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1 r e PARTIE DOSSIER MANAGEMENT PROSPECTIVE ET MANAGEMENT QUESTIONS A HUGUES DE JOUVENEL Dans le cadre de la politique de renou- veau du Service Public, le Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et au Sport a entrepris, en 1990, une démarche de modernisation pour mieux répondre aux besoins de la société française et des citoyens. Devant l'évolution sociale et économi- que, devant le dynamisme du Secteur privé, le Secteur public ne peut faire montre d'immobilisme. L'amélioration des structures, l'intro- duction des technologies nouvelles dans les services, l'organisation d'un accueil mieux adapté aux besoins, fu- rent les premiers éléments d'un en- semble demesuresqui doivent accroî- tre la performance des services et la qualité des réponses à apporter aux différents usagers. Mais, on ne peut rien faire sans les hommes, sans des hommes qualifiés, aptes à participer aux transformations, voire à opérer des mutations. Pour animer la vie locale et impulser les initiatives adaptées aux besoins actuels et à venir, les hommes doivent être spécialement préparés et pouvoir parfaire leur qualification. C'est pourquoi, l'accent a été mis, par le Ministre, sur la formation. Manager aujourd'hui, c'est être capa- ble d'orienter les actions, d'organiser le système administratif de manière performante, de motiver les hommes de son équipe ou de son service. Ce sont là les trois grandes finalités de la formation au management : - mieux finaliser les actions, - mieux organiser le système, - mieux mobiliser les hommes. Autant de grands objectifs qui n'inté- ressent pas seulement les personnels de l'administration, mais qui sont au coeur des préoccupations quotidiennes de tous les éducateurs physiques et sportifs, nos lecteurs (enseignants, en- traîneurs, dirigeants), de tous ceux qui ont en charge un groupe humain quelle qu'en soit la taille. Aussi, avons-nous sollicité trois grands experts en matière de management : MM. Hugues de Jouvenel, François Bernard, André de Peretti qui ont accepté de répondre aux questions d'EPS, relatives à ces finalités du management. L'article de Hugues de Jouvenel, publié dans ce numéro, est le premier de la série. C.L. - J.V. « A quoi donc peut servir la prospective au regard du management ? » Entendons-nous bien d'abord sur les termes : la prospective, son utilité et ses limites. L'avenir n'est pas déjà fait, prédéterminé, ce qui exclut d'emblée que l'on puisse le connaître par avance, qu'il puisse exister une science qui - ayant remplacé le marc de café ou la boule de cristal par de puissants ordinateurs et des métho- des plus ou moins sophistiquées - permette de le prévoir avec certitude. Le fait que l'avenir ne soit pas prédéterminé, par essence donc inconnaissable, fait qu'il est bien inquiétant et que spontanément nous cherchons à apaiser l'angoisse qu'il suscite en recherchant l'existence d'invariants, de cycles réguliers tant dans l'ordre naturel que dans le système social. De tels invariants au demeurant existent bien : ainsi du cycle du soleil ; ainsi (mais c'est déjà plus discutable) de celui des saisons et plus encore du climat, surtout lorsque celui-ci vient à être perturbé par l'action des hommes induisant l'effet de serre, de réchauffement de la planète et donc la montée desmerset déplacement des cultures. Des invariants existent aussi sans doute dans l'ordre social : ainsi, pour prendre un exemple trivial, de la vie et de la mort des êtres humains sur lesquels cependant de plus en plus nous intervenons. De fait, une grande partie des efforts consacrés à la recherche dans les sciences sociales et particulièrement en économie, visent-ils à identi- fier l'existence de cycles en vertu desquels se déroulerait l'Histoire. Pensons par exemple au cycle de Kondratieff [1] revenu très en vogue M. BEAUDENON EPS231 - SEPTEMBRE-OCTOBRE 1991 41 Revue EP.S n°231 Septembre-Octobre 1991 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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DOSSIER MANAGEMENT

