Quand apprendre un métier nuit à la santé. · 2016-02-01 · Quand apprendre un métier nuit à la santé. Contraintes et souffrance en formation professionnelle initiale Dr Nadia

Quand apprendre un métier nuit à la santé. Contraintes et souffrance

en formation professionnelle initiale

Dr Nadia Lamamra

Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle Recherche & Développement [email protected]

Plan de la présentation

Introduction Arrêts en formation professionnelle et contexte de la transition école-travail

Deux recherches Les arrêts prématurés en formation professionnelle Les parcours après un arrêt

Eléments théoriques La psychodynamique du travail

Résultats - Contraintes spécifiques de la formation professionnelle - 3 moments sous la loupe

• Le processus conduisant à un arrêt • Le moment formel de l’arrêt • Le parcours suivant un arrêt

- Les stratégies des jeunes

En guise de conclusion Apprentissages formels et informels durant l’apprentissage

Pour finir sur une note positive…

28.01.2016 - GFK Quand apprendre atteint la santé - N. Lamamra 2

Introduction Contexte de la transition école - travail et des arrêts prématurés La transition école-travail • L’entrée dans le monde du travail est-elle vraiment progressive et aménagée?

• La formation professionnelle: une possibilité de valoriser des compétences non-scolaires

• Une transition non-linéaire entre école et marché du travail (T1, T2 et T1 ½)

• Difficultés à prévénir le décrochage et ses répercussions

Les arrêts prématurés en formation professionnelle • Des taux qui varient entre 10 et 40% suivant la région et la profession

• Principales raisons: choix du métier et de l’entreprise, conditions de travail, conditions de

formation

• Répercussions négatives sur le bien-être et la santé psychique ou physique

• La signification et les impacts de l’arrêt varient selon la raison et le métier

• Les jeunes ayant arrêté prennent des cheminements très divers

Eckmann-Saillant et al. (1994); Ferron et al. (1997); Masdonati et al. (2007); Michaud (2001); Neuenschwander (1999); Schmid & Stalder (2007)


Les arrêts d’apprentissage Une recherche qualitative (2006-2009)

Le point de vue subjectif des jeunes • Comment est-ce qu’elles et ils expliquent et vivent un arrêt de formation

professionnelle duale? • Quelles significations peut-on attribuer à l’arrêt de formation?

Personnes interviewées • 46 jeunes ayant rompu leur contrat de formation duale durant la 1ère année • Quotas: sexe, filière suivie au secondaire I et secteurs d’activité

Méthodologie • Entretiens semi-directifs (N=46)

Analyse • Analyse de contenu thématique d’entretiens semi-structurés • Comprendre plus finement le processus qui conduit à l’arrêt • Répondre à la question du « pourquoi », mais surtout du « comment »


Lamamra & Masdonati (2009)

Parcours après un arrêt Une recherche qualitative longitudinale (2010-2013)

Questions de recherche • Quelle est la situation des jeunes 4 ans après l’arrêt? • Quelle trajectoire ont-ils suivie de l’arrêt à aujourd’hui? • Qu’en est-il de la transition école-travail et de l’insertion?

Population • 42 personnes ayant été précédemment interviewées (fin 2005, début 2006) Méthodologie • Entretiens semi-directifs (N=16) • Questionnaires (N=6) • Suivis de dossier (N=20)

Analyses • Analyse descriptive de la situation 4 ans après l’arrêt et des parcours • Analyse de contenu thématique d’entretiens semi-structurés


Lamamra & Duc (2013; 2014)

Eléments théoriques La souffrance sous l’angle de la psychodynamique du travail 1/2

• La formation professionnelle peut-elle s’analyser comme un « travail »? – Se former, apprendre est un travail – La formation professionnelle duale est un travail au sens strict

• Intérêt de la psychodynamique du travail – Un triple ancrage disciplinaire: l’ergonomie, la psychanalyse et la

sociologie du travail – Une approche compréhensive – La travailleuse et le travailleur face aux contraintes organisationnelles – La souffrance et les stratégies au cœur de l’analyse – L’analyse identifie également les ressorts du plaisir au travail

Alderson (2004); Dejours (1998); Leclerc & Maranda (2002); Molinier (2002).


