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Presses Universitaires du Mirail "N'allez pas àBuenos Aires... " Émigration et Terre promise dans la littérature populaire en catalan (1889) Author(s): Jacques GILARD Source: Caravelle (1988-), No. 69, PORTS D'AMÉRIQUE LATINE (Décembre 1997), pp. 227-237 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853462 . Accessed: 15/06/2014 19:46 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.152 on Sun, 15 Jun 2014 19:46:04 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

"N'allez pas àBuenos Aires... " Émigration et Terre promise dans la littérature populaire encatalan (1889)Author(s): Jacques GILARDSource: Caravelle (1988-), No. 69, PORTS D'AMÉRIQUE LATINE (Décembre 1997), pp. 227-237Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853462 .

Accessed: 15/06/2014 19:46

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C.M.H.LB. Caravelle n° 69, pp. 227-237, Toulouse, 1997

"N'allez pas à Buenos Aires... "

Émigration et Terre promise dans la littérature populaire en catalan (1889)

PAR

Jacques GILARD Institut Pluridisciplinaire pour les Etudes sur l'Amérique Latine à Toulouse

Université de Toulouse-Le Mirail

Dans l'abondante production des feuilles de colportage qui sortaient des imprimeries de Barcelone et de Majorque, l'année 18891 a vu fleurir les "pliegos" relatifs à l'émigration vers Buenos Aires - et il est remarquable qu'ils soient rédigés en catalan2, signe qu'un débat agitait et passionnait, dans leur propre langue, les couches populaires tentées par le départ vers le Rio de la Piata. Le nom de la capitale argentine apparaît alors comme une sorte de formule magique, dont on ne sait trop si elle est porteuse de bons ou de mauvais présages - tout le débat est là -, non plus que si elle désigne la ville-port, ou sa province, ou tout le pays sur lequel elle s'ouvre. Depuis Barcelone ou Palma, la pampa est inconnaissable, mais c'est bien elle qu'identifie le lecteur d'aujourd'hui,

1 Certaines des feuilles que nous étudions sont datées de 1889. Dans la plupart des autres cas, cette datation s'impose par divers recoupements : la publication de certaines feuilles non datées est annoncée dans celles qui portent expressément la mention de 1889 ; ailleurs, le texte lui-même fait allusion à l'année ; ou bien la référence à "l'exposition", celle de 1888 à Barcelone, démontre que la feuille est apparue dans les mois qui ont suivi. Même s'il est parfois possible de penser à une édition plus tardive, celle-ci ne saurait avoir eu lieu après 1890. 2 Ces textes sont antérieurs à la normalisation du catalan et la graphie en est particulièrement capricieuse. Nous les reproduirons tels quels.

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dans cet appel à des bras capables de mettre en valeur les terres alors récemment conquises.

Dans une de ces feuilles volantes, on devine l'action d'une

propagande officielle qui essaie d'attirer des travailleurs, ou la publicité de compagnies maritimes en quête d'affrètements lucratifs. On y perçoit surtout l'expectative contradictoire, espoir et crainte mêlés, des secteurs

que la pauvreté incite au départ. Ces "pliegos" donnent à entendre que le nom de la ville-port, avec tout ce qu'il représentait confusément, courait de bouche en bouche. Le "cordel" recueillait le débat oral et le renvoyait, une fois passé par le filtre de l'écrit et de l'octosyllabe, vers l'univers de l'oralité. Ce processus apparaît clairement, non sans quelques éléments

suspects, dans l'intérêt que manifeste pour la question l'imprimeur majorquin Miquel Borras : il édite un "pliego" de toute évidence inspiré par une source argentine3, annonce un fascicule décrivant -

élogieusement, faut-il supposer - la République Argentine4, et écrit lui- même (ou signe) et édite plusieurs autres textes5 relatifs à l'incertaine

