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Quels modèles pour la Caraïbe ? : Actes du colloque international de Schoelcher (Martinique) 11 et 12 avril 2006

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Ces travaux ont été menés en collaboration entre le groupe de recher-che Caraïbe Plurielle de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux3 et le CELCAAH et le CRPLC de l’université des Antilles et de laGuyane (UAG).

Comité Scientifique

Maurice BELROSE,UAGMichèle DALMACE, Bordeaux 3 (CARHISP&Caraïbe Plurielle)Justin DANIEL,UAG (CRPLC)Lionel DAVIDAS,UAG (CELCAAH)Mariví NUÑEZFIDALGO, SantoDomingo (PUCMM)AngelaGARCÍA, SantoDomingo (Santiago de los Caballeros, Centro León)Michèle GUICHARNAUD-TOLLIS, Université de Pau & des Pays del’AdourEmmanuel JOS, UAG (CRPLC)Christian LERAT, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle)Rafael LUCAS, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle)RadhamésMEJÍA, SantoDomingo (PUCMM)Jean-Paul RÉVAUGER, Bordeaux 3 (Caraïbe Plurielle)Mu-Kien SANG , SantoDomingo (PUCMM)Jean-Marie SCRIVE-LOYER, Bordeaux 3&SantoDomingo (PUCMM)Rafael YUNÉN, SantoDomingo (Santiago de los Caballeros, Centro León)

Sous le haut patronage et avec le concoursduConseil Régional d’AquitaineduConseil Régional de laMartiniqueduConseil Scientifique de l’Université desAntilles et de la GuyaneduConseil Scientifique de l’UniversitéMichel deMontaigne Bordeaux 3

Photo couverture : Arnaldo Roche, Tu dois faire des rêves en bleu, 1986Huile sur toile, 213x152 cm.

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SOMMAIRE

Préface, par Christian Lerat .................................................................. 13

PREMIÈRE PARTIE : IDENTITÉS ET CULTURES DANS UNE CARAÏBEPLURIELLE ............................................................................................... 31À quels saints se vouer ? La première loge de Trinidad,Les Frères Unis / United Brothers entre obédiences française,américaine et écossaise de 1788 à 1838, par Cécile Révauger ............... 33Du préjugé colonial à la question de couleur : naissance etévolution post-coloniale d’une pratique socio-politique haïtienne,par Jacques de Cauna ............................................................................. 47Une vision identitaire pour la République Dominicaine :Blas Jimenez ou le « marron » dominicain,par Monique Boissseron ........................................................................ 67African Heritage in the Dominican Republic: The Impact ofthe Haitian Revolution, par Lincoln Thomas Sampong ........................ 79Aportaciones culturales haitianas a la cultura dominicana,par Soraya Aracena ................................................................................ 97Le discours des Dominiquais sur les pôles identitaires deleur petit État, par Bruce Jno-Baptiste ................................................. 103Le dialogue interculturel dans l’exhibition de la cultureguyanaise : un modèle de relations post-coloniales caribéennes ?par Bernard Cherubini .......................................................................... 113El trabajo cultural comunitario en sectores desfavorecidos deSantiago y Santo Domingo, un camino de fortalecimiento deidentidad personal y social, par Elvia Ojeda ........................................ 133Ouverture caribéenne et construction identitaire : la sélectionde football de Martinique, par Monique Milia-Marie-Luce ................ 143Perspective critique sur les concepts d’identité etde lien communautaire dans la Caraïbe,par Mylenn Zobda-Zebina .................................................................... 151

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Europe Amérique latine Caraïbes : L’aventure desavant-gardes (1920-1940), par Rafael Lucas ........................................ 165

DEUXIÈME PARTIE: POLITIQUE ET GOUVERNANCE .................................... 189Les antiabolitionnistes anglais ont-ils suivi un modèlepseudo-scientifique, religieux, juridique ou politique ?Étude des arguments utilisés pour maintenir l’esclavage,par Éric Molina ..................................................................................... 191Système des Nations Unies et modèles de développementdans la Caraïbe, par Emmanuel Jos ...................................................... 203Du consensus à la confusion de Washington : Les résistanceshispano-caribéennes au modus operandi de l’hyperpuissance,par Éric Dubesset .................................................................................. 213Quand la Caraïbe du Commonwealth plébiscite le modèle deWestminster : version et perversion de la démocratie,par Christian Lerat ................................................................................ 229La départementalisation: un modèle de décolonisation ?,par Justin Daniel ................................................................................... 243Les Martiniquais entre le désir d’assimilation et le désird’émancipation : À propos de la « conscience nationale »martiniquaise, par Ulrike Zander ......................................................... 255Quel(s) modèle(s) pour quelle(s) lutte(s) contre quelle(s)drogue(s) ? : Le cas de la Caraïbe du Commonwealth,par Renuga Devi-Voisset ...................................................................... 267La prevención de problemáticas sociales en el marco de lacultura caribeña, par Lilliam García de Brens ..................................... 283Quel modèle social à Trinidad et Tobago ?,par Jean-Paul Révauger ........................................................................ 297

TROISIÈME PARTIE : DÉFIS DE L’INTÉGRATION RÉGIONALEET DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE: CONTRAINTES INTERNESET EXOGÈNES .......................................................................................... 317L’OECS, un modèle dans la Caraïbe : Essai de développementendogène, par Marie-Françoise Bernard Sinseau ................................. 319Pour une dépériphérisation des société anglophones insulairescaribéennes, par Arlette Bravo-Prudent ............................................... 329Les Antilles entre deux mondes, par Thierry Michalon ...................... 341Trappe de sous-développement et convergencemacroéconomique : les défis et perspectives d’Haïtipar rapport aux pays de la Caraïbe, par Narcisse Fièvre ...................... 357

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Un défi pour la région latino-américaine et la Caraïbe: produiredes contre-modèles en réaction au développement excentré,par Raphaël Vaugirard .......................................................................... 377Quels modèles pour la Caraïbe ?, par Xavier d’Arthuys ...................... 395

LISTE DES AUTEURS ................................................................................. 401

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No man is an island, entire of itself, every man is a piece of thecontinent, a part of the main.

John DONNE,Meditation XVII (1623).

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PRÉFACE

Ce volume réunit la majorité des communications présentées dans lecadre de la deuxième partie du colloque international pluridisciplinaire Quelsmodèles pour la Caraïbe ? qui s’est tenu les 10 et 11 avril 2006 sur le campusde l’université des Antilles et de la Guyane à Schœlcher (Martinique). Un peuplus tôt, du 1er au 3 février de la même année 2006, la PUCMM (PontificiaUniversidad Católica Madre y Maestra) et le Centro León de Santiago de losCaballeros, en République Dominicaine, avaient accueilli la première partiede ce colloque dont on pourra prendre connaissance dans un volume distinctdes Actes qui fera suite au présent ouvrage, clôturant ainsi la couverture decette manifestation scientifique sur deux sites.

Le colloque Quels modèles pour la Caraïbe ? résulte de la volonté depoursuivre une réflexion engagée à Bordeaux en juin 2003 lors du colloqueinternational Le Monde caraïbe : Défis et Dynamiques et apparaît mêmecomme une continuation logique par rapport aux questionnements déjà amor-cés dans ce cadre. Le colloque de Bordeaux ayant mis en évidence la néces-sité pour la Caraïbe de mieux réagir contre sa relative balkanisation et deforger les stratégies de nature à mieux répondre aux multiples défis inhérentsà l’actuel contexte de post-colonialisme, de post-guerre froide et de mondiali-sation galopante, il ne pouvait que sembler pertinent de s’intéresser à la quêtede modèles menée par les concepteurs de nouvelles stratégies, les visions dumonde mises en évidence dans les divers modèles envisageables étant généra-trices de problématiques méritant assurément d’être débattues.

Que la première partie du colloque organisée en République Dominicainecomporte un important volet culturel consacré à la littérature et aux arts nepouvait qu’être propice au lancement d’une réflexion sur les modèles. En effet,qu’il s’agisse de la littérature ou des arts, les grandes productions symboliquesont vocation à englober toute la complexité du monde ; parce que rien de cequi est humain ne leur est étranger, elles nous livrent des modèles qui nouspermettent de penser le réel et, ce faisant, elles contribuent à faire se leverles vents porteurs des changements nécessaires et espérés. Mieux, face auxdynamiques uniformisantes et déstabilisatrices de la mondialisation, surtout

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dans des pays ressentant fortement la précarité de leur situation, elles sontpourvoyeuses de sens et, de surcroît, valorisantes en termes de rayonnementculturel. Or, comme le rappellent nombre de communications de ce volume,alors même que celui-ci ne traite qu’assez marginalement de productionssymboliques, les enjeux culturels occupent une place primordiale dans cevaste ensemble caraïbe certes pluriel mais aussi marqué à bien des égardspar un commun héritage ainsi que par des aspirations convergentes dont ilimporte de prendre pleinement la mesure.

Cela étant, parce que les dynamiques du changement ont besoin de senourrir à la fois de l’inspiration des acteurs de la scène culturelle et de l’exper-tise de ceux qui essaient d’évaluer avec le plus de rigueur possible les donnéesobjectives des systèmes sociaux, économiques et politiques, il est apparu quece type de colloque devait avoir pour vertu essentielle de faire dialoguer lesspécialistes des deux versants.

Sans complaisance excessive pour les ressortissants de son propre ensem-ble géopolitique, le Trinidadien Selwyn Ryan1fait observer que les peuples dela Caraïbe ont rarement pris l’initiative en matière de modèles, en particulier sil’on considère la sphère du politique. La plupart du temps, ils ont subi, perpétuéou aménagé, avec un inégal bonheur, des modèles provenant de l’extérieur etpar conséquent en décalage par rapport à leurs besoins réels. Dans unmonde deplus en plus fluctuant, caractérisé par la reconstruction ou recomposition iden-titaire et où souplesse et adaptabilité son devenues la règle d’or, toute fixation,a fortiori crispation, sur des modèles ainsi constitués a toutes les « chances »de s’avérer pathogène. L’inconvénient est que des freins importants empêchentle « prêt à porter » idéologique de le céder au « sur mesure ». Toutefois, les tra-vaux du colloque de Schœlcher semblent bien indiquer qu’aussi pessimiste quepuisse être le diagnostic, celui-ci ne doit pas occulter l’indéniable tentative deremédiation à laquelle on assiste de plus en plus, tentative fondée sur la recher-che d’un meilleur équilibre entre modèles extérieurs et modèles endogènes. Ilest certes difficile – et probablement même dangereux – de rester sourd auxpréconisations des grandes organisations internationales où les pays les pluspuissants de la planète impriment leur marque et tout aussi peu aisé d’échapperà la prégnance des deux grands modèles externes en concurrence (du moinsjusqu’à un certain point) – modèle nord-américain, d’une part, modèle del’Union Européenne, d’autre part – d’autant que l’importante diaspora caraïbese situe résolument dans leur orbite. Pour autant, colonialismes et, plus récem-ment, néocolonialismes ont trop longtemps voulu imposer leurs modèles pourque les pays de la Caraïbe ne cherchent pas à s’en distancer. Quelle que puisseêtre leur attractivité, ils seront donc plutôt perçus comme des modèles opéra-toires possibles et non comme des sortes d’icônes auxquelles il conviendraitde vouer une dévotion inconditionnelle. Les réactions de rejet face notammentà ce qui apparaît à certains comme l’arrogance croissante de l’impérialismeaméricain auront même tendance à se radicaliser. En définitive, pour unerégion du monde aspirant à trouver sa place dans le concert des grands ensem-

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bles géopolitiques et à se donner les moyens de ce que l’on pourrait décrirecomme une « émancipation durable », l’urgence semble bien être de faireémerger ses propres modèles. Modèles pouvant présenter des similitudes d’uneaire culturelle à l’autre mais aussi, parfois, de fortes divergences, au demeurantnaturelles, tant les trajectoires de ces différents pays ont pu être différentes.Modèles militant en général pour un monde plus polyphonique et affranchi depréjugés et dont, à ce titre, on ne saurait s’étonner qu’ils prennent à l’occasionle contre-pied de ce qui fut pendant longtemps le discours dominant. Traçantaussi la perspective d’un monde caraïbe plus uni et plus fort dans sa pluralité,la quête de modèles, telle qu’elle ressort de ce colloque, nous a semblé mettreen relief trois grandes préoccupations, si récurrentes qu’elles ont guidé lastructuration tripartite de cet ouvrage. Ces préoccupations nous renvoient auxtrois conditions qu’on peut en effet considérer comme essentielles dans toute(re)construction caribéenne d’envergure : consolidation identitaire, meilleuregouvernance, réponses appropriées aux défis de l’intégration régionale et dudéveloppement socio-économique.

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Les communications rassemblées dans la première partie de cet ouvrageont pour principal mérite de rappeler à la fois l’importance de ne renier aucundes particularismes faisant la richesse identitaire du monde caraïbe et lanécessité de tirer fierté des divers biens culturels et composantes patrimo-niales et de voir dans leur valorisation même un potentiel de progrès extrê-mement précieux. La tâche n’a certes pas toujours été simple, le poids d’unehistoire aliénante étant ce qu’il est. « À quels saints se vouer ? », commel’écrit Cécile Révauger dans son évocation de la première loge maçonnique deTrinidad. Si, dans ce cas précis, les tribulations ne semblent pas avoir empê-ché la conduite de débats fructueux entre « élites » dans un contexte multicul-turel, il n’en a pas toujours été de même. Spécialiste de Haïti, pays dont il serabeaucoup question dans cette partie, l’historien Jacques de Cauna s’emploieà montrer comment cet ex-fleuron de l’empire colonial français semble restervictime de ce que l’on pourrait appeler un contre-modèle. La compréhensionde la société haïtienne passe à ses yeux par la prise en compte du préjugé decouleur. Ce dernier, dont les mulâtres ont souvent fait les frais, structure lescomportements tant vis-à-vis de l’étranger qu’entre Haïtiens eux-mêmes etconstitue en réalité une survivance des plus funestes de l’époque coloniale.

Comme nous le rappelle la communication de Monique Boisseron, alorsqu’ils auraient souvent gagné à tisser des liens de coopération, les pays dela Caraïbe ont chroniquement souffert de replis identitaires nourris par lescontentieux historiques les opposant notamment à des voisins immédiats.Le cas le plus patent est sans doute celui de la relation conflictuelle que laRépublique Dominicaine a longtemps entretenue avec Haïti. Dans cette con-figuration, on voit la République Dominicaine se construire une identité luipermettant de se singulariser totalement par rapport à un voisin volontiers

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ostracisé, ce qui a pour principal effet de nier la réalité de tout apport noirdans les métissages qui la caractérisent. Face à cette construction purementartificielle, Monique Boisseron évoque la vision identitaire du poète domi-nicain Blas R. Jiménez pour qui l’Afro-caribéen apparaît en quelque sortecomme l’élément fédérateur de l’espace caribéen. Même si Blas Jiménez n’estpas toujours prophète en son pays, il vient donc par ce nouveau « modèle » dereconnaissance identitaire salutairement ébranler des thèses ne reposant quesur la volonté d’exclure des origines censées être dévalorisantes. Deux autrescontributions, venant cette fois de collègues dominicains, s’intéressent éga-lement à l’injuste stigmatisation infligée à Haïti par son voisin dominicain etviennent réhabiliter l’image de cette ancienne colonie noire, la première dansl’histoire à s’être affranchie du joug de sa métropole. Pour Lincoln ThomasSampong, si sous l’impulsion du dictateur Trujillo, la tendance a de plus enplus été d’associer Haïti à une Afrique généralement reléguée dans l’infra-humanité, ce schéma ne semble en rien correspondre à l’idée que les pèresfondateurs de la République Dominicaine pouvaient se faire d’Haïti, ni à unequelconque volonté de leur part de minorer l’héritage africain des populationsde l’ancienne Hispaniola. Qu’une certaine « élite » dominicaine se soit achar-née à blanchir les origines du pays pour mieux se démarquer de la prétenduearriération de son voisin ne saurait faire oublier quelques réalités incontour-nables. Même si la guerre d’indépendance d’Haïti se trouve réduite dans unecertaine historiographie européenne à une simple révolte de Noirs, elle n’ena pas moins constitué, comme l’indique Lincoln T. Sampong, une révolutionmodélisante dont l’impact a fortement retenti aussi bien en Europe que surl’ensemble du monde caraïbe. Haïti mérite donc plus de reconnaissance qued’opprobre. Ce pays devrait même être une source d’inspiration morale pouravoir pleinement assumé, contrairement à la République Dominicaine, safiliation africaine, contribuant de surcroît au mouvement panafricaniste quiallait précipiter la marche vers les indépendances. La communication deSoraya Aracena s’inscrit dans cette même entreprise de réhabilitation d’Haïti,soulignant en particulier tout ce que l’immigration haïtienne a pu apporterde positif à la République Dominicaine. Elle aura ainsi enrichi le paysageculturel, y insufflant d’importants éléments d’africanité, non seulement dansle domaine de la musique ou, plus largement, de la culture populaire maisaussi en termes de métissage spirituel avec une imprégnation marquée de lareligiosité vaudou.

Plusieurs communications s’attachent à montrer toute la valeur ajoutéepouvant résulter de politiques ou initiatives volontaristes liées à des projetsculturels. Les exemples fournis notamment dans les communications de BruceJno-Baptiste, Bernard Cherubini et Elvira Ojeda en révèlent les heureusesretombées à la fois sous l’angle de la construction identitaire et, de manièrenon moins importante, sous celui du développement. Bruce Jno-Baptisteobserve qu’en Dominique, l’un des plus petits États de la Caraïbe, sembleavoir émergé une véritable politique d’engagement dans la voie du dévelop-

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pement durable par une meilleure exploitation des produits endogènes. Cesderniers sont bien sûr les ressources naturelles propres à l’île – à commencerpar son attractivité touristique – mais aussi tout un potentiel culturel incluantmusique et arts locaux, dont on peut attendre des retombées économiques etdans lequel il convient d’investir. L’idée est que dans un contexte de mondia-lisation irréversible, il est porteur de faire émerger une culture créole, mieuxencore d’en cultiver la distinction, cela en synergie avec les autres voisinscaribéens, partenaires naturels pour penser le développement touristique, laquestion de la coopération et de l’unité caribéenne étant au cœur des préoc-cupations des dirigeants. Notre collègue dominicaine Elvira Ojeda s’attachepour sa part à analyser l’impact du travail culturel en milieu défavorisé, lequelrevêt à ses yeux une valeur souvent exemplaire. En faisant émerger des pro-jets culturels, grâce auxquels les membres d’une communauté en difficulté seretrouvent acteurs et producteurs, on renforce à la fois l’identité individuelleet l’intégration de l’individu dans le tissu social. Non seulement peuvent ainsiêtre générées de nouvelles ressources de nature économique mais aussi denouveaux symboles d’identité culturelle, à la fois au sein et à l’extérieur dugroupe qui s’est mobilisé. Quant à Bernard Cherubini, il nous invite, en finanalyste, à réfléchir à la manière dont un DFA (Département français d’Amé-rique) comme la Guyane a été amené à une meilleure reconnaissance du plu-ralisme de ses communautés dans ce que l’on peut décrire comme l’exhibitionde la culture guyanaise, qu’il s’agisse de muséographie, de projets de déve-loppement touristique durable ou de programmations culturelles. Bien quesituée aux marges de l’aire culturelle caraïbe, la Guyane a pu ainsi, depuis unevingtaine d’années, mieux manifester son identité caraïbe et entrer dans unmodèle de relations post-coloniales nouvelles permettant de libérer ses dyna-miques interculturelles. L’article de Monique Milia-Marie-Luce nous faitpasser à la culture sportive, touchant ainsi à une dimension dont on ne cessede voir combien elle peut être pourvoyeuse d’identité dans nos sociétés. Notrecollègue s’intéresse à la sélection de football de la Martinique qui, en janvier2002, atteint les quarts de finale de la Gold Cup, entrant ainsi en lice dans unecompétition internationale. Cet événement amenant la Martinique à jouer auxcôtés d’équipes nationales issues de pays indépendants alors qu’elle ne repré-sentait pas la France mais seulement elle-même devait, nous rappelleMoniqueMilia Marie-Luce, être perçu comme la reconnaissance d’une appartenanceau grand ensemble caraïbe et, peut-être plus encore, contribuer à forger unsentiment national martiniquais. À l’évidence, comme toute réussite sportive,il ne pouvait que renforcer la fierté identitaire, tendant même dans ce casparticulier à faire penser qu’il n’est point besoin d’être indépendant pour êtrereconnu comme nation. En définitive, cela amène surtout à s’interroger surla singularité des DFA et pose la question d’une éventuelle évolution de ce« modèle » : parties intégrantes de la république française à laquelle ils ontjusqu’ici librement adhéré, les DFA ne sont-ils pas en droit de vouloir y êtreassociés selon un statut prenant mieux en compte leur particularisme, voirede ne plus y être associés pour ceux que tenterait l’aventure ? De ce point de

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vue, la communication de Zobda Zebina fournit des pistes de réflexion fortutiles. Axé sur la dynamique des Amériques noires, son propos développe uneapproche comparatiste portant sur la Jamaïque et la Martinique et a notam-ment pour but de montrer comment des phénomènes tels que le « dancehall »se déclinent différemment selon les identités constituées sous l’influence decolonisateurs ne véhiculant pas exactement les mêmes valeurs. Ces phéno-mènes relèvent toutefois d’une même contestation des hégémonies cultu-relles du passé et, surtout dans le cas martiniquais, d’une remise en causede l’État-nation dans des sociétés post-modernes qui se perçoivent commemulticulturelles. Cependant, suggère Zobda Zebina, il pourrait bien ne s’agirque d’un « pseudo-multiculturalisme » car loin de révéler une hétérogénéitédes valeurs annonciatrice de communautarismes conflictuels –la primauté del’ « individualisme » idéologique étant finalement peu ébranlée- ces formesde contestation culturelle sont plutôt le signe d’une aspiration à partager con-tractuellement un « vivre ensemble » dans lequel chacun se verra offrir unespace où sa spécificité multiculturelle en tant qu’individu pourra être mieuxgarantie. Concluant cette première partie, la foisonnante communication deRafael Lucas nous rappelle s’il en était encore besoin que la Caraïbe, de mêmed’ailleurs que l’Amérique latine, a toujours été riche de ferments lui permet-tant de participer au renouvellement culturel. Comme on le voit en particulieravec l’aventure des avant-gardes entre 1920 et 1950, elle aura apporté ses pro-pres « modèles », façonnés selon ses spécificités ethniques, socio-économi-ques et politiques, dans la féconde circulation des idées à laquelle on assistealors entre Europe et Amériques.

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Centrée sur des problématiques relevant du politique et, plus largement,de la gouvernance, la deuxième partie de cet ouvrage réunit des contributionsd’où ressortent la prégnance des modèles externes ou inspirés de l’extérieur enmême temps que la conscience accrue de la nécessité de produire des modèlesendogènes. En effet, dépassant, non sans mal, les fragmentations héritées dupassé colonial, les différentes composantes de la Caraïbe ont été amenées àmieux se retrouver dans ce qu’elles ont en commun : une histoire marquée parles pires formes d’oppression et, en cette ère post-coloniale, un même désirde faire respecter leur souveraineté et de se renforcer. Toutefois, il n’est passi évident d’effacer les clivages inter-caraïbes lorsque pendant si longtemps ila été plus facile de communiquer avec les lointaines métropoles qu’avec sesvoisins caribéens. Comme le rappelle l’un des auteurs de communications,la perspective d’une « Grande Caraïbe » unie dans sa pluralité semble pourl’instant rester quelque peu incertaine.

La communication d’EricMolina nous replonge dans le discours des « maî-tres » à une époque-charnière fort heureusement révolue et a pour mérite denous remémorer la violence, tant physique que mentale, du joug dont ont dûs’affranchir les peuples de la Caraïbe. À partir de 1770, alors que commence

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à poindre le contre-modèle des partisans de l’abolition de l’esclavage, nousvoyons notamment les anti-abolitionnistes anglais convoquer toute une batte-rie de références et modèles pour justifier le maintien de l’institution particu-lière, le postulat de l’infériorité de la race noire constituant manifestement lapierre angulaire de leur système argumentatif. Toutefois, par son inflexibilitémême, le discours des avocats de ce crime de la colonisation devait s’avérercontre-productif et inciter les abolitionnistes à redoubler d’ardeur.

Les autres communications de cette partie sont centrées sur des problé-matiques de la période post-coloniale, marquée dans nombre des pays de laCaraïbe par les difficultés à assumer pleinement et pour le plus grand bien-être des populations la charge inhérente au nouveau statut d’États indépen-dants. Le principal défi, en particulier suite à la nouvelle donne résultant ducontexte de post-guerre froide et de mondialisation à outrance, consiste à sedoter du cadre de gouvernance le plus propice au développement durable,lequel, il va sans dire, ne peut qu’inclure la dimension économique, mais doitaussi plus globalement contribuer à la promotion des garanties indissociablesdu respect de la personne humaine. Or, il ressort abondamment que les diversrégimes constituant la zone caraïbe ne sont parvenus à répondre à pareil défiqu’avec un très inégal bonheur. Faute d’engendrer des modèles endogènes via-bles, il leur a fallu fréquemment expérimenter des modèles externes, voire setourner vers ces derniers sous la pression internationale. À cet égard, on liraavec intérêt le propos d’Emmanuel Jos, lequel s’attache à montrer combien lesystème des Nations Unies a joué et continue à jouer un rôle déterminant surla trajectoire censée orienter les pays de la Caraïbe vers des modèles effica-ces de développement. Le succès de cette influence onusienne reste toutefoismitigé. Il semble notamment que les injonctions à lier tout progrès au respectdes droits de l’homme aient rarement eu un effet spectaculaire sur les régimesde la Caraïbe les moins conformes aux exigences de la démocratie, les cas deCuba et Haïti étant suffisamment éloquents de ce point de vue. Par ailleurs, surun plan plus strictement économique, social et même culturel, il apparaît quele système des Nations Unies ne prend pas toujours la juste mesure du vécu,c’est-à-dire aussi des limites, de petits pays pâtissant de se situer aux marges.Selon Emmanuel Jos, le modèle des Nations Unies présente une homogé-néité le rendant difficilement adaptable dans une Caraïbe fragilisée par uncontexte de mondialisation ultralibérale et où la libéralisation des échangesa de surcroît conduit au démantèlement des préférences non réciproques (laréférence étant les pays ACP). Enfin, sachant le rôle des grandes puissances,et plus particulièrement des États-Unis, à l’ONU, les pays de la Caraïbe neseront pas nécessairement disposés à suivre les recommandations de l’ins-tance internationale. Ils pourront même y être très réticents, opposant leursouveraineté à l’interventionnisme des donneurs de leçons. Cette réaction estencore plus patente lorsqu’on se réfère à la communication d’Eric Dubesset.Celui-ci nous rappelle comment dans l’espace caribéen hispanophone – danslequel il convient de plus en plus d’inclure le Venezuela avec sa vaste façade

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caribéenne et aussi un dirigeant décidé à se faire le champion d’un nouveauparadigme – on assiste à la mise à mal du consensus de Washington et à unevéritable bipolarisation géopolitique. La disparition des conflits idéologiquesa eu paradoxalement pour corollaire une remilitarisation du Bassin caraïbe,exacerbée par l’obsession sécuritaire des États-Unis encore décuplée par lesévénements du 11 septembre. Cette obsession, contribuant à renforcer l’imagenégative qu’entretiennent le plus souvent les laissés-pour-compte du modèlenéo-libéral envers les États-Unis, a été, semble-t-il, contre-productive pourceux qui en ont été responsables. C’est ainsi en particulier que le projetétats-unien d’intégration continentale (ALCA) a suscité l’ALBA (AlternativaBolivariana para América), alternative (comme son nom l’indique) promuepar Hugo Chavez et véritable modèle endogène afin de résister à ce qui estperçu par toute une partie de l’aire hispanophone comme l’intolérable viséehégémonique de Washington. La superpuissance nord-américaine ne sembleplus être le seul pôle qui rassemble et on peut même en conclure que la grandeunité caribéenne n’est pas absolument pour demain. Comme le souligne ÉricDubesset, joliment et avec tout le réalisme qui convient, elle n’est qu’une « fic-tion » pouvant de surcroît faire craindre de sérieuses « frictions », cela mêmesi on semble mieux comprendre qu’une « éthique des convictions » devraitcéder le pas à une « éthique des conséquences ».

La difficulté de concilier modèles venus de l’extérieur et prise en comptedu terrain local se vérifie aussi dans le cas des pays de la Caraïbe anglophoneayant accédé à l’indépendance dans la période de l’après-Seconde Guerremondiale. L’acclimatation du « modèle de Westminster » (communicationde Christian Lerat) y révèle en effet des avatars qui interpellent et posentclairement la question de la nécessité de réformes. Formés dans le giron del’Empire britannique, les élites de ces pays ont tout naturellement souscritau « modèle ». Et, de fait, par rapport aux abominations auxquelles ont étéconfrontés dans le même temps un certain nombre de pays en voie de déve-loppement, tant en termes d’instabilité politique que de violation des droits del’homme les plus élémentaires, on peut considérer que la Caraïbe anglophonea été relativement exceptionnelle. Cependant, le « modèle de Westminster »n’était pas non plus nécessairement le mieux adapté pour instaurer une gou-vernance équitable dans des pays aux ressources singulièrement limitées.Certains des éléments du « modèle », notamment la fusion que celui-ci opèreentre la sphère du Législatif et celle de l’Exécutif, devaient avoir des effetsparticulièrement pervers, d’autant que les garde-fous prévus dans l’anciennemétropole se retrouvaient souvent ramenés à une version très allégée sousles tropiques. Il en est résulté sinon un franc déficit démocratique, du moinsdes dérives autoritaristes renforçant les pratiques clientélistes et créant desfrustrations importantes dans les « clans » qui allaient s’opposer, parfois dansdes débordements de violence. Tant ces difficultés internes, dans certains casexacerbées par les tensions ethniques et une bonne dose d’anomie ambiante,que les menaces extérieures liées à la crise économique puis au contexte de

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post-guerre froide et de triomphe du libéralisme, ont révélé les limites du sys-tème et la nécessité de le réformer. Les propositions avancées pour parvenirà une meilleure efficience indiquent toutefois nettement qu’il y a consensussur le fait que l’évolution est préférable à la révolution, une évolution quasiunanimement souhaitée concernant la nécessité de mieux permettre auxforces vives de la société civile d’être partie prenante de la gouvernance. Celaétant, il n’est pas non plus extravagant de se demander si les problématiquesémergeant sur un mode un peu hyperbolique dans la Caraïbe anglophone nerejoignent pas, du moins en partie, celles qui concernent aussi nos démocra-ties dans le cadre de la mondialisation.