PROSPECTIVE ET MANAGEMENT

QUESTIONS A HUGUES DE JOUVENEL

Dans le cadre de la politique de renou­veau du Service Public, le Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et au Sport a entrepris, en 1990, une démarche de modernisation pour mieux répondre aux besoins de la société française et des citoyens. Devant l'évolution sociale et économi­que, devant le dynamisme du Secteur privé, le Secteur public ne peut faire montre d'immobilisme. L'amélioration des structures, l'intro­duction des technologies nouvelles dans les services, l'organisation d'un accueil mieux adapté aux besoins, fu­rent les premiers éléments d'un en­semble de mesures qui doivent accroî­tre la performance des services et la qualité des réponses à apporter aux différents usagers. Mais, on ne peut rien faire sans les hommes, sans des hommes qualifiés, aptes à participer aux transformations, voire à opérer des mutations. Pour animer la vie locale et impulser les initiatives adaptées aux besoins actuels et à venir, les hommes doivent être spécialement préparés et pouvoir parfaire leur qualification. C'est pourquoi, l'accent a été mis, par le Ministre, sur la formation. Manager aujourd'hui, c'est être capa­ble d'orienter les actions, d'organiser le système administratif de manière performante, de motiver les hommes de son équipe ou de son service. Ce sont là les trois grandes finalités de la formation au management : - mieux finaliser les actions, - mieux organiser le système, - mieux mobiliser les hommes.

Autant de grands objectifs qui n'inté­ressent pas seulement les personnels de l'administration, mais qui sont au cœur des préoccupations quotidiennes de tous les éducateurs physiques et sportifs, nos lecteurs (enseignants, en­traîneurs, dirigeants), de tous ceux qui ont en charge un groupe humain quelle qu'en soit la taille.

Aussi, avons-nous sollicité trois grands experts en matière de management : MM. Hugues de Jouvenel, François Bernard, André de Peretti qui ont accepté de répondre aux questions d'EPS, relatives à ces finalités du management. L'article de Hugues de Jouvenel, publié dans ce numéro, est le premier de la série. C.L. - J.V.

« A quoi donc peut servir la prospective au regard du management ? »

Entendons-nous bien d'abord sur les termes : la prospective, son utilité et ses limites. L'avenir n'est pas déjà fait, prédéterminé, ce qui exclut d'emblée que l'on puisse le connaître par avance, qu'il puisse exister une science qui - ayant remplacé le marc de café ou la boule de cristal par de puissants ordinateurs et des métho­des plus ou moins sophistiquées - permette de le prévoir avec certitude. Le fait que l'avenir ne soit pas prédéterminé, par essence donc inconnaissable, fait qu'il est bien inquiétant et que spontanément nous cherchons à apaiser l'angoisse qu'il suscite en recherchant l'existence d'invariants, de cycles réguliers tant dans l'ordre naturel que dans le système social.

De tels invariants au demeurant existent bien : ainsi du cycle du soleil ; ainsi (mais c'est déjà plus discutable) de celui des saisons et plus encore du climat, surtout lorsque celui-ci vient à être perturbé par l'action des hommes induisant l'effet de serre, de réchauffement de la planète et donc la montée des mers et déplacement des cultures. Des invariants existent aussi sans doute dans l'ordre social : ainsi, pour prendre un exemple trivial, de la vie et de la mort des êtres humains sur lesquels cependant de plus en plus nous intervenons. De fait, une grande partie des efforts consacrés à la recherche dans les sciences sociales et particulièrement en économie, visent-ils à identi­fier l'existence de cycles en vertu desquels se déroulerait l'Histoire. Pensons par exemple au cycle de Kondratieff [1] revenu très en vogue M.