3 Sous le n° 381, Borras édite à Palma en juillet 1889 la feuille suivante (imprimée par J. Colomar), qui comporte deux textes ; le premier, auquel correspond le long "encabezamiento", est constitué de vingt-quatre "décimas" ; le second, sans titre, de trente vers et présenté selon la typographie du "romance", réunit en fait trois "décimas" défectueuses. "Bonas Ayres/ lo qu'es el seu govern y relació de sa protecció/ que poren trobá els emigrans que pasan/ abaix de sa bandera/ de sa República Argentina". Gf. Fátima Touati, El tema americano en el cordel español. Colecciones de Barcelona, Maîtrise, Université de Toulouse - Le Mirail, 1995. 4 Le "pliego" cité en note 3 annonce que "Guia de Buenos-Ayres y sus provincias" est sous presse. 5 Le "pliego" n° 382 (voir à Barcelone, Biblioteca de Catalunya, Ro 35), "Eis emigrans de Pollensa y ManacóV ó siga relació d'es motius que tenen/ ets habitans d'aquets pobles per anar á viura á sa/ República Argentina" (Palma, Borras éditeur, Imprimerie Gelabert, juillet 1889), comporte trois textes ; le premier, sans titre propre, compte dix-huit "décimas" ; il est suivi de "Advertencis importans" (trente vers combinant "romance" et "décima", signés de Borras) et de "Manacó" (huit "octavas" et une décima", également signées de Borras). Le "pliego" n° 597 (voir à Barcelone, Biblioteca de Catalunya, Ro 97) "Décimes glosadas / referent en els emigrants mallorquins" (Palma, Borras éditeur, imprimerie J. Colomar, s.d.), comporte les "décimas" glosées annoncées par le titre

(quatre gloses signées de Borras) et un poème ("¡¡¡ Sen van !!!", quatre-vingt-quatorze vers, en quintils défectueux, signé par un certain Joan Aguiló y Serena). Le "pliego" cité en note 3 indiquait que les feuilles n° 382 et 597 étaient en vente. A son tour, le "pliego" 597 en disait autant pour les feuilles 381 et 382. On trouve encore (Cf. Fátima Touati,

op. cit.) y toujours édité à Palma par Borras et imprimé par J. Colomar, sans date, le

"pliego" intitulé : "¡¡¡ A Bones-Ayres !!! Desgraciats dels qui hey van y dels qui quedan", comportant une "décima" et quarante-trois quintils ; le texte n'était pas signé, mais on

peut supposer qu'il était de Borras, ou que celui-ci en avait acheté les droits, puisque

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convenance de choisir ou de refuser cette émigration. Un auteur barcelonais, Ignacio Ferrán, semble jouer un jeu semblable (on trouve son nom dans deux feuilles traitant du même thème), mais loin de la passion - qui ne devait pas avoir que des motifs commerciaux - du Majorquin Borras.

L'ensemble des "pliegos" dont nous disposons sur la seule question de l'émigration vers Buenos Aires atteint le chiffre de sept6, il réunit onze textes différents et propose plus de 1200 vers. Cet ensemble s'élargit si on tient compte d'autres textes liés à la thématique de l'émigration économique sans que soit spécifié le lieu d'arrivée (certains figurent sur les mêmes feuilles que ceux qui traitent de Buenos Aires)7. Et plus encore si on remarque que le thème du voyage vers des pays meilleurs se manifeste avec insistance dans cette littérature populaire de fin de siècle8, généralement à propos des charmes tropicaux des dernières possessions espagnoles d'outre-mer9 ; mais, alors, le contraste est grand entre ces îles joyeusement rêvées (on reconnaît la chansonnette de café-concert ou la

