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Materialisme dialectique.com - Vive le PCF mlm ( ) ! Mercantilisme et physiocratie Le capital marchand Historiquement, la première forme de capital est le capital marchand. Il est porté par les commerçants et les marchands, qui ont accumulé suffisamment de travail pour disposer de suffisamment de moyens d'échanges et tentent de généraliser autour d'eux les échanges, en en tirant un bénéfice. Les commerçants et les marchands apparaissent initialement comme des intermédiaires troquant, achetant des objets pour les revendre. Le capital accumulé alors sert à renforcer les achats et les ventes, afin d'élargir toujours plus les capacités du capital à s'approprier davantage de biens, afin des les vendre plus et plus cher. Karl Marx définit la nature du capital marchand de la manière suivante dans Le Capital : « La fonction du capital marchand se résout donc à ceci : échange de marchandise par achat et vente. » Les commerçants et les marchands sont apparus initialement comme les premiers capitalistes. Le capital marchand est la première forme capitaliste, procédant à la reconnaissance d'objets produits en marchandises, en biens à échanger. Ce qui intéressent les commerçants, les marchands, ce n'est pas l'objet lui-même, ni sa production, mais simplement la possibilité de se le procurer, afin de le revendre. Ils existent à différentes époques, avec plus ou moins de marge de manœuvre, depuis le vendeur ambulant d'une société arriérée jusqu'au marchand appartenant à une guilde, une coopération de marchands exerçant des pressions sur les institutions afin d'avoir davantage de marge de manœuvre. Le capital marchand n'est donc pas propre au mode de production capitaliste ; les commerçants et les marchands sont présents dans les modes de production précédents. Karl Marx nous dit ainsi : « Le commerce et même le capital marchand sont plus anciens que le mode capitaliste de production ; ils représentent en effet, du point de vue historique, le mode d'existence indépendante le plus ancien du capital (…). Dès que le capital s'est emparé de la production elle-même en lui conférant une forme spécifique tout à fait modifiée, le capital marchand ne se présente plus que comme capital doté d'une fonction particulière. Dans tous les modes de production antérieurs, le capital marchand apparaît comme la 1

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M a t e r i a l i s m e d i a l e c t i q u e . c o m-

Vive le PCF mlm( ) !

Mercantilisme et physiocratieLe capital marchandHistoriquement, la première forme de capital est le capital marchand. Il est porté par lescommerçants et les marchands, qui ont accumulé suffisamment de travail pour disposer desuffisamment de moyens d'échanges et tentent de généraliser autour d'eux les échanges, en en tirantun bénéfice.

Les commerçants et les marchands apparaissent initialement comme des intermédiaires troquant,achetant des objets pour les revendre. Le capital accumulé alors sert à renforcer les achats et lesventes, afin d'élargir toujours plus les capacités du capital à s'approprier davantage de biens, afindes les vendre plus et plus cher.

Karl Marx définit la nature du capital marchand de la manière suivante dans Le Capital :

« La fonction du capital marchand se résout donc à ceci : échange de marchandise par achat et vente. »

Les commerçants et les marchands sont apparus initialement comme les premiers capitalistes. Lecapital marchand est la première forme capitaliste, procédant à la reconnaissance d'objets produitsen marchandises, en biens à échanger.

Ce qui intéressent les commerçants, les marchands, ce n'est pas l'objet lui-même, ni sa production,mais simplement la possibilité de se le procurer, afin de le revendre.

Ils existent à différentes époques, avec plus ou moins de marge de manœuvre, depuis le vendeurambulant d'une société arriérée jusqu'au marchand appartenant à une guilde, une coopération demarchands exerçant des pressions sur les institutions afin d'avoir davantage de marge de manœuvre.

Le capital marchand n'est donc pas propre au mode de production capitaliste ; les commerçants etles marchands sont présents dans les modes de production précédents.

Karl Marx nous dit ainsi :

« Le commerce et même le capital marchand sont plus anciens que le mode capitaliste de production ; ils représentent en effet, du point de vue historique, le mode d'existence indépendante le plus ancien du capital (…).

Dès que le capital s'est emparé de la production elle-même en lui conférant une forme spécifique tout à fait modifiée, le capital marchand ne se présente plus que comme capital doté d'une fonction particulière.

Dans tous les modes de production antérieurs, le capital marchand apparaît comme la

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fonction par excellence du capital, et ceci d'autant plus que la production s'avère davantage être production directe de moyens de subsistance pour les producteurs eux-mêmes. »

Dans les modes de production non capitalistes, les commerçants et les marchands apparaissentcomme le capitalisme lui-même, car le capital marchand transforme des objets en marchandises,c'est-à-dire en biens présents sur un marché, pouvant être acheté, vendu, de nouveau acheté, denouveau vendu, etc.

La valeur d'usage caractérisant un objet, son utilité, sa fonction, sa nature même, etc. cède la place àsa valeur d'échange, qui est uniquement ce qui intéressent les marchands et les commerçants.

Les marchands et les commerçants possèdent donc une image tout à fait part dans les sociétésprimitive, esclavagiste, féodale : ils forment une catégorie à part.

D'ailleurs, les marchands et les commerçants n'ont alors aucun impact, aucun pouvoir sur laproduction qui est faite. Les marchands et les commerçants trouvent ce qu'ils peuvent, comme ilspeuvent.

Ils se glissent dans les interstices de sociétés où l'argent n'est pas nécessairement encoreinstitutionnalisé, où la circulation des biens est parfois inexistante, voire quasiment impossible, etc.

Façonner une société où l'argent existe de manière reconnue et où les échanges sont possibles adonc été un intérêt essentiel du capital marchand. Le soutien aux inventeurs s'explique pour cetteraison, tout comme le soutien aux artistes allait dans le sens de la recherche d'une reconnaissancesociale des marchands et des commerçants.

Ce qui distingue l'époque de Spinoza, au XVIIe siècle, de celle d'Averroès, au XIIe siècle, au-delàde leur substance idéologique commune, avec notamment la séparation de la raison et de la religion,est précisément l'élargissement de la circulation des marchandises.

Le mode de production capitaliste émerge justement lorsque la circulation des marchandises n'estplus portée à bout de bras par les marchands et les commerçants, mais lorsqu'elle existe en tant quetelle, de manière autonome par rapport aux marchands et commerçants qui sont alors à la foisnombreux et qui, s'ils arrivent à manquer, sont immédiatement remplacés par des personnesdevenant commerçants ou marchands.

Karl Marx constate une loi dans cet épisode historique :

« La loi selon laquelle le développement autonome du capital commercial est en raison inverse du développement de la production capitaliste apparaît le mieux dans l'histoire du commerce de commission (carying trade), comme chez les Vénitiens, les Génois, les Hollandais, etc.

Leur profit principal n'est pas réalisé par l'exportation des produits de leurs propres pays, mais par leur rôle d'intermédiaire dans l'échange des produits de communautés peu développés du point de vue commercial et économique, ainsi que par l'exploitation des deux pays producteurs.

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Ici, le capital marchand est pur, séparé des extrêmes, les sphères de production entre lesquelles il fait l'intermédiaire.

C'est là une des sources principales de sa formation (…). Au début, le capital commercial est simple mouvement intermédiaire entre des extrêmes qu'il ne domine paset des conditions qu'il ne crée pas (…).

Les commerce des premières villes et des premiers peuples commerçants autonomes et superbement développés reposait, en tant que commerce intermédiaire pur, sur la barbarie des peuples producteurs entre lesquels il jouait le rôle d'intermédiaire. »

Ainsi, de manière dialectique, plus le capital marchand progresse, plus il généralise la fonction decommerçants et de marchands, supprimant le monopole de ceux ayant existé jusque-là. Le capitalmarchand cesse de porter la démarche capitaliste, qui devient autonome et se réalise alors par lasuite comme mode de production généralisé à toute la société.

Les limites historiques du capital marchandIl serait erroné de penser que, de manière logique, les commerçants et les marchands partent à laconquête du monde non capitaliste. En effet, lorsque les commerçants et marchands ont les mainslibres, ils tentent de maintenir leur monopole, d'avoir une démarche agressive.

Karl Marx, dans Le Capital, constate ainsi :

« Là où le capital marchand domine, il représente, par conséquent partout, un système de pillage tout comme d'ailleurs son évolution chez les peuples commerçants des temps anciens et des nouveaux est directement liée au pillage par la violence, à la piraterie, au rapt d'esclaves, à la soumission (dans les colonies) ; ainsi à Carthage, à Rome, plus tard chez les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais, etc. (…).

Dans le monde antique, l'action du commerce et le développement du capital marchand aboutissent toujours à une économie esclavagiste ; ou, suivant leur point de départ, pouvant aboutir à la simple transformation d'un système d'esclavage patriarcal orienté vers la production de moyens de subsistance directs en un système orienté vers la production de plus-value.

Par contre, dans le monde moderne, l'action du commerce conduit au mode capitaliste de production. »

Par conséquent, c'est là un paradoxe, le capital marchand n'aboutit pas à la formation ducapitalisme. Si cela avait été le cas, alors le capitalisme se serait développé de manière naturellebien plus rapidement, un peu partout dans le monde, dès qu'il y avait un embryon de commerce.

Il faut, pour que le mode de production s'élance, que le producteur lui-même cesse d'être un élémentpassivement lié au commerçant, au marchand, pour assumer lui-même une fonction de commerçant,de marchand.

Telle est la voie naturelle, authentiquement dialectique, de l'émergence du capitalisme.

Karl Marx affirme, ainsi, dans Le Capital :

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« La transition à partir du mode de production féodal s'effectue de deux façons.

Le producteur devient commerçant et capitaliste, en opposition à l'économie agricole naturelle et à l'artisanat corporatif de l'industrie citadine du Moyen-Âge.

Voilà la voie réellement révolutionnaire.

Ou encore le commerçant s'empare directement de la production.

Bien que cette dernière voie joue, dans l'histoire, un rôle de transition, en fait elle n'arrive pas à révolutionner l'ancien mode de production qu'elle conserve comme base. »

Pourquoi cela ? Tout simplement, parce que dans une situation de monopole, les commerçants et lesmarchands pressurisent les producteurs, mais ne se trouvent nullement dans une situation où ils ontbesoin de révolutionner la production. Il n'y a pas de concurrence et il n'est de toutes façons pasdans leur intérêt de renforcer leurs intermédiaires.

Ce qui se passe ici, en fait, est l'expression de la contradiction entre commerçant et marchand. Leproducteur se détourne du marchand pour devenir commerçant, fournissant lui-même samarchandise non plus au marchand, mais en le plaçant directement dans le processus de circulation.

Le capital marchand est alors en quelque sorte neutralisé, il se borne à accomplir le processus decirculation au service d'une production toujours plus puissante et cherchant toujours plus dedébouchés.

Les commerçants et les marchands menaient une existence bornée géographiquement, se résumant àleurs possibilités d'acheter et de vendre ; leur succès aboutit au producteur se jetant dans lecommerce, dans un marché déjà grand, devenant toujours plus grand, ne connaissant plus defrontières.

Comment comprendre ce dépassement du capital marchand ? C'était difficile à l'époque et celadonna naissance aux conceptions dites mercantilistes.

