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Pouvoir et conflits dans 1'organisation: grandeur et limites du modele de Michel Crozier* STEPHANE DION Institut d'etudes politiques de Paris* La structure et le changement d'une organisation s'expliquent a travers la dynamique du systeme de pouvoir qui les sous-tend. Pour avoir trop souvent neglige cette dimension politique de Faction organisee, les chercheurs, sociologues ou consultants industries,' offrent apres une soixantaine d'annees d'analyses et de reflexion theorique un bilan qui est periodiquement juge decevant par les critiques. 2 Certaines approches sont estimees trop exclusivement interactionnistes parce qu'elles s'en tiennent aux relations inter-personnelles et qu'elles eludent le probleme de l'integration des conduites dans l'ensemble collectif; d'autres se concentrent sur les imperatifs fonctionnels de l'organisation et en ignorent les acteurs; d'autres encore, ont tendance a ramener le champ etudie a une courroie de transmission parfaitement neutre. Tous ces efforts se sont heurtes a trois questions fondamentales. Comment raffiner l'analyse sans sacrifier la comprehension globale? De quelle facon integrer le contexte sans induire une causalite unilaterale? Comment tenir compte aussi bien des plans synchroniques que des perspectives diachroniques? Voir dans une organisation un construit politique au sens large, c'est-a-dire un systeme d'action fonde sur des relations de pouvoir, telle est l'orientation proposee ici. Par elle, pensons-nous, l'analyse de l'organisation peut se delester de la pregnance des postulats deterministes, de 1'ideologic des interpretations technicistes de meme que des limites des conceptions strictement interactives. * L'auteur tient a remercier M. Jose Luis Rodal Arcimiega, professeur-chercheur a l'Institut des sciences administratives de PUniversite de Veracruz, pour ses suggestions lors de la redaction de ce texte. ** L'auteur prepare un doctorat sur les systemes politico-administratif au Cycle superieur de sociologie de l'Institut d'etudes politiques de Paris. 1 Malgre la popularity considerable des methodes d'intervention en « Organizational Development » (OD). 2 Voir notamment la derniere edition du livre de N. Mouzelis, Organization and Bureaucracy: An Analysis of Modern Theories (Londres: Routledge and Keagan Paul, 1975). Aussi: J. Benson, « Innovation and Crisis in Organization Analysis », The Sociological Quarterly 18 (1977), 3-16. Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science poUMque, XV: 1 (March/mars 1982). Printed in Canada / Imprime au Canada

Pouvoir et conflits dans l'organisation: grandeur et limites du modèle de Michel Crozier

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Pouvoir et conflits dans 1'organisation: grandeur etlimites du modele de Michel Crozier*

STEPHANE DION Institut d'etudes politiques de Paris*

La structure et le changement d'une organisation s'expliquent a traversla dynamique du systeme de pouvoir qui les sous-tend. Pour avoir tropsouvent neglige cette dimension politique de Faction organisee, leschercheurs, sociologues ou consultants industries,' offrent apres unesoixantaine d'annees d'analyses et de reflexion theorique un bilan quiest periodiquement juge decevant par les critiques.2 Certainesapproches sont estimees trop exclusivement interactionnistes parcequ'elles s'en tiennent aux relations inter-personnelles et qu'elles eludentle probleme de l'integration des conduites dans l'ensemble collectif;d'autres se concentrent sur les imperatifs fonctionnels de l'organisationet en ignorent les acteurs; d'autres encore, ont tendance a ramener lechamp etudie a une courroie de transmission parfaitement neutre. Tousces efforts se sont heurtes a trois questions fondamentales. Commentraffiner l'analyse sans sacrifier la comprehension globale? De quellefacon integrer le contexte sans induire une causalite unilaterale?Comment tenir compte aussi bien des plans synchroniques que desperspectives diachroniques?

Voir dans une organisation un construit politique au sens large,c'est-a-dire un systeme d'action fonde sur des relations de pouvoir, telleest l'orientation proposee ici. Par elle, pensons-nous, l'analyse del'organisation peut se delester de la pregnance des postulatsdeterministes, de 1'ideologic des interpretations technicistes de memeque des limites des conceptions strictement interactives.

* L'auteur tient a remercier M. Jose Luis Rodal Arcimiega, professeur-chercheur al'Institut des sciences administratives de PUniversite de Veracruz, pour sessuggestions lors de la redaction de ce texte.

** L'auteur prepare un doctorat sur les systemes politico-administratif au Cyclesuperieur de sociologie de l'Institut d'etudes politiques de Paris.

1 Malgre la popularity considerable des methodes d'intervention en « OrganizationalDevelopment » (OD).

2 Voir notamment la derniere edition du livre de N. Mouzelis, Organization andBureaucracy: An Analysis of Modern Theories (Londres: Routledge and KeaganPaul, 1975). Aussi: J. Benson, « Innovation and Crisis in Organization Analysis »,The Sociological Quarterly 18 (1977), 3-16.

Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science poUMque, XV: 1 (March/mars1982). Printed in Canada / Imprime au Canada

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La science politique est concernee a double titre par cetteproblematique. La premiere raison est trop souvent citee pour qu'il soitnecessaire de la commenter ici: l'organisation devient de plus en plus lastructure sociale majeure de notre epoque. Le deuxieme point est plusnouveau. La science politique tente ces dernieres annees de joindre lesetudes sur les politiques publiques (les produits du systeme) auxrecherches sur les effets des structures d'organisation (les processus),3

en recourant au concept de pouvoir comme lien unificateur. C'est de laque provient l'impact considerable de l'ouvrage de Michel Crozier etd'Erhard Friedberg dans le milieu de la science politique tant aupres dela recherche que de l'enseignement de la theorie des organisations, enparticulier au Quebec et en France.4

Desormais, pour quiconque s'interrogera sur la question du pouvoirdans l'organisation, L'Acteur et le systeme sera une referenceessentielle. D'abord, parce que la relation de pouvoir y est presenteecomme la cle pour comprendre les interactions entre.Ies acteurs,l'integration de leurs conduites et la regulation de celles-ci dans unsysteme d'action « concret » parce que construit de choix strategiques.Ensuite, parce que ses auteurs y font un diagnostic lucide des problemesde l'etude des organisations, diagnostic demeure pertinent encoreaujourd'hui. Enfin, et surtout, parce que dans ce livre est construit unveritable paradigme de l'acteur strategique, ainsi que de la dimension« irreductiblement imprevisible » de son comportement dansl'organisation.

