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  Manuela A LBERTONE CLIO@THEMIS - N°3,  2010 1 FONDEMENTS ECONOMIQUES DE LA REFLEXION DU XVIII EME  SIECLE  Autour de l’homme porteur de droits Résumé : Dans le cadre d’une lecture politique de la physiocratie, cet article a pour objet de mettre en relief les matrices économiques du discours sur les droits élaboré en France au XVIII ème  siècle, ainsi que leurs implications sur le genre élaborées en particulier par Condorcet, l’un des protagonistes révolutionnaires proches de la physiocratie. Dans cette perspective, nous proposons une relecture de la contribution du rationalisme politique de la physiocratie à la Déclaration des droits de l’homme, conçue dans son universalisme, ce qui aboutit, dans la réflexion démocratique de Condorcet, au rejet de la différence politique entre les hommes et les femmes.  Abstract  :  According to a political investigation of the Physiocracy, this article aims at highlighting the economic foundations of the 18 th  century French discourse on rights and its gender implications, developed particularly by Condorcet, one of the French revolutionary leaders close to the Physiocracy. By this perspective, the author offers a new reading of Physiocratic political rationalism and of its contribution to the Déclaration des droits de l’homme. Combining this approach with his democratic faith, Condorcet attained to reject any political difference among men and women . 

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FONDEMENTS ECONOMIQUES DE LA REFLEXION DU XVIIIEME SIECLEAutour de lhomme porteur de droits

Rsum : Dans le cadre dune lecture politique de la physiocratie, cet article a pour objet de mettre en relief les matrices conomiques du discours sur les droits labor en France au XVIIIme sicle, ainsi que leurs implications sur le genre labores en particulier par Condorcet, lun des protagonistes rvolutionnaires proches de la physiocratie. Dans cette perspective, nous proposons une relecture de la contribution du rationalisme politique de la physiocratie la Dclaration des droits de lhomme, conue dans son universalisme, ce qui aboutit, dans la rflexion dmocratique de Condorcet, au rejet de la diffrence politique entre les hommes et les femmes. Abstract : According to a political investigation of the Physiocracy, this article aims at highlighting the economic foundations of the 18th century French discourse on rights and its gender implications, developed particularly by Condorcet, one of the French revolutionary leaders close to the Physiocracy. By this perspective, the author offers a new reading of Physiocratic political rationalism and of its contribution to the Dclaration des droits de lhomme. Combining this approach with his democratic faith, Condorcet attained to reject any political difference among men and women.

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1. Dans le cadre de la lecture politique des physiocrates, qui caractrise dsormais depuis longtemps les recherches historiques, surtout en France et en Italie1, et qui met en vidence non seulement la place centrale mais aussi la primaut du discours politique dans leur laboration dune science globale de la socit, cet article a pour objet de mettre en relief les matrices conomiques du discours sur les droits labor en France au XVIIIme sicle, ainsi que leurs implications sur le genre labores en particulier par Condorcet, proche de la physiocratie et protagoniste de lpoque rvolutionnaire. Tout en rfutant la notion de physiocratie en tant quensemble de principes fixes et immuables, nous essayons de restituer ici une pense en train de se faire. Dans cette perspective, nous proposons une relecture de la contribution que le rationalisme politique de la physiocratie a apporte la Dclaration des droits de lhomme, conue dans son universalisme, ce qui aboutit, dans la rflexion dmocratique de Condorcet, au rejet de la diffrence politique entre les hommes et les femmes.

I. Proprit foncire et droit naturel dans la nouvelle science de lconomie politique2. Le lien entre lconomie en tant que science et le rationalisme politique constitue la particularit et loriginalit de la physiocratie, cette nouvelle science de lconomie labore partir du Tableau conomique de Franois Quesnay, qui donna la premire dfinition scientifique du processus conomique, en 1758. Sappuyant sur lide que la loi des hommes a t fixe par la nature, les physiocrates furent lorigine dun modle axiologique de Constitution peru comme vrit vidente. Leur approche rationaliste marqua une rupture, dont le legs survit jusqu la Rvolution. 3. La Dclaration franaise des droits de lhomme, qui conjugue le rationalisme politique de la tradition physiocratique avec la notion rousseauiste de volont gnrale, sloigne de la Dclaration dindpendance amricaine, qui la prcde seulement de quelques annes, bien que Jefferson, qui en fut lauteur, ft proche de la physiocratie2. La Dclaration des droits marque moins le triomphe du droit naturel que sonCatherine Larrre, Linvention de lconomie politique au XVIIIme sicle. Du droit naturel la physiocratie, Paris, PUF, 1992 ; Philippe Steiner, La science nouvelle de lconomie politique, Paris, PUF, 1998 ; Manuela Albertone (dir.), Fisiocrazia e propriet terriera , dans Studi Settecenteschi, n 24 (2004). 2 Cf. Manuela Albertone, Antonino De Francesco (dir.), Thomas Jefferson and the French economic Thought. A mutual Exchange, dans Rethinking the Atlantic World. Europe and America in the Age of Democratic Revolutions, London, Palgrave, 2009, pp. 123-146.1

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absorption dans le droit positif, en accord avec lide physiocratique que lordre naturel peut aboutir son panouissement complet seulement dans la socit. La Dclaration franaise, qui fonde la Constitution, runit des principes qui, tout en ntant pas obligatoires, restent vrais - en accord avec lordre naturel et essentiel des physiocrates ; et dont le lgislateur fait dcouler les lois3. Cest prcisement dans ce cadre que nous essayerons de suivre toutes les implications de cette notion de droit de la physiocratie Condorcet. 4. Partant du principe de la productivit exclusive de lagriculture, qui tait la seule activit conomique mme de produire de la richesse, les auteurs physiocrates donnrent un rle central au propritaire foncier, sur les plans conomique, politique et social, en termes de rapport entre la loi naturelle et la production de la richesse, la proprit et la libert. Dans le contexte de la socit de lAncien Rgime, lanalyse conomique des physiocrates attaque la socit des ordres, opposant au privilge lintrt social et le rle de chaque individu dans le processus conomique4. La dimension sociale de lconomie politique impliquait dans loptique physiocratique un bouleversement de lordre social, qui plaait au centre de la socit le propritaire foncier en tant que tel et non comme expression dun ordre privilgi. Cette organisation impliquait un discours sur la responsabilit individuelle, les droits, les devoirs, la libert, les talents et les mrites, qui caractrisait la rflexion franaise sur lconomie dans le cadre de la culture du XVIIIme sicle. 5. Le rapport dimension conomique - droit naturel, le droit que lhomme a aux choses propres sa jouissance , fut mis la base de la thorie physiocratique de Quesnay dans son article Droit naturel, qui dfinissait les rapports entre ordre naturel, ordre conomique et ordre politique5. ParUne reconsidration de la contribution du rationalisme politique de la physiocratie la Dclaration des droits et du lien entre Jefferson, Franklin et les milieux physiocratique peut permettre de dpasser la controverse franco-allemande entre Boutmy et Jellinek sur linfluence amricaine dans les travaux de lAssemble Constituante (cf. lanalyse de cette question prsente par Stphane Rials, La Dclaration des droits de lhomme et du citoyen, Paris, Hachette, 1988, pp. 355-361). Sur la contribution des physiocrates la dclaration des droits de 1789, cf. Vincent Marcaggi, Les origines de la Dclaration des droits de lhomme de 1789, Paris, Fontemoing et Cie, 1912 qui, par opposition linfluence exerce par les dclarations amricaines, revendique loriginalit de la rflexion franaise ; Manuela Albertone, Que lautorit souveraine soit unique. La sparation des pouvoirs dans la pense des physiocrates et son legs : du despotisme lgal la dmocratie reprsentative de Condorcet , dans Sandrine Baume, Biancamaria Fontana (dir.), Les usages de la sparation des pouvoirs, The uses of the separation of powers, Paris, Michel Houdiard, 2008, pp. 38-68. 4 Louis Dumont, Gense et panouissement de lidologie conomique, Paris, Gallimard, 1977 ; Albert Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Pricento, Princeton University Press, 1977. 5 Cf. Franois Quesnay, Le droit naturel, dans Oeuvres conomiques compltes et autres textes, Christine Thr, Loc Charles, Jean-Claude Perrot (dir.), Paris, INED, 2005, t. I, p. 111. Dans Linvention de lconomie au XVIIIme sicle dj cit, Catherine Larrre a donn3

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opposition la thorie contractuelle de ltat, Quesnay concevait la socit politique comme une phase de dveloppement de la socit naturelle, qui, en tant que telle, devait non seulement dfendre les droits naturels, mais en permettre la pleine jouissance effective. Ainsi, lespace politique se posait comme lieu privilg de la pleine expression du droit naturel, qui en consacrait le rle central:Ce trait montre soulignait Du Pont de Nemours en 1769, alors quil prsentait au public des Ephmrides du citoyen larticle du matre que lusage du droit naturel des hommes, au lieu dtre restreint et diminu, comme lont cru les philosophes et les jurisconsultes, a t considrablement augment par linstitution de la socit, et quil aurait la plus grande extension possible si les lois positives de la socit taient les meilleures possibles.6

