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w w w . m e d i a c i o n e s . n e t Politique, télévision et nouveaux modes de représentation en Amérique latine Jesús Martín-Barbero (In : Problèmes d'Amérique Latine, Nº 43, Institut Choiseul pour la Politique internationale et la Géoéconomie, Paris, 2001, pp. 3-22) « Le second dispositif de dénaturation de la politique découle du premier, de l'hégémonie de l'image qui se substitue à la réalité : le médiateur, celui qui assure la communication, finit par supplanter le politique, non seulement au sens propre du terme - le journaliste- vedette devenant plus crédible voire plus puissant que le parlementaire ou le gouverneur - mais aussi dans un sens plus profond, lorsque l'homme politique intériorise peu à peu la fonction de communication, jusqu'à vivre davantage de l'image qu'il projette que des idées ou des objectifs du parti qu'il représente. De même que le consommateur remplace le citoyen, la vidéo-politique remplace la vie politique, selon le même processus et au même rythme : non seulement le marché réduit l'État mais, de plus, il phagocyte la société civile, l'ensemble des citoyens, en les transformant en instance de légitimation de ses propres logiques et de ses propres discours.»

Politique, télévision et nouveaux modes de représentation en Amérique Latine

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« Le second dispositif de dénaturation de la politique découle du premier, de l'hégémonie de l'image qui sesubstitue à la réalité : le médiateur, celui qui assure la communication, finit par supplanter le politique, nonseulement au sens propre du terme - le journalistevedette devenant plus crédible voire plus puissant que leparlementaire ou le gouverneur - mais aussi dans un sens plus profond, lorsque l'homme politique intériorise peu àpeu la fonction de communication, jusqu'à vivre davantage de l'image qu'il projette que des idées ou desobjectifs du parti qu'il représente. De même que le consommateur remplace le citoyen, la vidéo-politiqueremplace la vie politique, selon le même processus et au même rythme : non seulement le marché réduit l'Étatmais, de plus, il phagocyte la société civile, l'ensemble des citoyens, en les transformant en instance delégitimation de ses propres logiques et de ses propres discours.»

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w w w . m e d i a c i o n e s . n e t

Politique, télévision et nouveaux modes de représentation en

Amérique latine

Jesús Martín-Barbero

(In : Problèmes d'Amérique Latine, Nº 43,

Institut Choiseul pour la Politique internationale et la

Géoéconomie, Paris, 2001, pp. 3-22)

« Le second dispositif de dénaturation de la politique découle du premier, de l'hégémonie de l'image qui se substitue à la réalité : le médiateur, celui qui assure la communication, finit par supplanter le politique, non seulement au sens propre du terme - le journaliste-vedette devenant plus crédible voire plus puissant que le parlementaire ou le gouverneur - mais aussi dans un sens plus profond, lorsque l'homme politique intériorise peu à peu la fonction de communication, jusqu'à vivre davantage de l'image qu'il projette que des idées ou des objectifs du parti qu'il représente. De même que le consommateur remplace le citoyen, la vidéo-politique remplace la vie politique, selon le même processus et au même rythme : non seulement le marché réduit l'État mais, de plus, il phagocyte la société civile, l'ensemble des citoyens, en les transformant en instance de légitimation de ses propres logiques et de ses propres discours.»

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I Les « atmosphères culturelles » de la fin du XXe siècle

Parler de l'expérience politique que vivent les pays d'Améri-que latine à la fin du XXe siècle conduit à s’intéresser à leurs « atmosphères culturelles ». La première de ces atmosphères peut être appelée technofascination. Celle-ci allie en effet la fascination exercée par la technologie au réalisme de l'iné-luctable, et se traduit, d'une part, par « une culture de la technique qui permet de relier la raison instrumentale à la passion personnelle »1 et, d'autre part, par une multitude de paradoxes déconcertants : la richesse en matière de com-munication coexiste désormais avec l'affaiblissement du domaine public ; l'information est aisément disponible mais l'enseignement formel se dégrade ; une prolifération inces-sante d'images se développe parallèlement à l'appau-vrissement de l'expérience ; la société, qui souffre d'un im-mense déficit symbolique, connaît une multiplication de signes. La convergence entre société de marché et rationali-té technologique crée des "sociétés parallèles" : celle des personnes qui accèdent à une offre illimitée de biens et de savoirs et celle des exclus auxquels est refusé, de façon de plus en plus manifeste, l'accès aux biens les plus élémentai-res et à l'information qui leur permettrait de prendre des décisions en tant que citoyens. La technofascination se manifeste par la culture de la privatisation qui a transformé la politique en un échange et en une négociation d'intérêts. 1 Martín Hopenhayn, Ni apocalípticos ni integrados, p. 40, F** (FCE), Santiago, 1994.

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Elle s’exprime aussi dans le marché, en tant que principe organisateur de l’ensemble de la société, dans un mouve-ment d'autolégitimation qui fait coïncider l'autonomie du sujet avec le domaine de la vie privée et de la consomma-tion.

En Amérique latine, cette expérience tardive de moderni-

té est marquée par un malaise particulier et profond. La démythification des traditions et des coutumes à partir des-quelles, jusqu'à une époque très récente, ces sociétés élaboraient leurs "contextes de confiance"2 détruit lentement l'éthique et estompe les repères culturels. C'est là que se trouve la racine de quelques-unes des violences les plus secrètes et les plus fortes qui affectent ces sociétés. Il n’est pas difficile d’assimiler les instruments technologiques et les images de la modernisation. En revanche, il est moins aisé et beaucoup plus douloureux de reconstituer son système de valeurs, de règles éthiques et de vertus civiques. La sensibili-té de chacun s'adapte au changement d'époque. Mais, à la crise des modèles idéologiques, s'ajoute une forte érosion des modèles cognitifs, qui entraîne une absence de schémas d'interprétation capables d'expliquer où conduisent les transformations vertigineuses qui se déroulent aujourd’hui.

La seconde atmosphère culturelle est la sécularisation. En

un premier temps, celle-ci a pris la forme d'un processus de conquête, l’État s’efforçant d’investir les sphères de l'art, de la science et de la morale qui étaient contrôlées par des Églises instituées en pouvoirs politiques et sociaux. Ce pro-cessus est encore inachevé, mais il a progressé de manière indéniable à la fin du XXe siècle. En témoigne, dans un pays aussi religieux que la Colombie, la sécularisation sans équi-voque que représente la Constitution de 1991. Dans sa seconde phase, la sécularisation se manifeste dans une lutte 2 José. Joaquin Brunner, Bienvenidos a la modernidad, p. 37, Planeta, Santiago, 1994.

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visant à acquérir une nouvelle autonomie, celle du sujet. Le droit de « s’autoréaliser » figure déjà en tant que droit de la personne dans la Constitution et a été mis en oeuvre par la Cour constitutionnelle dans le domaine de l'usage indivi-duel de la drogue. Ce principe est également illustré, à la fin du XXe siècle, par l'importance prise par le corps humain en tant que terrain d'expérimentation vitale et objet de soins de plus en plus attentifs. Sur ce plan, l’« autoréalisation » est également présente dans les aspirations individualistes et hédonistes de la société de marché.

Mais les logiques que met en oeuvre le marché se sont

greffées sur un mouvement qui vient de plus loin et qui est beaucoup plus profond, celui de l'autonomie du sujet, que la société actuelle menace davantage que ne l'a jamais fait aucune autre, et qui se manifeste aussi par la défense fon-damentale et contradictoire du droit à avoir une vie privée. Certes, la privatisation de la vie est liée à celle du domaine économique et à l'érosion du tissu social, fruits d'une politi-que néolibérale (croissance des inégalités, concentration du revenu, réduction des dépenses sociales, détérioration de la scène publique) ; cette situation provoque une atomisation sociale qui va jusqu'à la détérioration des mécanismes fon-damentaux de la cohésion politique et culturelle en dé-truisant ses représentations symboliques, à tel point que la légitime défense des identités conduit à se désintéresser d’un projet minimum commun.