l'éditeur indiquait dans un mélange de castillan et de catalan insulaire "Es propiedad de s'autó", menaçant de poursuivre quiconque reproduirait ses vers sur la question des emigrants majorquins. 6 Aux productions du Majorquin Borras, il faut ajouter quelques "pliegos" imprimés à Barcelone. Sorti de l'atelier Imprenta Grádense, "Als obrers sens treball", sans date (voir à Sabadell, Col.lecció Pau Vila, R-5-22-133). Sorti de l'atelier Imprenta Escudillers, sans date, "Dedicatoria als obrers catalans" (voir à Sabadell, Col.lecció Pau Vila, R-5-22-130). On peut ajouter "Pobra España", signé par (ou propriété de) Ignacio Ferrán, édité par Imprenta Grádense et qui est une version plus courte, et avec quelques variantes, de "Als obrers sens treball" (cf. Fátima Touati, op. cit.). 7 C'est le cas du poème "Als pares de familia", qui figure dans le "pliego" intitulé "Als obrers sens treball", cité en note 6. ° On citera le poème "Copias de Xauxa" (très médiocre mais intéressant par l'image qu'il donne d'un pays de cocagne) édité dans le "pliego" intitulé "Caramelles dedicadas a la niña de los cabellos de oro", édité à Barcelone par le successeur de Antonio Bosch, sans date mais approximativement de 1890 (voir à Barcelone, Arxiu Historie Ciutat de Barcelona, AHCB, cote : BAR.BOS.347). ^ Nous ne citerons ici que la "Americana para ultramar" (propriété de Ignacio Ferrán, comme "Pobra España") qui figure dans le "pliego" déjà signalé en note 6 "Dedicatoria als obrers catalans". C'est le seul texte en castillan que nous mentionnerons pour l'époque qui nous intéresse ; il correspond de toute évidence à une thématique plus espagnole et plus urbaine. Le contraste saute aux yeux dans cette citation des premiers vers : "Me voy a ultramar / que es mundo mejor / que allí las celaditas / de medio color / ¡ ay ! tienen otro cielo / para enamorar / y con sus miraditas / me matan de amor". Cette veine conventionnelle est très abondante dans le cordel barcelonais de la fin du siècle.

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romance de "zarzuela") et la dure réalité de l'exode des pauvres, même si la fantaisie exotique parle à sa manière des frustrations d'un certain

public urbain.

Ceux qui s'interrogent sur la possibilité d'émigrer et à qui s'adressent ces feuilles sont majoritairement des ruraux. Le milieu rural, en cette année 1889, semble durement touché par une crise qui a des causes et des formes diverses selon les régions. A Majorque c'est une extrême

prolétarisation du monde agricole qui plonge dans la misère une majorité de paysans ; les "pliegos" de Borras disent avec beaucoup d'insistance que si Pollensa, Manacor et les villages alentour se vident littéralement, c'est

parce qu'il n'y a presque plus de travail et que, pour ceux qui ont la chance de travailler, les salaires ne permettent pas de nourrir une famille ; les "messieurs" sont sans pitié pour les journaliers et les cueilleuses d'amandes. En Catalogne continentale, le phylloxéra et le mildiou de la

vigne font de tels ravages que brassiers, fermiers vignerons ("rabassaires") et petits propriétaires se retrouvent dans le plus grand dénuement10. En ville, les ouvriers demandent en vain une réduction de la journée de travail11 et, comme les paysans majorquins, sont en butte à l'arrogance des riches12.

Buenos Aires n'apparaît comme Terre promise que dans le "pliego" vraisemblablement inspiré (et financé ?) par des intérêts argentins, "Bonas-Ayres / lo qu'es el seu govern..." : dans les vingt-quatre "décimas" du premier des deux poèmes réunis dans cette feuille, le gouvernement est cité sept fois ("govern" ou "govern federal"), les garanties constitutionnelles trois fois, la Nation argentine deux fois, son drapeau une fois. Chassés par la misère, les Majorquins vont devoir chercher un

pays où ils recevront une protection. En Argentine, tout travailleur honnête est bien reçu et ne peut connaître le désespoir parce que le travail est bien payé : tous les métiers prospèrent et il y a 168 000 lieues carrées qui attendent les paysans. La loi, qui ne distingue pas entre nationaux et étrangers et ne reconnaît aucun titre de noblesse, offre une

protection sociale, l'égalité, la fraternité et la liberté, notamment la

10 "Va veni la filoxera/ s'va presenta '1 mildiu/ y aquestas dugas pestas/ corsecan lo sep mes viu/ ... hasta 'Is pajesos/ 's venen lo niu/ quedanne pobres/ ab lo mildiu" ("Dedicatoria ais obrers catalans", op. cit.). 11 "Corsecat l'obrer demana/ no trevallá tanta 'stona..." (Id.). 12 "Y ha burgés que sols disfruta/ de veure '1 pobre pati/ tenintlo esdau tot lo dia/ y a costa d'ells presumi" (Id.).

