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Pour un guide des bonnes pratiques
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PRÉCARITÉ, TOXICOMANIE ET INSERTION
PROFESSIONNELLE EN EUROPE
POUR UN GUIDE DE BONNES PRATIQUES
par Philippe Lagomanzini1
,
Nous réalisions le repérage d’actions et de méthodes contribuant à
favoriser l’insertion par l’emploi d’usagers de drogues. Nous devions rédiger,
à la demande de la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et
la Toxicomanie (MILDT), un guide de bonnes pratiques. Cette demande
s’inscrivait en lien à une démarche engagée dans le cadre du programme
européen « Compétitivité régionale et emploi »2. Il s’agissait alors de
comprendre, au regard des autres réalités européennes :
- les difficultés d’accès à l’emploi de publics usagers de drogues ; les
représentations sociales mettant généralement en cause la capacité et le
manque de volonté du « drogué » à travailler, ainsi que la confiance très
relative que l’on peut lui accorder ;
- le manque d’évaluations et de travaux de capitalisation quant à des
expériences innovantes mais conduites très discrètement et de manière
souvent isolée ;
- le long silence des politiques publiques françaises sur les réponses à
construire face aux besoins d’insertion des usagers de drogues, les
décideurs étant eux-mêmes sans remontées des acteurs du terrain,
contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres réalités
européennes ;
- le peu de recours, pour ces publics, aux programmations et financements
du Fonds Social Européen, contrairement là aussi, aux pratiques
habituelles de la plupart de nos voisins européens et tout particulièrement
de nos partenaires transnationaux italiens.
Notre objectif était donc à la fois de rechercher et d’apporter des ressources
pratiques aux professionnels pour l’aide à la conception d’actions d’insertion
et d’autre part, de soutenir une inscription de ces ressources dans les
1- Directeur de l’Association Drogues et Société, Créteil.
2- Calderon, C., Lagomanzini, P., Maguet, O., Menneret, F., Pratiques en réseaux et insertion par
l’empoi d’usagers de drogues, Paris, Racine, 2010
politiques publiques au croisement de l’insertion et de la prise en charge des
addictions.
Nous devions rencontrer de nombreux professionnels, tant dans le champ
du soin spécialisé que dans celui de l’insertion. Nous avons ainsi rencontré
environ 180 professionnels, représentants 140 structures ou organisations.
Il nous fallait patiemment décoder ce qui, dans le vocabulaire et les concepts
de la clinique en addictologie, pouvait faire obstacle à toute velléité de
participation sociale des usagers de drogues, les renvoyant trop souvent au
préalable du soin. Nous devions également comprendre comment faire face
aux critères d’évaluation des parcours dans le champ de l’insertion par
l’économique ; les indicateurs très réducteurs quant aux attentes en termes
de sortie positive ne permettant plus l’accès des publics les plus exclus aux
dispositifs initialement conçus pour eux. Bien que fort intéressante, la
démarche entreprise s’avérait ardue.
Notre rencontre avec Chantal Deckmyn constitua alors une véritable
éclaircie. D’une part, les résultats obtenus, au vu d’années de bilans chiffrés
de Lire la Ville, sont remarquables : 80 % de sorties positives, en termes
d’accès à un emploi ou à une activité. D’autre part, les quelques principes
extrêmement simples, sur lesquels repose la méthode de travail, nous ont
aidé à reconsidérer radicalement l’ensemble de notre approche : chacun de
nous dispose de savoirs et de connaissances ; il est plus rationnel de se
focaliser sur ce que l’on sait que sur ce qui nous manque ; nous sommes à la
fois les seuls à savoir ce que l’on sait, et les plus mal placés pour en apprécier
ou en discerner la nature et l’utilité.
L’exercice du récit de vie peut ouvrir l’accès à ce qu’Hélène Bézille3 désigne
par la métaphore de « matière noire », matière diffuse et non directement
observable, quantitativement la plus importante de l’univers, et aidant à la
compréhension de nombreux phénomènes inexpliqués. « Les apprentissages
informels » ou matière noire de l’apprentissage, sont invisibles et produits de
façon largement inconsciente et non intentionnelle.. « Ces apprentissages
sont particulièrement mobilisés dans des situations qui sont en rupture avec
le cours ordinaire de la vie. Ainsi, ils constituent une ressource quand nous
3- Bézille, H., « Formation du sujet, apprentissages et dynamique des affiliation », Education et
francophonie, ACELF, 2010.
nous trouvons contraints d’inventer des solutions inédites à un problème
particulier, par exemple inventer des solutions de survie… »
Le récit de vie n’est, en aucun cas, une thérapie et ne fait l’objet d’aucune
interprétation, jugement ou conseil. La distance volontairement prise avec
toute approche clinique, tout autant qu’avec les multiples grilles de lecture
de compétences utilisées dans le champ de l’insertion, invite clairement les
acteurs en charge de l’accompagnement à se décentrer de leurs
positionnements. Ils doivent apprendre à faire fi de leurs représentations et
habitudes, pour tout simplement entendre les demandes qui leur sont faites,
plutôt que de les renvoyer au seul et réducteur espace des possibles
institutionnels, n’offrant bien souvent aux usagers de drogues que deux
voies : celle du soin préalable à tout projet d’insertion par l’emploi ou celle de
l’errance entre maintien de minima sociaux, petits boulots et agences de
travail intérimaire.
Chantal Deckmyn est sociologue, mais également urbaniste. Le territoire
de la ville constitue pour elle le véritable espace des possibles. Les ressources
y sont nombreuses en termes de création d’activités susceptibles de répondre
aux attentes de publics exclus, en termes d’emploi et de participation
sociale.
Le rapport entre parcours d’insertion et réinscription dans le territoire
renvoie au lien établi par Robert Castel et que cite Hélène Bézille, entre
reconnaissance des apprentissages informels et réaffiliation, ou
reconstruction du sentiment d’appartenance.
Et c’est bien là le double défi que relève Lire la Ville, proposant ainsi ce que
l’on peut considérer comme une troisième voie face à la précarisation et à
l’exclusion : aider la personne à retracer un parcours au travers de la
construction de son récit de vie, en dégager les apprentissages et les savoirs
et accompagner, très pragmatiquement, la reconstruction de son
appartenance au territoire et de sa propre place.
Paris, juillet 2011