La monarchie absolue et le capital marchandLe développement toujours plus large de la monnaie dans le cadre du développement du capitalismea fait que cet aspect de l'économie a attiré toujours plus d'attention dans le cadre du développementdes États s'arrachant au féodalisme.

Il y a ici une convergence d'intérêt entre les formes les plus développées de capital marchand, lesproducteurs devenant commerçant et la monarchie absolue ayant besoin de davantage de ressources.

La France, pays de monarchie absolue où la bourgeoisie est soutenue par le monarque mettantrelativement de côté l'aristocratie et nettement le clergé, connaîtra le développement de l'idéologie« colbertiste ».

L'Angleterre et les Pays-Bas, pays où le capitalisme était bien plus avancé, connurent l'idéologie« commercialiste ».

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L'Allemagne, pays retardé dans le développement du capitalisme, développera le « caméralisme »,alors que l'Espagne, pays encore plus retardé, aura de son côté le « bullionisme ».

L'Espagne féodale misait tout sur les métaux précieux, s'imaginant que la richesse provenait d'eux.

L'Allemagne un peu plus avancé sur le rôle de l’État, alors que déjà l'Angleterre et les Pays-Basraisonnaient en termes de commerce extérieur, étant à la point du capitalisme.

Le colbertisme représente une forme relativement intermédiaire dans ces choix, cédant la placeensuite à une forme plus avancée sur le plan capitaliste : la physiocratie.

Ces différentes approches furent regroupées historiquement sous le terme de « mercantilisme »,surtout pour sa version anglais, la plus « pure ».

Le terme latin mercari, signifiant « faire du commerce », a de fait été employé au XVIIIe siècle parVictor Riquetti de Mirabeau pour forger en français le mot mercantilisme, désignant la premièreréflexion sur l'origine de la richesse d'un pays. Adam Smith, le fameux auteur de La richesse desnations à la même époque, reprendra le terme.

En fait, le mercantilisme est l'idéologie propre à une période où l’État féodal fait face audéveloppement de la circulation de l'argent, tant en son sein qu'au niveau international.

L'aristocratie voyait d'un mauvais œil, nécessairement, l'émergence des marchands et descommerçants, qui servaient d'intermédiaires entre les artisans et les consommateurs. Mais ledéveloppement de leur marché capitaliste était observé d'un œil attentif par la monarchie cherchantà être absolue.

Elle y voyait un contre-poids face à l'aristocratie, mais également un moyen de renforcer l’État.Aussi, le mercantilisme est l'idéologie véritable de cet État tendant à la monarchie absolue,cherchant à engager un processus d'intégration de ce capitalisme naissant.

Un rêve absurde, bien entendu, mais les observateurs liés à l’État alors n'avait pas d'autres moyensque de se focaliser sur ce qui apparaissait comme la source de la réussite des marchands et descommerçants : la circulation monétaire.

La production restait un mystère ; les marchands et commerçants semblaient en mesure de profiterd'une manne céleste, où l'argent servait d'agent mystérieux.

Karl Marx, dans Le Capital, note ainsi :

« La première étude théorique du mode de production moderne – le système mercantile – partait nécessairement des phénomènes superficiels du procès de circulation, devenus autonomes dans le mouvement du capital marchand ; pour cette raison, elle appréhendait seulement l'apparence.

Cela est dû en partie à ce que le capital marchand est la première forme indépendante d'existence du capital en général ; en partie à l'influence prépondérante qu'il exerce dansla première période du bouleversement de la production féodale, période qui est l'origine de la production moderne.

La science réelle de l'économie moderne commence seulement là où l'examen théorique

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passe du procès de circulation au procès de production. »

Le mercantilisme, c'est l'observation du capital marchand et de ses succès par une monarchieabsolue en formation, avec une dimension anti-féodale, alors que sa base était féodale.

Cela formait une contradiction explosive, dont le résultat sera en France l'essor d'une bourgeoisiesous l'aile de la monarchie absolue, jusqu'à la conflagration dans la révolution française.

Le rôle historique de Jean BodinPour comprendre la genèse du mercantilisme, il faut en France remonter au XVIe siècle. On sait queles guerres de religion ont secoué terriblement le pays alors, amenant la fraction dites des politiquesà lancer une opération dont la réalisation sera l'arrivée au trône de Henri de Navarre, sous le nomde Henri IV.

L'Édit de Nantes ne fut qu'un aléas dans l'histoire du drame protestant, dans la mesure où leshuguenots furent toujours plus les victimes de la monarchie absolue en formation. Toutefois etjustement, la monarchie devenant absolue est née en profitant des guerres de religion pour formerune faction au-dessus de la mêlée.

Henri IV a largement puisé dans le vivier intellectuel et culturel protestant pour moderniser l’État,appuyant encore plus la tendance déjà forte sous François Ier visant à renforcer le pouvoir royal surles structures religieuses catholiques.

Il fallait un théoricien pour justifier intellectuellement cet édifice dont Michel de Montaigne fut l'undes principaux artisans : ce sera Jean Bodin (1530-1596).

Celui-ci a formulé une nouvelle théorie de la souveraineté, post-féodale dans une certaine mesure,cette mesure étant celle de la monarchie absolue en formation. On la retrouve d'exposée dans LesSix Livres de la République, écrit en français en 1576 et formant un corpus de pas moins de millepages, réédité quatorze fois en un peu plus de cinquante ans, avec également plusieurs éditionsd'une version latine.

Le terme de « république » est à prendre au sens où il était utilisé à l'époque, au sens de respublica en latin, la chose publique. Jean Bodin se propose de présenter la conception de la« puissance souveraine » comme base même de cette chose publique.

La première phrase du premier chapitre dit déjà tout :

« République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. »

En clair, Jean Bodin se proposait de remplacer le socle fondée de manière unilatérale sur la religionet le système aristocratique par une version modernisée, focalisée sur le pouvoir royal uniquement.

La première phrase de la préface est déjà, en soi, une définition idéologique :

« Puisque la conservation des Royaumes et Empires, et de tous peuples dépend, après Dieu, des bons Princes et sages Gouverneurs, c’est bien raison (Monseigneur) que

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chacun leur assiste, soit à maintenir leur puissance, soit à exécuter leurs saintes lois, soità ployer leurs sujets par dits et par écrits, qui puissent réussir au bien commun de tous en général, et de chacun en particulier. »

Les phrases qui suivent immédiatement après celle-ci traitent bien entendu directement des guerresde religion, qui sont les troubles permettant justement à Jean Bodin d'exposer son point de vue, etqui plus est de le justifier.

Les voici :

« Et si cela est toujours honnête, et beau à toute personne, maintenant il nous est nécessaire plus que jamais.

Car pendant que le navire de notre République avait en poupe le vent agréable, on ne pensait qu’à jouir d’un repos très-haut fermé, et assuré, avec toutes les farces, mommeries, et mascarades que peuvent imaginer les hommes fondus en toutes sortes deplaisirs.

Mais depuis que l’orage impétueux a tourmenté le vaisseau de notre République, avec telle violence que le Patron même, et les pilotes sont comme las, et recrus d’un travail continuel, il faut bien que les passagers y prêtent la main, qui aux voiles, qui aux cordages, qui à l’ancre : et ceux à qui la force manquera, qu’ils donnent quelque bon avertissement, ou qu’ils présentent leurs vœux et prières à celui qui peut commander aux vents, et apaiser la tempête, puisque tous ensemble courent un même danger. »

Formulation géniale, qui explique que l'appareil d’État doit intervenir pour épauler le pouvoircentral afin de compenser le déséquilibre provoqué par les guerres de religion. C'est l'idéologie de lafaction des politiques, dont les Essais de Montaigne furent le noyau idéologique.

Mais quelle forme doit alors avoir l'État? Il ne s'agit plus d'une monarchie du type passé, etcertainement pas plus d'une tyrannie. Il doit s'agir d'une monarchie modernisée, ce que nousconnaissons sous la forme de la monarchie absolue, où l'État est centralisé, disposant d'uneadministration unifiée à l'échelle du pays.

Voici comment Jean Bodin présente les alternatives :

« La Monarchie seigneuriale est celle où le Prince est fait Seigneur des biens et des personnes par le droit des armes, et de bonne guerre, gouvernant ses sujets comme le père de famille ses esclaves.

La Monarchie tyrannique est où le Monarque méprisant les lois de nature, abuse des personnes libres comme d'esclaves, et des biens des sujets comme des siens (…).

Le Monarque Royal est celui, qui se rend aussi obéissant aux lois de nature, comme il désire les sujets être envers lui, laissant la liberté naturelle, et la propriété des biens à chacun. J'ai ajouté ces derniers mots, pour la différence du Monarque seigneurial, qui peut être juste et vertueux Prince, et gouverner ses sujets équitablement, demeurant néanmoins seigneur des personnes et des biens. »

On a ici la base historique de la fondation de l'État français s'arrachant à la base féodale par la

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monarchie absolue, forme pourtant féodale elle-même.

Jean Bodin et la nationLa préface de Jean Bodin pour Les Six Livres de la République a donné naissance au mercantilisme,parce que le mercantilisme est une réflexion sur la richesse des nations. Or, pour cela, il faut unenation.

C'est justement la monarchie absolue qui en France lui donne naissance.

Jean Bodin inaugure un discours qui est celui de ce qu'on appelle la politique, soit le débat sur larichesse nationale et ses modalités.

Dans la préface, on lit ainsi un rejet de Platon, d'Aristote, bref on n'est pas du tout dans l'esprit de la« Renaissance », mais bien dans celui de l'humanisme lié au protestantisme ; on vivrait une époquenouvelle, avec des exigences nouvelles, il faut d'ailleurs écrire en français désormais.

A cela s'ajoute le discours néo-stoïcien qui est très précisément l'idéologie philosophique de lamonarchie absolue, le mercantilisme étant le pendant économique.

L'idée de destin dans sa version néo-stoïcienne est un détournement du protestantisme. Il estexpliqué en quelque sorte qu'il est vrai que tout régime existe car Dieu l'a fait exister, maisinversement son effondrement est dans l'ordre divin des choses s'il est inique.

C'est une vision laïque de la thèse des monarchomaques, que Jean Bodin assume entièrement.

« C’est pourquoi de ma part, ne pouvant rien mieux, j’ai entrepris le discours de la République, et en langue populaire, tant pour ce que les sources de la langue Latine sontpresque taries, et qui sécheront du tout, si la barbarie causée par les guerres civiles continue, que pour être mieux entendu de tous Français naturels : ie de ceux qui ont un désir, et vouloir perpétuel de voir l’état de ce Royaume en sa première splendeur, fleurissant encore en armes et en lois : ou s’il est ainsi qu’il n’y eut onques, et n’y aura jamais République si excellente en beauté qui ne vieillisse, comme sujette au torrent de nature fluide, qui ravît toutes choses, du moins qu’on fasse en sorte que le changement soit doux et naturel, si faire ce peut et non pas violent, ni sanglant (…).

Car Platon et Aristote ont tranché si court leurs discours Politiques, qu’ils ont plutôt laissé en appétit, que rassasié ceux qui les ont lus.

Joint aussi que l’expérience depuis deux mil ans ou environ qu’ils ont écrit, nous a fait connaître au doigt et à l’œil, que la science Politique était encore de ce temps là cachée en ténèbres fort épaisses : et même Platon confesse qu’elle était si obscure qu’on n’y voyait presque rien (…).