C'est a la presentation et a la critique de cette conception de l'acteurlibre soumis aux contraintes de l'organisation que se consacre lapresente etude. Mais auparavant, nous verrons en quoi les autresapproches echouent a traduire la dimension politique de l'actionorganisee. Cette demarche preliminaire sera utile pour situer l'analysestrategique dans la theorie des organisations.

1. Les conceptions du pouvoir dans l'organisation

Le concept de pouvoir n'apparait pas explicitement dans les premierestheories des organisations. II etait assimile a la capacite de l'autoritehierarchique a s'imposer ou, inversement, saisi comme une aptitudepsychologique a resister aux contraintes formelles. Aussi, peut-onretracer les conceptions du pouvoir dans l'organisation en s'attachantaux positions des differentes ecoles vis-a-vis de cette problematique dela resistance a l'autorite et au debat qui les a opposees quant aux causesde l'expression de cette resistance: le conflit inter-organisationnel.

Dans les theses inspirees du taylorisme, le pouvoir est toujours plusou moins explicitement relie a l'autorite hierarchique. Pour agir sur

3 W. Jenkins, Polity Analysis: A Political and Organizational Perspective (Londres:Martin Robertson, 1978).

4 M. Crozier et E. Friedberg, L'Acteur et le systeme (Paris: Seuil, 1977).

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Power and Conflicts in Organizations: Strengths and Limits of theModel of Michel Crozier

Because of the manner in which they look at inter-organizational conflict andpower, none of the main streams of organizational theory has been able toincorporate the three elements which compose the political dimension in anorganization: strategic interaction, the integration of behaviour in the collective"system," and the consideration given to cultural effects.

Michel Crozier claims to have solved the problem by having recourse to asystematic and hypothetical-inductive reasoning, and in making power the basefor all forms of relationships where one always finds implied some negotiatedinfluence. The different theoretical positions taken regarding the strategic-analysis that he proposes are examined in this article. The author stresses theadvantages of the procedure; suggests an improvement to understandinteraction; questions the assumption of the necessity of the systematicintegration; and comments on the methodological difficulties of introducing thecultural element in strategic action.

l'organisation, il s'agit d'en rationaliser la structure formelle en vue dereconstituer un ensemble coordonne. Les moyens privileges sont destechniques eprouvees tels les controles quantitatifs des resultats et lessystemes de remuneration lies au rendement. En revanche, l'ensembledes facteurs informels, tels les rapports et les normes de groupe ainsi queles barrieres a la communication, n'est pas envisage comme pouvantgenerer des problemes conflictuels.

Les tenants des differents courants issus de PEcole des relationshumaines denoncent les insuffisances de la classification des individuspar aptitudes techniques, besoins economiques et habilitesgestionnaires. Us introduisent a la base meme de la theorie desorganisations les motivations du comportement humain. Us relient leconflit a des problemes psychologiques (echecs a communiquer,troubles affectifs, etc.). Prevenus contre tout dogmatisme techniciste,ils se refusent a voir dans les membres d'une organisation desinstruments inertes ou des facteurs sociaux figes. Ils leur reconnaissentune capacite reelle de resistance a l'autorite. Mais cette resistance estimputee aux difficultes affectives qui minent la volonte de collaborer desindividus et des groupes en detruisant leur unite de vue. Aussi lestheoriciens et intervenants humanistes se concentrent-ils sur lesproblemes de leadership et de communication sans introduire dans leurreflexion une problematique du pouvoir dans les organisations. Unetelle problematique devient inutile dans la mesure ou l'epanouissementde la cooperation et la disparition des problemes sont lies au bon vouloirdes travailleurs et de la direction a adopter de bonnes attitudes.

De cette these humaniste decoule la profusion des recherches sur le« bon leadership ». De nombreux chercheurs partent de l'idee quel'amelioration des rapports personnels et inter-groupes passe par le

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developpement d'un leadership permissif. Us sont ainsi amenes apostuler une homologie entre le style de commandement et l'efficacitede l'organisation. A cette quete du leadership ideal se joint parfois unepreoccupation pratique pour les petits groupes de travail comme supportde l'intervention. On considere a priori comme condition de l'harmoniela preservation ou l'elargissement de la marge de manoeuvre de l'unitede travail et la possibility pour l'individu de participer aux decisions. Leplus souvent, on voit dans la manipulation des structures un moyen pluspratique et plus efficace pour resoudre les problemes que d'essayer dechanger les comportements humains directement. La condition del'harmonie reside alors dans l'ajustement des structuresorganisationnelles et des besoins psychologiques traites les uns et lesautres comme des variables independantes.

Ces theories deviennent avec le temps de plus en plus complexes etelaborees. Les variables prises en compte se sont ajoutees les unes auxautres et pourtant les correlations entre l'efficacite de l'organisation,l'harmonie collective, la marge de manoeuvre du groupe et le liberalismedirectif n'ont jamais pu etre etablie.5 En outre, ce type de propositionsnormatives pensees dans un souci de conseils aux managers ne permetpas l'analyse des processus reels dans la mesure ou est postule, parexemple, que le meme style de commandement apporte dans toutes lescirconstances satisfaction et efficacite. Le postulat humaniste conduit arechercher dans une situation organisationnelle donnee la seule faconoptimale de reorienter la participation vers des visees positives quelsque soient le contexte, la structure, les buts poursuivis, etc.

Plutot que de tenter de reformer les structures en vue de les adaptera une echelle des motivations humaines dont un postulat trop simplistesous-estime la complexite, un autre courant de chercheurs prefereconceptualiser les organisations comme des systemes. Les conflitsinter-organisationnels sont alors interpreter comme des resistances al'adaptation des parties au tout. Dans la plus pure tradition dufonctionnalisme, l'integration des relations inter-personnellesobservees est reliee, non pas aux mecanismes regulateurs des situ-ations d'interactions dans l'organisation, mais a des causes exogenes,telles les contingences technologiques ou les rapports de pouvoir pluslarges de la societe et de la culture. Ces approches reposentessentiellement sur une problematique du conditionnement. Soumis aun ensemble de contraintes pre-existantes, conditionnes par leurs roles,les acteurs ne peuvent que s'adapter a une conduite donnee. Leconditionnement devient la regie, alors que la deviance est plus ou moinsimputee a une mauvaise comprehension du role qui empeche lasatisfaction des besoins de l'organisation. Le conflit se trouve ainsiidentifie a un desequilibre entre les fonctions que le sociologue attribue

5 A. K. Korman, « "Consideration*, "Initiating Structure", and OrganizationalCriteria: A Review », Personal Psychology 19 (1966), 349-61.