6. Si lordre naturel pouvait tre interprt compltement, seulement lintrieur de la socit ce qui caractrise lapport des physiocrates comme thoriciens du droit naturel , lordre politique dpendait de lordre social, cest--dire des lois matrielles de lconomie, le primat de la terre et de lagriculture et lunit de lintrt social, reprsent par les propritaires fonciers7. 7. De lide selon laquelle les propritaires fonciers incarnaient lintrt universel et reprsentaient la nation entire dcoule lorigine de la reconnaissance de lessentialit de la fonction conomique, pour en dfinir non seulement la place sociale, mais aussi le rle politique, travers le principe de la reprsentation. Le problme de limpt autour duquel nat et se dveloppe la rflexion des auteurs physiocrates a par consquent des implications fondamentales sur le plan politique, qui les conduit prciser et modifier dans leur discours le concept de souverainet. 8. Cependant, les prsupposs thoriques de la physiocratie, qui mettent en relation la loi naturelle et la reproduction de la richesse, la proprit et la libert, confrent en mme temps un sens plus large lanalyse du propritaire foncier, comme figure sociale investie dun rle conomique fond sur le droit naturel8. La maturation de lide de lindividu commedans ce sens une relecture originale de la pense physiocratique. Faisant une distinction entre autonomie de la science et spcialisation, lauteure a rejet linterprtation de la nouvelle science conomique de Quesnay parce que rductive, et a propos une nouvelle lecture qui fait de la physiocratie une laboration originale du discours sur le droit naturel, matrice de la culture conomique franaise. 6 Ephmrides du citoyen, ou Bibliothque raisonne des sciences morales et politiques , 1769, t. IV, Notice abrge, pp. XIII-XIV. Cf. Franois Quesnay, Le droit naturel, dans uvres, op. cit., t. I, p. 115. Sur lapport de Locke la thorie des physiocrates propos de lorigine naturelle des socits, cf. Lon Cheinisse, Les ides politiques des physiocrates, Paris, A. Rousseau, 1914. 7 Sur la notion physiocratique dintrt social, comme intrt conomique reprsent par les propritaires fonciers, cf. Keith Michael Baker, Representation , dans The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, 3 vol., Oxford-New York, Pergamon Press, 1987-1989, vol. I, The Political Culture of the Old Regime, (ed.) Keith Michael Baker, pp. 469-492. 8 Cf. Christine Larrre, Linvention de lconomie politique au XVIIIme sicle, op. cit.

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propritaire fit ressortir toutes les potentialits de la condition du propritaire foncier, dont le fondement reposait sur la corrlation entre la libert et lgalit des droits. Cette caractrisation conomique et sociale faisait des propritaires fonciers, dans loptique physiocratique, la seule classe qui puisse jouer un rle politique capable de transformer lattachement matriel la terre en attachement moral, lintrt conomique en patriotisme. Reprsentation et proprit devinrent alors troitement lies et trouvrent leur expression chez certains auteurs de la physiocratie ou qui en taient proches, dans le projet de cration des assembles provinciales, dans lesquelles les propritaires fonciers reprsentaient un intrt social, contraire aux intrts de corps, et qui constiturent lune des propositions de rforme les plus originales de la physiocratie9.

II.

Le

marquis

de

Mirabeau

:

des

liberts

corporatives la libert conomique9. On peut identifier comme modle du passage dune dimension traditionnelle lapproche conomique la maturation de la rflexion du marquis de Mirabeau, auteur de LAmi des hommes, dont les trois premires parties, publies en 1756, connurent le succs avant mme la conversion du marquis la physiocratie, loccasion de sa rencontre avec Quesnay en 1757. Avant dadhrer aux principes de Quesnay, limage que peint Mirabeau de la noblesse dans LAmi des hommes correspondait celle dun propritaire foncier caractris par son rle social, la lumire dun populationnisme de nature aristocratique qui reconnaissait la proprit foncire comme base de la socit10. La conception de lagriculture comme fondement dun systme stable de relations sociales et celle de la proprit comme base de la communaut politique restera la contribution originale de Mirabeau la rflexion physiocratique, mme quand celle-ci sexprimera dans le langage de lconomie politique. 10. Mirabeau avait exprim sa pense originelle en 1750 dans son Mmoire concernant lutilit des tats provinciaux, dans lequel il avait eu lintention, dans le climat de lopposition au rformisme fiscal duPour un approfondissement de la pense physiocratique propos du droit de reprsentation, cf. Manuela Albertone, Il proprietario terriero nel discorso fisiocratico sulla rappresentanza , dans Fisiocrazia e propriet terriera , op. cit., pp. 181-214. 10 Sur la dette de Mirabeau Cantillon pour la thorie de la population, cf. Elizabeth FoxGenovese, The Origins of Physiocracy. Economic Revolution and social Order in eighteenth-century France, Ithaca, London, Cornell University Press, 1976 ; sur la critique de la lecture mercantiliste du populationisme de Mirabeau, cf. lintroduction de Gino Longhitano dans Franois Quesnay, Trait de la monarchie (1757-1759), Paris, LHarmattan, 1999, pp. X-XI.9

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contrleur Machault, de participer la polmique anti-absolutiste, en revendiquant le droit de reprsentation au niveau de ladministration locale comme privilge nobiliaire11. Le passage du droit comme revendication des liberts corporatives au droit li la libert individuelle, dont la proprit foncire tait lexpression, fut marqu par lintroduction de la rdition en 1758 du Mmoire sur les tats provinciaux, rvision de la premire dition, publie en 175712. Dans cet ouvrage, qui parat donc aprs ladhsion de Mirabeau la physiocratie, le droit de reprsentation est reconnu aussi bien aux deux ordres traditionnels, le clerg et la noblesse, qu un ordre municipal et un ordre civil , comprenant galement des propritaires qui ntaient pas nobles. La proprit tait par consquent dj reconnue comme lment essentiel dans la dfinition des critres de la reprsentation, mme si elle coexistait avec des traditions persistantes qui subsistent dans lIntroduction. 11. De ce bouleversement mergent des lments qui annoncent une redfinition des fondements de la socit. En effet, on distinguait tat et socit, et lon posait la proprit comme lorigine de la socit, dont le pouvoir politique ntait que lmanation:Il est impossible que le Gouvernement ait nullement prcd la proprit, puisque la proprit est ncessaire pour retenir les hommes ensemble et former la socit. Le Gouvernement drive donc de la proprit, et non la proprit du Gouvernement.13

12. travers la distinction des lois, savoir entre loix de titre ou lois fondamentales , et loix de rglement, ou de Gouvernement, Mirabeau reconnaissait le rle central de la socit et la lgitimit de la reprsentation:[Le] Gouvernment nest point la socit, mais seulement le rgime conservateur de la socit. La socit a fait les loix de titre Cest la nation seule qui, au moyen dune convention cense unanime par laveu de ses reprsentans, et autorise par la voix du Matre, cest la nation seule qui peut toucher aux loix de titre.14

13. Cest un langage qui, en faisant coexister des lments traditionnels et des lments novateurs, largit la perspective nobiliaire corporative. QuoiVictor Riquetti de Mirabeau, Mmoire concernant lutilit des tats provinciaux, relativement lautorit royale, aux finances, au bonheur et lavantage des peuples, Roma, chez Carabioni, 1750. Sur la proposition dune reprsentation locale, mrie dans les milieux nobles, antrieure au texte de Mirabeau, cf. Roland Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, t. I, Socit et tat, Paris, PUF, 1974, pp. 486-487 ; Antonella Alimento, Tra fronda e fisiocrazia: il pensiero di Mirabeau sulle municipalit (1750-1767) , dans Annali della Fondazione Luigi Einaudi, n XXII (1988), p. 109. 12 Victor Riquetti de Mirabeau, Prcis de lorganisation, ou Mmoire sur les tats provinciaux , dans LAmi des hommes, ou Trait de la population. Nouvelle dition augmente dune quatrime partie et de sommaires, 3 vol., s.l. [Avignon], s.e., 1758-1760, t. II, pp. 1-278. 13 Victor Riquetti de Mirabeau, Prcis de lorganisation, ou Mmoire sur les tats provinciaux, op. cit., p. 37. 14 Ibid., p. 40.11

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quil en soit, ces points qui annoncent une volution du discours sur la proprit se font jour par rapport une rflexion sur la libert. Considrer, suivant Locke, la personne comme une proprit qui drive de la nature et situer la libert personnelle parmi les loix de titre, revient lier libert et proprit et concevoir la libert en termes autres quconomiques15. Lide de la proprit comme manation de la proprit de la personne restera centrale dans la pense physiocratique16. 14. Cest ainsi que le Mirabeau physiocratique avait pos les bases dune rflexion sur la reprsentation qui, au travers dune dfinition particulire de la proprit, sinscrivait dans le discours sur le droit naturel, prenant ses distances par rapport au langage de la tradition nobiliaire qui avait t le point de dpart de sa rflexion. Prcisment par rapport la proprit, ses oeuvres successives suivront sa maturation progressive:Selon les Loix de lordre essentiel et immuable, tout homme est Roi de sa personne et de sa probit; tous concourent au mme but, avec une mme libert et une gale dpendance, et ce but nest autre chose que la perptuit de lespce et son bonheur.17