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avec la « crise » économique des années 70, ou encore aux thèses avancées concernant le cycle des naissances et de la nuptialité, thèses, souli­gnons-le, au demeurant bien discutables... A supposer toutefois que de tels invariants existent en effet, cela ne signifie pas pour autant que l'évolution des sociétés humaines est com­plètement « téléguidée » par un système supé­rieur - une immense horlogerie dont nous n'au­rions ni la clef ni le secret. En dépit d'inerties incontestables, de l'existence de phénomènes durables hypothéquant sans conteste l'avenir, celui-ci reste pour l'essentiel inconnu. C'est tant pis pour l'individu comme sujet connaissant mais c'est tant mieux pour l'individu comme sujet agissant. Car, si l'avenir n'est pas prédé­terminé, cela prouve qu'il reste pour une large part à construire, à inventer. Telle est notre responsabilité. Celle d'abord d'identifier quel est l'éventail des possibles (les futurs possibles) ; essayer d'anti­ciper ce qui peut advenir, ce qui peut être fait ;

celle ensuite de savoir où nous voulons aller (quel objectif, quel projet, quels futurs souhaita­bles) et comment nous pouvons le faire. Cette dialectique de l'anticipation et de l'action consti­tue la raison d'être de la prospective qui, à l'opposé de la divination, entend être un instru­ment de réflexion, d'aide à la décision - un outil au service d'une stratégie librement débattue, librement mise en œuvre -, une discipline donc au service de la liberté non une thérapie réduc­trice d'angoisse. Méfions-nous à cet égard des gens qui ne cessent de justifier leurs actes en prétendant qu'ils n'avaient pas le choix. C'est un fait que, à mesure que le changement s'accélère, se multi­plient sur nos bureaux les dossiers appelant décision et que notre propension naturelle est alors de les traiter dans l'ordre que dicte l'ur­gence (non dans celui que dictent nos priorités). Hélas sur ces dossiers là, inscrits à notre agenda alors qu'ils sont devenus brûlants, il est vrai que le décideur bien souvent est privé de véritable

liberté de décision. Il se trouve dans une situation que l'on qualifie au jeu d'échec de « coup forcé ». Reconnaissons cependant que, si nous étions honnêtes, nous devrions alors dire que nous n'avons plus le temps, que nous avons laissé aller la situation jusqu'à un point tel qu'il est devenu impossible d'infléchir réellement le cours des choses, que nous sommes acculés bon gré, mal gré, à nous y adapter, à le subir. La fatalité en l'espèce n'est que le résultat de l'im­prévoyance, la conséquence du fait que nous ne nous sommes pas saisis de la question alors que l'on disposait encore d'une certaine possibilité d'infléchir l'évolution dans un sens qui nous eut semblé plus désirable. Autrement dit, l'avenir est ouvert à condition de s'y intéresser à temps. Nous sommes tous plus ou moins dans la position du navigateur qui doit simultanément essayer d'anticiper le vent - le voici dans une démarche exploratoire, dans un exercice ô combien difficile et nécessaire de « prévision » - et agir, muni d'instruments plus ou moins puissants, pour éviter de chavirer, de préférence même tirer profit des opportunités de son environnement pour accroître la vitesse, améliorer ses performances, ce qui implique au demeurant qu'il se soit en effet assigné un but, qu'il soit animé d'un projet (qui donnera lieu le cas échéant à un plan, voire une programmation - démarche ici normative de l'individu agis­sant -) .

FORMATION AU MANAGEMENT

Le ministère de la jeunesse et des sports a fait un effort important pour réussir sa modernisation, il a mis en place une formation aux techniques de management : - pour ses services extérieurs - pour l'administration centrale. Si la forme diffère, l'esprit reste identique : assurer le renou­veau du service public pour une meilleure réponse à l'usager, ce pour tous ses personnels.

Départ en stage : - Services extérieurs - 1990 - 3 stages : 48 personnes - 1991 - 5 stages : 90 personnes - 1992 - 5 stages prévus - Centrale - 1990 - stage de sensibilisation : 70 cadres - stage de préparation : 57 agents - Cadres techniques nationaux: 1 stage pour 15 DTN est prévu en 1991

Bilan provisoire : - L'ensemble des actions conduites pour moderniser les structures et l'organisation du Ministère a permis d'une part, une prise de conscience de la nécessité d'évoluer, d'autre part, de mettre en place des projets de service s'appuyant sur des objectifs clairs, en phase avec les besoins locaux et généraux de la société française. Cette évolution, deuxième constat, ne peut se faire que dans le cadre d'une nouvelle gestion des ressources humaines, en introduisant de nouvel­les procédures telles l'entretien d'évaluation, la négociation des objectifs, la démarche participative pour la gestion des affaires courantes.

