitre XV de La Faute de l'abbé Mouret : « Le parc applaudissait formidablement ».

Un pathétique, une sentimentalité, à la fois conséquence et signal indirect du normatif (nous avons déjà indiqué que la norme s'accompagnait souvent d'un affleurement de références à des « passions », ou a des « sentiments »), tend bien à accompagner toute inscription d'un système de valeurs dans un texte. L'euphorie, par exemple, est une sorte de profit après un investissement, bénéfice du désir. Mais c'est aussi une législation qui s'introduit dès la composition du moindre « site » ou topos de regards : tout espace, selon qu'il est public, privé, ou semi-privé, autorise ou interdit certaines activités, définit comme convenable ou inconvenable tel ou tel geste. Regardez d'un lieu clos (privé) vers un lieu ouvert n'est pas équivalent à regarder d'un lieu ouvert (public) dans un lieu clos (privé)26. Ce qui peut être regard de touriste (autorisé) dans un cas peut devenir espionnage (interdit) dans l'autre cas. C'est donc une sorte de méta-espace évaluatif qui peut venir se greffer sur toute mention d'espace réaliste optique.

Et comme si le narrateur-descriptif, honteux de s'être laissé emporter à décrire, se jugeait alors sévèrement, un certain nom-bre de descriptions sont accompagnées d'une sorte de glose autoréférentielle qui peut être lue comme un commentaire que

25. V, p. 575.26. Sur cette réticulation normative de l'espace, voir E. Goffman, La Mise en

scène de la vie quotidienne, trad. franc., Paris, Ed. de Minuit.

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le narrateur, via ses personnages, fait porter sur son propre texte, sur son propre savoir-écrire ; surtout lorsqu'une telle glose vient après une série descriptive, ou après la deuxième descriprion du même décor. Ainsi la deuxième description du Bois par Zola à la fin de La Curée, qui reprend celle de l'inci-pit, parle d'un « éblouissement », où « les yeux battaient, on ne distinguait [...] que la tache sombre de la barque de promenade »27. Ainsi l'exposition de blanc du Bonheur des Dames « fatiguait le regard »28 ; ou bien une débauche de couleurs provoque chez le personnage une « fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant des couleurs »29 ; ainsi le Paradou : « C'était trop vaste, trop complexe, trop fort —Je ne vois pas, je ne comprends pas, s'écria-t-il »30. De même Florent dans les Halles est « perdu, les yeux effarés, la tête cassée »31 ; de même la pulvérulence généralisée des choses décrites (le leitmotiv : « poussière de soleil », est général dans le texte zolien), aboutit dans La Faute de l'abbé Mouret à des « bigarrures confuses », à « l'évanouissement des choses »32. La visite du Louvre, dans L'Assommoir, cause aux visiteurs (les invités à la noce de Gervaise) « un gros mal de tête ».

27. I, p. 592. On notera le focalisateur « on », qui relaie le personnage nommé (Renée) qui a inauguré la description.

28. III, p. 797.29. III, p. 631. Il s'agit de Florent dans les Halles ; « un éblouissement l'aveu-

glait » (ibid., p. 632), il est « aveuglé » (ibid., p. 633).30. I, p. 1329.31. I, p. 696. Il est significatif de voir des termes tout à fait semblables venir

sous la plume de Valéry quand il critique la « division trop fine », le « papillotement » des descriptions dans l'œuvre littéraire (Œuvres, éd. cit., t. II, p. 736, 552, etc.).

32. I, p. 1352, p. 1405, etc. Voir également Etienne, assumant par ses regards tour à tour « habitués » ou « aveuglés » une description de la mine : « Etienne resta immobile, assourdi, aveuglé [...] Ses yeux s'habituaient [...] ce vol géant sur sa tête l'ahurissait [...] les oreilles cassées [...] sans qu'Etienne comprît rien à ces besognes compliquées » (III, p. 1152-1153). Dans ta Curée, la chambre de Christine et de Renée à l'hôtel Béraud est également décrite en fonction de sa chambre ouvrant sur la Seine et Paris. Cette chambre, à la fois « belvédère » et « pigeonnier » (I, p. 401), est un « paradis ». Les fillettes y passent des heures à regarder Paris « enthousias-mées », pleines d'une « grande joie », « ravies » (ibid., p. 401, 402, 403). Mais là aussi le plaisir « charnel » est présent ainsi qu'un interdit (c'est-à-dire un signe ne'gatif) joint à une « lassitude » : « Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà et rapportant du pensionnat des

Le moment narratif où le regard du personnage sera sans doute le plus surdéterminé par toutes sortes de canons normatifs sera certainement celui où le spectacle regardé est déjà constitué référentiellement comme objet esthétique, ou comme œuvre d'art (image, tableau, sculpture, architecture...). Le romancier, qui est finalement, avant tout, un déconstructeur normatif"(il tend toujours à analyser, à décomposer, à déconstruire un élément du réel en ses divers niveaux de détermination normative), sait que l'objet sémiotique-esthétique n'est pas une essence « massive », il sait que s'y surdéterminent à la fois une norme esthétique (le beau, le laid), une norme technologique (un travail soigneux ou bâclé d'artiste), une norme rhétorique (la parole, jargonnante ou simple, des critiques et des personnages commentant l'œuvre), et une norme éthique (il y a des sujets de tableaux « convenables » et d'autres « inconvenants »). Affecter d'un signe positif l'œuvre, c'est mettre en relief aussi bien le producteur de l'œuvre que le regardeur de l'œuvre dont la compétence trouve alors matière à s'exercer. Mais le système là aussi peut se compliquer : un personnage négatif (par exemple présenté comme dépourvu de tout goût artistique) peut juger positivement un objet (tableau, spectacle, etc.) positif ; mais il peut juger positivement un objet négatif, négativement un objet positif, etc. Il y a là, particulièrement nets en cas de présence d'une œuvre d'art, les éléments d'une combinatoire normative que de nombreux écrivains (les Goncourt, Balzac, Stendhal, Zola, etc., dans les romans qui traitent explicitement de l'œuvre d'art ou mettent en scène des peintres) semblent avoir fréquemment utilisée, et qui va bien dans le sens de Y ambiguïsation et de la neutralisation de l'espace normatif-esthétique du personnage, mais dont la résultante ultime revient souvent à frapper d'un signe globalement négatif le personnage délégué au regard. On peut donc poser que l'introduction d'une œuvre d'art dans le paysage d'un roman, qu'elle soit prestigieuse (les tableaux du

curiosités charnelles, jetait un regard dans l'école de natation des bains Petit [...] Elle cherchait à voir, entre les linges flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, les hommes en caleçon dont on apercevait les ventres nus » (ibid., p. 403).

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Louvre regardés par la noce de L'Assommoir) ou naïve et déri-soire (les « peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires » etc., de Rimbaud), introduit sans doute, toujours, une sorte de vacil-lation et de déstabilisation évaluative dans l'énoncé, la référence aux canons de la « beauté », aux « goûts et aux couleurs », créant toujours une sorte de brouillage des valeurs. D'où l'in-térêt de repérer soigneusement alors, dans tout texte, son affleurement, et de voir de près quel est le montage des sites, meubles, immeubles ou objets esthétiques qui prennent en charge cette référence à la « beauté ». Terminons sur un exem-ple de L'Assommoir : « Coupeau avait orné les murs de son mieux, en se promettant des embellissements : une haute gra-vure représentant un maréchal de France, caracolant avec son bâton à la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace ; au-dessus de la commode, les photographies de la famille étaient rangées sur deux lignes, à droite et à gauche d'un ancien bénitier de porcelaine dorée, dans lequel on mettait les allumettes ; sur la corniche de l'armoire, un buste de Pascal faisait pendant à un buste de Béranger, l'un grave, l'autre souriant, près du coucou, dont ils semblaient écouter le tic-tac. C'était vraiment une belle chambre. » Le cadre des meubles est ici, au corps de l'habitant, une sorte de démultiplication du vêtement du personnage : un moyen de le situer dans un univers de valeurs. Ici, par voisinages, détournements, et décalages, se construit un univers problématique, neutralisé, plurisémiotique (bustes, photographies, images, référence indi-recte à des textes) : détournements de fonctions (l'image à regarder « tient lieu » de glace où se regarder, infraction à la norme d'utilisation des objets et outils) ; détournement d'objet de culte en objet utilitaire (les allumettes dans le bénitier) ; échelle de « beauté » à étalon incertain (« de son mieux... pro-mettant des embellissements ») ; photos de famille — et quelle famille — (au lieu d'images pieuses) encadrant le bénitier ; neutralisation de Béranger par Pascal, et inversement ; neutra-lisation de Pascal par le coucou, et inversement ; symétries systématiques (« entre un canon et un tas de boulets, rangés sur deux lignes, à droite et à gauche, faisait pendant à »)

neutralisant un bric-à-brac et un hétéroclite culturel (Pascal, le maréchal de France, la famille Rougon-Macquart, etc.) et inver-sement, tout cela rend problématique l'évaluation (par le lec-teur) de l'évaluateur-décorateur (Coupeau), de l'objet évalué (la chambre), et de l'origine même de l'évaluation : qui, du narrateur ou de Coupeau, prend en charge le fragment de style indirect-libre mis en clausule : « C'était vraiment une belle chambre » ? Nous reviendrons sur ce problème de l'œuvre d'art comme « foyer évaluatif ».

La parole du personnage et son commentaire évaluatif

Comme la « scène » et la tranche de « vision », la parole des personnages se présente souvent, entre ses guillemets, ses ali-néas et ses tirets, comme un énoncé séparable à forte cohésion interne. Un commentaire normatif pourra donc, avec toutes les garanties de la vraisemblance, s'y greffer et venir accompagner les prises ou les abandons de parole du personnage. Ainsi le personnage aura une parole technique ou vague, correcte ou incorrecte, prosaïque ou symbolique, efficace ou inefficace, fié-vreuse ou calme, un débit pressé ou lent, une élocution embar-rassée ou facile, une phraséologie verbeuse ou concise, plate ou imagée, etc., tous adjectifs évaluatifs qui, en fin de compte (c'est la dimension autoréflexive de toute évaluation de parole en texte littéraire), n'évaluent pas autre chose qu'un texte appartenant à l'auteur lui-même, et qui introduisent sur la scène du texte les expressions, la terminologie, les métaphores de la grammaire, de la rhétorique, ou de la critique littéraire ; ces évaluations sont mises au compte soit, directement, du narrateur, soit du parleur lui-même, soit d'un personnage délégué qui commentera cette parole. D'où l'intérêt de certains personnages types comme le prêtre, le poète, le beau parleur, le bavard mondain, le parvenu volubile, l'homme de salon, etc., qui reviennent si souvent dans le roman du XIX E siècle. La mise en scène, par exemple, d'un personnage comme le poète Canalis, dans Modeste Mignon de Balzac, permet l'introduction d'un riche métalangage d'escorte proliférant dans le texte

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au voisinage de toutes les « prises de parole » (ou « prises d'écri-ture ») du personnage : « Formules déclamatoires, morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, caressante poésie femelle, poé-sie débitée avec le talent d'un grand acteur, dit emphatiquement Canalis, emphase de mélopée, ton déclamatoire, lieux communs modernes, expressions sonores, prose pompeusement débitée, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d'images et en se complaisant dans sa phrase », etc. De même, le fait d'introduire dans un roman une parole écrite ou retranscrite, comme par exemple une correspondance par let-tres (cf. les véritables « romans par lettres » qui apparaissent dans presque tous les romans stendhaliens), permet, également, l'introduction d'un même système d'évaluation redoublé sur l'écriture des personnages (l'intrigue de Modeste Mignon, on le sait, est fondée au départ sur une correspondance anonyme et faussée entre Canalis et Modeste).

Remarquons, tout de suite, que l'écrivain, au xix< siècle, surtout l'écrivain de projet « réaliste », semble fasciné par une particularité du réel qui, justement, semble permettre le réa-lisme : le réel déjà-écrit, le réel en tant qu'il est support concret de paroles, d'inscriptions et d'écritures, le réel déjà sémiotisé (graffitis, épitaphes, pancartes, affiches, réclames, étiquettes d'objets, enseignes, symboles et signes de la rue, etc.). Le texte ne pouvant copier et reproduire que du texte, l'auteur réaliste va, avec une prédilection particulière, prélever dans le réel les éléments scripturaires de ce même réel ; la « copie » (c'est peut-être pour cela que les objets emblématiques du réalisme pour-raient être le perroquet de Félicité — l'oiseau qui répète une parole déjà dite — et le double pupitre à copier de la fin de Bouvard et Pécuchet) est, peut-être, la seule pratique d'écriture vraiment réaliste, celle qui consiste à retranscrire par l'écriture le déjà-écrit d'un monde « sémaphorique » : les manœuvres électorales de Lucien Leuwen passent par l'utilisation du télégraphe, dont Hugo, dans son voyage sur le Rhin, note la présence constante dans les paysages, hiéroglyphes ponctuant les hauteurs du relief. « L'antiquaire » hugolien est, également, un décrypteur et recenseur maniaque d'inscriptions votives, funéraires, dédicatoires, publicitaires ; Homais est, dans son

magasin, environné d'écritures, de pancartes, de réclames ; Gil-liatt a son nom écrit sur la neige, et Bouvard et Pécuchet dans leurs chapeaux, aux premiers chapitres des œuvres dont ils sont les héros ; Stendhal-Brulard écrit sur le sol, sur les murs de sa maison, sur sa ceinture, sur ses bretelles ; les noms de Sorel, de Vauquer, du magasin « Au Bonheur des Dames », s'inscrivent sur des enseignes au seuil du Rouge et le Noir, du Père Goriot, et d'Au bonheur des Dames. Coppée, Rimbaud, Nouveau, Verlaine, Verhaeren, sont fascinés par les réclames, enseignes, inscriptions diverses du mobilier urbain qui prolifèrent sur les murs de la ville. Coppée consacre un poème entier à ce bel exemple de corps sémaphorique, L'Homme-sandwich, et Balzac reproduit la partition du chant de l'héroïne dans Modeste Mignon. En attendant les réclames des passages parisiens (Aragon), et « les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut [...] les inscriptions des enseignes et des murailles/Les plaques les avis [qui] à la façon des perroquets criaillent » de Zone d'Apollinaire (on retrouve, dans ce dernier exemple, notre perroquet)33.

Décrivant, réécrivant et décryptant un réel déjà saturé de « paroles gelées », d'écritures, le texte pourra joindre « natu-rellement » à cette retranscription une appréciation sur les rela-tions de ces inscriptions aux codes et règles de la grammaire ou de la rhétorique : voir les « livres erotiques sans orthographe » de Rimbaud, les « cela » « écrits avec ceux / » de Julien dans Le

33. Sur les enseignes, qui semblent bien avoir fasciné romanciers et poètes du XIX' siècle (le mot rime très souvent avec saigne dans les textes poétiques, chez Verlaine notamment), voir V. Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris (1858). Valbum Zutique est plein de références à la réclame et aux enseignes. Cet objet du mobilier urbain, outre qu'il permet d'introduire avec naturel et vraisemblance le nom (propre) d'un personnage principal, outre qu'il introduit souvent des images, désigne un lieu spécifique, comporte des noms (communs), et signifie une fonction. C'est donc un objet sémantique particulièrement complexe, et donc relevant de divers systèmes normatifs importants : norme linguistique (elle est plus ou moins « lisible », « correcte » : voir, dans Molière, le personnage du « correcteur d'enseignes » Caritidés dans Les fâcheux), norme juridique (l'enseigne est propriété privée ; les « sujets » plus ou moins convenables de l'image), norme technique (l'enseigne est plus ou moins bien agencée, clouée, cal-ligraphiée, etc.) et norme esthétique (sujets plus ou moins « naïfs ») s'y surdéterminent.

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Rouge et le Noir, les « cuirs » du lieutenant-colonel Filloteau dans Lucien Leuwen, etc. Le langage, c'est déjà de la loi ins-crite dans le réel. Plus généralement écrire, parler, c'est, pour un personnage, se confronter à des normes langagières, risquer de voir évaluée sa compétence à parler une langue.

Ces évaluations, chez de nombreux romanciers, servent sou-vent à mettre en relief, d'abord, la position d'un personnage à un moment précis de l'intrigue, moment de « prise de parole » qui peut coïncider avec une « prise de pouvoir », moment qui, selon l'acceptation positive ou négative du commentaire, sera donc désigné comme moment « fort » ou moment « faible » de l'histoire du parleur et/ou de son interlocuteur. Ainsi, dans L'Argent de Zola, de Saccard expliquant ses premiers projets spéculatifs au député Huret : « A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, [...] il s'enflammait d'une ardeur lyrique ». De même, le « bilan » du même Saccard est présenté ainsi : « Plus encore que la science, l'antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, éblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d'une phrase, dont il était très content »34.

Le discours d'Etienne aux mineurs, moment clé de l'intrigue dans Germinal, permet à Zola, certes, de caractériser son personnage au faite de sa gloire, de placer un bilan sur la situa-tion, mais aussi de s'introduire comme commentateur en accompagnant ces paroles d'un commentaire stylistique : Etienne commence « d'un ton froid », puis « affectant l'élo-quence scientifique : des faits, rien que des faits » ; il fait « un historique rapide de la grève » ; il continue « d'une voix chan-gée » ; c'était « l'apôtre apportant la vérité » ; peu à peu, « Etienne s'échauffait [...] Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familière, qui empoignaient son auditoire [...] il aborda des questions

34. V, p. 101, 115, 167.

obscures de droit, le défilé des lois spéciales sur les mines [...] Etienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des ins-truments de travail à la collectivité, ainsi qu'il le répétait en une phrase dont la barbarie le grattait délicieusement [... ] Son col-lectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'était raidi en un programme compliqué dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord il posait que [...] En phrases rapides, il remontait au premier Maheu [...] Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules [...] »35.

Un même mouvement tend à organiser, on le voit, ces tran-ches de parole en moments différenciés : l'orateur va du moins échauffé au plus échauffé, de l'embarrassé au facile. Même chose pour l'orateur socialiste Pluchart parlant aux mineurs : « Sa voix sortait, pénible et rauque [...] Peu à peu il l'enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts, accompagnant les périodes d'un balancement d'épaules, il avait une éloquence qui tenait du prône, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre [...] Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint ». Même programmation pour le discours du mineur Maheu au directeur de la mine : « Il commença, la voix hésitante et sourde d'abord [...] Sa voix se raffermissait [...] maintenant il était lancé, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'écoutait avec surprise »36. Même type de présentation stylistique, dans un autre texte, pour les tirades théoriques du peintre Claude : « Claude s'animait de plus en plus, dans l'énervement de sa passion, d'une abondance, d'une éloquence que les camarades ne lui connaissaient pas »37.

La tranche de parole est donc, on le voit sur ces exemples, organisée chronologiquement : début-exposition —> montée et distribution des arguments —> fin. Articulée en mouvements différenciés, le commentaire évaluatif sur le savoir-dire des personnages va porter souvent sur ce point stratégique si

35. III, p. 1377 et suiv.36. III, p. 1347, p. 1319, 1320.37. IV, p. 138.

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particulièrement « soigné » par le style artiste ou l'écriture impressionniste de l'époque, les fins de phrases, chutes ou clau-sules de paragraphes, de chapitres. Voir par exemple, à propos des nombreux discours prononcés dans Son Excellence Eugène Rougon (roman qui a pour cadre principal la Chambre des Députés, lieu de parole public parallèle au lieu de parole semi-privé que constitue le salon), les références fréquentes aux « chutes de phrases cadencées », à telle ou telle « dernière phrase » épigrammatique, à des « fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop complaisamment », à un « dernier mot [qui] dura un quart d'heure », etc.38. La fin du roman, à la Chambre, voit d'ailleurs proliférer les termes de la critique littéraire : « L'orateur reprit sa phrase [...] arrondissant de belles périodes qui tombaient avec une cadence grave, d'une pureté de langue parfaite [...] une phraséologie vague, encombrée de grands mots [...] Ce n'était encore que l'exorde [...] il entra ensuite dans une discussion minutieuse [...] un exposé très complet [...] il avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de droit, enflant les lieux communs [...], il brandissait des mots bêtes [... ] brandissant les périodes [... ] Rougon cependant approchait de la péroraison [... ] en quelques phrases dramatiques »39. Voir aussi la fin des tirades théoriques du romancier Sandoz dans L'Œuvre : « Commencée en blague, avec l'enflure de son emphase lyrique, cette invocation s'acheva en un cri de conviction ardente »40. Autorisée par la segmen-tation même de tout discours (toute chaîne de parole est arti-culée en unités discrètes et en syntagmes concaténés), cette dif-férence entre le signe d'évaluation d'un incipit et le signe d'évaluation d'une clausule permet, nous le soulignerons tout à l'heure, de faire porter un signe globalement ambigu sur le dire du personnage du parleur, donc sur le personnage lui-même.

On le voit, le métalangage, les termes et les catégories de la littérature, de la critique littéraire (conte, prône, phrase,

38. II, p. 259 à 261.39. II, p. 360 à 367.40. IV, p. 162. Sur la « blague », voir ci-après.

période, poète, image, emphase, lyrique) apparaissent alors naturellement : globalement, ils introduisent donc à propos du personnage parleur une double distance, d'une part celle de sa parole avec la réalité, une certaine déréalisation, une fictisation, une « littérarisation » du personnage, d'autre part aussi une cer-taine distance du narrateur vis-à-vis de son personnage, signa-lée stylistiquement de surcroît par ces procédés économiques, immédiatement liés à la mise en typographie du texte, les guil-lemets et les italiques d'une part, et d'autre part par le fait que la parole du personnage est souvent (au xrx e siècle) rendue au style indirect et indirect-libre (style semi-direct), et pratique-ment jamais au style direct.

Il faut noter que le vocabulaire évaluatif sur la parole n'est que rarement homogène ; le vocabulaire « littéraire » alterne souvent, toujours dans le texte du xrx e siècle, avec le vocabu-laire de la pathologie, celui-là même que Zola, Goncourt, Flau-bert, etc., aiment employer pour caractériser la modernité lit-téraire « nerveuse » : « les nerfs », la « fièvre », alternent ainsi avec la référence aux « faits », au « classement » plus rationnel. Ainsi Octave, dans Au bonheur des Dames, « expliquant » son magasin et ses clientes à Vallagnosc : « Nerveusement, enchanté d'avoir un sujet, il donnait des détails intarissables, racontait des faits, en tirait un classement »41. Ainsi les paroles de délire de Maurice, blessé mortellement par Jean à la fin de La Débâ-cle, permettent à Zola d'introduire dans le texte une référence à une norme pathologique (le sain, le normal et l'anormal, etc.) mêlée à une référence à une norme rhétorique (linguistique). « Il continuait, dans une fièvre chaude, abondante en symboles, en images éclatantes »42. De même, dans La Fortune des Rougon : « Silvère [...] lui nomma les divers contingents [...] les énaméra d'une voix fiévreuse [...] Il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou »43.

Voir, à l'opposé de la « fièvre » de Silvère, la « tranquillité » du père Fouchard dans La Débâcle : « De la même voix

41. III, p. 632.42. V, p. 907. A rapprocher de « l'agonie bavarde » de Mme Chanteau dans La

Joie de vivre.43. I, p. 29-31.

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tranquille et comme indifférente, il donna quelques détails sur la défaite du 5 e corps »44. Doublant cette grille psychopatho-logique (la folie, la fièvre, la tranquillité) métaphore, souvent, des flux et des reflux, de la juxtaposition de points stables et de points en « débâcle » qui organisent l'œuvre, Zola utilise souvent une grille tonale (qui elle aussi note souvent un excès ou un défaut), le haut et le bas, grille qui est plus près des gril-les de la stylistique et de la littérature : « Il haussa la voix pour donner des explications »45. Notation antithétique : « L'inter-rogatoire continua, elle disait tout, dans un tel anéantissement de honte et de peur que ses phrases, soufflées très bas, s'en-tendaient à peine »46. Le haut et le bas sont ici aussi le signal d'une « échelle » de valeurs, d'une échelle de la normalité, d'une distance d'une part du personnage par rapport au réel et aux autres (cf. la « honte »), d'autre part d'une distance éva-luative du narrateur par rapport à son personnage.

Il semble bien que les paramètres qualificatifs que quelqu'un comme Zola emploie pour caractériser la parole de ses person-nages, donc ses personnages eux-mêmes, convergent de façon sensible pour accentuer les mises en hiérarchie du personnel : les personnages principaux ou participant à des crises principales de l'action, ou dans des positions momentanées de « héros », sont souvent alors du côté des « nerfs », critères de la moder-nité au milieu du xixe siècle, de la fièvre, des phrases « coupées », des métaphores « hétéroclites », du plaisir provoqué, et surtout de vastes discours tenus devant des auditoires fortement caractérisés (bandes, foules...), et organisés selon le modèle de la formule (début en mineure —> distribution et classification —> applaudissements). Les stances, rappelons-le, dans le théâ-tre classique, étaient toujours l'apanage (et le signe distinctif) du héros. Les personnages secondaires, ou en position momen-tanée de « secondarité », en revanche, sont plutôt du côté de l'information pédagogique à voix « haute », du « détail » donné, du cancan diffus, du « mot » bref ou de la réponse

44. V, p. 531.45. II, p. 536. Goujet « explique » l'atelier à Gervaise.46. IV, p. 1015.

purement utilitaire, du cliché ponctuel ou du stéréotype « phatique ».

Le vocabulaire évaluatif peut aussi indirectement s'introduire dans le texte via la mention de l'euphorie ou de la dysphorie, du plaisir ou de l'ennui des interlocuteurs consécutifs à la parole d'autrui, c'est-à-dire à travers la référence à un pathétique de l'émission ou de la réception de la parole. Ici ce n'est pas tant le commentaire sur la « manière » de la parole (ou sur sa cor-rection) qui vient rétroactivement frapper le personnage d'un signe positif ou négatif, que le commentaire sur les résultats, pour lui, de cette parole, ces résultats pouvant non seulement être concrets, mais aussi psychologiques. Et on constate que quelqu'un comme Stendhal, comme les Goncourt, ou comme Zola privilégient très souvent, et systématiquement, la dimen-sion hédonique (plaisir ou déplaisir) du résultat de la parole. Chez Stendhal, où la topologique du roman est si souvent celle de lieux de communication organisés autour de sites de paro-les, autour de certaines lignes de dire (signaux optiques et musi-caux de Clélia et de Fabrice ; la conversation mondaine du salon, le jeu des regards et des rougeurs du corps ; les lettres anonymes et les correspondances secrètes ; les malentendus pour un « mot » ou pour une intonation, etc.), toute cette thé-matique communicationnelle est retranscrite-retraduite en ter-mes hédoniques (plaisir-ennui). Les femmes de Germinal, nous dit Zola, qui vivent dans des cancans et des ragots perpétuels, « se soulagent » les unes sur les autres. Le « soulagement » qui est souvent mentionné, outre qu'il peut signifier indirectement la « fluidité » cybernétique (M. Serres) du texte, outre l'implication corporelle (déféquer, uriner) qu'il a souvent, équivaut bien ici à la « jouissance » du personnage si souvent rencontrée dans la thématique du regardet de la fenêtre. Ainsi de Gervaise, qui « attendait les paroles de la grande brune [il s'agit de cancans à propos de Lantier], le cœur gros d'une émotion dont elle jouissait sans se l'avouer »47. De même le héros du Ventre de Paris Florent « se soulage » en rédigeant proclamations et plan d'insurrection48, tandis que son compère Gavard

47. II, p. 548.48. I, p. 813.

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est ainsi décrit : « Il vécut dans des jacasseries sans fin, au cou-rant des plus minces scandales du quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voix qui l'entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat, ayant trouvé son élément, s'y enfonçant, avec des voluptés de carpe nageant au soleil »49. Le commentaire porte donc bien, on le voit, non seulement sur la forme de la parole, mais aussi sur le plaisir qu'elle provoque chez le parleur, et également sur ses effets sur les personnages d'émetteurs et d'auditeurs. Et de même, on l'a vu, que des « applaudissements » de personnages pouvaient venir clôturer et couronner une « belle scène », un « spectacle » ou un « tableau admirable » dans la thématique du regard, les tranches de paroles que n'importe quel auteur fait endosser par un personnage parlant en public ou en privé peuvent également donner lieu à la mention d'applaudissements, d'approbations ou de satisfecit divers. Le signe positif qui frappe alors le résultat de la parole tend à rejaillir sur la parole elle-même, et donc sur le parleur, donc à caractériser le personnage à un moment de son histoire, moment qui devient donc, par là même, marqué comme « positif », ou simplement « important ». La parole devient alors un procédé d'accentuation indirecte du personnage. Inversement, une tranche de parole peut provoquer l'ennui donc, par rétroaction, venir frapper le parleur d'un signe négatif (échec d'un programme narratif). Ainsi le discours de Serge, personnage de professionnel de la parole à ce moment-là (livre III de La Faute de l'abbé' Mouret), fortement négatif, récitant son « manuel destiné aux jeunes desservants » provoque-t-il rapidement la distraction des auditeurs, et notamment de Rosalie « que l'allocution du prêtre ennuyait50. De même le résultat de la parole de l'abbé Ran-vier, dans Germinal, est frappée d'un signe négatif : « Cette ardente prédication l'emportait en paroles mythiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus — Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu. »

49. I, p. 663.50. I, p. 1422-1423.

La Maheude, qui « croyait entendre Etienne », souligne donc le côté négatif de cette parole51.