Car tout ainsi que le grand Dieu de nature très sage et très juste, commande aux Anges, ainsi les Anges commandent aux hommes, les hommes aux bêtes, l’âme au corps, le Ciel à la terre, la raison aux appétits : afin que ce qui est moins habile à commander, soitconduit et guidé par celui qui le peut garantir, et préserver, pour loyer de son obéissance.

Mais au contraire, s’il advient que les appétits désobéissent à la raison, les particuliers

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aux Magistrats, les Magistrats aux Princes, les Princes à Dieu, alors on voit que Dieu vient venger les injures, et faire exécuter la loi éternelle par lui établie, donnant les Royaumes et Empires aux plus sages et vertueux Prince, ou (pour mieux dire) aux moins injustes, et mieux entendus au maniement des affaires, et gouvernement des peuples, qu’il fait venir quelques fois d’un bout de la terre à l’autre, avec un étonnementdes vainqueurs et des vaincus, quand je dis Justice j’entends la prudence de commander en droiture et intégrité. »

Quel doit alors être la position royale par rapport à la religion ? La réponse est très claire : JeanBodin se situe totalement dans la tradition des Politiques. Il faut une seule religion pour que le payssoit unifié et s'il y en a plusieurs, il faut neutraliser toute vélléité séditieuse, temporiser, tolérer touten étant ferme. Voici la position de Jean Bodin dans Les Six Livres de la République, qui estextrêmement claire et très clairement lisible comme une initiative de la faction des Politiques, avecune regard très pragmatique sur le fait religieux.

« Il se peut faire que les collèges des sectes sont si puissants qu'il serait impossible ou bien difficile de les ruiner, sinon au péril et danger de l’État.

En ce cas, les plus avisés Princes ont accoutumé de faire comme les sages pulotes qui selâchent aller à la tempête, sachant bien que la résistance qu'ils feraient serait cause d'un naufrage universel (…).

Si le Prince qui aura une certaine assurance de la vraie religion veut y attirer ses sujets divisés en sectes et factions, il ne faut pas à mon avis qu'il use de force, car plus la volonté des hommes est forcée, plus ell est revêche ; mais bien en suivant et adhérant à la vraie religion, sans feinte ni dissimulation, il tournera peut-être les cœurs et volontés des sujets à la sienne, sans violence, ni peine quelconque ; en quoi faisant, non seulement il évitera les émotions, troubles et guerres civiles, mais aussi il acheminera les sujets dévoyés au port du salut (…).

Portant faveur à une secte et méprisant l'autre, il l'anéantira sans force, ni contrainte, ni violence quelconque, si Dieu ne la maintient. »

Et sur quoi repose l'existence d'une nation ? Sur sa richesse. Jean Bodin fonde le mercantilisme,dans la mesure où il associe la res publica à la souveraineté d'un côté, à la richesse de l'autre. Et larichesse passe par la souveraineté : de la même manière que pour la faction des Politiques l'Étatvient sauver la nation de la guerre civile, il doit également être le garant de la prospérité, ce quirevient à dire à l'époque qu'il ne doit pas être en faillite.

Jean Bodin est explicite à ce sujet dans Les Six Livres de la République :

« Les finances sont les nerfs de la République.

S'il est ainsi que les nerfs de la République sont [en ses] finances, comme disait un ancien Orateur, il est bien requis d'en avoir la vraie connaissance, [chose] qu'on peut mettre en trois points : le premier est des moyens honnêtes de faire fonds aux finances ; le second est de les employer au profit et honneur de la République ; le troisième d'en épargner et réserver au besoin quelque partie (…).

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Le domaine public et le patrimoine du Prince sont différents. Aussi, n'est-il pas licite aux Princes souverains d'abuser des fruits et revenus du domaine. »

L'État se confond donc avec la monarchie, mais la réciproque est vraie, et le tout dépend du principede res publica :

« Le domaine public, le thresor public, le pourpris de la cité, les rues, les murailles, les places, les temples, les marchés, les usages, les loix, les coustumes, la justice, les loyers,les peines, et autres choses semblables, qui sont ou communes, ou publiques, ou l’un et l’autre ensemble : car ce n’est pas Republique s’il n’y a rien de public. »

Par conséquent, Jean Bodin s'attarde longuement sur la question de la monnaie, notamment sur lefait de combattre sa falsification, son altération. En effet, la question financière est essentielle pourun État entendant bien fonctionner. La Response de Jean Bodin au paradoxe de M. de Malestroit en1568, fut extrêmement connue par ailleurs.

Malestroit était un membre de la Chambre des comptes, qui avait eu comme mission d'enquêter surla hausse des prix et qui interprétait celle-ci comme purement nominale, sans réalité de fond : ceserait un paradoxe. Jean Bodin rejeta cette thèse, abordant pour la première fois la question dusurplus de métal précieux, provoquant une baisse de sa valeur. C'était le début de l'économiepolitique.

Colbert et la «guerre d'argent»Le mercantilisme se fonde sur le cadre national, théorisé en France par Jean Bodin ; dans la logiquedu mercantilisme, un pays ne peut s'enrichir qu'aux dépens d'un autre, le niveau des richesses ne semodifiant pas.

C'est là une vision bien entendu réductrice, dont la faiblesse réside dans la focalisation unilatéralesur l'argent, dans le cadre d'une évaluation de la balance commerciale. Il faut vendre plus que lesautres, vendre plus cher, et ce moment-là le pays s'enrichit.

Au sens strict, le mercantilisme définit ce raisonnement en termes de balance commerciale ; KarlMarx considère à ce titre qu'on ne peut parler réellement de mercantilisme authentique que pourl'Angleterre, pays le plus avancé dans le capitalisme qui a, justement, su appliquer ce raisonnementen théorie mais aussi en pratique, économiquement mais également idéologiquement etpolitiquement.

Le mercantilisme a, de fait, existé à différents degrés, comme idéologie d'affirmation de l’Étatmodernisé sortant du féodalisme, porté par le capitalisme ; dans le cas où le capitalisme n'allait pasencore dans le sens de contrôler l’État, le mercantilisme était déformé, atténué ou inexistant.

Pour cette raison, en France, de par la monarchie absolue, le mercantilisme n'a pu existerqu'économiquement, mais pas politiquement. La base du régime ne permettait pas une affirmationdu mercantilisme, mais en même temps la monarchie absolue en tant que superstructure y voyait unintérêt certain.

Sa logique était aussi de renforcer l’État, ce en quoi l'aristocratie et le clergé n'avaient pas d’intérêt.

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En ce sens, étant donné que le mercantilisme considère que tout ce qui renforce la possibilité deréaliser des échanges, donc la production notamment, est une bonne chose, cela satisfait tout à faitla monarchie absolue.

Les propos suivants de Jean Bodin, qu'il écrit dans les six livres de la république, sont extrêmementconnus et reflète cette philosophie du « renforcement » national :

« Or il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes : et qui plus est la multitude des citoyens (plus ils sont)empêche toujours les séditions et factions: d’autant qu’il y en a plusieurs qui sont moyens entre les pauvres et les riches, les bons et les méchants, les sages et les fous : et il n’y a rien de plus dangereux que les sujets soient divisés en deux parties sans moyens : ce qui advient ès Républiques ordinairement où il y a peu de citoyens. »

Il faut donc, selon le mercantilisme, encourager la natalité et l'activité. C'est une démarche déjàaffirmée par le protestantisme et sa valorisation du travail, mais qui était totalement à l'opposé destraditions féodales, sans parler du clergé et de sa charité encadrant les plus pauvres.

Le mercantilisme encourageait de ce fait aussi le travail des femmes et des enfants, bousculant lesvaleurs traditionnelles et les mœurs ; il n'hésitait pas à rejeter l'antisémitisme, uniquement parpragmatisme évidemment, dans la mesure où à ses yeux il était bon d'intégrer tous ceux qui peuventrenforcer l'économie et la faire tourner.

La monarchie absolue pouvait-elle aller aussi loin, en France ? Elle ne le pouvait pas et c'était là sacontradiction. En soutenant relativement le mercantilisme, elle construisait sa propre tombe,renforçant son assassin, la bourgeoisie, lui donnant les moyens matériels de devenir ensuite sonfossoyeur.

Historiquement, c'est Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) qui fut en France le héraut dumercantilisme, au point qu'on parle de « colbertisme ».

Lui-même a été contrôleur général des finances de 1665 à 1683, secrétaire d'État de la Maison duroi et secrétaire d'État de la Marine de 1669 à 1683 ; à ses yeux, le commerce était une « guerred'argent ».

Il représente le principe de la monarchie absolue de soutenir l'émergence d'une forte productionnationale. Dans Le Capital, Karl Marx raconte ainsi :

« Le minimum de la somme de valeur dont un possesseur d'argent ou de marchandise doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste varie suivant les divers degrés de développement de la production.

Le degré de développement donné, il varie également dans les différentes industries, suivant les conditions techniques particulières.

A l'origine même de la production capitaliste, quelques-unes de ces industries exigeaientdéjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains des particuliers.

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C'est ce qui rendit nécessaire les subsides d’État accordés à des chefs d'industrie privée – comme en France du temps de Colbert, et comme de nos jours cela se pratique encore dans plusieurs principautés de l'Allemagne, - et la formation de sociétés avec monopole légal pour l'exploitation de certaines branches d'industrie et de commerce, autant d'avant-coureurs des sociétés modernes par actions. »

Jean-Baptiste Colbert va, de fait, mener toute une série d'initiatives, à commencer par unifier auniveau pays les ordonnances civile (1667), criminelle (1670), celle des Eaux et Forêts (1669), duCommerce (1673), de la Marine (1681).

Il fonde plusieurs académies : celle des inscriptions (sur les monuments) et celle de peinture et desculpture (qu'il réorganise, tous deux en 1663), celle des sciences et celle de France à Rome (tousdeux en 1666), de musique (1669), d'architecture (1671).

A cela s'ajoute le triplement du nombre de volumes de la bibliothèque du Roi en 18 ans, lafondation de l'Observatoire de Paris, la création de jetons de présence à l'Académie française, laréorganisation du Jardin des Plantes à Paris.

Il demanda aux intendants de province toute une série de statistiques. Il mène une enquête d'uneminutie complète – type, nombre de voyages, capitaines, nombre d'hommes, types de trafics,origine – sur les bateaux commerciaux, ainsi que sur les ports.

Il fit la même chose pour les forêts et la production de bois, notamment pour les bateaux, avec laréformation des forêts royales, mettant un terme à l'importation de bois de Scandinavie.

Jean-Baptiste Colbert mit également en place une Caisse des emprunts, où l'on pouvait prêter del'argent à l’État, à 5 % d'intérêt, lorsque celui-ci avait des dépenses extraordinaires. Il améliora lesprincipales routes, il commence la construction du canal des deux mers, pour relier la Méditerranéeà l'océan Atlantique.

Il donna naissance à de nombreuses compagnies commerciales : la Compagnie des Indes Orientales,celle des Indes Occidentales, celle du Levant ; il mit en place des comptoirs : celui de Pondichéryaux Indes, en Amérique du Nord avec la Nouvelle-France dont la capitale était Québec, sur l'île deBourbon (qui deviendra La Réunion).