Eléments théoriques La souffrance sous l’angle de la psychodynamique du travail 2/2

• Des contraintes spécifiques à la formation professionnelle – Le statut d’apprenti-e au cœur de l’analyse

• Trois temps pour analyser la souffrance et son impact sur la santé

– Durant le processus conduisant à un arrêt: – 3 types de souffrance (mentale N=28; éthique N=10; physique N=8)

– Au moment formel de la résiliation du contrat – Diverses modalités du vécu de l’arrêt (positif N=17; neutre N=3; ambivalent N=13; négatif

N=13) – Durant le parcours post-arrêt

– 2 problématiques: l’impact de l’arrêt et la gestion de la transition

• Des stratégies utilisées pour faire face à la souffrance – La dérobade (N=32), l’effacement (N=63), l’accommodation (N=63), l’affirmation

(N=54)

Alderson (2004); Dejours (1998); Leclerc & Maranda (2002); Molinier (2002).


Résultats Les contraintes en formation professionnelle

• Une insertion particulière dans l’emploi – Isolement

– Non-intégration dans le collectif de travail

• Organisation du travail – Division du travail: l’apprenti-e est tout en bas de la hiérarchie

– Manque d’autonomie lié au statut

• Les effets du contexte – Pression au rendement se répercute directement et indirectement sur l’apprenti-e

– La tension produire/former propre à la formation professionnelle

• Le statut d’apprenti-e – Ambiguïté des rôles: apprenant-e ou employé-e?

• L’apprenti-e est confronté-e aux stratégies de défense des collègues adultes


Résultats Souffrance mentale

• « Je m’habillais pour aller au travail, je pleurais; je mettais mes chaussures, je pleurais; j’allais au bus, j’avais encore les larmes qui coulaient, ronger les ongles: on va peut-être arrêter ? »

Ex-apprentie cuisinière, 22 ans

• « Ouais, j’étais de mauvaise humeur, je pétais un câble comme ça, des choses, il y a tout qui m’énervait, il y a tout qui commençait à m’énerver. »

Ex-apprenti informaticien, 18 ans

• « Il m’a hurlé dessus comme personne m’a jamais hurlé dessus, moi j’avais

qu’une seule envie, c’était de me foutre sous le train. J’ai été m’acheter des bouteilles d’alcool, j’ai dépensé je crois 120 balles… tout ça pour me foutre en l’air. »

Ex-apprentie fleuriste, 16 ans


Résultats Souffrance éthique

• « C’est la qualité du travail, quoi: si on vous file du matériel qui marche pas, des légumes qui sont pourris, de la viande avariée, c’est clair que ça donne pas non plus envie de travailler ! »

Ex-apprentie cuisinière, 22 ans

• « Moi j’entendais tout : "Celui-ci il me fait chier, celui-ci ça !" […]. Moi, je m’en foutais ! Moi, c’était mon sort, c’était pas le leur ! C’était un manque flagrant de communication ! Aucune communication ! Tu pouvais pas travailler là-bas ! Ouais ! Comme j’ai dit, j’étais mal à l’aise ! Je me rendais mal à l’aise ! je mangeais rien ! »

Ex-apprenti opticien, 17 ans


Résultats Souffrance physique

• « J’étais à l’assurance une semaine […] parce que j’arrivais plus à plier le genou, j’avais mal […] j’ai dû faire les piqûres de cortisone […]. Le lendemain […] j’ai dû aller bosser, j’arrivais plus à me plier, j’arrivais plus à me baisser et bien sûr il [le maître d’apprentissage] le savait très bien et il faisait tout pour me faire baisser »

Ex-apprentie peintre en carrosserie, 18 ans

• « Physiquement, faut suivre. Pis faut être […] motivé, vachement motivé, pace que le matin, après la journée qu’on a eu le jour d’avant, faut bien récupérer la nuit […] Porter toute la journée des sacs de colle au 5e étage quand y a pas d’ascenseur ! […] Pis sinon euh porter les carreaux mais toujours sans ascenseur […] Parce que, je sais pas, ils prennent les apprentis, ils nous prennent un peu comme leur chien»

Ex-apprenti carreleur, 17 ans


Résultats Vécu de l’arrêt

• Vécu positif : « J’étais vraiment contente […] Je me suis sentie super bien ! Et le jour où je

devais partir […], je me suis sentie super bien. Ah, c’était le paradis ! […] Je l’ai jamais regretté. »

Ex-apprentie horticultrice, 18 ans

• Vécu neutre :

« Je sais pas comment expliquer mais… normal ! J’ai rien eu de spécial. Non ! Ça a plus déstabilisé ma mère ! »

