prix goncourt du premier livre 2015 Mise en page 1 27/04 ...excerpts.numilog.com/books/9782330033729.pdf · KAMEL DAOUD Meursault, contre-enquête roman ACTES SUD 9:HSMDNA=UXX\W^:ISBN

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  • KAMEL DAOUDMeursault, contre-enqute roman

    ACTES SUD

    9:HSMDNA=UXX\W^:ISBN 978-2-330-03372-9

    Kamel DaouDmeursault, contre-enqute

    ACTES SUDDp. lg : maI 201419 TTC Francewww.actes-sud.fr

    ACTES SUD

    GONCOURT DU PREMIER ROMAN 2015

    prix goncourt du premier livre 2015_Mise en page 1 27/04/2015 14:42 Page1

  • DOMAINE FRANAIS

    LE POINT DE VUE DES DITEURS

    Il est le frre de lArabe tu par un certain Meursault dont le crime est relat dans un clbre roman du xxe

    sicle. Soixante-dix ans aprs les faits, Haroun, qui depuis lenfance a vcu dans lombre et le souvenir de labsent, ne se rsigne pas laisser celui-ci dans lanonymat: il redonne un nom et une histoire Moussa, mort par hasard sur une plage trop ensoleille.

    Haroun est un vieil homme tourment par la frustration. Soir aprs soir, dans un bar dOran, il rumine sa solitude, sa colre contre les hommes qui ont tant besoin dun dieu, son dsarroi face un pays qui la du. tranger parmi les siens, il voudrait mourir enfin

    Hommage en forme de contrepoint rendu Ltranger dAlbert Camus, Meursault, contre-enqute joue vertigineusement des doubles et des faux-semblants pour voquer la question de lidentit. En appliquant cette rflexion lAlgrie contemporaine, Kamel Daoud, connu pour ses articles polmiques, choisit cette fois la littrature pour traduire la complexit des hritages qui conditionnent le prsent.

  • KAMEL DAOUD

    N en 1970 Mostaganem, Kamel Daoud est journaliste au Quotidien dOran, o il tient depuis douze ans la chronique la plus lue dAlgrie. Il vit Oran.

    Il est lauteur de plusieurs rcits dont certains ont t runis dans le recueil Le Minotaure 504 (Sabine Wespieser diteur, 2011). Meursault, contre-enqute est son premier roman.

    DU MME AUTEUR

    LA PRFACE DU NGRE, nouvelles, barzakh, 2008, prix Mohammed Dib.LE MINOTAURE 504, nouvelles, Sabine Wespieser diteur, 2011.

    MEURSAULT, CONTRE-ENQUTE, roman, barzakh, 2013.

    Photographie de couverture : Louiza Ammi

    Lauteur a cit, parfois en les adaptant, certains passages de Ltranger dAlbert Camus (d. Gallimard, 1942).

    Le lecteur les retrouvera en italiques.

    ditions barzakh, Alger, 2013

    Actes Sud, 2014ISBN 978-2-330-03514-3

  • KAMEL DAOUD

    Meursault, contre-enqute

    roman

    ACTES SUD

    http://www.actes-sud.fr/rayon/e-book

  • Lheure du crime ne sonne pas en mme temps pour tous les peuples.

    Ainsi sexplique la permanence de lhistoire.

    E. M. Cioran, Syllogismes de lamertume.

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    Lheure du crime ne sonne pas en mme temps pour tous les peuples.

    Ainsi sexplique la permanence de lhistoire.

    E. M. Cioran, Syllogismes de lamertume.

  • 8

    Pour Ada.

    Pour Ikbel.

    Mes yeux ouverts.

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    Pour Ada.

    Pour Ikbel.

    Mes yeux ouverts.

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    I

    Aujourdhui, Mma est encore vivante.Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter

    bien des choses. Contrairement moi, qui, force de ressasser cette histoire, ne men souviens presque plus.