Perspectives : - Continuer la formation-action entreprise - Développer la gestion par objectif et par projet de service - Amplifier le nombre des centres de responsabilité - Evaluer les actions entreprises au niveau quantitatif et qualitatif. Ce, pour une politique de développement des responsabili­tés de chacun (circulaire du 23 février 1989, relative au renouveau du service public)

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« Quelle différence y a-t-il alors entre la prospective et la prévision ? » La prévision en pratique est de nature plutôt sectorielle (on parlera de la prévision démogra­phique, technologique, climatique) et fondamen­talement repose sur l'idée que le changement se perpétuera toujours dans le même sens, au même rythme, en fonction des mêmes lois qu'hier. Pour l'essentiel, elle repose sur des extrapolations plus ou moins raisonnées, plus ou moins sophis­tiquées (voir les modèles économétriques dans lesquels entrent désormais plusieurs milliers d'équations) mais postulant toujours que « toutes choses égales par ailleurs » (ce qui est de plus en plus douteux), demain différera d'aujourd'hui tout comme aujourd'hui diffère d'hier. La prospective est au contraire une démarche à caractère systémique prenant en compte autant que possible tous les éléments qualitatifs aussi bien que quantitatifs et leurs inter-relations, et en pratique intégrant la notion de rupture que précisément tend à exclure la prévision - la rupture pouvant être, soulignons-le, subite, parce que déclenchée par un événement qui échappe à notre maîtrise, ou voulue, parce que délibéré­ment provoquée par notre volonté de change­ment. En pratique au demeurant, la prospective inté­grera la dimension du temps long, d'abord parce que, à l'horizon des prochaines semaines, voire des prochaines années, les jeux pour l'essentiel sont faits, notre marge de manœuvre extrême­ment limitée. Au contraire, plus nous regardons loin, plus l'arborescence des futurs possibles est riche, l'éventail ouvert, notre liberté plus grande. Ensuite parce que, s'il est vrai que le changement s'accélère (songeons aux progrès de la science et de la technologie, aux fluctuations courtes des taux de changes...), il n'en reste pas moins vrai que c'est uniquement sur le temps long que nous pouvons réellement engager des actions en profondeur impliquant par exemple de nouvelles infrastructures, la formation des hommes, le changement des mentalités et des comporte­ments. Pratiquement à l'horizon traditionnel de cinq ans auquel s'élabore le Plan, les marges de manœu­vre demeurent assez limitées ; seules peuvent être orchestrées les actions immédiates qu'im­pose le projet qui, à plus long terme, inspire le Gouvernement, ce qui suppose d'ailleurs qu'un tel projet existe et soit explicité. A défaut, nos actions seront limitées à gérer les moyens et comme ceux-ci, par exemple en termes budgétai­res, sont de plus en plus rares, le discours ne sera qu'un appel continuel à l'effort, à l'austérité, à la rigueur impliquant une mobilisation des bonnes volontés qui ne seront pas d'avance acquises si le pourquoi demeure sans réponse.