Il réduisit de moitié la charge de l’État en rachetant des offices ne servant pas, supprimantégalement des rentes, étendit l'obligation du papier timbré.

Il permit aux aristocrates de commercer, il établit des manufactures, organisa des règlements parexemple sur les taux d'intérêt, renforça les peines contre les banqueroutes, unifia les poids et lesmesures, ajouta des taxes aux importations tout en baissant les tarifs douaniers pour les matièrespremières.

Les règlements sur la qualité étaient drastiques : les marchandises défectueuses peuvent êtreexposés en place publique avec les noms des fautifs, détruites, alors qu'à la troisième récidive lespersonnes sont attachées à des carcans pendant deux heures, etc.

Il amena la formation de 400 manufactures disposant de larges privilèges (pas d'impôt, monopolecomplet) ainsi que d'aides, comme les tapisseries des Gobelins, les glaces et miroirs du Faubourg

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Saint-Antoine, les soieries de Lyon, les draps d'Abbeville, etc.

Toute cette dynamique modernisatrice se fonde entièrement sur la monarchie absolue et on peutrésumer sa philosophie avec ce que Jean-Baptiste Colbert explique à Louis XIV dans une lettre :

« la conduite universelle des finances doit toujours veiller et employer tous les soins et l'autorité de Votre majesté pour attirer l'argent dans le royaume. »

Les faiblesses espagnole, allemande, autrichienneÀ l'opposé de l'esprit modernisateur de Jean-Baptiste Colbert, l'Espagne pratiqua une formetotalement décadente de mercantilisme. Si la France était une monarchie absolue, avec une baseféodale et une superstructure en contradiction avec sa propre base, tel n'était pas le cas en Espagne,bastion du féodalisme et du catholicisme.

Le processus de conquête espagnol en Amérique se déroula, par conséquent, dans une optiqued'esprit étroit, borné, féodal, ce qui aboutit au fétichisme complet pour l'or. C'est la fameuse figuredu conquistador avec son obsession pour ce métal précieux.

Adam Smith, dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, raconteainsi :

« Quelque temps après la découverte de l’Amérique, quand les Espagnols abordaient surune côte inconnue, leur premier soin était ordinairement de s’informer si on trouvait de l’or et de l’argent dans les environs. Sur la réponse qu’ils recevaient, ils jugeaient si le pays méritait qu’ils y fissent un établissement, ou bien s’il ne valait pas la peine d’être conquis (…).

L’Espagne et le Portugal, possesseurs des principales mines qui fournissent l’Europe de ces métaux, en ont prohibé l’exportation sous les peines les plus graves, ou l’ont assujettie à des droits énormes. Il paraît que la même prohibition a fait anciennement partie de la politique de la plupart des autres nations de l’Europe (…).

Quand la quantité d’or et d’argent importée dans un pays excède la demande effective, toute la vigilance du gouvernement ne saurait en empêcher l’exportation.

Toutes les lois sanguinaires de l’Espagne et du Portugal sont impuissantes pour retenir dans ces pays leur or et leur argent. Les importations continuelles du Pérou et du Brésil excèdent la demande effective de l’Espagne et du Portugal, et y font baisser le prix de ces métaux au-dessous de celui des pays voisins. »

Cependant, par une lecture féodale, l'Espagne ne pouvait pas comprendre la nature de la valeur, lesens de la production et de l'argent comme intermédiaire dans les échanges.

L'or apparaissait comme la richesse en soi et de fait, la « découverte » de l'Amérique eut commeconséquence la multiplication par huit de la quantité d'or présente en Europe, un processuss'accélérant toujours plus au XVIIe et XVIIIe siècle.

Cela aboutit à une perte de valeur de l'or, en raison de son surplus, cela d'autant plus dans un pays

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féodal comme l'Espagne, qui en plus s'opposait aux exportations. L'Espagne s'enfonça alors encoreplus dans la crise avec son mercantilisme qui fut appelé par la suite le « bullionisme », forgé à partirdu terme anglais pour lingot.

L'or était entreposé, il ne participait même pas à la circulation, de la même manièrequ'avec Harpagon dans L'avare de Molière.

Il exista une opposition mercantiliste en tant que telle, défendant le même point de vue que Jean-Baptiste Colbert en France : celle des arbitristas, de personnes faisant des projets : ils ne furent pasécoutés et sous l'impulsion de l'auteur baroque Francisco de Quevedo, le terme servit à désignerceux qui font des projets abstraits, velléitaires.

La situation fut relativement différente en Allemagne. Le mercantilisme y sera qualifié de« caméralisme », terme venant du mot « Kammerkollegium » (« collège de lachambre ») regroupant les hauts fonctionnaires d'un prince, dans une Allemagne encore entièrementmorcelée.

Les hauts fonctionnaires géraient les domaines princiers et leur mercantilisme s'y limitait parconséquent, dans la mesure où il n'y avait pas d’État national unifié.

Pire encore, les hauts fonctionnaires combinaient responsabilités policières et économiques,associant les unes aux autres, encadrant de ce fait la société de manière particulièrementréactionnaire.

Il s'ensuivra une mentalité résolument servile, que la Prusse récupérera au moment de l'unificationallemande, et que Heinrich Mann décrira de manière acerbe dans son roman Le Sujet de l'Empereur.

Ce fait fut renforcé par l'absence d'intégration des pays allemands au commerce maritimeinternational. Cette situation d'isolement provoqua une angoisse réactionnaire d'autant plus fortequ'avec la guerre de trente ans (1618-1648), la population de 17 millions de personnes avait reculéde 30 à 40 %.

Le projet de Johann Heinrich Gottlob von Justi au XVIIIe siècle – une monarchie absolue dans uneAllemagne unifiée reconnaissait la propriété privée – apparaissait comme un rêve impossible.

La Prusse fut ici le moteur de la contre-perspective, pavant la voie au « chemin à part » del'Allemagne, avec les « sciences caméralistes » instaurées de manière universitaire en 1727.

Cette partie de l'Allemagne apparut d'autant plus comme modèle que le « roi-soldat » Frédéric-Guillaume Ier de Prusse mit en place une sorte de mercantilisme militarisé, visant l'autarcie avecune aristocratie devant se tourner vers une sorte de sobriété militaire et de génération d'uncapitalisme par en haut.

Il y a ici un moment-clef dans ce qui produira par la suite le national-socialisme.

Une situation très similaire exista en Autriche, pays unifié mais à la tête d'un empire morcelé etcaractérisé par un catholicisme virulent. Les projets du chimiste allemand Johann Joachim Becherde mise en place d'un système de manufactures organisé par en haut échoua, notamment en raisonde l'invasion turque.

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Dans la foulée, Philip Wilhelm von Hornick publia un Österreich über alles, wenn es nurwill (L'Autriche au-dessus de tout, si elle le veut seulement), cherchant à formuler un mercantilismese focalisant sur les ressources et l'argent, avec à l'arrière-plan l'importance de maintenir viable unearmée fonctionnelle afin de maintenir le régime.

Pareillement qu'en Allemagne, toute une littérature fut produite pour dénoncer les mentalitésétroites, obséquieuses qui en ressortaient (Lieutenant Gustl d'Arthur Schnitzler, La marche deRadetzky de Joseph Roth, etc.).

La version commerciale anglaiseLe mercantilisme anglais est, de fait, celui qui fut le plus authentique, car le plus poussé, au point depaver la voie à une véritable analyse économique capitaliste.

Les figures qui y participèrent furent très nombreuses et jouèrent un rôle historique de grandeimportance ; il est souvent parlé de mercantilisme « commercialiste » pour désigner leur approche.

On trouve ainsi Thomas Gresham (1519-1579), marchand et financier richissime, fondateur de labourse du commerce de Londres, la Royal Exchange.

Il fut un très important conseiller royal dans le domaine des finances, réexpliquant une loi parailleurs déjà connue selon laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne, la bonne étant mise decôté pour être conservée et uniquement la mauvaise utilisée pour les paiements.

Thomas Mun (1571-1641) joua également un rôle essentiel au sein de la Compagnie anglaise desIndes orientales, théorisant le principe de la croissance par les exportations dans L'enrichissementde l'Angleterre par le commerce extérieur.

Il appela à renforcer l'agriculture et à consommer « anglais », défendant l'exportation de métauxcomme paiement pour des matières premières, privilégiant la production de biens dont les prix nevariaient pas.

Josiah Child (1630-1699) fut également un dirigeant de la Compagnie anglaise des Indes orientales,qui poussa par tous les moyens à ce que celle-ci dispose d'un pouvoir politique, d'une force armée.

Le monopole dans les colonies était ce qu'il considérait comme stratégiquement nécessaire et afinde le renforcer, il demanda à ce que l’État fasse en sorte que le taux d'intérêt soit bas, afin que lacompagnie puisse s'élancer d'autant plus dans ses initiatives.

Dudley North (1641-1691) prôna la liberté complète du commerce pour enrichir la nation, toutcomme bien entendu John Locke (1632-1704).

Une œuvre très célèbre fut alors La fable des abeilles, de Bernard Mandeville (1670-1733), publiéeen 1705. La fable montre comment les vices privés permettraient de faire progresser la société, laprospérité étant découplée historiquement et par nature de la vertu.

Le mercantilisme ouvrait ici la voie au libéralisme en tant que tel et à ces efforts de formationidéologique d'une base au libéralisme, s'ajoutèrent ceux formulant l'utilisation des techniquesmodernes.

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C'est le cas de William Petty (1623-1687), auquel Karl Marx fait de nombreuses références dans LeCapital, le présentant comme « le père de l'économie politique et jusqu'à un certain pointl'inventeur de la statistique ».

Selon Karl Marx, « l'économie classique » commence avec William Petty, car celui-ci démarre latentative de véritablement comprendre le capitalisme, sans s'appuyer unilatéralement sur lesinterprétations du passé.

Lorsqu'il parle de la monnaie, Karl Marx constate par exemple la chose suivante :

« Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs des banques.

A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d'une interruption dans le cours de leurs métamorphoses. »

Il cite, en note, William Petty qui dit :

« La monnaie n'est, pour ainsi dire, que la graisse du corps politique; trop nuit à son agilité, trop peu le rend malade... de même que la graisse lubrifie les muscles et favoriseleurs mouvements, entretient le corps quand la nourriture fait défaut, remplit les cavités et donne un aspect de beauté à tout l'ensemble; de même la monnaie, dans un État accélère son action, le fait vivre du dehors dans un temps de disette au-dedans, règle les comptes... et embellit le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec ironie, les particuliers qui la possèdent en abondance. »

William Petty prônait pour cette raison un laissez-faire complet, prônant la mise en concurrencesystématique, qu'il considérait comme de toute façon inévitable.

Il développa également le principe d'une stricte comptabilité nationale, pour avoir un aperçu généralde l'économie de la population. Son ami John Graunt (1620-1674) participait à ce projet, qui serarepris ensuite par Gregory King (1648-1712).

Le mercantilisme portait en lui son propre dépassement : le libéralisme en tant que tel.

Les physiocratesPourquoi le libéralisme fut-il en mesure de s'affranchir aussi aisément du mercantilisme ?L'exemple français est ici très pertinent.