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liberté religieuse. Il y a là-bas 3 100 écoles entretenues aux frais de la Nation et ouvertes à toute heure pour les enfants des travailleurs. Les

propriétaires paient bien et logent confortablement leurs employés. Qu'ils soient de l'agriculture ou de l'industrie, tous les travailleurs

peuvent économiser et placer leur argent à intérêt dans des banques nombreuses, opulentes et dignes de confiance. N'ont été déçus par l'émigration que ceux qui croyaient qu'il suffisait de se baisser pour ramasser l'argent. Ce que le pays attend ce sont de bons travailleurs, car il en a grand besoin. Dernier argument, pour corriger la mise en garde précédente, et destiné à séduire la catégorie visée par le "pliego" : même le brassier peut trouver du travail immédiatement13. Dernière affirmation : tout immigré prospère14. Après cette description idyllique, le second poème de cette feuille marque le contraste entre la prospérité du pays lointain et la misère de l'île natale : là-bas, travail, bien-être, épargne, intérêts ; ici, rude labeur et salaires de famine.

Mais la confiance ne règne pas forcément. Si les autres textes

majorquins écrits par Borras, et édités par lui comme l'avait été ce

"pliego" de propagande, ne mettent pas vraiment en garde contre les

mirages de l'émigration (s'adressant à un public insulaire et rural

désespéré par la dureté de la conjoncture, ils admettent le bien-fondé du choix d'émigrer, tout en avertissant que l'expérience est difficile), on est

plus méfiant en Catalogne continentale. La tonalité de ce qui se publie à Barcelone est donnée par la vignette illustrant le "pliego" intitulé "Als obrers sens treball". Cette vignette, comme dans tous les "pliegos" traitant de l'émigration vers Buenos Aires, représente un vapeur en haute mer, mais le bateau est ici encadré de cette phrase dissuasive : "N'allez

pas à Buenos Aires chercher du travail car vous n'y trouverez que misère"15. L'optimisme n'est pas de mise dans les textes continentaux

qui, s'ils vibrent en évoquant la douleur de l'exil, sont lourds de tout un

esprit de contestation, tandis que les textes majorquins adoptent une attitude plus mesurée, pesant le pour et le contre, déplorant la nécessité de l'exil, formulant des voeux de retour.

13 "Tot homo en arriba allá/ con tal que siga brace,/ en es mateix instant té/ per ana á trabayá..." ("Bonas-Ayres lo qu'es el seu govern...", op. cit.). ^ "... sa jent, tota» está ocupada/ cada hu en es seu art,/ per aixó prospera tant/ tota persona emigrada" {Id.). 15 "No hi aneu a Buenos Aires a busca treball que sols miseria trobareu" ("Als obrers sens treball", op. cit.).

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II ne peut être question de Terre promise que parce que tout va mal sur place. Mais si, à propos de l'émigration vers Buenos Aires, nous

pouvons malgré tout parler de Terre promise, c'est principalement parce que ces textes de littérature populaire en catalan renvoient à des schémas issus de l'Ancien et du Nouveau Testament. Les candidats à l'émigration se trouvent pris dans une sorte de fin du monde. Celle-ci peut n'être que la fin des terroirs à l'ancienne, comme on l'entrevoit dans les textes de

Majorque, où les rapports paternalistes de jadis, affectés par la mutation

économique, prennent une tournure impitoyable. Particulièrement

significatives sont les enumerations des villages qui se vident de leurs habitants16 et dont les rues, dit-on, ne seront bientôt fréquentées que par des fantômes17. En Catalogne continentale, l'inhumanité devient aussi la

règle et la faim en est la conséquence18. On voit même apparaître le thème de la décadence de la Nation espagnole dans ces textes catalans19.