Nous avons ici l'exact symétrique du commentaire (négatif) sur les « éblouissements », les « yeux fatigués », les « papil-lotements confus » qui accompagnaient souvent, on l'a vu, les tranches « optiques » dans la thématique du personnage de « porte-regard ». Avec cette différence que le « papillo-tement » a pour responsable une tranche de texte (description) non explicitement déléguée, parfois, à un personnage, alors que « l'ennui » qui suit un discours suit une tranche de texte toujours explicitement déléguée à un personnage. Dans le second cas, la responsabilité du narrateur semble, a priori, moins engagée alors que l'objet évalué (une tranche de parole) est un objet linguistique, c'est-à-dire un objet toujours assimilable métaphoriquement au produit même de l'auteur, un texte. Ennui et plaisir contribuent ainsi à qualifier et à accentuer le personnage de parleur à un moment donné (une crise par exemple) de son histoire ; en cas de convergence entre projet marqué positivement, évaluation positive sur la parole, et résultats positifs de la parole, le personnage est alors frappé d'un signe en général positif (Etienne, Saccard, Rougon, etc., au faîte de leur gloire) ; mais ces paroles peuvent donc, également, et encore plus directement que dans le cas du commentaire sur un spectacle-vu, recevoir un sens méta-évaluatif (évaluant la parole de ses personnages, l'auteur évalue sa propre parole).

C'est en cas de divergence caractérisée d'évaluation entre les « moments » différenciés de la parole, que l'espace normatif du personnage apparaît alors sans doute au lecteur comme parti-culièrement « brouillé » ; une situation de conflit, de manque, ou d'échec est alors posée pour le personnage, un horizon d'at-tente négatif est fixé à son destin, et quelqu'un comme Zola multiplie souvent, en effet, les signes contradictoires, soit entre la parole (P) et ses effets pour PI et/ou pour P2, soit entre projet de PI et ses effets, soit pour la parole P elle-même

51. II, p. 1473.

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entre la forme de la parole et son signifié (ou son réfèrent), soit entre le commentaire du narrateur N et le commentaire des autres commentateurs (P3, P4), soit entre le commentateur (P3) (P4) et le commenté (P), soit entre le commentateur (P3 et P4), etc. Nous pouvons donc construire ce « modèle de simulation », nébuleuse-type de participants à une situation de parole, dont le rôle est de pouvoir multiplier et disperser au maximum le commentaire évaluatif sur le savoir-dire du personnage. Posons donc cette configuration type de personnages, sorte de site locutoire type (parallèle aux sites « optiques » et « spectaculaires » que nous avons déjà enregistrés dans le pré-cédent chapitre) :

directement la forme de la parole d'un signe négatif, le parleur étant plutôt positif par sa « lucidité » ainsi que par la pertinence de son argumentation (le « fond » de son discours). Voir aussi les « phrases sans suite »53 du romancier Sandoz, personnage pourtant fortement positif, exposant ses théories (fort proches de celles de l'auteur Zola, dont il est l'anagramme partiel) à Claude dans L'Œuvre. Ainsi la tranche de parole elle-même, déjà construite syntagmatiquement de façon ambiguë (début positif, fin négative, ou inversement), contribue à rendre encore plus ambigu le personnage qui la tient, donc crée, pour le lecteur, un horizon d'attente problématique : quel sera le destin narratif d'un tel personnage ? Finira-t-il comme héros « positif », ou comme héros « négatif » ? La parole définira alors globalement le personnage, soit dans un sens régressif-négatif :

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La parole étant non seulement articulée syntagmatiquement (début-fin, parties du discours) mais étant également disso-ciable en signifiant et signifié, c'est cette double segmentation qui peut devenir également le support et l'objet d'évaluations. Par exemple Saccard dans L'Argent, « posant » la situation politique du Second Empire est ainsi décrit : « Il se livra à un examen de la situation politique [...] Saccard, déjà, sautait à d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques »52. Ici, le narrateur frappe,

52. V, p. 180.

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Ce mouvement alors, en général, contribue à constituer un personnage, ou un groupe de personnages, relativement impor-tant, souvent principal, les deux mouvements pouvant se combiner. Ainsi de l'itinéraire langagier de Serge, passant du latin et des citations du catéchisme dans la première partie de La Faute de l'abbé Mouret au dialogue amoureux dans la seconde partie, pour revenir au latin dans la troisième partie.

53. IV, p. 161. Les « phrases sans suite » de Sandoz renvoient ici au thème fon-damental du roman, celui de l'avortement, de la distorsion entre un projet et un procès, de l'œuvre non finie, qui caractérise aussi bien, par endroits, Claude que Sandoz.

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De même, dans Germinal, l'itinéraire des mineurs va du silence à la « prise de parole » dans la préparation de la grève, aux « cris » de la grève elle-même, pour retomber dans le silence final. Même type d'évaluation ambiguë portant cette fois plus sur un désordre global interne que sur une discordance début/fin, pour les « notes » écrites de Florent que Lisa lit en cachette (l'espionnage de Lisa frappant alors celle-ci d'un signe négatif) : « Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir comme à un scénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'était encore écrit que sur des bouts de papiers, raturés, montrant les tâtonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception à la fois enfantine et scientifique »54. Le « ratage » final (Florent sera pris par la police et renvoyé au bagne) disqualifiera cette parole, et on voit, sur ce dernier exemple, comment la décomposition syntagmatique de la parole (scénario, projets, conception et tâtonnements, etc.), pris en charge par le vocabulaire de la critique littéraire (« drame ») ou médicale (« surexcitation nerveuse »), permet de multiplier les modes d'évaluation sur le personnage, de créer une certaine ambiguïté, signalée par l'oxymoron neutralisateur cher à Zola (« enfantine et scientifique »).

L'ambiguïté générée par la mention d'un désordre interne, d'une discordance fond!forme, d'une discordance début-fin, d'une discordance parleur Iparole, etc., sera bien sûr accentuée si le texte mentionne un personnage d'interprétant lui-même ambigu, ce qui accentue certainement ce qu'on pourrait appeler une « mise en polyphonie évaluative » de la parole des personnages.

Prenons un exemple, pris dans La Fortune des Rougon, à propos d'un article de journal écrit par le journaliste Vuillet : « C'était un superbe article, d'une violente ironie contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures dévotes n'avaient coulé d'une plume. Vuillet commençait par faire le récit [...] Un pur chef-d'œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes » enva-hissant la ville [...] L'alinéa consacré à Miette et à sa pelisse

54. I, p. 813.

rouge montait en plein lyrisme [...] emphase biblique [...] péroraison virulente [...] Cet article, où la lourdeur du jour-nalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon »55.

a / Nous avons ici la mise en scène d'une parole négative, celle d'un personnage (Vuillet) explicitement présenté comme négatif par ailleurs.

b I Cette parole est elle-même frappée d'un signe ambigu à la fois positif (« chef-d'œuvre », « superbe ») et négatif (« lourdeur »), comme hétéroclite (Bible + ordures), comme hypocrite (mot juste — vs — périphrase), comme inféodée à des « genres » stéréotypés (« le journalisme de province » ; le « lyrisme ») eux-mêmes hétéroclites.

c I Cette parole négative est jugée négativement (« consterna ») par un personnage lui-même négatif (Rougon), ce qui compromet la lisibilité de ce dernier : ce personnage négatif pourrait-il avoir une bonne compétence à juger la parole d'au-trui ? L'article ne serait-il alors pas « bon » ?

d I Cette parole juge négativement (« bandits », « faces pati-bulaires ») des personnages qui sont, peut-être, positifs (notam-ment Miette).

e I Cette parole tombe « mal à propos » pour son lecteur, Rougon56.

f / Cette parole sera pourvue rétroactivement d'un signe positif, en tant qu'elle « réussit » (les insurgés seront battus), donc en tant qu'elle pose une conformité : projet de parole/parole/résultat de la parole57.

g I L'oxymoron « ordure dévote » souligne et met en relief l'ambiguïté de la parole, donc du personnage.

Nous avons vu plus haut que le fait de faire assumer une por-tion de réalité par le regard d'un personnage permettait à n'im-porte quel auteur de construire, d'isoler et de rationaliser

55. I, p. 259-260. Notons ici l'accentuation du point stratégique du texte (« péroraison », « terminait par ce coup de trompette » — ibid., p. 260).

56. « C'était hier qu'il aurait dû écrire son article ; aujourd'hui il va nous faire massacrer » (ibid,, p. 260).

57. Vuillet, à la fin du roman, fait partie de ceux qui triomphent (ibid., p. 302 et suiv.).

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d'emblée ce réel comme « portrait », « scène », « spectacle », « nature-morte », « tableau », « vision », etc. A plus forte raison, le fait de faire assumer le rendu du réel par Izparo/e des personnages permettra à l'auteur, tout d'abord, de ne pas paraître l'assumer directement, donc également de mettre à une certaine « distance esthétique » la parole même de ses person-nages, indépendamment des contenus visés et véhiculés, de se mettre par conséquent soi-même à une certaine « distance » (celle de « l'observateur », de « l'expérimentateur ») de ses per-sonnages et de leur langage, qu'il présente alors comme déjà globalement organisé a priori comme « genre » littéraire ou comme résidu de « lecture », comme « discours », comme « let-tre » ou comme « article de journal », comme « théorie » ou comme « tirade », comme « bon mot » ou comme « formule », comme « boutade », comme « rapport » ou comme « préférence artistique », etc. Ainsi la caractérisation de la parole est ren-voyée à un super- (ou à un meta-) commentateur plus ou moins collectif et anonyme doué d'une sorte de compétence littéraire, culturelle et stylistique générale, qui coiffe et dépasse le com-mentateur lui-même, comme le parleur, et donc dépossède en quelque sorte ce dernier de sa parole. Le narrateur, ainsi, se dis-sout comme instance évaluante unique ; donc l'évaluation elle-même devient problématique.

Dans l'article de Vuillet cité ci-dessus, la métaphore « écume des bagnes » est ainsi déléguée à un personnage, n'apparaît donc pas comme pouvant être imputée au compte du narrateur. Tour se passe comme si, souvent, Zola hésitait ou avait quelque scrupule à prendre « à compte d'auteur », directement, un symbole ou une métaphore filée trop « voyante », portant sur un personnage ; la médiatisation à la fois d'un métalangage et de la parole d'un autre personnage commentateur lui est alors nécessaire. On pourrait parler de « mise en relief », ou de « mise en position détachée », d' « épigraphie » de la métaphore descriptive du personnage chez Zola. Ainsi, dans Nana, du portrait symbolique de l'héroïne, qui apparaît à travers une « comparaison », elle-même insérée dans une tranche particu-larisée de parole (d'écriture — il s'agit d'un « article » de Fau-chery mais non reproduit) apparaît naturellement dans la

distance d'une triple glose, d'un triple commentaire, l'un repris par le texte directement dans le texte (« C'était à la fin de l'ar-ticle que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l'ordure [...] Cette chronique était écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, une outrance de mots imprévus et de rapprochements baroques [... ] [Muffat] restait frappé par sa lecture »), l'autre par le coiffeur de Nana (« Sans les explications de son coiffeur, Francis, qui lui avait apporté le journal, elle n'aurait pas compris qu'il s'agissait d'elle »), l'autre par Mme Lerat58. On a là l'exact pendant de la « mise en scène » d'un « spectacle », d'un « tableau » dans la thématique du regard et du porte-regard ; ici, on peut parler d'une « mise en scène » d'une parole, mise en scène qui est à la fois « naturalisation » de cette parole, et « mise à distance » (qui parle ? quelle est l'origine, la source première de la parole ?) de cette parole : l'expression de « bordel » pour désigner le théâtre de Nana est attribué à plusieurs reprises à un « mot » de Bordenave, directeur du théâtre ; le terme de « plein air » dans L'Œuvre est attribué au « fameux article de Jory », un critique dramatique ; la métaphore de « gendarme » attribuée à Mme Caroline dans L'Argent est également un « mot » de son frère (« Comme disait son frère en riant »), comme c'est, par la même métaphore, un mot d'Ar-changias dans La Faute de l'abbéMouret (« Il disait, avec son rire terrible, qu'il était le « gendarme de Dieu »). Dans les deux derniers cas, la mention d'un « rire », ainsi que les guillemets, soulignent la mise à distance du discours métaphorique. De même, l'analogie que Zola file dans L'Argent, (la luxure est à l'amour ce que l'agio est à la spéculation normale) est présentée avec tout un luxe de commentaires et de précautions oratoires dans la bouche de Saccard : « Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais... » Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse. Puis il osa tout de même (...). « Voyons, pensez-vous que sans... comment dirais-je ? Sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants [...] Eh bien, sans la spéculation on ne

58. II, p. 1270, 1267. De même, la comparaison du sexe de Nana avec un « outil » est mise au compte de Mignon (II, p. 1467).

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ferait pas d'affaires »59. La comparaison des maisons des Halles, dans Le Ventre de Paris, avec « des ventres de femmes grosses », comme la comparaison de tel personnage des Halles avec « un Murillo », toujours dans Le Ventre de Paris, sont explicitement mises dans la bouche d'un spécialiste ès-images, d'un peintre, Claude ; la comparaison des effets de soleil sur Paris avec une « pluie de pièces de vingt francs » est attribuée à la parole d'un spéculateur, Saccard ; les métaphores sur « ces bourgeois empâtés, ces boutiquiers engraissés prêtant leur soutien à un gouvernement d'indigestion générale [qui] devaient être jetés les premiers au cloaque » sont mises, avec les guillemets réglementaires, dans la double distance d'une parole du charcutier Quenu récitant « une phrase de Charvet », et le « symbole » de saint Estache face aux Halles est pris en charge par Claude. « Comme il disait », « selon le mot de », « comme aimait à dire », sont des expressions très fréquentes du texte zolien qui mettent, alors, comme une « sourdine » à l'intrusion d'une « figure » de parole trop accentuée. Le « mot », alors, est désoriginé comme « mot d'auteur », et délégué au personnage. Dans L'Assommoir c'est même un personnage qui est spécialisé dans la prolifération d'images à double sens et d'allusions obscènes, qui est délégué à la métaphore au sous-entendu et à leur interprétation, Mme Lerat, personnage qui réapparaîtra dans Nana60. Même « mise à distance stylistique » comme « conte », de la parole de Florent, dans Le Ventre de Paris, qui relate le passé même du personnage locuteur. Dans

59- V, p. 135. On notera, ici encore, que la parole du personnage est accom-pagnée d'un rire. Voir aussi, dans le même roman, la « nouvelle croisade » de Saccard au Moyen-Orient, présentée comme un mot de femme du monde (« C'était la nouvelle croisade, comme elles disaient » — V, p. 233).

60. « Ce noir des yeux que Mme Lerat appelait honnêtement les coups de poing de l'amour » (II, p. 717). Elle montrait « une préoccupation continuelle de l'ordure, une manie des mots à double entente et d'allusions polissonnes, d'une telle profondeur qu'elle seule se comprenait » (ibid., p. 453). Même chose pour ses ouvrières : « Une d'elles ne pouvait lâcher un mot, le mot le plus innocent, à propos de son ouvrage par exemple, sans qu'aussitôt les autres y entendissent malice ; elles détournaient le mot de son sens, lui donnaient une signification cochonne, mettaient des allusions extraor-dinaires sous des paroles simples comme celle-ci : « Ma pince est fendue », ou bien : « Qui est-ce qui a fouillé dans mon petit pot ? », etc. (ibid., p. 719).

L'Argent les réflexions de Mme Caroline sur l'action sont pré-sentées et distanciées à la fois comme souvenir, comme souve-nir de la lecture de la lettre de son frère, comme souvenir de phrases venant de théories de Saccard. Dans La Débâcle, de nombreux monologues rétrospectifs-prospectifs de Maurice sont présentés à travers le rappel et le souvenir d'anciennes « lectu-res », et nous retrouverons plus loin ce thème, fortement néga-tif, de la « lecture mal digérée », sorte « d'hérédité textuelle » du personnage.

Cette « distance » généralisée de et dans la parole des per-sonnages impose donc naturellement, on le voit, la prolifération dans le texte d'un discours d'escorte commentateur et éva-luatif de cette parole, d'un métalangage. Ce qui différencie la thématique de la parole de la thématique du regard, c'est, en général, que la thématique du regard est surtout syncrétique, peut même se suffire de la mise en scène d'un personnage uni-que (P regarde l'objet O), alors que la mise en scène d'un per-sonnage de parleur, outre la présence facultative d'interprètes, comporte au moins la conjonction de deux personnages (1 par-leur et 1 auditeur — sauf, évidemment, dans le cas du monologue-radotage, de la parole à soi-même). Le côté récipro-que, antagoniste, ou simplement alternatif et réversible de tout dialogue sera donc un élément privilégié d'introduction dans la fiction de plusieurs opinions ou « points de vue » contradic-toires, donc d'une « polyphonie » axiologique bien apte à déso-rienter le système des valeurs de l'œuvre.

Cette polyphonie peut être, on vient de le voir, organisée de diverses manières (déconstruction paradigmatique de l'acte de parole, et décomposition syntagmatique du discours comme chaîne). Comme dans le cas du « porte-regard », où le com-mentaire évaluatif sur les catégories esthétiques pouvait être démultiplié par et sur des personnages différents regardant « contradictoirement » (X dit : « C'est beau » ; Y dit : « C'est laid ») un même « spectacle », le romancier peut distribuer son commentaire portant sur la parole des personnages, sur des per-sonnages différents de commentateurs ou d'interprétateurs jugeant contradictoirement. Ainsi des discours à la Chambre, Zola note-t-il les appréciations contradictoires, selon qu'elles

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émanent de l'opposition ou de la majorité61. Si Rosalie dans La Faute de l'abbé' Mouret est « ennuyée » par les sermons de Serge, nous l'avons vu, La Rousse, elle, trouve « qu'il a bien parlé [...] Ces curés, ça va chercher un tas de choses auxquelles personne ne pense »62.

Le brouillage (entre la parole et la chose dont on parle ; entre le parleur et sa parole ; entre plusieurs paroles, etc.) peut-être certainement accentué si la « parole des personnages, au lieu de s'assumer comme énonciation personnalisée, de parler direc-tement et « naturellement » du monde est évaluée comme par-lant à partir d'autres paroles, par exemple à partir de textes ou de genres déjà fixés, déjà écrits. La meilleure façon de disqua-lifier un personnage, c'est de le disqualifier dans son rapport au langage : soit en montrant qu'il ne « possède » pas la parole qu'il parle, qu'il n'en est ni le maître, ni l'origine, qu'il n'en est donc pas le « sujet » d'énonciation (ses idées sont « reçues » ; « faire des phrases », on l'a vu, est la hantise de tous les personnages stendhaliens ; sans origine, le langage n'est plus original, et tout le xix« siècle est hanté par le cliché) ; soit en montrant qu'il ne devrait pas traiter les « sujets » (thèmes « inconvenants », par exemple) qu'il traite dans son discours.

Vuillet, nous l'avons vu plus haut, parle à la fois en style journalistique, en style biblique, en style lyrique. Cette accu-mulation générique met en relief, momentanément, le person-nage (il est focalisé local), mais tend à se transformer en signe plutôt négatif. Les discours que tiennent les personnages de roman au xrx< siècle intègrent très souvent, et selon le mode de l'hétéroclite, des allusions culturelles, des citations, des réfé-rences à d'autres discours institutionnalisés, voire des référen-ces bibliographiques précises. Et nous avons vu plus haut (chap. I, exemples [29] et [30], p. 34) que l'usage de la citation d'une œuvre ou d'un « héros » littéraire pouvait introduire une certaine « distance » évaluative (ironie « générique », critique sociale, etc.) dans la position du personnage : une parole qui cite trop de paroles d'autrui est alors affectée, souvent, d'une valeur négative.

61. II, p. 360-361.62. I, p. 1424.

C'est, notamment, le thème de la « lecture mal digérée », qui introduit parfois une liste de références à la parole d'au-trui, via des noms propres d'écrivains ou la citation d'univers langagiers culturellement valorisés, ou même qui économise les citations précises à la parole d'autrui en faisant simplement allusion, de façon vague, à des « discours », à des « livres », à des « théories », lus ou entendus « ailleurs », et qui donne toujours lieu à des commentaires évaluatifs, toujours dépréciatifs, importants : Emma Bovary chez Flaubert, Modeste Mignon chez Balzac sont, nous l'avons déjà noté, des « intoxiquées » de livres. Mme Grandet ou Mathilde de La Mole, également, le sont, par certains côtés, chez Stendhal. Chez Zola des personnages comme Florent, Antoine Macquart, Silvère, Claude, Lantier, Lazare, Sandoz, Etienne, qui sont tous des personnages « principaux » de la série, sont tous, à un moment donné, signalés par cette expression où le terme « mal » pose sans ambiguïté une négativité.

Cette métaphore filée de la « mauvaise » digestion est sans doute favorisée par l'existence, dans la langue, de clichés ou de locutions usuelles qui comportent cette acception organique-gastronomique (« se cultiver », « être mal embouché », « ne pas mâcher ses mots », lâcher des mots « crus », « gras », « remâ-cher des propos », « dévorer des livres », « boire les paroles de quelqu'un », « latin de cuisine », « traité indigeste », etc.). Cette « mauvaise digestion » de la parole est l'exact pendant, également dévalorisé dans sa forme et dans son contenu, du regard « machinal », de 1' « oubli de soi », de la « fixité » de l'observateur « pétrifié », « fixe », que nous avons repéré dans la thématique du regard. La métaphore est ici — nous l'avons déjà noté — procédé d'embrayage internormatif, elle met en corrélation plusieurs niveaux de médiation du personnage, donc plusieurs systèmes de normes. On retrouvera d'ailleurs plus loin ce jeu métaphorique dans la thématique erotique du person-nage, avec ses références au travail et à l'outil. Un cas extrême de dévalorisation, liée au côté non original et désoriginé de la parole, est sans doute représenté par cet exemplaire de parole aliénée-aliénante qu'est la tautologie, sorte d'hyperbole du cliché.

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Stéréotypée dans son fond et dans sa forme, la redondance tautologique, par son côté circulaire, symétrique, répétitif, non informatif, « bouclé », contribue à dépersonnaliser le personnage et à le fixer dans sa place narrative, ou dans sa classe sociale (le prolétariat, la bourgeoisie) étiquetée. Ainsi dans L'Assommoir, œuvre « philologique » on le sait (c'est la formule de la Préface), où chaque parole de personnages est frappée du signe de la différence, la tautologie (non informa-tion) alterne avec le cliché (sous-communication dépersonna-lisée) et l'argot (communication ultra-spécialisée) : « Vous avez beau dire [...] l'or c'est de l'or »63 ; « Ceux qui ont soif ont soif et ceux qui n'ont pas soif n'ont pas soif »64 ; « Quand on est mort, c'est pour longtemps »65 ; « Le passé était le passé n'est-ce pas [...] l'amitié, il n'y a rien au-dessus »66. Et la tautologie, notons-le, peut être mise au compte d'un personnage précis, comme au compte d'un rôle collectif anonyme (le quartier, les cancans, les commérages)67. Symbole langagier réactionnaire, renvoyant à un monde figé, non évolutif, à un univers du statu quo ou du retour au même, la tautologie fixe le personnage dans un « sur place » aliénant, dans un rôle de commentateur passif du monde ; elle est, comme le cliché, symbole négatif d'une fixité, d'une solidification, d'une pétrification, d'une stéréo-typie du personnage souvent culturelle et sociale, intellectuelle et de classe. Serge, dans les parties I

63- II, p. 454. C'est Lorilleux qui parle. Du même : « Quand on ne peut pas on ne peut pas » (ibid., p. 755). Voir aussi, de Coupeau (IV, p. 542) : « Quand on peut, on peut ».

64. Ibid., p. 457. C'est Mes-Bottes qui parle. Du même : « Les mufes sont des mufes » (ibid., p. 410).

65. Ibid., p. 463. C'est le croque-mort Bazouge qui parle (le croque-mort a la mort du langage à la bouche). Voir également les Maheu, dans Germinal : « Quand on est mort, on est mort » (III, p. 1277) ; « Où il n'y a rien, il n'y a rien » (ibid., p. 1213) ou Véronique, dans La Joie de vivre : « La raison est la raison » (III, p. 949).

66. II, p. 596. C'est Coupeau qui parle. Voir aussi, attribué au même : « Lui savait ce qu'il savait » (ibid., p. 618) ; ou M. Charles dans La Terre : « Le commerce est le commerce » (IV, p. 519). Ou Bonnemort dans Germinal : « Une bonne chope est une bonne chope » (III, p. 1276).

67. Ainsi : « Un homme est un homme » (II, p. 635), mis au compte du « quartier » dans L'Assommoir.

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et III de La Faute de l'abbéMouret, parle, soit en latin, soit par clichés du genre : « On ne doit jamais désespérer des pêcheurs. » Même faisceau de qualifications négatives pour l'abbé Horteur, dans La Joie de vivre, dont le leitmotiv est de répéter : « Nous sommes tous dans la main de Dieu [...] Il n'allait pas au-delà du catéchisme : on mourait et on montait au ciel, rien n'était moins compliqué ni plus rassurant. Il souriait d'un air entêté, l'idée fixe du salut avait suffi pour remplir son crâne étroit »68. Les bourgeois de Germinal, quand ils visitent le coron, parlent par « bouts de phrases entendus » (« Une Thé-baïde ! Un vrai pays de cocagne ! [...] Les beaux enfants [...] Quelle jolie petite ménagère »)69. De même à propos d'Etienne, Zola parle de son « idée fixe » de sectaire, et note que « son collectivisme s'était raidi en un programme compliqué »70. Ce « raidissement » culturel qui est invoqué si souvent par Zola (et il affecte souvent les « Maigres » de l'œuvre) est le pendant « logique » mais également dévalorisé, de la molle et euphorique et « bonne » digestion « naturelle », « corporelle », des gras, des nantis, des bourgeois de Pot-Bouille ou des commerçants du Ventre de Paris ; la première renvoie plutôt à Y être du personnage, à son savoir, la seconde plutôt à son avoir ; toutes les deux restent cependant dans le registre du péjoratif.

68. III, p. 991.69. III, p. 1223-1224.70. III, p. 1380 et p. 1379.

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On pourrait introduire ici la notion d' « hérédité textuelle » du personnage. En effet, la grande « pression » que le person-nage littéraire cité effectue sur le personnage citant est frap-pante : le personnage au savoir mal digéré est « hanté » par des « revenants », des sortes d'ancêtres culturels et textuels, ceux de ses lectures passées. Et les catégories d'hérédité, d'innéité, de fusion et de dissémination (le « mélange » plus ou moins homogène ou réussi des lectures), d'élection (le « raidissement », l'inféodation à un « ancêtre » culturel privilégié), etc., qui tiennent l'importance que l'on sait dans les justifications théoriques de certains romanciers au milieu du xix- siècle pourraient être directement réappliquées ici. Le signe négatif frappant la parole « mal digérée » sera sans doute d'autant plus net qu'il se produit au deuxième ou troisième degré. Ainsi du personnage de Quenu dans Le Ventre de Paris, redégurgitant les paroles de Logre, de Charvet ou de Florent, qui eux-mêmes les avaient prises dans des livres ou des journaux : « Il essaya d'expliquer ce que ces messieurs voulaient, mais il s'embarras-sait dans les systèmes politiques et sociaux de Charvet et de Flo-rent ; il parlait des principes méconnus, de l'avènement de la démocratie, de la régénération des sociétés, mêlant le tout d'une si étrange façon, que Lisa haussa les épaules, sans comprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l'Empire : c'était le règne de la débauche, des affaires véreuses, du vol à main armée. Vois-tu, dit-il, en se souvenant d'une phrase de Logre, nous sommes la proie d'une bande d'aventuriers qui pillent, qui violent, qui asservissent la France [...] Quenu se rappelait une phrase de Charvet »71.