Mais la défense de la vie privée est également liée, dans

une large mesure, à la déprivatisation à laquelle sont soumi-ses la vie de la famille et l'intimité des personnes, notam-ment à cause du développement des moyens de communi-cation de masse. Ainsi, le droit à la vie privée a été con-sidéré comme l’un des plus importants lors du contrôle collectif des nouveaux processus et des nouvelles technolo-gies de communication. Le privé doit être repensé dans la

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perspective d’un repli sur le domaine familial et domestique - qui conduit au déclin de l'homme public et au développe-ment d'un narcissisme faisant du "moi" la valeur suprême3. Il doit l’être aussi en fonction de la résistance qu'il présente face aux assauts que le pouvoir politique et le marché font subir à l'autonomie de l'individu. Dans le rejet du collectif, et en particulier dans le refus de se laisser représenter, trans-paraissent aujourd'hui la désaffection idéologique envers les institutions politiques, mais aussi le désir de prendre ses distances par rapport à la massification dominante, à l'uni-formisation et à l'absence de capacité de représentation de la différence dans le discours qui dénonce l'inégalité.

La troisième atmosphère est le désenchantement. Dans sa

généalogie des relations entre sécularisation et pouvoir, G** Marramao examine la manière dont la rationalisation cons-titutive de la modernité, selon Max Weber, implique la réorganisation de la société en un "monde administré", dans lequel la politique ne peut être comprise en dehors de la bureaucratie, qui est le mode "le plus rationnel d'exercice du pouvoir sur le plan formel"4 et qui aboutit à la création d’un État moderne séculaire. De son côté, en Amérique latine, Norbert Lechner a examiné les manifestations du désen-chantement des gauches : "le rétrécissement de la politique"5 et l'apparition d'une nouvelle sensibilité marquée par l'aban-don des mondialisations idéologiques, la désacralisation des principes politiques et la redéfinition de l'utopie en termes de négociation comme mode de construction collective de l'ordre. La dimension contractuelle est prédominante et la conception de la politique ainsi que l'action politique elle-

3 Richard Sennet, El declive del hombre público, Península, Barcelone, 1978 ; du même auteur, Narcisismo y cultura moderna, références**. 4 Giacomo Marramao, Pottere e secolarizzazione. Le categorie del tempo, Editori Reuniti, Milan, 1983. 5 Norbert Lechner, América latina : la visión de los cientistas sociales, Nueva Sociedad, n° 139, p. 124, Caracas, 1995.

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même sont dominées par la rationalité instrumentale et par la professionnalisation. Ce qui explique que l'homme politi-que ait besoin d'acquérir des connaissances nouvelles6 dans les domaines juridico-administratif et de la communication publicitaire.

Premier paradoxe : le désenchantement à l'égard de la po-

litique transforme l'espace public en espace publicitaire : le parti se mue en un appareil-moyen de communication spé-cialisé ; le charisme cède la place à quelque chose qui peut être fabriqué par l'ingénierie médiatique. Cela accentue le caractère abstrait et désincarné de la relation avec les audi-teurs auxquels s'adresse un discours politique télévisé, qui ne vise pas à recueillir leur adhésion mais à gagner des points dans les intentions de vote. La sécularisation affecte également la politique dans un sens très différent : la prise en compte du droit à la différence (des femmes, des homo-sexuels). De même que le droit à l’« autoréalisation », ce droit "s'exprime dans les luttes contre les diverses formes d'aliénation qui, dans les sociétés contemporaines, ne sont pas provoquées uniquement par l'exploitation"7. Le "retour à l'éthique" lui-même n'échappe pas au désenchantement. Selon** Lipovetsky, ce retour marque également le point d'aboutissement du long processus de sécularisation, dont la première étape (1700-1950) a permis à l'éthique de s’affran-chir de la religion. Mais c’est seulement dans les années 1970 que la logique du processus de sécularisation a conduit à la dissolution complète de "la forme religieuse du devoir", à l'apparition dans la société du post-devoir, qui "dévalorise l'idéal d'abnégation en stimulant systématiquement les dé-sirs immédiats, la passion du moi, le bonheur intimiste et

6 Manuel Vasquez Montalbán, Panfleto desde el planeta de los simios, p. 51 et p. 92, Crítica-Grijalbo, Barcelone, 1995. 7 Manuel Antonio Garretón, "Cultura política y sociedad en la recons-trucción democrática", La faz sumergida del iceberg, p. 22, Lom-Cesoc, Santiago, 1994.

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matérialiste"8. Certes, dans les classes moyennes et supé-rieures, l'individualisme s'allie au maintien des traditions de consommation élevée. Mais, dans les classes défavorisées, il s'exprime par le développement des ghettos, de la violence et de l’usage de la drogue.

II La modernité de la télévision en Amérique latine

Les contradictions de la modernité latino-américaine sont

plus présentes à la télévision que dans tout autre média. Dans le même temps, dans la modernité décentrée de la télévision, le modèle central - la modernité éclairée - est en crise. La presse demeure l'espace où s’exprime l'opinion décisive des secteurs dirigeants, mais elle est inaccessible à la majorité de la population, économiquement et culturel-lement. Quant à la radio, liée à l'importance de l’oralité culturelle en Amérique latine, jusqu'aux années 1970, elle a joué un rôle décisif dans la médiation entre le monde ex-pressivo-symbolique de la campagne et la rationalité tech-nico-fonctionnelle de la ville ; elle a ensuite été remplacée dans cette fonction par la télévision, média dans lequel se tissent aujourd'hui de fortes complicités entre la culture orale et la visualisation électronique.

La modernité de la télévision est contradictoire dans des

pays où l'espace social disproportionné que ce média oc-cupe - tout au moins eu égard à l'importance que prend tout ce qu'il présente - est cependant proportionnel à l'absence d'espaces politiques d'expression et de négociation des conflits et à la non-représentation, dans le discours de la culture officielle, de la complexité et de la diversité des modes de vie et des perceptions de la population. La fai-blesse des sociétés civiles latino-américaines, les atermoie-

8 Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, p. 14, Gallimard, Paris, 1992.

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ments politiques, une profonde schizophrénie culturelle chez les élites développent chaque jour la capacité de repré-sentation démesurée acquise par la télévision. Il s'agit d'un pouvoir d'interpellation, qui ne doit pas être confondu avec les évaluations d'audience. Non pas parce que la quantité de temps consacré à la télévision ne compte pas, mais parce que le poids politique ou culturel de la télévision ne se me-sure pas à l'aune du contact direct et immédiat, mais en fonction de la médiation sociale réalisée par ses images. Et ce pouvoir de médiation résulte moins du développement technologique du média, ou de la modernisation de son format, que des attentes et des demandes formulées par la société.

Il est donc impossible de savoir si la télévision convient à

la population si l’on ignore quelles sont les demandes socia-les et culturelles de cette population vis-à-vis de la télévi-sion. Ces demandes mettent en jeu la destruction et la re-construction permanente des identités collectives et les ma-nières dont elles s'alimentent des représentations de la vie sociale qu'offre la télévision et se projettent sur ces représen-tations. Du Mexique jusqu'au Brésil ou en Argentine, la télévision attire la population plus qu'aucun autre média. Pourtant, l'image de l'Amérique latine qu’offre la télévision est contrefaite et déformée par l'enchevêtrement des intérêts économiques et politiques qui soutiennent et modèlent ce média, même si, paradoxalement, ce dernier véhicule l'ima-ge douloureusement quotidienne de toutes les violences, depuis les mauvais traitements infligés aux enfants jusqu'à la présence généralisée de l'agressivité et de la mort dans les rues.

Par ailleurs, la télévision est devenue un acteur décisif des

changements politiques, un protagoniste dans le champ des nouvelles manières de faire de la politique. En même temps, c'est à travers elle que le simulacre permanent que consti-

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tuent les sondages supplante la participation des citoyens et que le spectacle bloque le débat politique jusqu'à le faire disparaître. Mais, de toute façon, la télévision est un espace de pouvoir stratégique : c'est par la démocratisation de cette "sphère publique électronique" que passe, dans une large mesure, la démocratisation des habitudes et de la culture politique. Sur le plan esthétique également, la télévision a acquis un rôle crucial en Amérique latine, car elle fait appel – malgré les oeillères des hommes d'affaires et les préjugés de bon nombre de créateurs – à de nombreux talents (met-teurs en scène, artistes de théâtre et de cinéma, groupes de création populaire et nouvelles générations de vidéastes). Dans les espaces laissés par la télévision commerciale et selon les possibilités offertes par les chaînes culturelles, régionales, locales ou communautaires, la télévision trouve un lieu stratégique pour la production et la reproduction des images que les populations se font d'elles-mêmes et qu'elles veulent utiliser pour se faire reconnaître par les autres.