En 1615, déjà, le protestant Antoine de Montchrestien (1575-1621) avait dans Traité d’économiepolitique fournit les principales thèses mercantilistes. L'impact historique s'effaça cependant, enraison du poids du catholicisme et de la féodalité.

Or, le poids du catholicisme et de la féodalité ne signifie rien d'autre que le capitalisme n'a pasencore pénétré les campagnes de manière suffisante.

Si le mercantilisme fut rapidement dépassée par ce qui sera l'économie politique « classique », c'est

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justement parce qu'accompagnant la progression du capitalisme, il ne correspondait qu'à une phased'échanges se déroulant avant l'irruption massive du capitalisme dans les campagnes.

C'est pourquoi, après le mercantilisme se développa une pensée qui reconnaissait toute sasignification à l'agriculture. En France, ce furent les « physiocrates » qui, comme l'explique KarlMarx dans Le Capital, considéraient que « la rente foncière n'est pas un tribut arraché auxhommes », mais « un présent fait par la nature même aux propriétaires ».

On devine qu'avec les physiocrates, il y a encore un fétichisme, mais il change de nature : lemercantilisme se focalisait sur l'argent, les physiocrates sur les terres.

Le terme de « physiocrate », forgé par Pierre Samuel du Pont de Nemours, est ainsi un programmeen soi, physis en grec signifiant nature, kratos gouverner. La propriété terrienne est la source detoute richesse, c'est elle qui doit être placé au centre de la société et de l’État.

François Quesnay (1694-1774) dressera, en 1758 ; un « Tableau économique » fameux à l'époque,présentant cette vision du monde ; Karl Marx le décrira dans Le Capital comme un « pannonceauféodal ».

Cependant, Karl Marx n'était pas dupe : derrière cette apparence féodale, on trouvait les exigencesde la fraction la plus avancée du capitalisme, prônant la mise en valeur de l'accumulation de capitaldans les campagnes.

Comment est-on arrivé là ? En fait, une fois le capitalisme élancé avec les commerçants et lesmarchands, il se tourne inévitablement vers l'agriculture.

La monarchie absolue aurait espéré, avec le colbertisme, combiné féodalité dans les campagnes etune sorte de capitalisme par en haut et sous contrôle dans les villes. C'était impossible, car, pardéfinition, le capital se pose comme universel.

Les physiocrates expriment donc le besoin du capital d'engloutir les campagnes. Les physiocratesont, en apparence, le désir de trouver l'origine de la richesse au-delà du commerce, dans laproduction elle-même.

Mais cette apparence porte un contenu : la revendication du laissez faire laissez passer pour lecapital à tous les niveaux, et donc en priorité dans les campagnes.

Karl Marx, dans Le Capital, constate par conséquent :

« Pour les économistes plus anciens, qui commencent à peine à étudier le mode capitaliste de production encore peu développé à leur époque, l'analyse de la rente ne présente aucune difficulté, ou alors des difficultés de tout autre nature.

Petty, Cantillon, et en général les auteurs encore proches de la féodalité, voient dans la rente foncière la forme normale de la plus-value, confondant, sans les déterminer, profit et salaire, ou la prennent tout au plus pour une partie de cette plus-value que le capitaliste a extorquée au propriétaire foncier.

Ils partent donc d'une situation où, primo, la population agricole représente encore la grande majorité de la nation et où, secundo, le propriétaire foncier apparaît comme la

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personne s'appropriant en première main, grâce au monopoles de la propriété foncière, le travail supplémentaire des producteurs immédiats, où par conséquent la propriété foncière paraît être encore la condition principale de la production.

Ils ne pouvaient donc pas encore se poser la question inverse : du point de vue du mode capitaliste de production, élucider comment la propriété foncière réussit à reprendre au capital une partie de la plus-value qu'il a produite (c'est-à-dire extorquée au producteur direct) et qu'il s'est déjà appropriée en première main.

Chez les physiocrates, la difficulté est déjà de nature différente.

Premiers interprètes systématiques du capital, en fait ils tentent d'analyser la nature même de la plus-value. Pour eux, cette analyse se confond avec celle de la rente, seule forme de plus-value existant à leurs yeux.

Le capital agricole producteur de rente est donc pour eux le seul capital qui produise de la plus-value et le travail agricole qu'il met en mouvement le seul travail rapportant de laplus-value, donc le seul travail productif, conclusion parfaitement juste du point de vue capitaliste.

Ils considèrent, à juste titre, que la production de plus-value est le fait déterminant.

Ils ont le grand mérite de remonter du capital marchand agissant uniquement dans la sphère de circulation au capital productif.

Ils s'opposent ainsi à la théorie mercantiliste qui, dans son réalisme grossier, représente la véritable économie politique vulgaire de son temps dont les soucis d'ordre pratique faisaient reléguer à l'arrière-plan les premières analyses scientifiques entreprises par Petty et ses successeurs. »

Les physiocrates prônaient l'émergence naturelle du capitalisme, là où le mercantilisme du typefrançais, avec le colbertisme, cherchait à le former par en haut, de manière forcée et en lemaintenant dans une liaison étroite avec l’État.

Les physiocrates prônaient par conséquent un soutien de l’État au capitalisme agricole, surtout enfait dans une non-interférence. Le « despotisme légal » prôné par les physiocrates signifiait,paradoxalement, que la monarchie absolue de l'époque était censée se plier aux lois « naturelles »du capitalisme agricole.

Les tentatives d'Anne Robert Jacques Turgot, en tant que contrôleur général des finances, d'amenerLouis XVI en ce sens, échouèrent cependant, fort logiquement, la monarchie absolue ayant dépasséses possibilités historiques progressistes.

La monarchie absolue pouvait reconnaître le capital marchand, mais changer les campagnessignifiait supprimer sa propre base sociale. Elle a pu mettre de côté, de manière relative seulement,l'aristocratie, mais elle est elle-même portée par la féodalité.

L'échec physiocrate aboutit donc, fort logiquement, à la compréhension par la bourgeoisie qu'ilfallait s'approprier l’État.

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ANNEXE

Jean Bodin - Différence du roi au tyran (1583)La justice Harmonique. Mais il ne suffit pas d'avoir ainsi disposé ces quatre points en proportion Géométrique, et en partie Arithmétique, si on ne les couple ensemble par proportion Harmonique, qui unit et conjoint les deux nombres du milieu, 6 et 8 et le second au quart, et le premier au tiers, dont il résulte une harmonie mélodieuse, composée de la quarte, de la quinte et des octaves.Autrement, si vous ôtez le lien Harmonique de la quarte, qui est entre 6 et 8, la proportion Géométrique demeurera disjointe ; et si vous disposez les quantités en proportion Géométrique continue, l'Harmonie périra, comme on peut voir en ces quatre nombres 2, 4, 8, 16 où les raisons se trouvent bien conjointes en quelque sorte qu'on les prenne.

Mais il ne s'en peut faire aucun accord, et aussi peu si vous disposez les nombres en proportion Arithmétique, car l'une et l'autre sont aussi différentes de l'harmonique comme l'eau bouillante et glacée sont différentes [de] l'eau tiède.

En cas pareil, nous dirons, que si le Prince, ou le peuple, ou la noblesse ayant la souveraineté, soit en Monarchie, ou état Aristocratique, ou populaire, se gouverne sans aucune loi, laissant le tout à la discrétion des Magistrats ou, par soi-même, distribuant les peines et loyers selon la grandeur ou qualité d'un chacun, [bien] que cela soit beau en apparence, [quoiqu'il] n'y eût fraude ni faveur (chose toutefois impossible), néanmoins, ce gouvernement ne peut être durable ni assuré, parce qu'iln'y a point de lien des grands aux petits, ni par conséquent accord aucun ; beaucoup moins y aura-t-il de sûreté si tout se gouverne par égalité et lois immuables, sans accommoder l'équité à la variété particulière des lieux, des temps, et des personnes.

Gouvernement de [la] République par forme Arithmétique, Géométrique, Harmonique.

Et tout ainsi que deux simples en extrémité de froideur et de chaleur sont autant de poisons, et, néanmoins, composés et tempérés l'un avec l'autre font une médecine fort salutaire, [de même] aussices deux proportions de gouvernement, Arithmétique et Géométrique, l'un par lois seulement, l'autreà l'arbitrage du gouverneur sans lois, ruinent les Républiques : et composés ensemble par proportionHarmonique [ces deux proportions de gouvernement] servent à maintenir les états.

Et, par ainsi, Aristote s'est abusé de dire que l'état serait bienheureux, qui aurait un si bon Prince, qu'il ne fût jamais vaincu de faveur, ni de passion quelconque : on n'aurait, dit-il, que faire de lois.

Or il est certain que la loi n'est pas faite pour ceux qui tiennent la souveraineté, comme nous avons montré en son lieu, [mais] pour les magistrats principalement, qui ont bien souvent les yeux si bandés de passions, ou de concussions, ou d'ignorance, qu'ils ne sauraient voir un seul trait de la beauté de justice.

Et quand [bien même] ils seraient Anges, ou qu'ils ne pourraient aucunement faillir, si est-ce que lessujets ont affaire de loi comme d'un flambeau pour se guider ès ténèbres des actions humaines ; et [également] pour étonner les méchants qui pourraient prétendre cause d'ignorance, véritable ou

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vraisemblable, de leurs méchancetés ; ou, pour le moins, de la peine, qui n'est point gravée en nos âmes, comme [le sont] les choses que nature défend (…).

Dieu 1 , que celui qui a mérité d'être flétri, sera puni selon le forfait par lui commis : il est défendu de bailler plus de quarante coups ; laquelle loi est selon la justice 1 Deutéronome, 25.

Harmonique, car il est permis au juge de juger à sa discrétion par proportion semblable jusqu'à quarante coups, selon la qualité des personnes et du forfait. Et la qualité arithmétique est en ce qu'il est défendu [de] passer quarante coups ; en quoi celui qui a le plus offensé, et qui toutefois n'a pas mérité la mort, n'est pas plus puni pour ce regard, que celui qui a moins offensé ; et la loi porte sa raison, et afin, dit-il, que le condamné ne soit rendu estropié.

[Ce] qui nous est un certain argument de la loi de Dieu, [selon lequel] la vraie justice, et le gouvernement le plus beau, est celui qui s'entretient par proportion Harmonique.

Et combien que l'état populaire embrasse plus les lois égales, et la justice Arithmétique, et [que], au contraire, l'état Aristocratique retient plus la proportion Géométrique, si est-ce que l'un et l'autre est contraint d'entremêler la proportion Harmonique pour sa conservation ; autrement, si la seigneurie Aristocratique rejette le menu peuple loin de tous états, offices et dignités, ne lui faisant aucune partde la dépouille des ennemis, ni des pays conquis sur eux, il ne se peut faire que le menu peuple, pour peu qu'il soit aguerri, ou que l'occasion se présente, ne se révolte et [ne] change l'état, comme j'ai montré ci-devant par plusieurs exemples.

C'est pourquoi la seigneurie de Venise, qui est une vraie Aristocratie s'il en fut [jamais], se gouvernequasi Aristocratiquement, distribuant les grands honneurs, dignités, bénéfices et Magistrats aux gentilshommes Vénitiens, et les menus offices, où il n'y a point de puissance, au menu peuple, suivant la proportion Géométrique, des grands aux grands, et des petits aux petits.