15. Dans la premire de ses Lettres sur la Restauration de lOrdre lgal, qui datent de 1768, Mirabeau comme les autres physiocrates, Du Pont de Nemours, Le Mercier de la Rivire, Le Trosne dfinissait la proprit selon quelle tait personnelle, mobilire ou terrienne, car il tait convaincu que la proprit constituait un moyen de ralisation de la personne18. En fait, la proprit foncire en tait lexpression la plus complte. Les propritaires fonciers en taient donc arrivs assumer une dimension complexe. La revendication du droit de reprsentation de ceux-ci sinscrivait en effet dans une perspective qui dpassait le projet de dcentralisation administrative, qui resta pourtant un des moments les plus fconds du programme des rformes des auteurs physiocrates, en ce sens que les propritaires fonciers dtenaient le droit en extension 19, qui leur permettait damliorer indfiniment leur condition20.Ibid., pp. 21, et 37-38. Cf. John Locke, Two Treatises of Government, ed. Peter Laslett, London, New York, Toronto, Menton Book, 1965, II, chap. 5, 44, pp. 340-341. 16 Cf. Franois Quesnay, Despotisme de la Chine, dans uvres conomiques et philosophiques, d. A. Oncken, Paris, Baer-Peelman, 1888, pp. 647-648. 17 Victor Riquetti de Mirabeau, Cinquime lettre de M. B. M. sur la Dpravation de lOrdre lgal, Ephmrides du citoyen , 1768, t. I, p. 169. 18 Victor Riquetti de Mirabeau, Septime Lettre de M. B. M et la premire sur la Restauration de lOrdre lgal, Ephmrides du citoyen, ou Bibliothque raisonne des sciences morales et politiques , 1768, t. III, p. 40 ; Pierre-Samuel Du Pont de Nemours, Discours de lEditeur, dans Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Pkin (et se trouve Paris chez Merlin), s.e., 1767, p. XXXVII; Pierre Paul Le Mercier de la Rivire, Lordre naturel et essentiel des socits politiques, 2 vol., Paris, J. Nourse, Desaint, 1767, t. I, pp. 19-20 ; Guillaume-Franois Le Trosne, De lordre social, Paris, Debure, 1777, p. 29. 19 Sur le concept de droit en extension labor par Christine Larrre, Linvention de lconomie politique au XVIIIme sicle, op. cit., p. 198. 20 Victor Riquetti de Mirabeau, Quatrime Lettre de M. B. M sur la Dpravation de lOrdre lgal, Ephmrides du citoyen , 1767, t. XII, p. 26.15

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16. La centralit de linstruction dans la pense des physiocrates qui furent parmi les rares voix qui revendiqurent, avant la Rvolution, linstruction primaire dans les campagnes en tant quinstrument ncessaire pour accder lvidence de lordre naturel souligne lide dindpendance individuelle tous les niveaux de la socit, qui caractrise la spcificit de la pense franaise par rapport lidologie country anglaise, fonde sur la conservation et la tradition21. Dans cette optique, la condition du propritaire foncier reprsentait la ralisation dune indpendance, qui rendait apte non seulement la participation la chose publique, mais avait aussi une valeur sociale, impliquant lide du devoir et de la solidarit: La connoissance des droits et des intrts de ltat, est un des devoirs du Propritaire 22. Ainsi Mirabeau russit esquisser le concept dune lite rationnelle dj prsente chez Quesnay et qui trouvera sa pleine expression chez Condorcet travers lide selon laquelle la condition conomique du propritaire foncier garantissait la capacit et la disponibilit qui rendaient possible sa participation aux affaires publiques: seuls ils en ont le droit, le devoir, le pouvoir et peuvent en avoir lintelligence 23. 17. Par la suite, dans les Devoirs, Mirabeau dveloppera encore sa pense, partant du concept de volont commune pour arriver une dfinition explicite de la souverainet, renforant le rationalisme politique physiocratique, qui refusait au Prince le pouvoir lgislatif, dans la mesure o la loi tait donne en nature :Le souverain nest point propritaire de la souverainet Il est propritaire de la force excutrice de la loi et protectrice de la volont commune. Dans toute socit existante la loi est faite, car la socit nexiste que par la loi. Quand donc on dit que dans tel ou tel autre pays le prince est lgislateur, cela signifie que la volont commune, qui doit se montrer sous une formule quelconque, se prononce au nom du prince.24

Cf. John Greville Agard Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975. 22 Victor Riquetti de Mirabeau, Quinzime Lettre, op. cit., pp. 48-49. Sur limportance de linstruction dans la thorie physiocratique et sur sa valeur politique et culturelle, en plus de sa valeur conomique, cf. Manuela Albertone, Fisiocrati, instruzione e cultura, Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1979, en particulier pp. 15-44 sur Mirabeau, dont les positions sont notables lintrieur du groupe pour leur dimension sociale et morale ; Manuela Albertone, Instruction et ordre naturel. Le point de vue physiocratique , dans Revue dHistoire moderne et contemporaine, n 4 (1986), pp. 589-607. 23 Victor Riquetti de Mirabeau, Supplment la thorie de limpt, La Haye, P. F. Gesse, 1776, p. 40. Cf. aussi Victor Riquetti de Mirabeau, Les Devoirs, Milano, au Monastre Imprial de St. Ambroise, 1780, pp. 127-134 ; Franois Quesnay, Despotisme de la Chine, op. cit., pp. 641, 656 ; Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des assembles provinciales (1788), dans uvres, d. A. Condorcet OConnor, M.-F. Arago, 12 vol., Paris, F. Didot frres, 1847-1849, t. VIII, pp. 134135. 24 Victor Riquetti de Mirabeau, Les Devoirs, op. cit., pp. 206-207. Souverainet, volont gnrale et gouvernement de la loi sont des concepts que Mirabeau interprta dune faon21

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18. Ceci marque une maturation de la pense de Mirabeau, par rapport ses prises de positions initiales. Ainsi, dans une uvre dont le titre et la forme conservait une empreinte traditionnelle, un langage se fait jour, qui dpasse les intentions de lauteur, travers cette invasion des ides dmocratiques dans un esprit fodal , pour reprendre lexpression de Tocqueville propos du marquis de Mirabeau25.

III. Libert conomique et libert de la personne19. Laccentuation du concept de proprit, dans le sens du libre emploi des facults personnelles, en dehors de la societ traditionnelle, fut labore par Du Pont de Nemours, qui, en publiant la Physiocratie, fournit le premier recueil de la nouvelle science conomique et de la pense de Quesnay26. Jeune adepte du groupe, Du Pont de Nemours, qui par cette publication se pose comme le propagateur de la nouvelle thorie conomique, laissait dj transparatre dans le Discours de lditeur son inclination dvelopper les implications librales de la pense physiocratique, ce qui caractrisa sa position lintrieur du groupe. En raffirmant la nature non contractuelle de la socit, dj esquisse par Quesnay, Du Pont identifie en mme temps dans la libert les fondements du discours physiocratique sur la proprit. Le consensus des propritaires tait considr non seulement comme fonctionnel pour la stabilit politique, mais comme un lment inhrent la libert du propritaire mme. 20. Lmergence, dans le contexte de la conception rationaliste de la loi27, de la ncessit de garantir des mcanismes constitutionnels de contrle politique, tait accompagne de la reconnaissance que les propritaires fonciers taient lincarnation de ltat et de la priorit des individus sur le Gouvernement: Ceux cependant qui ont voulu crire et raisonner sur

diffrente de Rousseau, qui sopposait la physiocratie dans une lettre quil lui adressait le 26 juillet 1767. Catherine Larrre analyse les diverses implications du gouvernement de la loi chez les physiocrates et chez Rousseau dans son article Le gouvernement de la loi est-il un thme rpublicain? , dans Revue de synthse, n 2-3 (1997), pp. 252 et suiv. 25 Ayant eu la lucidit de comprendre la valeur politique du discours physiocratique, Tocqueville sarrte justement sur Mirabeau et ses ides qui naissent de lgalit et que la rvolution sociale amne, pntrant linsu de lhomme au milieu dune foule de prjugs aristocratiques (Alexis Henri Charles Clrel de Tocqueville, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1953, t. II, LAncien Rgime et la Rvolution. Fragments et notes indites sur la rvolution, Notes sur le marquis de Mirabeau , p. 440). 26 Pierre-Samuel Du Pont de Nemours, Discours de lEditeur, dans Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, Pkin, (et se trouve Paris chez Merlin), s. e., 1767, pp. XXXVII-XLIII. 27 Pierre-Samuel Du Pont de Nemours, De lorigine et des progrs dune Science nouvelle, dans Physiocratie ou Constitution naturelle du Gouvernement le plus avantageux au genre humain, 6 vol., Yverdon, 1768-1769, t. III, pp. 25-27.

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lEconomie politique, auroient du songer que les Gouvernements sont fait pour les hommes, et non les hommes pour les Gouvernments .28 21. Dans son Mmoire sur les municipalits, bauch en 1775 avec Turgot, au cur du projet de rformes du contrleur gnral, Du Pont de Nemours opposait rationalisme politique et droit naturel dune part valeur de la tradition dautre part: les droits des hommes runis en socit ne sont pas fonds sur leur histoire, mais sur leur nature 29. Dans la suite dassembles proposes, rserves aux propritaires fonciers, la figure du citoyen fractionnaire qui permettait qui possdait une fraction de proprit insuffisante pour accder la reprsentation, de se joindre dautres petits propritaires pour rassembler les conditions requises reprsenta un tournant dcisif, qui fit des propritaires fonciers non plus une classe pourvue de titres qui reprsentait les intrts du pays, mais un ensemble dindividus et une partie de la nation. Mme dans lingalit de fait, sexprimait un intrt social commun, qui se manifestait travers lgalit de droit. 22. Le contrleur gnral Turgot, qui fut proche de la physiocratie et qui pour la priode de 1774 1776 eut lapparence den marquer le triomphe, contribua de faon dcisive la notion de droit par sa propre rflexion sur le concept de proprit, conue non plus en tant quexpression de lordre naturel, mais comme institution humaine et historique, position modifie en profondeur par le rapport entre libert et proprit30. Contrairement au Mmoire sur les municipalits, qui ne concdait le droit de vote quaux propritaires fonciers, Turgot avait reconnu, dans une lettre Condorcet datant de 1771, lgalit des droits tous les citoyens31. Du droit la proprit lgalit des droits, le projet de cration des municipalits dpassa donc le domaine administratif dans les intentions de Turgot, pour dboucher sur un programme de rformes politiques. Voici ce que prcisa Du Pont au sujet des ajouts que Turgot voulait faire au Mmoire:Il aurait dsir que lon joignit cette constitution fondamentale des mesures qui donnassent une claire et complette garantie de la libert des personnes, de celle du travail, de celle du commerce et de toutes les proprits mobilires, aux natifs et aux habitants qui ne sont pas propritaires de biens-fonds, mais dont le bonheur est le seul gage dune active, dune efficace