On voit bien là, sur tous ces exemples, comment le person-

71. I, p. 757-758. Relevons le « mêlant le tout ». La parole de Quenu, alors, est « coupée » (ibid., p. 758) par Lisa qui oppose aux stéréotypes du langage politique les stéréotypes du langage apolitique des « honnêtes gens » (« Ma conscience ne me reproche rien »..., etc.), ce qui les rend mutuellement disqualifiés. Dans La Faute de l'abbé Mouret, au moment de la dernière rencontre d'Albine avec Serge, ce dernier « mêle » aussi plusieurs textes (« Il balbutiait le verset du cantique : « Mon bien aimé... »[...] Il méditait les mots de L'Imitation : « C'est un grand art que de savoir... » (I, p. 1475) ce qui l'empêche de répondre à la parole personnalisée et « vivante » d'Albine.

nage de parleur peut aisément devenir support d'une ambiguïté organisée se traduisant parfois pour le lecteur (ou le critique) par une difficulté d'interprétation. Quand le texte parle par exemple du « savoir mal digéré » d'Etienne, de sa parole « mêlée », ou « fixée », de sa « mauvaise » lecture de Lasalle et de Darwin, de sa « confusion » et du « rêve » dans lesquels le plongent ces lectures, le texte fait-il porter un jugement négatif sur :

a I le personnage seul d'Etienne ;b I le personnage de l'autodidacte en général ;c I la mauvaise lecture d'ouvrages (en eux-mêmes bons) ;d I la mauvaise lecture d'ouvrages (en eux-mêmes mauvais) ;e I la théorie et le « système » politique en général ;f / la théorie « utopique » en particulier ?

Le fait qu'il y ait évaluation, donc « distance » (donc intru-sion de normes morales, politiques, culturelles, esthétiques, etc.) est évident, mais le point d'application (est-ce la lecture, la parole qui s'ensuit, qui est mal conduite, ou les livres qui sont mauvais ?) de l'évaluation ne l'est pas72. On peut d'ailleurs se demander si cette ambiguïté, ce côté « indécidable » de la « cible » et de la « valeur » exacte à attribuer à cette parole évaluative du narrateur ne vient pas de ce que l'origine de cette parole est indiscernable. L'utilisation du style semi-direct accentue encore plus ce « brouillage » sur l'origine de la parole. De plus, à la différence de Stendhal et de Flaubert, Zola

72. Le thème du théoticien politique au « savoir mal digéré » a pu être ' emprunté par Zola à Flaubert, non seulement à Bouvard et Pécuchet, mais surtout au personnage de Sénécal dans L'Education sentimentale. Pour une étude du portrait de ce personnage, voir l'article de H. Mitterand : « Dis-cours de la politique et politique du discours dans un fragment de L'Edu-cation sentimentale, paru dans La Production du sens chez Flaubert, col-loque de Cerisy, Paris, UGE, 1975, p. 125 et suiv. La discussion qui a suivi cet exposé de H. Mitterand {ibid., p. 142 et suiv.) a bien mis en lumière les difficultés qu'il y avait à interpréter de tels passages. Ce problème a également été bien posé par un bref article de P. Lejeune, La Côte-Verte et le Tartaret, étude des systèmes de valeurs dans un passage de Germinal (Poétique, n° 40, 1979), P. Lejeune soulignant : « Le jeu ambigu d'un narrateur dont on ne sait jamais s'il cite simplement ou s'il cautionne » (p. 485).

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n'utilise jamais les italiques pour signaler une distance non équivoque par rapport aux clichés ou à l'énoncé des personna-ges. Qui parle, en effet ? Zola lui-même ? C'est possible, et parfois on trouve confirmation, dans d'autres écrits — lettres, ouvrages de critique, écrits théoriques — de la parole prêtée dans l'œuvre aux personnages. Le narrateur ? Le personnage ? Le grand texte de la doxa, des clichés et des idées reçues ? Tous à la fois, sans doute ; ce qui favorise cette ambiguïté, c'est que le cliché, l'idée reçue et la parole lue, ont en général par eux-mêmes, pour le lecteur, un statut ambigu : tantôt le cliché fas-cine et fait peur, comme parole figée, « fixée », solidifiée (le stéréotype), parole aliénante et dépersonnalisante ; tantôt il provoque l'euphorie de la parole et de la même culture partagée par tous, et est alors lien social réaffirmé, communication « phatique » (R.Jakobson), contact posé et entretenu. Remar-quons ici que, comme dans le cas de l'évaluation portant sur le regard d'un personnage regardant des objets culturels (des tableaux par exemple), où l'espace normatif du texte se surdé-terminait, le même phénomène se produit pour la parole d'un personnage faisant citation ponctuelle d'un ouvrage littéraire, c'est-à-dire d'une parole autre où intervient de surcroît une norme esthétique. Il n'est pas toujours facile en un premier temps, d'interpréter, dans le texte romanesque, le sens exact d'une citation renvoyant à un personnage d'auteur, d'ouvrage, ou de personnage littéraire, et passant par la parole d'un per-sonnage, d'autant plus que le romancier lui-même s'emploie, en multipliant des personnages d'interprétants-commentateurs jugeant contradictoirement, à brouiller, on l'a vu, les pistes. On voit bien, là aussi, qu'un jugement de valeur se porte dans le texte, dans et par la citation ou l'allusion à une parole étrangère (ou à une lecture étrangère), mais le contenu même du jugement peut parfois, en un premier temps, rester ambigu. Ainsi des deux paroles de Rougon et de Clorinde commentant des ouvrages littéraires : « Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur [...] Quand Rougon lui eut dit que l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'Empereur, et que son discours four-millait d'allusions abominables, elle resta consternée — Il avait l'air bon homme pourtant, déclara-t-elle. Rougon, à son tour,

tonnait contre les livres. Il venait de paraître un roman, surtout, qui l'indignait ; une œuvre de l'imagination la plus dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d' « hystérie » parut lui plaire, car il le répéta trois fois. [...] Oh ! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous ces mensonges... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne ? Ça, c'est gentil [...] on y parle d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise d'abord par des brigands »73. Ici le mélange de deux systèmes normatifs (esthétique et morale), la juxtaposition de deux goûts différents, le fait que Rougon parle de livres qu'il n'a pas lus, que Clorinde loue une littérature que Zola déteste et que Rougon critique une littérature que Zola admet, tout cela tend à faire poser un signe négatif sur les deux personnages de commentateurs.

La référence à cette « parole étrangère » qu'est un livre peut d'ailleurs économiser la mise en scène et la parole d'un person-nage de lecteur commentant ses lectures, et passer par de sim-ples et discrètes « natures mortes » (les manuels Roret chez Pécuchet) ou par de brèves citations-descriptions. Ainsi pour reprendre un exemple de Pot-Bouille que nous avons déjà relevé, et outre l'exemple similaire d'Andrédéjà. cité plus haut (p. 34), citer Dickens (c'est-à-dire un personnage historique auteur de livres à personnages fictifs), sur une table de nuit à côté d'un verre d'eau sucrée signifie-t-il :

a /un jugement dépréciatif sur Dickens (sorte de « Manuel » humanitaro-idéaliste dans lequel il ne faut pas « tomber », pour reprendre les termes de Zola dans L'Ebauche de LAssommoir ; Pot-Bouille, ne l'oublions pas, vient après L'Assommoir) ;

b I un jugement dépréciatif sur le personnage qui lit ainsi

73. II, p. 113-114. (A noter le verbe « tonner », verbe-leitmotiv du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert). Voir aussi, à un autre endroit : « Ecrire un ouvrage lui paraissait une besogne d'une difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours embarrassé ; aussi le tenait-il en grand dédain » (ibid., p. 132).

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Dickens (Dickens, lui, restant affecté d'un signe positif —il s'agit alors du « mauvais usage » qu'un personnage, MmeCampardon, fait de Dickens) ; c I un jugement dépréciatif

sur une certaine catégorie deromans ; d I un jugement dépréciatif sur le roman en

général ?

Seul le contexte permet de rendre non ambiguë la citation faite par ou à propos d'un personnage de Zola, le contexte général des écrits critiques de Zola, de ses écrits théoriques (la « rhétorique » opposée aux « faits », etc.) d'une part, le contexte même du roman dans lequel est insérée la citation (les ressemblances et les différences avec les autres personnages par-leurs ou lecteurs de roman) d'autre part74. Car on voit bien l'extraordinaire surdétermination qu'apporte, dans le texte, l'apparition ou la mention d'une culture littéraire « mal digérée », d'une parole dépersonnalisée, de la citation d'un nom de livre ou d'un nom de personnage de fiction : le texte A {Pot-Bouille par exemple) cite un texte B {André'par exemple) dans des termes fort louangeurs, mais qui sont mis au compte d'un personnage négatif (ou l'inverse), termes qui sont en revanche en accord éventuellement avec certains textes C de Zola lui-même (par exemple certains textes de jeunesse où il exprimait une certaine admiration pour George Sand) et en désaccord avec d'autres textes D de critique ou de théorie littéraire du même Zola, mais postérieurs, dans lesquels Zola se désolidarise entièrement de l'esthétique et des personnages de George Sand. En fin de compte, ce que Zola relie par une citation, c'est bien deux textes de Zola (l'ancien et le nouveau), ou deux moments de l'évolution de Zola lecteur de la parole d'autrui. Paradoxalement, la référence à un titre d'ouvrage, à un nom d'auteur, à un nom de personnage, historique ou de fiction, joue alors comme un véritable « indicateur de genre » qui souligne l'appartenance du texte zolien au genre et à

74. Eventuellement, un contexte plus large peut aider le lecteur à rendre « lisi -bles » de tels passages. Ainsi G. Sand, W. Scott, Dickens, sont cités ensem-ble dans Mont-Oriol de Maupassant (Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976, p. 306) comme « romans poétiques ».

l'esthétique réaliste. En parlant de Darwin ou de Marx, de Dic-kens ou du marquis de Sade, de Le'onora la bohémienne, etc., Zola parle avant tout, mais à mot couvert et parfois indécida-ble, de lui-même. Citant les autres, le texte zolien se situe. Un type de parole (ou plutôt d'énonciation) bien particulier pourrait jouer, dans le texte romanesque, le signal et le moyen le plus net de l'apparition de ce brouillage des « points de vue » évaluatifs que les personnages portent perpétuellement sur eux-mêmes et sur les choses, c'est la parole ironique ou spirituelle. La « kyrielle » de lectures, donc la référence hétéroclite à la parole d'autrui, était déjà, dans la plupart des cas nous venons de le voir, un signal de distance ironique. Prise en charge comme parole assumée cette fois directement, déléguée à des personnages « spirituels », l'ironie ou le « bon mot », ou la « raillerie », ou la « blague » introduisent également, dans la fiction, une « distance » (entre le narrateur et son texte, entre le lecteur et le texte, entre un personnage et un autre personnage) ; cette distance est souvent ressentie comme une désoli-darisation, comme le signal d'un commentaire négatif de l'iro-nisant sur l'ironisé. Mais l'ironie pose des problèmes à de nom-breux romanciers du milieu du xix e siècle, qui, au nom des principes les plus fondamentaux de leur esthétique, la récusent souvent comme motif littéraire dominant. Les Goncourt, dans la Préface de Germinie Lacerteux, plaidaient pour « une grande forme sérieuse » du roman. Zola écrit, à propos de théâtre : « Un personnage plus agaçant que le personnage honnête, c'est le personnage spirituel [...] Personnellement, le personnage spi-rituel m'enrage. Je ne le trouve pas seulement faux, je trouve qu'il fausse toutes les pièces »75. Zola, en particulier, voit surtout dans l'esprit, ou dans l'ironie, une présence, une intrusion fracassante du narrateur sur la scène du texte, et non une distance, la présence intempestive d'un savoir-dire plutôt qu'un brouillage des dires de ses personnages. Quelque chose qui ne peut aller que contre le « sérieux » (trait fondamental, on le sait, pour Auerbach, de l'attitude réaliste) de l'observation des faits. D'où le procédé, soit de circonscrire et de limiter au

75. CLP, XI, p. 623-624.

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maximum l'ironie, de « cantonner » le comique, ou le discours « spirituel », et cela en la déléguant à des personnages parti-culiers, soit de la neutraliser par certains effets particuliers.

Un personnage, qui est aussi un « rôle thématique » d'époque fortement typé, et qui a retenu l'attention de nombreux écrivains est, en particulier, celui du « rigolo » ou du « blagueur ». De 1860 à 1880, la correspondance de Flaubert, ses réflexions théoriques sur le problème de constitution d'un genre relevant du « grotesque triste », le journal des Goncourt, les journaux, les romans, reviennent sans cesse sur cette « blague » ; exaltée par les boulevardiers, exécrée par les écrivains qui la honnissent (mais qu'elle fascine) pour le mauvais goût qu'elle incarne, elle est au centre de nombreuses polémiques esthético-littéraires (voir l'album Zutique, les déclarations de Flaubert sur le grotesque, la « blague supérieure », etc.)76, elle est aussi un « mot à la mode »77. Comme Jantrou dans L'Argent, pour lequel Zola parle de « son rire blagueur de déclassé », ce personnage, chez Zola, tendra d'une part à rester confiné dans cet emploi de « rôle », c'est-à-dire à demeurer un personnage secondaire, en marge de l'action, et fortement spécialisé, mais tendra aussi à être suffisamment autonome pour pouvoir se déplacer dans tous les espaces et milieux traversés par l'action, ce qui tend à « diffuser » les effets pro-blématisants de son ironie, ou de « comique » en général. Ainsi de Jeanlin dans Germinal, de Jésus-Christ dans La Terre, de

76. Voir l'étude du champ lexical, « micro-système dominé par un mot fré-quent aux multiples valeurs : « blague », par J.-R. Klein dans son Voca-bulaire des mœurs de la « Vie parisienne » sous le Second Empire (Biblio-thèque de l'Université de Louvain, Louvain, Ed. Nauwelaerts, 1976, p. 173 et suiv., et passim). Voir, chez les Goncourt, le personnage du peintre Ana-tole, dit « La Blague » dans Manette Salomon (1867). Voir aussi J. Vallès, Testament d'un blagueur (1869) et le personnage du « Garçon » dans les projets de jeunesse de Flaubert. On trouverait chez d'autres écrivains contemporains de nombreuses attaques contre la « pose » ironiste de la bla-gue. Voir tout particulièrement Verlaine, Sagesse, I, IV, 39 : « [ . . . ] ta parole / Est morte de l'argot et du ricanement » ; La Bonne Chanson (IV, 679) : « [...] C'en est fait / Surtout de l'ironie et des lèvres pincées / Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait ».

77. Voir la lettre de Flaubert à Louise Colet du 7 octobre 1852. Voir, dans Bou-vard et Pe'cuchet, les leitmotive des héros après leurs échecs ; du type : « L'arboriculture pourrait bien être une blague. »

Gavard dans Le Ventre de Paris, de Gilquin dans Son Excel-lence Eugène Rougon, de l'oncle Bachelard dans Pot-Bouille, de Fagerolles dans L'Œuvre, de l'acteur Fontan dans Nana, ce dernier doublement spécialisé par conséquent (en tant que per-sonnage secondaire ; en tant que professionnel du comique) dans son emploi ; tous ces personnages sont explicitement pré-sentés par le texte comme de joyeux drilles ou comme des bla-gueurs invétérés. Mais cette spécialisation du personnage délé-gué au comique s'opère alors que ce personnage se trouve situé dans un environnement fondamentalement et globalement non comique (le texte réaliste est un texte « sérieux ») ; cela tend à faire que ses « blagues », soit semblent très peu comiques, soit posent un problème d'interprétation (Le personnage parle-t-il sérieusement ou pas ?), soit paraissent systématiquement « mal à propos » à d'autres personnages « sérieux », donc provoquent un certain « brouillage » de l'espace évaluatif général de l'en-semble des personnages.

Le couple sérieux-blague forme donc système dans l'univers romanesque du milieu du xrx e siècle, la blague renvoyant plu-tôt à un excès de parole (volubilité) et à une classe populaire, le sérieux à un défaut de parole (mutisme, réserve, gravité) et à la bourgeoisie. Mais la blague est surtout un signal dans le texte d'une déstabilisation normative, le signal d'un conflit latent des valeurs. Ainsi Gavard, dans Le Ventre de Paris, trouve « profondément comique » le projet de faire donner une place d'inspecteur au bagnard Florent, et le fait que Florent refuse scandalise Lisa : « Voyons, ce n'est pas sérieux. » Sérieux et comique, ici, se neutralisent l'un l'autre : Gavard est du côté du comique, Lisa du côté des gens sérieux, mais les deux per-sonnages sont frappés par ailleurs de nombreux signes négatifs, ce qui renvoie « dos à dos » le sérieux et la blague. Même brouillage, et au second degré (les personnages qui parlent commentent la parole « officielle » d'un journal), dans les scè-nes du café Lebigre : « Gavard avait repris le journal, lisant, d'une voix qu'il cherchait à rendre comique, des lambeaux du discours du trône prononcé le matin, à l'ouverture des Cham-bres. Alors Charvet eut beau jeu, avec cette phraséologie offi-cielle ; il n'en laissa pas une ligne debout. Une phrase surtout

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les amusa énormément : « Nous avons la confiance, messieurs, qu'appuyé sur vos lumières et sur les sentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter de jour en jour la pros-périté publique. » Logre, debout, déclama cette phrase. Il imi-tait très bien avec le nez la voix pâteuse de l'empereur [...] Et puis, qu'est-ce que c'est que ça, un monsieur « appuyé sur des lumières ? » reprit Clémence, qui se piquait de littérature »78. Ici sont renvoyés dos à dos les commentateurs (révolutionnai-res de cabaret) et le commenté, ce qui peut poser des problèmes de savoir, d'interprétation, chez certains personnages. Ainsi, quand Coupeau « blague », Gervaise ne sait que penser : « Coupeau blaguait ce mari commode, qui n'avait pas voulu voir le cocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson [... ] Il disait ces choses en manière de rigolade, mais Gervaise n'en devenait pas moins verte [...] ; lorsqu'il abordait le chapitre des saletés, elle ne savait jamais s'il parlait pour rire ou pour de bon »79. Même chose pour la scène, dramatique en soi dans la mesure où elle scande une étape dans la déchéance du couple-héros, où Gervaise vient chercher Coupeau au cabaret : « Ah ! Elle est farce, par exemple ! [...] Hein ? pas vrai, elle est farce ! Tous riaient [...] Oui, ça leur semblait farce ; et ils ne s'expliquaient pas pourquoi »80. La « blague », on le voit, pose un problème herméneutique, pose un « masque » sur le « personnage », est accompagnée d'une méconnaissance, d'un défaut de savoir, de l'interprète sur le blagueur. Le sphinx, on le sait, a pour masque son sourire. Rougon, devant Clorinde, est mal à l'aise : « Elle avait sur la face son rire qui la masquait. Elle demeurait impénétrable »81. Le personnage (persona) retrouve ici son étymologie.

Ce côté perturbateur de la « blague », ou de toute énon-ciation frappée au coin de l'ironie, est donc un ferment de

78. I, p. 710. On notera encore, ici, les termes de la critique littéraire. On sait que Lebigre et Logre seront également disqualifiés comme opposants à l'Empire, puisqu'ils sont des mouchards à la solde du gouvernement.

79. II, p. 676-677. (Nous soulignons.)80. lbid., p. 703. (Nous soulignons.)81. II, p. 73.

mauvaise communication entre les personnages. La norme implicite et les règles conversationnelles (pertinence référentielle du propos ; vérité des assertions ; volonté d'assumer la respon-sabilité de la parole ; tendance à la désambiguisation du mes-sage, etc.) ne sont plus assurées. L'interprétation, le sens, l'identification de l'intention ne sont plus possibles. Et il est intéressant de retrouver cette « blague » dans le texte de la Vie de Henry Brulard que nous avons déjà utilisé, texte également perturbateur et critique, nous l'avons vu, de « l'héroïsme » et de ses valeurs : « Je dis au capitaine Burelviller : « Le Saint-Bernard n'est-ce que ça ? » Il me semble qu'il se fâcha, il crut que je mentais (en termes dont nous nous servions : que je lui lâchais une blague). Je crois entrevoir dans mes souvenirs qu'il me traita de conscrit, ce qui me sembla une injure »82.

On notera, dans cette mise en scène d'une énonciation « bla-gueuse » (ou supposée telle), l'hypertrophie de la modalisation qui accompagne et escorte cette énonciation (« Il me sembla, il crut que, je crois entrevoir, ce qui me sembla »), signal sup-plémentaire d'une mauvaise communication (chaque person-nage interprète mal l'autre) généralisée. Les effets de brouillage seront accentués, certainement, quand une norme ou un objet esthétique seront en jeu, quand une énonciation ironique évaluera un objet esthétique.

Ainsi de la conversation de Claude et de Fagerolles, dans

82. On retrouve la « blague » dans un contexte également militaire dans La Débâcle de Zola : « Paraît que nous sommes de l'arrière-garde », dit la voix blagueuse de Loubet « [...] Des ricanements circulèrent, toute une moque-rie furieuse [...] Elle est rigolo, leur marche à l'ennemi [...] ; la blague mauvaise et emportée de Chameau semblait amuser Maurice » (V, p. 423). « Pour la rigolade [...] l'idée de la soupe le rendait gai et farceur [...] l'es -couade se tordait » (ibid., p. 420). De même, toujours au voisinage d'un contexte « guerrier », Gilquin trouve « drôle » les préparatifs de l'attentat d'Orsini dans Son Excellence Eugène Rougon, ce qui est aussi une manière de neutraliser l'importance de l'événement historique : « Hein. Elle est drôle [...] C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle [...] On peut faite sautet Badinquet, je m'en fiche, moi ! Ça serait même, plus drôle » (II, p. 207 et 214). De même, dans L'Assommoir, certaines « crises » importantes, comme la mort de Mme Coupeau, sont prises en charge par Bazouge, personnage « rigolo » (II, p. 664), dont le surnom est « Bibi-la-Gaieté » et qui est croque-mort. Le procédé de l'anriphrase est, bien sût, à rapprocher de celui de l'oxymoron.

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L'Œuvre à propos du tableau de Gagnière (est-ce le tableau, dans son honnête « mesure », qui est critiqué ? Est-ce l'inco-hérence du jury, qui refuse un tableau aussi « sage » ? Est-ce les deux ?) : « Sont-ils assez bêtes pour avoir refusé ça ! dit Claude qui s'était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pour-quoi, je vous le demande ? » En effet, aucune raison n'expli-quait le refus du jury. « Parce que c'est réaliste », dit Fagerol-les d'une voix si tranchante qu'on ne pouvait savoir s'il blaguait le jury ou le tableau61.

Fagerolles, commentateur ambigu d'un objet (le tableau) lui-même ambigu, est ainsi posé par le texte : « Le terrible farceur qu'il était n'affectait plus autant des allures de voyou, déjà cor-rectement vêtu, toujours d'une moquerie à mordre le monde, mais les lèvres désormais pincées en une moue sérieuse [...], restait grave. A peine, au fond de ses yeux clairs, luisait une étincelle jaune de moquerie. » La phrase de présentation, synco-pée, accumule les signes contradictoires (sérieux —> grave —► sérieux, etc.), rend donc le commentateur problématique. D'où, en écho, le « soupçon » de Claude : « Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous ! » déclara Claude soupçonneux84 ». Le savoir douteux, le « soupçon », ici, sont bien celui du lecteur et la scène peut poser des problèmes d'interprétation {L'Œuvre, on le sait, a été le roman des brouilles effectives et des malentendus entre Zola et ses amis). Même indécision, délé-guée explicitement au personnage de Florent devant certaines tirades esthétiques de son compagnon Claude dans Le Ventre de Paris, où se surdéterminent le voir, le dire et le faire : « Ces individus avaient beau dire, toute l'époque était là. Et Florent ne savait plus s'il condamnait le côté pittoresque, ou la bonne chère de Baratte. Puis Claude déblatéra contre le romantisme. Il préférait ses tas de choux aux guenilles du Moyen Age. Il finit par s'accuser de son eau-forte de la rue Pirouette comme d'une faiblesse. On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne »85. Certes l'historien, lui, sait (à peu près)

83. IV, p. 122-123. (Nous soulignons.)84. Ibid., p. 121.85. I, p. 624. (Nous soulignons.) Baratte est un célèbre restaurant du quartier,

que Claude juge « tombé ».

quelles étaient les positions d'un Zola en matière d'art contem-porain. Mais à lire le texte, rien que le texte, on ne peut que relever, dans ces mises en scènes de personnages de travailleurs artistes, un ensemble de signaux dissonants (indécision de Flo-rent quant à l'interprétation des paroles de son compagnon ; termes péjoratifs comme « déblatérer » ; reniement, par le pein-tre lui-même, de son passé de peintre et de certaines de ses œuvres qu'il venait de louer) qui frappent d'un signe problé-matique, pour le lecteur, à la fois le travail du personnage, sa vision, et sa parole. Se pose, évidemment, le problème de la norme qui préside à l'évaluation du travail artistique, la norme marchande (celle du père Malgras, spéculative et axée sur le profit n'étant pas la norme « académique » du jury, qui n'est pas la norme des Refusés).

Comme l'a bien vu M. Riffaterre, l'ironie et l'humour ont toujours une fonction narrative importante. En rendant un personnage ambigu (être -vs- paraître), en frappant le commentateur, le commenté, et le commentaire d'un signe ambigu (sérieux -vs- farce/blague), il rend l'avenir narratif du personnage douteux86. Mais chez Zola, contrairement à ce qui se passe chez Hugo analysé par M. Riffaterre, l'ambiguïté du personnage ironique n'est pas automatiquement équivalente à un signe négatif qui se transformera ultérieurement en un signe positif. Le mouvement hugolien analysé par M. Riffaterre :

86. Fonctions de l'humour dans Les Misérables, dans Modem Language Notes, vol. 87, n° 6, novembre 1972 (p. 71-82). Cette ambiguïté peut être rele-vée, notons-le, au niveau même des effets de sens du lexique. J.-R. Klein, dans son étude du vocabulaire de l'époque, définit ainsi le « blagueut s> : « La coexistence des sèmes « trompeur » et « plaisant » se règle par un jeu d'équilibre permettant, selon les emplois et les contextes, à l'un de ces traits de prendre le pas sur l'autre. Cette dernière caractéristique a pour conséquence de conférer au mot une ambiguïté dont sont dépourvus ses « synonymes partiels » (Le Vocabulaire des mœurs de la « Vie parisienne », ouvr. cit., p. 214). Le roman de Milan Kundera, La Plaisanterie, est, on le sait, entièrement fondé sur les effets catastrophiques d'une « blague ». » (Ecrite sur une carte postale.)

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n'est pas aussi « automatique » chez Zola. Chez ce dernier, le personnage ambigu restera ambigu, la « blague » reste un prin-cipe de déstabilisation évaluative sans fonctionnalité narrative importante, d'autant plus qu'elle reste volontiers cantonnée dans des personnages secondaires (Fagerolles, Gavard, etc.). Mais elle contribue, et nettement, à délocaliser la source de renonciation, à brouiller l'image du narrateur dans le texte, à désengager ce dernier vis-à-vis de son énoncé. En cela elle est posture politique et idéologique, tout autant que trait stylistique.

Le travail du personnage et son commentaire évaluatif

Comme dans le cas du personnage bavard et « expliqueur », où la parole du personnage pouvait être accompagnée d'un commentaire sur son savoir-dire (savoir « mal digéré », blague ou sérieux, parole correcte ou incorrecte, parole « bavarde », « embarrassée », etc.), le faire technologique du personnage peut être accompagné également d'un commentaire, d'une évaluation sur son savoir-faire. Le travail sera donc le lieu où pourra se manifester, plus ou moins explicitement, ce que l'on pourrait appeler la compétence technologique du narrateur (ou d'un personnage délégué à l'évaluation, un spectateur par exemple), car travailler implique que le personnage se définisse en relation avec des programmes et protocoles idéalement fixés : le travail en effet peut être conforme ou non conforme, approprié ou non approprié, heureux ou malheureux dans ses

87. « Le héros humorisé est pour ainsi dire polarisé négativement. La séquence narrative qui résulte de cette polarisation consiste alors à montrer son évo-lution jusqu'à un rôle positif» (ibid., p. 79).

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résultats, habile ou malhabile, bâclé ou soigné, mécanique ou inventif, réussi ou raté, créateur ou destructeur, fautif (d'où sanctions) ou heureux (d'où récompenses et résultats), etc. Et la règle, le code, le mode d'emploi, l'horaire, les cadences, la norme pourront donc éventuellement être représentés et incar-nés quelque part dans un personnage de « gardien de la loi technologique », présent sur la scène du texte.