En Amérique latine, c'est à travers les images de la télévi-

sion que les majorités peuvent accéder chaque jour à la représentation de la modernité. Ce sont ces images qui facil-itent l'accès à la culture moderne dans ses aspects les plus variés : styles de vie, langages et rythmes, formes d'identité précaires et évolutives, discontinuité de sa mémoire, et lente érosion que la mondialisation produit sur les référents cultu-rels. Ce sont donc ces mouvements contradictoires qu’il s’agit d’expliquer et de comprendre. Le premier mouvement est celui qui concerne la place des médias, et en particulier de la télévision, dans la conformation latino-américaine du caractère national. Étant donné que les pays se sont consti-tués en nations au rythme de leur transformation en "pays modernes", il n'est pas surprenant qu'une des dimensions les plus contradictoires de la modernité latino-américaine se situe dans les projets de nation et dans l'inadaptation au caractère national.

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Dans les années 1920, le caractère national se veut une

synthèse de la particularité culturelle et de la généralité politique qui "transforme la multiplicité des désirs des diver-ses cultures en un seul désir d'être partie intégrante du sentiment national"9. Dans les années 1940 et 1950, le na-tionalisme se transforme en populisme, qui consacre le rôle prépondérant de l'État au détriment de la société civile ; ce rôle est, a posteriori, justifié par la modernisation qu'il est censé entraîner, aussi bien par l'idéologie des gauches que par la politique des droites. Au contraire, à partir des années 1980, l'affirmation de la modernité nationale est identifiée au remplacement de l'État par le marché comme agent constructeur de l'hégémonie, ce qui finit par produire un renversement du sens, conduisant à la dévalorisation crois-sante du caractère national10.

Quel rôle ont joué les médias et les procédés de commu-

nication tout au long de ce processus ? La modernisation de la fin du XXe siècle implique un changement important par rapport à la position qui était celle des médias au cours de la "première" modernité : celle des années 1930-1950, mar-quée par le populisme de Getulio Vargas au Brésil, de Lazaro Cárdenas au Mexique et de Juan Perón en Argen-tine. Au cours de ce premier processus de modernisation, les moyens de communication de masse ont joué un rôle décisif dans la formation et dans la diffusion de l'identité nationale et du sentiment national. Durant ces années, l'idée de modernité qui soutient le projet de construction de na-tions modernes allie un mouvement économique - début de l'introduction des économies nationales sur le marché inter-national - à un projet politique : les constituer en nations 9 Adauto Novaes, O nacional e o popular na cultura brasileira, p. 10, Brasi-liense, Sao Paulo, 1983. 10 Roberto Schwarz, "Nacional por sustracción", Punto de vista, n° 28, Buenos Aires, 1987.

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grâce à la création d'une culture nationale et d'une identité nationale. Ce projet n’est réalisable que par la communica-tion entre les masses urbaines et l'État11. La radio et le cinéma vont servir d'intermédiaires entre les cultures rurales traditionnelles et la nouvelle culture urbaine, en introdui-sant dans cette société des éléments de l'oralité et de l'expressivité des cultures rurales, et en permettant à ces der-nières de passer de la rationalité expressivo-symbolique à la rationalité informativo-instrumentale organisée par la mo-dernité.

Le processus que l'Amérique latine vit au début du XXIe

siècle est différent voire, dans une large mesure, inverse : les moyens de communication de masse, cooptés par la télévi-sion, sont devenus de puissants agents d'une culture-monde dont les expressions les plus explicites résident dans la façon de voir des jeunes et l'apparition de cultures dépourvues de mémoire territoriale, liées à l'expansion du marché de la télévision, du disque et de la vidéo. Ces cultures sont en rapport avec des sensibilités et des identités nouvelles : les espaces temporels sont moins "longs", plus précaires, dotés d'une grande souplesse qui leur permet d’assimiler les élé-ments qui proviennent de mondes culturels très divers. Par conséquent, ils comportent des moments de rupture dans lesquels coexistent des gestes ataviques, des résidus moder-nistes et des vides post-modernes. Ces nouvelles sensibilités ont des liens avec les mouvements de la mondialisation technologique, qui réduisent l'importance du caractère terri-torial et des référents traditionnels d'identité.

Le second mouvement qui introduit la modernité latino-

américaine est l'interpénétration particulière - complicité et complexité de relations - entre l'oralité, qui se maintient en 11 J. Martín Barbero, "Los medios masivos en la formación de las cultu-ras nacionales", De los medios a las mediaciones, pp. 177-193, G. Gili, Barcelone, 1987.

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tant qu'expérience culturelle primaire des majorités, et l'"oralité secondaire", que tissent et organisent les grammai-res techno-perceptives de la visualisation électronique. Comment peut-on continuer à dissocier la mémoire de la modernité - et à considérer que la modernité est ancrée dans la culture de l'écrit - alors que, en Amérique latine, les majo-rités accèdent à la modernité et se l'approprient sans aban-donner leur culture orale ? Et ce, alors que la dynamique des transformations qui pénètrent dans la culture quoti-dienne provient de la disparition de la notion de territoire et des hybridations culturelles produites par les moyens de communication audiovisuels, dans leur mobilisation dé-concertante des "couches profondes de la mémoire collec-tive ramenées à la surface par les brusques modifications du tissu social qui vont de pair avec l'accélération de la moder-nisation"12 ? On se trouve alors en présence d'une visua-lisation qui fait désormais partie de la visibilité culturelle, "à la fois environnement technologique et nouvel imaginaire, capable de tenir un discours culturel - et non pas seulement d'effectuer des manipulations techniques -, d'ouvrir des espaces et des temps nouveaux à une nouvelle ère du sensi-ble"13. Ainsi, la complicité et l'interpénétration entre l'oralité culturelle et les récits audiovisuels ne renvoient pas aux exotismes de l'analphabétisme du tiers monde mais au dé-centrement culturel pour lequel la télévision joue le rôle de catalyseur.

III Contextes et scénarios de la crise

"Aujourd'hui, la politique n'est peut-être plus telle qu'on

l'imaginait encore récemment et les gens ne sont peut-être 12 Giacomo Marramao, "Más allá de los esquemas binarios ac-ción/sistema y comunicación/estrategia", X. Palacios et F. Jarauta (Ed.), Razón, ética y política, Anthropos, Barcelone, 1989. 13 Alain Renaud, Videoculturas fin de siglo, p. 17, Cátedra, Madrid, 1990.

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pas disposés à continuer à investir du temps et de l'énergie dans des rites tels que les marches, les rassemblements et les défilés ou les actes d'identification collective. Il est probable qu'avec l'augmentation du niveau d'éducation des citoyens et l'extension de la communication d'images télévisées, avec l'affaiblissement de la lutte idéologique et le développement des droits de l'individu, avec la perte d'importance des partis et la diversification des droits de la personne, la politique changera d'orientation et de sens" (José Joaquín Brunner).

Le globe a cessé d'être une figure astronomique pour ac-

quérir une véritable signification historique, affirme le sociologue brésilien O** Ianni14. Mais cette signification est encore profondément ambiguë et même contradictoire. Comment comprendre les changements que la mondialisa-tion produit dans les sociétés sans se laisser prendre au piège de l'idéologie mercantiliste qui oriente et légitime son action actuelle, ou du fatalisme technologique qui légitime le désenracinement rapide de nos cultures ? Identifiée par certains comme la seule grande utopie possible (un seul monde partagé) et par d'autres comme le plus terrifiant des cauchemars (le remplacement des hommes par les techni-ques et les machines), la mondialisation pèse autant, ou plus, sur le plan des imaginaires quotidiens des personnes que sur le plan des processus macrosociaux. Cependant, un certain nombre de dimensions de ce phénomène commen-cent réellement à être compris, et ce sont justement celles qui ont trait à la transformation des modèles et des modes de communication.

La compréhension de ces transformations conduit, tout

d'abord, à modifier les catégories avec lesquelles l'espace est pensé. Car, en transformant le sens de la place dans le monde, les technologies de l'information et de la communi- 14 Octavio Ianni, Teorías de la globalización, p. 3, Siglo XXI, México, 1996.

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cation - satellites, informatique, télévision - rendent de plus en plus opaque un monde où les échanges mutuels sont pourtant nombreux. Cette opacité est liée à deux éléments. D'une part, au fait que, jusqu'à présent, la seule dimension réellement mondiale est le marché, qui cherche à unifier15 plutôt qu'à unir ; et, actuellement, ce qui est unifié au ni-veau mondial, c'est une volonté non pas de liberté mais de domination, ce n'est pas un désir de coopération mais de compétitivité. D'autre part, à la densité et à la compression de l'information introduites par la virtualité et la rapidité dans un espace-monde constitué de réseaux et de flux et non pas d'éléments matériels.