Ephmrides du citoyen , 1769, t. V, p. 209 e n. 6, p. 129. Ephmrides du citoyen , 1769, t. V, p. 575. 30 Turgot labora sa pense sur le droit la proprit par rapport la libert de faire son testament, dont il ne pensait pas quelles fussent lies, dans larticle Fondation de lEncyclopdie (Anne Robert Jacques Turgot, uvres, d. Gustave Schelle, 5 vol., Paris, Alcan, 1913-1923, t. II, pp. 585-590). 31 Dans la constitution naturelle des socits, il ny a que deux ordres rellement distingus lordre des propritaires de biens fonds et le reste des citoyens non propritaires. Il y a une autre distinction entre les riches et ceux qui ne sont pas mais elle ninflue en rien sur ltendue des droits de citoyen, par rapport auxquels le riche et le pauvre sont parfaitement gaux (Lettre de Turgot Condorcet, Limoges, 16 luglio 1771, dans ibid., t. III, pp. 521-523).28 29

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concurrence du territoire.32

23. la veille de la Rvolution, cest justement chez Du Pont que le rationalisme politique de type physiocratique trouva une de ses formulations les plus compltes, telles quil les exprima dans une note la premire traduction franaise de lExamen du gouvernement dAngleterre de John Stevens:Ils nont point dit LEGISFAITEUR, ce qui auroit indiqu le pouvoir de faire arbitrairement des loix ; ils ont dit LEGISLATEUR, porteur de loi, ce qui dtermine que celui qui est charg de cette fonction respectable, na dautre droit que de prendre la loi dans le dpt immense de la nature, de la justice et de la raison, o elle toit toute faite, et de la porter, de llever, de la prsenter au peuple. Ex nature jus, ordo et leges. Ex homine, arbitrium, regimen et cortio, disoit le profond penseur Quesnay.33

24. Toujours la veille de la Rvolution, dans une discussion manuscrite de certaines observations de Mirabeau sur la dclaration des droits de la Virginie, celui-ci aurait identifi le peuple dans les propritaires, considrs comme force politique des individus contre les intrts corporatifs:le Peuple, cest le corps des propritaires confdrs pour former une puissance sociale protectrice des proprits, de la sret, de la libert. Il est certainement impossible de les gouverner malgr eux, si ce nest par le ministre dune arme et comme des ennemis vaincus ; mais ce serait alors le Despotisme que certes vous ne voulez pas tablir. Mon cher Matre, saisissons ce que ces gens ont de bon pour leur faire faire mieux encore. Ils sont trs prs de nous et srement bien plus prs que nos ministres, notre clerg, notre noblesse, et nos Parlemens, qui tous veulent tre protgs de la force sociale sans y contribuer, et qui ne songent qu disposer arbitrairement du bien et de la libert dautrui.34

25. Quelle garantie existait contre des lois injustes ? La lgislation toute entire est renferme dans une bonne dclaration des droits - dclarait

Note de Du Pont de Nemours dans le Mmoire sur les Municipalits, dans Anne Robert Jacques Turgot, uvres, Paris, 1809, t. VII, p. 483. 33 John Stevens, Examen du gouvernement dAngleterre, compar aux constitutions des tats-Unis. O lon rfute quelques assertions contenues dans louvrage de m. Adams intitul : Apologie des constitutions des tats-Unis dAmrique , et dans celui de m. Delolme intitul : De la constitution dAngleterre . Par un cultivateur de New-Jersey. Ouvrage traduit de langlois [F. Mazzei] et accompagn de notes [Mazzei, Du Pont, Condorcet], Londres, (et se trouve Paris chez Froull) s.e., 1789, Note XIX, p. 179. Sur la notion dunit de la loi dans la pense physiocratique, cf. Manuela Albertone Que lautorit souveraine soit unique. La sparation des pouvoirs dans la pense des physiocrates et son legs : du despotisme lgal la dmocratie reprsentative de Condorcet , dans Sandrine Baume et Biancamaria Fontana (dir.), Les usages de la sparation des pouvoirs, The uses of the separation of powers, op. cit., pp. 38-68. 34 Remarques sur les observations qua faites M. de Mirabeau au sujet de la dclaration de droits publie par ltat de Virginie, [1788], Eleutherian Mills Historical Library, Greenville, Delaware, The Winterthur ms, group 2, series B, n. 21, f. 7. Pour une discussion largie des Remarques de Du Pont, cf. Manuela Albertone (dir.), Letture fisiocratiche della rivoluzione americana. Il manoscritto del marchese di Mirabeau sulla Dichiarazione dei diritti della Virginia e la risposta di P.-S. Du Pont de Nemours, dans Governare il mondo. Leconomia come linguaggio della politica nellEuropa del Settecento, Milano, Feltrinelli, 2009, pp. 171201.32

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enfin Du Pont, qui, lors de la convocation des tats Gnraux, deviendra lui-mme lauteur dune dclaration des droits35 :La nation assemble ne peut donner personne lautorit de faire des loix contraires la dclaration des droits... Reste donc lautorit de faire des rglemens pour assrer dautant mieux la conservation des droits : cest cette autorit que, dans un sens restraint, lon peut nommer lgislative... Tout rglement a une pierre de touche : Est-il conforme la dclaration de droits, ou ne lest-il pas ?36

26. Un auteur, comme Le Mercier de La Rivire qui fit la synthse des thories physiocratiques dans Lordre naturel et essentiel des socits politiques, ainsi quun vhicule littraire largement diffus laissa la place, ct de la dfinition du concept de despotisme lgal, une rflexion complexe sur le rapport proprit - libert. Partant des prsupposs sensistes, qui liaient la proprit la ralisation de la personne, Le Mercier voyait la libert non comme la facult de former une volont, mais comme la libert de la mettre en acte, cest--dire la libert physique, et dans ce sens celle-ci tait dfinie comme libert sociale et incluait le droit la proprit37. Considrant la libert sociale, Le Mercier arriva par la suite la dfinition d galit sociale , la lumire de laquelle la proprit crait les conditions qui rendaient les hommes gaux en droits :chacun doit tre galement protg par la loi de proprit, galement indpendant de toutes volonts contraires cette loi, galement libre dans lexercice de ses droits de proprit. Voil la vritable galit sociale.38

27. Cette acception de la libert, associe lopinion physiocratique commune qui voyait dans les propritaires fonciers des hommes vraiment nationaux car leurs intrts les tiennent attachs au sol, de manire quils ne peuvent que perdre en sexpatriant 39, impliquait pour Le Mercier lexercice des capacits de raisonnement, de ceux qui soutenaient lautorit lgislative, au sens de pouvoir dannoncer des loix dj faites 40. De lProcs-verbal de lAssemble baillivale de Nemours pour la convocation des tatsgnraux ; avec les cahiers des trois ordres, 2 vol., Paris, Duplain, 1789. Pour Du Pont, la Dclaration des droits et linstruction publique taient lexpression dune mme attitude, qui dcoulait de ses convictions physiocratiques : La Dclaration des droits doit renfermer la base de la lgislation, et les principes de ladministration ; mais, pour que ltat puisse en retirer tous les avantages dont elle sera le germe, il faut quil ny ait pas un Citoyen qui ne puisse la lire, et qui ne puisse crire les rflexions quelle suggre... et des rclamations bien motives et bien dduites sur ce que les particuliers, ou le Gouvernement, pourroient faire de contraire cette Dclaration (p. 15). 36 John Stevens, Examen, op. cit., pp. 179-180. 37 La Libert sociale peut tre dfinie comme une indpendance des volonts trangres qui nous permet de faire valoir le plus quil nous est possible nos droits de proprit et den tirer toutes les jouissances. Pierre Paul Le Mercier de la Rivire, Lordre naturel, op. cit., t. I, pp. 52-54. 38 De lInstruction publique ; ou Considrations morales et politiques sur la ncessit, la nature et la source de cette instruction. Ouvrage demand pour le Roi de Sude, Stockholm, Paris, Didot lan, 1775, p. 63. 39 Lordre naturel, op. cit., t. II, p. 322. 40 Lordre naturel, op. cit., t. I, pp. 176-178.35

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limportance de linstruction, thme on ne peut plus central dans la pense physiocratique et auquel Le Mercier contribua personnellement par son projet dorganisation de linstruction publique pour Gustave III de Sude41. 28. Dans le cadre des fondements conomiques de la rflexion sur la libert et les droits, et de limportance accorde la diffusion de linstruction, le rationalisme du discours physiocratique neut pas en soi dimplications de genre. Cependant, Mirabeau fut le seul physiocrate qui soccupa spcifiquement de lducation fminine, dans une srie darticles parus dans les Ephmrides du citoyen entre 1767 et 1768. Son point de vue le posait sans aucun doute parmi les prises de position les plus progressistes42. En effet, la ncessit de garantir linstruction aux femmes tait pour Mirabeau une exigence politique :Je veux entreprendre cette question, non, si je puis, dans le ton dun pdagogisme moral qui paroitroit purile et ennuyeux... mais daprs la vritable base du bonheur des hommes quelconques... je veux dire, daprs lutilit respective dont les individus coassocis se peuvent tre entreux.43