Le Rouge et le Noir, on le sait, s'ouvre sur « le fracas d'une machine », celle de la scierie du père Sorel, comme L'Educa-tion sentimentale s'ouvre sur le navire à vapeur « fumant à gros tourbillons » que prend Frédéric Moreau. Tout le texte du xix' siècle, au niveau structurel (M. Serres l'a admirablement montré à propos de l'œuvre de Zola) comme au simple niveau des thèmes traités, est habité par la machine. Descendues des planches un peu trop glacées de l'Encyclopédie, les machines envahissent le paysage quotidien, machines à communiquer (le télégraphe sur les hauteurs, la locomotive en plaine), machines sérieuses (les seules illustrations du Grand Larousse du XIX- siècle sont des écorchés de machines), en attendant les machines célibataires surréalistes ; elles se réunissent dans les Expositions universelles, gagnent même le discours poétique (des Chants modernes de Maxime du Camp en 1855 à Verhae-ren). Deux machines, particulièrement, vont hanter l'imaginaire du siècle, la machine à produire (la machine à vapeur, personnage principal des Travailleurs de la mer — 1866 — et de La Bête humaine) et la machine à reproduire (l'appareil photographique, la chambre noire), dont les textes littéraires vont eux-mêmes reproduire, consciemment ou inconsciemment la structure (d'où les hublots, lentilles, miroirs, chambres, fenê-tres, écrans, vitrines, serres d'une part ; les sources chaudes, froides, les circulations d'énergie, les entropies et négentropies d'autre part. D'où l'exposition des machines dans ces « cham-bres claires » que sont les grands halls — Crystal Palace, Gale-rie des Machines, etc. — des Expositions universelles). Ces lieux, ces forces et ces flux règlent tout le siècle.

Parmi tous les textes du xix= siècle, le texte zolien qui culmine, on le sait, avec un roman intitulé Travail, est, du point de vue de la mise en scène des machines et de leurs

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machinistes (voire de leurs machinations), l'un des plus riches certainement avec celui de J. Verne88. La construction des Rougon-Macquart comme « magasin » documentaire, comme « encyclopédie codée en roman » (H. Mitterand), en fait une véritable « Galerie des Machines » textuelle, à mettre en rap-port avec celle, architecturale, de Dutert et Condamin (1889). On y puisera, ci-après, et par souci d'homogénéité encore, l'es-sentiel des exemples qu'on utilisera.

Tout personnage de porte-outil, tout personnage de travail-leur, dans le texte zolien, sera donc obligatoirement frappé de signes évaluatifs technologiques. Très souvent, ils sont positifs ; l'adverbe de manière, les modalisateurs, les superlatifs absolus ou relatifs, apparaissent alors pour caractériser le personnage : La Teuse, au début de La Faute de l'abbé'Mouret; prépare les objets du culte « religieusement », « avec précaution », « en s'appliquant »89. Dans Le Ventre de Paris, c'est le personnel de la charcuterie qui est posé comme exemplaire de son métier : « Quenu prétendait qu'Auguste saignait comme pas un charcutier de Paris. La vérité était qu'Auguste se connaissait à merveille à la qualité du sang ; le boudin était bon, toutes les fois qu'il disait : « Le boudin sera bon »90. » A propos de Cadine, le texte du Ventre de Paris parle de sa « merveilleuse légèreté de doigts », et dans Au bonheur des Dames, à propos de Denise, le texte dira qu'elle est une « vendeuse remarquable », ce qui est la constituer comme incarnant la norme même d'une activité donnée91. De même le texte de La De'bâcle parle de la « jolie opération » d'amputation pratiquée par le major Bouroche92. Du boulon forgé par Goujet il est

88. Sur le thème de la machine au XIX- siècle, voir le livre de J. Noiray, Le romancier et la machine, l'image de la machine dans le roman français (1850-1900), Paris, Corti, 2 vol., 1981.

88. I, p. 1216-1217.89. I, p. 683. Le travail du boudin est rythmé d'adverbes comme « lentement »,

« doucement », etc.90. I, P- 770 et II, p. 505. De même Angélique est présentée comme « seule

aujourd'hui [...] capable de l'entreprendre [le travail de broderie de la mitre de Monseigneur] », aucune autre ouvrière n'ayant « la finesse nécessaire de l'œil et de la main » (IV, p. 891). Par là le texte désigne explicitement un personnage « exemplaire ».

89. V, p. 674. Voir aussi son amputation de Beaudoin (p. 676 et suiv.). Les

dit : « La tête du boulon était jolie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule [...] Il n'y avait pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant »93. De même, à propos non pas du résultat, mais du travail lui-même de Goujet, Zola parle de « volées régulières », de « jeu classique, correct », « balancé et souple », effectué « en cadence », avec « sérieux », fait avec « mesure », « avec une science réfléchie », « d'une précision rythmée », d' « homme magnifique », etc.

Résultat (positif) du travail et manière (positive) de travailler entrent donc en redondance, ici, pour venir frapper hyper-boliquement le personnage du signe positif que revêt implici-tement toute conformité à une norme. Mais le commentaire sur le travail du personnage peut se faire plus complexe. Comme la machine est démultiplication de la main et de l'outil, le com-mentaire évaluatif peut définir des niveaux démultipliés d'éva-luation. Ainsi le banquier Gundermann dans L'Argent, est décrit, par les réflexions de Saccard, comme un « écart » par rapport à une norme, mais aussi comme conformité à une norme supérieure, comme la « figure, non plus de l'avare clas-sique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans le besoin de chair, devenu comme abstrait »94. De même Saccard a pour ambition de dépasser la conception « classique » de la banque pour créer un « outil » nouveau95.

On voit donc, sur ces exemples (Goujet, Gundermann, Sac-card) comment un même terme (« classique ») peut être évalué tantôt en bien, tantôt en mal, comment l'impeccabilité, c'est-à-dire l'incarnation d'une exemplarité technique et professionnelle (voir les termes « figure », « abstrait » à propos de Gundermann) peut être tantôt le classicisme (la conformité à une norme), tantôt le non-classicisme (c'est-à-dire la conformité à une norme supérieure implicite, le dépassement d'une norme elle-même « dépassée »).

termes « rapides incision », « vivement », « avec une adresse extraordi -naire », « d'un trait de scie unique », renvoient à un savoir-faire exemplaire (celui du manuel de médecine que Zola suit).

93. II, p. 534.94. V, p. 96.95. V, p. 115 et 116.

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De plus, la mention d'un travail « classique » peut certes « classer » le personnage dans l'exemplarité, par le renvoi à un programme idéal et la multiplication de signes positifs, mais peut aussi suggérer un dévoiement en « routine » ou en « machinalité », de même que la mention d'un travail non clas-sique (Octave « étalagiste révolutionnaire » contre Hutin éta-lagiste « classique ») peut être évaluée positivement. Dès lors, l'ambiguïté s'installe dans l'évaluation, du fait de la référence à plusieurs espaces normatifs antagonistes.

Interpréter le système évaluatif d'un personnage de travail-leur donné n'est donc pas simple, et suppose sans doute que l'on se réfère d'une part à la globalité d'un protocole (les buts du travailleur ; la comparaison des moyens et du but ; la comparaison d'un résultat au projet ; le bénéfice retiré du travail ; la destination du produit « fini », etc.), d'autre part à la globalité du système des personnages de l'œuvre, au jeu dif-férentiel des ressemblances et des différences qui le régit, bref à la mise en scène globale du travail de tous les personnages. Certes le mot « méthodiquement », par exemple, signale sou-vent explicitement, dans le texte, l'activité technologique posi-tive du personnage comme dans ce travail d'une maraîchère dans Le Ventre de Paris : « Mme François pria Florent de lui passer les légumes, bottes par bottes. Elle les rangea méthodi-quement sur le carreau, parant la marchandise, disposant les fanes [...] dressant avec une singulière promptitude tout un étalage »96. Mais le terme peut recevoir une acceptation négative, s'il suggère une « machinisation » du personnage. Ainsi des scieurs de la scierie de Plassans : « Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avec une régu-larité et une sécheresse de machine. Le bois qu'ils débitent est rangé [...] par tas [...] méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait »97. Le côté « méthodique » de Mme François ne prend sens qu'opposé au côté « brouillon » de Florent98, et à ces autres types de « méthodiques » que sont

96. I, p. 608. (Nous soulignons.)97. I, p. 8. (Nous soulignons.)98. Voir les « brouillons » d'ouvrages, de conspiration, de plans de société, etc.

que Lisa découvre dans le tiroir de Florent (I, p. 813).

les Quenu ; la « machinisation » des scieurs de long ne prend sens que par rapport aux projets « révolutionnaires » de Silvère et des républicains insurgés qui ont quitté leur travail. Le bou-lon réussi de Goujet n'a de sens qu'opposé au boulon raté de Bec-Salé.

La positivité ou la négativité d'un travail, et, par conséquent, celle du personnage de travailleur qui l'assume, varie donc selon le contexte dans lequel il est enchâssé ; or il est certain que la description d'un travail se prête, tout particulièrement, à ces variations, du fait des possibilités de décomposition, de fragmentation du temps de la chaîne technologique en « moments » (ou « séquences »), en horaires « discrets », et en rythmes (les cadences), du fait de la décomposition de la machine en pièces articulées et agencées, du fait de la décom-position de l'espace en « postes » de travail, du fait de la décomposition du corps en « tours de main » et gestes diffé-renciés et combinés99. L'outil et la machine sont des analyseurs du temps et de l'espace en unités discrètes qu'ils organisent en séries ordonnançant des moyens en vue de fins : voir, au XK' siècle, les inventions photographiques de Muybridge et de Marey, décomposant la course d'un homme ou le vol d'un oiseau, les tableaux de Millet et de Courbet décomposant sur un même tableau les moments articulés et enchaînés d'un même processus technique (battage, récolte, etc.), et — côté textuel — la prolifération des descriptions qui décomposent le réel en items lexicaux, en listes et en inventaires (la « meilleure » description, on le sait, étant la « description homérique », qui intègre le paradigmatique de la liste à la sériation narrative et syntagmatique d'un travail). D'où la possibilité du

99. « La technicité, en s'introduisant dans un domaine, le fragmente et fait apparaître un enchaînement de médiations successives et élémentaires gou-vernées par l'unité du domaine et subordonnées à elle. La pensée technique conçoit un fonctionnement d'ensemble comme un enchaînement de processus élémentaires, agissant point par point et étape par étape » (G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1969, p. 174). Cette propension du technique à fragmenter le réel, à l'analyser en moments ou en espaces discrets, est à rapprocher, bien sûr, de ce héros métonymique-synecdochique (Jakobson) caractéristique d'un certain style d'écriture réaliste.

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romancier de mettre en œuvre à travers ces démontages de machines, à travers cette décomposition du temps et de l'espace du travail, une technique du « montage » de l'évaluation technologique, la possibilité par exemple d'enchâsser un travail, présenté explicitement comme « positif », « soigneux », « exemplaire », etc., dans une séquence de non travail avec laquelle il dissonne (il s'ensuit alors une certaine neutralisation de cette exemplarité et de cette positivité), soit de faire porter des évaluations différenciées sur les moments, gestes, ou pos-tures dissociés d'un même protocole de travail. Et notamment l'évaluation globale portée sur un travail peut être, également, fonction du rapport, de concordance ou de discordance, qu'entretient le résultat du travail avec le projet qui était à la base. Ce résultat peut être objectivé (un produit fabriqué, un objet « fini », une marchandise « réussie ») ou subjectif (un « plaisir » du fabricant ou du destinataire de l'objet). Il y a là, pour le romancier, une manière commode et habile de brouiller et de neutraliser l'espace normatif du texte :

— travail positif (dans ses résultats) effectué de manière néga-tive (bâclée ou fautive) par un personnage négatif ;

— travail négatif (dans ses résultats) effectué de manière posi-tive (soigneuse) par un personnage positif ;

— travail positif (dans ses résultats) effectué de manière néga-tive (bâclée ou fautive) par un personnage positif ;

— travail positif (dans ses résultats) effectué de manière posi-tive (soigneuse) par un personnage négatif ;

— travail négatif (dans ses résultats) effectué de manière posi-tive par un personnage négatif.

Chez Hugo, dans Les Travailleurs de la mer, la discordance évaluative « montée » par le narrateur, qui joue entre l'évalua-tion de la compétence de Gilliatt (c'est un « ignorant » dit le texte), de son mode de travail (l'échafaudage est « plein de fau-tes », le mécanisme « rudimentaire et incorrect »), et le résultat positif (la machine de la Durande est démontée et récupérée, conformément au programme), tout cela met en relief un déséquilibre, donc l'exploit hors-norme d'un héros (« Son œuvre lui montait à la tête [...] Cette ivrognerie-là s'appelle

l'héroïsme »), et installe une note épique plutôt valorisante dans le texte (le travailleur David devant la nature-Goliath). Le chapitre I (intitulé : « Les ressources de celui à qui tout manque ») du livre II (intitulé : « Le labeur ») met en scène cette lutte épique qui sert de substrat à « ce sombre travail ». La décomposition du travail en moments, jours et heures va de pair avec celle de l'objet (Gilliatt dépose dans des caisses « pièce à pièce, les deux roues soigneusement numérotées ») et avec celle du système évaluatif, lui-même « démonté » en signes contradictoires : « Les fautes même les plus grossières n'empê-chent point un mécanisme de fonctionner tant bien que mal. Cela boîte, mais cela marche. L'obélisque de la place de Saint-Pierre à Rome a été dressé contre toutes les règles de la stati-que. Le carrosse du tsar Pierre était construit de telle sorte qu'il semblait devoir verser à chaque pas : il roulait pourtant. Que de difformités dans la machine de Marly. Tout y était en porte à faux. Elle n'en donnait pas moins à boire à Louis XIV. » Gilliatt (ignorant par défaut) est donc l'antithèse de Bouvard et Pécuchet (ignorants par excès), qui sont définis par une certaine régularité dans l'échec, par une série de ratages, malgré tout le soin préalable qu'ils mettent à suivre les modes d'emplois techniques, et à observer scrupuleusement les protocoles de fabrication les plus « autorisés » (les Manuels Roret, ces best-sellers du xix- siècle sont les premières choses que Bouvard aperçoit dans l'appartement de Pécuchet, au début du livre)100. Il est à noter que les séries homogènes (travail positif dans ses résultats, effectué conformément à la règle par un personnage positif ; travail négatif effectué négativement par un personnage négatif) sont souvent couplées (dans l'exemple

100. Le technicien « au savoir mal digéré », type obsédant de nombreux textes du XIX- siècle, se retrouve ici. Le mauvais usage du livre, comme pour Mme Bovary, programme l'échec. A force de lire trop de livres, le per-sonnage devient, littéralement, un être de fiction : « Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à la ceinture [...] Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur » {Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. °7).

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de L'Assommoir cité plus haut, le bon ouvrier Goujet face au mauvais ouvrier Bec-Salé), ce qui tend par là même à les neu-traliser sur le plan des systèmes de valeurs ; ou alors un même personnage est présenté tantôt, à un moment de son histoire, comme travailleur exemplaire, tantôt, à d'autres moments, comme mauvais travailleur, ce qui est une manière également de problématiser, donc de neutraliser ou de rendre ambigu, son espace global de valorisation : ainsi, dans L'Assommoir, de Gervaise et de Coupeau, d'abord bons ouvriers, puis mauvais101. Par là le travail n'est plus simplement prétexte à placer certaines fiches documentaires en attente dans le dossier préparatoire, mais il donne « mouvement » au personnage, il contribue à bâtir un itinéraire romanesque qui peut aller du positif au négatif, ou du négatif au positif, donc qui le conduit à une forme de « victoire », ou d' « échec », donc qui contribue à faire du personnage un « héros » à part entière, sans pour cela que la norme en position discriminatrice ultime soit clairement identifiable. De plus, le fait que le résultat du travail (un objet fabriqué, par exemple) puisse être disjoint dans le temps et dans l'espace de son producteur et de son moment de produc-tion, peut contribuer à baliser et à scander ainsi le « mouvement » d'un personnage. Le « chef-d'œuvre » qui trône chez les Chameau dans La joie de vivre de Zola, chef-d'œuvre du grand-père, ne prend son sens que par rapport à l'inactivité

101. Le texte de L'Assommoir note dès le début : « L'homme ne se soûlait pas, rapportait ses quinzaines [...] on les citait à cause de leur gentillesse » (II, p. 463). Dans la scène du travail sur le toit, il est présenté comme un ouvrier particulièrement actif et soigneux. Puis, après son accident : « Il restait les bras croisés en face des maisons en construction, avec des rica-nements, des hochements de tête ; et il blaguait les ouvriers qui trimaient [... ] Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres satisfaisaient sa rancune contre le travail » (ibid., p. 489). On notera, ici, l'apparition de la « blague », qui sanctionne une mutation importante dans la « valeur » du personnage. De même, Gervaise passe du statut de « bonne ouvrière » (ibid., p. 476) à celui de mauvaise ouvrière. Le même terme caractérise leur travail au début (« main soigneuse » de Coupeau sur le toit, ibid., p. 481 ; Gervaise à sa blanchisserie travaillant « soigneusement » — ibid., p. 504-510). Puis Gervaise devient de plus en plus « mauvaise » : « Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l'ouvrage, au point que la patronne l'avait réduite à quarante sous, le prix des gâcheuses » (II, p. 684).

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totale (paralysie) de Chanteau, et par rapport aux échecs tech-nologiques successifs (digues, usines, etc.) de Lazare dont les travaux « donnaient des résultats déplorables » ; l'hôpital que construit Coupeau, bon ouvrier, au début de L'Assommoir ne prend ironiquement signification que par rapport à la déchéance technologique ultime de Coupeau, transporté à la fin dans ce même hôpital, bénéficiaire et destinataire négatif de son travail positif passé : « Elle pensait aux jours d'autrefois, lorsque Coupeau, perché au bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc, en chantant dans le soleil. Il ne buvait pas alors [...] Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant guère qu'il travaillait pour lui. Maintenant il n'était plus sur les toits [...] il était dessous, il avait bâti sa niche à l'hôpital »102.

Qui dit évaluation dit comparaison, donc mesure. Des expressions comme : « de façon mesurée », « avec des gestes mesurés », « en mesure », « démesurément », viennent, dans le texte réaliste du xrx< siècle, très fréquemment, accompagner la description des protocoles techniques. Chez J. Verne, tout est mesuré (en pieds, pouces, nœuds, lieues, etc., grâce à des lochs, sextants, mètres, etc.). L'argent, ce personnage romanesque essentiel, est lui aussi mesuré, et est étalon de mesure pour hié-rarchiser le personnel du roman. Cette opération de mesure a même son prototype dans un objet emblématique du xix< siè-cle, le parapluie qui, du roi citoyen à M. Fenouillard, est devenu comme l'enseigne du bourgeois ; ce parapluie est l'un des personnages principaux des Bourgeois de Molincbart, de Champfleury, texte fondateur (1855 — c'est aussi la date d'une Exposition universelle), de certaines postures et thèmes d'écri-ture du réalisme ; il accompagne partout le personnage grotes-que du savant provincial M. Bonneau, maniaque d'archéologie quantitative, dont le « travail » consiste à mesurer avec un soin extrême les monuments de son canton (« Quand on le rencontre avec son parapluie, c'est signe qu'il ne veut pas être

102. II, p. 696-697. La parenté technologique du matériau (le zinc positif du début -+ le zinc négatif de l'assommoir du père Colombe au milieu, le zinc négatif de l'hôpital à la fin) souligne l'itinéraire du travailleur : sur le zinc -> au zinc -> sous le zinc (ibid., p. 702 et passim).

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dérangé ; il travaille » — chap. X), en les mesurant à l'aune de son parapluie, promu au rang d'unité de mesure universelle : « La société académique de Reims avait admis cette singulière mesure ; chaque membre savait à quoi s'en tenir quand M. Bonneau annonçait qu'ayant relevé la hauteur, la largeur, la longueur, la profondeur d'un monument, le tout représentait tant de parapluies. »

Mais qui dit évaluation dit surtout autorité, dit norme ; qui dit norme dit Code. Ce code peut être implicite, ou peut être explicite, et alors s'expliciter dans le texte par des incarnations en des personnages précis (patrons, contremaîtres, ingénieurs, savants, ouvriers qualifiés et expérimentés, livres et Manuels Roret de Bouvard et Pécuchet, etc.). Ces personnages et ces autorités sont alors monopolisés par la fonction actantielle de destinateurs, destinateurs de devoir-faire, de programmes contraignants, pour les autres personnages. Mais cette explica-tion et cette incarnation ne vont pas, forcément, dans le sens d'une désambiguisation des systèmes de valeurs mis en scène.

En général, le personnage qui incarne la norme technologi-que dans le texte, et notamment la norme temporelle (emploi du temps, rituel, horaire) est soit un personnage secondaire monopolisé par cette seule fonction (l'abbé Cornille dans Le Rêve, le cheminot Dauvergne dans La Bête humaine, la vieille servante La Teuse dans La Faute de l'abbéMouret)m, soit un

103. Un exemple, pour vieille bonne de curé La Teuse : « Il esr onze heures, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas honte d'être encore à table à près de deux heures ? Ce n'est pas d'un chrétien, non, ce n'est pas d'un chrétien ! » (I, p. 1259). On notera la disproportion entre l'incrimination (la « honte », le manquement à la loi « chrétienne ») et l'incriminé (retard à un repas). Le prêtre Archangias, toujours dans La Faute de l'abbé Mouret, qui incarne aussi, nous le verrons, la loi morale, incarne également l'horaire : « Il parla de régler les heures du catéchisme » (I, p. 1272). De même, c'est La Teuse « qui dirigea réellement la cérémonie » (de la fête de Marie — ibid., p. 1280) devant l'incompétence de Serge. Positif, mais très secon-daire (fonctionnellement, qualitativement, statistiquement) est le person-nage à la fonction précise de « cérémoniaire », Cornille, dans Le Rêve, gardien du rituel. (« Le cérémoniaire [...], après s'être assuré du bel état de la rue, s'arrêta sous le porche, assista au défilé [...] pour vérifier si les places d'ordre étaient bien ptises » — IV, p. 915.) Ailleurs, il est présenté « le rituel sous le bras » {ibid., p. 974). On retrouve ici le « coup d'œil » du professionnel attentif vérifiant la liste de ses outils ou le bon

personnage disqualifié par un autre aspect contradictoire de son personnage. Ainsi dans L'Assommoir Lantier, qui « prêchait le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme », est disqualifié comme garant de la positivité par son côté velléitaire et par sa fainéantise104. La référence à un code, dans le texte, installe de surcroît un horizon d'attente particulier : sanctions, fautes, châtiments, réussites et ratages, sont alors programmés, un « danger » est posé pour l'histoire du personnage, surtout, peut-être, si la norme coïncide avec la mesure, est mesurable, comme dans le cas de l'argent. « Faire travailler l'argent », monter une société par « actions », exige par exemple que le personnage se conforme au scénario type, au canevas légalement fixé par la loi, par le Code. Un savoir juridique intervient donc alors dans le texte, avec son jargon technique spécialisé : «Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social. » Cette fois, très surpris, il [Saccard] la [Mme Caroline] regarda en face. « Vous lisez donc le Code ?»[...] La veille [...] elle avait lu la loi sur les sociétés. » Ailleurs, Mme Caroline est explicitement présentée comme un « gendarme », gardienne tantôt sourcilleuse, tantôt laxiste, du Code, de ses canevas légaux, de la lettre de la loi sur les sociétés105. Pour ne s'être

fonctionnement de sa machine. Voir aussi les « écritures » et les « classe-ments de feuilles » (IV, p. 1258-1259) du conducteur Henri Dauvergne dans sa « vigie » du train, à son « poste élevé » dans La Bête humaine. Tous ces personnages, « organisateurs » ou détenteurs d'un ordre, sont l'incarnation, ici ironique, du fichier « organisé » de l'auteur, de ses fituels et protocoles plus ou moins maniaques de travail, et, par delà, de l'or-ganisation du corps social.

104. II, p. 620. Lantier, qui prône le respect d'une norme (le travail), esquive cela en invoquant un autre système normatif, le savoir-vivre, la politesse : « On doit travailler, ça ne fait pas un doute ; seulement, quand on se trouve avec ses amis, la politesse passe avant tout » (II, p. 623-624 — Il s'agit de payer des tournées aux amis dans le cabaret du père Colombe, alors que Coupeau et Lantier étaient partis travailler). Voir aussi : « Il lui [à Gervaise] donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le travail » {ibid., p. 731) ; « Plus on met de l'huile de coude, plus ça reluit, dit sen-tencieusement Lantier, la bouche pleine de pastilles » {ibid., p. 732). Même type de dissonance, entre le dire et le faire du personnage, quand Coupeau fait l'éloge de la blouse, « le plus beau vêtement, oui ! Le vête-ment du travail » {ibid., p. 739).

105. V, p. 113, 207. Saccard, lui aussi lit le Code, visant d'épouser par intérêt Renée dans La Cure'e : « Depuis huit jours, il feuilletait le Code » (I, p. 382).

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pas conformé au Code, Saccard finira en prison, perdra la femme qu'il aime, poussera d'autres personnages au suicide. Ailleurs, c'est une « perversion » de lecture qui vient disquali-fier le personnage. Ainsi de Pierre Rougon, dans La Fortune des Rougon, qui, pour mieux spolier sa famille, consulte « un huis-sier du faubourg [...] Il en apprit de belles [...] Il voulait tout [...] Cette échappée sur les implications du code lui ouvrit de nouveaux horizons [...] Il comprit vite qu'un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté »106. Ainsi de Mme Chanteau, dans La Joie de vivre, qui lit le Code, mais pour y chercher les moyens légaux de dépouiller Pauline107.

La positivité ou la négativité d'un travail, d'un savoir-faire, le fait de le considérer selon ses résultats ou selon sa « manière », permet rétroactivement d'investir d'un commentaire moral'le personnage, et par là de dériver vers un commentaire philosophique-éthique qui le définit, soit comme « personne » à part entière, soit, s'il tend à s'assimiler à la machine elle-même, comme « machine » dépersonnalisée. Félicité, dans Un cœur simple, après une description de son activité, en des termes qu'accompagne un commentaire évaluatif proliférant (« Elle se levait dès l'aube pour ne pas manquer la messe », « la vaisselle en ordre », « la porte bien close », « la propreté', le poli de ses casseroles», «les bourgeoises [...] envièrent à Mme Aubain sa servante ») est présentée comme « la taille droite et les gestes mesurés [qui] semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique ». Ce n'est plus tant la démesure qui, ici, signale le héros, que sa « mesure » à des normes aliénantes.

Zola décrit ainsi le « défilé » des remisiers dans L'Argent : « Le défilé des remisiers se poursuivait [... ] coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la pré-sentation mécanique de la cote »108. Misard (dont le nom se

106. I, p. 54.107. « Mme Chanteau lisait le Code, maintenant [...] tout le travail sourd d'une

captation légale l'intéressait, dans l'émiettement continu de son honnêteté (III, p. 882). Ici, on le voit, le Code de la loi civile est en désaccord avec le Code (non écrit) de la morale, de l'honnêteté.

108. V, p. 94.

rapproche de misère et de mesure), le garde-barrière de la Croix de Maufras dans La Bête humaine, est décrit par sa « besogne, toujours la même, qu'il faisait pendant douze heures [...] sans paraître même avoir une pensée, sous son crâne oblique ». « A chaque tintement électrique qui lui annonçait un train, sonner de la trompe ; puis, le train passé, la voie fermée, pousser un bouton pour l'annoncer au poste suivant, en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste précédent. C'était là des mouvements simplement mécaniques, qui avaient fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie végétative. Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de ses appareils [...] veillant en automate »109. Mme Putois, dans L'Assommoir a « des gestes cassés de marionnette », et les Lorilleux sont « d'une dureté abêtie de vieux outils, dans leur besogne étroite de machine »uo ; les Michelin, dans La Curée, sont des « machines à pièces de cent sous » ; Pichon dans Pot-Bouille, est « lié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternes la résignation hébétée des chevaux de manège »lu, et Mme Duveyrier, déjà présentée comme une femme d'une honnêteté irréprochable, est une musicienne qui « détache les notes avec une rigueur de forme impeccable, dont la passion musicale était à fleur de peau, dans la mécanique »112. Les Fouan, dans La Terre, dans leur retraite, « se détraquaient [...] pareils à d'antiques machines jetées aux ferrailles »113. Les laveuses du chapitre I de L'Assommoir sont décrites comme « des profils

109. IV, p. 1030 et p. 1280-1281. Le métier de Misard est d'être « stationnaire » (IV, p. 1028) ; dans le même roman, l'aiguilleur qui aura fait une faute (Ozil, V, p. 1251) sera « cassé ».