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aux organisations avant meme toute interrogation quant a la nature desrelations internes. Selon les differentes theories, ce desequilibre peutetre engendre par un changement exogene dans le systeme des valeursou par des distorsions entre les caracteristiques structurelles del'organisation et les exigences de l'environnement (technologiques,economiques, etc.).

Le plus souvent, les limites memes de ce type d'analyse, qui tend aconcevoir l'organisation comme une communaute naturelle ou commeune structure sociale en adaptation pour assurer sa survie et sescaracteristiques fonctionnelles propres, ne permettent pas d'envisagerles effets des relations de pouvoir endogenes. Tantot, on imputel'integration des conduites interactives a la composante normative desroles, a l'acceptation des valeurs du systeme, et done de la societe;l'accord avec la structure de pouvoir dominante est alors considerecomme une donnee plutot que comme une hypothese. Tantot, seules lesstructures formelles sont percues comme des mediations entre lesvariables contextuelles et les performances des organisations. Ne sontalors pas etudies comme tels les processus informels qui surgis-sent des relations de pouvoir par lesquelles les acteurs manipulent lesprescriptions formelles. D'autres chercheurs, enfin, qui se rattachent ace qu'on peut appeler une conception fonctionnaliste marxienne,assimilent le pouvoir dans l'organisation a des machinations pourcontroler la base, machinations dont la logique ne proviendrait pas desspecificites du champ etudie mais des determinismes globauxsous-jacents aux lois societales induites.

Aucun des divers courants issus de l'ecole fonctionnaliste ne placeau centre de l'analyse les processus informels par lesquels les relationsde pouvoir sont produites et maintenues. II se degage neanmoins de ceteffort de reflexion deux apports majeurs a la comprehension duphenomene organisationnel. Le premier reside dans l'etude desdysfonctions, dans cette idee que les consequences de l'action peuventetre differentes de celles qui etaient prevues. Par exemple, un conflit quisemble remettre en question l'autorite peut aboutir au renforcement dela stabilite de l'ensemble. En mettant ainsi l'accent non plus sur lesdeviances ou sur les erreurs mais plutot sur lacomplexite des ensembleshumains et sur les circuits de relations cachees, l'etude des dysfonctionssuggere une approche fondee sur les conditions concretes danslesquelles agissent les acteurs. L'autre contribution majeure provientdes auteurs qui se sont eloignes de la conception purement positivistequi consiste a voir dans les motivations et les comportements laresultante des effets de l'environnement et en particulier de latechnologic Us ont ainsi mis en lumiere la facon dont les exigencesde l'environnement sont mediatisees par les strategies desorganisations.6 Bien que ces analyses demeurent marquees par une

6 Voir notamment: A. D. Chandler, Strategy and Structure (Cambridge, Mass.: MIT

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conception trop unilaterale des consequences de l'environnement et parune vision insuffisamment differenciee du pouvoir dans 1'organisation,elles revelent les potentialites de marchandage et de negoci-ation autour des contraintes exogenes. Elles montrent que l'etudedes contraintes structurelles, economiques, techniques, affectives etmeme historiques ne suffit pas si est garde dans l'ombre comment cesrealites peuvent faire l'enjeu de relations de pouvoir, c'est-a-dire derapports sociaux d'harmonie et d'opposition entre acteurs et entrecategories d'acteurs.

Tour a tour, le concept de pouvoir apparait done en theorie desorganisations comme assimile a l'autorite hierarchique, decrit en termesde cooperation et de conflit et compris comme une capacitepsychologique, ou encore rattache a un ensemble societal oufonctionnel. Or, pour reorienter l'etude des organisations, il faut partird'un point neglige par chacune de ces ecoles: l'autonomie partielledes acteurs vis-a-vis des contextes dans lesquels ils se trouvent.Puisqu'ils ne sont pas captifs des roles, des buts officiels ou desprocedures formelles, les relations de pouvoir que les acteurs nouententre eux et les problemes que ces relations suscitent ne decoulent passeulement des structures d'autorite imposees ou des mecanismes dedomination sociale. L'objectif doit etre d'etudier l'effet social desregulations a l'interieur meme de l'organisation afin de tester saspecificite reelle et sa capacite d'innovation sociale, sans quoi l'analyseconduit a voir en elle le theatre d'une simple mediation des inegalites etforces presentes dans la societe. Cette problematique n'est pasnouvelle. A la fin des annees cinquante, sous la poussee des courantsinteractionnistes, goofmaniens et ethnomethodologistes et a la suite destentatives de Gouldner, March et Simon et Dalton visant a elucider lesstructurations strategiques des ensembles organises ainsi que le jeucomplexe des relations inter-personnelles, l'analyse strategiquesemblait meme s'imposer comme l'optique dominante.7 Mais elle s'estaveree incapable de replacer les relations de pouvoir mises en evidencedans un champ integre d'interdependances. Elle a ete jugee inapte afranchir l'etroitesse de la perspective interactionniste et done a reveler

Press, 1962); R. M. Cyert et J. G. March, A Behavioral Theory of the Firm(Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1963); C. R. Hinings et al., « An Approach to theStudy of Bureaucracy », Sociology 1 (1967), 61-112; D. S. Pughetal.,« The Contextof Organization Structures », Administrative Science Quarterly 14 (1969), 91-114;C. R. Sayles, Behavior of Industrial Work Groups (New York: Wiley, 1958), et E. L.Trist, Organizational Choice (Londres: Tavistock, 1963).