29. Cependant, malgr cet arrire-plan conceptuel, et au-del du mrite davoir trait directement le problme, les conceptions de Mirabeau ne sortirent pas du jugement traditionnel sur le rle des femmes lintrieur de la famille et de la socit. Bien que rejetant la prtendue infriorit intellectuelle de la femme, il justifiait son exclusion de la vie publique au nom de ses devoirs domestiques et familiaux, auxquels Mirabeau ne pouvait admettre quelle puisse se soustraire. Cest pourquoi linstruction propose, dont la priorit tait reconnue prcisment cause de limportance cruciale de ces devoirs, se limitait garantir un niveau culturel superficiel et fournir un bagage de notions caractre essentiellement domestique. 30. Ces articles de Mirabeau sur lducation des femmes ont tout de mme une importance fondamentale parce que, mme sils se fondent sur une image traditionnelle de linstruction fminine, ils traitent de la question de la mthode denseignement. En effet, Mirabeau prnait une mthode dducation qui respectt et mme favorist le dveloppement de la personnalit de lindividu :Lintention de celui qui enseigne est dinstruire et de perfectionner la raison de son lve, et de faire dun enfant un homme le plus accompli quil soit possible [en mme temps llve] veut

Cf. Manuela Albertone, Fisiocrati, op. cit., pp. 139-143. [Victor Riquetti de Mirabeau], Lettre de Monsieur B Monsieur Sur la ncessit de linstruction politique, Ephmrides du citoyen , t. II, Premire partie, n 3, 4 gennaio 1767, pp. 54-55. 43 Lettre de Monsieur B l'auteur des Ephmrides , contenant le rcit d'un trait de pit filiale et des rflexions sur l'ducation morale- conomique des personnes du sexe, op. cit., t. X, Premire partie, n 3, 1767, p. 160.41 42

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tre lui et son petit univers daffections et dides, et il se rserve en secret son libre arbitre tant affirmatif que ngatif.44

IV. Condorcet : conomie, femme et politique31. Le passage des droits du propritaire aux droits du citoyen, qui dboucha sur la dfense des principes libraux, outre la libert conomique, se fit avec Condorcet qui, avant mme la Rvolution, labora lune des rflexions les plus matures sur les droits politiques de la femme, dans le cadre dune pense dsormais compltement dmocratique. Le parcours intellectuel de Condorcet ne sinscrit pas seulement dans le cadre de la physiocratie ; sa formation mathmatique, sa collaboration avec Turgot, la complexit de sa pense conomique, son exprience en tant que protagoniste de la Rvolution marqurent profondment le rle quil joua pendant le tournant rvolutionnaire45. La physiocratie, dont il resta toujours proche, joua en tous les cas un rle fondamental dans sa prise de conscience aussi bien du rapport entre conomie et politique, que de limportance fondamentale de linstruction publique, mme quand il prit ses distances par rapport aux principes de Quesnay46. En fait pour ce qui estNous reproduisons fidlement loriginal manuscrit, avec ses imperfections. La remarque vaut galement pour le texte cit ci-dessous. [Victor Riquetti de Mirabeau], Education conomique des filles, ibid, t. III, Premire partie, n 3, 1768, p. 138. Mirabeau travailla longuement cet article, produisant plusieurs versions recueillies par les Archives nationales de Paris (Cf. Georges Weulersse, Les manuscrits conomiques de Franois Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives Nationales (M. 778 M. 785), Paris, Librairie Paul Geuthner, 1910). Toujours aux Archives nationales est conserv le texte manuscrit dune autre tude sur lducation des femmes avec des notes en marge de Quesnay, que Mirabeau renona par la suite publier. Dans ce texte aussi, il situait le thme de l'instruction fminine parmi les problmes gnraux sur la valeur de lducation, dont il soulignait la fonction essentiellement formative : Il paroit bisare ainsi commence le texte - que je parle de lducation louvrage est dun tat en lever un autre ; mais toute notre vie nous faisons sans cesse notre ducation (Victor Riquetti de Mirabeau, De linstitution des femmes, Archives nationales, M. 780, n. 4, f. 1). Cependant cette bauche ntait pas loin du contenu de ses publications ; en effet tout le discours peut tre condens en une srie de suggestions pour la participation de la femme la vie domestique et la gestion du patrimoine familial ; il sagit donc plus dune srie de normes de conduite que dun trait dducation. 45 Les travaux de Keith Michael Baker sont un point de dpart pour des recherches ultrieures : Condorcet. From Natural Philosophy to Social Mathematics, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1975 ; Condorcet. Mathmaticien, conomiste, philosophe, homme politique, Pierre Crpel, Christian Gilain (dir.), s. l., Minerve, 1789 ; Jean-Claude Perrot, Condorcet : de lconomie politique aux sciences de la socit, dans Une histoire intellectuelle de lconomie politique (XVIIme -XVIIIme sicle), Paris, Editions de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1992, pp. 357-376 ; Condorcet. Homme des Lumires et de la Rvolution, Anne-Marie Chouillet, Pierre Crpel (dir.), Fontenay Saint-Cloud, ENS Editions, 1997 ; David Williams, Condorcet and modernity, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 46 Sur Condorcet et linstruction, cf. Manuela Albertone, Una scuola per la Rivoluzione. Condorcet e il dibattito sullistruzione 1792-1794, Napoli, Guida, 1979 ; Manuela Albertone,44

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de la physiocratie, au-del dun corpus de principes fixes et immuables, il faut comprendre toute la persistence de lapproche conomico physiocratique et toutes ses implications politiques. 32. Condorcet considrait que la scurit de la personne, la scurit de la proprit, lgalit devant la loi et le droit de contribuer llaboration des lois, consquence de lgalit naturelle des hommes47, faisaient tous partie des droits naturels. Au sujet du rapport entre conomie et politique, et des rflexions sur la reprsentation politique labores par les auteurs physiocrates et par Turgot, Condorcet posait cependant une nouvelle question, savoir comment garantir la correspondance entre les dcisions des assembles et la rationalit de la loi48. 33. On sait que le nom de Condorcet fut insparablement li aux batailles pour les liberts civiles les plus importantes, qui constiturent une des lignes de force de la lutte des philosophes contre lAncien Rgime : les campagnes pour la tolrance religieuse, la reconnaissance civile des Protestants, labolition de lesclavage et la libert des noirs furent toujours passionnment soutenus par le secrtaire de lAcadmie des Sciences49. Sur le terrain de la dfense et des revendications des droits de la femme, sa position tranchait cependant avec celle de ses contemporains et prit un ton tout fait original. Pour Condorcet, en effet, on pouvait, pour la premire fois, parler de fminisme, dans la mesure o il fut le premier poser la question de la femme, largement dbattue son poque, en termes politiques ; il faut galement le premier avoir demand, avant mme lexplosion de la Rvolution, quon donne aussi le droit de vote aux femmes, dans une tentative dinsrer pour la premire fois le problme de lgalit civique entre hommes et femmes dans loptique de lidologie librale naissante. 34. Il y avait en Condorcet de solides convictions physiocratiques, dans la reconnaissance de la proprit comme droit naturel, pour la conservation Enlightenment and Revolution. The Evolution of Condorcets ideas on Education , dans Condorcet Studies I, Atlantic Highlands N.J., Humanities Press, 1984, pp. 131-144 ; Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Rflexions et notes sur lducation, Manuela Albertone (dir.), Napoli, Bibliopolis, 1983. 47 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, De linfluence de la rvolution dAmrique sur lEurope (1786), dans uvres, op. cit., t. VIII, p. 6. 48 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Lettres d'un bourgeois de New-Haven un citoyen de Virginie, sur l'inutilit de partager le pouvoir lgislatif entre plusieurs corps, dans uvres, d. A. Condorcet OConnor, M.-F. Arago, 12 vol., Paris, F. Didot frres, 1847-1849, O.C., t. IX, p. 58. Le texte parat pour la premire fois dans louvrage de Filippo Mazzei, Recherches historiques et politiques sur les tats-Unis de lAmrique septentrionale, 4 vols., Colle, et se trouve Paris, Froull, 1788, t. I. 49 Cf. Condorcet. Homme des Lumires et de la Rvolution, op. cit. Sur les analogies, mises en lumire par Condorcet, entre les justifications de linfriorit des noirs et la subordination des femmes, cf. Catherine Fricheau, Les femmes dans la cit de l Atlantide , dans Condorcet Mathmaticien, conomiste, op. cit., pp. 355-369.

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de laquelle les hommes se runissaient en socit50, et de la richesse qui leur venait de la terre comme fondement de lunit de ltat : Dans les pays cultivs, cest le territoire qui forme ltat; cest donc la proprit qui doit faire les citoyens 51. Cependant, celle-ci dnotait dsormais ses yeux la seule capacit de faire ses propres choix rationnels mais naugmentait pas en proportion de la proprit. Ceci reprsentait un pas dcisif vers lacceptation du suffrage universel, dans le sens o ce ntait pas la proprit, mais la rationalit, qui devenait le critre de la participation politique. La pense sur la proprit favorisa par consquent chez Condorcet la maturation du concept de dmocratie reprsentative, dont il donna la premire formulation franaise en 1788 dans les Lettres dun bourgeois de New-Heaven un citoyen de Virginie, au nom de lunit de la souverainet, fonde sur la notion physiocratique de rationalit et dunit de la loi52. 35. Justement dans les Lettres, Condorcet citait le droit de vote des femmes parmi les principes dune refonte politique de ltat, non dans le cadre du suffrage universel, mais dans le cadre dune capacit lectorale physiocratiquement limite aux propritaires fonciers :On pourrait dire que lexercice du droit de citoyen suppose quun tre puisse agir par sa volont propre. Mais alors je rpondrai que les lois civiles qui tabliraient entre les hommes et les femmes une ingalit assez grande pour quon pt les supposer prives de lavantage davoir une volont propre, ne seraient quune injustice de plus.53