110. II, p. 523. Voir la description de leur travail, assumé par les regards de Gervaise : « Les Lorilleux s'étaient déjà remis à l'ouvrage [...] La femme [...] tirait un nouveau fil, gonflait à chaque effort son cou dont les muscles se roulaient pareils à des ficelles [...] Le mari [...], recommençant un bout de chaîne, ployait la maille à la pince, la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille supérieure [...], continuellement, mécaniquement » (III, p. 430). On notera ici le symbolisme de la chaîne (ce qui n'a ni début ni fin ; ce qui enchaîne l'esclave), et l'homologation du personnage à son outil » (« fils » ; muscles pareils à des « ficelles »).

111. III, p. 64.112. III, p. 184.113. IV, p. 480.

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anguleux de marionnettes aux reins cassés, aux épaules déje-tées, se pliant violemment comme sur des charnières »114. Le père Quandieu, dans Germinal, qui ne « connaît que la consigne » est présenté « raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne étroit, l'œil éteint par la tristesse noire d'un demi-siècle de fond »115. Les employés du Bonheur « n'étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité »116. Même méticu-leusement programmé et agi, même « conforme » dans ses résultats, le travail est souvent, dans l'univers de Zola, un travail à la fois « en miettes » et qui émiette le personnage. Le fait que le premier roman de la série mette en scène une femme appelée Miette, elle-même posée pour la première fois au milieu de tombes « émiettées », en compagnie d'un travailleur (Silvère) nourri de « bribes » de science par Macquart, au milieu d'une « débandade » d'ouvriers insurgés qui ont quitté leur travail, prend valeur de signal global pour la série ; de plus, nous l'avons déjà rappelé, la description d'une séquence ou d'un programme technologique permet, plus que tout autre action, un « émiettement » de la séquence en ses unités constituantes (l'outil et la machine analysent et décomposent le temps, les gestes, et l'espace du personnage), donc un travail textuel de montage important, chaque atome d'une séquence technologique (par exemple la suite : labourer —> semer —► récolter) pouvant prendre une autonomie importante (description de semailles en 1860 ; puis description d'une moisson en 1861 ; puis description d'un labour en 1862, etc.). La pression métonymique-synecdochique sur le personnage est ici très forte, et le stylistique devient alors la forme « motivée » d'un phénomène d'époque aisément enregistrable par les historiens, celui du développement du travail « à la pièce » (l'origine de la grève de Germinal est la décision de la compagnie de payer « le boisage à part, au mètre cube de bois »), du travail « en chambre » (les Lorilleux), du travail « posté », et de la

114. II, p. 401.115. III, p. 1419.116. II, p. 516.

parcellarisation des tâches, aisément interprétable comme une dépersonnalisation de l'individu au profit de la consolidation et de l'accroissement du capital. Le terme de « parcelle », rappelons-le, est le maître-mot de La Terre111.

Le travail sur soi (maquillage, habillage) transformera tout particulièrement le personnage qui en est le point d'application en machine, ou en objet. Ainsi Denise, dans Au bonheur des Dames est-elle transformée symptomatiquement en « man-nequin » figé, s'assimilant par là aux mannequins de l'étalage « ces belles femmes à vendre et portant des prix en gros chiffres à la place des têtes »118, comme Christine dans L'Œuvre, dans les séances de pose que lui réclame Claude119. Dans Le Ventre de Paris, c'est un travail positif dans ses résultats, ou efficace, qui est indirectement assimilé, par le biais d'une onomatopée (tic-tac), à un travail machinal, qui est pris en charge par un simple d'esprit (Marjolin), et regardé par Florent qui manque de s'évanouir : « Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait sur la tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge [...] il les rangeait à la file [...]. Et cela d'un mouvement régulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui se brisaient, le geste balancé de la main prenant, d'un côté, les bêtes vivantes et les couchant mortes, de l'autre côté [...] Il finit par éclater de rire, par chanter « Tic-tac, tic-tac, tic-tac », accompagnant la cadence du couteau d'un claquement

117. Comme exemple de ce discours métaphorique où s'oppose la « parcelle » et « l'aggloméré », on peut citer la délégation ouvrière des orfèvres, dénon-çant ainsi, en 1867 à l'Exposition universelle, le fait que « les capitaux agglomérés [...] réglementent les travailleurs et divisent le travail en par-celles, créent des spécialités et suppriment presque l'ouvrier » (cité par A. Cottereau, Introduction à une réédition du livre de Denis Poulot, Le Sublime, Paris, Maspero, 1980, p. 64).

118. III, p. 392. « Denise [...] était demeurée immobile, les mains ballantes [...] les muscles meurtris d'avoir soulevé des brassées de vêtements, besogne de manœuvre qu'elle n'avait jamais faite [...] Il fallut obéir, elle dut laisser Marguerite draper le manteau sur elle, comme sur un mannequin [...] Elle s'abandonnait aux mains de Marguerite qui la faisait tourner lentement [...] Une honte la prenait, d'être ainsi changée en une machine » (III, p. 496-497).

119. « Un emploi de mannequin vivant qu'il plantait là et qu'il copiait, comme il aurait copié la cruche ou le chaudron d'une nature morte » (IV, p. 240).

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de langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes »120. Le fou ou le malade, personnages qui manquent à la norme psychologique ou pathologique, seront donc volontiers présen-tés à travers les métaphores de la machine, ce qui accentue leur négativité121. Et c'est le rôle inverse de celui du « travailleur », « l'oisif », qui peut aussi devenir « machinisé », ou « machini-sant ». On retrouve le même « tic-tac » à propos de Coupeau, l'onomatopée étant de surcroît textuellement rapprochée de la référence à la « mécanique » qui trône au milieu de l'atelier de Gervaise : « Au milieu du bruit des fers et du tisonnier grattant la mécanique, un ronflement de Coupeau roulait, avec la régularité d'un tic-tac énorme d'horloge, réglant la grosse beso-gne de l'atelier »122. Ainsi, dans le cercle désœuvré de Renée et de ses amies dans La Curée, Maxime est transformé en « poupée » : « C'était leur joujou, un petit homme d'un mécanisme ingénieux [...] qui restait un joujou, un petit homme de carton »123.

D'où les métaphores, typiquement zoliennes, typiquement d'époque, du « détraquement » de la machine du personnage, et du personnage-machine, ce qui redouble le commentaire négatif (machine + détraquement). Ainsi est noté, à propos de Renée, « le détraquement de cette adorable et étonnante machine qui se cassait »124. Ces métaphores, donc, intervien-dront de façon particulière à un moment important scandant l'histoire du personnage principal (moment d'aliénation pas-sagère, comme pour Denise transformée momentanément en

120. I, p. 872.120. Mouret, « machinal », fait ses ultimes promenades en ville (I, p. 1116). Et

pour décrire les actes de Mouret, le texte multiplie par ailleurs les signes positifs (minutieux, rangé, soigneusement, soin extrême, etc. — ibid., p. 1190 et suiv.). A noter que l'expression « mécaniser quelqu'un », tournure d'argot qui apparaît dans l'Assommoir, est une expression péjorative (se moquer de quelqu'un — II, p. 739) renvoyant à la « blague ».

121. II, p. 515.122. I, p. 408-409.121. I, p. 514. Cf. aussi p. 510. Les métaphores de l'homme-machine datent

sans doute de la fin du xvm- siècle. (La Mettrie, Vaucanson...). Balzac, dans la Physiologie de l'employé, emploie également souvent « cette para-bole tirée de l'industrie pour plaire à notre époque ». Flaubert, dans une lettre à Louise Colet du 14 août 1853, critiquait aussi les « hommes-machines » créés par la civilisation industrielle contemporaine.

mannequin ; approche de la mort chez d'autres), personnage par là même mis fortement en relief. Mais, également, la méta-phore souligne l'investissement normatif d'une scène, car, embrayant deux champs sémantiques l'un sur l'autre, étant comparaison et mise en relation (toutes opérations, rappelons-le, assimilables aux opérations fondamentales de la « mise en idéologie » d'un texte) de deux univers sémantiques, elle est aussi mise en relation d'univers évaluatifs différents. Elle est aussi, nous le noterons plus loin, embrayage entre énoncé et énonciation, les machines du texte signifiant le texte comme machine.

Aussi il ne faut pas s'étonner de voir coïncider et interférer, à certains moments privilégiés du récit, les trois thématiques (le regard ; la parole ; le travail) et les trois champs métaphoriques qu'elles recouvrent : la parole devient « mécanique », le regard devient « machinal », la parole « claire » ou « clairvoyante », etc. ; la surdétermination définissant presque toujours une valeur négative, même si la négativité d'un motif (par exemple la machinisation du corps) est partiellement neutralisée par la positivité (par exemple la lucidité du regard ou de la prévision) d'un autre motif. On comparera ainsi deux paroles « machinisées », la parole bavarde de Sigismond et de Mme Chanteau à leur agonie : « Dans l'étroit lit de fer, Sigismond [...] parlait, parlait sans relâche, sous la singulière excitation cérébrale qui précède parfois la mort des phtisiques. Il délirait, avec des moments d'extraordinaire lucidité [...] Il parlait très vite, d'un ton cassé et monotone, avec le tic-tac d'une chaîne d'horloge que le poids emporte ; et c'était le bruit même de la mécanique cérébrale fonctionnant sans arrêt, dans le dérou-lement de l'agonie [...] Sa voix [...] se perdait très haut, dans l'avenir dont il annonçait la venue »125 ; quant à la mort de Mme Chanteau dans La Joie de Vivre plus axée sur le passé, elle est ainsi décrite : « Ce fut le lendemain que l'agonie de Mme Chanteau commença, une agonie bavarde, qui dura

125. V, p. 391-392. La parole et le rire de Bonnemort, vieil ouvrier « cassé », sont décrits également comme « un grincement de poulie mal graissée » (III, p. 1138). De même, Mes-Bottes dans L'Assommoir a « un rire de poulie mal graissée » (III, p. 411).

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vingt-quatre heures [...] Sans arrêt, elle parlait toute seule, d'une voix claire, en phrases rapides [...] Ce n'était pas une causerie, elle ne s'adressait à personne, il semblait seulement que, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtait de fonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot de petites paroles pressées fût les derniers tic-tac de son intelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait »126. Dans les deux cas, on le voit, les métaphores de la machine pro-lifèrent, une négativité s'installe, soit que les champs métapho-riques se superposent et entrent en redondance, soit que posi-tivité et négativité se neutralisent. Ainsi le début de la déchéance de Gervaise est souligné, dans le texte, par un signe négatif qui frappe simultanément le travail (Gervaise et Cou-peau deviennent de mauvais ouvriers), la parole (ils « s'avalent », se « mangent » d'injures), les yeux (pleins de haine) : « Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la haine plein les yeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort de la famille, la mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les cœurs ensemble »127. Ailleurs, les thématiques se combinent plus qu'elles ne se superposent métaphoriquement, avec un plus net effet de « brouillage » du champ évaluatif. Nous avons vu plus haut que la mécanisation du corps et de la parole de Sigismond et de Mme Chanteau s'accompagnait d'une certaine lucidité. De même Mouret, commerçant maniaque, aux gestes méticuleux, est frappé de l'oxymoron « fou raisonnable », figure clé, nous l'avons déjà noté, de nombreux discours évaluatifs sur le personnage. Même neutralisation dans tel fragment très bref de La Débâcle : « Bien que la nouvelle désastreuse de Froeschwiller circulât depuis le lever, les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accourumées », où nous voyons se juxtaposer et se

126. III, p. 975. On notera, ici, le même « tic-tac » que pour le personnage de Marjolin (voir ci-dessus). Voir aussi Florent, au moment où il se fait momentanément « digérer » par son emploi d'inspecteur aux Halles : « Peu à peu, sa vie s'était réglée comme une horloge » (I, p. 735), et la « régularité d'horloge » de la vie des Mouret à Plassans (I, p. 913).

127- II, p. 685. Notons ici un emploi positif de la référence à la machine.

neutraliser une parole dysphorique (la « mauvaise » nouvelle) et une contre-parole euphorique (le « rire »), un désastre tech-nologique militaire dû à l'incompétence (une défaite) et un faire itératif compétent (les « besognes accoutumées »). Dans L'Assommoir, le père Bru, vieil ouvrier « cassé », silencieux, aux souvenirs « mêlés », ne sort de son silence que pour répéter une comptine désémantisée : « Il ne se rappelait plus ; toutes les chansons du bon temps se mêlaient dans sa caboche [... ] Trou la la, trou la la, trou la, trou la, trou la la ! »128. La nullité sémantique de la suite de sons signale la nullité psychologique et physique du vieil ouvrier. Le meilleur exemple de superposition des univers normatifs étant sans doute la fin de Coupeau dans L'Assommoir. Au manquement à la norme technologique (Coupeau ne travaille plus, est incapable de travailler) s'ajoute un manquement à la norme pathologique (il est fou, le deli-rium tremens), et le vocabulaire de la technologie, de l'outil et de la machine, sert à décrire sa pathologie : « Réparé, recloué [...] il avait encore besoin d'un raccommodage [...] cet entêté soulard se cassait davantage à chaque fois [...] le dernier craquement de ce tonneau. » Ou encore : « Le tremblement était descendu des mains dans les pieds ; un vrai polichinelle, dont on aurait tiré les fils [... ] Il y avait de la fripouille qui le mécanisait [...] de vrais pieds mécaniques [...] »129. De plus, il est transformé en spectacle, pour les médecins, pour Gervaise, pour la maison enfin de la Goutte d'Or, pour laquelle Gervaise imite les contorsions de Coupeau, alors que lui-même devient sourd et aveugle, et privé de la parole130. Ici la redondance signale, quantitativement, un personnage localement principal mais le frappe aussi, qualitativement d'un signe nettement négatif

128. II, p. 587-588.129- II, p. 745 à 794. Gervaise elle-même se voit comme une marionnette, un

« guignol » en remarquant son ombre sur le trottoir, à la fin du roman (ibid., p. 772). On notera le terme d'argot « mécaniser ».

130. Ibid., p. 744-745. « Gervaise repoussa le monde, cria pour avoir de la place ; et, au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient, elle fit Coupeau, braillant, sautant, se démanchant avec des grimaces abomina-bles » (ibid., p. 784) ; « à la demande générale » Gervaise refait plusieurs fois Coupeau (ibid., p. 789). Gervaise « mange Coupeau des yeux » (ibid., p. 783).

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selon ce double mouvement (hyperbole/oxymoron) souvent repéré par nous.

Le personnage-machine, le travailleur machinisé et aliéné soit par la répétition du même (la routine), soit par la répétition d'autrui (l'imitation) est ici l'exact pendant symétrique du regardeur « s'oubliant », « fixé », « pétrifié », devant des spec-tacles, ou du bavard à la parole « mécanique », à l'opinion « arrêtée », ou aux « idées fixes » raidies en clichés, en stéréotypes, en tautologies ou en systèmes « mal digérés », que nous avons déjà enregistrés.

Comme nous l'avons déjà posé plus haut, à propos du voir et du savoir-voir du personnage, le travail artistique est sans doute l'endroit (avec le « travail » erotique) ou apparaîtra et se concentrera, le plus fréquemment, un très complexe commen-taire évaluatif, tantôt positif, tantôt négatif, qui a pour rôle de caractériser indirectement le personnage, fils de ses œuvres. L'œuvre d'art (texte littéraire, peinture, architecture, musique, etc.) suppose en effet regard et évaluation esthétique, évalua-tion éthique des « sujets » plus ou moins convenables, traités par l'œuvre, travail et évaluation technologique, parole enfin sur l'œuvre (commentaires et critiques, théories, opinions et jugements).

Les évaluations, alors, peuvent se distribuer de façon concor-dante ou contradictoire, soulignant par leur concentration ou leur neutralisation même un « point-personnage » névralgique du système. Ainsi de Claude le peintre-héros de L'Œuvre (nous soulignons l'hypertrophie du commentaire évaluatif) : « Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, un torse [...] Elle était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d'admirables morceaux, des pieds de fillettes exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait fierté'de ces quelques études, les seules dont il fut satisfait, cel-les qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravépar des impuissances soudaines et inexpliquées »131.

131. IV, p. 44.

On notera, dans le texte ci-dessus, d'une part le signe positif qui frappe la compétence et la virtualité du travail (une vocation, un savoir-peindre) et le signe négatif neutralisant les résultats (la performance elle-même). De plus, s'agissant d'une peinture figurative qui peint des personnages, dans le même passage on remarquera le développement, mais morcelé, non seulement du temps de travail et de plaisir (« rares heures »), mais aussi du résultat, le paradigme corps (ici un torse, là des pieds, là un ventre ; sans oublier la « tête » de Christine dans le carton), qui pose un horizon d'attente, une indication lourde de négativité (l'échec final possible), et, modalisant le côté positifdu travail, l'allusion à une « impuissance » ; ici aussi le commentaire évaluatif, indiscutable, polarisé et focalisant, reste ambigu dans son interprétation globale. Même contradiction entre une compétence (le savoir du peintre) et une performance (le résultat) pour le tableau du peintre-vétérinaire du salon des Refusés, tableau lui-même frappé d'un signe positif (« est plein de qualités »), par Fagerolles, d'un signe négatif par le public (« riant ») : « Il connaît joliment son cheval, le bonhomme ! Sans doute, il peint comme un salaud. » Même ambiguïté dans la présentation de tel « petit chef-d'œuvre » du salon (des Refusés, notation négative), ou du tableau de Gagnière que nous avons déjà cité ci-dessus (chapitre I) : « C'était un paysage d'un gris perlé, un bord de Seine soigneusement peint, joli de ton quoiqu'un peu lourd, et d'un parfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire »132. La notation d'une absence de brutalité révolutionnaire peut être ici évaluée positivement ou négativement. De plus, le point d'application de l'évaluation (le jury ou le tableau ?) renforce l'ambiguïté du commentaire implicite. Il est donc parfois difficile de définir de tels juge-ments de valeurs comme antiphrastiques (« petit chef-d'œuvre » = mauvais tableau) ou comme descriptifs (« petit chef-d'œuvre » = chef-d'œuvre de petite taille). Nous avons déjà relevé, plus haut, traitant de la « blague », combien certains jugements de Fagerolles sur le travail des autres peintres pouvaient venir accentuer le côté « indécidable » de

132. IV, p. 122.

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l'évaluation de ce travail (L'Œuvre, rappelons-le encore, a été le livre des malentendus et des brouilles de Zola avec ses amis peintres).

Le vocabulaire même de la critique d'art et de l'argot artiste de l'époque, assimilant la création artistique, par métaphore, à d'autres types de travail ou à d'autres activités technologiques, mais non artistiques, vient de surcroît frapper d'un signe sou-vent négatif les opérations et les objets du travail artistique. Ainsi de ces nombreux termes empruntés au langage de la cui-sine, champ sémantique très privilégié déjà dans l'œuvre (thé-matique de la curée, du ventre, de la lecture mal digérée, des personnages qui se mangent les sangs ou qui se mangent les uns les autres, thèmes du ventre qui s'emplit ou qui se vide dans des accouchements, etc.), et que Zola réutilise en leitmotiv du personnage de l'artiste : « croquer » un portrait de personnage, faire un « navet », ou une « croûte », peindre avec des « sauces » ou des « jus », peindre « au couteau », faire des « bouillies », « cuisiner » ses pâtes, etc. Les peintres, dont l'activité se dévoie souvent en « jargon », en théories « mal digérées », se « mangent entre eux », dans la « salle à manger » de Sandoz, dont on nous écrit le « menu » (minutus : découpage) devant Henriette qui a le chagrin de voir « s'émietter » ses convives133. Cette métaphore filée intratextuelle, métaphore dominante du texte zolien dont on peut relever de nombreux exemples, renvoyant de surcroît aux métaphores, lieux et personnages des autres romans de la série (cuisines de Pot-Bouille par exemple), frappe donc globalement l'activité de l'ensemble des personnages de L'Œuvre d'un signe négatif, ou témoigne d'une légère distance, qui peut être parfois d'ironie, du narrateur à l'égard de ses personnages.

L'ironie sera d'autant plus problématique d'interprétation et de localisation qu'elle affectera, non seulement, d'une part, un

133. IV, p. 328 et suiv. Le texte alots, selon la technique « amoebée » de cons-truction (de « découpage ») en paragraphes dissonants, alterne discussions théoriques et description des plats. Les peintres qui se « mangent entre eux » (p. 329), ont « les dents longues » (p. 332), donnent « des coups [...] durs de mâchoires » (p. 334), et terminent le repas « les mâchoires mortes » (p. 335).

travail artistique quelconque, mais aussi d'autre part, un travail que le lecteur peut soupçonner de comporter une dimension autoréflexive. Tout travail, artistique ou non, peut être en effet compris comme une métaphore du travail de l'écrivain ; ainsi, pour reprendre un exemple bien connu, de l'activité de Binet dans Madame Bovary, tournant de façon maniaque et méticuleuse d'invraisemblables et inutiles objets en bois (des ronds de serviettes). Cette activité du personnage est celle de quelqu'un que le texte présente avec un grand luxe (hyperbo-lique) de signes évaluatifs positifs (« son pareil n'existe pas sur la terre pour l'exactitude... difficile pour le cidre, bottes bien cirées... pas un poil ne dépassait... Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture »). Ainsi de cet extraordinaire personnage du vieux Vabre, personnage très secondaire de Pot-Bouille, mais à l'évidence personnage symé-trique du romancier anonyme de l'immeuble et peut-être, plus que ce dernier, double (ironique) de Zola lui-même, qui passe son temps à faire des fiches sur les peintres des Salons, sans jamais regarder les tableaux « réels », comme Zola lui-même fait, dans chaque dossier préparatoire, des fiches sur ses per-sonnages de roman. Le texte alors parle de « besogne ardue », délègue au vieux Vabre une autoévaluation positive, en des ter-mes que ne renierait pas quelqu'un comme le Dr Pascal (« Le travail me console [...] le travail c'est ma vie »), mais délègue aussi au narrateur des évaluations contradictoires (« séries de car-tons méticuleusement classés, toute une vie de travail imbécile »), et fait agir ce bourreau de travail, qui enregistre des per-sonnages qu'il n'a jamais vus, comme un bourreau tout court, qui expulse de son immeuble les personnages « réels » d'ou-vriers. Même si tous les personnages de travailleurs intellectuels ne sont pas, toujours, aussi nettement caricaturaux que le vieux Vabre, ils sont toujours frappés de signes contradictoires, et vivent sous le régime d'un oxymoron évaluatif qui peut rendre le lecteur indécis quant à leur statut global de personnage positif ou négatif.

Enfin l'introduction de la machine dans un texte suppose l'introduction du travail ; l'introduction du travail suppose l'in-troduction du lexique du travail (termes techniques, noms

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d'outils ou de pièces de machines, etc.) ; et l'introduction du lexique du travail est, souvent, une métaphore d'un travail sur le lexique, une métaphore renvoyant à la compétence de l'écri-vain, maître ès-mots et compétent en matière lexicale. C'est donc un métalangage qui peut venir se greffer au voisinage des outils, machines ou appareils divers manipulés par le person-nage. Métalangage qui est, aussi, à la fois posture d'autorité et évaluation, dans la mesure où il est discours second, et dans la mesure où il compare, où il est avant tout un discours & équivalence par lequel un narrateur — ou un personnage — explique un terme illisible d'un vocabulaire technique par une glose, ou une traduction, ou une définition plus lisible, ou fait semblant de l'expliquer. Ainsi dans cet exemple tiré de l'épi-sode du pied-bot, dans Madame Bovary : « Il étudiait les équins, les varus et les valgus, c'est-à-dire la stréphocatodopo-die, la stréphendopodie, et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut). » Ironiquement, le narrateur peut se dérober à la traduction, et laisser certaines descriptions de protocoles techniques dans un asémantisme total. D'où des phrases, du type de celle-ci, tirée des Travailleurs de la mer : « Deux poulies de guinderesse frap-pées en galoche à l'arrière de la panse, dans lesquelles passaient deux grelins dont les bouts étaient en ralingue aux organeaux des deux ancres. » Dans ces textes opaques de travail, le nar-rateur fait la démonstration, sidérante, de son travail sur le langage.

Aussi est-il normal de voir le discours théorique sur la litté-rature (on en trouverait de bons exemples dans le Roman expé-rimental, de Zola, ou dans ses notes préparatoires aux Rougon-Macquart) utiliser avec prédilection les métaphores de la machine pour décrire le travail même du romancier : « démon-ter les rouages d'une société », en expliquer le « mécanisme », etc. Si, comme le note Bachelard quelque part, le réaliste se réfère toujours obsessionnellement à une intimité (le réel, c'est le caché), le romancier réaliste, filant la métaphore, voudra

surtout démonter les machines de l'idéologie, l'idéologie consi-dérée comme une machination, elle aussi secrète et cachée.

Carrefour de normes, carrefour de lexiques contaminés par le jeu des métaphores et travaillé par l'illisibilité, le personnage du travailleur, et surtout de l'artiste, devient souvent un personnage « désorienté », soit qu'il digère mal les bribes de théories (technologiques ou artistiques), soit qu'il ne produise que des « morceaux », soit qu'il se « machinise » dans une routine ou dans une besogne ultra-spécialisée ou dérisoire, soit qu'il n'ait pas accès à la compréhension globale du processus du travail. On retrouverait là, dans ce travailleur « métonymique » ou « synecdochique », le « travailleur parcellaire » ou « l'individu morcelé » que Marx décrivait dans Le Capital (1,4, XIV).

La morale et le savoir-vivre du personnage

Lieu d'un « effet de personne », le personnage est, par excel-lence, comme « être social » en relation avec autrui, le lieu du texte où se produit un « effet de morale », un « effet éthique ». Zola, dans Le Roman expérimental, se dit « moraliste expérimentateur » et proclame : « C'est nous qui avons la morale »134. La « morale » certes, n'est pas une chose simple à définir, ni une catégorie sémantique aisément localisable dans un texte de fiction. Elle est, d'abord (au sens large où nous la prenons là) évaluation de conduites socialisées. De même que l'esthétique (évaluation du savoir-voir du personnage), la rhé-torique et la grammaire (évaluation du savoir-dire du person-nage), et la technologie (évaluation du savoir-faire technique du personnage) étaient des systèmes d'évaluation facilement localisables dans un texte, nous venons de le voir, sur des objets (l'œil, la bouche, l'outil), sur des points (points de vue, mises au point, points de discours) particuliers, et sur des suites d'actions bien particulières, « discrètes » (lignes de dire, de mire, de faire) du personnage, la « morale », de même, possède probablement ses points d'application et de concentration

134. CLP, X, p. 1191.

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particuliers (« points d'honneur »), et ses « lignes » d'actions socialisées décomposables en unités différenciées (« lignes de conduite »).

Mais ce système d'évaluation est, peut-être, plus diffus. A la différence des autres appareils' évaluatifs du texte, polarisés sur des « objets » souvent très concrets (une machine, un outil, un tableau, un regard, une parole), la « morale » semble être un système idéologique (et, pour certains, le système idéologique par excellence) à la fois plus totalitaire et plus abstrait, moins incarnée en des sites, ou en des référents spécialisés. « Allumer une cigarette », « se raser la moustache », « reprendre du fromage » peuvent être des actions parfaitement inconvenantes (ou convenables) sans qu'une évaluation soit notable dans le texte. Mais la morale est, surtout, avec le système hédo-nique qui partage avec elle ce trait, un système de transcodage idéologique particulièrement efficace : en effet, tous les autres systèmes d'évaluation (sur le savoir-dire, faire, voir) peuvent être très aisément retranscrits, rewrités, en termes de morale ; une grève, un sabotage, un ratage technique, par exemple, peuvent être aisément retranscrits en termes de bien, de mal, alors que l'inverse n'est pas aussi évident. La morale, comme système local d'évaluation, peut donc jouer, au sein d'un système idéologique global, un rôle particulièrement important du fait de cette capacité quasi métaphorique d'être l'interprétant général de tous les autres systèmes locaux d'évaluation.

Mais nous avons ici affaire à des textes, et non, directement, à des idéologies. Si la morale, en texte, peut garder ce rôle d'in-terprétant/transcodeur général (d'où des « brouillages » poly-phoniques, on peut le prévoir), elle est soumise également à des systèmes esthétiques et à des postures d'écriture qui sont aussi des évaluations.

Le problème de l'intrusion d'une « morale », au sens large où nous avons défini cet appareil évaluatif dans un système narratif n'est donc pas simple, surtout si une esthétique globale romanesque (par exemple les divers « réalismes » ou « natura-lismes ») prônent a priori « l'objectivité » du narrateur. Toute éthique, toute évaluation morale accentue, met en relief, dis-crimine, tranche, fait un « palmarès » parmi les personnages,

là où le réalisme, en général, tend à proclamer le nivellement, l'égalité et la neutralisation éthique du train quotidien.