Ex-apprenti employé de commerce,16 ans


Résultats Vécu de l’arrêt

• Vécu ambivalent : « C’était bien, puis mauvais ! […] Bien, enfin je travaille plus avec un connard

[sic] pareil […] et puis mauvais, parce que j’ai pas pu, j’ai pas pu faire ce que je voulais ! […] J’avais envie de travailler, j’avais une flamme ! [Et elle est où?] Elle est sous la pluie […] Je crois qu’elle s’est éteinte. »

Ex-apprenti employé de commerce, 20 ans

• Vécu négatif : « Je suis partie comme ça… dans le vide […] ça m’a quand même fait un

choc ! Parce que […] je voulais pas arrêter mon apprentissage, mais… c’est vrai que j’ai mis beaucoup de temps à pouvoir redormir comme il faut, à pouvoir récupérer tout ce que j’avais perdu ! »

Ex-apprentie gardienne d’animaux, 17 ans


Résultats Parcours après un arrêt


Résultats Parcours depuis l’arrêt: hétérogénéité et complexité

• Alternance de stages, petits boulots, chômage, recours à des structures d’aide à la transition :

« J’ai fait une période de chômage, après j’ai eu la Mobilet et j’ai refait encore une période de chômage. C’était un peu long… »

Apprenti agent d’exploitation, 22 ans

• Cumul d’activités : « Dans le sens euh faire une formation, travailler les soirs, les weekends ou

comme ça, ça me dérangeait pas plus que ça » Informaticien, 24 ans

• Inactivité : « […] pendant cette période, c'est vrai que mes journées, je les passais chez

moi à dormir, regarder la télé, ordinateur et le soir je sortais. […] Alors en fait, une année et demi j'ai travaillé. Et une année et demie j'ai rien fait. Mais je dois dire c’est long une année et demi à rien faire. »

Apprentie gestionnaire de commerce de détail, 21 ans 28.01.2016 - GFK Quand apprendre atteint la santé - N. Lamamra 15

Résultats Parcours depuis l’arrêt: souffrance due à l’impact de l’arrêt

• « C’est vrai que ça m’a beaucoup affectée, j’ai mis du temps à sortir, à vraiment fermer la porte […] J’étais vraiment quelqu’un de très fragile, euh très sensible, comme un vase fendu un peu. Voilà, il suffisait qu’on me souffle dessus et je me, je me fracasse par terre en 1000 morceaux! »

Gardienne d’animaux diplômée, 21 ans

• « Quand j’ai arrêté mon apprentissage, ça m’a mis énormément en bas. Pendant une année j’étais vraiment au plus bas […] Après avoir trouvé cette place au mois d’octobre de ma deuxième année, j’ai complètement explosé en fait, mentalement, physiquement, ça allait plus du tout. Donc j’ai fait 6 mois… […] J’allais seulement aux cours et encore… Des fois j’essayais d’aller un jour aux cours, un jour au boulot. Donc grosse dépression, antidépresseurs… […] C’était le moment où je devais être soignée, parce que faire une tentative de suicide… »

Employée de commerce diplômée, 21 ans

• « ça a été difficile quand j’ai fait ma dépression […] Je refusais d’arrêter de travailler, j’étais donc sous certificat médical de mon médecin avec un suivi, j’allais toutes les semaines… Après il m’a mis à 50% ou 70%, moi je voulais pas arrêter le travail, parce qu’en formation vous pouvez pas… Le médecin il parlait même de me mettre en maison de repos parce que… ils avaient peur que je pète un plomb et que je me foute par la fenêtre »

Cuisinière diplômée, 26 ans


Résultats Parcours depuis l’arrêt: difficultés liées à la transition

• « J’ai galéré pendant deux ans. J’étais au chômage… J’ai un peu, comment dire, perdu confiance en moi, faut l’avouer parce que…

[…] Bon, je partais dans le défaitisme! J’veux dire euh, voilà bon ben y’m prendront pas ou bien on verra bien quoi! »

Ex-menuisier, en formation d’agent d’exploitation, 22 ans • « J’sais pas . Comme quand j’étais dans ma période de galère, j’aurais jamais

pu dire que je s’rais là aujourd’hui quoi » Ex-charpentier, en formation de poseur de sol, 20 ans