36. Les requtes de Condorcet impliquaient, et il en tait conscient, une attaque rsolue et srieuse de certains des fondements de la socit traditionnelle : lhabitude nous a familiaris avec lide dune femme-roi et non avec celle dune femme-citoyen 54. 37. Mme dans les milieux philosophiques le discours de dfense de la femme nimpliquait pas ncessairement la reconnaissance de la parit entre masculin et fminin. Condorcet tait loin aussi bien de lide dune spcificit fminine que de la dfense de la femme en tant qutre faible.Vie de Turgot, op. cit., p. 179. Lettres dun bourgeois de New-Haven, op. cit., pp. 12-13 ; cf. aussi Rflexions sur le commerce des bls (1776), dans uvres, op. cit., t. XI, p. 119. 52 Cf. Nadia Urbinati, Condorcets Democratic Theory of Representative Government , dans European Journal of Political Theory, n III (2004), pp. 53-75. Les Recherches de Mazzei, qui exprimait la position des Amricanistes, partageait les positions du parti des Rpublicains de Jefferson contre les Fdralistes dAlexander Hamilton : on y refusait un excutif trop puissant, on y critiquait le fort pouvoir accord au Congrs par rapports aux tats, on y dnonait les pratiques protectionnistes. 53 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Lettres d'un bourgeois de New-Haven, op. cit., p. 16. 54 Note manuscrite de Condorcet conserve parmi ses papiers la Bibliothque de l'Institut de France Paris et reproduite dans Franck Alengry, Condorcet guide de la Rvolution franaise, thoricien du droit constitutionnel et prcurseur de la science sociale, Paris, 1903, pp. 81-82.50 51

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Quil sagisse de limage de la femme comme tre potique de Diderot, ou de lambigut avec laquelle le problme avait t abord dans larticle Femme de lEncyclopdie - dans lequel le chevalier de Jaucourt, bien que raffirmant, en termes qui rappelaient la tradition du droit naturel, lgalit entre homme et femme dans le droit naturel acceptait cependant lide de la subordination de la femme dans le mariage, ratifie par la loi civile - celles-ci taient assez lointaines de la position de Condorcet, comme les conceptions de Rousseau sur la fminit et de la spcificit psychologique de la femme55, dont linfluence fut dterminante pendant tout le sicle. 38. Mme Voltaire, dont lintrt pour la question fminine naissait davantage de son sentiment de solidarit naturelle avec les faibles que de sa conviction dune parit entre hommes et femmes, Condorcet fit, dans les Lettres dun citoyen de New-Haven, une srie dobjections prcises :La constitution des femmes les rend peu capables daller la guerre, et pendant une partie de leur vie doit les carter des places qui exigent un service journalier et un peu pnible. Les grossesses, le temps des couches et de lallaitement, les empcheraient dexercer ces fonctions. Mais je ne crois pas quon puisse assigner, dautres gards, entre elles et les hommes aucune diffrence qui ne soit louvrage de lducation ... On leur accorde tous les talents, hors celui dinventer. Cest lopinion de Voltaire, lun des hommes qui ont t les plus justes envers elles et qui les ont le mieux connues. Mais dabord, sil ne fallait admettre aux places que les hommes capables dinventer, il y en aurait beaucoup de vacantes, mme dans les acadmies.56

39. La position de dAlembert sur ces sujets eut sans doute un poids decisif sur lopinion rationaliste de Condorcet, qui tait non seulement son disciple, mais qui lui tait li par une importante dette intellectuelle. En effet, dans la Lettre Jean-Jacques Rousseau en dfense de son article Genve de lEncyclopdie, dAlembert avait ni linfriorit morale naturelle des femmes et mis en cause les prjugs sociaux pour ltat deCf. Lon Abensour, La femme et le fminisme avant la Rvolution, Paris, Leroux, 1903, Genve, Slatkine repr. 1977 ; Edwin Randolph Hedman, Early French feminism. From the eighteenth century to 1848, New York, University Press, 1954 ; Paul Hoffmann, La femme dans la pense des Lumires, Paris, Editions Ophrys, 1977 ; Women and society in eighteenth-century France, London, Athlon Press, 1979 ; Annick Farina, La femme dans lEncyclopdie de Diderot et dAlembert , dans Des mots et des femmes. Rencontres linguistiques, Annick Farina, Rachele Raus (dir.), Firenze, Firenze University Press, 2007, pp. 69-81. 56 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Lettres d'un citoyen de New-Haven op. cit., pp. 18-19. Condorcet reprend ici quasi textuellement les arguments du Dictionnaire philosophique : Les missions priodiques de sang qui affaiblissent toujours les femmes pendant cette poque, les maladies qui naissent de la suppression ; le temps de grossesse, la ncessit d' laiter les enfants et de veiller continuellement sur eux, la dlicatesse de leurs membres, les rendent peu propres aux fatigues de la guerre et la fureur des combats... Il n'est pas tonnant qu'en tout pays l'homme se soit rendu le matre de la femme, tout tant fond sur la force. Il a d'ordinaire beaucoup de supriorit par celle du corps et mme de l'esprit. On a vu des femmes trs savantes comme il en fut de guerrires ; mais il n'y en a jamais eu d'inventrices . (Franois-Marie Arouet De Voltaire, Dictionnaire philosophique, dans Oeuvres compltes, Avertissement par L. Moland, 52 vol., Paris, Garnier, 1878-1880, t. XIX, article Femme, p. 97).55

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sujtion o elles taient contraintes, en en donnant les raisons. La hirarchie des rapports lintrieur du milieu familial et social avait t analyse par dAlembert dans les termes de Hobbes, savoir du droit du plus fort, en contraste avec les lois de la raison57. Condorcet reprendra la mme argumentation plusieurs annes plus tard dans les Lettres dun citoyen de New-Haven, dans son analyse des causes de lexclusion des femmes du droit de vote :Les faits ont prouv que les hommes avaient ou croyaient avoir des intrts fort diffrents de ceux des femmes, puisque partout ils ont fait contre elles des lois oppressives, ou du moins tabli entre les deux sexes une grande ingalit.58

40. Seul un abus de la force tait donc lorigine de cette situation. Les conceptions de Condorcet sur la parit entre hommes et femmes correspondaient directement la tradition du rationalisme cartsien qui, dans lexaltation et le parti-pris pour la raison, annulait les ingalits entre les sexes, en en minimisant les diffrences organiques. Entre les arguments de base en faveur du droit de vote des femmes, on lit, dans les Lettres dun citoyen de New-Haven,Nest-ce pas en qualit dtres sensibles, capables de raison, ayant des ides morales, que les hommes ont des droits? Les femmes doivent donc avoir absolument les mmes.59

41. On reconnat chez Condorcet, dans le mme esprit de rigueur rationaliste, les implications du discours cartsien en faveur dune rvaluation de la femme, qui avaient trouv leur expression la plus complte dans la pense de Poullain de la Barre. Tout en ne le citant jamais de faon explicite, Condorcet fonda son discours autour de la femme sur Lesprit na pas de sexe de Poullain, qui voulait ramener les diffrences entre masculin et fminin aux seules fonctions spcifiques de la procration. Condorcet poussa jusque dans ses extrmes la position rationaliste de Poullain, la transformant en un instrument de revendication des liberts politiques, qui culmina dans sa campagne en faveur de la concession aux femmes du droit de vote60. 42. Le rationalisme de Condorcet stait en outre enrichi de la thorie sur le calcul des probabilits, qui lavait amen rdiger en 1785 lEssai sur lapplication de lanalyse la probabilit des dcisions rendues laJean-Baptiste Le Rond DAlembert, Lettre Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genve, dans uvres, Paris, Belin, Bossange, 5 vol., 1821-1822, t. IV, p. 450. 58 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Lettres d'un citoyen de New-Haven, op. cit., p. 15. 59 Ibid. 60 Cf. Franois Poullain de la Barre, De lgalit des deux sexes, discours physique et moral o lon voit limportance de se dfaire des prjugs, Paris, J. Du Puis, 1673. Sur la figure de Poullain de la Barre, cf. Henri Pieron, De linfluence sociale des principes cartsiens. Un prcurseur inconnu du fminisme et de la Rvolution : Poullain de la Barre , dans Revue de synthse historique, n V (1902) ; Henri Grappin, Notes sur un fministe oubli, le cartsien Poullain de la Barre , dans Revue d'histoire littraire de la France, n XX (1913).57

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pluralits des voix, pouss par la conviction que le vote ne devait pas exprimer des prfrences, mais des vrits, et que la loi ntait pas lexpression de la volont dun corps reprsentatif, mais la dclaration dune rgle conforme aux principes de la raison et du droit61. Abandonnant lvidence cartsienne, le rationalisme probabilistique de Condorcet permettait de dpasser le scepticisme, en rduisant au minimum le risque derreur des dlibrations, travers le recours au calcul des probabilits, appliqu un schma procdural qui fixerait les rgles sociales62. La science de la socit esquisse par Condorcet tait fonde sur la certitude quune autorit claire exprimait la rationalit de la loi, laquelle tous les tres rationnels devaient donc contribuer63. Le vote des femmes ne faisait pas partie seulement des droits naturels, mais trouvait galement sa justification dans la recherche des modalits pour parvenir la vrit des dcisions collectives. Les arguments du rationalisme probabiliste de Condorcet liaient ainsi de faon originale la question du vote des femmes lune des expressions les plus novatrices de sa pense64. Avec Condorcet, la pense rationaliste sur la femme fit ainsi un saut qualitatif, le discours devint politique et centr sur la libert, dans le cadre des fondements physiques et naturels de lordre social de matrice physiocratique, qui chez lui sexprimrent dans le langage de lgalit. 43. Lintention de poser lexistence de diffrences physiques comme fondement des diffrents rles sociaux pour les hommes et les femmes sous-entendait pour Condorcet la volont de sanctionner une ingalit naturelle, et par l immuable, tandis que celle-ci ntait que le fruit de lducation :Si on compare le nombre des femmes qui ont reu une ducation soigne et suivie, celui des hommes qui ont reu le mme avantage.., on verra que lobservation constante allgue en faveur de cette opinion, ne peut tre rgarde comme une preuve.65