Christianisme et populisme socialisant se rejoignent pour dénoncer

l'égoïsme et l'insensibilité des riches, aussi bien dans les conditions encore traditionnelles de Majorque que dans celles de l'essor industriel catalan. Un millénarisme dégradé affleure même dans les textes édités à Palma : les derniers ont une chance de devenir les premiers. Borras insinue que, le pays se vidant, les "messieurs" devront bientôt se servir de leurs mains pour se chauffer et manger20, cependant que les quelques travailleurs restés sur place seront tellement sollicités que leur condition s'en trouvera extraordinairement revalorisée21.

L'émigration pose ce paradoxe que l'on doit quitter son pays pour une terre supposée meilleure, mais vers laquelle on ne souhaiterait pas

16 "Sen van de Santa Maria/ Consey, Lloseta y Alaró/ d' Inca, Campos, Llummayó..." ("Décimes glosadas referent en els emigrants mallorquins", op. cit.)".., sen va jent de Canviá,/ de Felanitx, de Porreras,/ d1 Alaró y de Sanselles,/ d'Andraitx y d'es Capdellá..." ("j¡ Sen van !!", op. cit.). 17 "De Pollensa y Manacó: tanta de jent que parteix/ qu'arribará si segueix/ qu'es seus carrés farán pó" ("Décimes glosadas referent en els emigrants mallorquins", op. cit.). 18 "La fé del tot n'es perduda/ la caritat no existeix/ la hipocresía s'aumenta/ y la gana fa'l mateix" ("Dedicatoria als obrers catalans", op. cit.). 19 "Sen Espanya rica joya/ quan d'Europa era la fió,/ esplotada d'uns y altres/ ans ha

quedat sens coló" (Id.). 20 "... llevó heurán de trebayáV ets amos y ets señós,/ y sas señoras pastos/ per ana á gorda bestia,/ algún rich qu'heurá d'aná/ á fé llena á Formen tó..." ("¡¡¡ Sen van !!!", op. cit.). 21 "... es pobres serán stñós/ perqué de trabayadós/ molta de falta hey heurá..." (Id).

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partir. Terre promise par d'autres, mais mal promise ou seulement

promise à moitié. La crainte ou la certitude d'avoir affaire à une fausse promesse traverse la quasi totalité de ces textes. A situation socio- économique nouvelle, réaction nouvelle de l'imaginaire. Dans la littérature des feuilles volantes de la Péninsule, l'émigration est un thème nouveau, comme elle l'est aussi d'ailleurs par rapport aux motifs de la tradition orale. Elle n'est apparue qu'au XlXe siècle. Sous l'Ancien

Régime, le "cordel" parlait - rarement, en vérité - de l'Amérique comme cadre merveilleux de quelques aventures individuelles exemplaires où des

personnages de petite origine gagnaient fortune et gloire, ou comme terre de prodiges. Du moins faut-il signaler, venant probablement du XVIIe siècle, le "romance" relatant la découverte de l'île fabuleuse de

Jauja22, abondante en toutes choses, terre digne d'être promise, dont la littérature populaire en catalan avait gardé la mémoire à l'époque qui nous intéresse - avec les "Copias de Xauxa", version allègre du problème de l'émigration, mythe compensatoire réactivé par la conjoncture socio-

économique. La déchirure de l'exil, qui n'existait pas comme thème

populaire, fait donc son entrée dans la conscience collective lors des mutations du XIXe siècle. On peut le vérifier en comparant avec un antécédent catalan du XVIHe qui relate, exclusivement sur le mode

plaisant, une traversée entre Barcelone et Buenos Aires23. On a donc affaire, dans les "pliegos" de 1889, à une résurgence, adaptée, du motif

biblique de l'exode, mais d'un exode marqué des pires incertitudes.