La Caraïbe des départements français d’Amérique, rassemblant troisDROM (départements / régions d’outre-mer) mérite incontestablementd’être abordée comme un cas particulier. Elle est, à l’évidence, pleinementcaribéenne par sa géographie mais, comme nous le rappelle avec force lacommunication de Justin Daniel, de par leur statut datant de 1946, ces terri-toires font partie intégrante de la République française et, à ce titre, du vasteensemble géopolitique de l’Union Européenne, ce qui déjà les distinguesingulièrement de la grande majorité des pays caraïbes. Seules les Antillesnéerlandaises et néerlandophones présentent un cas de figure assez sembla-ble. Pour ces territoire francophones, la décolonisation ne s’est pas traduitepar ce que l’on a pu observer en général : l’indépendance et la constitutiond’un nouvel État-nation. Aussi, cette forme hétérodoxe de décolonisation,échappant aux grilles classiquement appliquées à l’étude du phénomène,n’a-t-elle guère cessé d’être entachée du soupçon de chercher à perpétuer unstatut colonial, cela même si – comme l’indique Justin Daniel – l’accession àl’indépendance, jugée souvent préférable, n’est pas nécessairement synonymede libération réelle. Justin Daniel pose en tout cas la question qui s’impose :dans quelle mesure peut-on considérer la départementalisation comme unmodèle de décolonisation ? En d’autres termes : ce statut librement consentia-t-il vraiment répondu à ce qu’on pouvait en attendre ? Cela amène l’auteurà dresser un bilan des plus stimulants pour le lecteur en même temps quede nature à orienter utilement la réflexion des politiques, aussi bien locauxque métropolitains, tant le propos s’attache à faire impartialement la part deschoses. Justin Daniel souligne que la départementalisation a indéniablementpermis de placer les sociétés antillo-guyanaises à parité avec la métropoleen termes d’égalité républicaine et de solidarité nationale. Plus globalement,l’instauration de ce statut aura durablement changé ces sociétés d’une cer-taine manière, pour le meilleur et pour le pire, créant notamment les condi-tions de ce que l’on peut appeler le mal-développement. Elle continue même,selon l’auteur, à surdéterminer tous les comportements et stratégies, y com-pris de ceux qui la condamnent et sont en quête d’un nouveau statut, réformeinstitutionnelle à laquelle on semble prêter des vertus démiurgiques mais oùl’on risquerait fort de retrouver les logiques de la départementalisation. Unecertitude s’impose toutefois : la thématique égalitaire a été supplantée par les

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revendications sur l’identité, lesquelles structurent un débat récurrent sur lechangement de statut. Revendications reflétant une exigence accrue de respectet de dignité que la départementalisation n’a pas suffi à satisfaire et qui devraprobablement être mieux prise en compte, l’unité proclamée de la Républiqueparaissant désormais mieux pouvoir s’accommoder de la reconnaissance dela différence.

Nous restons dans les départements français d’Amérique avec la com-munication d’Ulrike Zander, laquelle analyse les ressorts complexes de la« conscience nationale » des Martiniquais qui, selon l’auteur, paraissentpartagés « entre le désir d’assimilation et le désir d’émancipation. » Nous yvoyons encore une fois combien la question du statut est omniprésente dans ledébat politique local. Forte de ses enquêtes de terrain et de faits objectifs aussirévélateurs que la consultation du 7 décembre 2003, elle estime que mêmesi ses effets pervers sont quotidiennement dénoncés, le statut départementaljouit toujours d’un attachement certain parmi la population martiniquaise,en quelque sorte peu disposée à lâcher la proie pour l’ombre. Si l’on observeen effet un profond désir d’émancipation politique, celui-ci ne semble guèreavoir fait progresser l’idée d’indépendance nationale, le « modèle » de certainsÉtats caribéens indépendants servant plutôt de repoussoir à ce type d’alter-native. La question est notamment de savoir si l’idée de nation est pertinentedès lors qu’aucune souveraineté politique crédible n’apparaît susceptible devenir l’appuyer. En revanche, il convient de prendre acte de l’émancipationculturelle réussie à laquelle on assiste, les mouvements nationalistes y four-nissant l’impulsion principale. La « nation » qui semble émerger ici n’est-elledonc pas d’abord affaire de revendication identitaire et de dynamique pour lareconnaissance d’une culture spécifique ? De ce point de vue, Ulrike Zanderrappelle très justement le double codage de la nation institué par Habermas,lequel distingue entre une « nation de patriotes » et une « nation de citoyens »,cette dernière pouvant transcender les allégeances communautaires particuliè-res dans un « patriotisme constitutionnel ». Face à ces évolutions, on ne peutqu’abonder dans le sens du propos d’Ulrike Zander lorsqu’elle indique quec’est aussi l’identité culturelle et politique française elle-même (métropolitaines’entend) qui doit s’ouvrir à une problématique de la reconnaissance.

Les communications de Renuga Devi-Voisset et Lilliam García de Brenss’intéressent pour leur part à l’un des défis majeurs auquel sont confrontésles pays de la Caraïbe : quelles stratégies mettre en œuvre en matière de luttecontre les drogues illicites, compte tenu à la fois de la poussée du narcotraficet de ce qui correspond le mieux aux aspirations des Caribéens à la santé età la sécurité ? La réponse de Renuga Devi-Voisset est sans ambages : l’éven-tualité d’un « modèle caribéen », capable de prendre en compte les nombreu-ses spécificités d’une région classifiée « Zone de Transit » à haut risque, nesemble pas vraiment à l’ordre du jour. Dans cette région déjà prédéterminéepar une présence ancienne de la drogue, il convient d’abord d’observer quec’est l’Occident qui, dans le cadre de ses échanges économiques, a défini le

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rapport entre le licite et l’illicite – catégorie opaque qui par son essence mêmea vocation à déjouer toute construction de modèles de nature à l’affaiblir.Par ailleurs, on appréciera que Renuga Devi-Voisset suggère fortement que,prise en étau entre une zone de production majeure de la drogue et d’immen-ses marchés de consommation, cette zone caraïbe n’a pas lieu d’être l’objetd’une stigmatisation particulière. Loin d’être un espace à la périphérie desdémocraties libérales qui attendrait une modélisation, elle n’est en définitivequ’ « une sorte de modèle réduit de la mondialisation » ; mondialisation pourle meilleur et pour le pire où l’on assiste à l’intégration croissante des écono-mies dites licites et des économies illicites. Cela étant, s’il s’agit de construiredes modèles pour une politique de lutte antidrogue, on observe la difficultéde réconcilier deux logiques de modélisation opposées, l’une centrée sur laprise en compte des facteurs endogènes propres à la Caraïbe, l’autre fondéeau contraire sur « une légitimité de plus en plus extérieure et éloignée de larégion elle-même ». La Caraïbe se voit exposée à une pléthore de modèlesextérieurs, avec pour dominante la ligne internationale répressive où le grandvoisin nord-américain donne le la. Dans ce contexte, le « programme 16 » dela CARICOM (Communauté caraïbe anglophone), à l’instigation des diversorganismes de lutte antidrogue installés dans la région au cours des années1990, est le seul qui tente d’élaborer une politique régionale antidrogue dansle Bassin caraïbe. Tout en appuyant la politique internationale de guerre à ladrogue et en gardant une marge limitée par rapport aux injonctions extérieu-res, il n’en est pas moins le produit d’une volonté soucieuse d’affirmer aussi lasouveraineté des premiers intéressés.

S’attachant à nouveau à une vision globale du monde caraïbe, même s’il yest fait plus particulièrement référence au cas de la République Dominicaine,la communication de Lilliam García de Brens fait pour une bonne part échoà la précédente. Elle s’intéresse en effet aux politiques préventives qu’il con-viendrait d’ériger enmodèles pour affronter les nombreux dysfonctionnementssociaux que les divers pays de la Caraïbe ont pour dénominateur commun et,parmi les sources de malaise chronique qu’il importe de tenter d’éradiquer,le narcotrafic est tout naturellement présenté comme l’un des fléaux les pluspréoccupants. Lilliam de Brens s’attache à montrer que les mêmes causes ontpartout tendance à produire quasiment les mêmes effets. Ce sont la pauvreté,l’analphabétisme, le désœuvrement lié au chômage et, plus généralement,l’absence de perspectives qui précipitent des bandes entières de jeunes dansles trafics, petits ou grands, que génère la circulation des drogues illicites. Cestrafics apparaissent même dans bien des cas comme l’un des rares moyens desurvie. De façon non moins dramatique, ils contribuent à entretenir la corrup-tion dans les plus hautes sphères de l’État. De ce point de vue, non seulementla législation antidrogue a, selon l’auteur, besoin d’être renforcée, cela dansune concertation croissante entre les divers acteurs du monde caraïbe maiselle doit surtout pouvoir être mise en œuvre grâce à des institutions judiciai-res véritablement dignes de ce nom. Il existe déjà de nombreux protocoles

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d’accord intracaribéens pour réprimer les délinquants mais ils risquent fortde rester lettre morte faute de disposer des moyens d’exécution appropriés.Lilliam García de Brens suggère aussi qu’il serait sans doute judicieux des’inspirer de l’expérience de pays comme la République Dominicaine oùl’État n’hésite pas à décentraliser les processus de lutte antidrogue, permet-tant ainsi davantage aux institutions locales et régionales d’être plus en phaseavec les réalités du terrain.

La question des politiques sociales se pose, il va sans dire, avec une acuitéparticulière dans un ensemble de pays qui connaît majoritairement la préca-rité. Jean-Paul Révauger analyse ici le cas de Trinidad et Tobago, pays quetend à différencier sa relative prospérité et dont l’évolution est riche d’enseigne-ments à valeur modélisatrice, aussi bien pour les aspects positifs que négatifsqui en ressortent. Fort de ses ressources pétrolières et gazières dopées par lacroissance des cours mondiaux ainsi que d’activités de transformation à hautevaleur ajoutée, Trinidad et Tobago ne saurait être classé parmi les pays duTiers-Monde. En même temps, on est en présence d’une société typiquementpost-fordienne, entrée de plain-pied dans le mouvement d’accélération de lamondialisation libérale, ce qui génère inévitablement de nouvelles logiques,de surcroît accentuées par les pressions venant des grands organismes interna-tionaux comme la Banque mondiale et le FMI. Il en résulte l’émergence d’unesociété où les classes possédantes s’enrichissent de plus en plus, cela en généralau détriment de la justice sociale, même si l’enrichissement a aussi d’heureusesretombées globales. Grâce aux royalties du pétrole, on voit ainsi l’État, encoretrès présent dans l’économie du pays, faire de réels efforts pour que progressele système éducatif (le budget 2006 permettait par exemple de supprimer tota-lement les frais de scolarité pour les étudiants de l’enseignement supérieur).Par ailleurs, historiquement, l’existence de concentrations ouvrières dans unpays ayant un secteur industriel développé a donné naissance à une véritablegeste syndicale dont Jean-Paul Révauger propose d’évaluer l’impact et, éven-tuellement, la fonction de contre-pouvoir. Le propos tend à montrer qu’avecdes aléas divers, la place relative du secteur nationalisé et du secteur privé, lasituation des services publics et même le débat public jusqu’à nos jours ne sontpas sans rapport avec cet héritage. On peut néanmoins se demander si les stra-tégies de communautés ethniques souvent antagonistes n’ont pas été en toutcela aussi déterminantes que la mobilisation de syndicats chroniquement divi-sés. En ce début du XXIe siècle, flexibilité de l’emploi et, plus généralement,application des règles post-fordistes à la société de Trinidad se traduisent parun syndicalisme en chute libre, certains syndicats n’hésitant plus à emboîter lepas au syndicalisme de service de type nord-américain, contribuant ainsi aubrouillage des lignes de fracture idéologiques.

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Les six communications qui clôturent cet ouvrage, en constituant le troi-sième volet, analysent plus spécifiquement le poids des contraintes internes et

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des exigences internationales dans les tentatives que déploient les pays de laCaraïbe pour répondre aux défis du développement socio-économique et del’intégration régionale.

Participant d’une réflexion globale sur les stratégies de développementéconomique et social, le propos d’Arlette Bravo-Prudent vise à démontrer quele modèle prôné par le Sainte-Lucien Arthur Lewis, prix Nobel d’économieen 1979 – modèle généralement adopté dans la Caraïbe anglophone – a con-duit à des résultats nullement à la hauteur des espoirs qu’il avait pu susciter etdoit donc faire, pour le moins, l’objet d’une réactualisation. Si le modèle lewi-sien s’est nourri d’une réelle volonté de décolonisation économique et même,devrait-on dire, tout simplement d’un volontarisme épris de modernité, il n’apas pour autant, selon Arlette Bravo-Prudent, réussi à libérer les sociétés post-coloniales de la logique périphérie (la Caraïbe) / centre (anciennes métropoleset/ou puissances économiquement dominantes). Il n’a fait même que repro-duire celle-ci, perpétuant une situation de dépendance. La principale carencedu modèle lewisien, dans la présentation qui nous en est faite, serait qu’il atrop opéré dans la négation de l’histoire de la Caraïbe, tendant à ignorer le faitqu’une stratégie de développement socio-économique doit également passerpar la prise en compte et la valorisation des potentiels humains et socio-culturels des sociétés en voie de développement. Ces sociétés ne pâtissent pasen effet d’une « crise de modèle » – le « modèle », venant de l’extérieur pourl’essentiel, continue à bien se porter – mais d’une « crise d’élaboration » demodèles nouveaux qui soient, pour une fois, de nature endogène. Il importenotamment que ces sociétés s’emploient à bâtir leur propre dynamique d’ex-portation au lieu de « surfer » – avec des heurs divers – sur la vague généréede l’extérieur. Cela supposerait toutefois que cesse « la longue inhibition dessystèmes productifs internes et des représentations culturelles qui leur sontliés. » Sensible à l’importance des blocages, Arlette Bravo-Prudent conclutpar un constat plutôt pessimiste, tout en appelant à opter résolument pour uneapproche endogène, condition sine qua non pour que la Caraïbe accomplisseenfin sa « dépériphérisation ».

Tout en restant d’un optimisme modéré, la communication de Marie-Françoise Bernard-Sinseau vient offrir une sorte de contrepoint au précédentpropos. L’auteur y traite à nouveau de la Caraïbe anglophone mais se con-centre uniquement sur le cas de l’OECS (Organization of Eastern CaribbeanStates), organisation subrégionale et supranationale regroupant les PetitesAntilles anglophones et dont l’existence a déjà un quart de siècle. L’auteur neprétend pas mettre ici en exergue un modèle idéal – par ailleurs appelé à unemutation profonde après son intégration dans la CSME (Caribbean SingleMarket Economy) – mais voit néanmoins un signe très encourageant dansune organisation qui a réussi à rassembler non seulement neuf petits payscaribéens – participant ainsi de façon significative au mouvement d’intégra-tion de la zone, effort salué par le FMI et la Banque mondiale – mais aussi àmettre en œuvre un climat de concertation propice à de meilleures stratégies

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en termes de développement, de stabilité sociale et de résistance aux attaquesextérieures les plus diverses. Ainsi, l’OECS offre-t-elle un « prototype » pos-sible pour ceux qui entendent miser sur la voie du développement endogènebien que la ligne directrice suivie par l’organisation semble surtout résulter dela synthèse de réflexions internes et de préconisations émanant de l’extérieur,en particulier des Nations Unies. L’une des priorités est d’adosser l’un à l’autredéveloppement économique et développement humain, politique qui se soldepar des avancées sociales mettant les pays de l’OECS au niveau de la moyennemondiale, s’agissant des indices de développement humain. Les économiesde ces pays, encore fortement touchés par la pauvreté, restent néanmoinsfragiles, validant au moins en partie certaines des critiques formulées dans lacommunication précédente. Cela étant, par nombre de ses choix – en particu-lier l’encouragement donné à la démocratie participative et la diversificationde ses partenaires économiques, parant mieux ainsi aux risques d’assujettis-sement – l’OECS démontre qu’il n’y a pas de fatalité de l’échec et aussi quel’émergence de « modèles » est une construction empirique permanente oùles dogmatismes risquent d’être des plus contre-productifs.

Nous revenons avec la communication de Thierry Michalon dans cesDFA, essentiellement Martinique et Guadeloupe, si différents de la plupartde leurs voisins qu’on peut aller jusqu’à se demander s’il convient de les rat-tacher à la Caraïbe autrement que par la géographie. Après avoir rappelé quele monde contemporain propose six grands modèles d’organisation socio-économique, Thierry Michalon défend l’idée selon laquelle Martiniquais etGuadeloupéens vivent dans une culture composite où l’on oscille entre deuxmodèles, l’un procédant du fond culturel africain – où, notamment, relation-nel et, pour tout dire, communauté priment sur l’individu, de même que l’ins-tant présent l’emporte sur le projet – l’autre, que la France essaie d’implanter– d’imposer ? – depuis plusieurs générations, mettant au contraire l’accent surl’autonomie des trajectoires individuelles, la séparation de la vie économiquedes rapports sociaux et la prise de risque, bien que celle-ci soit sécuriséepar l’existence d’un dispositif collectif très élaboré de protection sociale.Postulant la prégnance des traits culturels africains, Thierry Michalon étayeson propos en convoquant Édouard Glissant, lequel relève chez les Antillais« une obsession de la jouissance immédiate » (ce qui, il va sans dire, n’est pasnécessairement compatible avec l’homo economicus idéal) ainsi qu’AndréLucrèce expliquant que la Martinique est encore en voie de transition entre« gemeinschaft » (le modèle afro-centré) et « gesellschaft ». Si, comme lesuggère l’auteur, la relative indétermination de la culture créole peut consti-tuer une faiblesse – mais n’est-elle pas aussi une richesse ? – on pourra resterplus perplexe quant à la tonalité relativement essentialiste du propos : l’africa-nité des Antillais serait-elle par exemple plus patente et, le cas échéant, plushandicapante que la corsitude des Corses ou la celtitude des Bretons aprèsplusieurs siècles d’acculturation par le pouvoir central français ? On suivrapeut-être plus facilement Thierry Michalon lorsqu’il explique que le glisse-

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ment du modèle européen au modèle américain – privilégiant la concurrenceindividuelle et aboutissant à un État-providence édulcoré – risque d’avoir desconséquences encore plus douloureuses dans les départements d’outre-merque dans l’Hexagone.

C’est sur une Caraïbe francophone bien différente que Narcisse Fièvrenous convie à porter nos regards, notamment lorsqu’il parle de la nécessitéd’un nouveau « plan Marshall » pour celle-ci. S’appuyant sur de nombreuxtravaux théoriques, cet économiste haïtien dresse avec minutie et rigueur untableau peu réjouissant en même temps que réaliste du retard consternant queconnaît son pays en matière de développement, s’attachant à en interpréterles causes et effets. Plus encore, il montre la difficulté pour le pays le pluspauvre de la zone – même si cet exemple est seulement le plus paradigmati-que – de s’inscrire dans le mouvement d’intégration régionale impulsé plusparticulièrement par la Caraïbe anglophone. L’admission d’Haïti commequinzième État-membre de la Communauté de la Caraïbe, le 7 juillet 1999, àla conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CARICOM, a induitun certain effet d’aubaine mais implique aussi pour le pays un ensembled’obligations accrues. La logique d’intégration régionale est en effet indisso-ciable d’une dynamique de recherche de convergence macroéconomique. Or,s’efforcer de répondre aux modèles retenus par la CARICOM en matière decritères de convergence représente pour Haïti un gigantesque défi. Le pays sedébat dans une situation de « trappe de sous-développement » que l’instabi-lité politique déchirant le pays depuis plus de vingt ans n’a fait qu’aggraver. Leconstat de Narcisse Fièvre s’accompagne d’un essai de préconisations dont lesacteurs politiques aussi bien qu’économiques pourraient gagner à s’inspirer.Par-delà les mesures urgentes qui s’imposent à court terme, la voie du salutsuppose une vision à long terme de développement s’adossant à une révisionradicale de la gouvernance. Outre qu’il ne peut y avoir de stabilisation de cepays sans réconciliation nationale, la solution aux problèmes réside certaine-ment tout autant dans la réhabilitation du politique – ce qui implique, entreautres, que la corruption soit réellement combattue – que dans l’ingénierieéconomique. Ce n’est qu’en son sein propre qu’Haïti pourra en définitive trou-ver les réponses lui permettant de sortir de l’impasse actuelle.

Le même pari sur les réponses endogènes face au développement en pannese retrouve dans la communication de Raphaël Vaugirard bien que la confi-guration soit ici très sensiblement différente puisque le propos porte de façonglobale sur la Caraïbe insulaire et les pays continentaux d’Amérique latine :la nécessité en l’occurrence est moins d’opérer une révolution coperniciennedans un cas particulier que de se donner pour défi la production de contre-modèles en réaction au développement excentré. La période post-colonialea en réalité transformé la Caraïbe en « laboratoire » où des modèles socio-économiques et politico-idéologiques fort différenciés ont été expérimentésdont certains, comme à Cuba, entendaient sceller une rupture radicale avecle passé. On peut dire que la principale finalité pour cet ensemble de pays

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était de s’ancrer si possible dans la voie du développement durable mais, quelque soit le modèle choisi, celui-ci ne peut en règle générale se prévaloir quede succès relatifs. Cela est d’autant plus préoccupant que dans un contextede priorité donnée aux « convergences » mondiales et avec la montée enforce des regroupements régionaux, il devient primordial de développer desstratégies efficientes. La source principale de tous les blocages aux yeux deRaphaël Vaugirard est que la Caraïbe continue à être surdéterminée par unehistoire coloniale où, le modèle idéal étant par définition excentré, toute endo-généité se trouvait interdite. Dans l’ère post-coloniale, les élites dirigeantesont finalement reproduit des schémas de pensée forgés à l’extérieur et ten-dent souvent à confondre croissance et développement alors que les sociétécaraïbes devraient d’abord rechercher en elles-mêmes les dynamiques leurpermettant de bâtir leur avenir, ce qui suppose des mécanismes endogènesde restructuration socio-économique intégrant mieux les spécificités localeset misant aussi davantage sur le renouvellement technologique et l’amélio-ration des gouvernances. Face aux mesures imposées de l’extérieur, tels lesprogrammes d’ajustement structurel, les États ont au demeurant gagné uneconscience accrue de leurs capacités à organiser et impulser des réformes.Cela étant, le propos de Raphaël Vaugirard fait aussi pertinemment ressortirque l’émergence de modèles alternatifs viables exclut les réactions de replimais a, au contraire, besoin de concilier cohésion interne et esprit d’ouverture.Difficile d’ignorer que nous vivons dans un univers d’interdépendance. Touten participant à la création d’espaces de meilleure coopération Sud-Sud eten cherchant à « déverrouiller » le modèle Nord-Sud, la Caraïbe a égalementintérêt à continuer à capter les bienfaits de la relation Nord-Sud. Comme celanous est rappelé ici, dans le contexte qui ne cesse de prévaloir, le contraire dela dépendance n’est pas nécessairement l’ « indépendance » mais plutôt l’at-ténuation de la dépendance. Garder présente à l’esprit pareille considération,aussi opportune qu’à haute valeur modélisante, apparaît en définitive commeun précieux adjuvant dans le défi que représente la réinvention des modèles.

Le volume se conclut par le propos de Xavier d’Arthuys, attaché culturelà l’ambassade de France à La Havane, qui nous avait fait l’honneur de nousrejoindre pour ce colloque. Habitué à sillonner cette Caraïbe plurielle – danslaquelle il inclut résolument les pays continentaux ayant une façade sur l’ar-chipel – il nous livre une approche d’ « homme de terrain » et de citoyendu monde attaché aux valeurs humanistes, point d’orgue au moins aussi sti-mulant qu’un discours académique. Rejoignant nombre des observations etquestionnements contenus dans ce qui précède, il réussit surtout à nous fairesentir toute la vitalité de cultures « multiples », « imprévisibles », dans cette« Méditerranée des Caraïbes » où on oublie trop souvent que s’est écrite laculture du Nouveau Monde. Cultures « émergentes » aussi car même les plusbeaux projets censés avoir vu le jour dans la Caraïbe – comme en témoignepar exemple le « rêve de Bolivar » – n’échappent pas à l’« ouragan » occiden-tal (métaphore de dévastation permettant, ironiquement, d’utiliser l’un des

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rares termes arawak à avoir subsisté). C’est, nous dit Xavier d’Arthuys, enfavorisant les fragments et en se réappropriant la mémoire qu’on contribueraà l’édification d’un sens collectif. Mieux, un programme – vaste programme– est esquissé pour les fragments : réunir deux modèles – européen et amé-ricain – sur lesquels s’est bloquée la mémoire « pour les pulvériser et lesintégrer ». Ainsi les Caraïbes embrasseraient-elles « deux façons d’être etde faire : se défendre et accueillir » alors que, selon Xavier d’Arthuys, pluscréoles que véritablement métissées, elles ont souvent oscillé entre ces deuxpôles. En bon diplomate, il en appelle aussi à notre conscience de Français(de l’Hexagone et de l’outre-mer) et d’Européens pour mieux faire vivre – ourevivre – le dialogue transatlantique et changer parfois notre regard. Ce n’esten effet que dans le dialogue et non dans l’enfermement sur soi que les modè-les les plus féconds ont quelque chance d’éclore.

Nous ne saurions enfin terminer ce propos sans exprimer notre plus vivegratitude à tous ceux sans qui ce travail eût été impossible à réaliser. La tenuemême du colloque à la Martinique, sur le campus de Schœlcher, est toutd’abord le fruit d’une confiante et solide coopération scientifique aussi bienque logistique entre notre équipe Caraïbe Plurielle de l’université Michel deMontaigne Bordeaux 3 et les centres de recherche du CELCAA et du CRPLCde l’université des Antilles et de la Guyane, auxquels nos collègues et amisLionel Davidas, Justin Daniel et Emmanuel Jos ont su communiquer l’élannécessaire pour ce type de manifestation. À cela s’est ajouté le concoursmoral et financier de plusieurs institutions : le Conseil Scientifique de l’uni-versité Bordeaux 3 et le Conseil Régional d’Aquitaine du côté bordelais, leConseil Régional de la Martinique du côté antillais.

Gageons que le flambeau se maintienne pour de nouvelles rencontres aussistimulantes.

Christian LERATDirecteur de Caraïbe Plurielle

Note

1. Selwyn Ryan, « Caribbean Political Thought, FromWestminster to Philadelphia »in Kenneth Hall & Denis Benn (eds.), Contending With Destiny: The Caribbean inthe 21st Century, Kingston, Ian Randle Publishers, 2000, p. 248-273.

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Première PartieIDENTITÉS ET CULTURES DANS

UNE CARAÏBE PLURIELLE

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À QUELS SAINTS SE VOUER ? LA PREMIÈRELOGE DE TRINIDAD, LES FRÈRES UNIS / UNITEDBROTHERS ENTRE OBÉDIENCES FRANÇAISE,AMÉRICAINE ET ÉCOSSAISE DE 1788 À 1838

Pourquoi les loges apparurent-elle si tardivement à Trinidad, leur totaleabsence avant 1795 est-elle due au poids du catholicisme dans cette île,s’interroge le principal chroniqueur de la franc-maçonnerie locale, LionelSeemungal, avant de répondre tout net que la seule raison est l’extrêmepauvreté des habitants tout au long du XVIIIe siècle. Heureux les pauvresd’esprit peut-être, mais bien malheureux en tout cas les vrais pauvres car ilsn’ont jamais leur place en franc-maçonnerie. Certes, le facteur économiquefut essentiel ; cependant ce ne fut pas le seul1. Pour comprendre le dévelop-pement de la franc-maçonnerie à Trinidad, il est nécessaire de tenir compteégalement du contexte politique et des facteurs linguistiques. Jusqu’en 1830,une seule loge tint le haut du pavé, la loge Les Frères Unis, en dépit de timidestentatives de la part de deux autres loges, pour des raisons qu’il conviendraici d’élucider. C’est donc à l’histoire de cette loge que nous porterons notreattention, ainsi qu’à un certain nombre de personnalités politiques, initiéesdans des loges étrangères, qui foulèrent le sol de Trinidad à la même époque.

Dès sa naissance, la loge Les Frères Unis a pris part aux événementspolitiques majeurs de son époque, même si ce ne fut pas de son plein gré.L’histoire même de la loge, pleine de rebondissements, reflète la complexitédu contexte géopolitique. Le 27 juin 1786, sept maçons français, dont troiségalement détenteurs du degré de la Rose-Croix, adressent une pétition auGrand Orient de France afin d’obtenir une patente pour fonder une loge dansl’île alors française de Sainte-Lucie. Avant même de recevoir cette patente,qui tarda à arriver, les sept maçons construisirent un temple à Micoud, au sudde l’Ile, temple qu’ils consacrèrent le 30 mai 1789. La patente du GODF neleur parvint que le 7 février 1788 mais avec effet rétroactif à partir du 27 juin1788. Ces informations très précises sont données par Seemungal qui ajouteque la loge comptait alors vingt-huit membres, tous Français originaires de

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Martinique et de Guadeloupe, à l’exception d’un Écossais2. Le vénérablemaître était Louis Estribaud, âgé de 62 ans, né à Carcassonne le 27 janvier1727, Crown Surveyor (géomètre), résidant à Micoud. Parmi les officiers dela loge se trouvait le trésorier Benoit Dert, âgé de 36 ans, né le 26 septembre1752 au Carbet, en Martinique, initié en décembre 17813, officier de la miliceà Micoud. Or, à peine six semaines après l’inauguration du temple de Micoud,Victor Hugues installe la guillotine à Sainte-Lucie, avec la ferme intention defaire respecter les acquis de la Révolution française, de traquer l’aristocrate etdans la foulée tous les planteurs, petits et grands parce qu’ils sont royalistes,propriétaires d’esclaves pour la plupart. Benoit Dert a juste le temps de sesaisir de la patente de la loge avant que le temple ne soit incendié par les trou-pes de Victor Hugues. Or, Benoit Dert avait un frère nouvellement installé àTrinidad, Dominique Dert, ami de Roume de St-Laurent, propriétaire d’uneplantation de cacao non loin de Port of Spain, qui devait bientôt construire lapremière fabrique de cacao de l’île4. Son frère a donc l’idée de le rejoindre,de s’installer à Trinidad, muni de la charte de la loge. Sur place il rencontredes maçons français venus de Haïti, de Martinique et de Guadeloupe, touseffrayés par les révolutionnaires français et désireux de trouver asile dans uneterre anglaise, ainsi que quelques maçons espagnols, selon Gérard Besson5.De 1794 à 1798, la loge continue à se réunir, sans les membres d’origine, àl’exception de Dert, mais avec ces nouveaux membres, sous l’égide du GrandOrient de France. Le premier initié à Trinidad est le frère de Benoit Dert,Dominique Dert, en janvier 1795 6. Trinidad étant britannique depuis 1797,la charte française ne tarde pas à devenir encombrante. Comme un grandnombre de maçons de la loge ont conservé des liens avec la Grande Loge dePennsylvanie, contactés lors de leur séjour à Haïti, Les Frères Unis décidentdonc de troquer leur affiliation française contre une affiliation américaine.C’est Vincent Patrice, alors secrétaire de la loge, né à Angers, initié à laloge La Parfaite Union de Martinique, pharmacien à Trinidad, qui rédigela demande de patente adressée à la Grande Loge de Pennsylvanie. Cettedernière accède à leur requête et envoie une charte en date du 10 juillet 1798.La loge s’installe dans un nouveau temple, à Mount Moria et Vincent Patricedevient son vénérable tout en participant au Chapitre de l’Arche Royale,l’organisation des hauts grades de la maçonnerie. Quelques années plus tardcependant, lorsque survient le conflit entre l’Angleterre et les États-Unis, laloge juge opportun de ne pas froisser les autorités britanniques de Trinidad,et pour la même raison qu’elle avait renoncé à la protection du Grand Orientde France elle renonce à celle de la Grande Loge de Pennsylvanie et optepour le label écossais. Elle obtient la charte qu’elle détient encore à l’heureactuelle le 1er novembre 1813, charte décernée par la Grande Loge d’Écosse.D’où son titre distinctif actuel, Lodge United Brothers n° 251 SC (ScottishConstitution). En 1813 cependant son titre est toujours Les Frères Unis, et sestravaux se déroulent en français.