HUGUES DE JOUVENEL Hugues de JOUVENEL est Délégué Général de Futuribles International, Directeur de la revue Futuribles et Consultant en Prospective et Stratégie auprès d'organismes publics français, étrangers et internationaux (Nations unies, Com­mission des Communautés Européennes...) et d'entreprises publiques et privées. Ses domaines de compétences particuliers concernent les concepts et méthodes prospectives, les questions de pros­pective sociale (modes de vie, protection sociale, socio-démographie...) et les stratégies de développement. Chargé d'enseignement dans plusieurs grandes écoles (ENA, HEC) et universités, il intervient régulièrement dans le cadre de cycles de formation ainsi que comme consultant, auprès d'organismes, notamment publics, aux plans local, national et international. Précédentes fonctions 1965-1968 Journaliste free-lance (collaboration occasion­nelle à différents journaux ainsi qu'à des programmes radio et T.V.). Traducteur, anglais-français, de travaux économiques et sociaux. 1968-1972 Secrétaire général de la SEDEIS (Société d'Etude et de Documentation Economiques, Industrielles et Sociales). 1969-1971 Assistant du Secrétaire Général de l'Association Internationale Futuribles, chargé de la création d'un centre international d'information et de documentation pour les études prospectives. 1972 Attaché de presse au Ministère de la Défense (France) (Direction Ministérielle de l'Armement). 1973 Expert pour les études prospectives, chercheur associé à l'Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recher­che (UNITAR, New-York). 1974 Secrétaire Général de l'A.D.S.S.A. (Association pour le Développement des Sciences Sociales Appliquées, Paris). Fonctions actuelles - depuis 1974 - Expert consultant pour les problèmes de planification à long terme et de prospective auprès d'organismes publics interna­tionaux (Organisation des Nations unies, Commission des Communautés Européennes. Conseil de l'Europe...), natio­naux (administrations nationales et collectivités locales) et d'entreprises.

- Délégué Général de Futuribles International, exerçant les fonctions de Directeur Général. - Directeur de la revue Futuribles et de la Société d'Edition Futuribles S.a.r.l. - Spécial Fellow de l'UNITAR à Paris. Enseignement - Nombreuses conférences en France et à l'étranger, no­tamment sur les problèmes économiques, sociaux et cultu­rels européens et sur les méthodes de prospective et de prévision. - Diverses fonctions d'enseignement, notamment à l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales (HEC), à l'Ecole Nationale d'Administration (ENA) et à l'Université Paris VI (Jussieu). Liens avec d'autres institutions - Président de l'Association « Analyse et Prévision ». - Président de l'Association pour le Développement de l'Ob­servatoire de Prospective de Normandie (ADOP). - Membre de la Commission Française pour l'UNESCO. - Membre du Board of Directors de la World Future Society (Washington). - Membre du Comité éditorial de la revue Futures (Londres). - Membre de l'Executive Council de la World Futures Studies Fédération (Hawai). - Membre du Comité des Hautes Institutions Scientifiques et Culturelles (au sein de l'Académie Européenne des Scien­ces, des Arts et des Lettres). - Membre du Conseil Assessor, Institut Català d'Estudis Mediterranis (ICEM). Publications - Auteur d'une centaine d'articles dans la presse d'Informa­tion générale et des revues spécialisées (Analyse et Prévi­sion, revue 2000, Futurology, Technological Forecasting and Social Change, Futures...). - Co-auteur de plusieurs ouvrages, notamment « The United Nations and the Future» (UNITAR, 1976), «Sciences. Technology and the Future» (WSFS, 1979). «Le point critique » (IEDES, 1980), « La fin des Habitudes » (Laffont, 1985), «Protection sociale: trois scénarios contrastés» (Futuribles, 1986). - Auteur de « Les enjeux du vieillissement démographique en Europe à l'horizon 2025» (Futuribles, 1989); «Europe's ageing population : trends and challenges to 2025 » (Butter-worths, 1989).