Terre promise ou mensonge pur et simple ? On trouve dans ces feuilles volantes les deux points de vue et une gradation de réponses entre ces deux extrêmes. La feuille de propagande assure, on l'a vu, qu'il est facile de trouver du travail à Buenos Aires et d'y prospérer. Les autres

22 Voir "La isla de Jauja", dans Agustín Duran : Romancero general o colección de romances castellanos anteriores al siglo XVIII, II, Madrid, Ediciones Atlas, 1945, p. 393-395 (T. XVI de la BAE). Citons un "encabezamiento" de ce texte, celui d'une édition en feuille volante, plus expressif que le titre simplifié par Duran : "Relación/ en que se manifiesta el descubrimiento de una isla llamada Jauja, la/ más rica y abundante de todo cuanto hay en el mundo, descubierta por/ el afortunado capitán llamado Longares. - Compuesta por un marinero/ que iba en el navio que la descubrió como uno de los testigos de/ vista de lo que aquí se refiere", Madrid, Sucesores de Hernando, s.d. (voir à Sabadell, Col.lecció Pau Vila, R-4-22-312). 2^ "Relació/ del viatge de la América/ ab lo paquebot Sant Esteva./ Composta per M. Salvi de Cabrera./ Part Primera./ Refereix los sucessos de Barcelona à Cadis". Voir à Barcelone, AHCB, SPE 167. On peut regretter que seule la première partie du récit figure à AHCB.

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"pliegos" édités par Borras, imprégnés d'un christianisme social élémentaire, adoptent une position moyenne et insistent lourdement sur la nécessité d'être un bon travailleur. Lf emigrant doit partir résolu à se montrer dur à la tâche et alors, oui, il pourra au moins vivre mieux que sur son île natale et en quelque sorte justifier a posteriori Je drame de son exil. En cela Borras reprend et développe, presque trop (il n'est pas un chaud partisan de l'émigration), une mise en garde déjà présente dans la feuille de propagande qu'il a lui-même éditée. Il ne faut pas croire, dit-il, que l'on trouvera à Buenos Aires "la coutume d'attacher les chiens avec des saucisses"24 et les fainéants peuvent s'attendre à y mourir de faim

plus sûrement que chez eux25.

L'autre extrême est le plaidoyer contre l'exil. Le fondement en est que le travailleur, où qu'il soit, est la victime désignée du mépris, de

l'injustice et de l'exploitation. Émigrer ne servira donc à rien. Tout exil est mauvais et mieux vaut rester au pays. Un texte qui parle de l'exil en

général évoque le risque de mort que courent ceux qui s'expatrient26 et affirme : "Perdus pour perdus, vous ne devez pas bouger, car vous serez bien assez perdus là-bas. Car le travailleur, c'est une très vieille histoire, au moment de la récompense est toujours regardé de travers"27. Ces accents populistes imprègnent les textes édités par les ateliers de Barcelone. Et l'exil à Buenos Aires y porte la marque de cette vision

négative. Le "pliego" qui manifeste une certaine connaissance concrète de

l'émigration (peut-être est-il le seul dans ce cas) énumère les tourments de l'émigrant : la douleur du départ et les désagréments de la traversée, la

peur que l'on ressent en pleine mer et les regrets qui s'emparent des

voyageurs28, l'incertitude sur le sort de la famille. Mais surtout il insiste

24 "Qui á Bonas-Ayres váV no se créguiga trobáV allá s'estil de ferma/ en llangonisas es cans..." ("Advertencis importans", op. cit.). 25 "... pero si en ves de goñáV sense fé res vol campa,/ molt mes pelât será allá/ qu1 no 'u era aquí abans..." (Id.). 26 "Cuants mils pares de familia/ an abandonat l'Espanya/ aburrits per la miseria/ van á morí en terra estrana" ("Ais pares de familia", op. cit.). 27 "Perduts per perduts/ no cal qu'es mogueu/ que bastant perduts/ allá os trobareu./