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Les tribulations de la loge en matière de patente, loin de correspondre àdes caprices d’individus, reflètent au contraire son désir d’osmose avec la viepolitique locale. Tout au long de son existence, les francs-maçons de cetteloge furent des acteurs influents, certes à titre individuel, à la fois sur le planéconomique et politique. Nous nous demanderons dans quelle mesure le fac-teur linguistique, l’usage du français fut un facteur d’intégration ou bien, aucontraire, fut discriminant, dans quelle mesure il servit à marquer une diffé-rence et permit à la loge d’affirmer son identité tout en se positionnant dansle paysage politique local

Nous nous attacherons tout d’abord à montrer les répercussions de laRévolution française à Trinidad, avant d’examiner l’implication des maçonsdans la vie économique et dans les controverses qui ont précédé l’abolition del’esclavage, et de tenter enfin de déterminer le poids du facteur linguistique,social et ethnique, tout en évaluant la place du rituel et le rôle institutionneljoué par la Lodge United Brothers dans le paysage maçonnique de l’époque.

DANS LE SILLAGE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, LE POIDS DU CONTEXTE

POLITIQUE

Lorsque le général Ralph Abercrombie s’empare de l’île en 1797, Trinidadest une colonie espagnole, mais essentiellement peuplée de Français. Laraison en est simple. Après s’être affrontés aux Arawak aux tous débuts dela colonisation, au XVIe siècle, et après avoir compris que Trinidad n’étaitpas l’Eldorado espéré, les colons espagnols avaient peu à peu délaissé l’îleau profit du Venezuela et d’autres contrées plus attrayantes et surtout pluslucratives. Conscient de la vulnérabilité de l’île dans le contexte des guer-res coloniales, dès 1776, le gouverneur Don Manuel Falquez avait offert desgaranties foncières – cedula – aux catholiques d’origine étrangère en mettantà leur disposition des parcelles de terre gratuites ; cette disposition attiraRoume de St-Laurent, dont la famille française avait émigré à la Grenade.Il reçut un accueil chaleureux à Trinidad, acquit une propriété à DiegoMartin, près de Port d’Espagne, la capitale ainsi nommée à l’époque, avantde regagner la Grenade pour un temps. Il sollicita du nouveau gouverneurde Trinidad, Don José Maria Chacon, et du roi d’Espagne en personne denouvelles garanties foncières (cedula), afin de généraliser l’installation deplanteurs français à Trinidad7. Roume obtint gain de cause en 1783, date àlaquelle il rapporta d’Espagne les nouvelles garanties. Ne pouvaient s’im-planter à Trinidad que des catholiques (article 1)8. La mesure fut efficacepuisque la population de Trinidad qui ne dépassait pas le millier d’habitantsen 1773 augmenta considérablement : en 1797, à l’arrivée des Britanniques,on comptait 18627 habitants, dont 2500 blancs, 5000 Noirs libres, 10000esclaves et 1082 Amérindiens9. Les planteurs blancs, désireux de fuir lesrévolutionnaires français, émigrèrent de Martinique, de Guadeloupe, de Ste-Lucie, de Haïti et d’autres îles de la Caraïbe, en compagnie de leurs esclaves.Plus leur nombre d’esclaves était élevé, plus grande était la parcelle octroyée

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aux nouveaux arrivants. Des Noirs libres saisirent également l’occasion d’ob-tenir des parcelles de terre, parfois en compagnie de leurs propres esclaves.Roume de Saint-Laurent avait été initié en France… Curieusement, quelquesRépublicains français semblent également s’être installés à Trinidad à cetteépoque, sans doute dans l’espoir de trouver des conditions économiques favo-rables. La plupart de ces Républicains ne firent qu’un bref passage à Trinidadet émigrèrent au Venezuela. La grande majorité des arrivants d’origine fran-çaise était cependant composée d’aristocrates, à la fois de nobles désargentéset de planteurs soucieux de préserver leur fortune et leur capital d’esclaves.Le ressentiment parfois éprouvé par la communauté noire de Trinidad, eten particulier par Eric Williams à l’égard des Français et de la langue fran-çaise, s’explique en partie par le fait que ce sont bien ces planteurs françaisqui ont importé les premiers esclaves à Trinidad. Ce sont eux également quirejoignent peu à peu la loge fondée par Benoit Dert, la loge Les Frères Unis.Après 1802 des planteurs britanniques chassés par les conquêtes de Napoléonaffluèrent également vers Trinidad mais sans parvenir pour autant à déstabi-liser la communauté française.

De tradition catholique, ces Français s’implantent très facilement àTrinidad et s’intègrent fort aisément à la culture espagnole, d’autant plus queles Britanniques respectent totalement la législation espagnole et ne tententnullement d’imposer leurs normes politiques ou juridiques. Le gouvernementespagnol local, le Cabildo, est maintenu et continue à utiliser le françaiset l’espagnol pour tous ses travaux. Le général Ralph Abercromby, franc-maçon, accède à la requête du gouverneur Chacon lorsque celui-ci capitule etpermet aux habitants de maintenir leur religion, leurs coutumes et leurs lois.Les articles de capitulation stipulent clairement que la législation espagnoleperdure, que les colons espagnols restent propriétaires de leurs biens pourvuqu’ils fassent allégeance aux autorités britanniques (article 10) et que touspeuvent adhérer à la religion de leur choix (article 11)10. Le gouvernementbritannique exerce un lointain contrôle, tout en respectant les institutionsespagnoles dont s’accommodent parfaitement les Français.

La composition sociale de la loge Les Frères Unis reflète parfaitementcette situation. Il suffit de citer quelques exemples significatifs. Benoit et sonfrère Dominique Dert sont propriétaires de Tranquility Estate, une plantationde cacao. Dominique est membre du Cabildo et proche de Roume de Saint-Laurent. Il l’a soutenu dans sa proposition de cedula ; Roume lui avait portésecours contre le gouverneur espagnol en 1781 après que Dert ait tué uncheval de ce gouverneur : l’animal avait pénétré dans la propriété de cacaode Dert et avait détruit une partie de la plantation… De colère le gouverneuravait fait arrêter Dert qui ne fut libéré que grâce à l’intervention de son amifranc-maçon Roume de St-Laurent11. Les frères Dert donnèrent leur nom àune rue de Trinidad, Dere Street, appellation qui correspond à la pronon-ciation anglaise12. À la même époque, on trouve plusieurs autres planteursparmi les membres de la loge, Christopher Hewitson, propriétaire de Felicity

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Hall, deux Corses Paul Giuseppi et Cipriano Cipriani, propriétaire de MokaEstate, Louis Sergent, propriétaire de Debe Estate à Maraval, Jean Boissière,propriétaire de la plantation de sucre Champs Elysées, Jean Bettancourt, JeanEtienne Maingot, Clément Orosco, et la liste est sans doute incomplète13.

Six membres au moins de la loge font partie du cabildo, Jean Indave, LouisMontrichard, De Castro, Cadet, Mendez et Sorzano. Aux côtés des planteurson trouve des négociants, l’éditeur d’un journal, etc. Le planteur Cipriani faitdon d’un terrain pour la construction d’une église dans les années 182014.Quelques Républicains côtoient ces planteurs au sein de la loge, ce qui dansle contexte trinidadien n’a rien de paradoxal. En effet, même le gouverneurPicton, dont on connaît les tendances tyranniques, a encouragé les mouve-ments révolutionnaires du Venezuela… à seule fin de nuire à la métropoleespagnole. En 1813, selon Gérard Besson, quinze membres de la loge, par-ticipent aux « Immortal 45 », en compagnie de Santiago Marino, lui-mêmeoriginaire du Venezuela, et qui a rendu visite à la loge en août 180915 : ils’agit de l’expédition de quarante-cinq Trinidadiens partis porter secoursaux révolutionnaires du Venezuela. Quelques années plus tard, en 1823, unmembre des Frères Unis, le Corse Agostini, prête de l’argent à une loge duVenezuela, la loge Etoile d’Orient, afin qu’elle puisse acheter sa patente16. LesRépublicains sont cependant minoritaires et la loge Les Frères Unis a pignonsur rue à Port d’Espagne. La rue dans laquelle elle se réunit prend même lenom de Rue des Trois Chandelles, en raison des trois bougies allumées lessoirs de « tenues »…

LA CONTROVERSE SUR L’ESCLAVAGE ET LE POIDS DU CONTEXTE ÉCONOMIQUE

Dès 1802, le gouvernement britannique prend la mesure du problème : lesgaranties foncières (cedula) ont encouragé les planteurs à avoir un nombrecroissant d’esclaves. À l’heure où Wilberforce et les abolitionnistes fontentendre leur voix, et au moment où l’Angleterre souhaite progressivementse détacher des contraintes de l’esclavage pour des raisons économiques, à lasuite de la perte des colonies américaines et donc d’un marché pour la produc-tion antillaise, Canning déclare le 27 mai 1802 qu’aucune nouvelle parcelle nesera accordée à Trinidad à moins que l’acquéreur s’engage à ne pas faire venirde nouvel esclave. Étant donné que 100000 esclaves étaient alors employéssur les 34000 acres (17000 hectares) déjà octroyés et que 876000 acres(438000 hectares) étaient encore disponibles, un million d’esclaves supplé-mentaires auraient pu être importés sans cette mesure. Le ministre Canning,ennemi acharné de la Révolution française mais également franc-maçon,recommanda de limiter la culture de la canne à sucre, de diversifier la pro-duction, de faire de l’élevage, et même de transformer Trinidad en sanatoriumpour les troupes britanniques… Il tenta de lutter contre le fléau des absentees,ces propriétaires absents qui résidaient en métropole au lieu de s’occuper deleurs terres17. Nul ne nie plus aujourd’hui que les considérations humanistesse soient harmonieusement conjuguées aux impératifs économiques. Il serait

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cependant erroné de limiter les motivations de Canning au seul facteur éco-nomique car la déclaration de Canning survient au moment où il apporte sonsoutien à Fullerton contre le gouverneur Picton. Il n’est pas indifférent que cesdeux libéraux aient été également francs-maçons18.

Après avoir conquis Trinidad, Abercromby avait eu la mauvaise idée denommer Picton gouverneur. Or, ce dernier n’avait pas tardé à se comporter envéritable tyran, en se livrant à des arrestations arbitraires, au mépris de toutejustice, en autorisant le châtiment des esclaves, en érigeant une potence sur lagrand-place de Port d’Espagne pour intimider la population. Comme tous lesplanteurs de Trinidad, il était lui-même propriétaire d’esclaves et prit donc faitet cause pour les esclavagistes sans le moindre scrupule humanitaire. Alertépar sa conduite, le gouvernement britannique décida de limiter le pouvoir dePicton en installant un exécutif tripartite, constitué de trois commissaires aulieu du seul gouverneur. William Fullerton était nommé premier commis-saire, Picton était relégué au rang de second commissaire et un troisièmecommissaire était nommé, Samuel Hood. Picton et Hood ne tardèrent pas à seliguer contre Fullerton, en l’accusant de défendre l’intérêt des esclaves contrecelui des planteurs. De fait, Fullerton visita les prisons, se rendit dans lescachots brûlants où étaient enchaînés les esclaves soupçonnés par la « com-mission d’empoisonnement » mise en place par Picton d’avoir voulu mettre unterme à la vie de leurs maîtres. Bridget Brereton montre bien que cette peurde l’empoisonnement était devenue une véritable phobie dans l’île, et donnaitlieu à une chasse aux sorcières qui se soldait par l’arrestation arbitraire de tousles esclaves jugés indésirables. Fullerton s’affronta de façon particulièrementvirulente à Picton dans l’affaire Luisa Calderon qui fit grand bruit à Trinidadet qui émut les abolitionnistes anglais.

Petro Ruiz, originaire du Venezuela, accuse son esclave Luisa Calderon,qui tenait son ménage, d’avoir profité de son absence pour éventrer une malledans son logis et lui dérober de l’or et de l’argent, le 7 décembre 1801. Ilfait appel à Picton, sans doute un ami personnel, qui procède à l’arrestationimmédiate de Luisa, et la fait torturer pour lui arracher des aveux. Or la tor-ture était contraire à la loi britannique, mais non à la loi espagnole, alors envigueur dans l’île. Fullerton tente alors de prouver que Picton a fait torturerune mineure, ce qui était bien illégal, même d’après la législation espagnole.L’historien Fraser, colonialiste britannique inspecteur des prisons et de lapolice à Trinidad, prit un siècle plus tard la défense de Picton en accusantFullerton d’avoir falsifié l’âge de la servante, d’avoir fait établir un faux certi-ficat de baptême alors que Luisa aurait en fait été la maîtresse du planteur…19

La loge Les Frères Unis fut indirectement mêlée à l’affaire, par l’intermé-diaire d’un de ses membres, Jacob Pinto. En effet son père Abraham Pinto,fut auditionné par le Procureur (Attorney General) de Trinidad et affirma queLuisa avait le même âge que son fils Jacob (le membre des Frères Unis), qu’ill’avait vue pour la première fois quand elle était nourrisson, qu’elle allait avoirdix neuf ans le 19 août 1805, qu’elle était née en 1786, et donc qu’elle aurait eu

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un peu plus de quinze ans au moment des faits qui lui étaient reprochés20. Or, àquinze ans, les filles ayant atteint l’âge de la puberté n’étaient plus considéréescomme mineures… Tout se jouait donc à une année près. Il est vraisemblableque la loge les Frères Unis se soit davantage sentie solidaire des planteurs quede Fullerton. Ce témoignage ne parvint cependant pas à discréditer le premiercommissaire.

Quoi qu’il en fût, un procès fut bien intenté à Picton, en Angleterre, pourusage de la torture contre une mineure. De plus, il n’est pas interdit de penserque le gouvernement britannique souhaitait évincer Picton, qui par son trai-tement tyrannique de la population, s’était mis à dos tous les Espagnols deTrinidad, et en particulier ceux qui étaient prêts à soutenir Miranda21 et lesrebelles du Venezuela. Or, les Britanniques, depuis Pitt, avaient toujours sou-tenu ces mouvements d’indépendance dans le but d’affaiblir les Espagnols deMadrid. Fullerton avait su regagner la confiance des Espagnols de Trinidad etdes révolutionnaires d’Amérique du Sud. Toujours est-il que Picton fut con-damné, fit appel, obtint momentanément gain de cause. Picton devait être ànouveau jugé en 1810 à la demande de Fullerton mais ce dernier mourut avant.En l’absence de plaignant, l’affaire fut considérée comme close22. Fullertonfut un abolitionniste convaincu qui affronta la mentalité esclavagiste desplanteurs et la tyrannie d’un de ses compatriotes, le gouverneur de Trinidad.Sa personnalité suscita des polémiques jusqu’au début du XXe siècle, si l’onen juge par les divergences d’interprétations de trois historiens au moins deTrinidad : Fraser, Brereton ou Anthony. Il est pour le moins surprenant que,même si Fullerton avait bel et bien tenté de falsifier l’âge de Luisa, Frazer n’aitpas mesuré le caractère dérisoire de la polémique : on pouvait impunémenttorturer une esclave âgée de quinze ans mais non de quatorze…

Plusieurs membres des Frères Unis furent des planteurs influents et firententendre leur voix au sein du Conseil de Trinidad (council23). Ce fut le cas deManuel Sorzano, dont même Frazer dit qu’il fut un royaliste espagnol notoire,nommé membre du Conseil en 1813, Trésorier du Fonds Militaire – « treasu-rer of the Military Chest » –, pour prêter assistance au gouverneur Woodford.Il s’opposa à l’importation de main-d’œuvre espagnole et recommanda celled’Africains, perçus comme plus dociles. En effet, Serzano redoutait que lamain-d’œuvre espagnole ne vienne renforcer le camp des républicains alorsactifs dans les mouvements d’indépendance d’Amérique latine24. Il fut égale-ment chargé par le Conseil de veiller à ce que l’Église Catholique recouvretoutes les sommes qui lui étaient dues25.

La collusion des planteurs esclavagistes et de l’English Party, ce grouped’hommes qui réclament la création d’une assemblée législative locale et l’ap-plication de la loi britannique à Trinidad en 1823 n’est pas aussi paradoxalequ’il y paraît. En effet, en demandant la mise en place d’une assemblée légis-lative locale, les planteurs trinidadiens tentent en fait d’échapper à l’emprisedirecte du gouvernement britannique, soupçonné d’être acquis à la cause abo-

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litionniste. Les autorités britanniques savaient fort bien que la création d’uneassemblée locale reviendrait à renforcer le pouvoir des planteurs et donc desesclavagistes. C’est encore un membre des Frères Unis qui porte le flambeaudans ce combat, James Cadett, qui a anglicisé son prénom et son nom – JaquesCadet – en présidant le comité chargé de promouvoir les revendications del’English, ou British Party (on trouve les deux appellations). Cadett craintque l’exemple de Haïti ne donne de mauvaises idées aux esclaves et redoutela mauvaise influence de toutes les idées révolutionnaires. De Boissière, autremembre de la loge, fait partie du comité mis en place pour demander l’adop-tion de la législation britannique26. Il est à première vue surprenant que Cadettait été membre d’une loge qui avait mis sa fierté à mener tous ces travaux enfrançais depuis sa création. Cependant le facteur linguistique ne tarda pasà s’éclipser devant le facteur économique. Lorsque les planteurs comprirentl’intérêt du combat mené par Cadett, ils se laissèrent fort aisément convertiraux charmes de la langue anglaise, pour des raisons purement pratiques. 1844marqua un tournant décisif dans l’histoire de Trinidad, et la victoire de l’En-glish Party : la législation britannique remplaça la législation espagnole etl’Église catholique cessa d’être l’Église officielle27.

Le 2 novembre 1831, le Conseil promulgue un édit qui réduit les heuresde travail pour les esclaves, règlemente leur nourriture et leur habillement,prend des dispositions que les planteurs de Trinidad jugent préjudiciables. Ilsse rebellent contre ce qu’ils considèrent comme une atteinte à leur droit depropriété et adressent au gouverneur mais également à la Chambre des Lordsune protestation solennelle et une pétition pour s’opposer à ces nouvellesdispositions28. Cipriano Cipriani fait partie de la délégation qui se rend chezle gouverneur pour protester contre l’édit du Conseil et porter la pétition enjanvier 1832. 29 Un autre membre des Frères Unis, Jean Besson, fait partie decette délégation. José de Orosco, également membre de la loge, figure parmiles membres du comité de soutien30.

Étant donné le grand nombre de planteurs membres des United Brothers,il n’est guère étonnant que l’abolition de l’esclavage ait eu des répercussionsimportantes sur la loge, et ait été le principal facteur du déclin de l’influencefrançaise. Un historien local de la franc-maçonnerie trinidadienne voit cinqraisons, fort différentes, au déclin de l’influence française : certains planteurs,après avoir reçu des compensations financières à la suite de l’émancipationde leurs esclaves, préférèrent partir s’installer dans des îles françaises ; lamécanisation de l’agriculture encouragea les grandes propriétés, au détrimentdes petites ; les Britanniques s’installèrent peu à peu à Trinidad, occupantdes fonctions de pouvoir et remplaçant progressivement les Français. D’autrepart, ces derniers, qui ne faillirent ainsi pas à leur légendaire réputation demœurs légères, s’abaissèrent parfois à épouser leurs maîtresses, femmes decouleur, dans certains cas pour éviter les pénalités que leur imposaient leCode Noir en cas d’enfants illégitimes avec des esclaves. Ils perdirent ainsileur prestige social, et ne purent prétendre faire initier leur progéniture dans

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une loge respectable. Enfin l’Église catholique aurait vu d’un mauvais œil lafranc-maçonnerie31. La cinquième raison ne nous semble guère convaincantecar les francs-maçons des Frères Unis ne semblent pas avoir été en butte àl’hostilité de l’Église catholique à Trinidad auparavant. Au contraire plusieursmembres de la loge avaient œuvré pour que l’Église catholique perçoivetoutes les sommes qui lui étaient dues. Il est difficile de savoir à quel pointtoutes ces raisons ont pu affecter les créoles français de la loge Les FrèresUnis. Un signe cependant ne trompe pas : à partir de 1848 les travaux de laloge se déroulèrent en anglais et non plus en français. Il semblerait que peuà peu les vieux maçons d’origine française soient morts sans avoir assuré decontinuité linguistique.

LES FACTEURS LINGUISTIQUES, SOCIAUX ET ETHNIQUES DANS LE PAYSAGE

MAÇONNIQUE

La loge Les Frères Unis a longtemps été la seule loge de Trinidad, à l’ex-ception de Lodge Union n°690, une petite loge rattachée à la grande Loge d’Ir-lande, composée de membres venus de Martinique après la paix d’Amiens,qui vécut de façon assez sporadique avant de disparaître en 1836. Cette loge,de milieu social beaucoup plus modeste, ne faisait aucune ombre aux FrèresUnis.

Rien d’étonnant donc à ce que Les Frères Unis en aient conçu une cer-taine fierté. L’élitisme social des Frères Unis s’est longtemps maintenu grâceà l’usage du français comme langue de travail ainsi que par le maintien d’unrituel spécifique, de tradition française alors même que pour des raisons poli-tiques ils avaient troqué la charte du Grand Orient pour celle de la GrandeLoge de Pennsylvanie puis de la Grande Loge d’Écosse. L’usage du français alongtemps permis aux frères de préserver une communauté française au seinde la société trinidadienne.

On sait qu’ils ne renoncèrent à la charte du Grand Orient que pour des rai-sons politiques. Par ailleurs, lorsqu’ils optèrent pour la Grande Loge d’Écosse,ils ne prirent pas la peine de prévenir la Grande Loge de Pennsylvanie duchangement : peut-être cela ne fut-il qu’une simple négligence, mais il n’estpas interdit de penser que les frères firent preuve d’une grande prudence ettestèrent en quelque sorte la Grande Loge d’Écosse en évitant de rompre tropvite avec les Américains. C’est sans doute la même prudence, le même soucid’autonomie, qui les encouragea à garder leurs rituels français plutôt qued’adopter ceux de la Grande Loge d’Écosse, qui ferma plus ou moins les yeuxsur ce qui se passait à dix mille kilomètres des brumes d’Édimbourg ; on notecependant quelques timides rappels à l’ordre des Écossais, mais jamais suivisd’effet. Ainsi les Frères Unis gardèrent longtemps le rituel des voyages sym-boliques des premier et second degré, à la française32. Vincent Patrice amenadeMartinique le rituel Adonhiramite, intitulé « La Clef de Toutes les Loges ».Plusieurs frères étaient en outre Rose-Croix, membres des Hauts Grades, les-

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quels étaient totalement étrangers à la tradition britannique et américaine del’époque. Seemungal explique que les membres titulaires du degré de la RoseCroix se réunissaient en conclaves et conféraient cette distinction aux mem-bres les plus méritants de la loge Les Frères Unis33. Préserver l’ancien « Ritfrançais » permit aux Frères Unis de conserver une certaine autonomie vis-à-vis des Grandes Loges de métropole. De façon significative, les hauts gradesdisparurent de la loge en même temps que l’usage du français34.

La tradition aristocratique de la loge explique que cette dernière ait tentéde conserver certains privilèges et ait souhaité que sa primauté soit recon-nue. Elle essuya un affront de la part de la Grande Loge d’Écosse lorsquecelle-ci refusa de lui accorder le statut de Grande Loge Provinciale, quilui aurait permis d’accorder à sa guise des chartes à de nouvelles loges, etde dominer ainsi durablement le paysage maçonnique local. C’est le CorseSimon Agostini qui rédigea la lettre de demande à l’Écosse, en 1822. LaGrande Loge d’Écosse fit la sourde oreille avant de céder avant l’heure auxcharmes de la décentralisation en créant une nouvelle instance, une GrandeLoge Provinciale de la Caraïbe, et de désigner William Stephenson, un chi-rurgien de la Grenade, Grand Maître Provincial. Outre le caractère vexatoirede ce refus, Les Frères Unis se voyaient ainsi placés sous une autorité plusproche géographiquement que celle de la Grande Loge d’Écosse, et donc plusencombrante. Lorsqu’une seconde loge écossaise fut créée à Trinidad, la logeEastern Star n°368, le 1er juillet 1856, sous l’égide de cette nouvelle instance,Les Frères Unis ne cachèrent pas leurs réticences. À la mort de Stephenson,cependant, le nouveau Grand Maître Provincial fut bien un membre desFrères Unis, John Alexander Tench, directeur malchanceux de la banque deTrinidad, congédié par les administrateurs de la banque après un détourne-ment de fonds par un de ses employés35.

La loge Les Frères Unis aurait d’autant plus aimé obtenir le statut deGrande Loge Provinciale à elle toute seule, sans se trouver située sur le mêmeplan que les loges de la Barbade, de St-Kitts, de la Grenade et de Turk’sIsland, qu’en 1822 deux loges étaient en train de solliciter une patente : laloge Estrella del Oriente à Angostura, au Venezuela, ainsi que la loge lesFrères Choisis de Naparime, dans la ville de San Fernando. Il semblerait quela Grande Loge d’Écosse ait tardé à fournir la patente demandée, et qu’enconséquence les membres irlandais des Frères Choisis se soient tournés versla Grande Loge d’Irlande. Or la Grande Loge Provinciale de la Barbade affi-liée à la Grande Loge d’Irlande refusa d’accorder une charte en raison de laprésence de « frères de couleur » parmi les fondateurs. C’est la Grande Loged’Angleterre qui accorda la patente en 1823, tout comme elle avait accordé unecharte à la première loge noire des États-Unis, l’African Lodge de Boston en1784 . La Grande Loge d’Irlande réprimanda sévèrement sa Grande Loge pro-vinciale. La loge Les Frères Choisis avait été créée à l’initiative d’un membredes Frères Unis et de membres de la loge affiliée à l’Irlande, la Union Lodgen°690, qui semble avoir vécu en assez bonne entente avec les Frères Unis.

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Les Frères Unis, quant à eux, eurent longtemps des réticences à l’égard del’initiation des Noirs. Le problème semble s’être posé pour les fils de certainsd’entre eux, fruits de leurs liaisons avec des maîtresses noires qui se virentrefuser l’accès du temple. Ces enfants rejetés par Les Frères Unis furent sansdoute à l’initiative de la création de la Philantropic Lodge n°856 en 1830. C’estcependant Vincent Patrice, membre des Frères Unis qui installa cette loge36.

Tant que les Français dominèrent Les Frères Unis, la loge tenta de limiterle nombre de créations de loges affiliées à la Grande Loge d’Écosse. Lorsqueles Anglais investirent la loge, cette réticence disparut. En étant la seule logeaffiliée à l’Écosse, Les Frères Unis gardèrent longtemps une grande liberté demouvement, qui leur permit de conserver leur spécificité française.

L’influence française disparut à tel point que la loge oublia totalement decélébrer l’anniversaire de sa fondation en 1887. À cette époque, la plupartdes membres étaient persuadés que la loge avait obtenu une charte d’uneGrande Loge espagnole. De façon fort amusante, lorsque cessa cette amné-sie et lorsque les membres redécouvrirent leurs origines françaises en 1896,ils retrouvèrent du même coup leur comportement aristocratique envers lesautres loges de Trinidad 37!

Aujourd’hui, la loge n’est plus connue sous le vocable Les Frères Unismaissous celui de LUB, Lodge of the United Brothers. En 2004, Gérard Bessonorganisa une exposition sur la franc-maçonnerie de Trinidad à la bibliothè-que municipale de Port of Spain. La lettre que George Washington adressaen 1796 à toutes les loges dépendant de la Grande Loge de Pennsylvanie, etdonc aux Frères Unis, y occupait une place de choix. Washington remerciaitles maçons américains pour leur message de félicitation au président desÉtats-Unis et affirmait son attachement à la franc-maçonnerie, et même sadette envers des hommes qui prônaient des valeurs dont il s’était lui-mêmeinspiré38. Aujourd’hui encore les membres de la loge sont très fiers de cettelettre. D’une part, il est certainement gratifiant pour cette loge d’avoir reçuun courrier du président des États-Unis, même si cette lettre circulaire nelui était pas adressée spécifiquement. D’autre part, comme le note GérardBesson, elle inspira peut-être à quelques membres de la loge, qui lui prêtèrentsans doute un sens beaucoup plus radical qu’elle n’en avait véritablement, legoût de l’indépendance, la volonté de soutenir les rebelles d’Amérique du Sudpar exemple. Il est certain qu’elle eut certainement une portée symbolique,car elle montrait bien que la franc-maçonnerie ne se contentait pas d’être unlieu convivial où les frères cultivaient l’entre-soi, mais participait à la marchede l’histoire.

Pourtant, même si les membres de la loge arborent si fièrement la lettrede Washington et oublient un peu l’importance de la culture française dansleur passé, il est indéniable que le français joua un rôle structurant au moinsjusqu’à l’abolition de l’esclavage.

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D’une part, l’usage du français encouragea une excellente intégration dansles élites politiques et économiques de l’époque, d’autre part, il permit éga-lement aux Frères Unis de préserver une grande liberté de mouvement faceaux deux puissances maçonniques de métropole, celle de Pennsylvanie puiscelle d’Écosse. Le « rit français » fut cultivé comme une friandise, un petitproduit de luxe qui permettait de préserver une identité maçonnique spécifi-que, propre à Trinidad.

Les Frères Unis furent certainement plus sensibles aux charmes durite français qu’aux idées des Jacobins. L’Abbé Grégoire ne frappa guèreles esprits et comme un grand nombre de frères étaient des planteurspropriétaires d’esclaves qui avaient fui les révolutionnaires français, ils ne sedistinguèrent pas dans le combat abolitionniste. Le plus célèbre maçon aboli-tionniste de Trinidad ne fut pas un membre des Frères Unis, mais un Écossais,ami de Burns, membre de la loge Mother Kilwinning ; il s’appelait WilliamFullerton.

Cécile RÉVAUGER,Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes

1. Lionel Augustine Seemungal, «The beginnings of freemasonry in Trinidad, 1794-1820, with an index of chapter headings, a chronological Masonic chart and a prehis-tory of Les frères Unis in St Lucia», 1973, revised 1989, p. 3-4 (non publié, archivesprivées de la loge Les Fères Unis / Lodge United Brothers, que Gérard Besson abien voulu mettre à notre disposition, ce dont nous le remercions vivement. Pour desraisons de commodité, nous nous réfèrerons désormais dans les notes à cette logecomme à LUB).2. Seemungal a repertorié tous les membres de la loge initiale de Ste-Lucie dans unautre document qui figure dans les archives de LUB, « The First Erection and con-secration of LUB n°251 SC, originally Lodge les Frères Unis under the The GrandOrient de France », Port of Spain, Nov. 1989.3. On ignore dans quelle loge mais on sait que c’était en Martinique.4. Michael Roger Pocock, Out of the Shadows of the Past, the Great House ofChamps-Elysées, Trinidad and the families who lived there 1780-1932, Rowe, 1993,rpt Port of Spain, Paria Publishing House, p. 8 et note p. 534.5. Gérard Besson, «The Bi-Centennial of Lodge LUB 251 SC at Mount Moria, Portof Spain, Trinidad», discours donné en loge le 7 juillet 2004.6. Lionel Augustine Seemungal, Notes on Members of Les Frères Unis, LUB 251SC, from its transfer to Trinidad in 1794. Notes manuscrites, prises par Seemungald’après les minutes de la loge, aujourd’hui hélas non disponibles. Les notes deSeemungal sont dans les archives de LUB.7. Pocock, p. 1-38.