    Je veux dire que cest une histoire qui remonte plus dun demi-sicle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parl. Les gens en parlent encore, mais nvoquent quun seul mort sans honte vois-tu, alors quil y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait racon-ter, au point quil a russi faire oublier son crime, alors que le second tait un pauvre illettr que Dieu a cr uniquement, semble-t-il, pour quil reoive une balle et retourne la poussire, un anonyme qui na mme pas eu le temps davoir un prnom.

    Je te le dis demble : le second mort, celui qui a t assassin, est mon frre. Il nen reste rien. Il ne reste que moi pour parler sa place, assis dans ce bar, attendre des condolances que jamais per-sonne ne me prsentera. Tu peux en rire, cest un peu ma mission : tre revendeur dun silence de cou-lisses alors que la salle se vide. Cest dailleurs pour cette raison que jai appris parler cette langue et

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    I

    Aujourdhui, Mma est encore vivante.Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter

    bien des choses. Contrairement moi, qui, force de ressasser cette histoire, ne men souviens presque plus.

    Je veux dire que cest une histoire qui remonte plus dun demi-sicle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parl. Les gens en parlent encore, mais nvoquent quun seul mort sans honte vois-tu, alors quil y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait racon-ter, au point quil a russi faire oublier son crime, alors que le second tait un pauvre illettr que Dieu a cr uniquement, semble-t-il, pour quil reoive une balle et retourne la poussire, un anonyme qui na mme pas eu le temps davoir un prnom.

    Je te le dis demble : le second mort, celui qui a t assassin, est mon frre. Il nen reste rien. Il ne reste que moi pour parler sa place, assis dans ce bar, attendre des condolances que jamais per-sonne ne me prsentera. Tu peux en rire, cest un peu ma mission : tre revendeur dun silence de cou-lisses alors que la salle se vide. Cest dailleurs pour cette raison que jai appris parler cette langue et

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    lcrire ; pour parler la place dun mort, conti-nuer un peu ses phrases. Le meurtrier est devenu clbre et son histoire est trop bien crite pour que jaie dans lide de limiter. Ctait sa langue lui. Cest pourquoi je vais faire ce quon a fait dans ce pays aprs son indpendance : prendre une une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison moi, une langue moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant. Le pays est dailleurs jonch de mots qui nappar-tiennent plus personne et quon aperoit sur les devantures des vieux magasins, dans les livres jaunis, sur des visages, ou transforms par ltrange crole que fabrique la dcolonisation.

    Il y a donc bien longtemps que lassassin est mort et trop longtemps que mon frre a cess dexister sauf pour moi. Je sais, tu es impatient de poser le genre de questions que je dteste, mais je te demande de mcouter avec attention, tu finiras par com-prendre. Ce nest pas une histoire normale. Cest une histoire prise par la fin et qui remonte vers son dbut. Oui, comme un banc de saumons dessin au crayon. Comme tous les autres, tu as d lire cette histoire telle que la raconte lhomme qui la crite. Il crit si bien que ses mots paraissent des pierres tailles par lexactitude mme. Ctait quelquun de trs svre avec les nuances, ton hros, il les obligeait presque tre des mathmatiques. Dinfinis calculs base de pierres et de minraux. As-tu vu sa faon dcrire ? Il semble utiliser lart du pome pour parler dun coup de feu ! Son monde est propre, cisel par la clart matinale, prcis, net, trac coups darmes et dhorizons. La seule ombre est celle des Arabes, objets flous et incongrus, venus dautrefois, comme

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    des fantmes avec, pour toute langue, un son de flte. Je me dis quil devait en avoir marre de tour-ner en rond dans un pays qui ne voulait de lui ni mort ni vivant. Le meurtre quil a commis semble celui dun amant du par une terre quil ne peut possder. Comme il a d souffrir, le pauvre ! tre lenfant dun lieu qui ne vous a pas donn naissance.