Que el traballadó/ aixó ya es antich/ per recompensarli/ sols ser el mes mal vist" (Id.). 28 Tout en adoptant une position plus mesurée sur l'émigration, Borras parle aussi du

regret qui prend les emigrants en haute mer ("Décimas glosadas referent en els emigrants

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"N'ALLEZ PAS À BUENOS AIRES ... " 235

sur la déception de l'arrivée à Buenos Aires : on n'y trouve que la

pauvreté. La première strophe du petit poème parle du pain que l'on a

perdu en abandonnant le pays natal29 ; puis il est question de la misère

que l'on trouve là-bas30, de la faim que l'on y subira31. L'expérience de l'arrivée est cruelle ; l'émigrant épuisé par la longue et inconfortable traversée est logé huit jours puis "lâché dans la nature" ; alors il s'aperçoit qu'on l'a trompé32, et il ne lui reste plus qu'à écrire la triste vérité à sa famille. A Majorque, Borras remarque aussi, brièvement, que les émigrés, partis pleins d'espoir, connaissent la souffrance33. La certitude qu'il y a

tromperie dans la bonne réputation faite à Buenos Aires se retrouve dans un texte qui montre une moindre connaissance de l'expérience concrète de l'exil. On ironise sur la "fleur perdue" de l'Espagne, sa richesse passée, que d'aucuns vont chercher à Buenos Aires, pour se retrouver là-bas Gros-Jean comme devant34. D'ailleurs, à quoi bon partir : la misère est telle en Catalogne que les emigrants réunis à Buenos Aires s'y retrouveront de nouveau à l'étroit35 ; on n'émigre que par peur de mourir de faim chez soi36. Et l'essentiel est bien le crève-coeur de voir les

transports d'émigrants appareiller dans le port de Barcelone, alors que les

coupables de cette situation rient franchement37.

mallorquins", op. cit. ; "¡¡¡ A Bones-Aires !!!...", op. cit.) et il mentionne l'horreur d'un décès en pleine mer, avec le mort qu'il faut jeter par-dessus bord (Id.). 2^ "... que al na a Buenos Aires/ seu perdut el pa" ("Als obrers sens treball", op. cit.) 3" "... podeu ja pensa/ en la gran miseria/ que habeu de pasa/ ... Y a Buenos Aires/ ya neu arribat/ y en 1' gran miseria/ mois ja neu quedat".(/¿/.). -*1 "Ya molta miseria/ tots conseguirei y cuan tindreu gana/ pues no menjareu" {Id.). 32 "Entrant en el puerto/ tots ja rebregats/ de un llarg viatge/ en sou tots cansats/ ... Ya os donan posada/ y reculliment,/ al cap de vuit dias/ os fan prendre el vent./ Ya desde llavorens/ ne queden parats,/ que al na a Buenos Aires/ aus han enganat" (Id.). 33 "De cent mil ja van passant/ es que san despatriats,/ en aquest any, somiant/ serian acaudaláis/ y peteixan Io bestam." ("¡¡¡ A Bones-Aires !!!...", op. cit.). 3/* "La flor perduda/ molts la ploreu,/ á Buenos Aires la trobareu :/ Cuan á buscarla/ se n'han anat,/ la luna ab un cove/ sols y han trobat" ("Dedicatoria als obrers catalans, op. cit.). 35 "... á Buenos Aires/ tampoch cabreu" (Id.). 3" "Molts mils pares de familia/ á Buenos Aires sen van/ aburrits per la miseria/ per no morirse de fam" (Id.). 3' "Els vapors surten/ surten del port/ y á l'arrencada/ s'ens trenca el cor:/ puig tothom plora/ fa compasió/ qui'n te la culpa/ riu de debo" (Id.)