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8. The Cedula of Population, extraits, in Lionel Mordaunt Fraser,History of Trinidad,London, Frank Cass &Co Ltd, 1971, 3 vol, appendix, I-V.9. Besson, Gérard, The Book of Trinidad, p. 52. Chiffres également donnés parPierre Gustave Louis Borde, The History of the Island of Trinidad under the SpanishGovernment, Paris, Maisonneuve, 1883, Rpt Paris, 1982.10. Articles of Capitulation… 19 février 1797, signés par Abercromby, Harvey etChacon, in Fraser, appendix IV-X.11. Pocock, p. 534.12. Pocock, p. 8.13. Seemungal, «Notes on Members of LUB».14. Toutes ces informations ont été collectées d’après les notes manuscrites deSeemungal.15. Gérard Besson, The Bicentennial of Lodge United Brothers 251 SC at MountMoria Trinidad, 7 juillet 2004, MSS, p. 4.16. Seemungal, «Notes on Members of LUB».17. Fraser, I, 200-201.18. Canning était membre de la loge Antiquity n°2 de Londres (voir archivesde la Grande Loge Unie d’Angleterre, Masonic Library, Londres) et Fullerton auraitété membre de la loge Kilwinning n°0 d’Écosse (Voir notice sur Fullerton, par CécileRévauger, dans le dictionnaire biographique des francs-maçons du XVIIIe siècle encours de rédaction aux éditions Champion sous la direction de Charles Porset etCécile Révauger).19. Fraser, xx.20. Archives de LUB, Seemungal voir entrée « Pinto » et Frazer, II, 240.21. Dont on pense qu’il était franc-maçon, bien que J.F. Benimeli ait des doutes.22. Anthony,Historical Dictionary of Trinidad and Tobago, Londres, The ScarecrowPress, 1997, p. 86-87.23. Le council était cette instance qui avait été mise en place par le gouvernementbritannique pour limiter les pouvoirs de Picton mais qui n’avait pas pour autant lestatut d’une assemblée législative.24. Frazer, II, 15 et Seemungal, entrée « Sorzano ».25. Frazer, II, 12.26. Frazer, II, 162-185.27. Anthony, Michael, Historical Dictionary of Trinidad and Tobago, London, theScarecrow Press, 1997, article «Roman Catholic Church», p. 486.28. Frazer, II, 250-273.29. Seemongal, entrée « Cipriani ».30. Frazer, II, 259-260 et Seemungal, entrées « Orosco », « Cipriani ».31. Ainsley Nichol, «The Beginnings of Masonry in Trinidad and Tobago», inMasonic One Day Seminar, Trinidad, 1995, p.17-18. À propos des Créoles français,voir Gérard Besson, “The French Creoles of Trinidad”, chapitre dans The Book ofTrinidad, par Gérard Besson et Bridget Brereton, Port of Spain, Paria Publishing Cie,1991, p. 52-59.32. Gérard Besson, The Bicentennial, p. 5.33. Seemungal, The Rose-Croix and Higher Degrees in Trinidad, 1795 to 1975,Trinidad, 1980, p. 15.

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34. Gérard Besson, The Bicentennial, p. 5.35. Seemungal & Salvary, The District Grand Lodge of Trinidad and Tobago, writtenfor the 25th anniversary of the District Grand Lodge Lodge of Trinidad and Tobago,1987, MSS. Archives de la loge LUB.36. Emile Charles, «200 Years of Freemasonry in Trinidad and Tobago, anOverview», in Masonic Seminar on Masonry in Trinidad and Tobago, ContinuingMasonic Education, 1995.37. Seemungal, The District GL of T&T, chap. 13.38. Le texte de cette lettre est reproduit par Gérard Besson, dans un article destinéaux membres de la loge Les Frères Unis, «The George Washington Letter to LodgeUnited Brothers 251 S.C. A Historical Gem», Trinidad, 2004 : «Fellow Citizens andBrothers of the Grand Lodge of Pennsylvania: I have received your address with allthe feelings of brotherly affection mingled with those sentiments for the Society,which it was calculated to excite. To have been, in any degree, an instrument in thehands of Providence to promote order and union, and erect upon a solid foundationthe true principles of government, is only to have shared with many others in labour,the result of which let us hope, will prove through all ages, a sanctuary for brothersand a lodge for the virtues. Permit me to reciprocate your prayers for my temporalhappiness, and to supplicate that we may all meet there after in that eternal templewhose builder is the Great Architect of the Universe.»

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DU PRÉJUGÉ COLONIAL À LA QUESTIONDE COULEUR : NAISSANCE ET ÉVOLUTIONPOST-COLONIALE D’UNE PRATIQUESOCIO-POLITIQUE HAÏTIENNE

La permanence dans le discours politique haïtien des références à la cou-leur, voire au sang, montre à l’évidence que les apports relativement récentsde l’histoire des mentalités1, ou mieux, des sensibilités, sont à prendre enconsidération dans l’étude de la vie sociale haïtienne. Même si elle se résouten définitive en termes de tromperie démagogique visant à l’exploitation dupeuple à des fins d’ambition personnelle, la question de couleur, comme il estconvenu de l’appeler, reste l’une des dominantes des comportements, tant vis-à-vis de l’étranger (unanimement compris sous le vocable de Blanc) que dansles rapports entre Haïtiens eux-mêmes. Née sous l’Ancien Régime et généra-lisée à une époque relativement tardive dans la colonie de Saint-Domingueavant d’être institutionnalisée pour servir de base idéologique justificative àl’esclavage des noirs au moment de leur arrivée massive en liaison avec ledéveloppement de la grande plantation, cette pratique sociale est une survi-vance et une dérive du préjugé de couleur colonial qui a évolué rapidementavec les troubles révolutionnaires pour devenir à partir de là, et notammentdans les premiers temps de l’indépendance haïtienne, la question de couleur,moteur politique essentiel des conflits intra-haïtiens incarnés et personnali-sés dans les multiples affrontements des principaux protagonistes de la luttepour le pouvoir que sont Toussaint Louverture, Rigaud, Dessalines, Pétionou Christophe. Au-delà des épiphénomènes liés à son utilisation toujoursactuelle dans la vie politique locale, notamment par des gouvernements auxabois (du Noirisme duvaliériste au Sang aristidien), l’étude de cette pratiqueancienne fortement ancrée dans les mentalités s’avère en fin de compte sou-vent plus utile que des concepts traditionnels comme celui de classes pour lacompréhension de l’évolution historique de la société haïtienne et de ses pro-blèmes. Bon nombre d’analystes haïtiens l’ont d’ailleurs pressenti à diverses

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époques, à l’instar de Dantès Bellegarde qui déplorait en 1925 la survivanceet la « domination des idées et des mœurs » de la société coloniale :

Combien parmi nous pensent et agissent comme des colons etcombien plus nombreux sont ceux qui ont gardé des âmes d’esclaves !Despotisme militaire, mépris de la liberté et de la vie humaine,aristocratisme prétentieux, esprit révolutionnaire, préjugé de couleurs[souligné par moi], rivalités provinciales, amour des jouissancesfaciles, cupidité et servilité...2.

LE SANG DE DESSALINES

Le 17 octobre 2003, l’ex président Jean-Bertrand Aristide commémoraità Marchand-Dessalines, bourgade perdue de l’Artibonite établie sur le sitede l’ancienne habitation Laville, le 197ème anniversaire de la mort de l’empe-reur Jacques Ier, plus connu sous le nom de Jean-Jacques Dessalines, anciengénéral en chef noir de la guerre d’indépendance, assassiné aux portes dePort-au-Prince, au Pont-Rouge, par les générauxmulâtres conjurés contre lui.Sur une estrade pavoisée aux couleurs nationales et érigée en face de la Placed’Armes près du monument du fondateur de la patrie, au son des raras et sousdes bannières proclamant « Ochan pour Dessalines », le nouveau dictateuraux abois, qui n’en était pas à son coup d’essai en la matière, tentait d’userd’une de ses dernières ressources en débitant devant une foule de partisanstransportés sur place de la capitale pour l’occasion un interminable discoursfleuve dans lequel on a pu relever 96 fois l’occurrence du mot « sang » autourdu leitmotiv « le sang appelle le sang » avant d’en arriver sous les acclama-tions à l’inquiétante conclusion : « Haïti crie [rélé en créole, du vieux français« héler »] sang », à peine perturbée au passage par la chute, pour la deuxièmeannée consécutive en une telle occasion, du mât portant le drapeau bicolorenational sur le président qui enjoignit alors à l’un de ses gardes de sécuritéde le soutenir jusqu’à la fin du discours marqué notamment par l’évocationsurréaliste du rêve d’un citoyen assistant à une réunion populaire au cours delaquelle les participants, interrogés par Dessalines, répondaient tour à tourque leur groupe sanguin était « R + », à savoir « restitution plus réparation »(allusion à sa récente réclamation auprès de la France du remboursement del’indemnité versée aux anciens colons de Saint-Domingue). Quelques extraitschoisis donneront une idée de l’ensemble :

C’est le sang de Dessalines […], dévoré par les cabrits du coupd’état, qui circule à travers tout notre corps, chaque minute, il fautqu’il ait le temps de nous nettoyer, de nous purifier, de nous fortifierpour pouvoir donner de bons patriotes […], de vrais Haïtiens […],son bon sang peut supprimer tout mauvais sang […], tous les mauvaismicrobes qui sont susceptibles de faire de nous des traîtres […], denous faire oublier que nous sommes frères, que nous tous sommesdes nègres […]. Aujourd’hui, notre papa Dessalines veut réaliser cettepurification3.

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On aurait tort de ne voir là que délire d’un psychopathe avéré car, en fait, lepropos est historiquement référencé et doit être décrypté dans tous ses termessi l’on veut en percevoir toute la portée. Il n’est pas indifférent de savoir, eneffet, que quelques jours plus tard, après la distribution de tracts du partiLavalasse portant l’injonction Touyé kolon lokal (« Tuez les colons locaux »,avertissement aux mulâtres et à la bourgeoisie noire, en rappel du massacregénéral des Blancs) lors d’une manifestation de l’opposition, on retrouva dansun dépôt d’ordures de la capitale des têtes fraîchement coupées accompa-gnées de listes de noms d’opposants.

Tout ceci n’est pas sans rappeler le sinistre précédent de l’ère duvaliéris-te dont le discours, bâti sur la référence ethnologique au Noirisme, se tra-duisit par la persécution des mulâtres (avec des assassinats d’enfants jusquedans les écoles) et, accessoirement, par le remplacement de la couleur bleuepar la noire dans le drapeau national privé par la même occasion du bonnetphrygien qui coiffait le palmiste de la liberté. L’un des plus grands historienshaïtiens du temps, après avoir activement participé à ce simulacre de recons-truction historique, avouait publiquement, peu avant la chute du régime, faceà un public devenu hostile, qu’il « ne savait pas que Christophe avait faitmassacrer tant de mulâtres » et qu’il venait juste de l’apprendre à la faveurde l’édition des trois derniers tomes, longtemps cachés, du grand historienclassique Thomas Madiou. Face à lui – ou à ses côtés –, de manière tout à faitsignificative, l’aile « progressiste » de l’histoire locale était alors représentéepar un confrère « marxiste » qui se proclamait « mulâtre pauvre » et le rejoi-gnait dans l’exaltation de la fibre nationaliste noiriste contre les nouveauxoccupants blancs américains, après avoir eu l’honneur de se voir nommérédacteur en chef de l’organe de presse officiel du régime, le quotidien LeNouveau Monde.

De tels errements ne peuvent se comprendre sans un rappel de quelquesévénements historiques fondateurs, au premier rang desquels le discoursenflammé de Boisrond-Tonnerre réclamant pour signer l’acte d’indépendance« la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pourencre et une baïonnette pour plume », suivi de la purge ethnique du lende-main de l’indépendance4, elle-même avalisée par la première constitutionxénophobe de 1805 qui a laissé des traces dans les mentalités et, finalement,l’évolution post-coloniale générale du préjugé d’Ancien Régime en questionde couleur telle qu’elle se manifeste à travers les multiples affrontements desPères de la Nation et de leurs successeurs.

BLANCS, NOIRS ET MULÂTRES : LE PRÉJUGÉ TRADITIONNEL OU L’INÉGALITÉ INSTITUTION-NALISÉE

Jacques Barros soulignait à juste titre que « la question de couleur doitêtre appelée par son nom qui est le racisme. Les Haïtiens ne l’ont pas inventé.Il leur a été inoculé »5, propos qui resterait cependant à nuancer à la lumière

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de ce que l’on sait de la question ethnique en Afrique. À Saint-Domingue,en effet, à la veille de la Révolution, ce ne sont pas les trois ordres fran-çais d’Ancien Régime (Clergé, Noblesse, Tiers) qui structurent la société,mais « l’aristocratie de la peau » : « C’est ici la couleur de la peau qui,dans toutes les nuances du blanc au noir, tient lieu des distinctions du rang, dumérite, de la naissance, des honneurs et même de la fortune »6. Le préjugé decouleur, officiellement reconnu et organisé, est, en fait, « le ressort caché detoute la machine coloniale » et se traduit dans la pratique par une cascade demépris qui dégénère en haines rentrées dont la Révolution va favoriser l’ex-plosion. À la base, ou plutôt au sommet de cette société pyramidale, on estblanc ou on ne l’est pas. Entre le Blanc, seul régnicole, et le Noir, privé de tousdroits, la classe des Libres ou « classe intermédiaire », constituée essentielle-ment de mulâtres, qualifiés encore de « gens de couleur » ou « sang-mêlés »,ne jouit en réalité que de droits économiques et non politiques, malgré l’articledu Code Noir, jamais appliqué dans la pratique, qui voudrait qu’il n’existâtentre eux et « leurs anciens maîtres » aucune différence, même s’ils doivent« leur témoigner un respect singulier ». Il est clair que le plus vil des blancs,le dernier étranger arrivé au pays, garde donc la préséance sur le plus fortunéd’entre eux.

Sans trop s’attarder sur des aspects bien connus du préjugé, il convientd’en rappeler tout d’abord le principe qui est que « le sang noir », synonymed’esclavage, est réputé ineffaçable à jamais, ce qui conduit l’historiographede Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry à tenter une vaste recensionpseudo-scientifique sur plus de quinze pages7 des combinaisons de couleurspossibles, à partir des 128 parties du sang qu’il distingue a priori, en treizegroupes (pour mémoire, certaines de ces appellations ayant subsisté : blancs,nègres, mulâtres, quarterons, métis, mameloucs, quarteronnés, sangs-mêlés,sacatras, griffes, marabous, sauvages et zingres). Notons au passage qu’il nepeut s’empêcher d’observer qu’« il y a sûrement tel quarteron, deux fois plusblanc qu’un Espagnol ou un Italien », surtout lorsqu’il est issu de mulâtresses« filles de blancs non-basanés et de négresses d’une teinte un peu rougeâ-tre », ou encore « que le nègre qui habite la France y est moins noir qu’auxAntilles ».

Au-delà de l’affirmation de principe de la discrimination ethnique, il fautbien voir que c’est là que réside la base justificative (confortée par la religion –la malédiction de Cham – et l’alibi moral paradoxal d’une naissance illégitime)de l’esclavage, moteur de l’économie particulière des colonies de plantation.On constate, en effet, parallèlement, que tant que l’équilibre ethnique entreblancs et noirs a perduré, c’est-à-dire, en gros jusqu’à la fin du XVIIe siècle, àl’époque des flibustiers, boucaniers et autres « Frères de la Côte » et premiers« habitants », la question des mulâtres est quasi inexistante au point qu’ilssont même assez souvent confondus avec les « sauvages » si ce n’est avec lesblancs. C’est ainsi que quelques paroisses leur accordent le droit de vote, quel’un d’eux est reçu procureur du roi au Cap en 1706, qu’on admet tacitement

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certains « passages de la ligne » comme le note M. de Rochalar en inspectanten 1734 les milices de Jacmel où « presque tous les habitants sont mulâtres ouen descendent » dans une région, le Sud où les unions interraciales dépassentles 20% des mariages officiels, et même que des « gentilshommes » épousentdes mulâtresses (300 selon Hilliard d’Auberteuil en 1776), ou que « le nomméOdry,ML [mulâtre libre], propriétaire de 50 nègres » soit porté sur le Tableaudes privilégiés exemptés du Cap en 17738. La question connaît a contrario uneévolution marquée avec l’arrivée massive des noirs consécutive au lancementde la grande plantation, et, surtout, en fin de XVIIIe siècle, au moment, où lenombre des mulâtres commence à surpasser celui des blancs, en même tempsqu’ils deviennent de sérieux concurrents économiques des « petits-blancs » etque s’avivent les craintes d’une alliance avec les noirs. Car la grande peur, sur-tout, ce sont eux, les noirs, très supérieurs numériquement, dans un rapport deprès de vingt pour un, comme le traduit bien le marquis de Rouvray lorsqu’ilécrit avec lucidité : « Une colonie à esclaves est une ville menacée d’assaut ; ony marche sur des barils de poudre »9.

On ne s’attardera pas sur les manifestations bien connues du préjugéenvers les mulâtres, largement développées par ailleurs10 : caractère vexatoiredes mesures légales qui apparaissent alors, telles que la mention obligatoiresur les actes officiels (QL, ML ou NL, pour « quarteron », « mulâtre »ou « nègre libre », ou, plus rarement « grif », règlement de 1773), l’interdic-tion de l’appellation de « sieur » ou « monsieur » remplacée par « le nommé »(dans la famille quarteronne de Julien Raimond, par exemple, ou de nom-breux actes ont été ainsi « corrigés » à Bainet), du port d’armes ou du nomde leur père colon (à remplacer par un surnom « tiré de l’idiome africain »,dans la famille Fleuriau, par exemple), l’exclusion de toute fonction publiqueet de certains métiers, une sévère réglementation des passages en France,des mariages interraciaux, de l’éducation et des loisirs, et même de la tenuevestimentaire11. Plus importante est leur vitalité démographique (on avancequ’ils étaient au moins 40000 à la Révolution), leur adaptation au seul paysqui est le leur, leur puissance économique (un tiers des terres et un quart desesclaves selon Julien Raimond, leur représentant à Paris)12 que résument bien,en même temps que l’état des mentalités blanches, les plaintes d’un adminis-trateur dès 1755 :

Cette espèce d’hommes – écrit-il – commence à remplir la colonie etc’est le plus grand abus de la voir devenir sans cesse plus nombreuseau milieu des blancs, l’emportant souvent sur eux par l’opulence etla richesse… Ils amoncellent des capitaux immenses par leur étroiteéconomie, dans bien des quartiers les plus beaux biens sont enpossession des sang-mêlés… Ces gens de couleur imitent bientôt leton des blancs, on les voit aspirer à monter aux revues de la milice avecnous, ils ne craignent pas de se juger dignes de remplir des emploisdans la judicature s’ils ont des talents qui puissent faire oublier le vicede leur naissance13.

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On pourrait même aller jusqu’à dire que dans certains quartiers caféiersdes mornes, dans le Sud surtout, la Révolution a brutalement interrompul’évolution vers une nouvelle société, que l’on pourrait qualifier d’a-raciale,qui commençait à s’installer.

Il ne faut pas oublier, cependant, que les mulâtres accablaient les noirsdu même mépris (au moins) que celui que leur faisaient ressentir les blancs :ils demandent à former des compagnies de milices séparées de cellesdes blancs et des noirs, « ne voulant pas se confondre entre eux avec desnègres » tout en « regrettant de ne pouvoir tenir le premier rang » dans lescompagnies blanches ; ils n’admettent pas les noirs libres dans leurs premièresassemblées revendicatives ; les filles refusent que leurs mères noires puissentvenir s’asseoir à la Comédie à leur côté ; « les esclaves mulâtres se croientsupérieurs aux nègres libres à cause de leur rapprochement du blanc par leurnuance et leurs mœurs », et, d’ailleurs, « il n’est pas un nègre qui osât acheterun mulâtre ou un quarteron. Si cette tentative pouvait avoir lieu, l’esclavepréférerait la mort même à un état qui le déshonorerait dans sa propre opi-nion » ; d’autres affichent leur « rancune contre leurs propres mères, pour latache qu’ils tiennent de leur couleur » ; leur premier chef, Ogé, ne connaît plussa grand-mère noire, mais seulement sa mère, « mulâtresse et fille légitimed’un blanc nommé Joseph Ofré et d’une négresse dont il ne se souvient pasdu nom ». Il précise bien, d’ailleurs, contre toute évidence, lors de son inter-rogatoire, qu’il n’a jamais voulu comprendre les noirs dans son mouvementrevendicatif.

CRÉOLES ET BOSSALES, UN NOUVEAU PRÉJUGÉ

Le monde des esclaves, de son côté, ne présente pas l’unité que l’on pour-rait imaginer. Il reproduit, en quelque sorte, un calque fidèle de celui des maî-tres sur le mode de la distinction très nette qu’ils établissent eux-mêmes entrecréoles (ou peau fin comme ils se nomment eux-mêmes), nés dans la colonie(qu’on appelle aussi faits au pays) et bossales ou gros peau, venus d’Afrique,parmi lesquels les Congos seuls forment une importante minorité, les autres,Soudanais ou Guinéens, formant une mosaïque d’origines ethniques trèsdiverses que les colons appellent « nations » sur les recensements (Aradas,Ibos, Nagos, Haoussas, Bambaras, Aguias, etc.). Malgré les arrivages massifsdes dernières années de la traite (30000 par an en moyenne), ces bossalesrestent minoritaires dans les ateliers (sauf dans les caféières des mornes) faceaux créoles qui, de plus, tiennent partout le rôle d’initiateurs des nouveauxvenus et bénéficient des meilleures situations.

La hiérarchisation du travail sur les habitations concourt à accentuerl’aliénation culturelle du bossale pour aboutir au mépris, au rejet de l’Afrique.C’est, en effet, le nouveau, avec l’immense majorité des femmes et des jeunes,autres grands opprimés de toute société inégalitaire, que l’on relègue dansles basses tâches du « jardin » sous la conduite d’un commandeur au pouvoir

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discrétionnaire symbolisé par le fouet, souvent africain comme eux, qui setransforme en véritable despote. Créoles et hommes mûrs se voient réser-vés les postes de responsabilité (maître sucrier ou arroseur) ou de confiance(les mirobolantes places de domestique à la Grand-Case qui deviennentsouvent affaire de famille, celles de cocher, hospitalier, cuisinier…), lesmétiers artisanaux pour « nègres à talents » (maçon, charpentier, machoquet,tonnelier…) ou les petits emplois de faveur (les innombrables gardiens, sou-vent surâgés) qui sont un moyen de sortir du rang et d’entrer dans une classede privilégiés qui bénéficient d’un régime exceptionnel : logement à part,avantages matériels, vêtements spéciaux, gratifications, dons et récupérationsdiverses, éloignement des contrôles, longues périodes d’oisiveté, et même,parfois, autorisation d’exercer « librement » en ville contre une somme àrapporter14.

S’instaure ainsi dans les ateliers, à l’image de la société dominante, unenouvelle hiérarchie de facto de préjugés, mépris et jalousies qui divisenttous ces malheureux que leur condition devrait rapprocher fraternellement.L’esclave mulâtre méprise le noir créole qui rend la pareille au bossale, « man-geur de chiens » ou géophage, ignorant le langage créole, considéré commeune brute sauvage ou, au moins, mal dégrossie. Descourtilz, par exemple,rapporte ainsi les réflexions d’un créole sur son père africain :

Moi bien soucié pè’e à moi ! Li nègre gros peau et moi nègre peau fin ;li sale trop, moi dit vous ; guetté li, bonda li à l’air !, ce qui signifie : jeme soucie fort peu de mon père ; il a une peau grossière tandis que lamienne est fine ; d’ailleurs, il est trop sale ; regardez, tout son derrièreest à l’air !15

Déjà apparaît là un facteur dominant des conflits majeurs qui opposerontplus tard deux « nations » au sein du même pays sur la base du préjugé, ceque le bon sens populaire résume avec un fatalisme ignorant des fondementsréels du problème dans le proverbe : Depi nan Guiné, nèg raï nèg (« Depuisl’Afrique, le nègre hait le nègre »).

L’ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE ET POST-COLONIALE

Avec la secousse révolutionnaire, chaque groupe va trouver l’occasion deporter sur le devant de la scène ses aspirations profondes, mais on voit alors àquel point il serait réducteur de s’en tenir à une vision simpliste d’une sociétéuniquement composée des trois groupes définis par le Code Noir et à un conflitracial. Il y eut, de toute évidence, aussi bien des partisans de l’Ancien Régimechez les Noirs ou les Mulâtres que d’authentiques révolutionnaires chez lesBlancs. On connaît le cas extrême du mulâtre Lapointe, allié des Anglais etdes émigrés, qui coupait les têtes « de toutes les couleurs » à l’Arcahaye surle pont de son brick en criant « Vive George III »16, ou encore celui des deuxfils de Toussaint, le mulâtre Placide rallié à son père alors que le noir Isaac lereniait pour la France bonapartiste. Plus étonnante encore peut paraître l’atta-

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chement aux rois de France puis d’Espagne, dans les premiers temps de l’in-surrection, des principaux chefs noirs et mulâtres : Jean-François, qui finiraGrand d’Espagne à Cadix17, Biassou, Macaya, et, surtout Toussaint, rallié à laRépublique en Mai 1794, seulement, huit mois après l’abolition décrétée parle commissaire civil Sonthonax.

On voit, parallèlement des blancs isolés, des mésalliés surtout, commeGarnot, Labarthe Sainte-Foi ou Duclos-Mesnil, soupçonnés de dirigerdes bandes de « brigands » le visage passé à la suie18. Les insurgés sontaccompagnés de curés blancs comme les pères Corneille Brelle, plus tardgrand-aumônier du roi Christophe ; Sulpice, capucin passé aux Espagnols ;Bienvenu, curé de la Marmelade ; Boucher, curé du Terrier-Rouge ; Delahaye,curé du Dondon, pris avec les « brigands » en janvier 1793 et emprisonné auCap « avec sa chère compagne »19. Les pères Antheaume, Martin et Molièrefont office de secrétaires, comme Gros auprès de Jean-François ou Pascalauprès de Toussaint qui est, d’ailleurs, protégé par sa « Garde Béarnaise »,formée des débris du régiment de Béarn20. On connaît aussi la défection enmasse des quelque 6 000 Polonais de l’expédition Leclerc, passés aux insur-gés et naturalisés à l’indépendance (avec un article spécialement consacré àleur cas dans la Constitution de 1805)21. D’autres sont moins connus commele Nantais Germain-Charles Verger, secrétaire des hommes de couleur de laCroix-des-Bouquets en 1791, rescapé des massacres ordonnés par Leclerc puispar Toussaint et Dessalines, et mort officier du génie devant le Fort Nationalen 1812 au service de Pétion lors du siège de la capitale par Christophe ; ouencore l’Alsacien Jélikens, surnommé Cassé-Cases à cause de ses qualitésd’artilleur, lui aussi rescapé de 1804, passé à la République de Pétion avecMagny et mort naturalisé haïtien en raison de ses services22. Le cas le plusremarquable est bien celui de Nicolas-Pierre Mallet, surnommé Mallet BonBlanc par ses anciens esclaves qu’il avait libérés pour lutter avec lui, le seulblanc signataire de l’acte d’indépendance auxGonaïves en sa qualité d’officieravant d’être assassiné deux mois plus tard par Bazelais à Jérémie en mêmetemps que tous les Français de la ville, « même ceux qui avaient pris du ser-vice dans les troupes indigènes », précise Madiou. De lui et de sa femmeSuzanne Goguette est issue toute une postérité prolifique en Haïti, dont denombreux militaires23.

Mais force est de constater qu’en dehors de ces cas isolés qui restent mar-ginaux, comme ceux de quelques médecins blancs, tel Justaumont, ou autreséchappés au massacre pour leur utilité ou sauvés par des frères maçons decouleur, tels Jérôme-Maximilien Borgella, c’est la rancœur raciale, exacer-bée par la guerre de couleur qui fait rage pendant les dernières années, quifinit par l’emporter avec la décision radicale de Dessalines – qui se proclame« le Vengeur de l’Amérique » ou « de la race » – de procéder, entre février etavril 1804, à l’élimination systématique des quelque 3000 blancs subsistantdans le pays. Cette épuration ethnique menée sans opposition notable trouvefinalement sa consécration dans la constitution impériale du 20mai 1805 dont

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deux articles stipulent notamment qu’« aucun blanc, quelle que soit sa nationne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire et nepourra à l’avenir y acquérir aucune propriété » et que « les Haïtiens ne serontdésormais connus que sous la dénomination de Noirs ». Le massacre généraldes blancs est bien un acte conscient, réfléchi, prémédité, voulu comme unecatharsis qui passe obligatoirement par le meurtre du père après celui dumaître et qui ne peut s’effectuer que dans le sang :

Je veux que le crime soit national, que chacun trempe sa main dansle sang : que les faibles et les modérés que nous rendrons heureuxmalgré eux ne puissent pas dire un jour : nous n’avons pas pris partà ces scélératesses, c’est l’œuvre de Jean-Jacques le brigand – déclare-t-il le 17 mars, et le 28 avril : Généraux, officiers, soldats, peu sembla-ble à celui qui m’a précédé, à l’ex-gouverneur Toussaint, j’ai été fidèleà la promesse que je vous ai faite en prenant les armes contre latyrannie.

Cet acte fondateur auquel est mêlé tout un peuple marque à la fois unpremier aboutissement et une naissance nationale dans le sang, autant queles prémisses et la consécration d’une évolution spécifiquement interne de laquestion de couleur dont se dégagent trois autres temps forts dans la périodede fondation de la nation : la Guerre du Sud, l’assassinat de Dessalines et lascission Nord-Sud.

Un premier affrontement sanglant eut lieu, en effet, entre juin 1799 etjuillet 1800 lors de la Guerre dite du Sud, entre Toussaint, qui se posait enreprésentant des noirs, et Rigaud, l’un des chefs mulâtres, à un moment oùle pouvoir blanc n’avait déjà plus de réelle emprise. Cette première guerrecivile, qui oppose en gros « Anciens libres » de couleur, héritiers « naturels »des colons blancs, et « Nouveaux libres » noirs, anciens esclaves créoles oubossales, creuse dans le sang au sein de la population un nouveau fossé racialdont les principales victimes sont les gens de couleur, déjà très minoritaires,qui sont largement décimés. On estime entre 5000 et 30000 le nombre deRigaudins tués ou exécutés, parmi lesquels la moitié cependant étaient desnoirs, et qui entrent dans les quelque 300000 morts « de toutes les couleurs »des quinze années de troubles révolutionnaires.

Le deuxième acte majeur se joue avec la focalisation de l’opposition entreles deux groupes sur la question de la propriété des terres, toujours liée à cellede la couleur, comme le résume parfaitement la célèbre formule de Dessalinesà l’encontre des prétentions des anciens libres : « Et les pauvres noirs dontles pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien ? ». La vérification des titresde propriété que l’empereur voulait entreprendre est sans nul doute l’une despremières causes du complot qui lui coûta la vie et dont les instigateurs sontles officiers mulâtres du Sud : Geffrard, mort peu avant l’événement, Pétionet Gérin.

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Le troisième acte de cette tragédie nationale, qui oppose de manière irré-ductible deux types de société, s’ouvre sur la scission du pays en Républiqued’Haïti dans le Sud et l’Ouest, présidée par le mulâtre Pétion à Port-au-Prince,libérale et de tradition révolutionnaire française, et le Royaume d’Haïti, dansle Nord, autour du Cap, sous l’autorité du noir Christophe qui instaure unrégime autocratique rappelant plutôt les traditions coloniales et africaineset persécute les mulâtres qu’il appelle tour à tour « les Blancs », « la classerouge », « les vils agents des Français », « une nouvelle horde de Vendéens »,ou encore, plus curieusement « les Frères et Sœurs de poil ».