Et néanmoins, pour contenter le menu peuple, la seigneurie lui a laissé l'état de Chancelier, qui est des plus dignes et des plus honorables, [et] aussi qu'il est perpétuel ; et, en outre, les offices des secrétaires d'état, qui sont bien fort honorables ; et au surplus l'injure, faite au moindre habitant par les gentilshommes Vénitiens, est punie et châtiée ; et une grande douceur et liberté de vie donnée à tous, [chose] qui sent plus la liberté populaire que le gouvernement Aristocratique ; et, qui plus est, la création des Magistrats se fait par choix et par sort, l'un propre au gouvernement Aristocratique, l'autre à l'état populaire, si bien qu'on peut dire, que l'état est Aristocratique et conduit aucunement par proportion Harmonique, [ce] qui a rendu cette République-là belle et florissante (…).

L'état Royal gouverné harmoniquement est le plus beau et le plus parfait.

Il faut donc que le sage Roi gouverne son Royaume harmoniquement, entremêlant doucement les nobles et roturiers, les riches et les pauvres, avec telle discrétion toutefois, que les nobles aient quelque avantage sur les roturiers, car c'est bien la raison que le gentilhomme aussi excellent en armes ou en lois, comme le roturier, soit préféré aux états de judicature, ou de la guerre, et que le riche égal en autre chose au pauvre, soit aussi préféré aux états, qui ont plus d'honneur que de profit,et que le pauvre emporte les offices, qui ont plus de profit que d'honneur, et tous deux seront contents.

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Car celui qui est assez riche ne cherche que l'honneur, et le pauvre cherche son profit.

Aussi faut-il, que les riches qui portent les charges publiques, aient quelque avantage sur les pauvres ; c'est pourquoi ce sage Consul Romain laissa le gouvernement et souveraineté des villes par lui conquises, aux plus riches, jugeant qu'ils seraient plus soigneux de [leur] conservation que les pauvres, qui n'y avaient pas si grand intérêt.

Et si les états sont associés et doubles, il vaudra mieux coupler le noble et le roturier, le riche et le pauvre, le jeune et le vieux, que deux nobles, ou deux riches, ou deux pauvres, ou deux jeunes ensemble, qui sont le plus souvent en querelles, et s'empêchent l'un l'autre en leur charge, comme il advient, naturellement, qu'il n'y a jalousie entre égaux.

Mais encore il en revient un bien grand fruit de la conjonction que j'ai dite. Car en ce faisant chacungarde la prérogative et le droit à l'état, duquel il tient, comme il se voit ès cours souveraines, corps et collèges composés de toutes sortes de gens, la Justice est beaucoup mieux ordonnée, que s'ils étaient d'un état seulement.

Or il n'y a moyen de lier les petits avec les grands, les roturiers avec les nobles, les pauvres avec les riches, sinon en communiquant les offices, états, dignités et bénéfices aux hommes qui le méritent, comme nous avons montré ci-devant. Mais les mérites sont divers, car qui ne voudrait octroyer les états et charges honorables sinon aux gens vertueux, la République serait toujours en combustion, d'autant que les hommes de vertu sont toujours en fort petit nombre, et seraient aisément chassés et déboutés du surplus.

Mais en couplant les hommes de vertu, comme j'ai dit, tantôt aux nobles, tantôt aux riches, [bien] qu'ils soient destitués de vertu, néanmoins ils se sentiront honorés d'être conjoints avec les gens vertueux, et ceux-ci de monter au lieu d'honneur ; et, en ce faisant, toute la noblesse d'un côté se réjouit de voir que le seul point de noblesse est respecté en la distribution des loyers, et, de l'autre côté, tous les roturiers sont ravis d'un plaisir incroyable, et se sentent tous honorés, comme de fait ils ont honneur, quand ils voient le fils d'un pauvre médecin, Chancelier d'un grand Royaume, et un pauvre soldat être enfin Connétable, comme il s'est vu en la personne de Bertrand du Guesclin, et deMichel de l'Hospital, et de beaucoup d'autres, qui, pour leurs vertus illustres sont montés aux plus hauts degrés d'honneur.

Mais tous les états portent impatiemment de voir les plus indignes aux plus hauts lieux, non pas qu'il ne soit nécessaire de donner quelquefois aux incapables et indignes quelques offices, pourvu qu'ils soient en si petit nombre, que leur ignorance ou méchanceté n'ait pas grand effet en l'état où ils seront.

Car il ne faut pas seulement bailler la bourse aux plus loyaux, les armes aux plus vaillants, la justiceaux plus droits, la Censure aux plus entiers, le travail aux plus forts, le gouvernail aux plus sages, la Prélature aux plus dévôts, comme la justice Géométrique veut (combien qu'il est impossible pour la rareté des hommes vertueux), [mais] il faut aussi, pour faire une harmonie des uns avec les autres, yentremêler ceux qui ont de quoi suppléer en une sorte ce qui leur défaut en l'autre ; autrement, if n'y aurait non plus d'harmonie, que si on séparait les accords qui sont bons en soi, mais ils ne feront point de consonance s'ils ne sont liés ensemble, car le défaut de l'un est suppléé par l'autre.

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L'image du Roi, et des trois états conformes à la nature. En quoi faisant, le sage Prince accordera ses sujets les uns aux autres, et tous ensemble avec soi, tout ainsi comme on peut voir ès quatre premiers nombres, que Dieu a disposés par proportion harmonique, pour nous montrer que l'état Royal est Harmonique, et qu'il se doit gouverner Harmoniquement :

Car 2 à 3 fait la quinte, 3 à 4 la quarte, deux à quatre l'octave, et, derechef, un à deux fait l'octave, 1 à 3 la douzième, tenant la quinte et l'octave, et 1 à 4 la double octave, [ce] qui contient l'entier système de tous les tons et accords de musique ; et qui voudra passer à 5, il fera un discord insupportable. L'image de l'âme [est] semblable au Royaume bien ordonné.

Autant peut-on dire du point, de la ligne, de la superficie et du corps. Donc, on suppose que le Prince, élevé par-dessus tous les sujets, la majesté duquel ne souffre non plus division, que l'unité qui n'est point nombre, ni au rang des nombres, [bien] que tous les autres n'ont force ni puissance que de l'unité ; et les trois états disposés comme ils sont, et quasi toujours ont été, en tous Royaumeset Républiques bien ordonnées : c'est à savoir l'état Ecclésiastique, le premier, pour la dignité qu'il soutient et [la] prérogative du ministère envers Dieu, qui est composé de nobles et roturiers ; puis l'état militaire, qui est aussi composé des nobles et roturiers ; et le menu peuple de gens scolastiques, marchands, artisans et laboureurs.

Et que chacun de ces trois états ait part aux offices, bénéfices, judicatures, et charges honorables, ayant égard aux mérites et aux qualités des personnes. Il se formera une plaisante harmonie de tous les sujets entre eux, et de tous ensemble avec le Prince souverain.

Ce que nous pouvons encore figurer en l'homme, qui est la vraie image de la République bien ordonnée : car l'intellect tient lieu d'unité étant indivisible, pur et simple, puis l'âme raisonnable, quetous les anciens ont séparée de puissance d'avec l'intellect ; la troisième est l'appétit de vindicte, qui gît au cœur, comme les gendarmes ; la quatrième est la cupidité bestiale, qui gît au foie, et autres intestins nourrissant tout le corps humain, comme les laboureurs.

Et combien que les hommes qui n'ont point ou peu d'intellect, ne laissent pas de vivre sans voler plus haut à la contemplation des choses divines et intellectuelles.

Aussi, les Républiques Aristocratique et populaire, qui n'ont point de Roi, s'entretiennent et gouvernent leur état, néanmoins elles ne sont point unies ni liées si bien que s'il y avait un Prince,

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qui est comme l'intellect, qui unit toutes les parties, et les accorde ensemble, quand l'âme raisonnable est guidée par prudence, l'appétit de vindicte par magnanimité, la cupidité bestiale par tempérance, et l'intellect est élevé par contemplations divines, alors il s'établit une justice très harmonieuse, qui rend à chacune des parties de l'âme ce qui lui appartient.

Ainsi peut-on dire des trois états guidés par prudence, par force et tempérance, et ces trois vertus morales accordées ensemble, et avec leur Roi, c'est-à-dire à la vertu intellectuelle et contemplative, il s'établit une forme de République très belle et harmonieuse.

Car tout ainsi que de l'unité dépend l'union de tous les nombres, et qui n'ont être ni puissance que d'elle, [de même] aussi un Prince souverain est nécessaire, de la puissance duquel dépendent tous les autres.

Et tout ainsi qu'il ne se peut faire si bonne musique où il n'y ait quelque discord, qu'il faut par nécessité entremêler, pour donner plus de grâce aux bons accords, ce que fait le bon musicien pour rendre la consonance de la quarte, de la quinte et de l'octave, plus agréable, coulant auparavant quelque discord, qui rend la consonance que j’ai dite douce à merveilles ; ce que font aussi les friands cuisiniers, qui, pour donner meilleur goût aux bonnes viandes, entrejettent quelques plats de fausses âpres et mal plaisantes ; et le docte peintre pour rehausser sa peinture, et donner lustre au blanc, l'obscurcit à l'entour de noir et d'ombrages : car la nature du plaisir est telle en toutes les choses de ce monde, qu'il perd sa grâce si on n'a goûté le déplaisir, et le plaisir toujours continuant devient fade, pernicieux et mal plaisant ; [de même] aussi, est-il nécessaire qu'il y ait quelques fols entre les sages, quelques hommes indignes de leur charge entre les hommes expérimentés, et quelques vicieux entre les bons pour leur donner lustre, et faire connaître au doigt et à l'œil la différence du vice à la vertu, du savoir à l'ignorance.

Car quand les fols, les vicieux, les méchants sont méprisés, alors les sages, les vertueux, les gens de bien reçoivent le vrai loyer de leur vertu, qui est l'honneur.

Les trois filles de Thémis se rapportent aux trois proportions.

Et [il] semble que les anciens Théologiens nous avaient figuré ce que j'ai dit, donnant à Thémis troisfilles, à savoir [en grec], c'est-à-dire Loi droite, Équité, et Paix, qui se rapportent aux trois formes deJustice, Arithmétique, Géométrique, et Harmonique. Et néanmoins la paix, qui figure l'harmonique, est le seul but et comble de toutes les lois et jugements, et du vrai gouvernement royal, comme la Justice Harmonique est le but du gouvernement Géométrique et Arithmétique. Le monde est fait et gouverné par proportion harmonique.

Ce point-là bien éclairci, reste à voir s'il est vrai ce que disait Platon, que Dieu gouverne ce monde par proportion Géométrique, parce qu'il a pris ce fondement, pour montrer que la République bien ordonnée à l'image de ce monde doit être gouvernée par Justice Géométrique.

J'ai montré tout le contraire par la nature de l'unité rapportée aux trois premiers nombres harmoniquement ; et de l'intellect, aux trois parties de l'âme ; et du point, à la ligne, à la superficie etau corps.