    Moi aussi jai lu sa version des faits. Comme toi et des millions dautres. Ds le dbut, on compre-nait tout : lui, il avait un nom dhomme, mon frre celui dun accident. Il aurait pu lappeler Qua-torze heures comme lautre a appel son ngre Vendredi. Un moment du jour, la place dun jour de semaine. Quatorze heures, cest bien. Zoudj en arabe, le deux, le duo, lui et moi, des jumeaux insouponnables en quelque sorte pour ceux qui connaissent lhistoire de cette histoire. Un Arabe bref, techniquement fugace, qui a vcu deux heures et qui est mort soixante-dix ans sans interruption, mme aprs son enterrement. Mon frre Zoudj est comme sous verre : mme mort assassin, on ne cesse de le dsigner avec le prnom dun courant dair et deux aiguilles dhorloge, encore et encore, pour quil rejoue son propre dcs par balle tire par un Fran-ais ne sachant quoi faire de sa journe et du reste du monde quil portait sur son dos.

    Et encore ! Quand je repasse cette histoire dans ma tte, je suis en colre du moins chaque fois que jai assez de force pour ltre. Cest le Franais qui y joue le mort et disserte sur la faon dont il a perdu sa mre, puis comment il a perdu son corps sous le soleil, puis comment il a perdu le corpsdune amante, puis comment il est parti lglise pour constater que son Dieu avait dsert le corps de

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    lhomme, puis comment il a veill le cadavre de sa mre et le sien, etc. Bon Dieu, comment peut-on tuer quelquun et lui ravir jusque sa mort ? Cest mon frre qui a reu la balle, pas lui ! Cest Moussa, pas Meursault, non ? Il y a quelque chose qui me sidre. Personne, mme aprs lIndpendance, na cherch connatre le nom de la victime, son adresse, ses anctres, ses enfants ventuels. Personne. Tous sont rests la bouche ouverte sur cette langue parfaite qui donne lair des angles de diamant, et tous ont dclar leur empathie pour la solitude du meurtrier en lui prsentant les condolances les plus savantes. Qui peut, aujourdhui, me donner le vrai nom de Moussa ? Qui sait quel fleuve la port jusqu la mer quil devait traverser pied, seul, sans peuple, sans bton miraculeux ? Qui sait si Moussa avait un revol-ver, une philosophie ou une insolation ?

    Qui est Moussa ? Cest mon frre. Cest l que je veux en venir. Te raconter ce que Moussa na jamais pu raconter. En poussant la porte de ce bar, tu asouvert une tombe, mon jeune ami. Est-ce que tuas le livre dans ton cartable ? Daccord, fais le dis-ciple et lis-moi les premiers passages

    Tu as compris ? Non ? Je texplique. Ds que sa mre est morte, cet homme, le meurtrier, na plus de pays et tombe dans loisivet et labsurde. Cest un Robinson qui croit changer de destin en tuant son Vendredi, mais dcouvre quil est pig sur une le et se met prorer avec gnie comme un perro-quet complaisant envers lui-mme. Poor Meursault, where are you ? Rpte un peu ce cri et il te para-tra moins ridicule, je te jure. Cest pour toi que je demande a. Moi, je connais ce livre par cur, je peux te le rciter en entier comme le Coran. Cette

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    histoire, cest un cadavre qui la crite, pas un cri-vain. On le sait sa faon de souffrir du soleil et de lblouissement des couleurs et de navoir un avis sur rien sinon le soleil, la mer et les pierres dautre-fois. Ds le dbut, on le sent la recherche de mon frre. En vrit, il le cherche, non pas tant pour le rencontrer que pour ne jamais avoir le faire. Ce qui me fait mal, chaque fois que jy pense, cest quil la tu en lenjambant, pas en lui tirant dessus. Tu sais, son crime est dune nonchalance majestueuse. Elle a rendu impossible, par la suite, toute tentative de prsenter mon frre comme un chahid. Le martyr est venu trop longtemps aprs lassassinat. Entre les deux temps, mon frre sest dcompos et le livre a eu le succs que lon sait. Et donc, par la suite, tous se sont chins prouver quil ny avait pas eu meurtre mais seulement insolation.