À cette époque les passions raciales sont loin d’être atténuées, comme onpeut le constater en lisant les nombreux témoignages recueillis parMadiou surles massacres de 1812 (renouvelés en 1814) au cours desquels 1800 hommes,femmes et enfants de couleur disparaissent en l’espace de 40 jours. Sans mul-tiplier les exemples, on peut retenir au moins la manière dont Christophe lesjustifiait :

Bien des innocents ont été victimes, les femmes la plupart et tousles enfants, mais ils appartenaient à une race dont le sang ne peuts’harmoniser avec la nôtre, à une race cruelle par instinct qui nousdévore sur tous les points du globe. Il a donc fallu les sacrifier. Commel’a dit l’empereur Dessalines de glorieuse mémoire : « Les petitscrapauds deviennent de grands crapauds si on les laisse vivre ». Cetterace est donc infâme. Eh bien, elle n’a pas entièrement disparu de notresein ; nous en avons les restes dans les mulâtres qui se qualifient entreeux de Frères de poil. Si le Blanc est infâme par nature, celui qui adans les veines même une goutte de sang blanc est vicié nativement…Si la race blanche a été exterminée parce qu’elle est infâme, le mulâtrepeut-il vivre au milieu de nous, entaché qu’il est d’un sang qui nous estd’autant plus odieux qu’il ne s’alimente que de perfidie, de trahison etde crimes ? Les Frères de poil périront !

On retrouve dans cette terrible diatribe les termes mêmes du préjugé colo-nial retournés contre l’ancien oppresseur et ses descendants. À l’un de sescourtisans (le général mulâtre Vernet, dit-on) qui renchérissait ainsi : « Sire,si nous laissons parmi nous les femmes et les enfants de couleur, les restes desBlancs nous infecteront toujours ; nous demandons qu’ils soient aussi exter-minés », Christophe aurait répondu : « Vous êtes logique ; ils le seront, car lesGrifs puent le mulâtre », bien qu’il fût grif lui-même, c’est-à-dire fils d’unmulâtre et d’une noire24.

Quant à Pétion, que Christophe se plaisait à appeler « ce fils de Français »(son père était bordelais), il justifiait lucidement son laxisme en disant : « Sij’applique aux masses un système semblable à celui de Christophe, rigueurspour rigueurs, elles le préféreront à moi parce qu’il est noir »25. Ajoutons àcela que Rigaud, de son côté, auteur d’une nouvelle scission avec la créationde l’État du Sud, fut vaguement soupçonné, peut-être à juste titre, de vouloirse placer sous le protectorat de la France dans le but de neutraliser la prépon-

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dérance numérique des noirs en favorisant l’immigration blanche. Il appelaitd’ailleurs encore son nouvel État en 1810, par un lapsus révélateur, « cettepartie de la colonie »26 et ne put jamais réduire l’insurrection de la Grande-Anse, quatrième scission pratiquement, dans l’extrême Sud autour de Jérémie,conduite par le noir congo Goman, allié de Christophe, dans la tradition dumarronage et de l’Afrique.

Madiou conclut de tout cela que les « traditions coloniales… faiblementébranlées dans les mœurs par les principes de 1789 » auxquelles s’ajou-tent « celles de la Guinée qui sont à peu près telles que celles de l’AncienRégime… constituent deux forces jusqu’à présent invincibles en Haïti »27.Finalement, derrière la question de couleur, l’affrontement des races, c’estune irréductibilité culturelle qui se dessine : d’un côté, les traditions africai-nes de la grande masse du petit peuple noir des campagnes, majoritairementhéritier des bossales arrivés en masse dans les dernières années de la colonie,de l’autre, la suprématie toujours remise en cause d’une élite dirigeante domi-née par les gens de couleur, héritiers des structures coloniales françaises, àlaquelle vient s’agréger la nouvelle oligarchie militaire noire. Situation que lebon sens populaire résume assez bien par la formule : Milat pov sé nèg, nègrich sé milat [le mulâtre pauvre est un nègre, et le nègre riche un mulâtre]. Lerapport de forces qui s’instaure entre ces deux nations constitutives du mêmepays après la disparition de l’ancien maître blanc à la faveur des troubles révo-lutionnaires, est devenu, sur le modèle du préjugé de couleur, la dominante dela vie sociale et politique du nouvel État.

TOUSSAINT LOUVERTURE, PERSONNAGE CLÉ DE LA QUESTION : HOMME

PROVIDENTIEL, PIS-ALLER OU MOINDRE MAL ?

Derrière ce tableau brossé à grands traits se profile cependant une réalitéencore plus complexe. Pour mieux comprendre l’origine de l’haïtianisationde la question, un rapide retour sur le personnage énigmatique, ambigu etabondamment mythifié du père fondateur, Toussaint Louverture, est ici abso-lument nécessaire.

On s’interroge toujours sur sa participation au soulèvement de 1791 qu’ila revendiquée à plusieurs reprises, et notamment dans ses proclamationsd’août 1793 signées « Toussaint Louverture, Général en chef des arméesdu Roi pour le bien public », alors qu’il était encore du côté des Espagnols :« C’est à moi d’y travailler comme étant le premier [souligné par moi] portépar une cause que j’ai toujours soutenue ; je ne puis céder le pas ; ayant com-mencé, je finirai », dit-il, ou encore « Je suis Toussaint Louverture…, monnom est peut-être parvenu jusqu’à vous…, j’ai entrepris la vengeance… »,et, plus tard : « Avez-vous oublié que c’est moi qui le premier levai l’éten-dard de l’insurrection contre la tyrannie, contre le despotisme qui nous tenaitenchaînés ». Mais il prend aussi bien soin de préciser que les conseils de plan« ne [lui] ont jamais été donnés ni par les Blancs, ni par la Couleur » avant

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de lancer un vibrant « Unissez-vous à nous, mes frères »28, car en réalité toutporte à croire le contraire, tant pour ce qui est de son utilisation par les blancsroyalistes au départ que pour ses liens avec la classe de couleur et sa qualitéde « frère » des noirs esclaves. On sait, en effet, depuis peu, qu’il appartenaiten fait à cette « classe intermédiaire » (c’est le terme qu’il emploie lui-mêmepour les mulâtres) des Libres de couleur, ayant été affranchi à 33 ans et étantlui-même possesseur d’esclaves. Il est en fait un noir « ancien libre » qui nereprésente au mieux que dix à quinze mille de ses semblables (un tiers desLibres de couleur selon Moreau de Saint-Méry) et ne s’apparente à la masseservile noire que par l’apparence superficielle de la couleur. Ainsi s’expliquenten particulier sa stratégie d’alliance avec les blancs pour réduire sa principaleopposition qu’il sait devoir venir des mulâtres symbolisés par Rigaud, aussibien que sa violente réaction contre les cultivateurs noirs « nouveaux libres »soulevés par son neveu et successeur présomptif Moïse qu’il fait exécuter, ouencore ses difficultés à réduire ces autres « anciens libres » – très différentsde lui, minoritaires, marginaux mais prestigieux à l’heure du combat pourla liberté parce qu’ils ne doivent leur liberté qu’à eux-mêmes – que sont lesmarrons et leurs principaux chefs noirs ou mulâtres : Sans-Souci, Petit-NoëlPrieur, Macaya, Lamour Dérance, Dieudonné…

Aucun de ces groupes n’est animé par les mêmes valeurs, ni les mêmesrevendications. Examinons, à cette lumière, quelques réflexions des uns et desautres. Rigaud, d’abord, qui « prévient » l’agent de la République Roume qu’ilne répondra pas « à la lettre insolente du général en chef [Toussaint] » parcequ’il le traite comme un « esclave » et « croit l’avoir déshonoré » : « J’ai deschefs, mais je n’ai point de maître » – ajoute-t-il avant de conclure : « Il fautque tout mon sang coule ». L’historien mulâtre Beaubrun Ardouin, de son côté,explique ce type de comportement « aristocratique » des « plus éclairés desaffranchis » [sic] par le fait que les manières distinguées, le ton, le luxe, la poli-tesse des anciens colons nobles s’étaient répandus parmi eux, et, qu’ensuite,Toussaint, et surtout Christophe (noirs libres), se sont employés à les imiter,y compris dans le traitement coercitif des esclaves29. Toussaint lui-mêmen’aurait-il pas avoué, selon Pamphile de Lacroix : « La caste des mulâtres estsupérieure à la mienne… si je lui enlevais M. Rigaud, elle trouverait peut-êtreun chef qui vaudrait mieux que lui ». Il craint surtout, à juste titre apparem-ment, la réalisation du vaste projet qu’ont les mulâtres, minoritaires en nombre(un dixième des Noirs) mais très majoritaires dans l’encadrement, notammentmilitaire (trois généraux sur quatre au début des événements, Rigaud, Villatte,Bauvais), de se substituer tout simplement aux Blancs en créant leur propreÉtat, ce que réalisera, de fait, Rigaud dans le Sud après l’indépendance. En1796, le général Kerverseau n’y voit qu’une « nouvelle aristocratie de couleur,plus ridicule que l’ancienne », élevée « sur les débris de la caste blanche » del’ancienne « féodalité » et qui perpétue l’esclavage « d’unemanière plus cruelleencore qu’avant l’abolition ». Mais, face aux blancs aussi bien qu’aux noirs, lesmulâtres s’estiment, de fait, les seuls vrais « américains », les « propriétaires

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indigènes », le « boulevard de la colonie », tout en rêvant d’indépendance pour« leur pays », à quoi les noirs libres rétorquent dans leur réclamation de 1790que « le nègre est issu d’un sang pur ; le mulâtre, au contraire est issu d’un sangmélangé ; c’est un composé du Noir et du Blanc, c’est une espèce abâtardie »,que, par conséquent, « d’après cette vérité, il est aussi évident que le Nègre estau-dessus du Mulâtre qu’il l’est que l’or pur est au-dessus de l’or mélangé »,et que « d’après ce principe, le Nègre libre, dans l’ordre social, doit être classéavant le Mulâtre ou homme de couleur »30.

Mais n’oublions pas non plus que Toussaint reportait sur les cultivateursbossales nouveaux libres le même sentiment de supériorité, pour ne pas direle même mépris inconscient, dont l’expression lui échappe assez souvent dansdes termes non équivoques de ses rapports ou réflexions. C’est bien lui quiécrit, à Lavaux par exemple, que Macaya a été arrêté parce qu’il débauchaitses troupes par « des danses et assemblées avec des Africains de sa nation »[souligné par moi] ; ou à Hédouville, que la solde n’est pas payée et que lesoldat est « nu comme un bossale », ou encore, qu’il faut « adoucir les mœursdes cultivateurs » par la religion ; ou à Pamphile de Lacroix : « je n’ai pasenvie de passer pour un nègre de la côte » ; ou encore, qui accuse Rigaudd’avoir « soulevé les cultivateurs ignorants »31. Ce dernier, de son côté, luireproche de « molester les gens de couleur mal à propos » parce qu’il ne leurpardonne pas d’avoir « soutenu la liberté des Africains ». « Ils [ses ennemis,c’est-à-dire Toussaint et les Noirs libres alliés aux Blancs] se sont aperçusqu’ils étaient trop faibles pour se venger eux-mêmes, ils trompent les Noirsignorants pour les faire agir contre leurs propres intérêts… ils voudraientdétruire les hommes de couleur pour asservir les Noirs ». Pamphile deLacroix rapporte également que Toussaint, lorsqu’il recevait,

affectait de ne parler qu’aux femmes des anciens colons ainsi qu’àcelles des étrangers qui fréquentaient Saint-Domingue. Il leur donnaittoujours le titre de madame. S’il parlait à des femmes de couleur, et,par extraordinaire à des Noires, il les appelait citoyennes. Toute femmeblanche était reçue de droit. Quant aux autres, il n’admettait que cellesdont les maris avaient des fonctions supérieures.

Il aimait aussi que les blancs le saluent dans les formes et s’écriait alors :« A la bonne heure ! voilà comme on se présente. Puis se tournant vers lesofficiers noirs qui l’entouraient : Vous autres, Nègres, leur disait-il, tâchez deprendre ces manières, et apprenez à vous présenter comme il faut. Voilà ceque c’est que d’avoir été élevé en France ; mes enfants seront comme cela32.Ce qui se réalisa effectivement.

Enfin, et surtout, on s’interroge sur cet article 17 de la constitution de 1801qui préconise textuellement le recours à la traite des bossales :

L’introduction des cultivateurs indispensables au rétablissementet à l’accroissement des cultures aura lieu à Saint-Domingue ; la

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Constitution charge le gouverneur de prendre les mesures convenablespour encourager et favoriser cette augmentation de bras.

En fait, la grande habileté de Toussaint est d’avoir su capter la revendica-tion essentielle de la masse : la liberté et la revanche historique sur les oppres-seurs, et amener ainsi les esclaves « nouveaux libres », créoles ou bossales, àconfondre leur destinée avec la sienne, à s’identifier à ce noir « ancien libre »qui, au départ, très différent d’eux, ne représentait rien d’autre que ces raresnoirs qui avaient réussi – au prix de quel travail, de quelle persévérance,quelles compromissions peut-être – à échapper à la condition qui leur étaitpromise en obtenant la reconnaissance officielle du maître blanc, ou mulâtre,qui, lui, n’avait qu’à se donner la peine de naître pour accéder à la liberté.Écoutons-le s’adresser aux « nouveaux libres » en août 1796 :

Vous savez que je suis l’ami de l’ordre, de l’union, de la tranquillité, etque je suis noir comme vous, et que mes intérêts sont les vôtres et ceuxde tous les hommes de notre couleur. Écoutez-moi, mon ami, écoutezun noir comme vous… Rappelez-vous que Toussaint Louverture est levéritable ami de sa couleur, et que son amitié pour eux le fera plutôtmourir mille fois que les voir rentrer sous le joug tyrannique d’oùil s’est efforcé de les retirer. Vous savez que lorsqu’une personne aquelques taches sur la figure, il cherche un miroir pour les voir. Ehbien ! mon ami, c’est moi qui suis le miroir des noirs, c’est moi qu’ilsdoivent consulter s’ils veulent jouir de la liberté… Écoutez un frère quiveut le bonheur de tous les noirs33.

Quant à Christophe, autre « noir » libre, on sait qu’il justifia auprès deLeclerc le fait qu’il ne se ralliait pas (pas encore ! Il le fera plus tard) à la prised’armes de Pétion, premier pas de la guerre d’indépendance, parce qu’il « nepouvait obéir aux mulâtres qui voulaient commander la colonie ». Pétion, deson côté, lui reprocha plus tard de continuer à évoquer « les nuances de l’épi-derme » en voulant les nier (Christophe affectait pour cela de se proclamer« vert ») alors – ajoutait-il – que « l’Ouest et le Sud ignorent aujourd’hui cesabsurdes préjugés : on n’y connaît que des frères », ce qui ressemble plus àun vœu pieux qu’à une réalité sociale si l’on se réfère à l’évolution politiquede la République dans les années qui suivirent, et, notamment, à l’éternellecompétition entre noirs et mulâtres pour le pouvoir et aux multiples affron-tements du « temps des baïonnettes » entre nationaux et libéraux, « élite » et« masses », « cacos », « piquets » et troupes gouvernementales, bourgeois etpaysans…, qui se résolvent en fin de compte par la victoire à la Pyrrhus de cesderniers sur le terrain, à mettre en balance avec la poursuite de leur exploita-tion par des gouvernements prédateurs34.

CONCLUSION

Face à ces errements chaotiques, on ne peut que penser, immanquable-ment, aux regrets exprimés par Bonaparte à Sainte-Hélène, les seuls avec

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l’Espagne : « J’ai commis une grande faute en tentant de soumettre par laforce les noirs de Saint-Domingue : je devais me contenter de gouverner parToussaint et signer avec lui un traité de commerce… J’aurais eu une arméede cinquante mille braves noirs qui m’auraient conservé l’Amérique ». Au-delà des rêves qu’a pu ou pourrait encore susciter cette Amérique française(de Napoléon III au contexte actuel), peut-être faudrait-il ajouter pour Haïtique cette forme novatrice d’indépendance-association, gage d’ouverture surl’extérieur, aurait sans doute permis au pays, dans un premier temps, de ne pass’enfermer dans cet isolement historique et ces désastreuses querelles internesqui mettent aujourd’hui en péril sa survie même. Il apparaît, en effet, claire-ment, que le « Premier des noirs », quelles que soient les dérives et contradic-tions que l’on ait à lui reprocher, était porteur d’un réel projet politique dontla modernité contraste singulièrement avec la mégalomanie européocentrée,pour ne pas dire obstinément tournée vers le passé romain, de son adversaire,et imitateur, nous dit Chateaubriand, « le Napoléon blanc » (Pamphile deLacroix nous dit que Toussaint avait déclaré lui-même au cours d’un dîner« qu’il était le Bonaparte de Saint-Domingue et que la colonie ne pouvait plusexister sans lui ») 35. Cela ne suffit sans doute pas à expliquer pourquoi le per-sonnage de Toussaint garde en Haïti une telle aura populaire et reste l’ultimerecours après chaque nouvelle déception, et ce, malgré les tentatives officiel-les de marginalisation récentes, du duvaliérisme notamment.

C’est qu’au-delà du mythe et du facile panégyrique – paradoxalement maisforcément réducteurs – l’homme et le chef d’état que fut le père fondateur dela première république noire du monde apparaît clairement comme une per-sonnalité à la fois exceptionnellement riche et complexe mais aussi très repré-sentative dont l’étude approfondie peut aider à mieux comprendre aujourd’huiles difficultés liées aux conditions et modalités de l’exercice du pouvoir enHaïti. À condition, naturellement, qu’elle ne soit pas coupée de celle de l’en-vironnement particulier qui l’a produite.

Pour faire vite et résumer très schématiquement, en ouvrant quelquespistes susceptibles de se révéler fécondes plutôt qu’en prétendant apporter desréponses définitives, on doit se souvenir tout d’abord que Toussaint Louvertureest, en même temps qu’un homme de l’Ancien Régime comme l’a bien montréPierre Pluchon, le produit d’une longue histoire de luttes entre opprimés etoppresseurs et qu’il représente et personnifie finalement dans ce combat sécu-laire la revanche attendue par le plus grand nombre, l’énorme masse des escla-ves qui est quantitativement dix fois celle du nombre des maîtres de toutescouleurs. En effet, si, psychologiquement et dans l’action, Toussaint possèdetoutes les qualités nécessaires au grand homme, au « leader naturel », ycompris dans leurs aspects les plus inquiétants : forte volonté au service d’undessein relativement simple, esprit de décision et rapidité d’exécution, goûtdu secret, pour ne pas dire de la dissimulation, absence raisonnée de scrupu-les, démesure mégalomaniaque dans l’appréciation et la mise en œuvre de sapropre destinée, sens du discours, du décorum, du mot, geste ou attitude qui

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portent, adaptabilité rapide aux circonstances…, c’est surtout stratégiquementet sociologiquement qu’il se distingue : membre d’une élite très minoritaireparmi les noirs, d’un groupe restreint en position intermédiaire, Toussaintsavait par nature qu’il devait, tout en s’attachant la masse des esclaves, com-poser stratégiquement avec les blancs pour avoir une chance de contenir sesprincipaux concurrents, issus de sa propre classe, celle des « anciens libres »,les mulâtres. Voilà qui paraît immédiatement de bonne politique. C’est peut-être là que se trouve l’une des clés de sa réussite, à mettre en rapport avecles handicaps des autres grands chefs historiques : le noir créole « nouveaulibre » Dessalines, le vengeur de la race, organisateur du massacre des blancsau nom de la régénération du sang, finalement assassiné par les mulâtres ; lemulâtre Pétion, fils de Français, mort de chagrin – dit-on – devant l’incapacitéoù il se trouvait à gouverner ; le « grif » (enfant d’un mulâtre et d’une noire)Christophe, excellent militaire mais qui resta toujours un étranger (il était néà la Grenade) et un despote, adepte inconditionnel de la force des armes etde l’autorité, dont l’éphémère royaume ne survécut pas à son suicide ; et enfintous ces chefs « marrons » (esclaves fugitifs), libres certes de la manière laplus honorable qui soit et vénérés pour cela dans la représentation nationaledes mythes fondateurs mais bien incapables de s’adapter à une société auxantipodes de leur mode de vie…

Comment ne pas mesurer à leur juste valeur, face à ces pesanteurs rédhi-bitoires, les atouts d’un noir libre, d’un membre de cette élite très restreintequi a su tirer le meilleur parti du système oppressif et s’extraire par son seulmérite, dans les conditions les plus défavorables au départ, de la masse ser-vile ? Comment les valeurs sur lesquelles il s’appuie dans tous ses discours,mais aussi dans ses actes, et qui sont celles de son groupe (mais aussi de sonentourage) : travail, respectabilité, religion, éducation, famille…, ne consti-tueraient-elles pas de solides piliers fondateurs dans la nouvelle organisa-tion sociale en gestation ? Lorsqu’on ajoute à cela que Toussaint n’a jamaisofficiellement posé de revendication de rupture brutale et unilatérale avec lamétropole, sachant très bien que le concert des nations « civilisées » n’auto-riserait pas un noir à faire ce qu’avait fait Washington, lorsqu’on se souvientqu’il avait commencé à enregistrer quelques résultats économiques, certesencore faibles mais prometteurs, on conçoit aisément les regrets exprimés aposteriori par Napoléon et par beaucoup en Haïti ou en France. Et, certaine-ment, dans bon nombre d’autres pays…, car il faut dire et répéter que ce quise passe en Haïti n’est pas la simple dérive – malédiction originelle ou fatalitégéopolitique – d’un petit pays quasiment oublié du reste du monde, mais unvéritable cas d’école qui peut nous éclairer avec force à la fois sur la bonnegouvernance (le terme est à la mode mais à sens unique apparemment) desrapports Nord-Sud et sur l’importance de la recherche en sciences humai-nes, première garante de la connaissance de l’autre dans sa différence. Letemps de la réflexion sur l’histoire est venu. Beaucoup de travail reste à fairedans ce domaine. En France, naturellement, après deux siècles d’occultation,

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mais aussi en Haïti après quarante-cinq années de guerre à l’intelligence ausommet de l’État. Pour que les mêmes erreurs ne se répètent pas sempiternel-lement. Pour qu’Haïti sorte enfin de la stérile dialectique du maître blanc et del’esclave noir et de son tragique isolement.

Jacques de CAUNAUniversité de Pau et des Pays de l’Adour.

Notes

1. Voir notamment E. Le Roy-Ladurie, L’exemple chouan, dans Le Territoire del’historien, Paris [cette référence ne sera plus indiquée par la suite], Gallimard, 1973,et R. Darnton, Le grand massacre des chats, Laffont, 1984.2. Dantès Bellegarde, Pages d’Histoire, Port-au-Prince, Chéraquit, 1925, p. 55. Voiraussi, notamment, en dehors des grands historiens classiques (Ardouin, Madiou…) :Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Paris, Cotillon, 1885 ; HannibalPrice, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-au-Prince, Verrollot, 1901 ; Jean Price-Mars, La vocation de l’élite, Port-au-Prince,Chenet, 1919, et, plus récemment : Lorimer Denis et François Duvalier, Problèmesde classes à travers l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Les Griots, 2e éd., 1958 :Benoit Joachim, Sur l’esprit de couleur en Haïti, dans Nouvelle Optique, n° 9, 1973,Montréal, p. 149-158 ; Leslie Manigat, Ethnicité, nationalisme et politique, le casd’Haïti, New York, 1975, Connaissance d’Haïti.3. Extraits cités par Laënnec Hurbon, « Le bicentenaire d’Haïti sur fond de sang et dedictature », dans Le Monde du 31.12.2003.4. Sur ce point, voir Jacques de Cauna, « Les derniers Français de Saint-Domingue.Aperçus sur une débâcle sanglante », dans Mourir pour les Antilles, dir. MichelMartin, Alain Yacou, CERC, Éditions Caribéennes, 1991, p. 162-180.5. Jacques Barros, Haïti de 1804 à nos jours, L’Harmattan, 1984, II, p. 705 et I,p. 311.6. Alexandre-Stanislas, baron de Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue pendant lesannées 1788, 1789 et 1790, Cocheris, 1797, 2 vol., I, p. 54.7. Louis-Médéric-Elie Moreau de Saint-Méry, Description… de l’Isle Saint-Domingue, Édit. Larose et Société française d’histoire d’Outre-mer, 1958, I, p. 86-102.8. Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créole sous l’An-cien Régime, Perrin, 1909, p. 75, 216 sq. ; M. H. D. [Hilliard d’Auberteuil],Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue,Grangé, Paris, 1776, II, p. 79 ; Jacques Houdaille, Trois paroisses de Saint-Domingue au XVIIIe siècle : étude démographique, Population, 1963, n° 1,p. 93-110, Archives nationales, Colonies (dorénavant AN Col.), C 9 A 142.9. AN Colonies, C9 B, lettre du 23 décembre 1783.10. Voir notamment, Jacques de Cauna,Haïti, l’éternelle Révolution, Éd. Deschamps,p. 95-104.

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11. Sur tous ces points, voir Jean Fouchard, Les marrons de la liberté, L’École,1972.12. Précis Historique des Annales de la Colonie française de Saint-Domingue…,manuscrit anonyme [Pélagie-Marie Duboys] dactylographié et aimablement com-muniqué par Gabriel Debien (archives personnelles).13. Archives nationales, Colonies, fonds Moreau de Saint-Méry, F 3, 144.14. Sur tous ces points, voir Jacques de Cauna, Au temps des Isles à sucre. Histoired’une plantation de Saint-Domingue à la fin du XVIIIème siècle, Paris, Karthala,1987, réédition, 2003.15. Michel-Etienne Descourtilz, Voyage d’un naturaliste en Haïti et ses observa-tions…, Dufart, 1809, III, p. 192.16. Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, Imp.Nationale, an V, et Colonel Malenfant, Des colonies et en particulier de celle deSaint-Domingue, Audibert, 1814, p. 27-31.17. Gérard Laurent, Trois mois aux Archives d’Espagne, Port-au-Prince, Les PressesLibres, 1956.18. Félix Carteau, Soirées Bermudiennes ou Entretiens sur les événements qui ontopéré la ruine de Saint-Domingue, Bordeaux, Pellier-Lavalle, an X (1802), p. 77, 82,187.19.Moniteur Général de la partie française de Saint-Domingue, du 31 janvier 1793,Henri-Pauléus Sanon, Histoire de Toussaint Louverture, I, p. 93, et Carteau, op. cit.,p. 82, 187.20. Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Fanjat,1825, p. 317 sq.21. Laurore Saint-Juste et Frère Clérismé, La présence polonaise en Haïti, Port-au-Prince, 1983.22. Céligny Ardouin, Essais sur l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1865, p. 175-177.23. Edmond Mangonès, Le colon Mallet, officier de l’armée révolutionnaire, signa-taire de l’acte d’Indépendance; dans Revue de la Société d’Histoire d’Haïti, 1938, p.19-45.24. Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Édit. Deschamps, 1989,V, p. 155-156.25. Id., IV, 81, p. 378.26. Id., IV, 281, p. 306.27. Id., V, p. 103-104.28. Proclamations des 25 et 29 août 1793 et du 25 avril 1796.29. Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Desobry et Magdeleine, 1853-1865, 11 vol.30. Réclamation des nègres libres colons américains… pour une représentation àl’Assemblée nationale, 1790 ; Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue et laRévolution. Essai sur le Club Massiac, A. Colin, 1953.31. Propos rapportés par Prosper Gragnon-Lacoste, Toussaint Louverture, généralen chef de l’armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Durand,1877, et Lieutenant général baron Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir àl’Histoire de la Révolution de Saint-Domingue, Pillet aîné, 1818, 2 t.

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32. Pamphile de Lacroix, op. cit., réédit. par Pierre Pluchon, La Révolution de Haïti,Paris, Karthala, 1995, p. 241.33. Sur tous ces points, voir Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, Paris, Fayard,1989.34. Voir à ce sujet, Alain Turnier, La société des baïonnettes, un regard nouveau,Port-au-Prince, Le Natal, 1985, et Quand la Nation demande des comptes, Port-au-Prince : Le Natal, 1989.35. Sur tous ces points, voir Jacques de Cauna, Toussaint Louverture et l’indépen-dance d’Haïti. Témoignages pour un bicentenaire, Paris, Karthala, 2004.

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UNE VISION IDENTITAIRE POUR LARÉPUBLIQUE DOMINICAINE : BLAS JIMENEZ

OU LE « MARRON » DOMINICAIN

Comme toutes les sociétés duNouveauMonde, la République Dominicainea forgé sa représentativité identitaire dans la complexité des relationsdominants/dominés, avatars d’un passé colonial lourd de frustrations. Cettereprésentativité dominicaine se pare néanmoins d’une certaine originalitédue, dans un cadre insulaire, à la présence très controversée et dans les con-ditions que l’on sait, du voisin haïtien. Ce facteur sera déterminant dans l’éla-boration de cette approche identitaire et ce quel que soit le modèle préconisé.

Pour comprendre en quoi la vision identitaire de Blas R. Jiménez ébranleles thèses établies jusqu’alors dans le pays, il s’avère nécessaire de donnerbrièvement les bases sur lesquelles s’est construite l’identité dominicaine etd’en rappeler les évolutions et les contradictions.

Plus que jamais, l’histoire est comptable de ce que sont les hommes et dansle cas dominicain les effets de la colonisation dans les rapports de races, declasses et de cultures diffèrent de ceux de la République d’Haïti vu que lesdeux parties de l’île furent colonisées par des métropoles différentes – l’Es-pagne et la France – et se développèrent dans des systèmes économiquesdifférents – le système des plantations dans le Saint-Domingue français etle système des hattes dans le Saint-Domingue espagnol. Ces systèmes indui-sirent sans conteste des rapports différents entre les races et classes socialesexistant dans ces colonies. Mais plus que ces différences ce sont surtout enRépublique Dominicaine les invasions haïtiennes – de 1801, 1805 et surtoutla plus longue, celle de 1822-1844 – qui auront stigmatisé les consciencesdominicaines. À une époque où sévissaient dans tout le NouveauMonde l’es-clavage des Noirs et son cortège de corollaires (infériorité, déshumanisation,discriminations…), l’entrée en maître le 26 janvier 1801 dans la ville de SantoDomingo de Toussaint Louverture, ancien esclave présidant aux destinées dela partie occidentale, ne put que révolter la conscience d’une oligarchie localepas remise de l’abandon de l’Espagne et de son rattachement à la France par

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le traité de Bâle de 1795 : face à ce renversement d’un ordre colonial établidepuis plus de trois siècles, les membres les plus riches du clergé et de lanoblesse prirent les chemins de l’exil. Mais c’est surtout l’invasion haïtiennede Jean-Jacques Dessalines, qui, de par sa violence, tracera les contours d’unecertaine vision des Noirs de la partie occidentale de l’île. Cette vision s’affi-nera pendant les 22 années d’occupation de Jean-Pierre Boyer (1822-1844)et des tentatives d’invasion de ses successeurs : elle sera présentée comme le« péril noir ». Les historiens dominicains sont presque unanimes à reconnaî-tre cette longue occupation comme le moment où s’est confortée la distancia-tion identitaire entre les deux peuples. Le Dominicain, pour se différencierde l’Haïtien se présentera alors comme « el que habla claro » – autrement ditcelui qui parle correctement la langue espagnole – où encore « un blanco dela tierra »1.

Rappeler que la République Dominicaine est devenue une nation indé-pendante en se libérant de la tutelle d’Haïti, c’est-à-dire selon Roberto Cassáaprès avoir été la seule colonie du Nouveau Monde à arborer le statut de« colonie d’une colonie », permet de mieux comprendre pourquoi sont siétroits ici les rapports entre identité et nationalisme.