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« Que signifie cela en termes de manage­ment des organisations ? Quelles en sont les conséquences pour ce qui concerne les insti­tutions en charge des questions de jeunesse et de sports ? » Distinguons d'abord les acteurs suivant qu'ils appartiennent au secteur public ou privé car la logique qui préside à leur développement ne peut être la même, bien qu'à l'évidence il n'y a pas non plus une frontière étanche entre eux. La compétitivité de nos entreprises vis-à-vis de firmes concurrentes sur un marché mondial de plus en plus concurrentiel passe par une moder­nisation de l'Administration, peut être même un redéploiement des rôles en fonction des attributs et des atouts spécifiques à chacun, sûrement l'adoption de procédures et de réglementations à la fois moins contraignantes sur certains aspects et plus efficaces sur d'autres. Mais attention de ne pas confondre modernisa­tion et privatisation. Au mot de modernisation, beaucoup d'administrations réagissent en consi­dérant qu'il faut appliquer au secteur public les mêmes règles que celles qui régissent l'entre­prise privée. Or leur finalité est différente : pour les entreprises, l'objectif est de répondre aux besoins du marché par une offre de produits et de services plus attrayante en terme de qualité et de prix que leurs concurrents ; leur fonctionnement est entièrement régi par la loi du marché. Les organismes publics sont eux en principe animés d'une autre préoccupation, celle d'assurer, de manière aussi égalitaire que possible à tous les citoyens, des prestations qui ne correspondent peut-être pas à une demande solvable mais à des objectifs que la collectivité s'assigne comme salutaires. La sanction des premiers est d'ordre marchand ; celle des seconds est d'ordre politi­que. Toute la question étant alors de savoir si la fonction politique, qui consiste pour une part essentielle à produire des projets dont les élec­teurs jugeront souverainement du caractère sou­haitable, est remplie de manière satisfaisante et si celui qui sort vainqueur des urnes s'avère apte à réaliser l'objectif qu'il avait affiché. A cet égard, il est clair que nous souffrons aujourd'hui d'un déficit politique très grave, à gauche comme à droite. L'hymne à la moderni­sation est nécessaire mais insuffisant. Moderni­ser, oui, mais pourquoi faire ? Le problème des finalités est d'autant plus essentiel que la modernisation en pratique va passer, cette fois-ci dans le secteur public comme dans le secteur privé, par une remise en cause extrêmement douloureuse de droits acquis, de privilèges d'un autre âge, d'avantages largement indus en termes par exemple de statut et de rémunération. Bénéficient aujourd'hui d'em­

plois à vie, des gens qui ne font rien alors que d'autres travaillent sans disposer d'un véritable emploi : entre ces deux extrêmes figurent une quantité de situations malsaines. Il faudra intro­duire un peu plus de vérité dans les prix, plus de mérite et moins d'ancienneté dans les systèmes de rémunérations. Tout cela sera d'autant plus douloureux que l'on entretient de graves illusions comme par exem­ple le fait que, presque tous les adolescents demain accéderont au bac et du même coup à des emplois hautement qualifiés et bien rémunérés. Or justement, la bataille pour l'emploi va être de plus en plus rude, celle sur le partage de la richesse nationale aussi et les fonctionnaires ne pourront rester indéfiniment à l'abri des grandes restructurations qui s'imposent, des nouvelles règles du jeu qu'il nous faudra adopter. Les entreprises, petites et grandes, savent que la lutte sera rude et ont entrepris un effort important d'adaptation et d'innovation. Certains organis­mes publics, surtout lorsqu'ils sont proches du terrain, ont déjà emboîté le pas. Les administra­tions centrales ont beaucoup à faire pour rattra­per leur retard, sinon combler leur déficit de vision, de projet, améliorer leurs performances, justifier par leur utilité de l'effort que consentent à leur profit les contribuables. Dix, cent, mille mesures accompagnées d'autant de directives et d'un endettement des moyens financiers ne constituent pas une politique, au mieux un bazar - utile au demeurant aux brico­leurs. La notion de projet s'impose.