De plus, l'évaluation accentue sans doute particulièrement la relation et la projection émotive et culturelle personnage-lecteur, ce qui peut être également contradictoire avec tel projet d'écriture de type réaliste. Rappelons ici le mot de la fin d'Une vie de Maupassant (1883), proféré par Rosalie à la dernière ligne du roman, et auquel de nombreux romanciers du xix« siècle auraient pu certainement souscrire : « La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit. »

Pour le romancier « réaliste », les codes, les normes, les canons de la morale, sont d'abord des fragments de réel à part entière : les « opinions » des milieux ultras de Nancy font partie de ce « XIX' siècle » que Stendhal veut décrire à travers Lucien Leuwen ; l'idéologie des bourgeois de Molinchart, dans le roman qui porte ce nom, fait partie du « sujet » de Champ-fleury ; l'idéologie des « honnêtes gens », celle de la charcutière Lisa par exemple dans Le Ventre de Paris, fait partie de cette Histoire naturelle et sociale du Second Empire que Zola bâtit, est aussi un « document », un matériau parmi d'autres de l'œu-vre. Pas plus qu'il ne peut éviter les taudis de la Goutte d'Or, Sedan, la Bourse, ou Napoléon III, Zola ne peut éviter de ren-contrer et de traiter l'objet Morale135. Mais puisqu'il faut inscrire dans le roman, les codes, normes, étiquettes diverses qui régissent le comportement social du personnage, comment le faire sans avoir l'air, pour le narrateur, de prendre des partis ou des partis pris trop visibles, de s'introduire trop évidemment dans son œuvre ? La Préface générale de 1871 aux Rougon-Macquart prenait déjà ses distances envers les « produits » des « manifestations humaines [...] [qui] prennent les noms convenus de vertus et de vices ». Cette distance se manifestera d'abord par des autoconsignes répétées que Zola se donne à

135. Rappelons qu'il s'agit d'un objet « dangereux » au milieu du XIX- siècle. Voir les procès des Fleurs du mal, de Madame Bovary, etc. Zola, de nos jours, reste censuré dans les manuels des écoles : voir par exemple la cen-sure discrète du passage de Germinal cité par Lagarde et Michard (XIX-siècle, les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1962, p. 492) que nous avons signalée plus haut (chap. 1).

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lui-même en commençant de nombreux romans. « Ne pas tom-ber dans le Manuel ; un effroyable tableau qui portera sa morale en soi », « la morale se dégageant elle-même », note Zola aux premières lignes de l'Ebauche de LAssommoirl36. La mise à distance, la délégation aux personnages de la Morale et des évaluations, comme objets sociaux parmi d'autres, sera peut-être le premier procédé qu'utilisera l'écrivain naturaliste. La Morale va devenir à la fois un objet d'écriture, un projet des personnages, comme si (hypocritement) elle ne faisait plus par-tie du sujet écrivant, le narrateur, par cette délégation et mise à distance, tendant même, tout en s'effaçant lui-même comme sujet moral, à constituer le lecteur en (seul) juge de la moralité des personnages, donc en sujet, source et origine de la Morale. Mélange et dissociations d'univers moraux antagonistes étant sans doute les solutions que l'auteur emploiera avec le plus de prédilection pour « neutraliser » un système évalua-tif trop discriminant, trop focalisant. Mais voyons cela de plus près.

Comme le note Zola préparant L'Assommoir, il est difficile de « rester dans la simplicité des faits, dans le courant vulgaire de la vie tout en étant très dramatique et très touchant ». C'est donc tout d'abord un ensemble de motifs narratifs que semble exclure la « formule » naturaliste, les motifs qui solliciteraient trop directement et de façon trop contraignante la participation et la projection émotive et idéologique du lecteur sur tel ou tel personnage. D'où le problème, particulièrement, du personnage « honnête », et, plus généralement, du « personnage sympathique », « honnête » renvoyant à une norme sociale généralement écrite, officielle, « sympathique » plutôt à un ensemble plus diffus de caractérisations valorisées (être et action, en général, du personnage), les deux systèmes pouvant être associés, ou dissociés (comme dans le

136. La préface du roman dit : « C'est de la morale en action, simplement » (II, p. 373). Rappelons que l'allusion à Manuel renvoie à un ouvrage de l'époque présentant l'ouvrier sous une forme fortement idéalisée. A rap-procher de Mallarmé : « Je révère l'opinion de Poe, nul vestige d'une phi-losophie, l'éthique ou la métaphysique ne transparaîtra ; j'ajoute qu'il la faut, incluse et latente » (Sur Poe, Proses diverses).

stéréotype de la « victime innocente », où deux ou plusieurs systèmes, peuvent être « mélangés »). Car qui dit honnête dit fixité du personnage dans un espace moral non évolutif, non diversifié, ce qui va contre certaines tendances importantes (« émiettement » psychologique ; « mélange » ; cyclothymie des intrigues ; polyfocalisation du système des personnages) que nous avons déjà étudiées.

Zola écrit en 1876 à propos du théâtre d'E. Augier : « Je ne nie point les personnages honnêtes ; seulement, je leur demande d'être humains, d'apporter le mélange du bon et du mauvais qui est dans toute créature humaine [...] Cette hon-nêteté de pure parade, ce besoin de voiler le personnage vrai derrière une demi-douzaine de personnages faux, découragent les esprits les plus vigoureux et les poussent aux œuvres médio-cres [...] »137. En 1880, dans son grand article « De la moralité en littérature », Zola revient sur le « personnage sympathique ». « Il en est ainsi pour tous les personnages sympathiques ; toujours ils mentent »138. Qui dit sympathie, comme honnêteté, dit aussi une certaine permanence de la fixation dans la projection du lecteur sur un personnage, permanence de la réfé-rence à un système évaluatif positif, non ambigu, non diversi-fié, non problématique. D'où des tiraillements entre des ten-dances d'écriture contradictoires dont on peut lire les symptô-mes dans Le Roman expérimental : « Reste la question des per-sonnages sympathiques. Je ne me dissimule pas qu'elle est capi-tale [...] Il faut des personnages sympathiques, quitte à donner un coup de pouce à la Nature »139.

La morale, l'honnêteté, le vice, l'anormalité étant, pour Zola, des « territoires » comme les autres à explorer et à décrire (voir son « monde à part » des premiers classements de 1868-69), les lois d'alternance de la série lui imposent parfois une

137. CLP, XI, p. 623-624.138. CLP, XII, p. 510.139- CLP, X, p. 1256 et p. 1241. Balzac, dans son Avant-propos à La Comédie

humaine (1842) avait, lui aussi, rencontré « le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux ». Mais il écrivait — disait-il aussi — à l'aide d'un système de valeurs désambi-guisant, « à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains réclament » (ibid,).

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certaine spécialisation (dans le noir ou dans le rose) de certains romans, donc un risque de « mensonge », et le souci de « clas-sification » méthodique de recourir aux divisions traditionnelles et aux champs homogènes de la morale. Ici Zola rencontrera un personnage type qui lui semblera particulièrement apte à nuancer, à moduler, à neutraliser ou à problématiser les divers systèmes de valeurs qui font partie intégrante du réel à décrire : le personnage de la « victime innocente », type mélodramatique s'il en est, mais que Zola va utiliser et réactiver de façon originale. « Avoir des victimes innocentes, car c'est là l'effet », note Zola au début de l'Ebauche de Germinal. Et il note éga-lement, préparant L'Assommoir : « Comme je raconte surtout sa vie [celle de Gervaise] et que je veux faire d'elle un personnage sympathique, je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte, d'une façon consciente ou inconsciente »140. La victime innocente est donc un personnage qui incarne une sorte de « nœud sémantico-logique » (alliance de traits incompatibles, ou contraires), élément fondamental de l'esthétique zolienne du personnage ; le procédé de concentration met en relief, mais le côté contradictoire neutralise, problématise et égalise. Est « innocent » celui qui n'est pas coupable, celui qui n'a pas commis de faute (contre une règle, une morale, un code, une norme), est « victime » le personnage soumis à un personnage antagoniste plus puissant, vaincu par un personnage au programme narratif victorieux. L'axe victime-victorieux est un axe plus proprement narratif (celui qui « réussit », face à celui qui ne « réussit pas »), l'axe innocent-coupable est un axe plus proprement normatif, moral. La victimeIinnocente ne se conçoit donc que couplée logiquement avec le personnage du bourreau-victorieux I coupable, un signe positif frappe, dans l'axe narratif, le personnage victorieux (il domine, c'est lui qui « réussit »), et dans l'axe moral le personnage innocent. Lisa, qui se dit incarner la morale, sera victorieuse de Florent, vic-time innocente. Miette et Silvère, Albine, Gervaise, Pauline,

140. Pour de bons exemples de « victimes innocentes », voir le roman senti-mental de l'époque : Les Deux Orphelines de Dennery (1874),Jenny l'ou-vrière de A. Decourcelle (1850), La Porteuse de pain de X. de Monté-pin (1884).

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L'axe du savoir (conscient-inconscient), que nous retrouvons encore ici (Zola écrit : travailler à la perte de quelqu'un « cons-ciemment ou inconsciemment ») vient problématiser les combi-naisons possibles. Et nous retrouverons cette modalisation très fréquemment : Zola note, préparant Pot-Bouille : « L'incons-cience du crime dans le bourgeois. Trait décisif » ; préparant Lisa dans Le Ventre de Paris, il note également : « Elle pousse son mari au crime par ses idées d'honnêteté utile. » Et l'on sait que l'une des plus belles figures de rhétorique de J'accuse sera l'expression « crime juridique », bel oxymoron qui souligne une contradiction ou une absence d'harmonie (être — vs — paraî-tre, compétence — vs — performance).

Le personnage « honnête » apparaîtra donc très fréquemment dans l'œuvre de Zola. Souvent, d'emblée, il se présente lui-même comme tel hyperboliquement, avec insistance. C'est un personnage caractérisé par un excès de savoir (positif) sur lui-même, qui s'oppose alors à un personnage (la victime) carac-térisé par un défaut de savoir sur soi-même et les autres. Fau-jas, dans La Conquête de Plassans, se dit, et à plusieurs repri-ses, incarner « le parti des honnêtes gens ». Lisa, dans Le

141. A noter la comparaison avec un « mouton » qui signale souvent la victime innocente : Florent se laisse prendre « comme un mouton » à la fin du Ventre de Paris (I, p. 888). Gervaise est « douce comme un mouton » (II, p. 502). La référence au « bouc émissaire » est ici explicite. Et notons que le champ délimité par ce « carré structurel » (victime/innocente — vs — bourreau-victorieux/coupable) définit très exactement, pour René Girard, le champ du sacre'en ethnologie. (Voir La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 et : Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.)

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Marthe, etc., sont tous, peu ou prou, des victimes innocentes, sacrifiées, expulsées, ou rejetées au nom d'une norme que pré-tendent incarner leurs bourreaux « honnêtes »141.

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Ventre de Paris, le répète à plusieurs reprises également, comme Mmejosserand («J'ai tous les droits, je suis honnête [...] Et doctement, elle fit un cours pratique de morale, dans la question de l'adultère »142), ainsi que la plupart des bourgeois de Pot-Bouille, ainsi que Pierre et Félicité Rougon dans La Fortune des Rougon14i. Ces personnages, bien sûr, du fait de l'insistance avec laquelle ils s'autoévaluent, du fait de ce que l'on pourrait appeler « l'effet Flaubert » (Homais, Le Dictionnaire des ide'es reçues, la haine du bourgeois, etc.), ne peuvent pas être (il s'agit là d'une consigne, encodée à l'époque, qui « fixe » le personnage du bourgeois dans un rôle stéréotypé, négatif) héros, personnages sympathiques. Mais les bourgeois ne sont pas seuls, dans l'œuvre, à être ou à se dire honnêtes. Ainsi, dans L'Assommoir, Gervaise rêve « de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait-elle,

142. III, p. 333. Toutes les femmes de Pot-Bouille, à un moment ou à un autre, tiennent un discours semblable.

143. Dans Le Ventre de Paris, Mme Méhudin écrit des lettres anonymes, mais ne craint pas de proclamer : « Nous sommes d'honnêtes gens » (I, p. 874). Lisa, qui se dit incarner « la politique des honnêtes gens » (I, p. 757), qui représente « l'honnêteté moyenne » du commerce (ibid., p. 733) dénoncera son beau-frère. D'où l'oxymoron final, endossé par Claude (personnage secondaire, lui aussi pourvu de certains signes négatifs) : « Quels gredins que les honnêtes gens » (I, p. 895). Voir aussi, dans Nana le : « si c'est possible, une femme honnête tromper son mari ! [...] Quel joli monde ! » (II, p. 1267) antiphrastique de Nana à l'égard de la noblesse, et le : « Pas propres, tes honnêtes femmes » (ibid., p. 1275) de la même vis-à-vis des mêmes. Repris, toujours par Nana, moralisatrice par-ticulièrement peu qualifiée, à propos de Mignon :,« Quel sale monde ! » (ibid., p. 1293), ou à propos de la société tout entière : « Saleté en bas, saleté en haut, c'est toujours saleté et compagnie » (ibid., p. 1387). Voir aussi le « mot de la fin » de Pot-Bouille pris en charge par la peu relui-sante Julie : « C'est cochon et compagnie » (III, p. 386). L'oxymoron « prostitution décente » est employé à propos de Berthe dans Pot-Bouille (III, p. 334). Notons à ce propos que l'oxymoron (il y aurait là une stylis-tique comparative intéressante à mener) se retrouve, avec une haute fré-quence semble-t-il, chez d'autres écrivains proches esthétiquement de Zola, et pour des thématiques voisines. Ainsi Maupassant et ses « gredins honnêtes » (dans Boule de suif; dans Contes et Nouvelles, 2 vol., Albin Michel, 1957, II, p. 152), sa « débauche honnête (La Maison Tellier, I, p. 1179, ibid.), ses « honnêtes femmes [...] qui sont des gueuses » (Yvette, II, p. 537, ibid.), etc.

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c'était comme un coup d'assommoir »144. De même, dans L'Argent, Mme Caroline, présentée comme incarnant l'honnê-teté, n'est pas une bourgeoise. Le personnage honnête demande donc une « mise en scène » particulièrement élaborée, quelle que soit la classe sociale (bourgeois ou prolétaire) à laquelle il appartient. Cette mise en scène passe souvent par plusieurs procédés de délégation ou de mise à distance de l'honnêteté, l'honnêteté, la morale, se présentant d'abord dans le texte, souvent, comme une « opinion », comme un « sujet de conversation » des personnages eux-mêmes, comme dans ces salons de Pot-Bouille où, souvent, « la conversation [tombe] sur la morale ». C'est Gervaise elle-même qui rêve d'honnêteté, ou qui trouve tel autre personnage honnête (« Elle trouvait Cou-peau très honnête »), ce qui évidemment crée un horizon d'at-tente dramatique (elle ne sera pas honnête ; Coupeau n'est pas vraiment honnête).

En général, Zola s'arrange pour que le personnage qui, de façon souvent très (trop) ostensible, se dit lui-même honnête, soit confronté avec d'autres personnages qui viennent expres-sément nier son honnêteté. Enfin, ou bien les actes du person-nage honnête le « désambiguïsent », le disqualifient par rapport à l'honnêteté affichée, ou bien ce sont les jugements de ce personnage sur un autre personnage qui, par leur outrance, leur fréquence, leur inflation, leur inadéquation, leur côté « fixe », disqualifient le personnage « honnête » qui les tient comme incarnation de la norme. Ainsi des jugements du prêtre Archangias et de La Teuse sur Albine dans La Faute de l'abbé Mouret, « bohémienne », « une damnée, une fille de

144. II, p. 417. Dans L'Assommoir, tout le monde se dit honnête : les Boche, les Lorilleux, Gervaise, Coupeau, Lantier, les Goujet, etc. D'où des scè-nes d'entrecroisements de systèmes moraux incompatibles, par exemple quand Lorilleux jette Bazouge à la porte au nom de « principes » : « Fichez le camp, pluisque vous ne respectez pas les principes » (II, p. 665), et s'en-tend rétorquer : « De quoi, les principes !... Il n'y a pas de principes [...] Il n'y a que l'honnêteté » (ibid., p. 665) ; ou quand M. Marescot vient mettre à la porte Gervaise, tout en gardant une totale politesse, du fait de la mort de Mme Coupeau : « Il fit comprendre que les supplications étaient inutiles. D'ailleurs, le respect dû aux morts interdisait toute discussion. Il se retira discrètement [...] Mille pardons de vous avoir dérangés » (ibid., p. 660).

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perdition », « fille de bandit », « sorcière », « diablesse », « coquine », etc., qui « dissonnent » avec le personnage auquel ils s'appliquent, ou l'outrance des jugements négatifs d'Eugène Rougon sur un personnage fictif, le Bonhomme Jacques, incar-nation de la littérature de colportage, littérature de livres « mauvais », pleins de sentiments « coupables », de théories « subversives », de « monstruosités anti-sociales », etc. Dans ce dernier exemple, Rougon est cependant juxtaposé à un person-nage ridicule et secondaire, Delestang, qui, lui, trouve le livre plein « d'excellentes intentions » qui « ne blessent en rien les institutions impériales », livre « tout à fait innocent »145.

La « morale », « l'honnêteté » invoquée par les personnages zoliens, on le voit, est souvent une norme vague, indifférenciée, où se recoupent et sont « réinterprétées », retraduites, des normes plus précises, économiques (le profitable et le nuisible), juridiques (le droit et l'anarchie), politiques (le pouvoir et l'op-position), sexuelles (le convenable et l'inconvenant), etc. Cette indifférenciation, souvent, en garantit l'efficacité. Mais, la Norme, le Code moral, la Loi peuvent s'incarner aussi dans le texte dans un personnage bien particulier, en un « gardien » particulier de la loi ; le gardien-commentateur peut être cepen-dant frappé d'un signe positif ou négatif qui le qualifie ou le disqualifie comme incarnation de la norme ou des canons, il peut être particularisé, comme il peut être représenté par un personnage anonyme146. L'abbé Roustan, dans Le Ventre de Paris est disqualifié ainsi, par sa profession, comme lecteur du

145. II, p. 284, p. 286-287. Quelques lignes auparavant, Eugène s'est disqua-lifié comme gardien de la norme en faisant arrêter arbitrairement le notaire Martineau, autre « victime innocente », qui en meurt.

146. Ainsi dans La Faute de l'abbé' Mouret', ce sont « les gens » qui semblent être à l'origine des interdits qui soustendent tout le texte : « Tous les gens du pays m'ont dit que c'était défendu » (I, p. 1358). Or les « gens du pays », les Artaud, ne sont pas, par ailleurs, présentés comme des modèles de morale et de vertu. Dans L'Assommoir, c'est souvent un personnage anonyme, le « quartier », la « rue », qui incarne la morale, une morale assez laxiste, et d'autant plus vague qu'elle est ainsi diluée : « Le quartier déclarait ça très bien. Enfin ça mettait un peu de morale dans la rue [...] Le quartier, maintenant, fourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps (...] Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville » (II, p. 674-675). « Les gens honnêtes haussaient les épaules » (ibid., p. 736).

code et comme conseiller fiscal des charcutières : « Il feuilletait le code pour elle [Lisa], lui indiquait les bons placements d'argent »147. Mme Josserand, qui fait perpétuellement des « cours de morale », est disqualifiée en tant que prostituant ses filles. Mme Lerat, qui se présente elle-même comme la gar-dienne de la bonne tenue morale de Nana (on connaît le résul-tat) et des ouvrières fleuristes, qui a même une « carcasse de gendarme », est disqualifiée comme telle par son goût des mots équivoques. Mme Aurélie, l'inspecteur Jouve qui surveille le magasin sont avec Bourdoncle, gardiens, également, de la « bonne tenue » du rayon du magasin, dans Au bonheur des Dames, mais.leur mesquinerie les disqualifie148. Archangias, gardien sévère de la lettre du catéchisme, autre « gendarme », qui parle toujours en termes de « devoir » (« Il faut être régulier dans ses repas, monsieur le curé [...] Il doit crever comme un chien »), est disqualifié par sa laideur et sa cruauté envers les enfants et les animaux149. Dans Nana, le marquis de Chouard, rapporteur de lois « morales » à l'Assemblée, est disqualifié par sa débauche honteuse150, de même que le juge Duveyrier dans Pot-Bouille, qui s'exclame : « Il n'y a plus d'honnêteté sur terre », quand sa maîtresse Clarisse l'abandonne. Poisson, le gendarme de L'Assommoir, est un mari complaisant. M. Charles dans La Terre est, chez lui, le gardien sévère de la morale, ce qui l'amène à renvoyer sa bonne Honorine (dont on notera en passant le nom antiphrastique), surprise en flagrant délit de mauvaise conduite. L'inflation des

147.I, p. 810.148. « Ils ne toléraient pas la moindre gaudriole dans la maison » (III, p. 520).

D'où ce jugement négatif sur un personnage positif : « Qu'elle se peigne demain, c'est inconvenant » (ibid., p. 498), à propos de Denise.

149. « Il disait, avec son rire terrible, qu'il était le gendarme de Dieu » (ibid., p. 1440) ; « Entendez-vous, le catéchisme suffit [...] Tenez-vous en à cela [...] Je jurerais que vous ne savez même plus votre catéchisme par cœur » (ibid., p. 1238) ; « Il résumait sa morale en formules dures comme des coups de bâtW.» (ibid., p. 1439).

150.« Un projet de loi [...] je voudrais qu'on observât le repos dominical. Il est vraiment honteux que le gouvernement ne veuille pas agir avec vigueur. Les églises se vident. Nous allons à des catastrophes [...] Le marquis refusa une invitation chez Nana avec plus de sévérité encore. Il parla de morale. Les hautes classes devaient l'exemple » (II, p. 1162, 1164).

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termes évaluatifs négatifs (« aventure tragique », « leurs saletés » [...], « les cochons »[...]« Il se mit à marcher avec des gestes nobles de malédiction [... ] elles deviennent impossibles dans une famille honnête [...] C'est la fin du monde, la débauche n'a plus de borne [...] pas propre [...] dévergondage [...] putain, etc.) ou positifs (« une indignation qui faisait trembler sa face correcte [...] calme digne [...] très grand [...] souverain », etc.), dissonne ironiquement avec le métier du personnage, tenancier de maison close, et le disqualifie comme personne morale151. Voir aussi le domestique Baptiste, dans La Curée, présenté à plusieurs reprises comme « grave », « sérieux », « digne », se tenant au-dessus et à l'écart des débauches de ses maîtres, et dont les révélations finales de Céleste apprennent les turpitudes.

Mais notons que les personnages négatifs peuvent, sur un cer-tain plan de leur action, être « positifs », notamment par leur « lucidité ». Ainsi La Teuse et Archangias, frappés, on l'a vu, de signes négatifs par de nombreux côtés (sans oublier par leur physique : La Teuse boite ; Archangias est sale et laid), sont particulièrement « clairvoyants », et prédisent souvent son ave-nir à Serge « aveugle », donc sont « positifs » en une certaine mesure par ce que l'on pourrait appeler leur « capacité hermé-neutique ». De même, dans Nana, un commentaire global et lucide sur la scène avec le Prince d'Ecosse, scène où se « mélan-gent » plusieurs personnages, donc plusieurs normes, est pris en charge par Satin, la lesbienne : « Satin, étonnée dans son

151. IV, p. 521 et suiv. Un terme de travail « dissonant » vient naturellement dans la bouche de M. Charles, parlant de la « besogne » de sa bonne (IV, p. 521), lexique qui est aussi convoqué dans le texte pour parler de la « maison » de Chartres : « Moments de presse [... ] un coup de main [... ] le commerce est le commerce, il y a des jours où l'on s'écrase, dans la boutique [...] époques de gros travail », etc. (ibid., p. 519-520 et passim). De même Lantier, que nous avons déjà vu disqualifié comme garant de la norme du travail (il prône le travail assidu, mais lui-même ne fait rien), est disqualifié comme tenant de la norme morale quand il commente les faits divers du journal : « Le chapelier, très moral, excusa la femme [une infanticide] en mettant tous les torts du côté de son séducteur ; car enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse à cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisance » (II, p. 626). Or Lantier lui-même a abandonné Gervaise avec ses enfants.

vice de voir un prince et des messieurs en habits se mettre avec des déguisés après une femme nue, songeait tout bas que les gens chic n'étaient déjà pas si propres. » Et le narrateur lui-même prépare ce commentaire d'un oxymoron « farce grave » qui signale bien le « mélange » et les « dissonances » normati-ves de telles scènes de confrontation d'espaces et de personna-ges contradictoires : « Ce monde du théâtre prolongeait le monde réel, dans une farce grave, sous la buée ardente du gaz »152. Satin, personnage frappé de nombreux signes négatifs, juge ici « correctement » des personnages « déplacés » et « mêlés ». De même dans Pot-Bouille Trublot, débauché dis-qualifié quant à toute compétence éthique, juge « correctement » — mais l'oxymoron surmodalise cette compétence — Mme Duveyrier : « Elle est honnête, celle-là ? demanda Octave intéressé — Oh ! oui, honnête, mon cher ! [...] Toutes les qua-lités : belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine de goût, chaste et insupportable »153. Négatifs sur le plan de l'énoncé, sur le plan des structures de l'intrigue, disqualifiés moralement (Satin) ou psychologiquement (Archangias) par leur être et/ou par leur faire, ces personnages incarnent cependant, par leur lucidité et leur clairvoyance, le narrateur dont ils sont souvent les truchements sur la scène du texte, ont donc un savoir positif par excellence, celui que possède le narrateur régisseur de l'intrigue dont il connaît la fin.

Mais, dans l'ensemble, chez Zola, comme chez Stendhal, le personnage secondaire est plus nettement territorialisé dans un espace moral particulier, tandis que le personnage principal, lui, est en général organisé comme évoluant d'un système moral à un autre. Sa morale est « mouvementée », à la différence du personnage secondaire, qui n'est « animé » souvent, que par la différence plus statique être-paraître. Ainsi Renée, dans La Curée, se déplace-t-elle dans un « paysage moral » qui évolue,

152. Ibid., II, p. 1211, p. 1210. « Personne ne souriait de cet étrange mélange, de ce vrai prince héritier d'un trône, qui buvait le Champagne d'un cabo-tin, très à l'aise dans ce carnaval des dieux, dans cette mascarade de la royauté, au milieu d'un peuple d'habilleuses et de filles, de rouleurs de planches et de montreurs de femmes » (ibid.).

153. III, p. 131.

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mais dont là norme n'est fixée que par rapport à un canevas in absentia, le scénario de l'inceste, lui-même fixé dans la pièce de Phèdre. Au début de La Curée, TxAz synthétise en une page le « mouvement » moral de Renée. Renée est : « De tête [...] bourgeoise ; elle avait une honnêteté absolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et de l'enfer, une dose énorme de préjugés ; elle appartenait à son père, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus du foyer » ; puis elle commet une « faute [...] un viol brutal » ; « Elle pensa qu'elle n'avait plus à lutter contre le mal, qu'il était en elle » ; elle « réussit enfin à tuer son honnêteté », alors qu'au début, Renée n'en est qu'à « la page commune »154. Le texte, ensuite, décomposant les scénarios selon son habitude, pour mieux les recomposer sous la forme d'un montage neutralisant, notera soigneusement les « étapes » du mal. Même itinéraire moral pour Gervaise, et Coupeau, dont le texte note le côté positif au début (bons ouvriers, bon ménage, etc.), et marque avec soin les « étapes », du type : « Le gros baiser qu'ils échangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, était comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie »155 ; la « chute » (réelle, du toit, de Coupeau) est la première chute (morale) du ménage. A la fin du roman, Gervaise « finissait par n'avoir plus une idée bien nette de l'honnêteté » ; de même, dans La Faute de l'abbé Mouret, c'est le scénario de la Genèse (innocence -> faute -» châtiment) qui régit le « mouvement » moral des personnages156.