7 A. Cicourel, Method of Measurement in Sociology (New York: Free Press, 1964;M. Dalton, Men Who Manage (New York: Wiley, 1959); H. Garfinkel, Studies inEthnomethodology (Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1967); E. Goofman, ThePresentation of Self in Everyday Life (New York: Doubleday, 1959); A. Gouldner,Patterns of Industrial Bureaucracy (Glencoe, 111.: Free Press, 1954); J.G. March et H.R. Simon, Organizations (New York: Wiley, 1958); et aussi bien sur M. Crozier, LePhenomene hureaucratiqite (Paris: Seuil, 1964).

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les logiques d'action qui definissent le tissu social reel d'uneorganisation. A pres de vingt ans de distance, Michel Crozier et ErhardFriedberg se portent a la defense de l'analyse strategique en suggerantque la raison pour laquelle on l'a ecartee de l'avarit-scene—sonincapacite a depasser les limites de la simple interaction—n'est pluspertinente grace a un raisonnement systemique d'un type nouveau.

2. Michel Crozier et l'analyse strategique: a propos des raisonstheoriques d'un choix de methode

Le sociologue francais Michel Crozier et son equipe ont etudie de prespendant une vingtaine d'annees les rapports humains dans lesadministrations publiques francaises, les banques, les assurances et lesorganisations industrielles. La discussion qui suit ne porte pas sur cetterecherche comme telle mais plutot sur la reflexion theorique qui en aresulte. Car du point de vue qui nous interesse, soit la comprehensiondes conflits et du pouvoir dans les organisations, L'Acteur et le systemepose sans detour la question de fond: comment degager l'autonomie desacteurs sans meconnaitre la contingence de leurs comportements.

L'analyse strategique proposee par Crozier et Friedberg ne cherchepas des contraintes absolues ou des comportements statistiquementassocies a telle ou telle situation. Au contraire, elle part de la dimensionla plus qualitative et informelle qui soit d'un systeme d'action: la margede liberte irreductible du comportement qui subsiste malgre lesmecanismes reducteurs soudant l'armature formelle d'une organisation.Autrement dit, elle consiste a rechercher la rationalite de l'acteurdans les contraintes organisationnelles et a degager le construitorganisationnel du vecu de l'acteur; ceci parce que l'acteur eststrategique dans la mesure ou il utilise son pouvoir au mieux pouraccroitre sa marge de manoeuvre et pour se proteger de la menace querepresente le comportement d'autrui: « En d'autres termes, il tentera atout instant de mettre a profit sa marge de liberte pour negocier sa«participation», en s'efforcant de «manipuler» ses partenaires etl'organisation dans son ensemble de telle sorte que cette «participation»soit «payante» pour lui ».8

En reprenant le concept de rationalite de March et Simon, Crozieret Friedberg situent l'acteur dans un contexte de rationalite, non parrapport a des objectifs clairs qu'il poursuivrait, mais en fonction desopportunites emanant du systeme d'action des relations de pouvoirinterdependantes. Dans ce contexte de rationalite limitee, l'organisationcesse d'etre cette entite abstraite qui imposait ses buts a ses membres;elle est saisie comme un champ d'investissement strategique quin'implique aucune automaticite quant a l'engagement de sesparticipants. Elle apparait comme une reponse au probleme de

8 Crozier et Friedberg, L'Acteur et le systeme, 79.

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I'agregation d'interets divers dont la poursuite individuelle ruinerait leschances de chacun. En pratique, cette solution reside dans lastructuration de regies formelles ou tacites pour le controle et laregulation des distorsions. Or—et c'est en celaque l'organisation est unprobleme et done un construit humain irreductiblement different d'unorganisme naturel ou d'un systeme cybernetique—toute nouvellestructure implique une negociation informelle entre les acteurs, unenegociation elle-meme potentiellement porteuse d'effets contre-intuitifs(ou les oppositions entre acteurs individuels produisent des resultatscontraires aux objectifs recherches).9 La negociation evoquel'incertitude, e'est-a-dire l'existence d'une certaine marge demanoeuvre dans le choix et l'utilisation des solutions pratiques.L'incertitude serait done la source meme du pouvoir et la marged'imprevisibilite, l'atout utilise par les acteurs dans leurs affrontements.

Sous sa forme la plus simple, la relation de pouvoir etablit, selonCrozier et Friedberg, une equivalence entre previsibilite et inferiorite.Elle suppose une negociation dont la logique peut etre reconstruite apartir d'un raisonnement sur la previsibilite: « Chacun cherche aenfermer l'autre dans un environnement previsible, tout en gardant laliberte de son propre comportement ».10 Celui qui dispose d'une plusgrande marge de manoeuvre peut orienter la relation a son propreavantage. C'est au niveau des regies du jeu que se degagent descontraintes limitant la liberte des joueurs, des secteurs ou l'action estcompletement previsible et, inversement, des secteurs ou dominel'incertitude. Le pouvoir d'un acteur depend du controle qu'il lui estpossible d'exercer sur une source d'incertitude affectant la poursuitedes objectifs de l'ensemble ou sur la marge de liberte d'un autre joueurdans le cadre des regies imposees par le jeu. L'importance strategiqued'une source d'incertitude serafonction des autres sources d'incertitudepouvant egalement affecter les objectifs de l'ensemble et lescomportements individuels.

Pour saisir la dynamique des echanges et des influences reciproquesqui prevalent avec l'environnement, il suffit de recourir au meme modede raisonnement dans un champ d'investigation elargi. Crozier etFriedberg circonscrivent de facon plus precise cette notion vague qu'estl'environnement, de maniere a rendre visible son influence. Usintroduisent le concept d'environnement pertinent qui inclut« l'ensemble des acteurs sociaux dont les comportements conditionnentplus ou moins directement la capacite de cette organisation defonctionner de facon satisfaisante et d'atteindre ses objectifs ».n Les

9 On sent ici l'influence des travaux de Zelznick, Gouldner et Merton sur lesdysfonctions, de l'application de la theorie des jeux en science politique (Schelling,Allison) et de I'apport des economistes a l'etude de l'action collective (Olson,Hirschman).

