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Quelle morale pour aujourd'hui - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782259004060.pdf · comme des Animaux dénaturés (1952). Nous recevons toujours de l'hérédité

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QUELLE MORALE POUR AUJOURD'HUI...

DU MÊME AUTEUR

ESSAIS

Les Bandes d'adolescents, Fayard, 1962 (en collaboration avec Marc Oraison).

La Foi d'un païen, Le Seuil, 1967 (Livre de vie, 1968). La Reconnaissance, Le Seuil, 1968. Où est le mal?, Le Seuil, 1969. Qui est Dieu?, Le Seuil, 1971. La Prière et la Drogue, Stock, 1974. Du bon usage de la religion, Stock, 1976. Pour une politique du livre, Dalloz, 1982 (en collaboration

avec Bernard Pingaud). Que vive la France, Albin Michel, 1985. La Foi qui reste, Le Seuil, 1987. Du bon gouvernement, Odile Jacob, 1988. De l'islam en général et du monde moderne en particulier,

Le Pré-aux-Clercs, 1991 (prix Aujourd'hui 1991). De l'immigration en général et de la nation française en

particulier, Le Pré-aux-Clercs, 1992. Biographie de Jésus, Plon, 1993 (Pocket, 1994).

ROMANS

Les Mémoires de Jésus, J.-C. Lattès, 1978. La Traversée de l'Islande, Stock, 1979 (Antenne 2, 1983). Le Vent du désert, Belfond, 1981. Les Innocents de Pigalle, J.-C. Lattès, 1982. Oublier Jérusalem, Actes Sud, 1989 (J'ai lu, 1991).

JEAN-CLAUDE BARREAU

QUELLE MORALE POUR AUJOURD'HUI...

PLON 76, rue Bonaparte

PARIS

© Librairie Plon, 1994. ISBN: 2-259-00406-7

PREMIÈRE PARTIE

LA DÉSINTÉGRATION

I

Morale, éthique, moralisme

La morale traite des règles de vie en société, du bien et du mal, du permis et du défendu, du souhaitable. Il n'y a aucune différence entre morale et éthique, l'origine du premier mot est latine, celle du second grecque. Actuellement, « morale » a mau- vaise presse, « éthique » fait plus chic. Les cuistres préfèrent donc parler d'éthique!

Toutefois il ne faut pas confondre comme on le fait souvent aujourd'hui la morale et le moralisme. Les grands écrivains français du XVII siècle se disaient « moralistes », mais le mot a pris depuis une connotation fâcheuse et mieux vaut y renoncer.

Le « moralisme », au sens actuel, est jugement et condamnation des personnes; il implique le mépris pour le transgres- seur.

La morale, énoncé de règles souhaitables,

ne tombe pas dans ce travers : « Ne jugez pas pour n'être pas jugés » (Matthieu, VII, 1). Le moralisme, c'est la « mauvaise foi » épinglée par Sartre, l'hypocrisie stigmatisée en son temps par le Christ. Il s'agit d'un discours pour les autres qui n'engage nulle- ment ceux qui le prononcent. « Ils disent et ne font pas... Ils lient de pesants fardeaux sur les épaules des gens mais eux-mêmes se refusent à les bouger du bout des doigts» (Matthieu XXIII, 3-4). On croirait entendre le Galiléen parler des éminences de la Curie vaticane avec leurs prescriptions de célibataires professionnels sur la contracep- tion.

Le moralisme est enfin prétention et suf- fisance comme le décrit Jésus anticipant ainsi Molière et Tartuffe : les moralistes « aiment à occuper les premières places, à recevoir les salutations, à s'entendre appeler " Maître " par les gens » (Matthieu XXIII, 6-7). Le moralisme, selon Alain Badiou : « Une religion décomposée... un discours pieux sans piété... un supplément d'âme pour gouvernements incapables... une prédi- cation » qui sert seulement à dissimuler les luttes humaines. Au contraire de tout cela la morale, moins snob que l'éthique, n'est ni

1. L'Éthique. Essai sur la conscience du mal, Hatier, 1994.

pharisaïsme (mauvaise foi sartrienne), ni moralisme (mépris des autres et des actes mauvais); elle est ce qui permet aux femmes et aux hommes de vivre ensemble.

Est-elle vraiment nécessaire?

II

Les animaux n'ont pas besoin de morale

PAS DE VIOL CHEZ LES ANIMAUX

L'homme est un mammifère supérieur. Infiniment plus intelligent que ses cousins mais mû par les mêmes instincts : l'amour maternel, la jalousie, la lutte hiérarchique. Quand on observe la compétition qui règne dans n'importe quelle entreprise ou adminis- tration, on est frappé de la similitude entre cette compétition-là et celle qui existe dans les prés chez les chevaux pour la place de mâle dominant. Grâce à cette proximité affective et malgré notre supériorité intellectuelle, nous communiquons avec nos chiens, nos chats ou nos chevaux. Ils sont moins intelligents que nous, certes, mais ils ont les mêmes senti- ments. Or les animaux n'ont aucun besoin de morale.