Ces rapports prendront une tournure particulière avec la présence aupouvoir pendant plus de trente ans (1930-1961) de Rafael Leonidas TrujilloMolina. Plusieurs facteurs entreront de fait dans l’élaboration de la nouvelleidentité dominicaine. Outre les éléments récurrents en relation avec le passécolonial et les rapports conflictuels avec Haïti, s’ajouteront d’autres à carac-tère plus conjoncturel et surtout idéologique. Au moment où sévissaient enEurope le nazisme et aux États-Unis d’Amérique la ségrégation raciale – et laRépublique Dominicaine a subi l’occupation américaine de 1916 à 1924 – lesidéologues trujillistes tentèrent de recentrer le pays dans une vision identitaireplus conforme à leurs aspirations. C’est ainsi qu’émergea le terme d’« Indio »,réminiscence d’un passé précolombien disparu sur le territoire dès le XVIe

siècle mais véhiculant dans la conscience européenne une image du bon sau-vage plus positive que celle du Noir esclave et sous-homme. Être « Indio »sous la dictature trujilliste signifiait faire partie d’une certaine classe sociale– une façon d’homogénéiser le peuple dira plus tard Ruben Silié mais aussi unefaçon de se démarquer du « negro », terme essentiellement réservé à l’Haïtien.Cette construction identitaire consacra du coup la disparition officielle duNoirdominicain d’autant que le pays se définissait au travers d’une race (la racecaucasienne), d’une langue (la langue espagnole), d’une culture (la culture his-panique) et d’une religion (le christianisme). Cette nouvelle identité était incar-née au plus haut niveau de l’État, par le président Trujillo lui-même, mulâtre deson état et « blanc de l’intérieur » aux dires de ses mandants.

De ce fait, prendre ses distances avec Haïti s’avérait inéluctable, « le com-merce avec celle-ci diminuant le « pouvoir ethnique » de la population domi-nicaine »2 : le massacre ordonné par le président Trujillo en 1937 d’un grand

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nombre d’Haïtiens présents sur le sol dominicain (entre 15000 et 30000 selonles sources) fut une des solutions portées à ce problème. Parallèlement, unepolitique de « blanchiment » de la population fut mise sur pied. Elle consistaità attirer des migrants de race « caucasienne » dans le pays en leur offrant desavantages importants pour leur installation et à en rebuter d’autres par l’exi-gence d’exorbitantes taxes d’entrée sur ce même territoire3.

La période post-trujilliste vit une remise en question de cette identité avecle retour d’exil des opposants au régime. Dès la fin des années 1960 puis dansla décennie 1970, nombre d’intellectuels dominicains, la plupart d’obédiencemarxiste, dénoncèrent cette représentation de la nation et tentèrent de déter-miner une identité sans exclusive, plus en adéquation avec le phénotype dela population et avec les réalités historiques souvent tronquées auparavant4.Cette tentative passait obligatoirement par une re-lecture de cette histoire,surtout dans ses rapports avec Haïti. Il fut mis en exergue l’apport noir dansla culture dominicaine dès la genèse de la nation et, pour ce qui est d’Haïti,une re-lecture des moments cruciaux de l’histoire de ce pays et des périodesde grandes solidarités avec le peuple dominicain. L’idée d’une nation mulâtres’imposa, compromis en quelque sorte entre la race noire et la race blanche5.Il n’en demeure pas moins que les résistances subsistent puisque aujourd’huiencore l’appellation « Indio », avec ses déclinaisons (claro, canelo, chocolate,oscuro…) reste la plus prisée dans toutes les couches de la population domi-nicaine.

On comprend dès lors combien la position de Blas R. Jiménez qui, à l’oréedes années 1980, s’est autoproclamé « noir », comme partie intégrante d’une« nation noire » et a revendiqué son appartenance au mouvement de la négri-tude, a dérangé une intelligentsia encore tiraillée entre une pression populairetout à son dénigrement du « negro » synonyme d’Haïtien et les réalités baséessur une approche scientifique du problème.

Présentée par ses compatriotes comme un courant très marginal de lasociété dominicaine, l’œuvre de Blas R. Jiménez a peu fait l’objet d’études enRépublique Dominicaine. L’intérêt pour ses recueils de poèmes s’est princi-palement fait sentir dans certaines universités nord-américaines, tandis queses chroniques journalistiques restent jusqu’à ce jour, à notre connaissance,inexploitées.

La grande sérénité qui se dégage de prime abord du personnage fait rapi-dement place à une force de conviction que ne saurait ébranler l’écho plus quemesuré de ses propos dans l’intelligentsia voire dans le grand public domini-cains. Dans ses écrits, Blas R. Jiménez se révèle être un écorché, un provoca-teur incisif mettant à mal les tabous de la société dominicaine pour mieux s’yforger une place. D’ailleurs, se considérant comme un Noir écrivant pour desNoirs – car, à l’en croire, la négritude ne peut être une réalité que pour l’hommenoir, l’Africain6 – l’auteur ne cache nullement sa volonté, à l’instar de l’un deses maîtres à penser, l’Haïtien René Depestre, de faire preuve de « marron-

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nage intellectuel » pour contribuer à l’émergence d’un Afro-Caribéen dotéd’une image autre que celle imposée jusqu’ici par la société occidentale7 :ses recueils de poèmes sont publiés dans sa propre collection sous le label de« Cimarrones ». Faisant sien l’adage de Jean-Paul Sartre préconisant l’obliga-tion pour le Noir révolutionnaire de détruire les vérités établies par les autrespour construire sa propre vérité, Blas R. Jiménez en appelle à tous les Noirscaribéens pour la création de leur « propre humanité » :

Nous devons critiquer le rationalisme européen, nous avons besoinde trouver une personnalité originale qui nous permettra de rejeterle colonialisme mental que nous a imposé le passé. Nous devonsreconnaître et accepter… le fait d’être noir.

Nous disons avec insistance, comme l’a fait Sartre, que nous les Noirsnous sommes prisonniers. Nous sommes prisonniers de notre proprerace […]. Nous (les Dominicains) continuons à nier que nous sommesnoirs. Nous continuons à nous dire partie d’une irréelle et abstraitehumanité incolore8.

Ainsi l’auteur propose-t-il une approche identitaire jusque-là soigneuse-ment évitée par l’intelligentsia dominicaine, une approche en rupture, d’unepart, avec un certain flou entretenu sur la race du peuple dominicain et, d’autrepart, avec les critères de représentativité imposés selon lui par les Européensà travers la colonisation. L’élaboration de cette identité prendrait en comptel’individu dans ses réalités historiques, sociales et culturelles et dans la pers-pective de son intégration dans l’aire caribéenne.

Son premier recueil de poèmes, publié en 1980, s’intitule Aquí... otroespañol et est signé du « no escritor » Blas Jiménez. Ce titre est symboliquede la volonté de l’auteur de s’opposer aux thèses fondamentalistes d’une cer-taine culture dominicaine basées, comme il a été dit, sur une hispanité défi-nie à travers des paramètres précis : une race, une histoire, une langue, uneculture, une religion. Il établit dès le premier poème « Yo » le constat de sa« non-existence » en ces termes :

Soy el negro del caribe que no tiene tierra, patria, ni universo…

perdido en el momento y viviendo como si todo fuera pre-fabricado enla máquina del tiempo…9

S’approprier un « je » en conformité avec une réalité et un vécu devientune nécessité pour sortir de ce mal-être. Cette appropriation s’exprimecomme une revendication venue du plus profond de son être dans ce poèmeintitulé « Tengo » où il clame son envie de se sentir noir, pour toutes les fois,écrit-il, qu’il a été blanc ou indio, de se sentir noir tout simplement parce qu’ilest noir10. En faisant ce choix, l’auteur ne nie pas les difficultés à affronternotamment les discriminations encore en cours dans le pays. D’ailleurs illes dénonce dans leurs aspects les plus significatifs comme ceux relevant

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d’une altération mentale qui tendrait à créer une forme d’apartheid sociale etmorale :

¡Oye negro!¿qué haces ahí?¿qué haces?¿no ves que no puedes?¿no ves que no debes?¿no ves que eres negro?[…]¿qué haces?¿qué haces ahí?eso es para criolloseso es para españoleseso es para libertadoreseso es para los de aquí…11

Prenant le contre-pied de toutes les dévalorisations de l’apparence physi-que, le poète exalte la noblesse de la différence et l’orgueil de ce que l’on està travers ces portraits d’hommes et de femmes saisis dans leurs activités quiémaillent les différents recueils12. Bref, il propose de détruire les opinionsreçues en leur opposant un véritable culte de la « négritude » :

Oui ! Il faut, dit-il, surévaluer notre négritude. Crier que nos cheveuxsont bons parce que le vent ne les soulève pas. Dire merci à nos dieuxde nous avoir couverts de mélanine pour nous protéger du soleiltropical. Il faut donner libre cours à nos complexes refoulés et danserle merengue au rythme du tambour13.

Ces complexes et discriminations qui poussent le Noir à l’aliénation pours’assurer une survie au sein du groupe, l’auteur les traite sous l’angle de ladérision et de l’absurde surtout pour opposer l’« être » et le « paraître » etdénoncer la pression populaire qui s’y rattache :

¿Por qué quieres ser negro?eres indioindio claro¿Por qué quieres ser negro?eres dominicano...14

De l’origine africaine du Noir dominicain, Blas R. Jiménez ne fait pasmystère et s’aligne d’emblée dans la mouvance des rénovateurs des années 70.La mère patrie, toujours évoquée en parlant de l’Espagne, est ici attribuée àl’Afrique15, l’Afrique à travers sa culture et à la mode des comparses cubainesde Nicolas Guillén :

Mumba yumbo – mumba yumboel negro caólo está moribundo.Yumbo mumba – yumbo mumba,la negra Tomasa bailando la rumba...16

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Cependant, il est à noter la discrétion de l’auteur pour ce qui est de l’apportreligieux de l’héritage africain. Certes, il rejette ce dieu occidental, ce mauditdieu qui n’a rien apporté au Noir sinon douleurs et promesses non tenues17,mais n’en interpelle pas moins le divin, plus en tant qu’entité spirituelle qu’entant que divinité religieuse18 et, à ce titre, fait rarement état des dieux africainset encore moins des divinités en honneur dans le vaudou dominicain…

L’histoire est loin d’être absente de la phase de construction identitaire :elle est là pour créer une autre image et réhabiliter l’homme. Ainsi l’auteurs’attaque aumythe fondateur, celui de la découverte par Christophe Colomb etdans le poème « A Colón » interpelle l’amiral en ces termes :

…Cristóforo¿Quién eres?no eres.Bien sabes que nada descubristebien sabes que ellos llegaron primeroesos africanos llegaron primeropescadores, plantadoresafricanos que llegaron primerobien sabes que llegaron primeroCristóforo¿Quién eres?No te recuerdoNo eres…19

Il y évoque aussi la route utilisée par ces Africains – les courants équato-riaux – et surtout la finalité de leurs voyages plus empreinte de fraternité quede conquêtes avides.

De telles assertions viennent en toute ligne de la publication des travaux,en 1976, de l’anthropologue et linguiste Ivan Van Sertima sur l’arrivée auxAmériques, bien avant Christophe Colomb, des Noirs de la côte d’Afriqueoccidentale. À en croire Blas Jiménez, cette possibilité devrait ouvrir à lacommunauté noire de nouveaux horizons historiques20.

Par ailleurs, prenant le contre-pied des perspectives habituelles, celui-ciprend comme point de référence à l’étude de l’histoire de son pays l’histoiredes Noirs qui l’ont bâti concrètement, économiquement, culturellement, auprix de leur liberté et de leur vie, de ceux qui se sont rebellés et qui aujourd’huine jouissent que de l’ingratitude de la nation pour l’œuvre accomplie :

¡Carajo Quisqueya!ni una calle para míni un mármol para míni un recuerdo para mí...21

Il fustige ces historiens dominicains qui ont délibérément occulté dansleurs travaux les héros noirs tels Sebastián Lemba ou Diego de Ocampo,

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« ces esprits présents, écrit-il, qui brisent le silence de la lâcheté et continuentà faire peur aux descendants des “maîtres” parce que les héros ne meurentjamais »22.

Cette re-connaissance identitaire, l’auteur l’insère dans un espace plusvaste que les limites de l’île : il l’inscrit d’abord dans l’aire caribéenne dansun pays qui, il y a encore peu de temps, se voulait essentiellement « latino »et pour qui la Caraïbe ne se limitait qu’aux îles hispanophones de Cuba etde Porto-Rico. L’Afro-Caribéen serait en quelque sorte l’élément fédérateurde l’espace caribéen par-delà les cultures issues des différentes métropolescolonisatrices. En ce sens, l’anthropologue Carlos Andújar dira plus tard queles conditions historiques nées de la rencontre des cultures africaines et euro-péennes auraient apporté les bases d’une interférence incessante des peuplesde la Caraïbe dans un monde de ressemblances d’ordre social, économique,politique et naturellement culturel23. Blas Jiménez dédie tout un recueil depoèmes intitulé Caribe africano en despertar à cet espace. Il l’a scindé entrois parties, chacune ayant pour sous-titre un des mots du titre. On y trouveun hommage à la Caraïbe à travers sa réalité géographique, son histoire, saréalité sociale souvent aliénante et l’évocation de son devenir. Par-delà les dif-férentes orientations politiques souvent prises après les dictatures, le domaineculturel reste sans aucun doute le lieu d’une possible fraternité :

Se puede escuchar en el merengue, calypso, reggae o salsael germen de la hermandadgermen de la esperanza…24

De sa vision du Noir caribéen l’auteur fait état dans un poème au titreévocateur « Ser negro en el Caribe es » : on y trouve une difficile et complexeintrospection où se mélangent penchants naturels et actes conscients, luttespour la survie et désirs de révoltes, en un mot une révélation de sa propreexistence25.

Au-delà de l’espace caribéen, la négritude de Blas Jiménez prendaussi une dimension américaine et latino-américaine. Elle traite desthèmes fondamentaux de la littérature afro-latino-américaine, à savoirla quête identitaire, la quête de justice et la quête de la reconnaissanceculturelle. Les nombreux contacts et déplacements de l’auteur en terresaméricaines attestent de son désir de ne pas s’isoler, de s’intégrer dansun ensemble tirant sa force des différentes minorités noires en malde connaissance et de reconnaissance : en atteste sa participation à laRed Continental de Organizaciones Afroamericanas et à des réseaux régio-naux tels Cono Sur, Pacto andino, Centroamérica, Norteamérica et lasAntillas26 et, outre l’écrivain haïtien René Depestre, son admiration s’étendà ce célèbre auteur colombien, chantre de la « négritude », Manuel ZapataOlivella, un modèle selon lui que les Noirs rénovateurs se sont imposés27.

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On peut dire que la République Dominicaine, dans sa démarcheidentitaire, s’est singularisée dans la Caraïbe en créant, aumoment où sévissaiten Europe le grand courant de la négritude de Senghor, Damas et Césaire, unereprésentativité à contre-courant, excluant de fait le Noir et consacrant un êtrenouveau l’« Indio », membre d’une « irréelle et abstraite humanité incolore ».C’est contre ce modèle que s’érige Blas Jiménez en mettant en avant les con-cepts de la négritude à l’heure même où la Caraïbe se tourne vers un nouveauconcept, celui de la « créolité » et des cultures créoles.

La négritude serait-elle un passage obligé pour le Noir dans sa quêted’identité ? La réponse ne fait pas de doute pour Blas Jiménez :

Nous devons comprendre que cette revendication raciale n’est ni unretour ni un désir de vivre dans le passé, mais une façon de nous rendrecompte que nous ne sommes pas européens et que nous ne devonspas nous sentir européens pour être des hommes. Nous sommes pardessus tout noirs, une fois acceptée cette réalité, nous pouvons deveniruniversels28.

Certes, le débat sur la question identitaire est loin d’être apaiséen République Dominicaine. Les tenants duNoir biologique et duNoir culturel,tel Manuel Núñez, ont largement droit de cité dans une population pas totale-ment débarrassée des a priori sur la question noire et en proie aux difficultésinhérentes à une présence haïtienne de plus en plus nombreuse. Cependant,l’ouverture des frontières pour les Dominicains et le regard extérieur quedécouvrent ceux de la diaspora sont des éléments formateurs de la prise deconscience d’une certaine réalité. En ce sens, les thèses de Blas Jiménez, mêmesi elles n’atteignent pas encore un large public, trouvent quelque écho auprès deceux osant s’affirmer « negro » et quelque expression dans la littérature domi-nicaine sous la plume d’auteurs tel le poète Tirso Medrano.

Monique BOISSERONUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. Frank Moya Pons, Manual de historia dominicana. Caribbean Publishers, 13èmeéd. 2002, p. 197.2. Joaquin Balaguer, La isla al revés : Haití y el destino dominicano. 4ème éd. 1987,p. 57.3. Franklin Franco Pichardo, Historia del pueblo dominicano. 1992, t. 2, p. 524-525.4. Emilio Cordero Michel. La Revolución haitiana y Santo Domingo. 4ème éd. 2000,p. 108-109.5. Pedro Andrés Perez Cabral. La comunidad mulata. El caso sociopolítico de laRepública Dominicana. 1967, p. 72

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6. « Para definir la negritud » in Hoy, 16 novembre 1984.7. « Negro de mi tierra » in AQUÍ……. otro español. 1980, p. 25-26.8. « La prisión del negro » in Hoy, 14 novembre 1986.9. « Je suis le Noir de la Caraïbe qui n’a ni terre, ni patrie, ni univers…perdu dans l’instant et vivant comme si tout était préfabriqué dans la machine dutemps… ».10. « Tengo » in AQUÍ……. otro español, op. cit., p. 31-32.11. « Remembranzas limitantes » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ).Colección Cimarrones, 1987, p. 46-47 :« Hé, toi le nègre !que fais-tu ici ?que fais-tu ?tu ne vois pas que tu ne peux pas ?tu ne vois pas que tu ne dois pas ?tu ne vois pas que tu es noir ?[…]que fais-tu?que fais-tu ici ?ceci c’est pour les créolesceci c’est pour les espagnols ».ceci c’est pour les libérateursceci c’est pour ceux d’ici… ».12. Voir « Negra N° 1 », « Afro-antillana » in AQUÍ… otro español, op. cit.p. 23, 55 ou « Canción para una negra centenaria » in Caribe africano en despertar.Colección Cimarrones, 1984, p. 44.13. « Negritud y complejos reprimidos » in Hoy, 28 décembre 1985.14. « Indio claro » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ).op. cit., p. 100-101.« Pourquoi veux-tu être noir?Tu es indio, indio claro, ...Pourquoi veux-tu être noir ?Tu es dominicain... »15. « Africa N° 1 » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 41.16. « Canción N° 1 », op. cit., p. 43.17. « Ese Dios », op. cit., p. 93.18. « Solo » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 57-59.19. « A Colón » in AQUÍ… otro español, op. cit., p. 5-7.« Christophe,qui es-tu ?Tu n’es rien.Tu sais bien que tu n’as rien découverttu sais bien qu’ils sont arrivés les premiersces Africains sont arrivés les premiersces pêcheurs, ces planteursces Africains sont arrivés les premiersChristophe,qui es-tu ?Je ne me souviens pas de toi

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tu n’es rien…»20. « Negros de Santo Domingo » in Hoy, 7 décembre 1995.21. « Exigencias de un cimarrón » in Exigencias de un cimarrón (en sueños ),op. cit., p. 22-31.« ¡ Carajo, Quisqueya !même pas une rue à mon nommême pas une statue à mon nommême pas un souvenir à mon nom… »22. Hoy, 24 de mayo de 1988.23. « El sincretismo cultural dominico-haitiano » in L’autre rencontre des deuxmondes. L’histoire sans Colomb. Société d’anthropologie, Tyanaba, juin 1992,p. 113.24. « Una hermandad que sólo se ha soñado a medias » in Caribe africano en des-pertar. Op. cit., p. 19.« On peut écouter dans le merengue, le calypso, le reggae ou la salsales germes de la fraternitégermes de l’espoir ».25. Ibidem26. El nativo. (Versos en cuentos para espantar zombies). Santo Domingo, EditoraBuho, Colección Cimarrones, 1996, p. 42-43.27. « Interiores de orgullo mulato » in Hoy, 12 avril 1994.28. Entretien réalisé en juillet 1994.

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AFRICAN HERITAGE IN THE DOMINICAN REPUBLIC:THE IMPACT OF THE HAITIAN REVOLUTION

INTRODUCTION

HISTORIOGRAPHY AND EPISTEMOLOGY

This presentation seeks to open up an epistemological debate aboutthe sources that feed our knowledge and understanding of Haiti and theDominican Republic and the manner in which their histories have beenwritten, within the context of the history of the Greater Caribbean and LatinAmerica. It will be guided by three fundamentally interrelated questions:

(i) How does the contemporary Dominican Republic embrace orreject the African component of its history?

(ii) How has the world embraced or rejected Haiti since whathad started as another slave rebellion mushroomed into thesuccessful creation of a sovereign nation-state?

(iii) How does the current Dominican ambivalence toward Africareflect the broader attitudes that have prevailed between the19th century and the contemporary period about Haiti andHaitians?

At stake in probing these questions is not only the evolving scholarship onCaribbean history but also the extent to which externally imposed and inheri-ted paradigms continue to distort our perception of the African experience inLatin America and the Caribbean.

HAITI BETWEEN AFRICA AND THEWORLD

About two years ago, Haiti celebrated the bicentenary of its independence.In the context of the challenges that have afflicted it in the recent and remotepast, however, this extremely important event in the history of humanity wasnot observed throughout the world with the same pomp and pageantry that

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greeted the bicentenary of the United States or the French Revolution. Thecontemporary attitude of disdain toward Haiti contrasts sharply with theadmiration and respect that a handful of radical individuals openly displayedfor the legacy of Toussaint Louverture throughout much of the 19th century.To substantiate, WilliamWordsworth’s ode and elegy to Toussaint Louverturetransforms the single most important pioneer of Haitian liberation into a uni-versal icon whose epic achievement transcends geographical boundaries orhistorical epochs:

To Toussaint L’OuvertureToussaint, the most unhappy man of men!Whether the whistling Rustic tend his ploughWithin thy hearing, or thy head be nowPillowed in some deep dungeon’s earless den;O miserable Chieftain! Where and whenWilt thou find patience? Yet die not; do thouWear rather in thy bonds a cheerful brow:Though fallen thyself, never to rise again,Live, and take comfort. Thou hast left behindPowers that will work for thee; air, earth, and skies;There’s not a breathing of the common windThat will forget thee; thou hast great allies;Thy friends are exultations, agonies,And Love, and man’s unconquerable mind.

Throughout much of the 20th century, and now in the first decade of the21st century, the Dominican Republic – perhaps because of its historicallyoften dramatic, generally tense and sometimes antagonistic relationship withHaiti – has been perceived both as the generator and disseminator of its ownpeculiar version of an official (i.e. State-sponsored) epistemology on Haitiand Africa. I would hypothesize, however, that the Dominican Republicsimply mirrors what had been a nearly universal pattern of subsuming thechallenges of Haitian nationhood under the rubric of the inability of Africansand their descendants to manage their own affairs. The rest of this study willcover two lines of analysis to illustrate this thesis: (1) the dominant and pre-vailing Dominican attitudes toward Haiti and Africa; and (2) the external,non-Dominican sources of such Dominican attitudes as these derive from andcan be traced to the Haitian Revolution.

AFRICAN HERITAGE IN THE DOMINICAN REPUBLIC

On February 24, 2001, Oh Magazine published the startling results of asurvey on the Dominican attitude toward Africa and came to the followingconclusions:

A diferencia de otros países con una población negra mayoritaria, lade República Dominicana sigue sin reconocer los aportes africanos

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a la cultura nacional, aferrada a una creencia de origen colonial yindígena.[…] Muchos dominicanos y dominicanas del mañana aún no tienenmuy claro qué estudiarán en la universidad. Sin embargo, cuando soncuestionados sobre la raza negra sus respuestas son contundentes.[…] La estrategia de ocultación y menoscabo de [África] hayque buscarla tanto en el pasado colonial como en los conflictos ycontradicciones que caracterizan a la sociedad dominicana en sudiscurso sobre raza e identidad como instrumento de lucha durante elmovimiento insurreccional que condujo a la separación de Haití.

The foregoing conclusions can be corroborated by the two verifiable fac-tors. First, Dominicans have been conditioned not to self-define as persons ofAfrican descent because «Indio» and «Blanco» are the two major descriptivecategories from which Government identifies them for general census andvoting purposes. Second, it is also taught, or at least insinuated, that Haitiis the microcosm or miniature version of Africa (therefore of a single dark-skinned race) that by a historical accident is territorially attached to a nation(the Dominican Republic) whose inhabitants are a cross between Taino andSpaniards. A partial conclusion that may be drawn at this juncture is thatin the paradigm of identity in the Dominican Republic Haiti and Africa aresynonymous and Haitians, and by implication, are Africans and belong to adifferent species of the human race.

As a widely disseminated, free daily newspaper, Diario Libre reachesmanyDominicans of different socioeconomic classes. Its portrayal of Haitianshas been very consistent. First, Haitians are in general not portrayed as sha-ring any physical or phenotypic features with Dominicans. Second, while itportrays the Dominican as sharing physical and phenotypic features that areidentical to those of the Spaniard, it fails also to recognize that Haiti played anindispensable role in the Dominican Republic’s War of Restoration.

The second source I consulted to verify the portrayal of the African com-ponent of Dominican history is the 2002 edition of La Cotica, the nationaltourism guide. Under the rubric «General Information» not a single mentionis made of Africa or enslaved Africans in Santo Domingo. Mention is madeof the Spanish origins of the country and a very informative overview is pro-vided of pre-Columbian Taino society, the cruelty of Spanish rule over theTaino as well as of the failed attempt by the Spaniards to enslave the natives.Nowhere, however is there even a remote allusion to the African presenceon these shores.1 And yet the archeological remains of the sugar plantationsand mills at Palave, Nigua, Diego Caballero, Yaguate, Cambita Garabito,and Ngombe (all within the National Capital District and viable sourcesof tourism revenue) remain as ostracized, silent witnesses to an importantchapter in the history of Espanola that no amount of denial will ever bleach.The rebellions that were led by Diego Ocampo, Sebastien Lemba and others

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could be analyzed as genuine trailblazers to the Dominican nation-state thatwas born on February 27th 1844 under the leadership of Duarte, Sanchez andMella and yet, consciously or subconsciously, they remain as anathema andmarginalized from the mainstream of Dominican political history.

The epistemological challenge is clear and may be formulated as fol-lows: Why is the Dominican portrayal of the Haitian and the African thatof a humanoid and not of a homo sapiens; and from whence emanates theself-perception in Dominican society that it is but a mirror image of westernEuropean genetic stock?2 Why is the experience of slavery relegated to abenign encounter between «impoverished Spaniards who ate at the same tablewith their slaves»? Why is there not a national day dedicated to the remem-brance of slavery?3 These issues are even more poignant when one takes intoaccount that even the European side of the Atlantic trade still recognizes thelasting legacy of the slave trade. The city of Nantes in France decided in May2004 to build a monument to the role of the city’s merchants and clergymenin the slave trade because 3,829 departures were recorded at the harbor withthe expressed purpose of sailing to Africa and participating actively in thetrans-Atlantic slave trade. The monument is expected to be completed thisyear and is estimated at a cost of over 1 million Euros. In addition, in May2004 Amparo Chantada called for a similar monument to be built in SantoDomingo:

Un punto de recordación seria el justo reconocimiento del sacrificioque hizo África a la prosperidad y colonización del continenteamericano […]. Santo Domingo fue ciudad primada de América en eltrafico humano […] Debemos rescatar ese valor cultural y reconstruircerca del Puerto de llegada un museo de la esclavitud donde se habledel sacrificio y del valor de esos hombres y mujeres, traídos de tierraslejanas y que con su resistencia contribuyeron a forjar los rasgosculturales de la gran mayoría de los pueblos del Caribe […].4

The underlying argument here is that for clearly historical and geogra-phical reasons, the Dominican Republic has been compelled, inadvertentlyperhaps, to inherit a vile and vindictive campaign of dehumanization and con-sistently antagonistic relationship that was begun by the non-Caribbean, non-Latin American world and for which it has had the dishonor of being expectedto execute by proxy. For those who think the current 20th century Dominicandisrespect for Haiti and, by implication, its official ambivalence toward Africaare innate, one simply has to analyze the following pronouncements:

[...] Yo admiro el pueblo haitiano desde el momento en que, recorriendolas paginas de su historia, lo encuentro luchando desesperadamentecontra poderes excesivamente superiores, y veo como los vence y comosale de la triste condición de esclavo para constituirse una nación libree independiente. Le reconozco poseedor de dos virtudes eminentes,el amor a la libertad y el valor ; pero los dominicanos que en tantas

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ocasiones han vertido gloriosamente su sangre, lo habrán hecho parasellar la afrenta de que en premio de sus sacrificios le otorguen susdominadores la gracia de besarles la mano? No mas humillación!No mas vergüenza. Si los españoles tienen su monarquía Española,y Francia la suya francesa; si hasta los haitianos han constituido laRepublica Haitiana, por que han de estar los dominicanos sometidos,ya a la Francia, ya a España, ya a los mismos haitianos, sin pensar enconstruirse como los demás? No, mil veces! No mas dominación! Vivala Republica Dominicana.5

The foregoing are the words of Juan-Pablo Duarte, recognized as the fore-most ideologue and architect of the Dominican Republic. Without question,Duarte is full of admiration and utmost respect for the Haitian people and inno way denigrates or ridicules them in the manner of contemporary newspa-per cartoon depictions. I am therefore reluctant to trace the problematic ofthe African heritage to the founding fathers of the Dominican nation alone,as some scholars have done. Instead, I would argue that what happened inthe Dominican Republic in the years immediately following independencehas happened in most Caribbean countries. Because of the legacy of slavery,the first generation of political leaders tended to be persons who can tracetheir lineage to a privileged socioeconomic background and racial group. Tosubstantiate, since it attained independence in 1962, Jamaica has had only onepresident of wholly African descent, P.J. Patterson:

Alexander Bustamante (Afro-Irish, brown-skinned)Norman Manley (Afro-English, brown-skinned)Michael Manley (Afro-English on both sides of his family, brown-skinned)Donald Sangster (Afro-Scottish, brown-skinned)Hugh Shearer (Afro-Irish, brown-skinned)Edward Seaga (Lebanese, white)P.J. Patterson (black-skinned)

Two additional factors, not racial prejudice, played a more importantrole in 20th century Dominican Republic to define the country’s stance asindifferent, at the very least to Africa, and blatantly adversarial toward Haiti.First, the Trujillo dictatorship played an extremely important role in fosteringthe image of Haiti as synonym of Africa and creating the romantic imageof the Dominican as predominantly European and Taino and absolutelynon-African. Andres L. Mateo’s book, Mito y cultura en la era de Trujillo,exposes the role played by well-known Dominican scholars and intellectualsin building, perhaps against their better judgment and will, what became thetheoretical basis for the Trujillo dictatorship from 1930 to 1961. He mentionsManuel Arturo Pena Battle in particular as the single most important ideo-logue and interpreter of Trujillo’s ideas. To bring it all home and to the early21st century, one need not look farther than the ideas propounded by the late

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caudillo Joaquin Balaguer. In his book La Isla al reves, he affirms that laraza etiopia es una raza tarada, literally, Africans are a retarded race.The shame that Africa, and by proxy, Haiti represents in the Dominicansociopolitical scene came to a head when Pena Gomez ran for the presidencyand his ancestry became an obstacle. In his attempt to defend himself, evenPena Gomez could not come to terms with his Haitian origin and resorted toa written rebuttal that traced his ancestry to the Zarzuela family from Spainand not to Haiti or to Africa.6

Second, the dominant historical scholarship in the Dominican Republictends to present the African component of the region’s history as minimal.While the Universidad Autonoma de Santo Domingo organizes seminarsand workshops on Africa, there are no degree courses or majors in AfricanStudies. A small group of sociologists, anthropologists, musicians and artistsin the country use every and any opportunity they get (in social, culturalor academic circles) to celebrate the African component of Dominicanhistory and culture at the risk of being labeled traitors and unpatriotic.7 Imake this statement because I know full well that even Argentina, the LatinAmerican country that claims to be the whitest, offers courses and degreework in African history at the University of Buenos Aires. In the DominicanRepublic, the problematic has been compounded by the fact that the foremosthistorical texts used at the secondary and university levels, although in gene-ral carefully researched and well written, reinforce the notion that the Africancontribution and component of identity has been insignificant at best. I shallcall the minimization of the African heritage and the exaggeration of theCanary Island migration the «Canarian hypothesis».