10 Crozier et Friedberg, LActeur et le systeme, 145-46.11 Ibid., 140.

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rapports entre l'organisation et son environnement pertinent seproduisent de deux facons: par la creation au sein de l'organisation deservices specialises qui cherchent a controler des sources d'incertitudeexterieures emanant des divers segments d'environnement; par lastructuration de reseaux permanents (ou relais privilegies)d'interlocuteurs dont la double fonction consiste a etre le prolongementde l'environnement dans l'organisation et des agents de celle-ci dansl'environnement. Ainsi, les objectifs de l'organisation perdent leuraspect theorique et immuable pour apparaitre comme le resultat de deuxniveaux de negotiation: celui des echanges entre les acteurs dansl'environnement pertinent; celui du systeme d'action interne del'organisation, produit des rapports de pouvoir et de marchandage quis'y effectuent.

La demarche strategique procede done du particulier—du point devue des acteurs, de leurs attitudes et de leurs sentiments—au general, enformulant des hypotheses sur le jeu implicite entre deux groupes, puis enavancant les implications pour un troisieme groupe, pour elargir ainsipeu a peu les hypotheses et parvenir a reconstituer le systeme derelations de pouvoir dans le champ etudie. Au moyen d'une analyseclinique (technique d'entrevues croisees) sont recueillies les donneessur les comportements individuels et les problemes vecus par lesparticipants. Ces donnees serviront a elaborer et verifier des hypothesesde plus en plus generates sur les caracteristiques de l'ensemble quirefletent les rapports de pouvoir donnant forme au systeme d'actionconcret.

L'analyse est ainsi fixee au niveau des moyens et non des fins : auniveau des moyens que l'acteur utilise, de la mediation ineluctable entreles fins qu'il poursuit et les moyens reels qu'il est oblige d'employer pourles atteindre. L'optique est prospective puisqu'elle situe l'acteur dansson contexte immediat. Elle ne fait pas resider la capacite strategiquedans l'ajustement des moyens a des fins pre-etablies, detachees dusysteme d'action et qui, suppose-t-on, seraient percues clairement.L'insistance porte sur la dimension essentiellement active ducomportement interprets comme le resultat d'un choix dont larationalite s'inscrit dans les limites des opportunites ainsi que descomportements des autres acteurs pour un enjeu qui est lui-meme unmoyen strategique.

Les aspects structurels d'une organisation—tout ce qui touche leformel ainsi que les conditions techniques, juridiques eteconomiques—ne sont plus envisages comme des donnees de departmais comme des contraintes et des atouts sur lesquels on peut jouer pourorienter les conditions de l'action. De meme, la culture des individus nefait pas que teinter le systeme d'action de leur socialisation. Elle estsaisie sous son caractere instrumental comme un atout, une capaciteparticuliere d'influencer les enjeux.

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Voila une approche seduisante. Ambitieuse aussi, puisque sesauteurs entendent de la sorte resoudre le dilemme entre la generalisationarbitraire de l'etude de cas et l'evacuation du contextemacrosociologique dans l'analyse. Le reve du sociologue Crozier est eneffet de parvenir a suivre par la multiplication des analyses lechangement dans la structure de pouvoir pour embrasser, finalement,une vision generale des processus dUntegration et des specificitesculturelles dans une societe donnee.12

Cette methode de recherche nous apparait comme la plusappropriee pour degager, par-dela, les attitudes des acteurs, la logiquedes comportements qui se joue en fonction des enjeuxorganisationnels.13 A ce titre, elle indique la meilleure voie pourapprofondir notre comprehension de l'organisation percue comme uncadre ou collaboration est synonyme de negociation necessaire (a basede conflits generalement latents, parfois aigus) pour se placer a l'abri etaffecter les autres acteurs ou l'organisation dans son ensemble. De lasorte, les conflits et le pouvoir informel sont situes au coeur meme del'analyse strategique des processus organisationnels. Mais, commec'est toujours le cas en sciences sociales, une theorie a les defauts de sesqualites. La mise au point necessite le recours a des manoeuvresdelicates de reintegration de perspectives ayant ete volontairementevacuees pour fins de coherence dans la methode. Essentiellement pourcette raison, les trois problemes fondamentaux relies au concept depouvoir sont mal pris en compte par l'analyse strategique dans son etatde conceptualisation actuel: le probleme de 1'interaction, le probleme del'integration des conduites et le probleme des effets culturels.

(a) L'Interaction: pouvoir et incertitude

La zone d'incertitude permettrait a l'acteur, en rendant soncomportement moins previsible, de proteger et d'elargir son domaine dedecision tout en limitant sa dependance envers les autres. II cherchera aprevoir Faction des autres en retrecissant leur marge de manoeuvre et enagrandissant ses propres possibilites d'action. Si convaincante que soitcette these, il y a lieu de s'interroger sur la pertinence d'octroyer auconcept d'incertitude une telle importance dans la definition du pouvoir.

De facon generale, on peut definir le pouvoir de A sur B commeetant la capacite dont dispose A de faire en sorte que les termes del'echange lui soient favorables. Manifestement, des situations peuventse produire ou la contrainte est source de pouvoir. Pourtant, selonCrozier et Friedberg, le pouvoir ne peut naitre que des situations

12 M. Crozier, « The' Relationship Between Micro and Macrosociology », HumanRelations 25 (1972), 239-51.

13 Nous l'avons nous-memes experimentee lors d'enquetes menees en collaborationavec le centre de recherche de Michel Crozier: le Centre de sociologie desorganisations (CSO, Paris).

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d'incertitude. Us ont raison dans la mesure ou le pouvoir vise a orienteret done a reduire l'incertitude que les autres peuvent deployer. Et, a lalimite, si tous les actes sont presents et fixes, il y a absence de relation;par consequent, pas de pouvoir possible puisque sa visee est de fairechoisir a B la reaction souhaitee par A. Mais Crozier et Friedbergajoutent que le moyen pour A d'accroitre son pouvoir reside dansl'elargissement de sa propre zone d'incertitude. Or, on peut tres bienimaginer des situations ou l'incertitude reliee a A, loin d'etre une sourcede pouvoir pour lui, nuira a ses tentatives d'influencer en sa faveurTissue du jeu. Les conditions memes de l'efficacite de la menace neresident pas dans la marge de manoeuvre, que d'ailleurs elle limite, maisdans sa vraisemblance.