Quand ils étudient les mammifères supé-

rieurs qui nous ressemblent, les chercheurs animaliers le constatent sans peine.

Chez les chimpanzés, par exemple, existe l'harmonie naturelle dont rêvait Rousseau. Les rapports sociaux y sont naturellement codifiés et ils restent contenus entre certaines limites. Les chimpanzés n'ont pas besoin de morale parce qu'ils trouvent dans leur code génétique, héréditairement transmis, des limites qu'ils ne transgressent jamais. Le code génétique permet aux animaux une bonne gestion de la violence entre les individus ou entre les groupes à l'intérieur d'une même espèce. La violence de l'agresseur cède au premier signe de soumission de l'agressé. Il y a des combats instinctifs, entre mâles pour la dominance hiérarchique, mais ils ne se ter- minent qu'accidentellement par la mort. Il est abusif cependant de parler à propos des rap- ports sociaux animaux de « politique » comme le font certains scientifiques, par exemple Desmond Morris et Franz de W a a l Les codes animaux ne doivent rien à la poli- tique et tout à l'hérédité. Les mammifères sont des animaux sociaux mais n'ont nul besoin d'une quelconque morale, car leur « morale » ou leur « politique » est tout entière inscrite dans leur code génétique. La

1. La Politique du chimpanzé, Éditions du Rocher, 1987.

domination, la sexualité, sont codifiées par l'hérédité et le sont parfaitement. Nous venons de le dire, les luttes entre mâles domi- nants obéissent à un rituel instinctif qui les empêche sauf accident de dégénérer en meurtre. Autre exemple plus saisissant encore : il n'y a pas de viol chez les animaux. La femelle choisit toujours le moment. Ceux qui ont vu le film de Frédéric Rossif La Fête sauvage se souviennent encore du vieux lion qui au long des jours et des jours faisait la cour à une jeune femelle. Dès que cette der- nière s'arrêtait, il s'élançait, fou de désir, mais elle le dédaignait, et la course recommençait pour s'achever seulement à l'heure choisie par la lionne.

Paradoxalement et contrairement à ce que dit le langage courant, les animaux ne sont jamais vraiment sauvages, ils ne sont pas cruels (sauf évidemment si l'homme s'en mêle). Ils ne commettent pas d' « actes gra- tuits ». Le crime désinvolte du Lafcadio de Gide 1 qui jette par la porte du train son vis- à-vis sans autre raison que d'accomplir un acte gratuit et plaisant, est, comme Gide l'a bien compris, un acte proprement humain. Les animaux, eux, ne transgressent jamais les lois immuables de leur code génétique héréditaire.

1. Les Caves du Vatican, NRF, 1914.

DES ANIMAUX DÉNATURÉS

Au contraire, comme l'a douloureusement pressenti Rousseau, l'homme s'est arraché à l'état de nature en devenant humain : « Il s'est dépravé en se mettant à penser », écrivait Jean-Jacques. Certains lisent trop super- ficiellement Rousseau quand ils lui font dire que l'homme est naturellement bon. Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité (1755), Jean- Jacques Rousseau recourt en effet pour expli- quer la société des hommes à la notion de « pur état de nature », mais ce n'est pour lui qu'un fait théorique dont il reconnaît en même temps «qu'il n'existe plus, qu'il n'a peut-être jamais existé ». Et plus tard cet « état de nature » que Rousseau aurait bien voulu trouver chez les hommes, il ne le trouve plus que chez les animaux. C'est dans Le Contrat social (1762) qu'il parle de l'homme comme d'un « animal dépravé » manifestant ainsi son génie. Car si l' « état de nature » existe bel et bien chez les animaux, l'homme en sort en devenant homme.

Bien plus tard Jean Bruller, alias Vercors, reprend l'intuition de Rousseau. Dans son meilleur livre, il décrit les êtres humains comme des Animaux dénaturés (1952).

Nous recevons toujours de l'hérédité mam-

mifère les mêmes instincts que nos cousins, mais nous avons perdu dans l'aventure de l'hominisation les clefs de notre code géné- tique de primates, les clefs du « paradis ter- restre » (et le mythe biblique décrit le senti- ment persistant de cette perte-là.) Il y a rupture entre le biologique et l'humain contrairement aux idées de Howard Wilson qui y voit une continuité 1 On ne peut donc rechercher (comme le voudraient Wilson et son émule Dawkin) dans la biologie les bases d'une nouvelle éthique.