I shall illustrate the foregoing point with an analysis of Frank Moya Pons’sbook, The Dominican Republic: A National History (New York, HispaniolaBooks, 1995). Of course, Moya Pons does not deny the presence of Africans inthe Dominican Republic. However, on the basis of the data he provides, CanaryIsland immigrants take on an exaggerated and nearly mythical proportion inthe demographic and economic growth of the Dominican nation. I am raisingthese issues because as a historian I am aware that a significant number of thosewho enter the field do not always work with figures. While my analysis of MoyaPons is a work-in-progress that was begun six months ago, I have computed allthe figures mentioned in the book about Canary Island immigrants and Africanslaves and came to a very disturbing conclusion: the small Canary Island sup-plied the founders of several Dominican towns and cities. Incidentally, CanaryIsland immigrants are also claimed by some scholars of Puerto Rican andCuban history as an important source of voluntary immigrants to populatethese territories.

Let me point out that the primary sources of the statistical data used byMoya Pons are not always indicated or alluded to in the text. However, thereare more serious reasons why the Canarian hypothesis should be revisited.8

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First, before the 16th century, the Black Death had resulted in the loss ofbetween 20 to 30 percent of Europe’s population. The Canary Islands alonecould not have recovered that quickly to supply more than 115,000 migrantsover an eighty-year period to eastern Espanola (what eventually became theDominican Republic in 1844). Second, demographers estimate that between1846 and 1890, 377,000 Europeans migrated per year to areas outside ofEurope: it is highly improbable that the Canary Islands could have supplied14,000 immigrants (or nearly 4 percent of the number of European emigrants)each year for an 80-year period. Third, the life expectancy at birth for Europein 1900 was 47 years and it was probably about 30 to 35 in the 18th century.9

Even assuming that the families consisted of six members (vecinos), it ishighly unlikely that all six members of a given family would have survived ina harsh tropical environment replete with malaria and debilitating intestinalparasites, to become the dominant genetic or cultural pool of the DominicanRepublic. Finally, other scholars provide divergent yet more compellingfigures for Europe’s demography from the 16th through the 19th centuries.According to Robert Cassa the population of whites in eastern Hispaniolabetween 1550 and 1800 was between 11 percent and 20 percent of the entirepopulation, meaning persons of African ancestry must have accounted foranywhere between 80% and 89% of the colony’s population.10 Salvador Braualso provides the ratio of whites to blacks in Espanola from 1570 to 1673 was6:1 (specifically, that there were 30,000 enslaved Africans in comparison withonly 5,000 white Spaniards).11

THE HAITIAN REVOLUTION AND THE REST OF THE WORLD

The Haitian revolution is the most dissected case study of sociopoliticalchange in the history of humanity, and rightly so. To respect Haiti and theHaitian spirit, as Juan-Pablo Duarte did, one needs to necessarily appreciatethe magnitude of obstacles that these sons and daughters of Africa, whetherblack or mulatto, had to overcome in a world where being 100% Europeanand white was the sole avenue to guaranteed political representation, socialmobility and prestige, and economic prosperity:

• Haiti was the richest market for the trans-Atlantic slave trade,between the western African seaboard and the Caribbean.

• Over the period of 100 years that France held the western third of theisland that Columbus called Espanola, at least one million Africanswere forcibly transported from the western coast of Africa to Haiti.

• The mortality rate of the servile labor was 50%; and slaves wereseldom replaced through natural reproduction.

• After seven (7) years a planter could amortize whatever initialinvestment he had made in an enslaved workforce.

• The return on investment was 12%.

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• Haiti accounted for 40% of France’s foreign trade by the 1780s andthe 7,000 plantations absorbed 15% of United States exports.12

• The coastal plains of Saint-Domingue produced 40% of the world’ssugar and more than 50% of the world’s coffee.13

• Thousands of slaves escaped into the areas between what is nowsoutheastern Haiti and the entire area between Pedernales, SanCristobal and San Jose de Ocoa in the Dominican Republic.

• In 10 years of sustained internal and international warfare, Haitimanaged to establish a new political state of entirely free individualswith some ex-slaves constituting the nucleus of the new politicalauthority.

The course of the Haitian Revolution cannot be separated from the widerconcomitant events of the later 18th century. That is why I think the notion ofHaiti as the first Black Republic is itself misleading and racist. It is mislea-ding because Ethiopia is the only nation on the African continent – the partthat after 1823 Frederich Hegel began calling Black Africa – that never expe-rienced colonization. Indeed, Ethiopia defeated Italian forces at the Battle ofAdowa in 1896 and celebrated that victory, in the midst of its own extremelytrying challenges in 1996. The notion is also potentially racist because poli-tical struggles are not biological quests for survival and so long as there areno first or second white or yellow or brown republics on planet earth, someserious explanation is needed to illuminate why Haiti is the only nation-statewhose war of independence is perceived and portrayed in racial terms.14 Iwould argue that what makes Haiti a distinct case study is not that its popu-lation was predominantly black or of African descent but that it has remaineda thorn in the flesh, a nightmare for European historiography for a number ofreasons:

1. The Haitian Revolution mirrored the violence that characterizedevery social change in 19th century Europe, particularly the Americanand French Revolutions. Unfortunately, the violent nature of Haiti’sparticular revolution is surreptitiously attributed to a perceived savageAfrican past of its architects. The fact is that the seeds of the crueltywere sown by the very nature of slavery and by the use to which theFrench put their free colored populations in Haiti well before 1804.During the decades of French forays into Spanish territories andislands in the 17th to 18th centuries, slaves and free colored soldierswere relied upon extensively as the principal military and police forceand were used at the height of slavery in Saint-Domingue. Accordingto the chronicles of Jean-Baptiste Dutertre in the 17th century: «Theyare valiant and hardy in the face of danger, and during all desperateencounters which our colonists of Saint Christopher Island have hadfrom time to time with the English, they have been no less redoubtableto this nation than to their masters… They have so well done their

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duty, setting fires everywhere while our Frenchmen were in battle,that they have made no small contribution to the famous victory whichFrance won over England.»15

These forces were used to track fugitive slaves and to defend the borderwith Spain. In fact in 1721 a regiment of blacks and mulattos knownas the Compagnie de Negres-Libres was organized as an elite defenseforce. Following the Mackandal conspiracy in 1758, it was reorganizedinto the Compagnie de Chasseurs de Gens de Couleur and in 1768 wasused against fugitive slaves. This unit served in Savannah, Georgia in1779 for the independence of the United States.

2. The Haitian model of state formation challenged the European modelof revolution and social change as had occurred in 1776 in the UnitedStates and in France in 1789. In the United States freemen heldslaves even after the Revolution of 1776 while all slaves and mulattos(including the freemen) were viewed with suspicion as potentiallysubversive to the status quo that wanted to gain freedom from Britainbut had every intention to withhold these very inalienable rights fromAfricans, Native Americans and their descendants. In Haiti, freemengenerally joined forces with slaves to smash slavery.

3. TheHaitian Revolution providedmoral inspiration for those in bondageand affected the Americas very profoundly. It triggered rebellions inSt. Kitts and Jamaica and sent a wave of immigrants fleeing to otherislands in the Caribbean, the United States and Europe. The collapseof the French plantation economy in Saint-Domingue led to therevitalization of agricultural production in Cuba, Louisiana and PuertoRico.16 Gabriel Prosser (Virginia, 1800), Denmark Vesey (Charleston,1822), and John Brown (Harper’s Ferry, 1860). It also fuelled the anti-slavery crusade within Europe and forced Europeans to critically facetheir hypocrisy of wanting to break from bondage while holding othersin perpetual servitude. A letter written by Victor Hugo to ToussaintLouverture aptly illustrates the trans-Atlantic impact of the HaitianRevolution (See Annex 1).

4. Haiti also challenged the notion that slavery produced «social death»among enslaved Africans in the Diaspora. In fact, it was the HaitianRevolution that transformed Adam Smith into a visionary. Rememberthat his book The Wealth of Nations appeared in the auspicious yearof 1776 and argued that «the work done by free men comes cheaperin the end than that performed by slaves».17 Smith’s idea that slaverywas expensive and inefficient because it wasted land and did notfree workers to become a part of a free market, would be borrowedsome two hundred years later by such dependency theorists as WalterRodney and others who have pointed out that slavery ended notbecause of the sudden realization of the 19th century European that

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slavery was wrong but because after fuelling the accumulation ofcapital for Western Europe between the 16th and 19th centuries, slaveryhad simply become economically obsolete and needed to pave way fora free-market economy.

5. Haiti was excluded from international trade, especially the trans-Atlantic commerce that had been sustained overwhelmingly bythe blood, sweat and tears of her very own sons and daughters.18

The United States was first to spurn her. By daring to hold its ownagainst the ideologues of the perceived racial inferiority of Blacks anddefeating France, Spain and Britain, Haiti had committed a mortalsin. Senator Thomas Hart Benton remarked in 1826: «We receive nomulatto consuls or black ambassadors from Haiti [because we] willnot permit of fruits of a successful Negro insurrection to be exhibitedamong [us]».

6. The diplomatic tangles and alliances among Britain, France andthe United States left Haiti completely out. Beginning with atrade embargo in 1806, two years after Haiti had proclaimed itselfindependent, the United States began a century of economic ostracismthat crippled Toussaint’s vision of a powerful commercial powerhousein Latin America and the Caribbean. In essence, Haiti’s revolutionwas destined to a blighted future. Yet the unkindest cut of all was tohappen in 1825 when France imposed an exorbitant «indemnity» inthe amount of $60 million (in today’s terms $21.6 billion) in return fordiplomatic recognition and an end to Haiti’s economic isolation. Wellover 100 years later, in 1947, Haiti managed to make the final paymenton a consolidated debt that it had incurred to repay the loans it hadtaken to pay the indemnity. Not surprisingly, Haiti has never beenable to break free of the legacy of poverty and misery imposed by thisonerous debt burden.

7. Even without the economic embargo and the debt burden, Haiti’sfuture would still have been a tough road to travel: (i) the level ofilliteracy among slaves was exceedingly high; the institution of trans-Atlantic slavery in the Americas did not have any mission to educatethe enslaved; (ii) the mistrust between blacks and mulattoes; (iii) atwelve-year war that had decimated the male workforce, leaving theratio of women to men at 3: 1

8. Given the nearly unanimous antagonism of all the most powerfulnations in the 19th century, Haiti’s was compelled to devise of survivingterritorially, in other words, more militarily than economically. Dozensof protective fortresses were built under Jean-Jacques Dessalines,leading to an over-militarization of the nascent nation-state, as formerslaves who could not read and write French sought access to social

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mobility by joining the military and the relatively educated mulattodominated the civil service.

9. Finally, and most of all, however, the Revolution affected thepsychology of whites and blacks throughout the Atlantic world andsensitivity to race, color and status across the Caribbean would neveragain be the same. When Napoleon sent his brother-in-Law Gen.LeClerc to put down the Haitian rebellion, the order he gave was«smash those gilded Africans and we’ll have nothing else to wishfor». After the Haitian Revolution, for the first time in the Diaspora,enslaved persons of African descent often wrote, sang and reminiscedabout «Africa», not about their specific ethnic groups of origin. To alarge extent, the gift of Latin America and the Caribbean, particularlyof Haiti, to Africa has been to provide it with the ideological impetusof Pan-Africanism, an ideology that would underpin the anti-colonialstruggle from the late 19th century to the late 20th centuries.19 Whilethe Duvalier dictatorship persecuted the cream of Haiti’s youth, Togo,Senegal, Zaire and Ghana benefited greatly from the skills of tensof thousands of Haitian professionals who chose to live and work inAfrica instead of opting for the creature comforts of France, Canadaand the United States.

CONCLUSION

The foregoing analysis should lead us back to our initial premise and ques-tion: Is there something wrong with the official Dominican stance toward theAfrican component of its history? This presentation posited and sustained theargument that what may be perceived as a Dominican monopoly, in terms ofthe portrayal of Haiti as Africa and of the Dominican Republic as European,is logical in the context of the dominant tendency to stigmatize African ori-gins and glorify that which is European, or appears to be so, and that it maynot necessarily have born out of the war of independence. The fact is that,from what we have analyzed, Haiti never had any allies during its revolutionnor has it had any real powerful sympathizers, from the 18th century to thepresent and the Dominican Republic must be perceived as the culprit in atwo-century old policy of exclusion against Haiti.th I have also suggested thatthe official Dominican perception of identity tends to waver between rejectionand minimization of the African component of its culture and illustrated thispoint with an analysis of Frank Moya Pons’s book: it recognizes the Africanpresence but then, on the basis of the data contained in his own book, glorifiesthe role of Canary Island immigrants over that the these very Africans.

Toward the end of 2005, the dancing drama tradition of the English-speaking eastern Caribbeans who settled in the Province of San Pedro deMacoris, in the Dominican Republic was proclaimed an intangible heritageof humanity, thanks to the diligent work of a core of individuals eager to

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salvage a cultural expression as well underscore the contributions of Africato Dominican culture. However, a lot still remains to be done. The lack ofthe political will to take on the hangover from the Trujillo era that describesDominicans as either «blanco» or «indio» should be seriously placed in thepublic forum. For us assembled here this morning, the task ahead should bethree-tiered. First, find a way to reconcile the identity of Latin Americansand the Caribbean with the reality of the region’s historical heritage, whichdefinitely and positively must include Africa. Second, the historical records,whether they are secondary texts or primary sources, should be revisited andused as the nucleus of scholarly debates and exchange that can enhance ourlevel of understanding as well bridge the gap between specialists and non-specialists and between institutions of higher education and popular culture.Specifically, earning worldwide recognition for Cocolo culture and catego-rizing these very Cocolos as «indio» on their cedulas reveals a serious riftbetween the myth of embracing Africa and the reality of benignly neglectingan important component of Dominican culture. Third, efforts should be madeto ensure that spaces are created to allow intellectuals of the English, Frenchand Dutch-speaking Caribbean to combine and share their specialized workson various topics that can provide a more balanced and accurate reconstruc-tion of the African experience in the Americas.

Lincoln Thomas SAMPONGPontificia Universidad Católica

Madre y Maestra (République Dominicaine)

Notes

1. The relevant pages of the 2002 edition of La Cotica are attached for quick perusal.The tourism guide of 2005 represents a marked contrast to that of 2002 and clearlyportrays the presence and contribution of Africa to the making of Dominicansociety.2. For an analysis that challenges the officially accepted notion of the Dominicanessas coterminus with whiteness see Franklyn J. Franco, Los negros, los mulatos y lanacion dominicana.3. The first-ever program organized to commemorate UNESCO’s call for theremembrance of slavery was held in August of 2005 jointly by UJEDO and CIAMand with the sponsorship of the Ministry of Culture.4. Amparo Chantada, «Para un monumento a la esclavitud» in Hoy, Martes 29 dejunio de 2004, pagina 12.5. Jose Maria Serra, Apuntes para la Historia de los Trinitarios, fundadores de laRepublica Dominicana, Santo Domingo, Imprenta de Garcia Hmos, 1887, p. 23.Reproduced in the Boletin dels Instituto Duartiano, Ano 11, No. 4, Abril-Junio,1970.

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6. Victor Salmador, Jose Francisco Pena Gomez (undated).7. Scholars such as Dagoberto Tejeda, Carlos Andujar, Carlos Hernandez, JoseGuerrero and Juan Vasquez Acosta, all professors at the Autonomous University ofSanto Domingo, diligently prove the African dimension of Dominican history in allcourses they teach.8. Carlo M. Cipolla, The Economic History of World Population, London, 1979.Other useful works include Carlos Larrabazal Blanco, Los negros y la esclavitud enSanto Domingo, Santo Domingo, Ediciones la Trinitaria, 1998, and Carlos AndujarPersinal, La presencia negra en Santo Domingo, Santo Domingo, Ediciones UAPA,1997.9. Op. cit., p. 101.10. Robert Cassa, Historia Social y economica de la Republica Dominicana, SantoDomingo, Editora Alfa y Omega, 1975, p. 112.11. Salvador Brau, Historia de Puerto Rico, San Juan, Edicion Coqui, 1966,p. 70-71.12. David Geggus, Slavery, War and Revolution, p. 6.13. Op. cit.14. Perhaps one of the finest tributes to the universality of the Haitian Revolutioncomes from Henry Adams who had this to say about Toussaint Louverture: «Thelife of Toussaint Louverture has been recorded as often as that of Napoleon. Hisinfluence upon destiny has been more profound than that of any European head ofstate».15. Jean-Baptiste Dutertre, Histoire générale des Antilles habitués par les Français,4 vol. (Paris, 1667-71), 2; 499 cited in Gwendoly Midlo Hall « Saint Domingue » inNeither Slave Nor Free.16. Hunt, Haiti’s Influence on the Ante-Bellum South (?)17. Adam Smith, The Wealth of Nations, New York, 1776, p. 184.18. According to Eugene Genovese, Toussaint «did not seek to turn the blacksof Saint-Domingue into Europeans but to lead them toward a recognition thatEuropean technology had revolutionized the world and forced all people to parti-cipate in the creation of a world culture at once nationally varied and increasinglyuniform. From that moment, the slaves of the New World had before them the possi-bility of a struggle for freedom that pointed towards participation in the mainstreamof world history rather than away from it.»19. From Algeria in 1962 to South Africa in 1990, the notion of «Africa» was a dri-ving, unifying force for anticolonial forces and ideologues.

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Annex I

Hauteville-House, March 31, 1860

Dear Sir:

Your letter struck a cord deep inside my heart. You are truly a nobleambassador of the Black race that has long suffered oppression and disdain.From one end of the earth to the other, the embers of freedom stoke deepwithin the breast of all humans, and you rank among those whose deeds aretestimony to this principle. Could there have been more than one Adam, ourcommon progenitor? No matter how deeply philosophers ponder the question,there is but one God. There can only be one Father, and we are all brothersand kinsfolk. It is for this truth that John Brown laid down his life; it is for thistruth that I continue to struggle. You have expressed your gratitude to me butno words can adequately express how deeply your missive moves me. Thereare no Blacks or Whites on God’s earth; there are only minds, and you rankamong the greatest of these. Before God, all souls are pristine, unblemished.

I love your country, your race. I admire your freedom, your republic. As Ipen these words, your majestic and charming island has become the source ofimperishable pride for all freedom-loving souls throughout the world becauseyou have dared to blaze the trail and break the chain of despotism.

Your island will help us to destroy slavery.

Slavery is bound to disappear. What the slave states of the United States havejust crucified was not only John Brown but slavery as well.

Henceforth, the United States may as well be considered a fractured union. Iam truly sorry about arriving at such a conjecture; for such a path will onlylead to self-destruction. John Brown is the sacrificial lamb that lies prostratebetween the north and the south.

We cannot idly stand by. There cannot be two culprits to such a heinouscrime. Forge ahead with the task that you have undertaken, you and yourcompatriots. Haiti is now a beacon. Such a solace there is to reckon that thehand of a Black man holds aloft a stellar light among the torchbearers onhumanity’s journey toward the beacon of progress.

Your brother,

Victor Hugo.

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Annex II

Lincoln Thomas SampongPUCMM (RSTA)

Data Analysis of Moya Pons: The Dominican Republic:A National History, 1995.

Demographic Attrition: Quisqueya/Haiti Tainos, 1492-1520

Year Population Survival Rate (%)1492 400,000 1001508 60,000 15.01511 33,523 8.41514 26,334 6.61516 11,000 2.81519 3,000 0.71520* 500 0.1

* To all intents and purposes the first 15 years of contact with the Spaniards sounded thedeath knell of the native inhabitants of Quisqueya/Haiti. Enriquillo is said to have led the lastvestiges of Taino demographic resilience into the mountains.Source: p. 27, 34, 35 and 37.

Demographic Evolution: French Hispaniola, 1681-1789

Year Planters Indenturees Mulattos Slaves Total1681 4,000 1,565 1,220 1,063 7,8481716 30,000 100,000 130,0001789 28,000 520,0001844 800,000

Source: p. 68, 77, 82, 87 and 92.

Comparative Military Strength, 1718

Spanish Hispaniola French HispaniolaPopulation 18,4101 30,0002

Force Strength 3,705 10,000as Percentage 20% 33%Blacks & Mulattos n.a. 100,000Force Reserve n.a. 20,000as Percentage n.a. 20%Ratio (SP: FR) 1 10

1. Refers to number of «inhabitants» and matches figures for 1718 in Table B1.2. Refers to number of «free persons» but actually matches figure for the planters populationshown in Table B.2.

n.a. = Neither available, alluded to, nor provided.Source: p. 76-77.

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Demographic Evolution: Voluntary andForced Migrations to Hispaniola, 1528-1844

Year SpaniardsCanaryIslands

ImmigrantsSlaves Maroons Census

Figures

PercentChange(%)

1528 1,000* 9001 1,9001542 5,0002 5,0001546 5,000 12,000 17,0001568 20,000 20,0001586 -503

1607 9,648 9,6841669 4004 4001630 x,xxx5

1684-1768 115, 2726 115,2721718 18,410 8.21739 30,158 63.81769 73,319 143.11783 80,0007 9.11789 180,000 2231796 162,000 -101809 90,000 -501844 126,000 40

* Royal Edict prohibits unauthorized emigration from Hispaniola.2. Unspecified: «several hundred newly arrived slaves» (p. 40).3. Average of 3.000 and 7.000 (p. 41).4. Half the slave population would subsequently succumb to a smallpox epidemic by 1586.However a batch of 400 slaves «arrived» in 1669 but the nearly insolvent residents couldafford to purchase only 140 of them.5. The Crown authorizes the importation of 3,500 Africans annually to the Spanish Indies:there is no disaggregation of the number that was forcibly transported to Hispaniola orinformation on how long this legal instrument was enforced or lasted; and it is thereforedifficult to compute with any degree of accuracy the influx of enslaved Africans into theSpanish side of Hispaniola (p. 60). Incidentally, it is reported that in the same year (1630) 62slaves fled to Spanish Hispaniola from French territory and were granted refuge and freedom(not land) by the Authorities.6. Slave population said to be «insignificant» due to loss to smallpox epidemics ormaroonage.7. This aggregates the data from Table B.3, based on the assumption that in addition toindividual migrants each migrant family comprised at least 6 members. (The Spanish originaluses the term «vecinos» which referred to 6 to 7 members. To err on the side of caution, thelower of the two figures will be used, hence 6).

Source: p. 40, 41, 45, 48, 50 60, 64, 76, 88, 100, 116 and 185.

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Economic Evolution: Livestock Export from Spanish to FrenchHispaniola, 1712-89

Year Heads ofCattle

MonthlyVolume

Price perhead

(in Pesos)

AnnualValue

(in Pesos)

Tax perhead

(in Pesos)

RoyalRevenues(in Pesos)

1712 10,0001714 14,00017401762 800 17.5 280,0001 2.5 700,0002

17643

1783-89 105,000 30.0 315,000 3.0 945,0001. Note: There is a gap between the arithmetically accurate computation of 280,000 and thefigure of 168,000 that is cited by the text (p. 82).2. This significant increase in colonial revenues may have fuelled the decision by theViceroyalty of New Spain (Mexico) to cease subsidizing the Canary Island immigrants.3. Free livestock trade between the French and Spanish sides of Hispaniola.Source: p. 82

Crown-sponsored Migrations to Hispaniola

Year Origin No. ofFamilies*

No. ofIndividuals Destinations

1684-91 Canary Is. 323 1,615 San Carlos, Banica (F)1684 Canary Is. 100 Santo Domingo1690 Canary Is. 100 50% to Santo Domingo1687 Canary Is. 300 Western Hispaniola1690 Canary Is. 50 Santo Domingo1691 Canary Is. 941692 Canary Is. 1,615 Various1695 Andalusia 18,000 Western Border1718 Canary Is. 50 SD, PR, Caracas1733* San Juan de la Maguana (F)1735-37 Galicia/Catalonia Puerto Plata (R)1737 Canary Is. 40 Puerto Plata (R)1741-63**

1751 Canary Is. 200 Monte Cristi (R)1751 Canary Is. 100 Puerto Plata1756-60 Canary Is. 300 Sabana de la Mar (F)1757 Canary Is. 26 Azua1760 Canary Is. 601763 Canary Is. 292 Bani (F)1768 Canary Is. San Miguel de Atalaya (F)Total*** 19,212 2,115

(R) Repopulation (F) Settlement founding* Each family, in accordance to the use of the term «vecino» in the original Spanish, musthave comprised between 6 to 7 members. In other words, the figures for this column should bemultiplied by at least six in order to obtain an accurate headcount of the number of individualswho migrated.

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** The Crown-sponsored emigrations to Hispaniola were interrupted in 1725 and resumedin 1737.***From 1741-63 the Spanish Crown subsidized the Canary Island migrations with an annualamount of 16,000 pesos that was disbursed from the coffers of the Viceroyalty of New Spain(Mexico) to 50 families. In 1763, the disbursing authorities recommended the cessation of theprogram because it had become financially unsustainable (p. 80).****Cumulative total excludes the sub-period estimates for the period 1684-91, to avoid doublecounting.Source: p. 78, 79 and 80.

Economic Evolution: Comparative Table of Sugar Mills:16thC to 18thC

YearSpanish Hispaniola French Hispaniola

In-operation In-progress In-operation In-progress

1527 27

1701 55 90

1711 100 145

1783 31*

*Eleven (11) of these were located between the Nizao and Ozama Rivers; 20 others werescattered around the capital with the largest (belonging to the Jesuits) «employing 50 blackslaves».Source: p. 74.

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APORTACIONES CULTURALES HAITIANASA LA CULTURA DOMINICANA

Desde el Siglo XVI, cuando haitianos cimarrones huían de la impuestaesclavitud, hasta el presente Siglo XXI, se han reportado las inmigracioneshaitianas, las mismas, según refieren algunos historiadores: iniciaron masiva-mente después de terminada la guerra dominico haitiana, cuando campesinoshaitianos se establecieron mediante una invasión pacifica en el lado domini-cano, donde practicaron una agricultura de subsistencia.

Luego de la guerra de independencia en 1844, y años antes de la invasiónnorteamericana en 1916, inicia la inmigración de haitianos legal, éstos lle-gaban para dedicarse a trabajar en las labores asociadas a la producción delazúcar, dulce que hasta el siglo pasado fue uno de los principales sostenes dela economía dominicana.

Durante la época de la dictadura de Rafael Leonidas Trujillo, ocurre unamatanza de haitianos, cuyos motivos aún están siendo descifrados por la his-toria, aunque es sabido que Trujillo, fue el primero en alimentar la xenofobiaen el país.

Pero fue en el año 1966, cuando República Dominicana y Haití, firmaronun acuerdo relativo a las operaciones de reclutamiento de trabajadores agrí-colas haitianos para su empleo en la República Dominicana. Para el periodode zafra comprendido entre los años 1978-1979, fueron reclutados 15,000.00haitianos, por los cuales el gobierno dominicano pagó la suma de un millóndoscientos mil dollares.

Con el paso de los años, la inmigración haitiana, ilegal, es muy notoriaen el país, por lo que es posible observar a varios de éstos inmigrantes, encomunidades rurales muy apartadas, como es el caso de algunas que confor-man la provincia sur de San Ocoa, en donde a escondidas viven decenas dehaitianos, en su mayoría hombres dedicados al trabajo de la siembra y reco-lección de café, contratados por dueños de fincas dominicanos a quiénes porsu condición, les pagan ínfimos salarios o en el peor de los casos le retienenlo ganado.

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Muchos de estos nacionales haitianos llegan hasta el lado dominicanocon la esperanza de mejorar sus condiciones de vida, pues la mayoría soncampesinos ignorados en su país, donde debido a la situación política y socialimpuesta desde el siglo XVIII en dicha República, cuando era la colonia máspróspera de Francia, hasta el momento, existen dos clases sociales. La de losricos, circulo cerrado, del cual son excluidas las masas.

Por lo que coincidimos con lo que anotaba James Leyburn en la clásicaobra: El Pueblo Haitiano, “A Haití no puede llamársele, por ningún esfuerzode la imaginación, un pueblo democrático con un sistema abierto de clases,las clases sociales que existen allí se hallan tan separadas como el agua yaceite”.

La burguesía haitiana no se ocupa de los trabajos manuales y prefiere igno-rar la realidad de su pueblo y a diferencia de los pobres, goza de innumerablescomodidades, lo que es posible apreciar por cualquiera que visite las fastuosasresidencias erigidas en las urbanizaciones del exclusivo sector de Petión Ville,muchas con sistema propio de electrificación para el que compran inversoresen Canadá, país con el que mantienen un estrecho intercambio económico,social y cultural y en el que vive un considerable número de haitianos, muchosde los cuales han logrado sobresalir en varios puestos de trabajos tanto públi-cos como privados.

Los más pobres, componen la mayoría de los habitantes de esta Repúblicadesforestada por ellos mismos, a fin de proveerse la subsistencia, a travésdel corte de árboles, cuya madera es usada mayormente como combustible,debido a que los precios del gas son prohibitivos y también para la elaboraciónde objetos artesanales. La mayor parte de los habitantes de este pueblo, viveen destartaladas casas, hacinados, en callejones de humildes barrios en dondelas calles no tienen asfalto y los servicios de electricidad y agua son ínfimos.

Y subsisten vendiendo algunos productos agrícolas que bajan desde loscampos cercanos o de la venta de flores, frutos y hasta los comestibles envia-dos por las ayudas humanitarias, pues los puestos de trabajo en su mayoríaestán reservados para los más acomodados. Por lo que debido a la miseria,cruzan al hasta Dominicana, dónde actualmente según datos ofrecidos por elex cónsul de Haití en el país, viven 800.000.00, siendo esta la población másnumerosa en el extranjero y como producto de la misma en el país existenvarias generaciones.

No obstante la barrera del idioma, se dedican a variados oficios, entre elque sobresale el de la construcción, a la que esta mano de obra haitiana hareportado cuantiosos beneficios, como es posible observar en las variadascasas y apartamentos que a diario construyen.

Además de la construcción estos vecinos, se dedican a pequeños negocios,algunos venden dulces de maní y ajonjolí, jugos, otros perfumes y ropa interiory también hacen de sereno y trabajan como jardineros, las mujeres ofrecen sus

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servicios como peinadoras, ya no sólo a los turistas en las playas, sino que adominicanos, lo que puede observarse en la avenida Duarte en las inmediacio-nes del barrio chino, también se desempeñan como vendedores en las tiendasde artes populares conocidas como Gift Shop, de las que existen cientos enel país, algunas dedicadas en particular a la venta de artesanías haitianas, demucha demanda por parte de los turistas.

Estos haitianos viven en los lugares más humildes, algunos hacinados yformando especie de Ghettos, como se observa en el poblado de Andrés deBoca Chica, en donde algunos viven en solares comprados al CEA y en losalrededores del mercado modelo y calles aledañas, sector conocido como«pequeño Haití», en donde hacen todo tipo de negocios y tienen sus iglesiasprotestantes.