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236 C.M.H.LB. Caravelle

L'accusation vise les riches, les bourgeois de la grande ville industrielle, de la même façon que, malgré son désir d'apaisement, le

Majorquin Borras signalait la responsabilité des propriétaires terriens, "écorcheurs" des pauvres38, dans la détresse de la population rurale contrainte au départ. Cet exode n'est sûrement pas celui qui conduit vers une terre promise. Il mène vers une société où le pauvre sera aussi maltraité que dans la sienne propre - avec la circonstance aggravante de l'exil. L'horreur d'une mort en terre étrangère est sensible dans plusieurs de ces textes. Il n'y aura que le triste exil et le pauvre sera pris au piège. On retrouve alors fugitivement la notion d'une captivité comparable à celle du peuple juif à Babylone39. Une captivité qui a pour cause

première î'égoïsme des riches du pays natal : le sort qu'ils infligent aux travailleurs est aussi une forme de captivité40.

De façon très variable, une conscience nouvelle affleure dans ces textes. Plus marquée par l'attachement au vieux terroir dans les "pliegos" majorquins (mais avec une demande de respect pour le travail et les travailleurs), elle traduit les frémissements d'un éveil ouvrier dans les textes de Barcelone. La vraie terre promise est peut-être cette conscience et cette revendication de justice à l'égard de l'ouvrier agricole ou industriel, faisant irruption dans une littérature de colportage qui, auparavant, à côté de textes prônant la soumission aux desseins célestes, n'offrait qu'un exutoire incertain et crypté aux frustrations de ses lecteurs et auditeurs (et cette lucidité naissante annonce aussi, en 1889, la mort

prochaine d'un genre vieux de plusieurs siècles).

Quant à Buenos Aires, les textes qui l'évoquent, strictement

contemporains d'une forte vague d'émigration, ne pouvaient recueillir

que la première partie de l'expérience : le déchirement du départ, les souffrances du voyage, le désarroi de l'arrivée, le choc d'une réalité que les emigrants appréhendaient mal et qu'ils répercutaient confusément vers les familles restées au pays. On y devine comme un écho des toutes

3** "... perqu'alguns senos qu'hey há/ només mos cerquen lleva/ sa pell que Deu mos ha dada..." ("¡¡Sen van !!", op. cit.); "... ais pobres, den viu en viu,/ los palen sensa navaja..." ("¡¡¡ A Bones- Aires S!!...", op. cit.). 59 "Molts que sen solen ana/ per fojí de sa miseri/pasarán un cautiven/

bien difícil de conta" ("Décimes glosadas referent en els emigrants mallorquins", op. cit.). 40 "...ja sabem qu'hem de sofrí,/ empero per viure així/ tant se val está catíu..." ("Eis emigrans de Pollensa y Manacó...", op. cit.). La vieille expérience des îles Baléares, exposées aux méfaits des pirates barbaresques, ressort ici clairement.

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"N'ALLEZ PAS À BUENOS AIRES ..." 237

premières lettres parvenues d'outre-mer. Buenos Aires : un nom

magique, porteur d'un espoir qui se mue en douleur. Buenos Aires : le

port, un port qui ouvrait sur la grande inconnue d'une terre mal

promise.

RÉSUMÉ : Débat sur Buenos Aires, le grand port d'Amérique du Sud et le but de l'émigration economia ue, tel qu'il se manifeste dans les feuilles volantes catalanes de 1889. A côté du motir biblique de la Terre promise, d'autres éléments issus des Écritures interviennent dans le débat et expriment l'aversion populaire pour l'exil. Si quelque chose de l'expérience de 1 émigration figure réellement dans ces feuilles, c'est surtout le désarroi des premiers jours vécus en Argentine que l'on peut y reconnaître.

RESUMEN : Debate sobre Buenos Aires, el gran puerto de América del Sur hacia donde se dirigía la emigración económica, tal como se manifiesta en el cordel catalán de 1889. Al lado del motivo bíblico de la Tierra de promisión, intervienen en el debate otros elementos sacados de las Escrituras, expresando el recelo popular ante el exilio. Si figura algo de las vivencias de la emigración en esos pliegos, es ante todo la zozobra de los primeros días vividos en la Argentina lo que en ellos se puede percibir.

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