• « Puis ils voulaient pas non plus en fait une personne qui sortait d’une

situation assez perturbante en fait, ils voulaient pas » Gardienne d’animaux diplômée, 25 ans


Résultats Les stratégies défensives des jeunes

• Dérobade - désengagement (N = 15) - évitement (N = 10) - déni (N = 7) • Effacement - silence (N = 23) - non-réaction (N = 17) - soumission (N = 12) - isolement (N = 11)

• Accommodation - endurance (N = 27) - partage (N = 19) - hypercorrection (N = 14) - virilité (N = 3) • Affirmation - action (N = 34) - réaction (N = 18) - concurrence (N = 2)



• La dérobade « Au début, ça allait bien et tout, puis après, quand je me suis dit: "je laisse tomber, de toute façon", après, je travaillais plus, j’étais plus motivé. » Désengagement (ex-informaticien, 18 ans)

• L’effacement « Je disais rien, je disais rien, je continuais à limer, je regardais la pendule, mais je disais rien. » Silence (ex-opticien, 17 ans)

• L’accommodation « J’essayais de tenir le coup en me disant que c’est pour mon apprentissage que je le fais, que c’est important. » Endurance (ex-gardienne d’animaux, 17 ans)

• L’affirmation

« Je lui ai dit que maintenant ça allait suffire, que j’étais pas handicapée, que je faisais mon travail comme tout le monde. » Réaction (ex-employée de commerce, 19 ans)



• Les stratégies montrent les jeunes dans un rôle actif face à ce qui leur arrive

• Des stratégies inédites qui témoignent d’une population adolescente rarement

étudiée par la psychodynamique du travail

• Des stratégies rarement utilisées qui soulignent le statut particulier d’apprenti-e

• Des stratégies délétères: endurance, hypercorrection

• Des stratégies qui prêtent à confusion pour l’entourage: désengagement, déni,

silence, évitement perçues comme désintérêt, nonchalance et démotivation

• Une relecture du processus: l’arrêt, une stratégie de défense?


En guise de conclusion Apprentissages formels et informels durant la formation professionnelle

• La souffrance est vécue comme une épreuve d’initiation, qu’il faut surmonter afin d’ «être tranquille» ou devenir un-e «battant-e»

• L’expérience en formation professionnelle et les parcours qui font suite à un arrêt proposent

différents types de socialisation – Formelles: a) socialisation au métier (savoirs-faire, trucs du métier, techniques,

langage, etc.) b) socialisation au travail (hiérarchie, respect des horaires, division du travail, etc.) – Informelles: a) socialisation au travail (habituation à la pénibilité physique, à la rudesse

dans les rapports de travail, à la souffrance et aux stratégies de défense) b) socialisation aux logiques du marché du travail et aux nouvelles formes d’emploi (précarité, flexibilité, alternance ou cumul d’activités, périodes d’inactivité) c) socialisation à l’apprentissage tout au long de la vie (parcours non- linéaires, cumul d’activités, peur de la déqualification et responsabilité de sa propre employabilité, etc.)


Pour finir sur une note positive…

• L’amour du métier et la construction d’une identité professionnelle « C’est clair que j’aimerais bien faire mon métier, servir les gens […] parce que j’aime ce métier et dès

que je suis vraiment dans le truc, ben, les heures, elles passent tellement vite qu’après t’es là, tu regardes ta montre, t’es là: "ah bon, c’est déjà l’heure de partir". »

Ex-apprentie spécialiste en restauration, 16 ans

« C’est vrai que c’est le premier jour, c’est vrai on a tout envie que ce soit parfait, j’avais acheté mes habits aussi, puis ça, c’était cool, j’aimais bien porter la tenue blanche »

Ex-apprentie assistante dentaire, 16 ans

• Etre reconnu-e par les pair-e-s « Ils [les collègues] nous considéraient comme des amis, quoi, comme des collègues, carrément. Et

puis, avec eux, c’était vraiment bien, […] on se sentait bien dans l’entreprise. » Ex-apprentie horticultrice, 18 ans

• Accéder au monde du travail et au monde adulte « J’avais envie de travailler! Vraiment envie de me sentir plus adulte, de se dire: "l’argent que tu

gagnes, c’est toi qui doit travailler pour l’avoir!" Voilà, j’avais plus envie d’aller à l’école […] j’ai envie de travailler pour prouver que j’arrive à faire quelque chose. »

Ex-apprenti opticien, 17 ans


Merci à toutes et tous pour votre attention!


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