44. Ainsi, les conceptions de Condorcet sur la femme se situaient au cur de sa pense, dans lequel linstruction constituait le point de dpart de son programme de transformations politiques et sociales. En 1791, voici ce quil crivait sur linstruction publique, dans ses Mmoires : Lettres dun bourgeois de New-Haven un citoyen de Virginie, sur linutilit de partager le pouvoir lgislatif entre plusieurs corps (1787) , dans uvres, op. cit., t. IX, p. 58. 62 Sur les fondements de la science de la socit chez Condorcet, le travail de Keith Michael Baker, Condorcet. From Natural Philosophy to Social Mathematics, op. cit., reste irremplaable. Cf. aussi ric Brian, La mesure de ltat. Administrateurs et gomtres au XVIIIme sicle, Paris, Albin Michel, 1994. 63 Cf. Christine Faur, La pense probabiliste de Condorcet et le suffrage fminin , dans Condorcet, mathmaticien, conomiste, op. cit., pp. 349-354. 64 Cf. Guillaume Ansart, Condorcet, Social Mathematics and Womens Rights , dans Eighteenth-Century Studies, V. XLII, n 3 (2009), pp. 347-362. 65 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Lettres dun citoyen de New-Haven, op. cit., p. 19. Sur les conceptions de Condorcet en matire dinstruction cf. Manuela Albertone, Una scuola per la Rivoluzione. Condorcet e il dibattito sullistruzione 1792-1794, Napoli, Guida, 1979.61

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les femmes ont les mmes droits que les hommes; elles ont donc celui dobtenir les mmes facilits pour acqurir les lumires qui seules peuvent leur donner les moyens dexercer rellement ces droits avec une mme indpendence et dans une gale tendue.66

45. Les prises de position de Condorcet au sujet du droit de vote des femmes qui, avant 1789, lavaient isol, se transformrent, la Rvolution, en revendication politique ouverte dans Sur ladmission des femmes au droit de cit, que Condorcet publia en juillet 1790 sur les pages du Journal de la Socit de 1789 ; ce fut un vritable manifeste fministe , selon Aulard, tout en soulignant limpact que celui-ci eut au sein mme des groupes dmocratiques67. Dj en 1788, la veille de la Rvolution, dans son Essai sur la constitution et les fonctions des assembles provinciales qui avait marqu par un langage dsormais politiquement mature lvolution dmocratique dun auteur hritier de la tradition physiocratique Condorcet avait donn une dfinition du droit de cit :On entend par droit de cit, le droit que donne la nature tout homme qui habite un pays, de contribuer la formation des rgles auxquelles tous les habitants de ce pays doivent sassujettir pour le maintien des droits de chacun.68

46. Ce droit appartenait tous sans distinction, mais tait limit quant aux objets sur lesquels il sexerait et quant aux personnes qui lexeraient. Accorder le droit de vote qui avait un revenu foncier suffisant pour assurer sa propre subsistance parat mriter la prfrence 69; la prudence de laffirmation, qui trahit lexigence de Condorcet de dpasser les certitudes acquises, ne touchait pas encore, cependant, la conviction selon laquelle les propritaires fonciers reprsentaient les vrais citoyens, en tant que lis matriellement au territoire et par consquent concerns par des lois justes. Ceci impliquait la concession du droit de vote la plus faible proprit , excluant seulement ceux que la pauvret ou la faon de vivre rendait dpendants des autres70. Avant peu, dans le projet de Dclaration des droits bauch en 1789, Condorcet dpasserait le lien vote-proprit, puisque le seul critre quil accepterait serait la proprit des capacits rationnelles71.Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Sur linstruction publique. Premier mmoire. Nature et objet de linstruction publique, dans uvres, op. cit., t. VII, p. 220. 67 Alphone Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise, Paris, Colin, 1901, p. 94. Sur le fminisme de Condorcet, David Williams aussi consacre quelques pages (Condorcet and modernity, op. cit., pp. 158-171). Sur la question de la femme durant la Rvolution franaise, cf. Joan Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca, Cornell University press, 1988 ; Marie-France Brive (dir.), Les femmes et la Rvolution franaise, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989 ; Joan Wallach Scott, Only paradoxes to offer, French feminists and the rights of man ,Cambridge (Mass.), London, Harvard university press, 1996 (tr. fr., Paris, Albin, 1998). 68 Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des assembles provinciales dans uvres, op. cit., t. VIII, p. 127. 69 Ibid., p. 129. 70 Ibid., pp. 129-131. 71 Dclaration des droits (1789), dans Oeuvres, op. cit., t. IX, p. 207. Cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ;66

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47. Lanne suivante, le discours dmocratique sur lgalit se faisait plus vhment dans Sur ladmission des femmes au droit de cit. Ce texte reprenait, parfois presque textuellement, les conceptions que Condorcet avait dj exprimes dans les Lettres dun citoyen de New-Haven. La violation du principe de lgalit des droits , qui se produisait en privant tranquillement la moiti du genre humain de celui de concourir la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cit , tait souligne dans les mmes termes politiques et la lumire de la mme prise de position rationaliste, selon laquelle les droits des hommes et des femmes rsultent uniquement de ce quils sont des tres sensibles, susceptibles dacqurir des ides morales, et de raisonner sur ces ides 72. Reprenant les objections dj avances contre Voltaire sur linfluence des diffrences physiques entre hommes et femmes, Condorcet rduisait encore une fois les disparits apparentes la diffrence dducation , soulignant plus vigoureusement encore que dans son langage prrvolutionnaire la porte antidmocratique de lexclusion des femmes du droit de vote, un moment o toutes ses rserves sur la valeur du suffrage universel taient dsormais tombes :On a dit que les femmes... navaient pas proprement le sentiment de la justice ; quelles obissaient plutt leurs sentiments qu leur conscience... ce nest pas la nature, cest lducation, cest lexistence sociale qui cause cette diffrence... Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cit la partie du peuple qui, voue des travaux sans relche, ne peut ni acqurir des lumires, ni exercer sa raison et bientt, de proche en proche on ne permettrait dtre citoyens quaux hommes qui ont fait un cours de droit public. Si on admet de tels principes, il faut, par une consquence ncessaire, renoncer toute constitution libre. Les diverses aristocraties nont eu que de semblables prtextes pour fondement ou pour excuse; ltymologie mme de ce mot en est la preuve.73

48. la lumire de ces arguments et dans lambiance rvolutionnaire, toutes les objections imaginables de caractre traditionnaliste et familial sur la possibilit de concder aux femmes le droit de vote ntaient donc plus valables, aux yeux de Condorcet :Pourquoi des tres exposs des grossesses, et des indispositions passagres, ne pourraientils exercer des droits dont on a jamais imagin de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui senrhument aisment ?... On narracherait pas les femmes leur mnage plus que lon narrache les laboureurs leurs charrues, les artisans leurs ateliers.74

49. En dpit de cet engagement de Condorcet en faveur des droits des femmes, le projet constitutionnel quil voulait prsenter la Convention en fvrier 1793 ne mentionna pas la concession aux femmes du droit de vote. Cependant, on ne peut oublier que, en tant que fruit du travail de tout lePatrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La Rvolution francaise et les lections, Paris, Ecole des hautes tudes en sciences sociales, 1993. 72 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Sur ladmission des femmes au droit de cit, op. cit., t. X, pp. 121-122. 73 Ibid., pp. 125-126. 74 Ibid.

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comit constitutionnel, le projet dsign sous le nom de constitution girondine nexprimait pas les positions du seul Condorcet.

IV. Fondements dune morale laque50. Les fondements sur lesquels reposent les arguments de Condorcet au sujet de la lgitimit de la concession du droit de vote aux femmes sont dune part un rationalisme convaincu et dautre part une conception matrialiste du monde et de lhomme. Ses ides de libert et dindpendance individuelle le conduirent concevoir la famille en termes radicaux et assumer des positions critiques, fortement laques, vis--vis de lordre traditionnel, sur des thmes comme le mariage et le divorce. Condorcet transfra lintrieur de la famille loptique conomique qui excluait la subordination de lhomme lhomme, ainsi que les liens traditionnels de dpendance personnelle. Il arriva par consquent concevoir la famille en termes de rapports libres et gaux, soulignant ainsi sa prise de position avance et isole par rapport celle de ses contemporains75. On ne peut allguer la dpendance o les femmes sont de leurs maris crivait Condorcet dans Sur ladmission des femmes au droit de cit, en niant lingalit civile entre lhomme et la femme, puisquil serait possible de dtruire en mme temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut tre un motif den commettre une autre 76. En effet, les ides de Condorcet sur la femme se rattachaient ncessairement son regard critique sur limage traditionnelle de la vie familiale et la signification du mariage. 51. Avant mme la Rvolution, Condorcet avait labor une ide laque du mariage : le mariage nest point, de sa nature, un acte religieux , mais il est fond sur la notion issue du droit naturel dun libre contrat entre deux individus. Il sagit donc dune convention libre entre lhomme et la femme, de se traiter comme poux 77. En effet, la tradition du droit naturel, dont le rappel la nature contractuelle de toute forme dassociation est lorigine de la conception laque du mariage et, nous le verrons par la suite, de la valeur du divorce, nimpliquait pas ncessairement en soi la reconnaissance de lgalit de la figure du mari et celle de la femme. Au contraire, il avait sanctionn chez plusieurs auteurs la subordination de laA ce propos, voir la rcente et brillante tude dAnne Verjus, qui a reli une image de la famille, fonde sur la prminence du pater familias romain, lexclusion des femmes du droit de vote dans les discussions rvolutionnaires ; cf. Anne Verjus, Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, 2002. 76 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Sur ladmission des femmes au droit de cit op. cit., p. 126. 77 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Recueil de pices sur ltat des Protestants en France (1781), dans uvres, op. cit., t. V, pp. 495-497.75

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femme lhomme, tablie par le droit positif, au nom dune ncessit dordre politique, bien que non valide par le droit naturel: une femme qui y [dans le mariage] entre, doit se soumettre la direction de celui qui en est le chef: car ce serait une chose fort irregulire quil y et deux chefs dans une famille , lit-on dans Pufendorf, mme si lautorit dun homme sur un autre homme, considr comme un tre moral, nexiste point sans quelque acte humain et ne sauroit tre conue sans lobissance 78. Chez Condorcet, les prmisses du contractualisme propre au droit naturel en matire matrimoniale ntaient pas sujettes ces limitations, mais pousses dans leurs extrmes, la lumire de linfluence de Locke, dont lexaltation au sujet de labsolue priorit de lindividu fut un point de repre permanent pour Condorcet. 52. La notion de proprit donnait en outre un fondement juridique et conomique au mariage. la lumire de la thorie contractualiste et des principes de Locke, lorigine du mariage drivait de fait selon lui du droit de tout individu davoir la garantie que saproprit devient la proprit de ses enfants et de sa femme... Pour que lhomme soit assur de ce droit, il faut... quil y ait une manire lgale dtablir quelle est la femme, quels sont les enfants dun tel homme.

