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L'EDUCATION DE GARGANTUA PAR M.DURAND Sapience n'entre point en âme malivole et [...] science sans conscience n'est que ruine de l'âme. François Rabelais, Pantagruel, VIII. Un article où préside l'ironie, mais aussi une occasion de réfléchir à la place des savoirs et celles de l'action et de l'expérimentation dans l'Éducation. Nous voudrions, avec l'aide de François Rabelais (1) effectuer une étude comparative de l'édu- cation du prince, conçue par les scolastiques d'une part, conçue par les humanistes d'autre part. Ceux-ci s'étaient bien rendu compte que l'étude selon la dis- cipline des précepteurs sorbo- nagres (2) péchait par trop de formalisme et s'étaient attelés à divers ouvrages touchant à l'éducation, se penchant sur les meilleurs moyens de faire accé- der le prince à cette formation qui concurrençait fortement l'hégé- monie de l'église en la matière (3), église qui les a d'ailleurs très souvent et fort violemment pour- suivis (4). L'ENFANCE DE GARGANTUA : UNE NON-ÉDUCATION De trois à cinq ans, Gargantua fut nourri, et institué en toute dis- cipline convenable par le com- mandement de son père, et icelui temps passa comme les petits Revue EP.S n°308 Juillet-Août 2004 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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L'EDUCATION DE GARGANTUA

PAR M.DURAND

Sapience n'entre point en âme malivole et [...]

science sans conscience n'est que ruine de

l'âme. François Rabelais, Pantagruel, VIII.

Un article où préside l'ironie, mais aussi une

occasion de réfléchir à la place des savoirs et

celles de l'action et de l'expérimentation dans

l'Éducation.

Nous voudrions, avec l'aide de François Rabelais (1) effectuer une étude comparative de l'édu­cation du prince, conçue par les scolastiques d'une part, conçue par les humanistes d'autre part. Ceux-ci s'étaient bien rendu compte que l'étude selon la dis­cipline des précepteurs sorbo-nagres (2) péchait par trop de formalisme et s'étaient attelés à divers ouvrages touchant à l'éducation, se penchant sur les meilleurs moyens de faire accé­der le prince à cette formation qui

concurrençait fortement l'hégé­monie de l'église en la matière (3), église qui les a d'ailleurs très souvent et fort violemment pour­suivis (4).

L'ENFANCE DE GARGANTUA : UNE NON-ÉDUCATION

De trois à cinq ans, Gargantua fut nourri, et institué en toute dis­cipline convenable par le com­mandement de son père, et icelui temps passa comme les petits

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enfants du pays, c 'est à sçavoir manger, dormir, boire, à dormir, boire, et manger (5). Nul besoin de précepteur ici, c'est sous la férule paternelle que le jeune prince fait ses premiers apprentissages. Il n'a d'ailleurs pas une formation différente de

celle donnée aux autres enfants. Les fonctions vitales se trouvent assurées. Il ne se voit opposer aucune restriction d'ordre moral, ni d'hygiène, ni de politesse quel­conques durant ces premières années qui sont passées à courir les champs, jouer avec les ani­

maux et les petits paysans du comté et -déjà-...lutiner les ser­vantes ! Une fonctionnalité sans interdits, telle pourrait être la qualification de la prime enfance du jeune prince. Pas question pour l'instant d'édu­cation réfléchie. Le corps fonc­

tionne, surtout dans des jeux qui préparent le petit garçon à sa future vie de chevalier. On lui confectionne par exemple un cheval de bois avec lequel il imite les bons chevaucheurs : il le faisoit gambader, sauter, volti­ger, ruer et danser tout ensemble, aller au pas, au trot, à l'entre-pas, au galop, à l'amble, au hobin, au traquenard, au came-lin, à l'onagrier... (6). Encore ici des jeux moteurs qui exercent le corps mais aussi la fonction symbolique de l'enfant. Celui-ci d'ailleurs possède un esprit fort inventif que ce genre d'éducation (ou de non éduca­tion, plutôt ; ce que Rousseau appellera plus tard une éducation négative [par] la méthode inac­tive dans l'Emile, livre second) ne peut que favoriser. Il n'existe pas de solutions toutes faites. Le jeune Gargantua expérimente, expérimente et expérimente encore.