Un monde de cette nature réduit radicalement les frontiè-

res entre ce qui est national et ce qui est local, et transforme ces territoires en points d'accès et de transmission, d'activa-tion et de transformation du sens de la communication. Et, cependant, il n’est pas possible d'habiter le monde sans disposer d’un certain type d'ancrage territorial, d'insertion dans ce qui est local. En effet, c'est dans le lieu, dans le territoire, que se déploient la corporéité de la vie quoti-dienne et la temporalité - l'histoire - de l'action collective, qui sont le fondement de l'hétérogénéité humaine et de la réciprocité, essentielles pour la communication humaine. Par conséquent, même si le lieu est traversé par les réseaux de l'élément global, il continue à être constitué par le tissu des voisinages et des solidarités.

Ce qui contraint à préciser que le sens de ce qui est local

n'est pas univoque. C'est, d'une part, le résultat de la frag-mentation produite par la délocalisation ; et, d'autre part, celui de la revalorisation du local en tant que lieu de résis-tance à la mondialisation (et de réalisation de celle-ci), ainsi 15 Milton Santos, "Espaço, mundo globalizado, pos-modernidade", Margen, n° 2, pp. 9-22, São Paulo, 1993 ; du même auteur, A natureza do espaço : técnica e tempo, Hucitec, São Paulo, 1996.

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que de son auto-revalorisation en tant que droit à l'autoges-tion et à la mémoire propre ; ces deux aspects sont liés à l'aptitude à construire des récits et des images d'identité. Cela ne peut en aucune façon être confondu avec le retour aux particularismes et aux fondamentalismes racistes et xénophobes, qui sont finalement la forme la plus extrême de la négation de l'autre, de tous les autres, même s'ils s’ex-pliquent en partie par la mondialisation.

On se trouve alors dans l'obligation de faire la distinction

entre les logiques unificatrices qui conduisent à la mondiali-sation économique et celles qui mondialisent la culture. En effet, la mondialisation culturelle n'agit pas à partir de l'ex-térieur sur des sphères dotées d'autonomie, comme ce serait le cas pour la sphère nationale et la sphère locale. "Il serait impropre de parler d'une culture-monde dont le niveau hiérarchique se situerait au-dessus des cultures nationales ou locales. Le processus de mondialisation est un phéno-mène social total qui, pour exister, doit se situer, s'enra-ciner, dans les pratiques quotidiennes des hommes"16. La mondialisation ne peut alors être confondue avec la stan-dardisation des différents domaines de la vie qui a été le fruit de la révolution industrielle. Ce processus d’un type nouveau s'exprime dans la culture de la modernité-monde, qui est "une nouvelle manière d'être dans le monde". En témoignent les profonds changements qui se sont produits dans le travail, la vie du couple, l'habillement, l'alimenta-tion, les loisirs ou les nouveaux modes d'insertion dans le temps et dans l'espace.

Tout cela implique une décentralisation qui concentre le

pouvoir et un désenracinement favorisant le métissage des cultures. C'est ce qui se produit lorsque les moyens de communication et les technologies de l'information se trans- 16 Renato Ortiz, "Cultura e modernidade-mundo", Mundialização e

cultura, p. 71 et ss., Brasiliense, São Paulo, 1994.

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forment en producteurs et en véhicules de la mondialisation d'imaginaires liés à des musiques et à des images, qui repré-sentent des styles et des valeurs ayant perdu leur apparte-nance territoriale et auxquels correspondent également de nouvelles figures de la mémoire.

La mondialisation de la culture modifie également le sens

de la citoyenneté : "A force de se développer vers l'extérieur, les métropoles empruntent les traits de beaucoup d'autres lieux. La ville devient un kaléidoscope de valeurs et de modèles culturels, de langues et de dialectes, de religions et de sectes, d'ethnies et de races. Des comportements diffé-rents finissent par être réunis et par coexister dans le même lieu, transformé en synthèse du monde"17. En même temps, on voit se profiler une citoyenneté mondiale, qui inaugure de nouveaux modes de représentation et de participation sociale et politique18. Ceci est dû au fait que les frontières, qui limitaient le champ de la politique et des droits de l'homme, sont aujourd’hui floues et changeantes, ce qui donne un sens politique aux droits des ethnies et des races. Ceci ne doit être analysé ni avec la vision optimiste de la disparition des frontières et de l'apparition d'une commu-nauté universelle, ni avec la vision catastrophiste d'une société dans laquelle la "libération des différences" entraîne-rait la mort du tissu sociétal, des formes élémentaires de la vie en société. Comme l'a signalé J** Keane19, il existe déjà une sphère publique internationale qui mobilise des formes de citoyenneté internationale, comme en témoignent les organisations internationales de défense des droits de l'ho-mme et les ONG qui, à partir des différents pays, servent d'intermédiaires entre le niveau transnational et le niveau 17 Octavio Ianni, "Nação e globalizaçao", A era do globalismo, civilização

brasileira, pp. 97-125, Rio de Janeiro, 1996. 18 W. Kymlicka, Ciudadanía multicultural, Paidos, Barcelone, 1996. 19 Jean Keane, "Structural Transformation of the Public Sphere", The

Communication Review, vol. 1, n° 1, University of California, 1995.

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local. Dans l'effort effectué pour comprendre la complexité des imbrications entre frontières et identités, souvenirs loin-tains et imagination du présent, l'image/métaphore du palimpseste prend tout son sens : il s'agit d'un texte dans lequel un passé effacé émerge avec insistance, tout en étant flou, entre les lignes qui décrivent le présent20.

Le caractère atomisé et désenchanté que revêt actuelle-

ment le lien social doit être mise en évidence. Cela se manifeste tout d'abord par la dévalorisation de la mémoire, provoquée par l'obsolescence programmée des objets qui entraîne la formation d'une société dans laquelle les plus jeunes, en particulier, habitent un monde urbain dépourvu de densité historique, de durée et de relation symbolique avec les communautés du passé, et dans lequel toute com-munication entre les générations a pratiquement disparu. A cette dévalorisation contribuent, d'une part, la suppression de la notion de territoire exercée par les moyens de com-munication audiovisuels et les réseaux électroniques, qui accroissent le désenracinement21 produit par la modernité sur les particularités des schémas mentaux, les habitudes, les pratiques locales, les manières traditionnelles de perce-voir la proximité et l'éloignement ; et, d'autre part, le culte du présent, fabriqué par les marchés et par les médias : un présent autiste dans lequel se diluent les différentes tempo-ralités dont les sociétés sont faites, un présent continu qui s'épuise "dans une suite d'événements qui ne parviennent pas à se cristalliser en durée, sans laquelle aucune expé-rience ne peut créer un avenir"22.

20 J. Martín Barbero, "Heredando el futuro", Nomadas, n° 5, Bogota, 1998. 21 Antony Giddens, Consecuencias de la modernidad, p. 32 et ss., Alianza, Madrid, 1993. 22 Norbert Lechner, "La democracia en el contexto de una cultura postmoderna", Cultura política y democratización, p. 260, FLACSO, Buenos Aires, 1987.

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Mais les pays d'Amérique latine connaissent une autre

perturbation du sentiment historique, qui a une incidence encore plus forte sur la crise de la représentation : celle qui affecte le caractère national et qui résulterait paradoxale-ment, selon Pierre Nora, de la passion post-moderne pour la mémoire : "Le relais du mythe national par la mémoire suppose une mutation profonde : un passé qui a perdu la cohérence de l'organisation d'une histoire se transforme en un simple espace patrimonial"23. Et une mémoire nationale édifiée sur la revendication patrimoniale éclate, se décentre, se divise et se multiplie, jusqu'à ce qu'elle se désintègre. Chaque région, chaque localité, chaque groupe revendique le droit à sa mémoire. Celle-ci était le mode de représenta-tion qui conférait une légitimité aussi bien à la parole de l'intellectuel qu'au discours des hommes politiques. Au nom de qui ces voix parlent-elles aujourd'hui, quand le sujet social unifié dans les figures/catégories de peuple et de nation éclate, mettant à nu le caractère problématique et réducteur du domaine collectif et du domaine public ?