Mais aucun système de valeur absolu ne « surplombe » caté-goriquement les personnages et surtout le personnage princi-pal : la morale tend à n'être là que comme un axe, comme un canevas narratif comme un autre, régissant plus ou moins le personnage principal, modifiable par l'éducation, le temps, et

154. I, p. 421, 422.155. II, p. 509, 737.154. D'où la redondance des termes comme : « innocent/innocence », dans la

première partie, et la redondance du mot : « péché » dans la troisième partie : « Depuis sa faute [... ] il connaissait toutes les attaques du péché [... ] Le péché prenait mille formes [... ] Toujours la faute était là [...], mal honteux [...], cette puérilité était morte » (I, p. 1478-1479).

le milieu, souvent sans direction très nette, les personnages secondaires restant en général davantage « fixés » dans des uni-vers moraux plus fermement orientés et dans des milieux qui ne communiquent pas les uns aux autres. A l'intérieur même du récit, des effets structuraux soulignent souvent le côté « indécidable » de la norme morale. Ainsi de certaines antithèses de personnages, un personnage A « fixé » dans un champ moral, étant opposé à un personnage B antagoniste, lui aussi « fixé » dans le champ moral antithétique. Dans L'Assommoir, Coupeau, totalement disqualifié.par ses actes comme gardien de la morale, fait la morale à sa femme et à Nàna, les traitant de « garces », pendant que Nana le traite de « cochon », Nana étant elle-même disqualifiée comme évaluatrice. Ainsi Archan-gias dans La Faute de l'abbé Mouret, est flanqué de son double, Jeanbernat, et les deux personnages se « neutralisent » par-tiellement, l'un étant « enfoncé » dans les écrivains matérialistes du XVIIP siècle, l'autre dans le catéchisme, tous les deux s'éva-luant et se dévaluant réciproquement. Le premier traite le second de « Satan », de « scandale du pays », le second traite le premier de « serpent », et nie son système de morale : « Où as-tu vu le mal, coquin ! C'est toi qui as inventé le mal, brute ! »157. De même, dans La Curée, face à l'amoralité du milieu Saccard, la moralité du père de Renée fait figure de bien piètre repoussoir. Cette juxtaposition, ce « collage » et ce montage qui tend à renvoyer « dos à dos » des systèmes de valeurs antagonistes et opposés, peut se traduire, on l'a déjà vu, par cette technique « amoebée » de composition dans le dialogue, où une parole d'un personnage A alterne avec la parole contradictoire du personnage B. Ainsi dans La Faute de l'abbé Mouret de la morale officielle incarnée par le latin de Serge, qui alterne avec les interruptions de la morale « naturelle » des filles des Artaud, lors de certaines cérémonies. Ainsi de la séquence où Serge commente le calvaire de son église, séquence qui s'entrelace avec la parole « naturelle » d'Albine incarnant l'amoralité de la nature. Ou bien, un moyen de neutraliser le système des valeurs est d'entrelacer, de surdéterminer l'une par l'autre,

157. I, p. 1443 et 1445.

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normalité physiologique, norme éthique, ou norme juridique, comme dans cette scène de confrontation entre Saccard et Maxime, dans L'Argent, où se croisent, à haute fréquence, les références à une pluralité de systèmes normatifs : « Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? » Maxime (...) se planta devant lui. « Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? » Saccard eut un geste de colère, trouvant la réponse d'un irrespect et d'un esprit déplorable, prêt à lui crier que l'af-faire était réellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bête, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitié lui vint de son pauvre garçon, épuisé à vingt-cinq ans, rangé, avare même, si vieilli de vices, si inquiet de sa santé, qu'il ne risquait plus une dépense ni une jouissance, sans en avoir réglementé le bénéfice. Et, tout consolé, tonifier de l' imprudence passionnée de ses cinquante ans, il se remit à rire, il lui tapa sur l'épaule : « Tiens ! allons déjeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes »158. La circularité même des évaluations brouille l'évaluation elle-même. Ici un personnage complexe, à la fois négatif et positif, Saccard, porte un jugement négatif sur un autre personnage négatif, qui lui-même porte sur Saccard un jugement négatif. Mais Maxime a raison, sur le plan juridique, et narratif, de ne pas prendre les actions de son père, et Saccard a tort de lui proposer comme « superbe » une affaire qui sera désastreuse et qui est illégale. Une scène de dialogue prend en charge, au mieux, ce « dialoguisme » des systèmes de valeurs, dont seul le « ratage » ou la « réussite » finale, définis en termes purement narratifs (conformité ou non-conformité entre un projet et sa réalisation) vient désambiguïser la juxtaposition.

L'échec ou la réussite d'une action à présupposés explicite-ment moraux vient donc souvent, sur le plan narratif (donc syntagmatique, au terme d'un déroulement du récit), moduler éventuellement le faisceau (paradigmatique) des notations évaluatives (positives et négatives) qui qualifient statiquement le personnage. Ainsi de cette scène qui revient à plusieurs repri-ses chez Zola, exemplaire d'une construction « polyphonique »

158. V, p. 130. Nous soulignons les références aux divers sysrèmes normatifs. On notera, une fois de plus, l'oxymoron : « fier de [son] imprudence ».

(ironique) des normes, celle du « mariage raté ». Ainsi, dans Pot-Bouille le « scandale » et « l'illégalité » des amours de cer-tains domestiques : « Clotilde [...] était, de son côté, très ennuyée d'une aventure déplorable dont les conséquences révo-lutionnaient la maison. Clémence [...] venait de surprendre Hippolyte avec cet avorton de Louise, sur son propre lit ; et, depuis lors, elle le gifflait dans la cuisine au moindre mot, ce qui détraquait le service. Le pis était que Madame ne pouvait fermer les yeux davantage sur la situation illégale de sa femme de chambre et de son maître d'hôtel : les autres bonnes riaient, le scandale se répandait chez les fournisseurs, il fallait absolu-ment les marier ensemble [... ] ; et comme elle continuait à être très contente de Clémence, elle ne songeait plus qu'à ce mariage. La négociation lui semblait si délicate, avec des amou-reux qui se rouaient de coups, qu'elle résolut d'en charger encore l'abbé Mauduit, dont le rôle moralisateur paraissant tout indiqué dans la circonstance »159. On notera, dans ce passage, outre l'abondance hyperbolique des allusions à plusieurs systè-mes de valeurs (le droit, la morale, le corps, cf. « l'avorton »), la contradiction qui existe entre certaines normes (la « bonne » femme de chambre, dont on est « contente » sur le plan du tra-vail, est en situation morale « illégale » ; une situation provo-que soit le « rire », soit l'ennui — « ennuyait » — soit la désap-probation : « déplorable »), et l'indécidabilité de l'origine de certains termes (qui assume l'adjectif « déplorable », ou le groupe : « Madame ne pouvait fermer les yeux » : un person-nage, un personnage collectif, le narrateur ?). De plus, Clotilde qui « ferme les yeux » sur l'adultère de son mari, sur sa liaison avec Clarisse, est parfaitement disqualifiée comme gardienne de la légalité et de la morale. Quant à l'abbé Mauduit, tenant « officiel » de la Morale, présenté souvent sous un jour positif par sa « lucidité » des turpitudes de la bourgeoisie, il est disqualifié par l'échec de sa négociation : « Il commença par leur adresser des exhortations embrouillées : le ciel récompensait la bonne conduite, tandis qu'un seul péché conduisait en

159. III, p. 351. Nous soulignons les termes qui renvoient à une norme (un devoir-faire) et à un espace évaluatif (une positivité ou une négativité).

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enfer ; du reste, il était toujours temps de mettre fin à un scan-dale et de faire son salut [...] vous donnez le mauvais exemple. Le grand crime est de pervertir autrui, de jeter de la décon-sidération sur la maison où l'on habite... Oui, vous vivez dans une inconduite qui n'est malheureusement plus un secret pour personne [...] Une hésitation pudique lui faisait chercher les mots [...] Le domestique riait d'un air farceur et embarrassé. Enfin il déclara [...] Bien sûr, je ne dis pas, mais je suis marié. Cette réponse coupa net la morale du prêtre. Sans ajouter une parole, il replia ses arguments, il remit en poche Dieu inutile, désolé de l'avoir risqué dans une telle avanie » l60. Mauduit est disqualifié non seulement par son échec professionnel mais par le fait qu'il tient des discours différents, pour des situations (adultères) identiques, aux bourgeois et aux domestiques, par le fait qu'il est délégué (il n'est donc pas sujet de la Morale, mais il obéit, comme délégué, au destinateur bourgeois), mais aussi comme tenant un discours à la fois stéréotypé (la morale et ses maximes officielles) et ambigu (les périphrases « pudiques ») face à une situation qu'il ne connaît pas (défaut de savoir). Et si l'abbé est « désolé », les domestiques eux sont « amusés », ce qui souligne le faisceau des contradictions évoquées à propos de cette scène. Même scène de « mariage raté » dans La Faute de l'abbé Mouret et dans La Terre, où un prêtre en situation équivalente ne réussit pas à imposer une morale en face d'autres types de normes (économiques, par exemple). Le mariage, scène « performative » par excellence (où dire, c'est faire, et faire, c'est dire, soit du côté du prêtre qui consacre, soit du côté des témoins qui assistent, soit du côté des personnages qui « jurent » et se marient), est certainement celle où les « ratés » de l'action sont le mieux soulignés.

Ceci nous permet donc de souligner dans de nombreux tex-tes d'obédiences réalistes au xix> siècle, l'importance et le rôle des séquences de mise en scène de rituels divers : séance au tri-bunal, dîner, scène de distribution des prix, séance à une

160. Ibid., p. 358-359- On soulignera l'emploi du terme «farceur» qui, comme pour les références à la « blague » que nous avons soulignées plus haut, signale une certaine ambiguïté évaluative du texte.

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académie de province, chasse à courre, etc. dans Les Bourgeois de Molinchart de Champfleury (1855)161. Chez Zola, baptême de l'enfant de Buteau dans La Terre, mariage de Berthe dans Pot-Bouille, fête de Gervaise dans L'Assommoir, enterrements d'Albine, de Claude, de Jeanne Grandjean, premières commu-nions de La Faute de l'abbéMouret, procession du Rêve, bap-tême du prince impérial ou réception à Compiègne dans Son Excellence Eugène Rougon, réceptions mondaines dans des salons, etc. Ces scènes, qui ont certes une fonction réaliste (dérouler in extenso un programme social bien défini et carac-téristique d'une classe ou d'une société), ne sont pas réductibles à cette seule fonction ; le décorum, chez le romancier réaliste, n'est pas là à titre purement décoratif. De telles scènes sont, selon nous, intéressantes comme :

a I mise en conjonction, à certains moments de systole de la gerbe des personnages, de l'ensemble du personnel de l'œuvre ;

b I hypertrophie du normatif dans le texte ; l'étiquette, le cérémonial, le rite concentrent à la fois les normes et les personnages qui en sont les supports, les garants, et les offi-ciants, provoquent une sorte de mise en scène et de théâ-tralisation de l'idéologique et introduisent dans le texte la référence à un devoir, explicitement déléguée (X disait qu'il fallait...) ou déléguée à une instance anonyme (On/le quartier/les gens/l'assemblée disait qu'il fallait que...) plus ou moins localisée.

La concentration topographique du personnel (dans le salon, dans une église, dans un lieu toujours semi-public) va alors, selon un mouvement propre à Zola, de pair avec la pluralisa-tion et la neutralisation des normes convoquées, et l'hypertro-phie des indications évaluatives est alors perceptible à la lec-ture du texte, comme dans ce passage de la noce de Gervaise :

161. La Physiologie du bourgeois, de H. Monnier, consacre le chapitre XIV au « Bourgeois dans ses rapports sociaux » : « L'exactitude à remplir ses devoirs sociaux est l'une des qualités dominantes chez les bourgeois : les fêtes, les mariages, les baptêmes et les enterrements sont au nombre de ses occupations quotidiennes. »

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« Excès de politesse » à la mairie devant les employés, « res-pect » devant le maire, « air très comme il faut » des invités, « formalités » et « lecture du Code » par le maire, messe « dépê-chée en hâte » par le curé devant des témoins « convenables », messe « bâclée », « entre deux messes sérieuses », qui attire le commentaire ironique : « de la belle ouvrage »162. Même concentration de références à des étiquettes ou à des rituels divers dans le repas qui suit : « Certains invités sont « en retard », personne ne dit le « Bénédicité », les garçons servent avec des habits « douteux » dans « une odeur forte de graillon », la voracité des Mes-Bottes suscite un « étonnement respectueux », les invités alternent « talents de société », « plaisanteries » et « conversations sérieuses », tel invité « adore » les lardons, les enfants sont « surveillés », certains invités restent « convenables » pendant que d'autres se caressent sous la table, les œufs sont « trop cuits », sont jugés « distingués » ; Coupeau, à la fin du repas, juge la boisson « convenable », souhaite que l'on respecte « les dames », que l'on se conduise en « gens bien élevés », qu'on partage les frais « à la satisfaction de chacun » ; on proteste contre le « supplément » du marchand de vin, un tel se plaint d'avoir « mal mangé », ou d'avoir été placé au « mauvais bout de la table », à côté de tel invité qui n'a pas témoigné « le moindre égard » ; enfin la partie « tourne mal » et Gervaise est « honteuse » de ne pas avoir « invité », ce qui fait que la société est « vexée », et la soirée « gâtée ».

Cette problématisation et cette concentration de l'évaluation seront d'autant plus nettes que quelqu'un comme Zola jouera à la fois sur l'histoire du personnage (son passé, son présent, et son avenir peuvent être frappés d'évaluations contradictoires) et sur son histoire locale, en texte. Même dans le cas où la bonté et l'honnêteté constituent le sujet même (sérieux) du roman, comme dans La Joie de vivre, ou dans Le Rêve, Zola prend bien soin de faire vivre ses personnages sous le régime d'une « faute » ou d'une négativité antérieure : hérédité Rougon-Macquart pour Angélique (n'oublions pas que la lignée a une branche « légitime » et une branche « illégitime ») ou

162. II, p. 435 et suiv.

pour Pauline qui a des accès de « souffle jaloux », « faute » d'Hubert et d'Hubertine, ce qui contribue à nuancer, à « mou-vementer » les personnages. Ici ce n'est pas un résultat termi-nal, c'est une faute passée qui vient nuancer le personnage, alors que les bourgeois de Pot-Bouille, par exemple, vivent eux perpétuellement sur une faute permanente (d'où le « calvaire » de Mauduit, en filigrane), sur une distorsion être/paraître. De plus, les bourgeois, en général, triomphent à la fin du roman, la « victime innocente » meurt.

La fin du roman, en effet, est le lieu privilégié qui par rétroaction, donne sa signification, donc sa « valeur », au système entier du texte, le point où se pose finalement bons et méchants, héros et secondaires, etc., le point où est sanctionnée (on retrouve ici une problématique de la mise en cause du héros, et des points stratégiques « héroïques », que nous avons étudiée au chapitre II) la valeur des personnages et la réussite ou le ratage de leur action. Denise, dans Au bonheur des Dames, est peut-être à ce titre le seul exemple dans les Rougon-Macquart d' « héroïne » au sens traditionnel du terme : victoire sur le Rougon-Macquart avec lequel elle a été en liaison (amou-reuse) permanente pendant tout le roman ; occupation des points stratégiques du texte (c'est elle qui introduisait aussi le roman à l'incipit) ; elle a été longtemps « victime innocente » des intrigues et des commérages du rayon ; elle n'est marquée d'aucune faute, alors qu'Octave (comme Hubert et Hubertine, comme Florent, comme Monseigneur, etc.) possède une « dame morte » (Mme Hédouin) dans son passé ; elle finit en pleine ascension sociale. Et Zola, préparant d'autres romans, prend bien soin de ne pas recommencer un tel personnage, peut-être un peu, dans son système, trop univoque, trop uniformément positif, et de disjoindre systématiquement positivité émotive ou morale (la « sympathie » pour le personnage) et positivité nar-rative (réussite amoureuse, victoire sur les opposants, ascension sociale, etc.). Zola, donc, s'arrangera plutôt pour faire de la fin du roman, donc de la fin de la trajectoire de ses personnages, une fin à sanction morale problématique. Toute la fin de L'Ar-gent, notamment (nous avons déjà relevé cet exemple), est exemplaire des modulations et des neutralisations des normes ;

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Mme Caroline elle-même, si compétente en matière d'éthique morale et commerciale (elle a lu le Code), ne peut « évaluer » Saccard : « Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien [...] Etait-ce un coquin, était-ce un héros ? [...] Elle cherchait en elle la colère, l'exécration des fautes commises, et elle ne les trouvait déjà plus »163. Même fin de roman sur des interrogations, à la fin de Germinal, quand Etienne, devant la victoire des « bourreaux coupables » et la défaite des « victimes innocentes », se demande : « Qui donc était le coupable ? Et cette question qu'Etienne se posait achevait de l'accabler »164. Et rappelons encore l'oxymoron terminal du Ventre de Paris : « Quels gredins que les honnêtes gens ! »165. Ou bien, et dans le même esprit, au cours même du roman, Zola cantonnera soigneusement les personnages à évaluation univoque dans un rôle très secondaire, très autonome, très marginal dans l'intrigue, à titre d'exemplum, de repoussoir global pour le reste du système des personnages. Ainsi du personnage très secondaire de Lalie Bijard dans L'Assommoir que le texte présente d'ailleurs explicitement comme « exemplaire » : « Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux des autres, Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chez les Bijard. La petite Lalie [...] soignait le ménage avec une propreté de grande personne [...], s'était faite la petite mère de tout ce monde [...] ; Bijard assommait aujourd'hui la fille comme il avait assommé la maman autrefois »166. Ici le personnage momentanément focalisé par Gervaise est à la fois « victime innocente », travailleuse, et « mère » exemplaire, alors que le texte note en parallèle la déchéance professionnelle et familiale de Gervaise (la « mécanique » de la famille Coupeau,

163. V, p. 377, 384, 387. Le texte la dit, pourtant, à plusieurs reprises, « phi-losophe [...] savante et [...] lettrée » (V, p. 397).

163. III, p. 1521.164. I, p. 395. Dans le conte populaire, on le sait, la mention des normes et la

référence à des devoirs apparaissent de façon privilégiée au début du conte (contrat initial) et à la fin du conte (sanction ou récompense).

164. II, p. 689.

avons-nous vu, était brisée). Mais ce personnage positif reste très secondaire. De plus, la tranche de texte qui le promeut, le temps d'un paragraphe, au rang de personnage principal foca-lisé, est encadrée par une répétition lexicale, selon un procédé cher à Zola : « Gervaise trouvait un bel exemple de courage chez les Bijard [...] Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance »167, ce qui souligne la clôture et l'autonomie de l'exemplum.

Mais les personnages à sanction univoque ou ambiguë ne sont pas uniquement cantonnés aux fins des romans ou dans les parenthèses d'exempla bien délimités. Qui dit morale, ou norme, dit aussi thématique obligée, scénarios et canevas narratifs conventionnels. Ainsi, par exemple, du thème du remords, où le personnage évalue « correctement » et a poste-riori une de ses actions incorrectes. Zola, on le sait, a eu maille à partir avec la critique de son époque, au moment de la publi-cation de Thérèse Raquin, sur ce thème précis. On lui repro-chait de ne pas avoir donné de remords à son héroïne après sa faute. Or le remords, c'est la désambiguisation ultime du système des valeurs qui régit le personnage, c'est l'intrusion fra-cassante, à la fin d'un destin de personnage, de normes sociales, morales, qui triomphent à ce moment-là, c'est la mise en relief à la fois d'un endroit du texte (la fin), d'un personnage, d'un système de valeurs, trois éléments qui vont donc, séparément ou combinés, contre l'esthétique zolienne en général de l'autonomie des matériaux de l'œuvre. Il s'agit donc d'une convention que Zola prend soin d'éviter au maximum. Soit, nous l'avons vu, en confiant à une histoire déjà écrite le soin de composer la trajectoire du personnage (la Genèse pour Serge et Albine), soit en notant soigneusement l'absence de remords chez le personnage. René n'a aucun remords après sa faute, après les manquements à la norme morale dont elle a été

167. II, p. 689 et 694. Le côté « détaché » du personnage est accentué et sou-ligné par le fait qu'il s'agit d'une « coupure » de presse que Zola recopie et adapte. Plus le personnage est issu directement du fichier des documents et « coupures » de presse, chez Zola, plus il est, en général, secondaire, sa principale apparition dans le texte coïncidant avec ce « rewriting » d'un autre texte, et sa fonction se limitant à celle d'exemp/um.

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l'instigatrice, de même que Lisa n'a aucun remords d'avoir, conformément à la norme des honnêtes gens, envoyé son beau-frère, « victime innocente » au bagne, De même, dans La Bête humaine, après son crime, Roubaud « vivait sans remords », et notons également que l'un des titres retenus par Zola, dans un premier temps, pour le texte était : « Sans remords », dans la liste des « essais de titres » pour le roman. Cependant l'évolu-tion de Zola est nette dans les Rougon-Macquart. La morale, très importante dans La Confession de Claude, Le Vœu d'une morte, Madeleine Férat, Les Mystères de Marseille, y est soit un élément mélodramatique (Les Mystères de Marseille), soit traitée selon la thème de la chute et du rachat (Laurence dans La Confession de Claude, etc.). Madeleine Férat, notons-le, s'ap-pelait La Honte en feuilleton. Dans Thérèse Raquin, elle est supprimée au profit d'une dialectique purement physiologique, celle des nerfs et du sang. Les Rougon-Macquart réintroduisent la morale, mais comme objet, élément du corps social, donc dans la distance d'une description ethnographique. D'où la mise en distance, par exemple, de la thématique du rachat, dans la parole et dans les pensées d'un personnage délégué à la morale, Silvère, frappé du signe négatif de l'idéalisme, de la lecture mal digérée, dans La Fortune des Rougon : « Il pensait à Miette en rédempteur [... ] Il voulait épouser un jour son amie pour la relever aux yeux du monde ; il se donnait une mission sainte, le rachat de la fille du forçat. Et il avait la tête tellement bourrée de certains plaidoyers qu'il ne se disait pas ces choses simplement »168. Zola, ici également, « met à distance » ses premiers écrits. Cette mise en scène, la « mise à distance » ironique de cette thématique dans le texte zolien passe souvent par la référence à un intertexte, comme on le voit notamment dans lçs attaques d'Eugène Rougon contre certains feuilletons et romans : «Le feuilleton est encore plus odieux, Il s'agit d'une femme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords [...] Votre feuilleton est odieux [...] Cette femme bien élevée qui trompe son mari, est un argument détestable contre la bonne éducation.

168. I, p. 204.

On ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une faute — Ah ! vous l'avez vu [...] Eh bien ! cette malheureuse a-t-elle des remords à la fin ? Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se souvenir — Des remords ? non, je ne crois pas. Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, en criant : — Il faut absolument qu'elle ait des remords ! »169. On voit donc une nouvelle fois ici que la problématisation d'un système normatif passe, avec prédilection chez Zola, par la référence à un ouvrage littéraire de fiction, à des personnages de fiction. Ici un personnage négatif (Eugène, bourreau politique, donne à ses préfets des ordres sévères de répression pour la province) porte un jugement négatif sur des personnages négatifs, eux-mêmes « défendus » par un personnage négatif (le servile directeur de journal), le feuilleton étant de surcroît, pour Zola, un genre littéraire négatif.

Nous avons vu, plus haut, que les normes tendaient à affleu-rer dans le texte zolien à certains endroits privilégiés, endroits de regroupement des personnages où ils se donnent à eux-mêmes le spectacle de rites, de cérémoniaux et d'étiquettes diverses (la fête, le baptême, etc.). Deux autres types d'action plus particularisés jouent un rôle particulier, celui d'une part où le faire du personnage a pour point d'application les per-sonnages eux-mêmes, le corps même des personnages : le savoir-faire erotique ; celui, d'autre part, où l'action du per-sonnage a pour point d'application l'être idéologique et social des autres personnages, l'action plus précisément politique.

Le savoir-faire et l'action erotique, comme les autres actions, conditionnent l'apparition dans le texte du corps (les parties du corps masculin et féminin), d'un espace particulier (chambre, alcôve, ou lieu privé protégé), et d'une série ordonnancée d'ac-tes particuliers (conduite de séduction, acte sexuel, rupture). Mais elle provoque, surtout, l'inflation de l'évaluatif et du nor-matif. La sexualité des personnages, qui polarise et surdéter-mine la référence à plusieurs normes, est certainement l'endroit

169. II, p. 220 et 244-245. On notera l'inflation des termes : « bien élevée », « femme comme il faut », « bonne éducation », « il faut absolument que... », etc.

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du texte qui pose le plus de problème à l'évaluation, celle du lecteur (plus ou moins fasciné), celle de la critique (plus ou moins pudibonde), ou celle des autres personnages de l'œuvre délégués à cette évaluation. Des termes comme ceux de « péché », « faute », « plaisir », « obscénité », « scandale », « saleté », etc., qui reviennent si fréquemment dans l'œuvre, aux environs de scènes qui ont le plus effarouché une certaine critique contemporaine de Zola, sont aussi ceux qui posent le plus le problème de leur interprétation. Zola lui-même, devant certaines « mauvaises » lectures de son roman, avait éprouvé le besoin de stipuler que le mot «Joie » de son titre La Joie de vivre derait être pris dans un sens antiphrastique et ironique. Car la sexualité et le corps des personnages sont bien l'endroit du récit où se surdéterminent, implicitement ou explicitement, une norme hédonique (plaisir ou déplaisir des partenaires), une norme juridique (relations sexuelles permises ou prohibées), une norme économique (relations sexuelles profitables ou non profitables), une norme biologique (relations, homo- ou hétéro-sexuelles) et une norme erotique (« figure » sexuelle normale ou anormale). Le stylistique comme le narratif, c'est-à-dire deux niveaux distincts d'organisation du texte, peuvent venir mettre en phase, ou au contraire en discordance, ces diverses normes, le personnage comme être sexué n'existant que comme carrefour de normes. Ainsi l'utilisation d'une métaphorique discordante, celle par exemple empruntée aux autres thématiques de base de l'œuvre, notamment à celle du travail (et d'un travail souvent noté comme négatif) pourra venir à la fois mettre en relief et neutraliser les notations liées au plaisir des partenaires de l'acte sexuel. On a vu Zola, déjà, définir comme « outil » le sexe de Nana (tout en prenant soin, par une sorte de pudeur (?), de distancer de surcroît cette métaphore en la faisant « parler » par un personnage). A propos de Saba-tini, Zola fait également allusion à un « outil » en dehors de la norme, « un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles de la Bourse, tourmentées de curiosité »170. Le vocabulaire évaluatif de la morale est alors naturellement

170. V, p. 118.

employé (« crûment », « équivoque », « sujet scabreux »), et la séquence a peut-être bénéficié de « l'équivoque » langagière (Bourse = testicule). Le terme de « machine » apparaît égale-ment dans Pot-Bouille, pour parler des prostituées, dans les conversations grivoises des hommes, et le terme de « corvée » revient très fréquemment dans celles des femmes pour parler de leurs relations sexuelles avec leurs maris ou leurs amants. Là aussi le « travail » pourra être présenté en fonction de program-mes normativement définis et incarnés, comme efficace ou inef-ficace dans ses résultats, selon qu'il aboutira ou non au plaisir des partenaires d'une part, ou à l'enfant souhaité (ou refusé) d'autre part. Ainsi la scène d'accouplement de Jean et de Fran-çoise dans La Terre est un double échec, au plaisir (« Elle n'avait pas eu de plaisir ») d'une part, à la fécondation de l'autre (« Il fit un saut brusque, et cette semence humaine, ainsi détournée et perdue, tomba dans le blé mûr, sur la terre »). La scène est à rapprocher de la saillie du taureau César au chapitre I, scène techniquement parfaite, décrite comme travail : « C'était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine [...] » « Ça y est ! — Et raide ! » répondit Jean d'un air de conviction, où se mêlait un contentement de bon ouvrier pour l'ouvrage vite et bien fait »m. Le couple Hubert-Hubertine, dans Le Rêve est, lui aussi, sous le régime de la faute, d'une faute juridique (l'enlèvement d'Hubertine) qui a amené une faute biologique (l'absence d'enfant) : « Tu m'accuses ? — Oui, tu es le coupable, j'ai commis la faute aussi en te suivant [...] Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée [...] Une femme qui n'a point d'enfant n'est pas heureuse [...] Aimer n'est rien, il faut que l'amour soit béni »172.