L'ÉDUCATION DE GARGANTUA SOUS LES PRÉCEPTEURS THÉOLOGIENS (7)

Grandgousier ayant décelé chez son fils les plus hautes disposi­tions pour l'étude par une intelli­gence hors du commun, décide de le confier à un sophiste-théolo-gien-sorbonnagre (selon les édi­tions : voir notre note 7), Maître Thubal Holoferne, prototype du docteur scolastique. Celui-ci inculque au jeune homme le type de programme d'étude en vigueur au Moyen Age, contre lequel l'humanisme va réagir fortement. La satire est féroce sous la plume de Rabelais. Ce grand précepteur commença à lui apprendre l'alphabet pendant cinq ans et trois mois, à l'issue desquels il pouvait le réciter à l'endroit et à l'envers ! Puis, pendant treize ans, six mois et deux semaines, il lui lut une grammaire latine (Donat) ainsi que quelques ouvrages moraux, de politesse et édifiants en usage dans les écoles. Tous ces ouvrages furent non seu­lement entendus, mais patiem­ment recopiés par Gargantua qui apprit ainsi à écrire. On passa ensuite à l'étude d'un ouvrage de grammaire, le De Modis Significandi (8) ainsi qu'à

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la lecture de commentaires y affé­rents émanant de docteurs aussi célèbres qu'ennuyeux. Cette étude ne dura pas moins de dix-huit ans et onze mois, à l'issue desquels, il le savait par cœur à l'endroit, à l'envers et était capable de prouver à sa mère - la sainte Gargamelle - que de modis significandi non erat sciencia, autrement dit que les différents modes du signifier ne signi­fiaient... rien ! Enfin, avant de mourir, ce docte Maître enseigna le « comput » (calendrier grégorien) durant seize ans et deux mois. Cette première éducation qui dura la bagatelle de cinquante quatre ans fut suivie par celle donnée par « un autre vieux tous-seux », Maître Josselin Bridé, qui lui lut d'autres doctes auteurs à la lecture desquels, - nous dit Rabe­lais malicieusement - Gargantua devint aussi sage qu 'il n 'était auparavant. Autre façon de dire que ce demi-siècle d'enseigne­ment scolastique n'aura servi à rien.

Comment donc se passait la journée du jeune prince sous la férule des théologiens ? L'éveil survenait entre huit et neuf heures car selon un vieux précepte de David enseigné et pratiqué par les sorbonnards, Vanum est vobis ante lucem sur-gere (9). L'autorité de l'Ancien Testament est ici appelée à la res­cousse d'une paresse crasse. Alors, il gambadait, sautait, se roulait (10) [... ] dans son lit pour mieux éveiller ses esprits, puis s'habillait. Cela valait pour tout exercice physique. Il se peignait alors du célèbre peigne d'Almain (les cinq doigts de la main) car, selon ses précepteurs, se peigner, se laver, se nettoyer, c'était perdre du temps [...].

RAVAGES DE CETTE ÉDUCATION

Grandgousier, en homme sensé, pressent bien que cette éducation, sous des dehors très sérieux et très austères, ne porte pas tous les fruits espérés. Bien au contraire, Son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout

son temps, toutefois qu 'en rien ne profitait et, qui pis est, en deve­nait fou, rêveux, et rassoté (11). Le chapitre XV place en pleine lumière ce constat. Il met en com­pétition de savoirs, à la manière des questions disputées dont on a parlé supra, Gargantua qui, près d'un demi-siècle durant s'est adonné assidûment à l'étude selon les préceptes scolastico-théologiens desquels on a décrit la teneur plus haut et Eudémon (12), pur produit de la nouvelle éducation humaniste. Ce petit damoiseau de douze ans n'a étu­dié que pendant deux années sous l'autorité de Ponocratês. Le tableau est éloquent : le jeune page brille par son savoir et son maintien, tandis que notre pauvre Gargantua n'arrive qu'à pleurer comme une vache, se cacher le visage dans son bonnet et ne peut tirer une parole, pas plus qu'un pet d'un âne mort. L'essai est concluant et vient cor­roborer les doutes du vieux roi. Grandgousier licencie le sophiste et confie l'éducation de Gargan­tua à Ponocratês.