« Voulez-vous dire qu'en l'absence de poli­tique nationale clairement définie, les ser­vices extérieurs ne peuvent rien faire ? Que la prospective à leur niveau est inutile ? » Pas du tout. Vous connaissez sans doute la phrase célèbre du sociologue américain D. Bell

qui pronostiquait il y a déjà longtemps que « l'Etat était trop petit pour les grands problè­mes et trop grand pour les petits problèmes ». Il soulignait ce faisant le double mouvement, de mondialisation d'un côté, de décentralisation de l'autre, qui inévitablement, selon lui, allait s'im­poser. De fait, nous avons de plus en plus besoin d'instances et de procédures de régulation à l'échelle supra-nationale ainsi qu'au niveau lo­cal, départemental, régional. La vertu première des services extérieurs est d'être proche des réalités mais c'est aussi leur faiblesse car, s'ils n'y prennent garde, ils seront totalement asservis, continuellement assaillis par les menus problèmes quotidiens, perdant au passage tout recul par rapport aux événements et tout le sens des priorités qu'exige leur fonction. Au demeurant, au rythme où se déchire le tissu social, ils passeront leur temps à le repriser çà et là, jouant davantage un rôle de pompier que de stratège et marchant allègrement au passage sur le terrain d'autres fonctionnaires locaux au point de ne plus savoir précisément qui fait quoi. La position privilégiée des services extérieurs doit leur permettre de constituer de véritables observatoires sociaux, spécialement dans le domaine de la jeunesse, des sports et des loisirs, ce faisant d'être en permanence à l'écoute, à l'affût, des indices de changement, d'assumer une fonction de veille et donc d'anticipation vis-à-vis des problèmes, des besoins, des dys­fonctionnements et, bien sûr, des solutions nova­trices qui peuvent y être apportées, des in­flexions qu'il convient d'essayer d'introduire. Cette position privilégiée pour faire de la pros­pective sociale appliquée doit assurément leur conférer une appréhension particulièrement vive de ce qui peut advenir et de ce qui peut être fait, celle-ci guidant leurs choix stratégiques et l'éla­boration d'un projet spécifique pour leur service

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et, par échange d'informations entre eux (via la Centrale ou horizontalement), de doter le Minis­tère tout entier d'un corpus de savoir, d'une intelligence du « système » , d'une capacité plus grande à générer, à s'assigner des objectifs répondant à une double nécessité : celle d'émet­tre une politique porteuse de sens et néanmoins collant aux réalités.

« Voilà une esquisse bien vaste et ambi­tieuse. Concrètement, la prospective peut-elle être d'une quelconque utilité au niveau d'une direction régionale, voire d'un club ou d'une fédération sportive ? » Oui pour l'élaboration d'un schéma directeur des formations de sorte que celles-ci nous assure d'une main-d'œuvre effectivement qualifiée vis-à-vis des activités de temps libre qui iront se développant. Oui parce qu'un club - aussi petit soit-il - doit se préoccuper du nombre de prati­quants et de leurs exigences particulières, des non pratiquants et, s'il s'agit d'une structure bénéficiant d'un appui public, de la politique qu'il pourrait mener pour contribuer à l'insertion sociale des jeunes par le sport ; que gagner leur confiance, bénéficier des équipements, assurer l'encadrement adéquat ne se réalise pas en un jour. C'est encore plus évident s'agissant d'une fédération qui ne saurait être correctement gérée sans qu'elle se soit assignée un certain nombre d'objectifs clairs à moyen et long terme.

« Quelles sont les grandes tendances à long terme en matière de pratiques physiques et sportives ? » Quatre facteurs me paraissent en l'espèce parti­culièrement déterminants à moyen et long terme : l'évolution démographique, celle des revenus, celle des budgets-temps et celle des valeurs et des comportements. Certaines tendances sont, à l'horizon de vingt ans, dès à présent quasi-irréversibles : ainsi en est-il du vieillissement démographique, de l'augmentation du nombre de personnes de 60 ans et plus, de la diminution des effectifs jeunes. La principale incertitude en l'espèce tient aux flux migratoires internationaux, notamment ceux provenant d'Europe de l'Est et d'Afrique du Nord, et aux flux migratoires inter, voire mua. régionaux. Une incertitude majeure subsiste sur les revenus et le temps libre des individus. En effet, la société française est réellement composée de deux populations, l'une occupée à temps plein jouissant de revenus souvent non négligeables, l'autre inactive vivant pour l'essentiel de revenus de transfert provenant de notre système de protection sociale (dont le financement ne l'ou­blions pas passe par le prélèvement obligatoire). A système économique et social inchangé, le nombre d'inactifs allocataires me semble inévi­tablement condamné à croître du fait du chô­mage, des retraites, pré-retraites et autres mesu­res (y compris l'allongement de la scolarité) auxquelles on recourt pour éviter une tension par trop explosive sur le marché de l'emploi. Si tel est le cas, nous serons rapidement confrontés à une alternative douloureuse : - augmenter le prélèvement obligatoire pour assurer aux inactifs un pouvoir d'achat décent (faisant d'eux des clients solvables et disponibles pour les activités de temps libre) au risque toutefois de faire supporter par les actifs et les entreprises une charge se traduisant par un handicap majeur dans la compétition mondiale ;