    Ha, ha ! Tu bois quoi ? Ici, les meilleurs alcools, on les offre aprs la mort, pas avant. Cest la reli-gion, mon frre, fais vite, dans quelques annes, le seul bar encore ouvert le sera au paradis, aprs la fin du monde.

    Je vais te rsumer lhistoire avant de te la racon-ter : un homme qui sait crire tue un Arabe qui na mme pas de nom ce jour-l comme sil lavait laiss accroch un clou en entrant dans le dcor, puis se met expliquer que cest la faute dun Dieu qui nexiste pas et cause de ce quil vient de com-prendre sous le soleil et parce que le sel de la mer loblige fermer les yeux. Du coup, le meurtre est un acte absolument impuni et nest dj pas un crime parce quil ny a pas de loi entre midi et qua-torze heures, entre lui et Zoudj, entre Meursault et Moussa. Et ensuite, pendant soixante-dix ans, tout

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    le monde sest mis de la partie pour faire disparatre la hte le corps de la victime et transformer les lieux du meurtre en muse immatriel. Que veut dire Meursault ? Meurt seul ? Meurt sot ? Ne meurs jamais ? Mon frre, lui, na eu droit aucun mot dans cette histoire. Et l, toi, comme tous tes ans, tu fais fausse route. Labsurde, cest mon frre et moi qui le portons sur le dos ou dans le ventre de nos terres, pas lautre. Comprends-moi bien, je nex-prime ni tristesse ni colre. Je ne joue mme pas le deuil, seulement seulement quoi ? Je ne sais pas. Je crois que je voudrais que justice soit faite. Cela peut paratre ridicule mon ge Mais je te jure que cest vrai. Jentends par l, non la justice des tribunaux, mais celle des quilibres. Et puis, jai une autre raison : je veux men aller sans tre poursuivi par un fantme. Je crois que je devine pourquoi on crit les vrais livres. Pas pour se rendre clbre, mais pour mieux se rendre invisible, tout en rclamant manger le vrai noyau du monde.

    Bois et regarde par les fentres, on dirait que le pays est un aquarium. Bon, bon, cest ta faute aussi, lami, ta curiosit me provoque. Cela fait des annes que je tattends et si je ne peux pas crire mon livre, je peux au moins te le raconter, non ? Un homme qui boit rve toujours dun homme qui coute. Cest la sagesse du jour noter dans tes carnets

    Cest simple : cette histoire devrait donc tre r-crite, dans la mme langue, mais de droite gauche. Cest--dire en commenant par le corps encore vivant, les ruelles qui lont men sa fin, le prnom de lArabe, jusqu sa rencontre avec la balle. Jai donc appris cette langue, en partie, pour raconter cette histoire la place de mon frre qui tait lami

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    du soleil. Cela te parat invraisemblable ? Tu as tort. Je devais trouver cette rponse que personne na jamais voulu me donner au moment o il le fal-lait. Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possde ; alors, elle prend lhabitude de saisir les choses votre place, elle sempare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace. Jai connu quelquun qui a appris crire en franais parce quun jour son pre illettr a reu un tl-gramme que personne ne pouvait dchiffrer ctait lpoque de ton hros et des colons. Le tlgramme resta une semaine pourrir dans sa poche jusqu ce que quelquun le lui lise. Y tait annonce, en trois lignes, la mort de sa mre, quelque part dans le pro-fond pays sans arbres. Jai appris crire pour mon pre et pour que cela ne se reproduise jamais plus. Je nai jamais oubli sa colre contre lui-mme et son regard qui me demandait de laide, ma dit cet homme. Au fond, jai la mme raison. Vas-y, remets-toi donc lire, mme si tout est crit dans ma tte. Chaque soir, mon frre Moussa, alias Zoudj, surgit du Royaume des morts et me tire la barbe en criant : mon frre Haroun, pourquoi as-tu laiss faire a ? Je ne suis pas une gnisse, bon sang, je suis ton frre ! Vas-y, lis !