La notion de « plaisir », en particulier, joue un rôle important dans l'œuvre. Les personnages souvent ne semblent pas être redevables d'une positivité en ce domaine qu'en la payant d'un échec sur un autre plan, et inversement. Ainsi l'efficacité (narrative, économique, donc « technique ») de Nana est très souvent stipulée comme allant de pair avec un échec

171. IV, p. 572, 375.172. IV, p. 960-961.

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hédonique (elle parle tout le temps de « corvée », et « n'aime pas »). De même Clorinde, politique efficace, n'éprouve aucun plaisir à l'acte sexuel : « Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse peut-être »173. Même dis-jonction plaisir-profit pour tous les personnages de Pot-Bouille, soit que le plaisir n'entraîne aucun profit (Trublot et les bonnes, Octave et Marie Pichon, etc.) soit que le profit n'aille pas de pair avec le plaisir (Octave et Mme Hédouin). La relation sexuelle, chez Zola, est donc souvent glosée comme convenable ou inconvenante, légale ou illégale (et ce sont donc des normes à la fois morales, idéologiques, biologiques et technologiques qui interfèrent), le statut social des partenaires ou la « figure » erotique qu'ils utilisent compliquant alors l'évaluation. Ainsi la scène de fellation entre Saccard et la baronne San-dorff, dans L'Agent, polarise-t-elle une série de « manquements » ou d'« anormalités » : manquement à la discrétion et à la fidélité du domestique qui viole l'intimité du couple et qui provoque le flagrant délit ; manquement à la figuration erotique « usuelle » (Saccard étendu sur le dos ; la baronne « agenouillée ») ; manquement aux règles du fair-play qui protège la maîtresse propriété privée (« Cette femme est à moi, vous êtes un cochon et un voleur ! ») ; manquement à la parole « convenable », « gros mots » (« Ils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmes, dans cette débâcle de leur éducation [...] Saccard et Delcambre en vinrent à une querelle de charretiers ivres, à des mots abominables ») ; manquement à la distinction des espèces (Saccard est couvert « d'un poil de bête », Delcambre a un « mufle », tous deux sont des « bêtes », avec des « crocs », qui « aboient ») ; le texte, symptomatiquement, synthétise en une formule brève les allusions (délit, anormal) à cette pluralité normative en parlant de « flagrant délit anormal » ; et notons que ce même Delcambre, à la fin du roman, deviendra le gardien du Code en précipitant la chute de Saccard, lui qui, « depuis son arrivée au pouvoir, le tenait enfin sur la marge du Code,

173. II, p. 189.

au bord même du vaste filet judiciaire, n'ayant plus qu'à trouver le prétexte pour lancer ses gendarmes et ses juges »174.

Même chose pour la scène entre Maxime et Renée dans La Curée : manquement à la normalité saisonnière du lieu (la serre « bouillante » dans le froid de décembre) ; manquement à la formalité végétale (les plantes exotiques à Paris) ; manquement aux règles matrimoniales et légales prohibant l'inceste (rappe-lons qu'il y a un sphinx dans la serre) ; manquement à la figu-ration erotique « usuelle » : Maxime est sous Renée, qui joue le rôle de l'homme ; manquement à la distinction des espèces ; Renée est une plante ; les plantes sont des femmes ; Renée est la « sœur blanche de ce dieu noir » (le sphinx), est « une bête amoureuse », un « monstre à tête de femme », « une grande chatte accroupie », « l'échiné allongée ». De même, les rapports de Séverine et du président Grandmorin placent le début de La Bête humaine sous l'égide d'un manquement à la norme, d'autant plus qu'ils apparaissent à travers les questions de Rou-baud qui réclame à Séverine les « tableaux », qui « l'obligeait à revenir sur les détails, à préciser les faits [...] Qu'est-ce qu'il t'a fait ? [...] Il n'a rien pu faire, hein ? [...] Il s'acharna sur la scène [...] Des rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins torturante »175. D'où en symétrie du terme de « norme », le terme de « faute », souvent présent dans le texte zolien (faute contre la loi, contre la norme erotique, contre la morale officielle, contre la nature, etc.)176. Dans Le Docteur Pascal, l'écart des âges est frappé par « les gens » (d'où les lettres anonymes qui circulent dans Plassans) d'un signe négatif, et le terme de « faute » revient souvent, de même que, dans Le Rêve, Hubert et Hubertine vivent également sous le régime de la « faute » consécutive à l'enlèvement d'Hubertine

174. V, p. 211 et suiv.174. IV, p. 1015-1016. Ici se combine la thématique du spectacle (« scène », «

vision », « tableau »), de la parole (la confession arrachée), du travail erotique (ici « anormal » et « incomplet »). De plus, le soupçon d'inceste, manquement à la norme sociale, plane sur la scène (« Et dis donc, s'il était ton père ? » ibid., p. 1017).

175. Rappelons que le dossier préparatoire de La Faute de l'abbé Mouret pré-voyait, en un premier essai de titre, le mot « sottise » à la place du mot « faute ».

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par Hubert. Mais là aussi, un pur jeu différentiel est à l'œuvre, et la norme évaluante est en général dévaluée par la déva-luation même des évaluateurs177.

Quant à la norme politique (idéologique, au sens plus res-treint du terme, ici), elle est sans doute d'un maniement par-ticulièrement délicat dans un texte qui se voudrait « objectif ». On connaît le mot de Stendhal, dans Le Rouge et le Noir, disant que l'introduction de la politique dans un roman équivaut à tirer « un coup de pistolet au milieu d'un concert » ; elle prend dans la bouche du personnage souvent la forme d'une référence au « droit » ; certes, comme pour la norme erotique, elle est non seulement un moyen de classement du personnage dans des hiérarchies, un moyen d'évaluation du personnage, mais aussi un « moteur » fondamental du récit, organisant comme lutte des classes ce que la sexualité organise comme guerre des sexes ; les paroles de Silvère, héros de La Fortune des Rougon, à l'incipit de la série zolienne, associent nettement cette référence au droit et cette dimension narrative : « La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté, nous triompherons »178. Mais le montage zolien du « droit » ou du « principe » politique suit les mêmes règles que le montage de 1' « honnêteté » : tous les personnages engagés dans une action politique ont le « droit » pour eux, et les confrontations et les parallèles de leurs principes renvoient souvent « dos à dos » les représentants des « révolutionnaires » et ceux qui protègent et maintiennent un droit déjà établi. De plus, dans la mesure où la politique s'incarne dans des « opinions » (opinions politiques), terme lui-même subjectif, cela introduit dans le personnage un trait par définition problématique, d'autant plus que ces opinions, on l'a vu, relèvent de lectures « mal digérées ». Le début de La Fortune des Rougon met en place, au chapitre trois, une bipartition politique qui oppose d'une part les républicains et leur « fièvre révolutionnaire », d'autre part « la réaction » ; le terme même de « réaction » prend alors,

177. Dans Le Rêve, la « faute » est finalement pardonnée par la mère morte elle-même. Chez Zola, ce sont très souvent des femmes mortes (mères, amantes...) qui régulent l'érotisme des vivants.

178. I, p. 14.

dans le texte, la même distribution que « le mouvement réac-tionnaire », « le parti conservateur » ou « les réactionnaires »179, avec éventuellement des sous-classes plus spécifiées comme « opinions » : « Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction [...] libéraux tournés à l'aigre, légitimistes, orléanistes, bonapartistes, cléricaux »180. Seuls les romans « politiques » de la série {La Fortune dés Rougon, la Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, Germinal) incarneront véritablement, côté réaction comme côté révolution, dans des acteurs bien différenciés, les différentes opinions ou principes des partis politiques. Dans les autres romans, Zola n'utilise que la distinction : républicains — partisans de l'empereur, ou, à un niveau plus général encore, la distinction : classiques — révolutionnaires. Mais sur ce plan également, la conjonction à la fois éthique et narrative : bourreau-victorieux + victime-innocente vient, de même que des évaluations ironiques déléguées à des évaluateurs eux-mêmes disqualifiés (voir le : « Ah ! les chers réactionnaires ! » du marquis de Carnavant dans La Conquête de Plassans)181 rendre problématique la valeur intrinsèque des opinions et des principes affichés ; les signes ambigus ou les évaluations complexes (oxymorons, échec neutralisant un principe positif, ou une victoire neutralisant un principe négatif, etc.) s'efforçant de surcroît de « bloquer » toute évaluation trop univoque de la valeur politique, de l'action des personnages, la « mise en parallèle » systématique du conservateur et du révolutionnaire neutralisant leur valeur res-pective (Claude et le Jury, Octave et Hutin, Silvère et Rougon,

179- lbid., p. 74, 75, 77, 80, 83, 89, 90, 91, 93.180. lbid., p. 75. D'où le salon jaune, où « toutes les opinions se coudoyaient et

aboyaient à la fois contre la République » (ibid., p. 79). Même concen-tration et représentation d'opinions contradictoires dans la noce de Ger-vaise (II, p. 455-456) que dans les cabarets de La Terre, de Germinal et du Ventre de Paris. Voir aussi les salons de Lucien Leuwen, chez Sten-dhal et leurs classifications politiques (républicains, ultras, « Juste-Milieu ») et phraséologiques, ces dernières souvent soulignées par le narrateur (« C'est un républicain qui parle » ; « C'est un ultra qui parle »).

181. I, p. 93.

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Florent et Lisa...)182. De même que « l'éternelle douleur des passions », on le voit souvent, surplombe dans la poétique zolienne le système psychologique et économique du person-nage, de même, sur le plan politique, il semble bien que l'op-position réaction-opposition transcende les distinctions de clas-ses et soit, essentiellement, une sorte de procédé dynamique universel (réagir contre ; s'opposer à) opposant deux principes généraux en équilibre instable mais complémentaires, servant à régir n'importe quelle action, n'importe quel mouvement narratif, sans qu'une valeur positive ou négative particulière semble attachée de façon stable à l'un ou l'autre pôle de l'op-position. Comme dans Le Docteur Pascal, l'opposition qui existe entre la « marche » en avant de la science et la « réaction à cent ans d'enquête expérimentale » de l'idéalisme et du goût pour le mystère183. L'opposition, conflit dynamique de forces antagonistes, tend alors à devenir opposition équilibrée tendant à la neutralisation. Le principe politique, chez Zola, tend à devenir pur principe dynamique, comme l'indiquent les termes mêmes du vocabulaire politique (la réaction, l'opposition, la révolution...) que Zola emploie, et se réduit souvent, soit à la grande division dynamique réactionnaire — révolutionnaire (en art, en politique, en morale, en commerce, en science, etc.),

182. Stendhal aime ainsi « bloquer », en des parallèles lapidaires, des « renvois dos à dos » de certains systèmes politiques évalués selon des systèmes de dévaluations différentes. Un exemple, pris dans Lucien Lewen (chapitre VI ; Lucien compare les ultras aux républicains : « Ceux-ci sont peut-être fous ; mais du moins ils ne sont pas bas. » D'où dans de nombreux romans au XIX- siècle (modèles : Homais, Bournisien), la multiplication des dialogues politiques « de sourds » entre les personnages qui se « récitent » les formules stéréotypées de leurs partis politiques, au cours des scènes de réunion générale localisées dans des lieux publics ou semi-publics : cabaret de La Terre, de Germinal, ou du Ventre de Paris, salons de Pot-Bouille ou de La Fortune des Rougon, etc. Ainsi Charvet, dans Le Ventre de Paris, est systématiquement mis en scène en contre-point de Florent, « adversaire systématique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures [...], sans que jamais l'un d'eux se confessât battu » (I, p. 747). La politique, chez Zola, est autant discussion et opinion qu'action.

182. V, p. 990-991.

soit à une division psychologique, où l'opportuniste devient « velléitaire », où le partisan fidèle à un principe unique devient « sectaire » enfoncé dans son « idée fixe » et où le personnage régi par le principe d'inaction devient un « sceptique » ou un « philosophe ».

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Conclusion

Le propos de cet essai, on l'a peut-être aperçu, était d'abord de critiquer cette notion quelque peu « massive » d'idéologie, d'en faire un concept manipulable par une poétique (ou une sociocritique, ou une sémiotique) textuelle. Pour cela il conve-nait de « déconstruire » (terme à la mode, mais terme pratique) cette notion en des constituants transposables textuellement : une idéologie peut alors être considérée comme une hiérarchie de niveaux de médiations (l'outil, le langage, le sens corporel, la loi, étant les opérateurs-médiateurs de ces niveaux) définis-sant des actants-sujets soit fixés dans des axiologies (échelles, listes et systèmes de valeurs), soit engagés dans des praxéolo-gies (ensembles de moyens orientés vers des fins), et dotés d'une compétence évaluative variable. L'évaluation, qui est mesure, et qui est donc comparaison, prendra dans le texte la forme stylistique de l'anaphore, qui est mise en relation de deux unités disjointes : comparaison de buts, de moyens avec des résultats ; comparaison d'un procès évalué à une norme évaluante ; comparaison d'un texte avec un autre texte, etc.

Une poétique (textuelle) de l'évaluàtif ne saurait donc être confondue avec une sociologie et une anthropologie, discipli-nes spécifiques manipulant des problèmes et des entités spéci-fiques (classes sociales, appareils institutionnels, problème de l'origine des normes, de leur enracinement historique, etc.), même si le texte littéraire, bien évidemment, participe à sa place, comme encyclopédie de simulations d'actions, au grand

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laboratoire permanent de fonte et de refonte des idéologies, à la « distinction » (Bourdieu) générale des systèmes.

Tout romancier est un encyclopédiste du normatif ; la rela-tion aux règles, le savoir-vivre (au sens large de ce terme), avec son appareil de normes, de principes, de « manières » (de table et autres), de sanctions, d'évaluations et de canevas plus ou moins codés, qu'ils soient prohibitifs, prescriptifs ou permissifs, constitue le matériau et le sujet principal de tout roman. Le normatif informe et définit chaque personnage du roman dans son action, le personnage étant de surcroît délégué à sa propagation, à son estimation, à sa constitution.

Mais le texte romanesque suggère d'abord, par divers pro-cédés cumulés, que le réel n'est pas relevable d'une norme uni-que, qu'il est fondamentalement carrefour de normes, carrefour d'univers de valeurs dont les frontières et les compétences ne sont pas forcément, toujours, parfaitement ajustées, com-plémentaires ou distinctes. Ces univers de valeurs se chevau-chent, se transforment, se surdéterminent, se transposent, le travail du romancier étant justement de décomposer ces intri-cations normatives en leurs éléments fondamentaux. D'où sa prédilection pour certains nexus normatifs, pour certains nœuds évaluatifs : le corps, support de signaux, émetteur de signaux, ensemble de lieux érogènes, objet esthétique, signateur de conduites ; le rite, lieu de polarisation des bonnes manières, des gestes et des actions scrupuleuses ; l'œuvre d'art, point névralgique où s'enchevêtrent et se surdéterminent le plus « naturellement » l'ensemble des systèmes évaluatifs (elle est à la fois, on l'a vu, lieu d'investissement du travail Au créateur, de la parole du critique, du regard ou de la jouissance du spec-tateur, et de la convenance morale des sujets traités). L'outil, la loi, les sens, le langage deviennent alors les constituants ultimes (en tant que médiateurs relevant de règles) des univers évaluatifs, les « corps simples » que le romancier va pouvoir manipuler et combiner à sa guise (et c'est en ce sens, certainement, que tout roman est « expérimental ») : corps parlant, langage-outil, regard-langage, parole-loi, loi parlée, corps légal, etc., vont devenir les objets privilégiés que va sans doute mettre en circulation le romancier.

Ce statut du réel comme patchwork d'univers de valeurs, le romancier du xix< siècle semble en avoir une conscience toute particulière. Cette décomposition et recomposition de systèmes évaluatifs différents, cette écoute du réel comme « polyphonie » (Bakhtine) de voix normatives inaugure une certaine « ère de soupçon » idéologique à l'égard des valeurs linguistiques, esthé-tiques, morales et technologiques dont l'œuvre de Stendhal, et surtout le Dictionnaire des ide'es reçues et Bouvard et Pécuchet de Flaubert restent les monuments les plus évidents : pour le romancier du xix« siècle, le « réel » n'est pas tant ce qui est, le tel-quel, ni non plus ce qui manque (le « livre sur rien »), que ce qui oblige. Et le texte du roman est traversé de la rumeur de ces voix obligeantes (ou désobligeantes), voix du sang réglementant le corps (hérédité), voix des votes réglementant le politique, voix (cris) du peuple réglementant le travail, voix de l'opinion, voix des livres, etc.

Ce « soupçon » se met en place et en œuvre par trois procé-dés principaux, le montage d'une part, la transposition-traduction d'autre part, la « mise en sourdine » enfin. Le pro-cédé de la « mise en sourdine »l, nous l'avons vu tout parti-culièrement affecter la construction « pyramidale » du système du personnel romanesque, affecter la mise en relief trop accen-tuée d'un « héros » : la crise, l'exploit, l'intensité des passions, la convergence des effets, tous ces apanages d'un personnage « principal » et discriminateur ultime des valeurs manipulées dans et par l'œuvre, tendent à se gommer, à se déplacer, ou à s'effacer, donc à rendre plus problématique l'orientation de l'espace évaluatif de l'œuvre, à rendre indécidable tout ce qui

1. Nous empruntons cette expression « d'effet de sourdine » à Léo Spitzer, qui l'employait à propos de Racine. Voir Etudes de style (Paris, Gallimard, 1970, p. 208 et suiv.) : « L'effet de sourdine dans le style classique : Racine. » On sait que Zola rêvait de donner, lui-même, une sorte de « classicisme » au naturalisme. De nombreux traits relevés par Spitzer conviendraient tout à fait au style naturaliste d'effacement ou de dilution du héros et de toute mise en relief globale excessive. Relevons seulement l'un de ces procédés, que nous avons si souvent noté dans le détail stylistique même du texte, et que Spitzer étudie également, Voxymoron « qui produit l'effet de surprise d'une pointe et montre au moins un recul du locuteur par rapport à ses propos » (p. 254).

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pourrait ressembler à une mise en perspective (ou en hiérarchie) globale synthétique et unitaire de l'œuvre. Le « fade » verlai-nien, le « gris » flaubertien, le train-train quotidien zolien, le « ce n'est que ça » a posteriori stendhalien tentent, sur des registres divers, de casser les directives évaluatives trop contrai-gnantes de l'œuvre ; « casser » la ligne par la couleur, et la cou-leur par là masse, sont des opérations qui peuvent être obser-vées aussi bien dans la mise en texte que dans la mise en image de la peinture, ou que dans la mise en musique, vers le milieu du xix e siècle. Le second procédé, nous l'avons rencontré à plusieurs reprises dans nos analyses, consiste à retranscrire ou à transposer la description d'un univers de valeurs dans les ter-mes d'un autre univers de valeurs. Ainsi deux « interprétants » privilégiés, deux langages particuliers permettent à l'auteur de « traduire » le technologique, l'esthétique, le linguistique et l'éthique, le langage hédonique d'une part (toute évaluation est alors retranscrite en termes de plaisir ou de déplaisir, de joie ou d'ennui, le niveau sensoriel-esthétique traduisant les autres niveaux), le langage moral-éthique d'autre part (les conformités et infractions aux quatre systèmes de règles étant réécrites en termes moraux, en « bien » ou en « mal », en « bon » ou en « mauvais »). De tous les romanciers du xix- siècle Stendhal est, très certainement, l'écrivain qui a pratiqué, le plus systé-matiquement (ce qui ne veut pas dire univoquement : rien de moins monophonique, de moins hiérarchisée, que la retrans-cription stendhalienne du monde en termes hédoniques et moraux) cette double réécriture du réel, ce brouillage métapho-rique d'un système par un autre. Zola lui-même, en mettant en avant « l'éternelle douleur des passions », n'hésite pas à pra-tiquer cette réécriture « pathique » du réel. L'idéologie, que l'on a si souvent coutume d'opposer (sommairement) à la science, serait donc fondée sur les mêmes opérations que cette dernière, sur des opérations de réécriture et de transposition entre codes ; avec, dans le cas de la réécriture du discours scientifique (réécriture d'un système textuel en un système symbolique, d'un système symbolique en un système mathématique, d'un système mathématique en un système icônique — diagramme, tableau, maquette, etc.), gain de savoir supposé

acquis entre deux réécritures, mais gain de pouvoir supposé acquis dans le cas (considéré souvent comme réajustement occultant et anesthésiant) de la réécriture que l'idéologie fait du réel en termes hédoniques ou « moraux ».

Le « montage » dés univers de valeurs est sans doute ce qui caractériserait le mieux les modes d'affleurement du matériau idéologique dans le texte romanesque du xix- siècle. Ce dernier s'efforce en général, on l'a vu, selon certes des procédés qui varient suivant les écrivains,- de rendre le plus possible « indécidable » une norme ultime et surplombante qui régirait en dernier ressort le système évaluatif global de l'univers où évoluent ses personnages. La généralisation du style semi-direct (ou indirect-libre), trait stylistique d'époque, favorise ce brouil-lage des univers évaluatifs et de leurs sources, comme, à un autre niveau, certains procédés et certaines postures dénoncia-tion comme l'ironie (ou la « blague ») mettent en cause le per-sonnage ou le narrateur comme origine et autorité de parole. De plus, l'analyse et déconstruction métonymique-synecdo-chique que le romancier fait porter sur le réel, décomposant ce dernier en unités ou séquentialités « discrètes » (pièces de la machine, postes du travail à la chaîne, articles de la manufacture, rayons du magasin, pièces de terre, quartiers de la ville, articulations du corps, articles de mode, articles de. lois, gestes de l'étiquette, horaires, plats du « menu », mots et articles de la phrase, etc.), lui permet de recomposer ensuite, par montage et enchâssements, ces unités en nébuleuses plus ou moins concordantes ou discordantes : distorsions d'évaluation ou con-cordances d'évaluation entre un résultat et un projet, entre une prétention et une réalisation, entre un dire et un faire, entre une compétence et une performance, entre une partie et un tout, entre un évalué et un évaluateur, entre une norme et son champ d'application, entre un évaluateur A et un évaluateur B. Délogé de ses lieux de projections naturels (le héros, la crise...), le lecteur ne trouve plus, dans cet univers parcellarisé et recomposé contradictoirement, de directives émotionnelles fixes ; de plus, les procédés qui consistent à déléguer l'incar-nation des autorités et des normes, soit à des entités diluées et délocalisées (les cancans, les rumeurs, l'opinion, les « on-dit »,

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la doxa, les voix du sang, les clichés, etc.) soit à des personna-ges marginalisés ou très secondaires participant peu à l'action, voire contradictoires avec eux-mêmes et donc doublement non fiables comme garants des Normes, Codes et Canons, favori-sent ce « dialogisme » (Bakhtine) généralisé des espaces norma-tifs, et l'impossibilité de localiser la source ultime de l'étalon. Sur le plan stylistique, les procédés si souvent associés de l' hyperbole (l'accumulation ostentatoire et redondante de signes soit positifs soit négatifs) et de l' oxymoron (« souffrances exquises » verlainiennes et « belles horreurs » zoliennes), forme majeure de la neutralisation sémantique, signalent presque toujours l'affleurement, dans un texte, d'un espace éva-luatif problématique2 ; l'hyperbole intensifie, concentre, et focalise fortement le texte sur tel personnage d'évaluateur ou sur tel lieu d'évaluation, l'oxymoron neutralise l'évaluation. Polariser l'évaluation (par l'hyperbole, par exemple, et la constitution de « nœuds » normatifs), déléguer l'évaluation (en la confiant à des narrateurs et/ou à des personnages), pluraliser l'évaluation (en la confiant à des autorités, plus ou moins disqualifiées, distinctes et nombreuses) nous paraissent être les procédés fondamentaux de nombreux écrivains du xix e siècle. Il y a donc là, il est intéressant de le noter, une tendance qui va contre cette totale lisibilité et « transparence » du texte, à la fois prônée par certains écrits théoriques d'une certaine avant-garde littéraire du milieu du xix< siècle (l'esthétique de la « maison de verre » chez Zola, le « miroir » stendhalien, le « magasin de documents » des Goncourt) imposée par une méthode et par des projets pédagogiques, encyclopédiques et descriptifs, et mise en œuvre dans les romans par une circulation intense et fluide de l'information par et sur les

2. L'oxymoron, chez Zola, ne vise donc pas uniquement à intensifier la dimen-sion du personnage, comme dans l'esthétique romantique. Il n'y a pas, par exemple, d'effort de synthèse des contraires dans l'usage qu'il fait de cette fïgute. Voir sur ce point J.-L. Diaz, Balzac oxymore, Revue des Sciences humaines, 1979-3, n° 175, p. 33 et suiv. On comprend que Jean Borie, écri-vant de Zola et de son époque, ait donné à l'un de ses livres un titre en forme approximative d'oxymoron : Le Tyran timide (Paris, Klincksieck, 1973).

personnages, une tendance qui va contre la localisation et la ter-ritorialisation du personnage, contre le « sérieux » du texte réfé-rentiel, et dans le sens de l'ironie du texte plurivoque3. Le système axiologique du personnage, dans le texte, « n'adhère » pas, de manière permanente, au personnage lui-même, et est soumis systématiquement à réévaluations et variations locales perpétuelles. Au lieu du personnage « classique » qui « possède » en général, et en permanence, sa détermination axiologique (il est, en permanence, ou bon, ou mauvais, ou bien bon derrière des apparences mauvaises, ou inversement, avec « reconnaissance » ultime), le système axiologique du personnage romanesque, au xixe siècle, semble plus flottant, soumis à modifications et à modulations perpétuelles, souvent d'un paragraphe à l'autre, d'un chapitre à l'autre. La « victime inno-cente », rôle si important dans le feuilleton et dans le mélo-drame (avec son symétrique, le « bourreau fautif ») reste le pro-cédé majeur de « mise en intérêt romanesque » de l'œuvre, de sa « mise en polyphonie » évaluative : l'échec final, qui est négativité du personnage sur le plan global de résolution de l'intrigue (il échoue), étant associé systématiquement avec une certaine positivité du même personnage, sa conformité vis-à-vis des canons et des normes éthiques, esthétiques, technologiques, et inversement pour le bourreau. D'où un discontinu axiologique, qui vient surdéterminer le discontinu psychologi-que {l'être) et actionnel (son faire) du personnage, qui a été souvent remarqué, par ailleurs, par la critique (cf. le personnage métonymique-synecdochique de Jakobson). Certes cela ne va sans doute pas jusqu'à un relativisme total, jusqu'à une polyphonie totale des « points de vue » mis en scène dans le texte, jusqu'à cette « blague supérieure » que Flaubert rêvait de composer de façon à ce que le lecteur ne sache jamais si on

3. On pourrait donc élargir à l'ensemble des Rougon-Macquart ce que Jean Borie semble réserver à La Joie de vivre : « La difficulté, dans ce livre, est de localiser certaines instances. Et, par exemple, de décider où se fixe le moi de l'auteur » (Le Tyran timide, ouvr. cit., p. 64). Rappelons, encore une fois, le nombre des malentendus qui ont suivi la publication de certains romans de Zola : rupture avec les peintres après L'Œuvre, lecture prolétarienne de Germinal, lecture cléricale de La Faute de l'abbé Mouret, etc.

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P. HAMON

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se « fout » ou non de lui. Il faut sans doute distinguer soigneu-sement, dans la pratique concrète de composition des roman-ciers, entre niveau local (le paragraphe, le chapitre) et niveau global dans la manipulation et le « montage » des univers éva-luatifs. Au niveau local, au niveau de la « scène », la neutrali-sation des systèmes évaluatifs portant sur l'être ou le faire du personnage est souvent poussée très loin ; au niveau global cependant, la triple structure désambiguisante que constitue d'une part le récit (l'échec ou la réussite d'un projet programmé à l'incipit du texte), d'autre part les Mythes ou l'Histoire à finalité euphorique ou catastrophique (pour les Rougon-Macquart, par exemple, Sedan au bout du Second Empire) ou encore, toujours chez un Zola, la référence permanente à une « poétique » de la passion (« l'éternelle douleur humaine »), facteur de permanence et de stabilité, cette triple référence contribue, en général, à toujours rendre « globalement lisible » le personnage, quitte à le frapper souvent d'un signe plutôt négatif, celui que comporte automatiquement la mention de tout échec terminal.

Mais par tous ces procédés cumulés de neutralisation, le romancier explore en fin de compte, et aussi, une définition neut-être fondamentale de l'idéologie, son statut fondamen-talement utopique et atopique, non localisable, de « milieu » à la fois diffus et totalitaire4, de discours à la fois sans source et sans propriétaire, réajustable et récupérateur, « assujettissant » quoique supprimant le « sujet » de l'énoncé (de quoi parle le texte polyphonique ?) et le sujet de renonciation (qui parle, dans le texte polyphonique ?). La ruse suprême consistant sans doute, en présentant au lecteur un univers normatif contradictoire, sans sujet, à mettre ce dernier en position de juge ultime, donc en position même de « sujet », c'est-à-dire

4. « L'objet de la morale n'est pas un ceci ou un cela, n'est pas non plus ici ou là ; le problème moral n'est ni assignable, ni localisable ; il est omniprésent, comme l'air que nous respirons. C'est une atmosphère à laquelle on ne peut jamais s'arracher. Nous sommes dedans et il est en nous [...] La morale m'enveloppe et me précède à la fois. Prévenante et englobante : voilà ce qu'elle est, comme la philosophie elle-même » (V. Jankélévitch, dans Entretien avec Vladimir Jankélévitch, dans Le Monde, 13 juin 1978, p. 2).

dans la position d'un juge au tribunal qui, après avoir écouté les interventions contradictoires de la défense et de l'accusation, va « trancher ». Par là, par cette mise en scène des univers de valeurs, le texte littéraire affiche bien son hérédité rhétorique, sa naissance dans le prétoire, donc son respect de la loi.

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Table

1 - Texte de idéologie : pour une poétique de la norme

2 - Héros, héraut, hiérarchies

3 - Personnage et évaluation

Conclusion

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21

9