Actuellement, le cadre du travail fournit un scénario-clé

de la désintégration du lien social. Giuseppe Richeri a établi un rapport entre la désintégration subie par la politique en Italie et les connexions secrètes entre la fragmentation cons-titutive du discours public que produit la télévision et la désagrégation du tissu de traditions et d'interactions qui donnaient du poids aux syndicats et aux partis politiques de masse24 : les usines sont décentralisées, les professions se diversifient et deviennent hybrides, le nombre des lieux et des occasions d'interaction se réduit, tandis que la trame des intérêts et des objectifs politiques se désagrège. En ce qui 23 Pierre Nora, Les lieux de mémoire, p. 1099, vol. III, Gallimard, Paris, 1992. 24 Giuseppe Richeri, "Crisis de la sociedad y crisis de la televisión", Contratexto, n° 4, Lima, 1989.

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concerne les partis, la perte des lieux d'échange avec la société, la quasi-disparition des modes de relation, de com-munication, des partis avec la société, provoque leur éloig-nement progressif du monde de la vie sociale, et ils finissent par se transformer en simples machines électorales cooptées par les bureaucraties au pouvoir. En mai 2001, l'élection du magnat de la télévision italienne, Silvio Berlusconi, au poste de Premier ministre et le poids qu'a acquis la coalition qu'il préside ne semblent pas être une simple coïncidence, mais plutôt un symptôme de la nouvelle tournure du discours de la représentation politique.

Enfin, la crise de la représentation renvoie à la désintégra-

tion d'un horizon culturel commun. En dépit des énormes difficultés qu'impliquait l'hétérogénéité ethnique et raciale, à partir de l'Indépendance et, en particulier, dans le cadre du projet de transformation de ces pays en nations modernes à partir des années 1930, on a essayé de faire coïncider la création d'un marché, condition indispensable de leur inté-gration dans le monde, et la construction d'une culture nationale, d'un foyer d'images et de mythes fondateurs qui permettraient aux populations d'éprouver un sentiment d'appartenance à une communauté. La radio (pour toute l’Amérique latine) et le cinéma (dans des pays comme le Mexique, l'Argentine ou le Brésil) ont joué un rôle décisif dans la formation du sentiment national. Les médias se sont faits les porte-parole de l'État qui interpellait les masses afin de les transformer en peuple, et le peuple pour le transfor-mer en nation25.

Les caudillos populistes, de G. Vargas à L. Cárdenas et J.

Perón, ont compris que la radio leur permettait d'émettre un nouveau discours politique apte à interpeller les ouvriers des grandes villes en tant que citoyens et à recréer sur les ondes 25 J. Martín Barbero, "Masificación, movimientos sociales y populis-mo", De los medios a las mediaciones, pp. 170 et ss., G. Gili, México, 1987.

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l'oralité culturelle et l'expressivité de la narration et de la chanson populaire. De même que l'école, les médias ont apporté aux habitants des provinces une expérience primor-diale d'intégration : la traduction de l'idée de nation dans la vie quotidienne ; en même temps, ils ont joué un rôle de médiateur entre la sensibilité expressivo-symbolique des cultures rurales et la rationalité instrumentale de la culture urbaine moderne. Au début du XXIe siècle, les moyens de communication constituent, au contraire, le dispositif le plus puissant de dissolution de l'horizon culturel commun à la nation et deviennent les médiateurs de l'ensemble hétéro-gène d'imaginaires qui forment l'identité des villes, des régions, et même de l'espace local. En participant au mou-vement d'homogénéisation lié à la mondialisation économi-que et technologique, les médias et les réseaux électroniques véhiculent une multiculturalité qui fait éclater les références traditionnelles de l'identité.

La Colombie constitue, à l'échelle mondiale, un véritable

laboratoire de cette désagrégation socio-culturelle qui ag-grave la crise de la représentation politique. Depuis le milieu des années 1980, le développement technologique des moyens de communication a été gigantesque. Le pays vit la crise sociale la plus grave de son histoire et le proces-sus d'absence de communication le plus poussé d'Amérique latine. Le déséquilibre entre le développement des moyens de communication de masse, ainsi que l'espace social que ceux-ci occupent, et les carences structurelles dans le do-maine de la santé ou de l'enseignement est sans doute pro-portionnel à l'absence de véritables espaces politiques d'ex-pression des conflits et à la non-représentation, dans le discours culturel, de la complexité et de la diversité des mondes de vie et de l’état d’esprit de leurs populations. La "mince écorce de notre civilité"26, le long enlisement politi- 26 C'est le thème et le titre expressif du livre de Marco Palacios, La

delgada corteza de nuestra civilización, Procultura, Bogotá, 1986.

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que et la profonde schizophrénie culturelle des élites - ana-lysée par l'historien Germán Colmenares à la lumière du comportement des intellectuels latino-américains du XIXe siècle (« Des intellectuels qui se situaient dans une tradition révolutionnaire considéraient comme étranges non seule-ment le passé colonial mais aussi l'ensemble d'une popu-lation attachée à une synthèse culturelle qui s'était opérée dans ce passé27 ») sont des éléments qui alimentent quoti-diennement la capacité de représentation démesurée dont disposent les médias colombiens.

D'après une enquête Gallup-Colombie (Semana, n° 714,

janvier 1998), la télévision est, avec l'Église, l'institution qui dispose de la plus forte crédibilité (71 % de la population). Rien d'étonnant à ce que, depuis peu, la télévision catalyse plus qu'aucun autre espace l'absence radicale de communi-cation dont souffre le pays et devienne le lieu des rencontres les plus perverses : dans la mesure où c'est à travers elle que se produit le spectacle du pouvoir et le simulacre de la dé-mocratie, combinaison de farce et de colère, les majorités voient réunies dans la télévision à la fois les métaphores de leurs frustrations - la tragédie de leur équipe nationale au mondial de football des États-Unis - et celles de leur fierté - leur identification aux personnages du feuilleton télévisé Café, qui présente une vision dramatique de la vie des gens de la région et de l'industrie du café ; en revanche, la mino-rité éduquée rejette sur la télévision son impuissance et son besoin d'exorciser le cauchemar quotidien, en faisant de ce média un bouc émissaire qu'elle rend responsable de la violence, du vide moral et de la dégradation du niveau culturel.

27 Germán Colmenares, Las convenciones contra la cultura, Tercer Mundo, Bogotá, 1987.

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IV Réseau de communication et médiatisation de la

politique

Quand le don de la parole est limité par l'utilisation de l'image, cela modifie les structures de communication sur lesquelles s'appuient à la fois les relations de représentation et les stratégies de négociation et de décision.

N. Lechner.

D'emblée, tous les analystes semblent d’accord, même si

le ton diffère, allant du désenchantement à la vision apoca-lyptique : en identifiant le domaine public à la scène média-tique et en calquant son discours sur le modèle proposé par les médias, en particulier par la télévision, la politique se dénature à tel point qu'elle semble participer au processus de sa propre dissolution28.

Il existe deux dispositifs de dénaturation : la recherche du

spectaculaire et la substitution. Le premier vide la politique de sa substance : dans la mesure où la forme prédomine sur le fond, et le moyen de communication sur le message, le discours politique se transforme en un simple geste et en une simple image, capables de provoquer des réactions - changer l'intention de vote, modifier subitement les pour-centages d'adhésion - mais incapable d'alimenter le débat idéologique et encore moins de forger des convictions. Confondue avec le discours publicitaire, la parole du candi-dat est soumise à la fragmentation qu'impose le média, à la légèreté de ses contenus, tandis que son image dépend de 28 Cf. Jean Marie Ferry-Dominique Wolton et al., El nuevo espacio públi-

co, Gedisa, Barcelone, 1992 ; G. Balandier, El poder en escenas. De la representación del poder al poder de la representación, Paidos, Barcelone, 1994. En Amérique latine : Nestor García Canclini (coord.), Cultura y postpolítica, Conaculta, México, 1991 ; H**. Schmucler et Maria Cristi-na Mata (coord.), Política y comunicación : ¿ hay un lugar para la política en la cultura mediática ?, Catálogos, Cordoba, 1992.

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l'esthétique des maquillages de telle ou telle marque, ou de la présence de telle ou telle vedette. L'action politique elle-même finit par être identifiée au spectacle médiatique : on gouverne, ou on critique l’action menée, face à la caméra ou compte tenu des sondages, qui constituent un autre as-pect de l'indispensable et permanente production d'images.