- stabiliser le prélèvement pour préserver la compéti­tivité de notre économie, ceci impliquant toutefois de réduire le pouvoir d'achat des allocations et pensions de toutes sortes servies aux inactifs. A moins - scénario tout différent - que l'on admette enfin que ce système n'est plus viable et que l'on parvienne à introduire un système souple permettant en quelque sorte à tous d'être actif à temps partiel de 15 à 75 ans. Le fait est que le temps libre est aujourd'hui très mal réparti au fil de notre vie et entre les gens, que les disparités de revenus directs et indirects elles-mêmes sont très grandes... A l'évidence, selon que notre société évolue suivant le premier ou le second scénario, les

pratiquants ne seront pas les mêmes. Dans le premier cas, nous aurons deux types d'activité de temps libre bien différents : des activités « bas de gamme » pour les exclus, relevant d'une mission proche de l'assistance sociale, des activités « haut de gamme » pour les actifs disposant de moins de temps mais de plus d'argent. Cette esquisse est évidemment très schématique. Mais il est clair que l'évolution des valeurs jouera également un rôle déterminant : le culte du moi, du corps et de la santé, l'individualisme vont-ils se développer au cours des vingt pro­chaines années ou s'inverser ? Si le culte de la santé - l'écologie individuelle - me paraît une tendance lourde, par contre il me semble évident que l'individualisme poussé à l'extrême n'est pas viable, que l'on aura besoin de retrouver un minimum de référents collectifs, de valeurs partagées, d'esprit comunautaire. Besoin latent exprimé au niveau individuel, ressenti au plan collectif? Les services extérieurs du Ministère de la Jeunesse et des Sports ont sûrement en la matière des éléments de réponses glanés au fil de leur fonction. Mais l'absence de projets réelle­ment porteurs d'espoirs, capables de fédérer les énergies humaines est très préoccupante. Il serait assurément prématuré de prétendre dresser un bilan des actions engagées sous l'im­pulsion d'un Ministre entré en fonction depuis si peu de temps. Mais il me semble inévitable que, à défaut d'une politique de la jeunesse et des sports digne de ce nom - qui fondamentalement impliquerait d'ailleurs une action interministé­rielle énergique - nous verrons à l'avenir se multiplier les explosions du type de celles aux­quelles nous avons assisté dans les banlieues, celles-ci - ne nous trompons pas - étant révélatri­ces d'un malaise beaucoup plus répandu et profond qu'on l'imagine et qui touche l'ensem­ble de la jeunesse française, comme d'ailleurs dans bien d'autres navs. •

[1 ] Nicholas Dimitrievitch Kondratieff fut de ceux qui étaient convaincus que l'évolution des sociétés humaines obéissait à une succession de cycles, notamment en termes d'expansion et de récession. L'auteur en particulier - après avoir analysé un certain nombre de séries statistiques de longue durée (depuis 1970) relatives à des phénomènes aussi divers que les prix, les salaires ouvriers, la production de fer et de charbon... - discerne, au fil de l'histoire, des régularités ayant la forme d'alternance de cycles ascen­dants et descendants de longue durée (45 à 60 ans).

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