L'ÉDUCATION HUMANISTE : ENTRE ANAGNÔSTÊS ET GYMNASTE

Ponocratês décide d'agir à la façon d'un médecin. D'abord une observation attentive des symp­tômes du jeune prince aboutit à un diagnostique : celui-ci souffre d'une ignorance crasse, malgré les années d'études accomplies. Puis le remède. Les premiers jours, on tolère encore les anciens errements car la nature n'endure minutions soudaines sans grande violence, précepte que l'on sent tiré directement de la faculté de médecine. Ensuite, mettant en œuvre le principe de la tabula rasa chère à Aristote, notre huma­niste entreprend de libérer Gar­gantua de toute l'éducation ancienne, de façon à agir sur un sujet neuf, intact de toute impré­gnation précédente. Pour ce faire, on fait appel à un savant médecin

(13) qui le purge canoniquement (14) avec de l'ellébore d'Anti-cyre. Notre praticien procède à un lavage de cerveau complet asso­cié à une purification du corps.

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Ayant devant lui un sujet vierge, Ponocratês va à présent pouvoir œuvrer. Dans un premier temps, la fréquentation informelle de la compagnie de personnes savantes doit lui donner envie d'apprendre de belles choses. Nous rappro­cherons ce point de vue adopté par Ponocratês de celui d'Erasme de « La Méthode pour Étu­dier » : Car la véritable aptitude à parler correctement s'acquiert de la meilleure façon en en par­lant et en vivant avec ceux qui parlent purement [...] (15). Cette motivation - pour employer des mots actuels - ayant été acquise, le programme d'étude peut alors débuter. Il est une règle à laquelle Pono­cratês ne dérogera plus : mettre son élève au travail de façon à ce qu'il ne se passe pas un seul ins­tant dans la journée qui ne soit occasion d'exercer aussi bien son esprit que son corps. Aussi, ins-taure-t-il un emploi du temps pour le moins chargé. Le réveil avait lieu à quatre heures du matin. En même temps que l'on effectuait sa toilette (16), on lui lisait des passages édifiants des livres saints. C'est le page Anagnôstês (17) qui était chargé du travail de lecture de la journée. Ensuite, pendant tout le temps durant lequel on l'habillait, le coiffait, le parfumait, on lui répé­tait les cours du jour précédent qu'il récitait à son tour par cœur. Une fois le prince habillé. Ana­gnôstês lui prodiguait trois heures de lecture.

Alors il était temps d'exercer les corps comme ils avaient exercé les âmes auparavant. C'est l'écuyer Gymnaste (18) qui s'oc­cupait de cette partie des études. Ils se rendaient à la salle de jeu de paume ou s'il faisait beau au pré, pour s'adonner à la balle, à la paume, à la balle en triangle (19). Le jeu était délaissé quand ils le désiraient ou lorsqu'ils avaient trop sué. On les frottait alors avec du linge propre et ils changeaient de chemise (20). Après qu'il avait terminé le jeu, on allait dîner. Là encore. Ana­gnôstês officiait pendant le repas. Celui-ci, bien que frugal, était prétexte à enseignements. Au début, on lisait des histoires de chevaliers comme un protrep-tique, en guise d'exhortation à la bravoure. Puis on parlait des ver­tus et des propriétés de tout ce qui était placé à table : le pain, le vin, l'eau, le sel, les viandes, et pour chacun de ces mets, on lui appre­