Le second dispositif de dénaturation de la politique dé-

coule du premier, de l'hégémonie de l'image qui se substitue à la réalité : le médiateur, celui qui assure la communica-tion, finit par supplanter le politique, non seulement au sens propre du terme - le journaliste-vedette devenant plus crédi-ble voire plus puissant que le parlementaire ou le gou-verneur - mais aussi dans un sens plus profond, lorsque l'homme politique intériorise peu à peu la fonction de communication, jusqu'à vivre davantage de l'image qu'il projette que des idées ou des objectifs du parti qu'il repré-sente. De même que le consommateur remplace le citoyen, la vidéo-politique remplace la vie politique, selon le même processus et au même rythme : non seulement le marché réduit l'État mais, de plus, il phagocyte la société civile, l'ensemble des citoyens, en les transformant en instance de légitimation de ses propres logiques et de ses propres dis-cours.

Aussi exacte que soit cette analyse, elle ne permet pas,

paradoxalement, d'examiner en profondeur les change-ments que la vidéo-politique implique pour la démocratie. Éblouie par la clarté de son propre discours, une bonne partie de la critique reste fixée sur le spectacle et n'est pas capable de voir ce que celui-ci révèle : la recherche du spec-taculaire est moins l'effet du média sur le message que la forme même du discours et de l'action politique, "quand, séparés progressivement du tissu social de référence, les partis ne sont plus que des sujets parmi d'autres de l'événe-

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ment spectaculaire"29. Cela signifie deux choses. D'une part, la crise de la politique a des racines plus profondes que la crise politique actuelle, c'est-à-dire que la dissolution vient moins de l'extérieur - de la transformation de la politique en spectacle télévisuel et de la commercialisation - que de l'in-térieur, de sa propre corruption interne et surtout, comme le souligne G. Richeri, de sa rupture technocratique ou clienté-liste avec la vie sociale. D’autre part, ce dont l'analyse doit rendre compte - pour permettre un renouveau de la politi-que plutôt que l'expression désenchantée et résignée des regrets des intellectuels et des chercheurs des sciences socia-les - c'est des éléments qui lient les transformations de la culture politique aux nouvelles sensibilités catalysées par le monde de la médiatisation télévisuelle.

Considéré sous cet angle, ce qui est vécu actuellement

n'est pas la dissolution de la politique, mais la reconfigura-tion des médiations correspondant à ses modes d'interpe-llation des sujets et de représentation des liens qui assurent la cohésion d'une société. Car, même s'ils sont soumis à la logique du marché, les moyens de communication consti-tuent actuellement des espaces décisifs de la reconnaissance sociale. La médiation télévisuelle ou radiophonique ne remplace pas les discours et l'action politique elle-même, mais en constitue la trame, puisque ce que produit cette médiation est la densification des dimensions symboliques, rituelles et théâtrales que la politique a toujours eues. C'est la spécificité de cette production que la conception instru-mentale de la communication, dont la plus grande partie de la critique est imprégnée, ne réalise pas et, dans une certaine mesure, ne peut pas réaliser. Le média ne se limite pas à véhiculer ou à traduire les représentations existantes, il ne

29 Giuseppe Richeri, op. cit., p.144.

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peut pas non plus les remplacer, mais il constitue mainte-nant une scène fondamentale de la vie publique30.

Dans les médias, la politique ne se dit pas seulement,

mais elle se fait. Quand une station "populaire" donne la parole à une femme de Ciudad Bolívar ou d'Aguablanca pour que celle-ci s'adresse directement au responsable de l'aqueduc et qu'elle lui dise que son quartier est privé d'eau depuis plus de deux mois, et quand le fonctionnaire s'en-gage publiquement à résoudre le problème dans un délai de deux semaines, cela s'appelle faire de la politique. C'est une politique qui repose sur le sentimentalisme et la mise en scène, mais la présence de ces dimensions affectives et ri-tuelles, renforcées par le média, ne dépolitise pas l'action ; elle réintroduit dans la rationalité formelle les médiations de la sensibilité que le rationalisme du "contrat social" avait cru pouvoir dépasser (selon la philosophie de Hegel).

Cela ramène à la question concernant les modifications

de la sensibilité, qui servent actuellement d'intermédiaires pour les transformations des relations sociales, seules capa-bles, semble-t-il, de permettre à la politique de se rapprocher de la société et de la rencontrer à nouveau. Parmi ces modi-fications de la sensibilité, on peut en distinguer deux qui, par l'évolution de leurs contradictions, témoignent de la complexité que traverse la politique. Face à ce que Jean Baudrillard qualifie d'inévitable "implosion du social dans la masse"31, qui vide de sens la société en la réduisant à une existence, et à une représentabilité purement statistique, d'autres sociologues voient dans le regroupement de la masse une nouvelle organisation des relations sociales, une

30 Guillermo Sunkel, "Imágenes de la política en televisión", La política

en pantalla, Ilet, Santiago du Chili, 1989. 31 Jean Baudrillard, A la sombra de las mayorías silenciosas, Barcelone, Kairos, 1978.

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socialité de réseau32, constituée de noeuds que l'on peut considérer comme les nouvelles tribus. Ces nouvelles ten-dances à former des groupes, caractérisent tout particulière-ment les jeunes générations, en raison de l'uniformisation inévitable de la tenue vestimentaire, de l'alimentation et du cadre de vie, qui s'allie à un profond désir d'être différents des autres. Ce sont de nouvelles manières d'être ensemble, qui reposent sur un lien établi non pas en fonction d'un territoire déterminé ou d'un consensus rationnel et durable, mais en fonction de l'âge et du sexe, des goûts esthétiques et sexuels, des styles de vie et des exclusions sociales. Face à la rigidité des identités traditionnelles, ces nouvelles manières allient des référents locaux à des symboles vestimentaires ou linguistiques n'appartenant pas à un territoire déterminé, et procèdent ainsi à une redéfinition des frontières politiques et culturelles, qui remédie au caractère arbitraire et artificiel de délimitations qui ont perdu peu à peu le pouvoir de susciter un sentiment d'union. Témoignent de ce phénomène, pour l'ensemble de l'Amérique latine, des recherches telles que celles qui sont menées sur les « tribus de la nuit » à Buenos Aires ou sur les bandes de jeunes des communes du nord-est de Medellin33.

Cela conduit la sociologie à reprendre l'idée weberienne

de la "communauté émotionnelle" - qui correspond à un certain retour de la communauté abolie par la notion mo-derne de société, dont a parlé *** Tonnies - pour rendre compte des profondes transformations que connaît le nous.

32 Manuel Castells, "La sociedad red", vol. 1 de La era de la información, Alianza, Madrid, 1997 ; Michel Maffesoli, El tiempo de las tribus, Icaria, Barcelone, 1990. 33 Mario Margulis et al., La cultura de la noche. Vida nocturna de los jóvenes

en Buenos Aires, Espasa Hoy, Buenos Aires, 1994 ; Rosana Reguillo, En la calle otra vez. Las bandas : identidad urbana y usos de la comunicación, Iteso, Guadalajara, México, 1991 ; Alonso Salazar, No nacimos p'a semi-lla. La cultura de las bandas juveniles en Medellín, Cinep, Bogota, 1990.

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Il est alors nécessaire de réintroduire dans l'analyse le sensi-ble, et non pas seulement le mesurable, d'"étudier ce qui se passe au niveau charnel et perceptible de la vie sociale"34. Si la télévision oblige la politique à négocier les formes de sa médiation, c'est parce que ce média lui fournit pour la pre-mière fois un accès à l'axe du regard35, à partir duquel la politique peut non seulement pénétrer l'espace domestique mais aussi réintroduire dans son discours la corporéité, la gestualité et la théâtralité, c'est-à-dire la matérialité significa-tive dont se nourrit, selon Erving Goffman, "l'interaction sociale quotidienne".