    Prcisons dabord : nous tions seulement deux frres, sans sur aux murs lgres comme ton hros la suggr dans son livre. Moussa tait mon an, sa tte heurtait les nuages. Il tait de grande taille, oui, il avait un corps maigre et noueux cause de la faim et de la force que donne la colre. Il avait un visage anguleux, de grandes mains qui me dfendaient et des yeux durs cause de la terre perdue des anctres. Mais quand jy pense, je crois quil nous aimait dj

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    comme le font les morts, cest--dire avec un regard venant de lau-del et sans paroles inutiles. Jai peu dimages de lui, mais je tiens te les dcrire soigneu-sement. Comme ce jour o il rentra tt du march de notre quartier, ou du port ; il y travaillait comme por-tefaix et homme tout faire, portant, tranant, soule-vant, suant. Ce jour-l, il me croisa en train de jouer avec un vieux pneu, alors il me prit sur ses paules et me demanda de le tenir par les oreilles comme si sa tte avait t un volant. Je me rappelle cette joie qui me faisait toucher le ciel, tandis quil faisait rouler le pneu en imitant le bruit dun moteur. Me revient son odeur. Une odeur tenace de lgumes pourris et de sueur, muscles et souffle mls. Une autre image, celle du jour de lAd. La veille, il mavait donn une racle pour une btise et nous tions mainte-nant gns tous les deux. Ctait jour de pardon, il tait cens membrasser, mais moi, je ne voulais pas quil perde de sa fiert ou sabaisse me demander des excuses, mme au nom de Dieu. Je me souviens aussi de son don dimmobilit sur le seuil de notre maison, face au mur des voisins, avec une cigarette et une tasse de caf noir servie par ma mre.

    Notre pre avait disparu depuis des sicles, miett dans les rumeurs de ceux qui disaient lavoir crois en France, et seul Moussa entendait sa voix et nous racontait ce quil lui dictait dans ses rves. Mon frre ne lavait revu quune seule fois, de si loin dailleurs quil en avait dout. Je savais, enfant, dchiffrer les jours avec rumeurs et les jours sans. Lorsque Moussa, mon frre, entendait parler de notre pre, il revenait la maison avec des gestes fbriles, un regard en feu, longues conversations chuchotes avec Mma qui se soldaient par des disputes violentes. Jen tais exclu

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    mais jen comprenais lessentiel : mon frre en voulait Mma pour une raison obscure, et elle se dfendait de manire plus obscure encore. Journes et nuits inquitantes, remplies de colre et je me souviens de ma panique lide que Moussa nous quitte lui aussi. Mais il revenait toujours laube, ivre, trangement fier de sa rvolte et comme dot dune nouvelle force. Puis Moussa mon frre dessolait, comme teint. Il se contentait de dormir et ma mre retrouvait son empire sur lui. Jai des images dans la tte, cest tout ce que je peux toffrir. Une tasse de caf, des mgots de cigarette, ses espadrilles, Mma pleurant puis se reprenant trs vite pour sourire une voisine venue emprunter du th ou des pices, passant du chagrin la courtoisie une vitesse qui me faisait dj dou-ter de sa sincrit. Tout tournait autour de Moussa, et Moussa tournait autour de notre pre que je nai jamais connu et qui ne me lgua rien dautre que notre nom de famille. Sais-tu comment on sappelait cette poque ? Ouled el-assasse, les fils du gardien. Du veilleur, pour tre plus prcis. Mon pre travail-lait comme gardien dans une fabrique de je ne sais quoi. Une nuit, il a disparu. Et cest tout. Cest ce qui se raconte. Ctait juste aprs ma naissance, pen-dant les annes 1930. Cest pourquoi je me lima-gine toujours sombre, cach dans un manteau ou une djellaba noire, recroquevill dans un coin mal clair, muet et sans rponse pour moi.

    Moussa tait donc un dieu sobre et peu bavard, rendu gant par une barbe fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de nimporte quel pharaon antique. Cest te dire que le jour o on a appris sa mort et les circonstances de celle-ci, je nai ressenti ni douleur ni colre, mais dabord la dception, et

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    loffense, comme si on mavait insult. Mon frre Moussa tait capable douvrir la mer en deux et il est mort dans linsignifiance, tel un vulgaire figu-rant, sur une plage aujourdhui disparue, tout prs de flots qui auraient d le rendre clbre pour toujours !