C'est pourtant ce qu'essaient de faire les auteurs qui, sous la direction de Jean-Pierre Changeux, viennent de publier en France un ouvrage collectif intitulé, précisément, Fonde- ments naturels de l'éthique. À rebours de ce que ces penseurs veulent prouver dans ce livre, la violence, la domination, la sexualité, ne sont plus chez l'homme codifiées par l'hérédité. Depuis l'événement invisible de l'hominisation l'espèce humaine a échappé à ses limites génétiques.

Nos cousins mammifères ignorent le mal moral, ils ne font que le bien, à l'opposé de Lafcadio, ils ne transgressent jamais. Les êtres humains ne sont plus contenus dans les sages limites de leur donne héréditaire (sages parce

1. La Sociobiologie, Éditions du Rocher, 1987. 2. Éditions Odile Jacob, 1994.

que élaborées avec patience par la sélection naturelle). D'où le caractère explosif, destruc- teur, que violence, domination, sexualité, bri- dées chez les animaux, prennent chez les hommes. Les animaux n'ont pas besoin de morale, ils ont l'hérédité, la loi « naturelle ». « Dénaturé », selon la géniale expression de Vercors, l'homme devient fou; violence, domination, sexualité, se transforment alors en viol, meurtre, horreur.

La violence chez l'homme ne connaît plus de limites.

Contrairement à celui des animaux, l'état normal de l'être humain est fait de cruauté, de transgression, d'angoisse... Sarajevo!

Nous touchons ici la part de vérité de la doctrine catholique du « péché originel » ; le sentiment confus qu'à l'origine de l'homme, il y a le meurtre. René Girard a rappelé dans plusieurs livres cette évidence cachée 1

Ainsi, sauf à se suicider et à s'entre-déchirer sans trêve, comme nous le donnent à voir chaque jour les journaux télévisés, les hommes sont contraints de se construire un

artefact, un code artificiel qu'on appelle la morale. Les animaux n'ont pas besoin de morale, les hommes si.

1. Par exemple, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978; Le Bouc émissaire, Grasset, 1985.

L'homme est creux à l'intérieur, n'ayant plus d'évidence héréditaire. Il est passé des « problèmes de l'homme des cavernes à celui des cavernes » de sa conscience. Il pressent en lui-même des abîmes 1 L'homme est un ani- mal « culturel » chez lequel les comporte- ments biologiques devenus insuffisants doivent être réorientés, exacerbés ou censurés, d'où la vanité de la « sociobiologie » d'un Wil- son ou d'un Changeux, et la nécessité de la morale.

L'invention de la morale permet à l'homme d'échapper à la sauvagerie qui lui est propre. La seule espèce animale qui soit vraiment « sauvage » est donc l'espèce humaine. Elle n'échappe à la sauvagerie qu'en se civilisant, c'est-à-dire en se construisant des codes moraux capables de suppléer à la défaillance de ses codes génétiques. Sans la morale, la sauvagerie humaine peut à chaque instant resurgir comme nous le rappelle le surgisse- ment de l' « holocauste » au cœur de l'Europe la plus moderne du XX siècle, l'Allemagne.

Seule la morale peut faire reculer l'horreur et les ténèbres, lutte difficile, précaire et sans cesse à recommencer que cette entreprise de « moralisation ». Teilhard de Chardin l'avait senti : « Héroïquement, on peut le dire, l'homme était arrivé à construire, parmi les

1. Edgard Morin, Le Vif du sujet, Le Seuil, 1969.

grandes eaux froides et noires de l'univers, une zone habitable dans laquelle il faisait à peu près clair et chaud, où les êtres avaient un visage pour se regarder, des mains pour agir, un cœur pour aimer; mais que cette demeure est donc précaire 1 ! »

Construire une zone habitable pour l'homme dans laquelle il fasse « à peu près clair et chaud », telle est la grande et néces- saire ambition de la morale.

1. Le Phénomène humain, Le Seuil, 1967.

I I I

Entre Dink et Charia

La société industrielle dans son ensemble, du Japon à l'ancien monde communiste, des Amériques à l'Europe et aux « nouveaux dra- gons » du Sud-Est asiatique est au sens propre, littéral, complètement « démoralisée », c'est-à-dire qu'elle ne croit plus à rien d'autre qu'en sa capacité à dégager des profits.

Or, c'est une situation très dangereuse, comme Nietzsche l'a bien compris :

« Qu'avons-nous fait quand nous avons détaché la terre de son soleil ? Où allons-nous, loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? Est-il un en haut, un en bas? N'allons-nous pas errants comme par un néant infini? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face? Ne fait-il pas plus

1. Thaïlande, Taiwan, Singapour, Corée du Sud. 2. Le Gai Savoir, 1882.