nait tout ce que les anciens avaient écrit à leur sujet. Pline, Athénée. Discoride, Galien, Oppien, Aris-tote... venaient ainsi discourir avec lui. Si besoin était, on appor­tait même les ouvrages à table que l'on commentait plus avant. Gar­gantua devint ainsi pour ces choses-là aussi savant qu'un médecin. S'étant lavé les mains et les yeux (21) avec de la belle eau fraîche, il rendait grâces à Dieu. Le début de l'après-midi s'em­ployait à se familiariser avec la science mathématique, de façon ludique et concrète. Il usait pour cela de cartes à jouer et de dés, dont l'utilisation dérivait de cette science. En ce moyen, entra en affection d'icelle science numé­rale. Sa digestion se passait ainsi à étudier nombres, géométrie, musique, et même les lois astro­nomiques. Une fois la digestion achevée, il reprenait trois heures d'études au cours desquelles il reprenait la leçon du matin et s'exerçait à l'écriture. Gymnaste reprenait alors à nou­veau le relais du page Anagnôs­tês, et lui enseignait l'art équestre et d'autres arts guerriers. Rien de ce qui concernait l'art des armes ne lui était étranger et il possédait à fond tout ce qui faisait un bon soldat. Mais l'entraînement physique ne s'arrêtait pas là. La chasse le passionnait. Les jeux de balle ne se voyaient pas délais­sés non plus : il faisait rebondir la grosse balle du pied, du poing, et l'expédiait jusqu'au ciel. Il prati­quait les sauts. Gargantua s'adon­nait aussi à la lutte et à la course. De plus, la nage et les activités nautiques ne possédaient aucun secret pour lui. Il savait se hisser d'une seule main sur un bateau puis plonger la tête la première jusqu'au fond de l'eau. Abîmes et gouffres ne l'effrayaient pas. Cris et chants étaient pratiqués assidûment pour fortifier sa poi­trine. On lui avait confectionné deux haltères de plomb de 8700 quintaux l'une (!!) et dans le but d'acquérir plus de force, il les tenait au-dessus de la tête pen­dant quelque trois quarts d'heure. La fin d'après-midi arrivant, on le frottait et le rafraîchissait d'habits propres puis il revenait à travers champs sans oublier d'herboriser en chemin. A cette occasion, on lui lisait des auteurs ayant écrit sur la botanique : Pline, Théo-phraste, Discoride, Nicandre. Macer, Galien...

Après souper, la compagnie de gens de lettres ou de grands voya­geurs venait encore apporter quelque savoir. Avant d'aller se coucher, on n'omettait pas d'aller voir la voûte céleste au sein de laquelle on étudiait la conjonction des astres. Enfin, à la manière des examens de conscience des anciens stoï­ciens et des pythagoriciens, il récapitulait avec ses deux précep­teurs la totalité de ce qu'il avait fait, dit et appris durant cette longue journée. Ceci fait, il pou­vait regagner son lit pour un repos bien mérité.

CONCLUSIONS

Le parallèle que nous venons de tracer entre les deux journées de Gargantua sous deux régimes d'études différents permet de dégager les idées fondamentales de l'éducation humaniste, et de déterminer ce qui est nouveau par rapport à la formation scolas-tique. Réalisme ou anti-formalisme, encyclopédisme, souci du corps, voici le triptyque qui pourrait définir l'éducation conçue par les humanistes. Tout d'abord, il n'existe plus de formalisme, dans le sens où tous les savoirs sont référés à des situations concrètes. Georges Charpak, prix Nobel de physique 1992 ne préconise pas autre chose pour l'enseignement des sciences avec son concept de « Main à la pâte ». Gargantua n'intériorise aucune information qui ne soit auparavant discutée et mise à l'épreuve des faits. L'auto­rité seule du maître ne fait plus loi absolue. Le prince se rend chez les artisans eux-mêmes, pour voir Comment on tireoit les métaux, ou comment on fondoit l'artille­rie, ou allait voir les lapidaires, orfèvres, et tailleurs de pierres... (22). Il fréquente les paysans, les fabri­cants, les artistes. Aucune activité du royaume ne doit lui être étran­gère. Tous les événements de la vie quotidienne, des plus triviaux jusqu'aux plus nobles sont pré­textes à enseignements. Cette expérimentation est patente dans les activités corporelles. Il en visite tous les domaines possibles sans exclusive ni noble délica­tesse. Gargantua devient un véri­table athlète complet. L'encyclopédisme ensuite : rien de ce qui est cosmique ne doit