La menace est une declaration d'un acteur qui stipule qu'il agirad'une certaine facon dans certaines conditions. Sa visee est de modifierle comportement d'autres acteurs, soit en les faisant agir autrement, soiten les maintenant dans la continuite ou Pimmobilite. Schelling a bienmontre la dynamique de cette strategic qui consiste a contraindre lechoix de l'opposant en reduisant son propre domaine de possibilites.14

De la sorte, par 1'utilisation sequentielle de la menace et de la promesse,l'acteur cherche a influencer les choix des autres d'une maniere qui luisoit favorable. Le pouvoir de A sur B devient en l'occurence la capacitedont dispose A de garantir, dans son echange avec B, qu'il effectueratelle chose qui nuira a B si ce dernier pose tel ou tel geste non desire parA. L'etablissement clair des consequences qu'entraine l'utilisation d'unatout dans un echange entre acteurs peut done etre source de pouvoirpuisque le recours a la menace limite les possibilites d'action de celui quil'emploie a son profit. Ajoutons que si A veut adresser a B une menaceveritablement contraignante, moins A dispose de possibilites d'action,davantage le chantage sera credible et, done, efficace.

Dans un tel contexte, la force de A ne reside pas dansl'imprevisibilite de son comportement futur, mais au contraire dans sacapacite de rendre ce futur parfaitement previsible afin que soit etabliclairement ce qu'il fera quelles que soient les actions de B. Autrementdit, si A dispose du moyen de menacer B de facon efficace, son pouvoirequivaut a cristaliser les consequences qui resulteront des strategies desacteurs dans le jeu. Et plus A saura amincir sa marge d'imprevisibilite,plus il lui sera facile d'apporter les garanties qui donneront a une menacela credibility dont il a besoin pour qu'elle soit efficace.

Dans L'Acteur et le systeme, Crozier et Friedberg discutent laposition de Schelling.15 Us ecrivent qu'elle conduit a surestimer lageneralite et l'universalite des situations qu'elle decrit. Leur point de vueest qu'il subsiste toujours pour B une possibilite quelconque de riposte

14 T. C. Schelling, The Strategy of Conflict (Cambridge: Harvard University Press,1960).

15 Crozier et Friedberg, VActeur et le systeme, 60-63.

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suffisante pour donner a la menace ou a la promesse annoncee par A uncaractere relativement conditionnel qui, en raison de l'incertitude qu'illaisse planer, redonne l'importance primordiale a la manipulation parchacun des adversaires de leur propre marge de liberte et de celle del'autre. Mais les auteurs ne contestent pas l'existence de conditionsstructurelles ou se verifie la conception de Schelling du pouvoir oul'acteur, en abandonnant sa propre marge de manoeuvre, utilise labonne tactique pour contraindre l'adversaire. Dans de tels cas, ilsinterpretent le comportement de A par le recours a une strategic quiconsiste a changer, par l'utilisation des choix d'action que lui permet samarge de manoeuvre, la nature du jeu de maniere a enfermer B dans uncontexte beaucoup moins favorable: « Cela revient toujours en fait achanger la nature du jeu, ou a deplacer les enjeux des zonesd'incertitude, a profiter des circonstances pour forcer l'autre a se placersur un terrain beaucoup moins favorable ou a ceder ».16 La marge demanoeuvre conserve toute son importance puisque c'est elle qui apermis l'utilisation de la menace. Le pouvoir d'un acteur demeurefonction de l'ampleur de la zone d'incertitude pertinente quel'imprevisibilite de son propre comportement lui permet de controlerface a ses partenaires.

Pourtant, lorsqu'un acteur utilise fermement la strategic de lamenace, l'abandon de sa propre marge de manoeuvre devient, de l'avisde nos auteurs, la strategic pour contraindre l'autre. Ceux-ci n'encontinuent pas moins a affirmer une equivalence entre pouvoir etimprevisibilite qui implique que l'acteur, pour accroitre son pouvoir,agira de facon a « elargir autant que possible sa propre marge de liberteet d'arbitrage pour garder aussi ouvert que possible l'eventail de sescomportements potentiels, tout en essayant de restreindre celui de sonpartenaire-adversaire et de l'enfermer dans des contraintes telles queson comportement devienne au contraire parfaitement connud'avance ».17

Le point faible de cette definition du pouvoir est qu'elle laisseentendre une automaticite entre l'imprevisibilite du comportement de Aet la pre visibilite de celui de B. Pour que A parvienne a contraindre B et al'enfermer dans un comportement previsible et desavantageux,l'augmentation de sa propre marge de manoeuvre n'est pas forcementl'unique ou la meilleure strategic Repetons-le, A peut chercher arestreindre ses choix de facon a placer B devant une seule alternative:« tu fais ceci et je te punis; tu ne le fais pas et je ne te punis pas ». Que lacapacite de A de deplacer le jeu en ces termes puisse etre fonction de samarge de manoeuvre originelle, c'est une possibility mais non unecertitude. En ce qui touche directement l'utilisation efficace de lamenace, force est d'admettre qu'elle ne repose pas sur l'elargissement

16 Ibid., 61.17 Ibid., 62.

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de cette fameuse zone d'incertitude mais, tout au contraire, sur lacapacite qu'a l'acteur de paraitre previsible de facon a ce qu'il nesubsiste pas, dans l'esprit de ses partenaires-adversaires, d'equivoquequant a la punition qu'ils auraient a subir si, malgre tout, ils effectuaientFaction defendue.

II ressort de cette discussion que la loi de l'imprevisibilite n'est pasuniverselle et que la previsibilite peut etre parfois source de pouvoir. Lapossibility meme du pouvoir demeure liee a l'incertitude dans la mesureou il est une relation, et qu'une relation ne peut exister dans le cadred'une domination programmee. L'incertitude est la condition dupouvoir mais elle n'en est pas l'unique moyen. Pour vaincre celle desautres on peut abandonner la sienne. L'attachement des auteurs a cetteloi de l'imprevisibilite est d'autant plus mal fonde qu'elle n'est pas unelement fondamental de leur modele de comprehension du phenomeneorganisational. La richesse de ce modele, nous l'avons vu, est depermettre la deduction, a partir des interactions, des regies implicites dujeu qui gouvernent le systeme d'action interne de l'organisation ainsique son rapport a l'environnement. Simplement, il faut y soustrairel'assertion selon laquelle la quete efficace du pouvoir coincideraittoujours avec l'augmentation de l'imprevisibilite. L'acteur peutchercher a l'accroitre, ou encore a l'abandonner, selon les conditionsstructurelles du jeu que seule 1'analyse clinique permettra de reveler.