L'anthropologie permet également de percevoir des modi-

fications de la sensibilité qui affectent la vie sociale, avec "la disparition du lien symbolique, l'absence de dispositif capa-ble de constituer l'altérité et l'identité", qui ont pour résultat l'accentuation du caractère abstrait et désincarné de la rela-tion sociale36. Cette abstraction se combine, paradoxal-ement, avec une autre dimension de la médiation : face au "vieux" militant qui se définissait par ses convictions et par une relation passionnelle (quasi charnelle) avec "la cause", le téléspectateur de la politique est une pure abstraction, un élément du pourcentage d'une statistique. Et c'est à cette abstraction que s'adresse le discours politique télévisé, car celui-ci ne vise plus à obtenir des adhésions mais à gagner des points dans la statistique des intentions de vote. Bien que survivent encore dans les pays d'Amérique latine (comme en témoignent les sessions télévisées du Congrès) le ton et la rhétorique de la politique de rue, on peut difficile-ment imaginer une identification peuple/leader du type de

34 Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, p. 31, PUF, Paris, 1986. 35 Eliseo Verón, "La palabra adversativa. Observaciones sobre la enun-ciación política", El discurso político, Hachette, Buenos Aires, 1987. 36 Marc Augé, Hacia una antropología de los mundos contemporáneos, p. 88, Gedisa, Barcelone, 1995.

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celle que produisait les discours de Jorge Eliecer Gaitán, riches en interjections. Non seulement ce genre rhétorique ne produit pas d’effet à la télévision, mais il constituerait une gaffe qui pourrait coûter de nombreuses voix au candi-dat. Car à la foule imprévisible qui se réunissait sur la place en formant une "collectivité d'appartenance" a succédé l'expérience individualisée des téléspectateurs.

L'atomisation des publics bouleverse le sens du discours

politique et le sens du lien social, c'est-à-dire de "l'ensemble des relations symbolisées (admises et reconnues) entre les hommes", qui servait de soutien à ce discours. Si les publics de la politique n'ont pratiquement pas de visage et sont de plus en plus représentés par une statistique, ce changement n'est pas provoqué par la télévision mais par la société, et la télévision se borne à le catalyser. C'est le processus d'abs-traction qui est à la base de la modernité et du capitalisme, selon Weber : le monde manifeste son désenchantement à l'égard d'une rationalisation qui exclut les dimensions magi-co-mystérieuses de l'existence humaine, cette "cage de fer" dans laquelle règne la raison instrumentale qui, en optimi-sant le pouvoir faustien, cognitif et technologique de l'homme, transforme le monde en quelque chose de prévisi-ble et maîtrisable, mais aussi de froid, d’insignifiant et d’insipide. Une société séculière est, pour Weber, une socié-té dans laquelle la disparition des sécurités traditionnelles détruit les liens qui permettaient l'intégration de la ville.

A cette désintégration s'ajoute l'expérience atomisée, so-

cialement désagrégée, du politique que provoque la télévi-sion. Cette expérience implique un repli sur le privé et en-traîne aussi une profonde transformation des relations entre le privé et le public, la superposition de leurs espaces respec-tifs et l'effacement de leurs frontières. Ce ne sont pas seule-ment les insécurités et les violences de la rue qui identifient la scène publique à ce qui se passe à la télévision, mais aussi

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le rapprochement entre la sensibilité à laquelle la télévision fait appel et le concept de la ville-non lieu. Car la transition du peuple, qui descendait périodiquement dans la rue, au public, qui allait chaque semaine au théâtre ou au cinéma, ne faisait pas disparaître le caractère collectif de l'expérience ; en revanche, le passage du public du cinéma à l'audience de la télévision est marqué par une transformation décisive : la pluralité sociale soumise à la logique de la désagrégation radicalise l'expérience de l'abstraction politiquement non représentable. La fragmentation de la citoyenneté est alors prise en charge par le marché qui, par l'intermédiaire du rating, se met au service de la politique pour jouer le rôle de médiateur.

V La nouvelle visibilité sociale de la politique

En Amérique latine, la science politique s'efforce d'envi-

sager les défis posés par la coexistence de la sensibilité post-moderne et de la nouvelle visibilité sociale de la politique. « La politique, en tant qu'aspect partiel de la vie sociale, peut-elle "représenter" la société dans son ensemble ? »37. Avec cette question, N. Lechner ouvre une perspective à la compréhension du désenchantement politique qui s'est révé-lée particulièrement féconde. Alliant une méfiance éprouvée face à tout type de discours mondialisant, qui découle de la différenciation/scission entre diverses rationalités, à l'"éloge de l'hétérogénéité", à la fois stimulant et menaçant, N. Lechner centre, en un premier temps, son explication du désenchantement post-moderne sur la perte de foi dans l'État – qui a perdu sa dimension symbolique de collectivité et est réduit à sa fonction administrative - et sur la perte de foi dans le progrès - qui se traduit par l'"éloge du présent", c'est-à-dire par une crise de projet par effacement progressif 37 Norbert Lechner, "Un desencanto llamado postmoderno", Punto de

vista, n° 33, pp. 25 et ss.

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de l'ordre désiré. "A la crise des repères idéologiques, pro-voquée par l'effondrement du socialisme réel, s'ajoute une érosion des repères cognitifs. Nous ne disposons pas de codes interprétatifs pour appréhender les transformations vertigineuses qui sont en cours (...). C'est pourquoi nous ne parvenons pas à nous faire une idée du pays que nous vou-lons et, de ce fait, la politique n'est pas en mesure de fixer l'orientation des changements en cours"38. En un second temps, N. Lechner lie le désenchantement post-moderne au décentrement de la politique - c'est-à-dire à l'absence de détermination de son espace, qui subit des tensions liées à la revalorisation de la culture et de la morale - et au tiédisse-ment de la politique, dû à la désacralisation de ses principes, à l'instauration de la négociation comme méthode de cons-truction collective de l'ordre, et à la prédominance de sa dimension contractuelle sur la dimension communautaire.

Dans une réflexion qui va dans le même sens que la pré-

cédente, Oscar Landi fait, depuis des années, des recherches sur la signification de l'apparition du concept de culture politique en Amérique latine, qu'il définit comme "les for-mes d'intervention des langages et des cultures dans la constitution des acteurs et du système politique"39. Cela place au premier plan de l'analyse les ingrédients symboli-ques et imaginaires présents dans les processus de formation du pouvoir, et les modes d'interpellation et de reconnais-sance, c'est-à-dire de communication, qui permettent aux acteurs politiques de se constituer. Par rapport à l'ancienne conception purement tactique de la démocratie, qui cher-chait simplement à reproduire la culture et la communi-cation, aujourd'hui, pour démocratiser la société latino- 38 Norbert Lechner, "América latina : la visión de los científicos socia-les", Nueva Sociedad, n° 139, p. 124, Caracas, 1995. 39 Oscar Landi, Crisis y lenguajes políticos, p. 20, Cedes, Buenos Aires, 1983 ; du même auteur, Reconstrucciones : las nuevas formas de la cultura política, Punto Sur, Buenos Aires, 1988.

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américaine, il faut effectuer un travail en profondeur sur la trame culturelle et communicationnelle de la politique. Car la productivité des batailles qui sont livrées sur le terrain symbolique - étant donné que c'est là que naît le sens du social, ne peut être séparée de la reconnaissance mutuelle. De même, le caractère participatif de la démocratie n'a pas actuellement de réalité en dehors des modes et des cadres de la communication de masse. Cela a conduit O. Landi à devenir l’un des penseurs les plus critiques de la vidéopoliti-que : "La télévision nous intéresse en tant que partie décisive de l'histoire du regard et de la perception, qui sont devenus aujourd'hui le domaine principal de la culture et de la politique"40.

A partir de cette déclaration, O. Landi réexamine le rôle

joué par la télévision dans les processus de retour à la dé-mocratie en Argentine, au Chili et au Brésil. La présence de ce média en tant que cadre du débat sur la reconstitution du politique, et en tant que protagoniste qui modifie la place des partis politiques, transforme les discours et rend les rituels plus pesants, tout en servant d'intermédiaire entre la politique et le marketing. Parmi les préjugés intellectuels et métaphysiques sur la "vérité en politique" et la pseudo-utopie de la démocratie électronique, avec ses fantaisies telles que le référendum quotidien par modem interposé, figure l'"affaiblissement des partis politiques et le dévelop-pement autonome simultané de l'industrie des communica-tions, ce qui fait que, dans nos sociétés, l'espace de la repré-sentation institutionnelle et celui de la constitution symbo-lique de la politique tendent à se scinder (...). D’ordinaire, les cultures politiques sont considérées sous l'angle des différentes idéologies qui les teintent, mais leur profil est également défini par l'ensemble des types de discours qu'el- 40 Oscar Landi, La política en las culturas de la imagen", Devórame otra vez :

¿ qué hizo la televisión con la gente, qué hace la gente con la televisión ?, Plane-ta, Buenos Aires, 1992.