    Je ne lai presque jamais pleur, jai juste arrt de regarder le ciel comme je le faisais. Dailleurs, plus tard, je nai mme pas fait la guerre de Lib-ration. Je savais quelle tait gagne davance par-tir du moment o les miens taient tus cause de la lassitude et des insolations. Pour moi, tout a t clair ds que jai appris lire et crire : javais ma mre alors que Meursault avait perdu la sienne. Il a tualors que je savais quil sagissait de son propre suicide. Mais a, il est vrai, ctait avant que la scne ne tourne sur le moyeu et nchange les rles. Avant que je ne ralise quel point nous tions, lui et moi, les compagnons dune mme cellule dans un huis clos o les corps ne sont que costumes.

    Donc lhistoire de ce meurtre ne commence pas avec la fameuse phrase, Aujourdhui, maman est morte, mais avec ce que personne na jamais entendu, cest--dire ce que mon frre Moussa a dit ma mre avant de sortir ce jour-l : Je rentrerai plus tt que dhabitude. Ctait, je men souviens, une journe sans. Rappelle-toi mon monde et son calendrier binaire : les journes avec rumeurs sur mon pre, les journes sans, consacres fumer, se disputer avec Mma et me regarder comme un meuble quon doit nourrir. En ralit, je men rends compte, jai fait comme Moussa : lui avait remplac mon pre, moi, jai remplac mon frre. Mais l, je te mens, comme je me suis menti moi-mme pen-dant longtemps. La vrit est que lIndpendance

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    na fait que pousser les uns et les autres changer leurs rles. Nous, nous tions les fantmes de ce pays quand les colons en abusaient et y promenaient cloches, cyprs et cigognes. Aujourdhui ? Eh bien cest le contraire ! Ils y reviennent parfois, tenant la main de leurs descendants dans des voyages organiss pour pieds-noirs ou enfants de nostalgiques, essayant de retrouver qui une rue, qui une maison, qui un arbre avec un tronc grav dinitiales. Jai vu rcem-ment un groupe de Franais devant un bureau de tabac laroport. Tels des spectres discrets et muets, ils nous regardaient, nous les Arabes, en silence, ni plus ni moins que si nous tions des pierres ou des arbres morts. Pourtant, maintenant, cest une histoire finie. Cest ce que disait leur silence.

    Je tiens ce que tu retiennes lessentiel quand tu enqutes sur un crime : qui est le mort ? Qui tait-il ? Je veux que tu notes le nom de mon frre, car cest celui qui a t tu en premier et que lon tue encore. Jinsiste car, sinon, il vaut mieux se sparer ici. Tu emportes ton livre, et moi le cadavre, et cha-cun son chemin. Quelle bien pauvre gnalogie, tout de mme ! Je suis le fils du gardien, ould el-assasse, et le frre de lArabe. Tu sais, ici Oran, ils sont obs-ds par les origines. Ouled el-bled, les vrais fils de la ville, du pays. Tout le monde veut tre le fils unique de cette ville, le premier, le dernier, le plus ancien. Il y a de langoisse de btard dans cette histoire, non ? Chacun essaie de prouver quil a t le premier lui, son pre ou son aeul avoir habit ici et que les autres sont tous des trangers, des paysans sans terres que lIndpendance a anoblis en vrac. Je me suis toujours demand pourquoi ces gens-l avaient cette angoisse farfouilleuse dans les cimetires. Oui,