(b) L'integration: des strategies au systeme

Nous avons vu que l'analyse strategique, en adoptant une optiqueprospective plutot que retrospective, evite le piege commun auxapproches culturalistes et fonctionnalistes qui consiste a voir dans lescomportements avant tout le produit de determinants exterieurs al'action contingente. II reste que les hommes et les femmes ne peuventetre observes uniquement comme des acteurs au sein d'une entitecollective entierement integree dans un seul systeme d'action. Ce seraittomber dans un dogmatisme inverse qui equivaudrait a nier lescontraintes exterieures a l'organisation, et meme a son environnementpertinent, qui influencent a la fois la perception strategique etl'ajustement a un systeme de relations. Pourtant, Crozier et Friedbergaffirment qu'un acteur, « aussi longtemps qu'il veut continuer a jouer eta s'assurer simultanement que sa participation au jeu lui soit profitable,devra adopter une des strategies gagnantes possibles. Mais ce faisant, ilcontribuera volens nolens a l'accomplissement des objectifs del'ensemble ».18

Le danger est de surestimer l'independance de l'acteur dans ledegre ou il accepte de jouer le jeu. Apres tout, on participe toujours aplus d'un systeme d'action et la facon dont un membre d'une

18 Ibid., 19-20.

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organisation se definit peut relever d'une identification aux objectifsd'une autre organisation, avec toutes les consequences que celaimplique sur son comportement.19 Des lors, la question se pose:l'explication du comportement des acteurs par les contraintes desenjeux organisationnels et par leur apprentissage selon un processusessai-erreur est-elle instructive, ou meme possible, si appliquee a dessystemes d'action moins repetitifs, moins structures, plus ouverts al'environnement et aux objectifs officiels mal delimites? A ce propos,n'oublions pas que l'ecole de Michel Crozier a principalement fait porterson effort sur l'etude de 1'administration publique francaise. On dirait unterrain d'investigation ideal, tant il se caracterise par des structuresformelles hyperdeveloppees et par un dispositif monumental de regiesecrites. A cette objection, il est possible de repondre que dans la mesureou l'organisation deborde son environnement par une serie de relaisd'interdependance, l'analyse strategique des relations de pouvoirpermet de demeler les ramifications complexes des pressionsexterieures.20 Des qu'il y a interdependance, il serait possible de retracersinon un systeme, du moins un embryon de systeme.

Mais un embryon de systeme ne definit jamais qu'un jeu,c'est-a-dire une regulation contraignante. Rien n'indique que eettecontrainte soit suffisante pour provoquer l'inversion des fins et desmoyens par laquelle l'origine des mobiles d'action est ramenee al'interieur de l'ensemble interdependant. Dans les cas ou les « finalitesvecues » ne naissent pas de la mediation des moyens mais bel et bien dechoix pre-etablis, c'est-a-dire quand le modele synoptique correspondau reel, ou tout simplement lorsqu'elles sont reliees a un ailleurs,l'analyse strategique ne peut mener a une reconstitution systemique deschoses. Vouloir necessairement agreger a tout ensemble de relationsstrategiques une vision systemique conduit, comme l'ecrivent JeanLeca et Bruno Jobert, a negliger « les conflits evidents ou se realise unepolarisation autour de camps dont chacun est convaincu que son but estle seul valable ».21

En fait, ce qu'il demeure toujours instructif de tenter, c'estl'analyse strategique en soi qui consiste a elucider les jeux par lesquelsles acteurs negocient leurs relations et cherchent a modeler, contourner

19 Le probleme que pose au controle des societes la multiplication des systemes d'actiondans lesquels jouent chaque acteur est d'ailleurs la theme d'un livre recent de MichelCrozier (On ne change pas la societe par decret [Paris: Bernard Grasset, 1979]).

20 Avec elle, n'a-t-on pas retrace tout un jeu de regulations croisees par lequel lacommunication chemine entre les institutions politiques locales et le pouvoir centralen France? Voir: M. Crozier et J. C. Thoenig, « La Regulation des systemesorganises complexes », Revue francaise de sociologie 16(1975), 3-32, et P. Gremion,Le Pouvoir peripherique (Paris: Seuil, 1976).

21 J. Leca et B. Jobert, « Le Deperissement de l'Etat; a propos de 1'Acteur et le systemede Michel Crozier et Ehrard Friedberg », Revue francaise des sciences politiques 30(1980), 1125-70.

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a leurs fins ou utiliser les regies de 1'organisation. L'analyse strategiqueexplique comment s'effectuent de l'interieur les echanges mais rienn'indique qu'elle va forcement deboucher sur une explicationsystemique; tant il vrai que le pourquoi des luttes et les finalites desacteurs peuvent etre rattaches a des facteurs exterieurs a la contingenceorganisationnelle.

A la limite, cependant, le probleme de l'integration n'est pasinsoluble. On pourra toujours attendre du chercheur une finesse dansl'analyse suffisante pour degager des confidences de l'acteur l'ensemblede ses champs de reference. Mais nous demandons simplement audepart un peu plus de doute methodologique: il faut se resoudre aadmettre que tout ne fait pas systeme.

(c) La culture: ses effets dans I'organisation

Le traitement que l'analyse strategique reserve a la dimension culturellelui pose certainement un probleme fondamental qui, d'une certainefacon, couvre tous les autres.

On ne peut affirmer que seul le systeme d'action explique par sescontraintes le comportement de l'acteur jusque dans ses irrationalitesapparentes. De toute evidence, c'est la une assertion insoutenable sur leplan theorique. La participation de l'acteur dans l'organisation estsurement regie par un ensemble de facteurs de nature diverse: lesenjeux, la conjoncture, les evenements passes, la conscience qu'il a deces evenements et la maniere dont la structure organisationnellel'affecte. A ce sujet, Crozier et Friedberg ecrivent: « L'experiencepassee des individus, leur «socialisation» et les valeurs qui en resultentne disparaissent done pas dans l'analyse; elles sont simplementrelativisees: elles ne sont ici rien d'autre qu'un des elements quistructurent les capacites des individus et des groupes et par la,conditionnent indirectement les strategies individuelles et les jeuxcollectifs ».22

Le probleme, c'est qu'on ne sait pas tres bien a quel moment lademarche clinique hypothetico-inductive par laquelle on cherche adegager la structure des relations de pouvoir a partir de l'interpretationdes opinions des acteurs permet d'envisager l'effet de ces valeursculturelles largement repandues.