s'ignorer. Le trivïum et le quadri-vium scolastiques. passages alors obligés des étudiants ne suffisent plus à la construction d'un savoir universel dont un Pic de la Miran-dole est le parangon absolu. On en revient à l'idéal antique du sage grec, dont la science englo­bait tous les domaines. Aristote peut être sûrement cité en exemple, qui de la physique à la métaphysique, de la morale à la logique, de la politique aux sciences naturelles, de la poé­tique à la rhétorique, a bien exploré tous les domaines du savoir humain. L'encyclopé­disme est de mise aussi en ce qui concerne les activités physiques. Aucun domaine n'est laissé de côté : ni la course, ni les sauts, ni les lancers, ni la natation, ni les combats... Le souci du corps (l'une des facettes du souci de soi chez Michel Foucault) dans sa dimen­sion hygiénique, dans tous les sens du terme est une préoc­cupation nouvelle. La santé, d'abord : le médecin Rabelais rappelle d'abord les règles élé­mentaires de la diététique, puis de la propreté : on se lave, on se peigne, on se parfume, on change de linge lorsqu'on a transpiré... Le souci du corps, encore, dans sa fonctionnalité : celui-ci doit tra­vailler autant que l'esprit. Le desport et l'esbat prennent une place immense dans l'éducation

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et ne sont plus réservés aux gens d'armes. Certes, ces activités sont souvent orientées vers une fina­lité utilitaire guerrière, au point que les activités plus « gratuites » ou futiles comme le trois pas un saut ou le saut d'Allemand sont dédaignées par Gymnaste. Mais on voit poindre un certain intérêt pour des activités non militaires comme le jeu de paume, le jeu de bal le à la main ou au pied, la course à pied, les ha l tè res , la natat ion. . . qui ont pour but de

fortifier le corps ou de l'éduquer. Le souci du corps ensuite dans le but de dominer la bê te qui se trouve tapie en nous. Le tyran Picrochole, comme son nom l'in­dique (23), n'a pas su apprivoiser sa violence, n'a agi qu'en suivant ses é m o t i o n s et a mené son royaume à la ruine. Grandgousier et Gargantua, en revanche, en bons princes, ayant forgé puis apprivoisé force et caractère en même temps, ont tenté de transi­ger et c 'es t seulement lorsque

tous les autres moyens de faire la paix ont échoué que nos géants se sont résignés à la guerre. Le souci du corps, encore, dans le sens où Rabela is inst i tue une véri table éducat ion phys ique , complémentaire de l'instruction, par laquelle les exercices corpo­rels restent délassants, mais ils sont devenus formateurs. Ils ne s'opposent plus à une éducation intellectuelle qu 'ils suppriment en accaparant le temps qui devait lui être consacré. Ils la complètent

et la favorisent (24). D'ailleurs déjà le Philèbe de Platon, modèle d 'Erasme dans De l'abondance des mots et des choses (1512). soulignait le rôle du corps dans la mémorisation (25). Le souci du corps en outre, en ce que les auteurs contemporains de Rabelais, de qui on sent bien qu'il s'inspire, tels que J. De Monteux, Mercu r i a l i s , G. De C h o u l , P. Fabre... ont élaboré une véritable théorie de l'éducation physique r a t i o n n e l l e , fondée sur une science médicale, avec une taxo-nomie r i g o u r e u s e , une é tude approfondie des effets de chaque activité sur la santé et le dévelop­pement harmonieux de l'individu dans toutes ses dimensions, éta­blissant des normes corporelles (26) pour une productivité opti­male.

Le souci du co rps , enf in , car Rabe la i s a é levé à la m ê m e dignité les deux précepteurs de Gargantua : Anagnôstês et Gym­naste, retrouvant par là la valori­sation d'une éducation moniste dont nous avions décelé les pro­dromes dans les Lois (27) de Pla­ton et qui avait été fort mise à ma l , vo i re m ê m e c a r r é m e n t occultée durant la période scolas-tique. La journée est ainsi harmo­nieusement découpée en périodes alternant de façon égale activités physiques et études.

Marc Durand Professeur agrégé d'EPS,

Docteur es-Lettres, Lycée Vauvenargues,

Aix-en-Provence.