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les englobent. Et quels sont les langages adéquats : les textes écrits, la musique ou l'image ? En réalité, ce que la société considère comme politique à un moment donné est un produit de la lutte politique elle-même"41.

C'est pourquoi les reproches que font les hommes politi-

ques à la télévision visent à cacher ce que la télévision révèle de la politique : sa corruption et son absence d'adap-tation aux nouvelles sensibilités, la transformation des modes d'accès à la scène politique et la distance qui s'établit entre la société et les partis, avec la perte du contrôle de la configuration symbolique de la représentation. C'est égale-ment pour cette raison que, pour les intellectuels, les rela-tions entre politique et télévision s'épuisent (à quelques exceptions près) dans leur opposition manichéenne. Par conséquent, cette situation ne semble inspirer aucune ré-flexion. Mais, si l'on considère les choses du point de vue de cet antagonisme, ce qui est visible, c'est justement la tension qui relie la place à l'écran, cette nouvelle scène de la vie publique, disséminée et mobile, "espace virtuel construit entre la place et le fauteuil"42, qui traduit la complexité actuelle de la socialité urbaine, le poids culturel des média-tions technologiques, des rythmes, des fragmentations et des flux de la vie publique.

A Buenos Aires, sur la Place de mai, les mères des dispa-

rus défilent chaque semaine. Cette manifestation constitue un acte politique qui, non seulement, ne refuse pas sa repré-sentation télévisée mais, au contraire, la recherche. Parce que la télévision, au lieu d'empêcher l'action, lui redonne du sens : sur la Place de mai, les mères sont les protagonistes, tandis que les journalistes sont les spectateurs ; en revanche, 41 Oscar Landi, "Proposiciones sobre la videopolítica", Política y comuni-cación, p. 42, Catálogos, Cordoba, 1992. 42 Maria Cristina Mata, "Entre la plaza y la platea", Política y comunica-

ción, pp. 61-77.

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à l'écran, la médiation effectuée par les spécialistes de la communication les fait passer au premier plan. Mais les mères de disparus savent que, malgré le regard indirect et les exigences du média, cette médiation leur permet d'être vues par le pays, rend public leur geste contre l'oubli. "La productivité de cet entre, espace construit en coopération par les protagonistes de l'action - les sujets de la place - et par les émetteurs, médiateurs et récepteurs - protagonistes du fauteuil - permet d'affirmer que ce qui est en crise, ce sont des formes organiques de représentation et de partici-pation que de nombreux acteurs demandent aujourd'hui à exercer à partir de la place, mais qui semblent se réaliser seulement à partir du fauteuil, dans cet espace virtuel que la télévision promet et réalise"43.

Loin de l'idée anachronique mais persistante des effets ou

de l'influence immédiate des médias - brièveté et frivolité, caractère spectaculaire du discours -, qui vident la politique de son sens, on commence à comprendre la nécessité d'inté-grer les relations télévision/politique dans un schéma traversé par trois axes : la construction du domaine public ; la constitution des médias et des images en espace de re-connaissance sociale ; et les nouvelles formes d'existence et d'exercice de la citoyenneté. Absorbé pendant longtemps par le domaine de l'État, le domaine public commence à être perçu dans les particularités de son autonomie, qui repose sur sa double relation avec les domaines de la "socié-té civile" et de la communication.

Si l'on tient compte à la fois du point de vue de Hannah

Arendt44 et de celui de R** Sennet45, le domaine public se présente comme "ce qui est commun, le monde qui appar- 43 Ibid., p. 74. 44 Hanna Arendt, La condición humana, Paidos, Barcelone, 1993. 45 Richard Sennet, Carne y piedra. El cuerpo y la ciudad en la civilización

occidental, Alianza, Madrid, 1997.

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tient à tous", ce qui implique qu'il soit - comme l'affirmait H. Arendt - en même temps "ce qui est répandu, ce qui fait l'objet d'une "publicité" parmi la majorité". C'est cet aspect qui est souligné par R. Sennet quand il définit le domaine public comme cet espace de la ville (depuis l'agora grecque) dans lequel la population se réunit pour échanger des in-formations et des opinions, pour déambuler en écoutant, et pour se distraire en polémiquant. Germán Rey a explicité et développé ce lien, fondamental pour le domaine public, entre l'intérêt commun, l'espace citoyen et l'interaction communicative46 : circulation d'intérêts et de discours dont les points communs n'effacent pas pour autant l'hétérogénéi-té ; c'est ce qui permet la reconnaissance de la diversité en rendant possible sa confrontation. En effet, aujourd'hui, le propre de la citoyenneté est d'être associée à la "reconnais-sance réciproque", c'est-à-dire au droit à informer et à être informé, à parler et à être écouté, qui est indispensable pour pouvoir participer aux décisions qui concernent la collectivi-té. Une des formes d'exclusion les plus flagrantes de la citoyenneté consiste justement à être dépossédé du droit à être vu et entendu, qui équivaut au droit d'exister/de comp-ter socialement, aussi bien sur le plan individuel que collectif, aussi bien pour les majorités que pour les minori-tés. Ce droit n'a rien à voir avec l'exhibitionnisme des hommes politiques, qui se prennent pour des vedettes et manifestent le désir pervers de remplacer le pouvoir de représentation de la communauté, qu'ils ont perdu, par la durée de leur présence à l'écran.

La relation de plus en plus étroite entre ce qui est public

et ce qui est communicable - déjà présente dans le sens initial du concept politique de publicité, dont l'histoire a été tracée par Jürgen Habermas47 - passe aujourd'hui par la mé- 46 German Rey, Balsas y medusas. Visibilidad comunicativa y narrativas

políticas, CEREC-Fundación social-FESCOL, Bogota, 1998. 47 Jurgen Habermas, Historia y crítica de la opinión pública, Gustavo Gili,

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diation des images, ambiguë et très controversée. Car la place centrale occupée par le discours des images - depuis les publicités télévisées jusqu'aux affiches de toutes sortes et aux graffitis - est presque toujours associée, ou réduite pu-rement et simplement, à un mal inévitable, à une maladie incurable de la politique moderne, à un vice provenant de la démocratie nord-américaine décadente, ou à une conces-sion à la barbarie de cette époque qui masque avec des images son absence d'idées. Et, dans l'usage que la société actuelle et la politique font des images, il y a effectivement beaucoup de cela, mais ce que propose J. Habermas, c'est de ne pas se contenter de dénoncer cette situation et d'es-sayer de comprendre l'effet que cette médiation des images produit sur le plan social, car c'est la seule façon de pouvoir intervenir sur ce processus. Et ce qui se produit dans le domaine des images c'est, tout d'abord, l'émergence de la crise dont souffre, de l'intérieur, le discours de la représenta-tion.

En effet, s'il est certain que la présence croissante des

images dans le débat, les campagnes, et même dans l'action politique, transforme ce monde en spectacle, et le rapproche de celui des saltimbanques, des reines de beauté ou des églises électroniques, il n'en est pas moins vrai que par les images passe une construction visuelle du social, dans la-quelle la visibilité joint le développement de la lutte pour la représentation à la demande de reconnaissance. Les mou-vements sociaux et les minorités - comme les femmes, les jeunes ou les homosexuels - demandent d'être non pas re-présentés mais reconnus, de devenir visibles, socialement, dans leur altérité. Ce qui favorise une nouvelle manière d'exercer politiquement ses droits. En second lieu, se pro-duit dans le domaine des images un profond décentrement de la politique, aussi bien sur le plan du militantisme que du discours partisan. Après le fondamentalisme sectaire dont

Barcelone, 1981.

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s'est accompagné, au XIXe siècle et pendant une partie du XXe, l'exercice du militantisme, aussi bien dans les partis de droite que dans ceux de gauche, les images rendent compte du "tiédissement de la politique", expression utilisée par N. Lechner pour parler de l'abandon de la rigidité dans les appartenances, qui rend possibles une plus grande mobilité dans les fidélités et une plus grande ouverture des collectivi-tés. En ce qui concerne le discours, la nouvelle visibilité sociale de la politique sert de catalyseur pour le glissement du discours doctrinaire d'un caractère franchement autori-taire à une rhétorique qui, sans être clairement démo-cratique, comporte, du moins, certains types d'interactions et d'échanges avec d'autres acteurs sociaux. La preuve en est fournie par les consultations ou sondages d'opinion qui émanent du milieu politique, ainsi que par la prolifération croissante d'observatoires et d'offices de contrôle créés à l'initiative des citoyens.