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    oui, peut-tre la peur ou la course la proprit. Les premiers avoir habit ici ? Les rats, disent les plus sceptiques ou les derniers arrivs. Cest une ville qui a les jambes cartes en direction de la mer. Regarde un peu le port quand tu descendras vers les vieux quartiers de Sidi-el-Houari, du ct de la Calre des Espagnols, cela sent la vieille pute rendue bavarde par la nostalgie. Je descends parfois vers le jardin touffu de la promenade de Ltang pour boire en solitaire et frler les dlinquants. Oui, l o il y a cette vg-tation trange et dense, des ficus, des conifres, des alos, sans oublier les palmiers ainsi que dautres arbres profondment enfouis, prolifrant aussi bien dans le ciel que sous la terre. Au-dessous, il y a un vaste labyrinthe de galeries espagnoles et turques que jai visites. Elles sont gnralement fermes, mais jy ai aperu un spectacle tonnant : les racines des arbres centenaires, vues de lintrieur pour ainsi dire, gigantesques et tortueuses, fleurs gantes nues et comme suspendues. Va dans ce jardin. Jaime len-droit, mais parfois jy devine les effluves dun sexe de femme, gant et puis. Cela confirme un peu ma vision lubrique, cette ville a les jambes ouvertes vers la mer, les cuisses cartes, depuis la baie jusqu ses hauteurs, l o se trouve ce jardin exubrant et odorant. Cest un gnral le gnral Ltang qui la conu en 1847. Moi, je dirais qui la fcond, ha, ha ! Il faut absolument que tu y ailles, tu compren-dras pourquoi les gens dici crvent denvie davoir des anctres connus. Pour chapper lvidence.

    As-tu bien not ? Mon frre sappelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera lArabe, et pour tou-jours. Le dernier de la liste, exclu de linventaire de ton Robinson. trange, non ? Depuis des sicles, le

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    colon tend sa fortune en donnant des noms ce quil sapproprie et en les tant ce qui le gne. Sil appelle mon frre lArabe, cest pour le tuer comme on tue le temps, en se promenant sans but. Pour ta gouverne, sache que pendant des annes, Mma sest battue pour une pension de mre de martyr aprs lIndpendance. Tu penses bien quelle ne la jamais obtenue, et pourquoi sil te plat ? Impossible de prouver que lArabe tait un fils et un frre. Impossible de prouver quil avait exist alors quil avait t tu publiquement. Impossible de trouver et de confirmer un lien entre Moussa et Moussa lui-mme ! Comment dire a lhumanit quand tu ne sais pas crire de livres ? Mma susa quelque temps, pendant les premiers mois de lIndpendance, essayer de runir des signatures ou des tmoins, en vain. Moussa navait mme pas de cadavre !

    Moussa, Moussa, Moussa jaime parfois rp-ter ce prnom pour quil ne disparaisse pas dans les alphabets. Jinsiste sur a et je veux que tu lcrives en gros. Un homme vient davoir un prnom un demi-sicle aprs sa mort et sa naissance. Jinsiste.

    Cest moi qui paie laddition ce premier soir. Et ton prnom ?

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    II

    Bonjour. Oui, le ciel est beau, on dirait un coloriage denfants. Ou une prire exauce. Jai pass une mauvaise nuit. Une nuit de colre. De cette colre qui prend la gorge, te pitine, te harcle en te posant la mme question, te torture pour tarracher un aveu ou un nom. Tu en sors meurtri, comme aprs un interrogatoire, avec, en plus, le sentiment davoir trahi.

    Tu me demandes si je veux continuer ? Oui, bien sr, pour une fois que jai loccasion de me dbar-rasser de cette histoire !

    Enfant, je nai eu droit, longtemps, qu un seul conte faussement merveilleux racont le soir. Celui de Moussa le frre tu et qui, selon lhumeur de ma mre, prenait chaque fois des formes dif-frentes. Dans ma mmoire, ces nuits sont asso-cies aux hivers pluvieux, la lumire du quinquet clairant faiblement notre taudis et au murmure de Mma. Cela narrivait pas souvent, ctait seule-ment quand on manquait de nourriture, quand il faisait trop froid ou quand Mma se sentait peut-tre encore plus veuve que dhabitude, je crois. Oh tu sais, les contes meurent et je ne me souviens pas de tout ce que la pauvre femme me racontait, mais

    CouvertureLe point de vue des diteursKamel DaoudMeursault, contre-enquteI