Notes

1) 1494-1553. 2) Gargantua XXI. 3) Érasme : Institution du Prince Chrétien 1515 ; La Méthode pour Étudier, 1511 ; Sur l'instruction 1529 ; Sur la bonne édu­cation des enfants 1530; L'abondance des mots et des choses 1512. Machiavel : Le Prince 1513. Guillaume Budé rénove l'université en créant « 1*Association des Lecteurs Royaux » qui deviendra le Collège de France. 4) Etienne Dolet condamné à mort, pendu et brûlé en 1546 ; Jacques Lefêvre d'Étaples poursuivi et condamné, sauvé in extremis par Marguerite de Navarre : Pic de la Mirándole poursuivi après la publi­cation de ses 900 thèses, protégé et sauvé par Laurent le Magnifique : Thomas Morus. disgracié en 1532 et exécuté en 1535 ; Érasme, fortement inquiété par l'église car il préconise pour son prince chrétien l'entente entre catholiques et réformés ; Johannes Reuchlin poursuivi par l'inquisition.

5) Gargantua XI.

6) Gargantua XII. 7) Le premier texte mentionne le précep­teur « théologien ». Les versions suivantes indiquent plutôt « sorbonnagre » ou « sophiste ». A tout prendre, pour Rabelais l'Université était un adversaire dont l'ire était moins dangereuse à supporter que celle de l'Inquisition ! 8) De Modis Significandi sive Grammatica Speculativa : Des Modes de Significations ou de la Grammaire Spéculative. Attribué jusqu'à une époque récente à Duns Scot (1266-1308) ; on pense aujourd'hui que c'est l'œuvre de Thomas d'Erfurt, un phi­losophe de l'école de Duns Scot. Nous tirons ces renseignements du livre de Rudi-ger Safranski : Heidegger et son temps, Paris, Grasset 1996 p. 94 pour la traduction française. On sait que Martin Heidegger qui a effectué sa thèse sur Duns Scot s'est intéressé à cet ouvrage. 9) Il est vain de se lever avant la lumière du jour. 10) Gambayoit, penadoit, paillardoit. 11) Radoteur. Ch. XV, 12) En grec : le bon génie.

13) Maistre Théodore : en grec « don de Dieu ». Personnage qui ressemble fort à Rabelais. 14) Selon les règles établies par la faculté. 15) 1511. trad. Jacques Chomarat. 16) Georges Vigarello Le Propre et le Sale, Paris, Le Seuil, 1985. pp. 54-55. 17) En grec : le liseur, celui qui fait la lec­ture. 18) Gymnaste : racine grecque gumnos : nu. Les athlètes grecs s'exerçaient nus. La structure qui recevait les athlètes s'appelait le gymnase, elle comprenait le stade et la palestre.

19) La pile trigone. jeu de paume où trois personnes placées en triangle se ren­voyaient la balle les uns aux autres. 20) Georges Vigarello. in opère citato, pp. 68 80. Il paraît naturel de changer de chemise à la fin d'une partie de jeu de paume, autant qu'il paraît naturel de ne pas user d'eau pour effacer la transpira­tion. L'auteur cite L. Joubert : Tellement que si on n'y prend garde, vous verrez qu'on est tout recrée, résiouvy et renforcé d'avoir changé nos linges et habillements.

comme si cela renouvelait nos esprits et la chaleur naturelle... Il cite aussi Mon­taigne et d'autres encore sur le même sujet. 21) Georges Vigarello, op. cit. pp. 54-57. Extrait d'un traité de médecine : Ta main soit au matin d'eau fraîche bien lavée Et toute moite encore, sur tes yeux éle­vée. .. Le lavage des mains et des yeux comme code social au moyen âge. 22) Chapitre XXIV. 23) Grec pikros : amer, dur ; kole : la bile. 24) Jacques Ulmann. De La Gymnastique aux Sports Modernes, Paris, PU.F., 1965, p. 190. 25) Guy Demerson. Rabelais o.c.p. 96. 26) Voir Jacques Gleyse : L'Instrumentali-sation du Corps, Paris, l'Harmattan 1997. pp. 87-103 ; Hyeronimus Mercurialis. De Arte Gymnastica, Forli, 1530 ; Georges Vigarello, Le Corps Redressé, Paris, 1978. (27) « La gymnastique dans les Lois de Platon », in Revue EP.S n° 269, janvier-février 1998, pp. 9-13.

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