Insistons sur ce point: quand le chercheur, en etudiant le champspecifique considere, les modes de regulation et les jeux entre acteursqui les caracterisent, pourra-t-il imputer des formes de comportements ades facteurs pre-strategiques a un systeme d'action qui constitue sonunique champ d'analyse? Surtout, comment introduire la dimensionculturelle sans replacer au debut de la chaine causale les attitudes etvaleurs comme elements premiers determinant le choix des objectifs et

22 Crozier et Friedberg, L'Acteur et le systeme, 407.

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les moyens d'action individuels? Ce serait accomplir un retour en arriereindiscutable du point de vue de la comprehension de la specificite del'acteur dans l'organisation, et de l'organisation dans la societe.

II est de toute importance de travailler a l'elaboration d'unenouvelle approche qui integrerait l'impact de la culture sur le jeu desacteurs, impact qui n'est pas seulement instrumental. II est vrai que laculture constitue un atout, une capacite particuliere de convaincre, demanipuler les negotiations par le discours et le style de comportement.23

Mais, en plus, elle influence les enjeux en suggerant ce qui estsouhaitable du point de vue de la quete de l'identite chez l'acteur.24 II y adone necessite d'une double problematique qui ajoute au systemestrategique fonde sur les relations de pouvoir 1'action sur lesrepresentations culturelles par le discours. Car comment etre sur quetous les acteurs se comporteront selon une perspective strategiquecommune? Comme l'ecrit Renaud Sainsaulieu, un collaborates deCrozier: « Le pouvoir a prendre sous forme d'incertitude a controlerest-il toujours pris quel que soit l'age, le sexe, l'experience, laqualification, l'origine sociale, le niveau hierarchique, la culture, laclasse... ».25 A defaut de prendre en compte le jeu autour desrepresentations, l'analyse reste biaisee par l'hypothese d'un pouvoirpour tous, d'une sorte d'anthropologie sociale unique et universelle.

Sainsaulieu adopte une perspective prometteuse lorsqu'il souligne1'importance d'etudier le discours dans le deroulement meme de l'actionstrategique: « Influencer le systeme de representation de l'autre e'estdeja s'en faire un allie, un opposant ou un neutre ».26 Pour la memeraison, bien que d'une maniere totalement differente, Max Pagespropose une approche pluridimensionnelle des phenomenes de pouvoirconsideres comme « un systeme qui s'inscrit dans un quadruple axe decoordonnees, economique, politique, ideologique, psychologique ».27

Pages et Sainsaulieu presentent, chacun a sa facon, une tentative dedepassement de l'analyse strategique. Au premier cependant, malgre uneffort interessant d'inserer dans une explication globale lescontradictions sociales et les contradictions psychologiques, on peutreprocher une armature theorique trop lourde qui embrigade leraisonnement de l'analyste. Depuis au moins Bertrand Russel, noussommes a la recherche d'une typologie des ressources du pouvoir sansqu'aucune n'ait englobe de facon satisfaisante la richesse qualitative desinteractions sociales. C'est qu'il n'y a pas de determinisme simple, queles enjeux sont multiples, et que leur signification depend toujours de la

23 S. Moscovici, Psychologie des minorites actives (Paris: PUF, 1979).24 R. Sainsaulieu, L'identite au travail (Paris: Presses de la fondation nationale des

sciences politiques, 1977).25 R. Sainsaulieu, Sociologie de /'organisation et de la transformation sociale (Paris:

Fondation nationale des sciences politiques, Polycopie, 1980), 132.26 Ibid., 204.27 M. Pages et al., L'emprise de l'organisation (Paris: PUF, 1979), 248.

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volonte de l'acteur de veritablement saisir et utiliser les opportunitesqu'ils presentent.

L'approche de Sainsaulieu vise a englober tout a la fois le systemede representation et le systeme de pouvoir. Mais il en reste encore auniveau de la conceptualisation qui, bien que seduisante, ne depasse pasle seuil de la juxtaposition syncretique. II faut bien admettre que leprobleme est de taille. II s'agit, en effet, d'integrer de facon eclectiquedes modeles differents d'explication des origines des etats de consciencedes acteurs sociaux. Quinconque a la moindre experience des aspectspratiques inherents a la recherche mesure les difficultes que celaimplique.

3. Conclusion

Une approche delestee du postulat de la strategic unique de l'im-previsibilite, qui saurait reconnaitre une inter-relation non sys-temique et qui, surtout, introduirait la culture sans pour autant cesserde placer le pouvoir et la liberte de l'acteur au centre de la reflexion, unetelle approche pourrait mener a une veritable comprehension de laspecificite et de la dynamique des rapports entre l'acteur etl'organisation, et entre l'organisation et la societe. L'harmonieapparente, les conflits latents ou aigus, les blocages, les representations,les processus de regulation pourraient ainsi s'integrer dans un moded'explication general par lequel le chercheur se mettrait mieux a memede reveler aux acteurs la rationalite a posteriori de leurs relations. Plusque jamais se posera alors pour lui la question de l'ethique: peut-ilintervenir en livrant aux acteurs les cles de leurs relations de pouvoiralors qu'il sait que, le plus souvent, ce sont les avantages par le jeu quipourront renforcer leur position?

Mais nous sommes bien loin de ce monde ou les chercheursn'auront plus que des questions ethiques a resoudre... Pour l'instant,face a plusieurs modeles partiels d'explication dont aucun ne solutionnede facon parfaite les dilemmes de l'etude de l'organisation decrits enintroduction, il faut faire un choix de methode. L'analyse strategique quipart de la contingence de l'action et done des relations de pouvoirs'impose comme la moins mauvaise maniere d'aborder le phenomeneorganisationnel, ne serait-ce que parce qu'elle ne cede pas aux miragesdu rationalisme pratique, des determinations economicistes etculturalistes et des extrapolations arbitrages. Surtout, son amelioration,bien que difficile, est possible. A condition de ne pas maquiller sesfaiblesses.

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