53. Donc, face la valeur du choix individuel le pouvoir lgislatif est oblig de respecter les droits des citoyens 79. Par consquent, une complte parit entre hommes et femmes lintrieur de la famille se trouvait au coeur de ses conceptions sur le mariage:Nous navons accord aux hommes aucun avantage sur les femmes... les hommes ne peuvent sans injustice, blesser, dans leurs lois, les droits que la nature a donns aux femmes, ceux de tout tre sensible et raisonnable: croiraient-ils donc avoir celui de les dvouer une oppression domestique, de contracter des liens, en se rservant eux seuls le droit de les briser?... Lintrt public est ici daccord avec la justice; plus les lois tabliront dgalit entre les deux sexes, plus les mariages seront heureux.80

54. Le mme principe du respect de la libert de la personne amenait par ailleurs Condorcet lgitimer les unions libres :Il nentre pas dans notre sujet dexaminer jusqu quel point les lois svres, tablies dans certains pays contre les unions libres, et surtout contre les enfants ns de ces unions, sont contraires au droit naturel et la justice; si ces lois qui ont en presque partout la vanit pour motif, et le maintien des moeurs pour prtexte, ne servent pas corrompre les moeurs plus qu les purer... si lon ne doit pas avoir da plus grande rserve lorsquil faut mettre la loi en Samuel von Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, ou systme gnral des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique. Traduit du latin de feu Mr. le baron de Pufendorf par jean Barbeyrac, professeur en Droit et en Histoire Lausanne, avec des notes du traducteur et une Prface qui. sert d'introduction tout louvrage, Seconde dition, revue et augmente considrablement, 2 vol., Amsterdam, chez Pierre de Coup, 1712, t. II, VI, S XI, p. 159 ; VI, I, XII, p. 161. 79 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Recueil de pices sur ltat des Protestants, op. cit., p. 496. 80 Ibid., p. 507.78

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contradiction avec des sentiments naturels, ou mme avec des faiblesses communes tous les hommes.81

55. Dans le cadre dune morale laque, mme lindissolubilit du mariage tait un sacrifice de la libert naturelle : cette position se rattachait de lide de Voltaire que le divorce tait un droit naturel. Les arguments de Condorcet en faveur du divorce taient une consquence directe de ses opinions sur le mariage et reprenaient la notion du droit naturel selon laquelle le lien matrimonial est une forme de contrat, ainsi que la distinction entre loi naturelle et loi positive qui avait amen Pufendorf, Grotius et dautres thoriciens du droit naturel admettre, au moins en principe, la validit du divorce. Dsireux de lier la question du divorce sa campagne anti-clricale, comme avait fait Voltaire, Condorcet crivait :Lindissolubilit du mariage nest ni un dogme, ni un point de morale de la religion catholique, cest seulement une loi de discipline ecclsiastique qui varie suivant les temps et les nations, et qui peut encore varier.82

56. Au nom de la dfense de la personne, Condorcet assumait ainsi une attitude sans aucune rserve moraliste mme sur des thmes comme la prostitution et lhomosexualit83, et dnonait la violence sexuelle en tant quatteinte la proprit de la personne :Le viol est un vritable crime mme indpendamment de toutes les ides dhonneur, de vertu, attaches la chastet. Cest une violation de la proprit que chacun doit avoir de sa personne; cest un outrage fait la faiblesse par la force.

57. Un rationalisme philosophique et politique, labor partir de lenseignement de dAlembert comme de celui des physiocrates, le sensisme de Locke, le sens cossais de la morale, repens la lumire dune acception compltement physique84, bauchrent chez Condorcet un rapport entreIbid., p. 497. Ibid., p. 504. 83 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Notes sur Voltaire op. cit., p. 343 ; Essai sur les assembles provinciales op. cit., p. 468. Cf. aussi larticle Amour socratique dans Franois-Marie Arouet De Voltaire, Dictionnaire philosophique, op. cit., t. 17, article Amour socratique, pp. 179-183. 84 Jentends... par sens moral avait-il crit pour expliciter lemploi de lexpression - la facult de prouver divers degrs de plaisir ou de peine, par le souvenir de nos actions passes, le projet de nos actions futures, le spectacle ou le rcit de celles des autres. Cette facult est une suite ncessaire de la sensibilit physique runie la mmoire ; et on en peut expliquer lorigine et les phnomnes sans recourir lhypothse de lexistence dun sens particulier, comme celui de la vue ou de l'oue (Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Sur linstruction publique. Troisime mmoire. Sur linstruction commune pour les hommes, dans uvres, op. cit., t. VII, p. 328). La pense sur la philosophie cossaise appartenait pour Condorcet au milieu familial. Sa femme Sophie de Grouchy, dont la figure intellectuelle contribua consolider les conceptions de son mari sur la parit homme-femme, fit aussi une des premires traductions franaises de la Theory of moral sentiments, discute et commente dans huit Lettres sur la sympathie (Adam Smith, Thorie des sentiments moraux ou essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d'abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions : suivi d'une dissertation sur l'origine des langues ; traduit de langlais sur la septime dition,81 82

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thique, politique et conomie, qui fut lorigine de sa mathmatique sociale. Tandis que la loi naturelle tait souvent invoque pour justifier les diffrences de genre, la notion abstraite de droit et celle dindividu, quon trouvait dans la reprsentation des changes conomiques, attaquait la distinction entre homme et femme. De la place centrale du propritaire foncier lide du suffrage universel, Condorcet dveloppa une approche du rationalisme conomique et politique, qui trouva son expression dans lide de perfectibilit , chre au sicle des Lumires, tout en insrant le droit en extension des physiocrates dans lutopie de lEsquisse dun tableau historique des progrs de lesprit humain :Qui sait, par exemple, sil narrivera pas un temps o toute action contraire au droit dun autre, sera aussi physiquement impossibile, quune barbarie commise de sang-froid lest aujourdhui la plupart des hommes ? 85

58. la lumire des principes de la science conomique qui vit Condorcet engag dans la dfense de la libert du commerce des bls, aux cts de Turgot et des physiocrates86 la relecture de ses positions sur la femme et la famille, et de ses revendications en faveur du droit de vote des femmes avant mme la Rvolution, au nom dune notion de droit qui ne faisait pas de distinctions de genre, nous offre une large perspective sur la trame originale des implications politiques du langage conomique au XVIIIme sicle87. Manuela Albertone Universit de Turin [email protected]

par Mme S. de Grouchy, marquise de Condorcet. Elle y a joint huit lettres sur la sympathie, 2 vol., Paris, an VI [1798]). La traduction et les Lettres, en dpit de leur publication tardive, furent crites avant la Rvolution, comme en tmoignent les documents personnels de la famille Condorcet conservs la Bibliothque de lInstitut de France (MS 848, ff. 24-26). Sur lunion intellectuelle entre Condorcet et sa femme, cf. M. Albertone, Condorcet e i Necker: morale, politica e economia nel pensiero di due coppie del XVIII secolo, dans Annali della Fondazione Luigi Einaudi, XIV, (1980), pp. 157-239. Cf. aussi Jean-Paul De Lagrave, Linfluence de Sophie de Grouchy sur la pense de Condorcet, dans Condorcet Mathmaticien, conomiste, op. cit., pp. 434-442. 85 Marie Jean Antoine Nicolas Caritat de Condorcet, Fragment sur lAtlantide, ou efforts combins de lespce humaine pour le progrs des sciences, dans uvres, op. cit., t. VI, p. 628. Cf. Bronislaw Baczko, Lumires de lutopie, Paris, Payot, 1978, pp. 192-210. Pour les textes de prparation de lEsquisse, cf. ldition critique, Tableau historique des progrs de l'esprit humain : projets, esquisse, fragments et notes (1772-1794), Jean-Pierre Schandeler, Pierre Crpel (dir.), Paris, Insitut National d'Etudes Dmographiques, 2004. 86 Justement sur la dfense des mesures progressistes de Turgot, dinspiration physiocratique, en faveur de la libre circulation des crales, le front rformiste se brisa en France, au milieu des annes soixante-dix. Cette rupture sexprima dans laffrontement entre Necker et Condorcet, qui avec les Lettres sur le commerce des grains, premire profession de foi ouvertement physiocratique, dpassa le discours du groupe de Quesnay, bauchant un programme politique fruit dune philosophie plus mature. 87 Ce texte a t traduit par Bernadette Dejean de la Btie.

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