Mais il faut passer plus outre, car si Platon eût regardé de plus près, il eût remarqué ce qu'il a oublié

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en son Timée, que ce grand Dieu de nature a composé harmoniquement le monde de la matière et dela forme, par égalité et similitude ; et d'autant que la matière était inutile sans la forme, et la forme ne pouvait subsister sans la matière, ni en tout l'univers, ni en ses parties, il en composa le monde, qui est égal à l'une, et semblable à l'autre ; il est égal à la matière, parce qu'il comprend tout, et semblable à la forme, comme la proportion harmonique est composée de la proportion Arithmétiqueet Géométrique, égale à l'une, et semblable à l'autre, étant l'une séparée de l'autre imparfaite.

Et comme les Pythagoriens sacrifièrent des hécatombes, non pas pour la sous-tendue de l'angle droitqui peut les deux côtés, mais pour avoir trouvé en une même figure l'égalité et similitude de deux autres figures, étant la troisième figure égale à la première, et semblable à la seconde :

aussi Dieu a fait ce monde égal à la matière, parce qu'il comprend tout, et [qu'il] n'y a rien de vide, et semblable à la forme éternelle, qu'il avait figurée auparavant que faire le monde, comme nous lisons en la sainte Écriture.

Et quant au mouvement de ce monde, on voit que Dieu en a fait un égal, qui est le mouvement ravissant ; l'autre inégal, qui est le mouvement planétaire, et contraire au premier ; le troisième est lemouvement tremblant, qui embrasse et lie l'un à l'autre. Liaison harmonieuse du monde et de ses parties.

Et si nous cherchons par le menu les autres créatures, nous trouverons une perpétuelle liaison harmonique, qui accorde les extrémités par [des] moyens indissolubles qui tiennent de l'un et de l'autre, comme on peut voir entre la terre et les pierres, l’argile, entre la terre et les métaux, les marcasites, calamites et autres minéraux ; entre les pierres et les plantes, les espèces de corail qui sont [des] plantes lapidifiées prenant vie et croissance par les racines ; entre les plantes et animaux, les Zoophytes, ou plantes-bêtes qui ont sentiment et mouvement, et tirent vie par les racines ; entre les animaux terrestres aquatiques, les Amphibies, comme bièvres, loutres, tortues, et d'autres semblables ; entre les aquatiques et volatiles, les poissons volants ; et, généralement, entre les bêtes et l'homme, les singes, combien que Platon mettait la femme entre ceux-ci et la nature Angélique. Dieu a posé l'homme, partie duquel est mortelle, et partie immortelle, liant aussi le monde élémentaire avec le monde céleste par la région éthérée.

Et tout ainsi que le discord donne grâce à l'harmonie, aussi Dieu a-t-il voulu que le mal fût entremêlé avec le bien, et les vertus posées au milieu des vices, des monstres en nature, des éclipsesaux lumières célestes, et des raisons sourdes ès démonstrations géométriques, afin qu'il en réussît un

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plus grand bien, et que la puissance et beauté des œuvres de Dieu par ce moyen fût connue, [chose] qui autrement demeurerait cachée et ensevelie. C'est pourquoi Dieu ayant endurci Pharaon, que les sages Hébreux interprètent l'ennemi de Dieu et de nature : Je l'ai fait, dit-il, pour me faire tête, et montrer ma force contre lui, afin que tout le monde chante ma gloire et ma puissance.

Et néanmoins tous les Théologiens sont d'accord que la force et puissance de cet ennemi de Dieu estenclose ès barrières du petit monde élémentaire, et qu'il n'a pouvoir sinon tant qu'il plaît à Dieu lui lâcher la bride.

Or, tout ainsi que par voix et sons contraires il se compose une douce et naturelle harmonie, [de même] aussi des vices et vertus, des qualités différentes des éléments, des mouvements contraires, et des sympathies et antipathies liées par moyens inviolables, se compose l'harmonie de ce monde etde ses parties.

[Tout] comme aussi la République est composée de bons et mauvais, de riches et de pauvres, de sages et de fols, de forts et de faibles, alliés par ceux qui sont moyens entre les uns et les autres : étant toujours le bien plus puissant que le mal, et les accords plus que les discords.

Et tout ainsi que l'unité sur les trois premiers nombres, l'intellect sur les trois parties de l'âme, le point indivisible sur la ligne, superficie, et le corps, ainsi peut-on dire, que ce grand Roi éternel, unique, pur, simple, indivisible, élevé par-dessus le monde élémentaire, céleste et intelligible, unit les trois ensemble, faisant reluire la splendeur de sa majesté et la douceur de L'harmonie divine en tout ce monde, à l'exemple duquel le sage Roi se doit conformer, et gouverner son Royaume.

Bernard MandevilleLa Fable des abeilles (1705)

Bernard Mandeville

La Fable des abeilles

La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens

Un nombreux essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance,elles vivaient tranquilles. Ces mouches, célèbres par leurs lois, ne l’étaient pas moins par le succèsde leurs armes, et par la manière dont elles se multipliaient. Leur domicile était un séminaire parfaitde science et d’industrie.

Jamais abeilles ne vécurent sous un plus sage gouvernement : cependant, jamais il n’y en eut deplus inconstantes et de moins satisfaites.

Elles n’étaient, ni les malheureuses esclaves d’une dure tyrannie, ni exposées aux cruels désordresde la féroce démocratie. Elles étaient conduites par des rois qui ne pouvaient errer, parce que leurpouvoir était sagement borné par les lois.

Ces insectes, imitant tout ce qui se fait à la ville, à l’armée ou au barreau, vivaient parfaitementcomme les hommes et exécutaient, quoiqu’en petit, toutes leurs actions. Les merveilleux ouvrages

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opérés par l’adresse incomparable de leurs petits membres, échappaient à la faible vue deshumains : cependant il n’est parmi nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, nicitadelles, ni armes, ni artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni instruments, en un mot, il n’y arien de tout ce qui se voit parmi les hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent aussi.

Comme donc leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les concerne qu’enemployant nos expressions.

L’on convient assez généralement qu’entre autres choses dignes d’être remarquées, ces animaux neconnaissaient point l’usage des cornets ni des dés ; mais puisqu’ils avaient des rois, et parconséquent des gardes, on peut naturellement présumer qu’ils connaissaient quelque espèce de jeux.Vit-on en effet jamais d’officiers et de soldats qui s’abstînssent de cet amusement ?

La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombrecontribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité etl’ambition d’autres abeilles, qui étaient uniquement employées à consumer les travaux despremières. Malgré une si grande quantité d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient passatisfaits. Tant d’ouvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de lanation.

Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables.D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de de leurvisage, & en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles. L’on en voyait cependantd’autres qui s’adonnaient à des Emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, nifonds, ni soins.

Tels étaient les CHEVALIERS D'INDUSTRIE, les PARASITES, les COURTIERS D'AMOUR, lesJOUEURS, les FILOUX, les FAUX-MONNAYEURS, les EMPIRIQUES, les DEVINS, & engénéral tous ceux qui haïssant la lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage, letravail de leurs Voisins, qui incapables eux-mêmes de tromper, étaient moins défiants.

On appelait ces gens-là des FRIPONS : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique dansle fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaqueprofession, tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, avaient quelque espèce defriponnerie qui leur était propre. C’était les subtilités de l’art, et les tours de bâton.

Comme s’ils n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime d’avec l’illégitime,ils avaient des jurisconsultes occupés à entretenir des animosités, et à susciter de mauvaiseschicanes. C’était le fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties etpour profiter adroitement des biens engagés.

Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne négligeaient rien pour empêcher qu’on neterminât par voie d’accommodement les difficultés.

Pour défendre une mauvaise cause, ils épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le mêmebut que les voleurs examinent les maisons et les boutiques. C’était uniquement pour découvrirl’endroit faible dont ils pourraient se prévaloir.

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Les médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au rétablissement de leursmalades. La plupart, au lieu de s’appliquer à l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre unedémarche composée.

Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils possédaient pour se donner la réputation degens doctes. Tranquilles sur la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir les louangesdes accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui vivaient du produit des naissances ou desfunérailles.

Attentifs à ménager la faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles recettesde la tante de Madame.

Les chalands et toute leur famille étaient soigneusement ménagés. Un sourire affecté, des regardsgracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces esprits déjà prévenus. Il n’y avait pasmême jusques aux gardes dont ils ne souffrirent les impertinences.

Entre le grand nombre des Prêtres de Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’enhaut, il n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La plupart étaient mêmeaussi emportés qu’ignorants.

On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité, malgré les soins qu’ilsprenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs, etintempérants comme des matelots.

Quelques-uns à face blême, couverts d’habits déchirés, priaient mystiquement pour avoir du pain.Ils espéraient de recevoir de plus grosses récompenses ; mais à la lettre ils n’obtenaient que du pain.

Et tandis que ces sacrés esclaves mouraient de faim, les fainéants pour qui ils officiaient étaient bienà leur aise. On voyait sur leurs visages de prospérité, la santé et l’abondance dont ils jouissaient.

Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’Honneur, s’ils avaient le bonheurd’échapper à l’épée victorieuse, quoiqu’il y en eut plusieurs qui fussent de vrais poltrons, quin’aimaient point le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvaitquelque personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite.

Il y avait des guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plusexposés.

D’abord ils y perdaient une jambe, ensuite ils y laissaient un bras, et enfin, lorsque toutes cesdiminutions les avaient mis hors d’état de servir, on les renvoyait honteusement à la demi-paye ;tandis que d’autres, qui plus prudents n’allaient jamais au combat, tiraient la double paye, pourrester tranquilles chez eux.

Leurs Rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres Ministres les trompaient. Il y en avait à lavérité plusieurs qui ne négligeaient rien pour avancer les intérêts de la couronne ; mais en mêmetemps ils pillaient impunément le trésor qu’ils travaillaient à enrichir.

Ils avaient l’heureux talent de faire une très belle dépense, quoique leurs appointements fussent trèschétifs ; et encore se vantaient-ils d’être fort modestes.

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Donnaient-ils trop d’étendue à leurs droits ? ils appelaient cela leurs tours de bâton. Et même s’ilscraignaient qu’on ne comprît leur jargon, ils se servaient du terme d’Emoluments, sans qu’ilsvoulussent jamais parler naturellement et sans déguisement de leurs gains.

Car il n’y avait pas une abeille qui ne se fut très bien contentée, je ne dis pas de ce que gagnaienteffectivement ces ministres, mais seulement de ce qu’ils laissaient paraître de leurs gains.

Ils ressemblaient à nos joueurs qui, quoiqu’ils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais enprésence des perdants tout ce qu’ils ont gagné.

Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ?

Celui qui achetait des immondices pour engraisser son pré, les trouvait falsifiés d’un quart depierres et de mortier inutiles et encore, quoique dupe, il n’aurait pas eu bonne grâce d’en murmurer,puisqu’à son tour il mêlait parmi son beurre une moitié de sel.

La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible aubrillant éclat de l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la balance qu’elletenait dans sa main gauche.

Impartiale en apparence, lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de punir des meurtreset d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au supplice des gens qui avaientcontinué leurs friponneries après avoir été punis du pilori.

Cependant on croyait communément que l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles quiétaient pauvres et sans ressources ; et que même cette déesse faisait attacher à l’arbre maudit desgens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis des crimes qui ne méritaient pas un pareiltraitement. Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.

Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité.Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balancedes autres ruches.

Tous ses membres à l’envi prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel était l’étatflorissant de ce peuple. Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique.

Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, etqu’elle se fut liée d’amitié avec le vice, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le biencommun.

Les fourberies de l’Etat conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dansun concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés.

Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme pardépit. La tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres.

L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave dunoble défaut de la prodigalité.

Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion si détestée, donnait de

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l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même et l’amour-propre, ministres del’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce.

Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages etdans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.

Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient étésagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant enaltérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudencen’aurait pu prévoir.

C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu laruche abonder de toutes les commodités de la vie.

Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs queles pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On nepouvait rien ajouter au bonheur de cette société.

Mais hélas ! quelle n’est pas la vanité de la félicité des pauvres mortels ? A peine ces abeillesavaient-elles goûté les prémices du bonheur, qu’elles éprouvèrent qu’il est même au dessus dupouvoir des Dieux de rendre parfait le séjour terrestre.

La troupe murmurante avait souvent témoigné qu’elle était satisfaite du gouvernement et desministres ; mais au moindre revers, elle changea d’idées. Comme si elle eût été perdue sans retour,elle maudit les politiques, les armées et les flottes.

Ces Abeilles réunissant leurs plaintes, on entendait de tous côtés ces paroles : Maudites soient toutesles fourberies qui règnent parmi nous. Cependant chacune se les permettait encore ; mais chacuneavait la cruauté de ne vouloir point en accorder l’usage aux autres.

Un personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son Maître, le Roi et le Pauvre,osait crier de toute sa force : Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices. Et quipensez-vous que fut ce rigide sermoneur ?

C’était un gantier qui avait vendu toute sa vie et qui vendait actuellement des peaux de mouton pourdes cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans cette société qui ne contribuât au bien public.Cependant tous les fripons criaient avec impudence : Bon Dieux ! accordez-nous seulement laprobité.

Mercure (1) ne put s’empêcher de rire à l’ouïe d’une prière si effrontée. Les autres Dieux direntqu’il y avait de la stupidité à blâmer ce que l’on aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières, juraenfin que cette troupe criailleuse serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.

Il dit : Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable à l’arbre instructif, elledévoila les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte.

Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait sur leurs visagesl’énormité de leurs crimes. C’est ainsi que les enfants qui veulent cacher leurs fautes, trahis par leurcouleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage mal assuré la mauvaise action

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qu’ils ont faite.

Mais grand Dieux ! quelle consternation ! quel subit changement ! En moins d’une heure le prix desdenrées diminua partout. Chacun, depuis le Ministre d’Etat jusqu’au Villageois arracha le masqued’hypocrisie qui le couvrait.

Quelques-uns, qui étaient très bien connus auparavant, parurent des étrangers quand ils eurent prisdes manières naturelles.

Dès ce moment, le Barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient volontairement leurs dettes, sansen excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. On les cédait généreusement à ceuxqui n’étaient pas en état de les satisfaire. S’élevait-il quelque difficulté, ceux qui avaient tortrestaient modestement dans le silence.

On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la vexation. Personne ne pouvaitplus acquérir des richesses. La vertu et l’honnêteté régnaient dans la Ruche. Qu’est-ce donc que lesavocats y auraient fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution n’avaient pas eu le bonheur degagner du bien, désespérés ils pendaient leur écritoire à leur côté et se retiraient.

La justice, qui jusqu’alors avait été occupée à faire pendre certaines personnes, avait donné laliberté à ceux qu’elle tenait prisonniers.

Mais dès que les prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile, elle se fitcontraint de se retirer avec son train et tout son bruyant attirail. D’abord paraissaient quelquesSERRURIERS chargés de serrures, de verrous, de grilles, de chaînes et de portes garnies de barresde fer. Ensuite venaient les Geôliers, les GUICHETIERS et leurs suppôts.

La déesse paraissait alors précédée de son fidèle ministre l’écuyer Carnifex, le grand exécuteur deses ordres sévères. Il n’était point armé de son épée imaginaire (2), à la place il portait la hache et lacorde. Dame Justice aux yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée dans les airs accompagnée dece cortège. Autour de son char et derrière il y avait ses sergents, huissiers, et ses domestiques detoute espèce qui se nourrissent des larmes des infortunés.

La RUCHE avait des MEDECINS, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet artsalutaire, n’était plus confiée qu’à d’habiles gens. Ils étaient en si grand nombre, et si bien répandusdans la ruche qu’ils n’y en avait aucun qui eut besoin de se servir de voiture.

Leurs vaines disputes avaient cessé. Le soin de délivrer promptement les patients était ce qui lesoccupait uniquement. Pleins de mépris pour les drogues qu’on apporte des pays étrangers, ils sebornaient aux simples que produit le pays.

Persuadés que les Dieux n’envoient aucune maladie aux Nations sans leur donner en même tempsles vrais remèdes, ils s’attachaient à découvrir les propriétés des plantes qui croissaient chez eux.

LES RICHES ECCLESIASTIQUES, revenus de leur honteuse paresse ne faisaient plus desservirleurs églises par des abeilles prises à la journée. Ils officiaient eux-mêmes. La probité dont ilsétaient animés les engageait à offrir des prières et des sacrifices.

Tous ceux qui ne se sentaient pas capables de s’acquitter de ces devoirs ou qui croyaient qu’on

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pouvait se passer de leurs soins, résignaient sans délai leurs emplois.

Il n’y avait pas assez d’occupation pour tant de personnes, si même il en restait pour quelques-uns.Le nombre en diminua donc considérablement. Ils étaient tous modestement soumis au GRANDPRETRE, qui uniquement occupé des affaires religieuses, abandonnait aux autres les affaires d’Etat.Le chef sacré, devenu charitable, n’avait pas la dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés.

Jamais on n’entendait dire qu’il retranchât quelque chose du salaire de l’indigent. C’était aucontraire chez lui que l’affamé trouvait de la nourriture, le mercenaire du pain, l’ouvrier nécessiteuxsa table et son lit.

Le changement ne fut pas moins considérable parmi les premiers ministres du roi et tous lesofficiers subalternes.

Économes et tempérants alors, leurs pensions leur suffisaient pour vivre. Si une pauvre Abeille futvenue dix fois pour demander le juste paiement d’une petite somme, et que quelques Commis bienpayé l’eut obligé, ou de lui faire présent d’un écu, ou de ne jamais recevoir son paiement, on auraitci-devant appelé une pareille alternative, le tour de bâton du commis ; mais pour lors on lui auraittout naturellement donné le nom de friponnerie manifeste.

Une SEULE Personne suffisait pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureuxchangement.

On n’avait plus besoin de donner des collègues pour éclairer les actions de ceux à qui l’on confiaitle maniement des affaires. Les magistrats ne se laissaient plus corrompre ? et ils ne cherchaient plusà faciliter les larcins des autres. Un seul faisait alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’enfaisaient auparavant.

(R)* Il n’y avait plus d’honneur à faire figure aux dépens de ses créditeurs. Les Livrées étaientpendues dans les boutiques des Fripiers.

Ceux qui brillaient par la magnificence de leurs carrosses les vendaient pour peu de chose. Lanoblesse se défaisait de tous ses superbes chevaux si bien appariés, et même de leurs campagnespour payer leurs dettes.

On évitait la vaine dépense avec le même soin qu’on fuyait la fraude. On n’entretenait plusd’Armée dehors. Méprisant l’estime des étrangers, et la gloire frivole qui s’acquiert par les armes,on ne combattait plus que pour défendre la patrie contre ceux qui en voulaient à ses droits et à saliberté.

Jetez présentement les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez l’accord admirable qui règne entreles commerces et la bonne foi. Les obscurités qui couvraient ce spectacle ont disparu. Tout se voit àdécouvert. Que les choses ont changé de face !

Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de seretirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne purent leur fournir le nécessaire.

Le prix des fonds et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables à ceux deThèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts (3).

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Les grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les titres fastueux gravés surleurs superbes portiques, se moquaient aujourd’hui de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet artmerveilleux, fut entièrement abandonné. Les artisans ne trouvaient plus personne qui voulut lesemployer.

Les peintres ne se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et lestatuaire n’étaient plus nommés dans la Ruche.

Le peu d’abeilles qui restèrent vivaient chétivement. On n’était plus en peine comment ondépenserait son argent, mais comment on s’y prendrait pour vivre. En payant leur compte à lataverne, elles prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied.

On ne voyait plus de salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des habits de drap d’or. Torcolne donnait plus de grosses sommes pour avoir du Bourgogne et des ortolans.

Le courtisan qui se piquant de régaler le jour de Noël sa maîtresse de pois verts, dépensait en deuxheures autant qu’une compagnie de cavalerie aurait dépensé en deux jours, plia bagage, et se retirad’un si misérable pays.

La fière Cloé dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop facile mari de piller l’Etat, vend àprésent son équipage composé des plus riches dépouilles des Indes. Elle retranche sa dépense etporte toute l’année le même habit. Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se succèdentplus avec cette bizarre inconstance.

Dès lors, tous les ouvriers qui travaillaient les riches étoffes de soie et d’argent et tous les artisansqui en dépendent, se retirent. Une paix profonde règne dans ce séjour ; elle a à sa suite l’abondance.Toutes les manufactures qui restent ne fabriquent que des étoffes les plus simples ; cependant ellessont toutes fort chères.

La nature bienfaisante n’étant plus contrainte par l’infatigable jardinier, elle donne, à la vérité, sesfruits dans sa saison ; mais aussi elle ne produit plus ni raretés, ni fruits précoces.

A mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure.Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était lasimplicité et la modération de toutes les abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Lecontentement, cette peste de l’industrie, leur fait admirer leur grossière abondance. Ils nerecherchent plus la nouveauté, ils n’ambitionnent plus rien.

C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques deleurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la valeur possible,jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ilsrésolurent de s’établir ou de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître parmi eux. Touscombattirent vaillamment pour la cause commune. Leur courage et leur intégrité furent enfincouronnés de la victoire.

Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent.

Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui

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mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup detoute rechute, toutes ces abeilles s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste deleur ancienne félicité que le Contentement et l’Honnêteté.

MORALITÉ

Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’uneNation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et desconvenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en mêmetemps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères.

Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faimest sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’oùdépend notre nutrition et notre accroissement.

Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid ettortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autreset deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenusfécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.

C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, & le lie.

Que dis-je !

Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger àmanger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour yfaire revivre l’heureux siècle d’or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servaitde nourriture à nos premiers Pères.

Fin de la Fable des Abeilles.

1. C’est le dieu des Larrons

2. On ne se sert dans les Exécutions en Angleterre que de la Hache pour trancher la tête, jamaisde l’Épée. C’est pour cela qu’il donne le nom d’imaginaire à cette Épée qu’on attribue auBourreau.

3. L’auteur veut parler des Bâtiments élevés pour l’Opéra et la Comédie. Amphion, après avoirchassé Cadmus et sa Femme du lieu de leur demeure, y bâtit la Ville de Thèbes, en y attirantles pierres avec ordre et mesure, par l’harmonie merveilleuse de son divin Luth.

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