Por lo que debido a diversificación de los servicios que ofrecen, así comoa la cantidad de estos extranjeros y sus descendientes y la poca protecciónque les dan a estos extranjeros las leyes dominicanas, en el país, han for-mado algunas instituciones, entre las que mencionamos el colectivo MujeresDominico Haitianas (MUDHA) dirigido por la señora Sonia Pie, quien havenido desarrollando una encomiable labor a favor de los inmigrantes haitia-nos, e instituciones culturales, entre las que cito al Centro Cultural DominicoHaitiano, a cuyo frente esta el señor Antonio Pol Emil, por otro lado iglesiasprotestantes con base o ramificaciones en Haití, en donde se realizan laboresde bien social.

Es importante señalar que en los últimos años se ha presentado una nuevainmigración haitiana, es decir los haitianos que llegan hasta nuestro territorioya no son predominantemente campesinos, la mayoría es del centro urbano.

Anteriormente, los lugares de origen eran los campos del sur de Haití,ahora proceden de todos los puntos cardinales de dicha República. Muchosvienen a estudiar a las universidades, el pasado año la Pontificia UniversidadCatólica Madre y Maestra graduó a ocho en diversas carreras, como reportael escrito de la periodista Ana Mitila Lora, publicado en el prestigiosoperiódico Listin Diario, el día 21 de junio del pasado año 2004, que dice :Anteriormente, los trabajadores haitianos estaban concentrados en los encla-ves azucareros, ahora la mano de obra extranjera incursiona en áreas compar-tidas por el resto del mercado, no se trata de un espacio aislado, sino de áreasen donde los haitianos comparten más directamente con los dominicanos, enmuchos casos se trata de empresas legales que utilizan trabajadores ilegales.Otra de las diferencias con el pasado es que los inmigrantes no ingresan alpaís como parte de los acuerdos gubernamentales, sino que lo hacen vía redessociales establecidas por lo primeros inmigrantes quienes los introducen a losdiferentes nichos del mercado dominicano.

Esta inmigración haitiana, aún y lo discutida que ha sido por parte delgobierno dominicano, unida al antihaitianismo que existe en la país, iniciado

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desde la época del tirano Rafael Trujillo (1930-1961) quién construyó unaideología antihaitiana a la luz de la cual se produjeron muchos estereotiposy prejuicios, acompañados de supuestos propósitos expansionistas, se ha tra-tado de una manera prejuiciada y por tanto errónea, como se aprecia a travésde las noticias reseñadas en los periódicos y en particular en las que se leencasos de dominicanos que solo por el color negro de su piel, son confundidoscon nacionales haitianos y deportados erróneamente.

No obstante a esta problemática y a lo escondido que los haitianos hantenido que mantener ciertos elementos de su cultura para no ser más rechaza-dos y denigrados como lo son, los mismos han contribuido no solo a la culturamaterial del pueblo dominicano, sino que también a la espiritual.

Como parte de estas aportaciones culturales, encontramos los peinados deorigen africano, traídos desde Haití y que se han popularizado entre los domi-nicanos, quienes gustan decorarse el pelo con elaboradas y artísticas trenzasrealizadas por peinadoras haitianas, pués se elogia la creatividad e inventivaque tienen éstas para el arreglo del cabello.

Pero quizás, aún y lo marginada que ha sido, no solo en el país, sino quetambién en Hatí, es en la religión vudú en donde con mayor fuerza se aprecianestas aportaciones culturales haitianas. Sacerdotes de la religiosidad populardominicana, integran a sus ceremonias, algunas de las deidades y símbolosdel vudú, como es el uso del Bukán; barra de fuego que durante el desarrollode una ceremonia del vudú debe estar encendida y en la que se cree habita unDios, “Ser” o “Lúa” del mismo nombre.

Propio del vudú, también aparece, el culto social, religioso, económico ypolítico conocido como Gagá, propio de la Cuaresma y en especial durante lasemana santa, de jueves a domingo de Resurrección, culto a la resurrecciónal triunfo de la vida sobre la muerte y en el que se auspicia aunque no nece-sariamente a los dioses fuertes y agresivos del panteón vuduista y que hastahace unos años, era tan sólo propio de los grupos de haitianos que venían aintegrarse a las labores asociadas al trabajo de la caña y del que desde hacevarios años también participan dominicanos, ocupando puestos jerárquicosde importancia dentro del mismo.

Junto a su religiosidad, el culto del Gagá, muestra una colorida vestimenta,coreografía y danzas particulares, así como una musicalidad cargada de rít-mica, ejecutada con instrumentos tradicionales que emúlan los de una bandade jazz, por lo que ha tenido una amplia difusión y proyección internacional,inspirando a artistas plásticos, músicos, escritores y fotógrafos, entre otros.

Los aportes haitianos también se expresan en la poesía dominicana, temasde inspiración y usados para el enriquecimiento de su obra, por los escritoresTomás Hernández Franco y Manuel del Cabral, entre otros. El primero autordel poema Yelidá y Cabral de Compadre Mon.

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La fotografía dominicana, se ha enriquecido de la cultura haitiana.Muestra de esto son las cientos de fotografías que se han exhibido sobre latemática en el país, una de estas “Vida en el Batey”, realizada por el fotógrafoPedro Joseph, una de las ganadoras de la categoría fotografías del Concursode Arte León, Jímenes, realizado el pasado año y uno de los certámenes de laplástica más importantes del país .

También la música popular se ha enriquecido de las aportaciones de estosinmigrantes, recordemos el caso del rítmico Félix Cumbé. Otra modalidadmusical que ha adoptado algunos patrones de esta musicalidad del gagá es lallamada música de fusión, como muestran los trabajos del percusionista JoséDuluc y de agrupaciones más jóvenes como es Batey Cero.

Con su religión, tambores, lengua, formas de adorno corporal, culinariay arte popular, los haitianos que han llegado al país, además de haber con-tribuido notablemente a lo que es nuestra economía; igual que como lo hanhecho los negros originarios de Norteamérica que arribaron a Samaná en elaño 1824 y los procedentes de las islas posesiones inglesas llegados a finalesdel Siglo XIX y principios del Siglo XX, conocidos como “Cocolos”; hanaportado notablemente a lo que es la cultura dominicana y en particular a lapreservación del legado africano, identificador éste junto al indígena y espa-ñol de muchos de los pueblos del Caribe que nos une.

Soraya ARACENAPontificia Universidad Católica

Madre y Maestra (République Dominicaine)

Bibliografía

ARACENA S., «Aportaciones culturales haitianas». En Revista Cariforo. Número 15,Agosto, Santo Domingo, República Dominicana, 2005.INOA O., Azúcar, Árabes, cocolos y haitianos, Santo Domingo, RepúblicaDominicana, Editora Cole, 1999.LEYBURN, El pueblo haitiano, Santo Domingo, República Dominicana, SociedadDominicana de Bibliófilos, 1986.LORA A. M., «PUCMM gradúa estudiantes». En Periódico Listín Diario, 21 de Junio2004.

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LE DISCOURS DES DOMINIQUAIS SUR LES PÔLESIDENTITAIRES DE LEUR PETIT ÉTAT

Je compte mettre ici en lumière l’expérience culturelle du peuple domini-quais à travers le discours tenu par ses principaux représentants sur la relationentre identitaire et développement. Dans un premier temps, je rappellerai lesprincipaux traits caractéristiques du petit État de la Dominique. Dans undeuxième temps, j’aborderai la question de l’aire des valeurs culturelles par-tagées à travers la représentation sociale des principaux pôles identitaires, etce à partir de l’analyse de 9 référents-noyaux, éléments sémantiques et défini-toires de ces pôles. Dans un troisième et dernier temps, c’est en interrogeantla portée existentielle de l’interdépendance des projets culturels et de dévelop-pement que je donnerai du sens aux stratégies identitaires des Dominiquaisdans le contexte de mondialisation irréversible.

QUELS SONT LES PRINCIPAUX TRAITS CARACTÉRISTIQUES DU PETIT ÉTAT DE LA

DOMINIQUE ?

Ilot de la guirlande volcanique des Petites Antilles, la Dominique (751km2), dominée par le volcan Morne Diablotin (1477 m), se distingue radica-lement des autres Antilles ; elle possède un relief très accidenté qui laisse peude place aux étroites plaines côtières et entrave les communications. Favoriséepar un climat tropical humide, la forêt sempervirente occupe la majorité duterritoire et constitue un pôle d’attraction touristique.

Dans l’île de la Dominique, l’héritage britannique, qui se traduit surtoutdans la vie politique et dans la langue officielle, l’anglais, n’a pas éclipsé lelegs de la colonisation française, comme en témoignent le maintien de la reli-gion catholique et l’usage de la langue créole communément appelée patwa.Notons aussi la présence d’un créole à base lexicale anglaise appelé kòkòy.

La densité de peuplement atteint 133,1 habitants au km² (estimation 1997).Roseau, la modeste capitale, ne comporte que 14847 habitants sur une popu-lation globale de 73000 en 2001 (Atlaséco 2003, Insee 2004). La tranched’âge des 15-34 ans représente 34,25 % de la jeune population dominiquaise,

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au dernier recensement de 1997. La population se compose essentiellement deNoirs (91 %) ; un millier de Zambos (métis d’Indiens Caraïbes et de Noirs)vivent dans une réserve forestière de 1800 hectares située à 40 km de Roseau.Malgré un PNB par habitant modeste (2990 dollars en 1995), la populationjouit d’une espérance de vie au-dessus de la moyenne mondiale (77 ans)(estimation 1997), d’un niveau d’alphabétisation remarquable (96 %) et d’unrégime alimentaire convenable.

L’économie de la Dominique est vulnérable. Sa situation géographiquel’expose aux tempêtes tropicales et aux ouragans qui causent de graves dom-mages aux cultures agricoles qui sont la base économique du pays. L’île estégalement vulnérable par rapport à sa dépendance vis-à-vis des exportationsde bananes vers l’Union Européenne.

La Dominique connaît une crise économique très importante : en 2002,le pays demanda l’aide du Fonds Monétaire International (FMI) car la baissedes revenus des industries de la banane et du tourisme s’ajoutait à la montéeen flèche de la dette publique pour acculer le pays à la faillite. Le Canada etd’autres partenaires étrangers acceptèrent de contribuer financièrement auprogramme du FMI qui avait pour but de stabiliser la monnaie communedes sept pays membres à part entière de l’Organization of Eastern CaribbeanStates (OECS) et d’aider le gouvernement dominiquais à améliorer son admi-nistration publique et créer de nouveaux emplois dans le secteur privé.

La Dominique, en se dotant de moyens institutionnels, mise sur son poten-tiel culturel afin de générer des retombées économiques. En 1988, le NationalDevelopment Corporation (NDC) devint l’institution principale du gouver-nement pour le développement du tourisme et des industries à la Dominique.En 1996, le Dominica World Creole Music Festival se donna pour objectifsle développement des arts et de la musique locale et caribéenne, ainsi quele développement de l’industrie du spectacle et la promotion de l’île commedestination touristique.

En 2004, la Dominique a mis fin, de façon officielle, à toute relationdiplomatique avec Taiwan, et ce après des décennies d’échanges au coursdesquelles la Dominique bénéficia de l’aide technique et financière deTaiwan dans le domaine de l’agriculture et de l’éducation. Le premierministre de la Dominique, Roosevelt Skerrit, à cette occasion, a reconnule gouvernement de la République Populaire de Chine comme le seulgouvernement légal représentant la Chine entière, et Taiwan comme unepartie inséparable du territoire chinois1. Grâce à cette nouvelle relationdiplomatique2, très certainement pragmatique, la Dominique se verraaccorder des subventions par la Chine à hauteur de 122 millions de dollarsaméricains sur une période de six ans. Ces subventions sont destinées àla construction de projets ciblés, tels que le Windsor Park Stadium, larénovation de l’hôpital et de la route joignant les deux villes principales,Roseau au sud et Portsmouth au nord. Il est à noter que l’île de Sainte-Lucie

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avait, quelques années auparavant, suivi la même voie et y avait gagné laconstruction d’un stade international.

Cependant, des voix s’élèvent en signe de contestation face à l’afflux d’in-vestisseurs étrangers. En effet, si les capitaux étrangers sont les bienvenus, lacrainte d’une perte de pouvoir décisionnel et d’une dignité dominiquaise resteprésente3. Le gouvernement a aussi favorisé le développement de servicesfinanciers offshore, y compris la domiciliation d’entreprises et les jeux d’ar-gent par Internet. En 1999, près de 4600 entreprises, quatre banques offshoreet cinq entreprises de jeux d’argent s’étaient domiciliées à la Dominique.

De même que pour ses autres voisins caribéens, la priorité principale dela Dominique dans le cadre de ses relations étrangères concerne le déve-loppement économique de l’île. La Dominique maintient des missions àWashington, New York, Londres, ainsi qu’à Bruxelles et au Canada. Membredu Commonwealth, la Dominique devint membre des Nations Unies et duFonds Monétaire International en 1978 et membre de la Banque mondiale en1979.

En 1985, dans le cadre de la 40ème Session de l’Assemblée Généraledes Nations Unies, le Premier ministre Eugenia Charles déclara que la voixdes petits États comme la Dominique ne compte pas pour les pays les plusdéveloppés, et que les préjugés et les inégalités sont les principaux obsta-cles au développement des petits États. En 1994, lors de la 49ème Session,Eugenia Charles rappela le soutien de la Dominique au Président haïtienJean Bertrand Aristide. À la 55ème session, le 19 septembre 2000, Le Premierministre, Roosevelt Douglas, rappela les difficultés des petits États, commela Dominique, à relever le niveau de vie de leurs citoyens dans le contexte dela globalisation et de la libéralisation des marchés qui n’est favorable qu’auxpays riches et développés. Au cours de la 59ème session, le 24 septembre 2004,le tout jeune Premier ministre, Roosevelt Skerrit, âgé de trente-deux ans,souligna la question centrale qui intéresse, selon lui, tous les pays, à savoir :quels seront les traités bilatéraux et multilatéraux qui valideront la constitu-tion du nouvel ordre économique ? Il rappela le désaccord entre les États-Unis et l’Union européenne à la suite d’une décision prise par l’Organisationmondiale du commerce (OMC) ; ce désaccord est à l’origine de la crise del’industrie bananière qui est la colonne vertébrale de l’économie de son pays.Roosevelt Skerrit souligna aussi les nouvelles relations diplomatiques de laDominique avec la République populaire de Chine.

En ce qui concerne ses relations régionales, la Dominique est membrede l’Organization of American States (OAS), de la Caribbean DevelopmentBank (CDB), de l’Economic Commission for Latin America and the Caribbean(ECLAC), de l’Organization of Eastern Caribbean States (OECS) et de laCaribbean Community and Common Market (CARICOM). L’île est aussimembre de l’Organization for the Prohibition of Nuclear Weapons in LatinAmerica and the Caribbean (OPANAL).

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LA QUESTION DE L’AIRE DES VALEURS PARTAGÉES

Il est vrai que la question de l’aire des valeurs culturelles partagées, ren-voie dans le discours enregistré et retranscrit des personnalités de l’île auconsensus social sur la conception même du développement dans un paysqui définit clairement ses aspirations culturelles. L’analyse de la représenta-tion des principaux pôles identitaires porte l’éclairage sur la relation que lesDominiquais veulent établir entre identitaire et développement.

Les différentes personnalités interrogées : Premiers ministres honoraires,Programmateur de culture à l’Unesco, Directeur exécutif d’un Institut dedéveloppement, Officiers chefs au ministère de la Culture et de l’Éducation, etle Directeur exécutif de la commission du festival dominiquais, se prononcentlargement sur la relation entre identitaire et développement.

Pour analyser le discours sur l’identitaire et le développement, j’ai regroupél’ensemble des propos tenus autour de neuf référents-noyaux : « Caraïbe »,« région », « Dominique », « langue », « culture », « nation », « identité »,« petit », « développement ». Chaque référent-noyau favorise les parolesprononcées sur les sept pôles identitaires : « culturel », « linguistique »,« historique », « physique », « éducatif », « économique » et « politique ».C’est ainsi que j’ai pu relever les orientations idéologiques souhaitées par mesinterlocuteurs.

Le discours n’est pas ici cet instrument docile et transparent grâce auquella réalité des « choses » se laisserait apercevoir. Il a ses logiques propres, ilconstruit le monde social autant qu’il le reflète. C’est la traduction de l’idéegénérale des propos tenus par les personnalités dominiquaises qui a été rete-nue. Je ne cherchais pas à faire de chaque mot le fidèle miroir de la pensée.Ce sont les problèmes énumérés et leur perception par l’interlocuteur qui sontau centre de ma préoccupation. Nous savons que les mots en eux-mêmes nepossèdent pas le pouvoir de signifier ; ils ne sont dotés d’un tel pouvoir queparce qu’ils renvoient à des entités mentales, les idées, dont ils tiennent lieu,c’est-à-dire dont ils sont le signe. Les mots n’ont d’autre contenu que celui desidées qu’ils permettent de communiquer, et leur pouvoir de représentationdérive entièrement de celui des états d’esprit. C’est sur la relation entre lesmots et les choses observées que je fonde la signification des discours sur lesdifférents pôles identitaires. Ces discours sont représentatifs d’un état desmentalités en 2004.

Concernant le pôle identitaire culturel, les Dominiquais interrogés rap-pellent que la « Caraïbe » est le lieu historique du métissage des peuples, etsoulignent que la signification culturelle de ce métissage doit dépasser lesconditions historiques de son émergence. La « culture » caribéenne peut sedéfinir dans un tout autre contexte intellectuel et avec d’autres défis économi-ques et culturels : ceux qu’engendre la globalisation. Les Caribéens gagnentà donner du sens à la caribéanité, notamment à travers un projet politique et

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culturel favorable à l’unification de la Caraïbe anglophone, dans un premiertemps, et, dans un deuxième temps, de la grande Caraïbe comprenant l’insu-laire et la continentale. Les Caribéens sont dans l’obligation de se prendre encharge s’ils veulent être les propres artisans de leur « identité » culturelle.

La question de l’unité caribéenne est au centre des préoccupations despersonnalités dominiquaises lorsqu’ils se réfèrent à la région caraïbe. Mettreen commun les forces vives de la région, compter sur les organisations poli-tiques, culturelles et économiques pour échanger avec la Caraïbe en vue deconstruire une Caraïbe unie, sont les deux points forts des propos culturelstenus à partir du référent-noyau « région ».

Le discours sur la « Dominique » et les Dominiquais est très pragmati-que. Sont révélées les causes et les conséquences premières de l’émigrationdominiquaise. Comme partout ailleurs, elle est surtout une réponse écono-mique aux problèmes rencontrés dans le pays d’origine. La Dominique estconsciente des nouveaux problèmes qui peuvent se poser en cas d’un éventuelretour en masse des Dominiquais de la diaspora. Toutefois, elle gagne à pren-dre des mesures énergiques pour régler la question de la fuite de ses cerveaux.Mes interlocuteurs témoignent de cette fierté d’être à la fois dominiquais etcaribéen. Ils affirment que la culture dominiquaise, à travers notamment samusique, est le point de ralliement des peuples caribéens. Ils conçoivent le« développement » de leur pays à partir de ses potentiels humain, naturel etculturel, et sont favorables à la politisation de la culture. La « culture » cari-béenne doit favoriser la distinction. Les médias, cependant, menacent le con-cept créole de la culture dominiquaise que les Dominiquais essaient de faireconnaître au monde à travers le festival mondial de la musique créole qu’ilsorganisent annuellement. Leur « langue » anglaise d’origine britannique dontils assument l’héritage historique, du fait de l’influence médiatique, est entrain de s’américaniser. Cette idée forte concernant la « nation » est avancée :la nation caribéenne est une, elle doit être considérée à l’échelle régionale,dépassant ainsi les frontières territoriales. Être un « petit » État, aux yeux despersonnalités interrogées, n’est pas une fatalité.

Les propos tenus sur le pôle identitaire linguistique confirment l’approchedichotomique de la culture et de la langue dans le petit État anglophone etcréolophone de la Dominique. La langue anglaise dans l’État de la Dominiqueest le vecteur de la culture caribéenne. Le Dominiquais est très attaché àla langue créole à base lexicale française même si elle n’est plus la languematernelle de la grande majorité de la population. C’est à travers les chansons,les proverbes, les expressions courantes, les comparaisons, que le créole vit.Et malgré l’importance sociale et culturelle accordée à la langue anglaise,notamment en milieu scolaire et lors des rencontres intergouvernementalesau sein du Commonwealth, le créole ou patwa – le plus parlé et le plus com-pris par la population – est considéré comme lang manman nou (la langue denotre mère). Le créole rappelle le lien historique et culturel avec les Guyanais,

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Martiniquais, Guadeloupéens, Sainte-Luciens et Haïtiens qui ont tous connula colonisation française. Il témoigne de la valeur patrimoniale commune desdanses, des costumes, de la cuisine, de la musique, et de la littérature trèsimprégnée d’un discours élogieux sur la créolité.

Le discours sur le pôle identitaire économique renforce la valeur du réfé-rent-noyau « culture ». Les Dominiquais souhaitent une économie forte quine peut le devenir qu’à la suite d’un renforcement de l’unité caribéenne. Le« développement » économique dans la « Caraïbe » repose sur le tourisme,et à la « Dominique », sur les richesses naturelles, le potentiel humain et leparticularisme culturel. Le « petit » État dominiquais doit asseoir son déve-loppement sur ses propres ressources qu’il gagne à faire fructifier grâce auxaides financières étrangères. La « culture » dominiquaise, notamment lamusique, est le réel moteur du développement de l’île. Il ne faut pas comptersur les États-Unis pour assurer le développement durable dans la « région »,affirment mes interlocuteurs, mais plutôt sur l’Europe qui reste un marché àconquérir.

Le discours sur le pôle identitaire historique rend plus compréhensiblela question identitaire. Les liens entre l’Angleterre et la « Dominique »sont peu resserrés, du fait de la politique non assimilationniste du pays colo-nisateur. La relation entre identité et histoire s’impose car la fierté nationaledans la « Caraïbe » se fonde sur tout le patrimoine culturel et historique,quelle que soit son origine, européenne, africaine, amérindienne ou encoreasiatique.

Le discours sur le pôle identitaire éducatif met l’accent essentiellementsur la politique scolaire en nette évolution. L’éducation à la « Dominique »connaît en effet depuis une vingtaine d’années un changement notable tantau niveau des structures que des contenus d’enseignement. Notons aussi quel’État de la Dominique sans campus universitaire jouit désormais, aux diresdes personnalités interrogées, d’une bonne politique de formation continue.

Le discours sur le pôle identitaire politique permet de soulever à nouveaula question de l’unité caribéenne. Ce projet répond à un besoin de reconnais-sance de l’identité caribéenne à l’échelle régionale et mondiale. L’unité cari-béenne semble reposer, avant tout, sur la priorité à accorder au régional surle national. La Dominique cherche à nouer des relations diplomatiques inter-nationales en vue d’assurer son développement qui a été peu pris en comptepar les anciens colonisateurs français et britanniques. Sa politique étrangèregagne à s’élargir aux deux pays européens que sont la France et l’Angleterre,soutient-on. Les petits États doivent travailler leur représentativité au seindes organismes internationaux pour être plus crédibles. Ils doivent aussi clai-rement définir leur position, s’unir pour être plus forts, et rechercher l’unitémonétaire et judiciaire. La question du « développement » dans la Caraïbenécessite une prise en compte des problèmes inhérents aux petits États. Il estincontestable que ceux-ci rencontrent des problèmes dûs à leur dimension

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physique. Néanmoins leur potentiel humain, est à prendre en considérationcomme un véritable atout. Il importe d’être grand dans ses orientations politi-que et culturelle ; il importe surtout de se persuader que l’union fait la force.

Le pôle identitaire physique, tel qu’il est conçu par nos interlocuteurs,est source de développement économique pour le pays. Il assure une grandepartie de l’activité économique qui repose essentiellement sur le tourismevert. Il y a une vingtaine d’années, le relief montagneux était perçu comme unréel obstacle au développement économique et culturel de l’île. Aujourd’hui,la Dominique, mieux équipée en réseau routier, prend conscience de sonpotentiel naturel. N’est-elle pas l’île caribéenne la plus naturelle de la région,avec ses 365 rivières ?

Les Dominiquais sont nombreux à penser que l’exportation de leur eauprotégée de la pollution des grands pays industrialisés peut devenir un jour lepoint fort de leur économie. Les étrangers qui ont de l’argent à dépenser, nesont-ils pas déjà prêts à payer le prix fort pour satisfaire leur quête de bien-être ? La devise des Dominiquais, « Apré bondyé sé la tè » (Après Dieu c’estla terre) conforte cette représentation de la nature bienveillante et bienfaisantecar source aussi d’équilibre culturel d’une population qui se réfère constam-ment à elle pour mieux parler de sa chance de vivre en Dominique.

QUELLE EST LA PORTÉE EXISTENTIELLE DE L’INTERDÉPENDANCE DES PROJETS

CULTURELS ET DE DÉVELOPPEMENT ?

L’interdépendance des projets culturels et des projets de développement àla Dominique porte l’éclairage sur cette relation qui conditionne la cohésionsociale et la cohérence culturelle dans tout pays qui proclame sa souveraineténationale.

C’est le tableau d’une Dominique en gestation, à la fois porteuse de criseset de dynamismes, qui domine le panorama. La question de la relation entreidentitaire et développement posée aux Dominiquais est une question d’ac-tualité, celle que le monde entier se pose, mais aussi la question fondamentalequi s’est toujours posée depuis les grandes colonisations romaines. Commentle monde en est-il arrivé à cette quête permanente d’équilibre culturel entredes forces internes mais aussi entre les forces externe et interne ? Dans l’Étatde la Dominique, les hommes et femmes interrogés sont favorables à uneinterdépendance des projets culturels et des projets de développement. Ils’agit pour eux de placer la Dominique sur la voie du développement durableen exploitant au mieux les produits endogènes, les valeurs culturelles et lesressources humaines de leur pays.

Une conception du développement et de l’identitaire s’est imposée : dansun petit État comme la Dominique, conscient de sa vulnérabilité, il fautque le gouvernement développe des stratégies afin de se donner les moyensfinanciers et humains pour répondre aux attentes et aux besoins premiers de

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la population qui s’inscrivent à la fois dans le culturel et l’économique. Auplan économique, c’est la prise en compte du culturel et la valorisation desatouts naturels exceptionnels de la Dominique qu’il faut à la fois développeret préserver pour assurer un développement durable de l’île. La Dominiquene peut envisager un développement qui défigurerait le pays dont le potentielnaturel et culturel ne serait plus alors l’atout économique par excellence. Auplan culturel, c’est la valeur économique des productions culturelles qui doitjustifier un plus large investissement dans la culture créole. Autrement dit, lesnotions de développement et d’identitaire en Dominique sont à associer à uneidée du progrès qui ne renvoie pas à une consommation démesurée avec tousles maux qu’elle accentue : criminalité, violence, voire sentiment de perte desvraies valeurs. L’épanouissement des Dominiquais doit continuer à s’exprimerdans un environnement encore proche d’une nature fort généreuse, et d’unecommunication sociale solidaire.

Située entre deux départements français d’Amérique, à savoir laGuadeloupeet la Martinique, véritables vitrines de la France, la Dominique recherche lajuste articulation entre le développement et l’identitaire. Même s’ils font preuved’une grande dignité dans l’attachement au statut politique de leur pays, lesDominiquais interrogés revendiquent un mieux-être que sous-tend l’idée dudéveloppement qu’ils défendent. Ce développement ne doit pas remettre encause leur liberté de citoyens dominiquais, leurs aspirations culturelles ou leurappartenance à une nation qui souffre essentiellement de l’absence d’infras-tructures. Le développement des équipements routiers, scolaires, médicaux, lacréation de centres sportifs et culturels et la génération d’emplois, sont autantde revendications sociales à satisfaire par le gouvernement si celui-ci veut queles Dominiquais tirent un légitime orgueil de leur pays. Il s’agit aussi de rendreattractif le potentiel économique pour favoriser le retour des Dominiquais dela diaspora, habitués à un certain niveau de vie aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Canada, et ailleurs dans la Caraïbe notamment néerlandaise etfrançaise, sans oublier les îles Vierges américaines. En mettant au service dupays leurs compétences professionnelles, ils dynamiseraient l’économie dupays et lui assureraient une vie culturelle plus riche, car le Dominiquais nesemble pas être insensible aux évolutions culturelles qu’il juge inévitables etparfois profitables à la population qui ne saurait s’enfermer dans une cultureparticulière enrichie par beaucoup d’autres.

À travers leur discours sur la relation entre identitaire et développement,les Dominiquais soulèvent une question fondamentale : celle de la complé-mentarité et de la compatibilité entre projet de développement et aspirationsculturelles des peuples. La colonisation européenne a imposé une idée duprogrès qui bien souvent ne renvoie pas au bonheur que tout individu attenddans ce bas monde. L’intérêt de la recherche sur les stratégies identitaires desDominiquais face à la question du développement et de l’identitaire résidedans leur quête de l’équilibre culturel auquel peut contribuer un développe-

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ment, non plus diabolisé, mais souhaité par une population qui aura comprisque le développement doit servir et non desservir les hommes.

Bruce JNO-BAPTISTEUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. L’arrogance des Chinois est dénoncée par l’opposition qui n’hésite pas à brandir ledrapeau de Taïwan dans le cadre de la campagne électorale ; voir article «De ChineseVex», The Times, 31 janvier 2005, p. 1.2. Voir article, «Dominica establishes diplomatic relations with mainland China»,disponible sur <http://www.thedominican.net/articles/dachina.htm>, consulté le 10mars 2005.3. Voir article «Investment or invasion», The Sun, 15 septembre 2003, p. 8.

Bibliographie

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JNO-BAPTISTE B., Être anglophone dans la Caraïbe. Les stratégies identitaires despetits États : l’exemple de la Dominique. 2005, 740 p. Thèse de Doctorat d’Étudesanglophones, Université de Paris IV-Sorbonne.

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LE DIALOGUE INTERCULTUREL DANS L’EXHIBITIONDE LA CULTURE GUYANAISE : UN MODÈLE DERELATIONS POST-COLONIALES CARIBÉENNES ?

L’observation ethnographique des différentes manifestations festivesorganisées dans la Caraïbe (festivals, carnavals, événements spéciaux commeles commémorations, fêtes patronales dans les départements français d’Amé-rique, etc.) constitue une source d’information particulièrement riche pourl’analyse des contextes locaux de structuration des identités ethniques, desidentités nationales, au croisement des différentes identités locales, régiona-les, globales et des contextes transrégionaux et transnationaux. On peut con-sidérer ainsi que l’évolution de la fête populaire, de la fête ethnique à l’échelled’un pays ou d’une sous- région de la Caraïbe (Guyanes, Petites Antilles, etc.),ne peut plus être abordée indépendamment des interconnexions qui s’opèrentà l’échelle de la Caraïbe (échanges culturels et artistiques, mobilité des grou-pes musicaux, mise en réseau des festivals, etc.) et qui concernent à la foisla production artistique et le développement des moyens de communicationmultimédia, le développement du tourisme régional, la prise de consciencede l’existence d’un patrimoine historique et culturel commun, mais aussi lagestion des ressources naturelles locales, des patrimoines ethnologiques etdes savoir-faire locaux (fêtes agraires, festivals consacrés à des pratiques età des produits locaux, etc.). De plus, l’analyse de ces données ethnographi-ques peut difficilement être entreprise en dehors des préoccupations localesqui concernent le développement des zones et des structures touristiques, lesenjeux des projets de développement durable qui passent par la mobilisationde groupes et des populations productrices de fêtes traditionnelles, d’événe-ments spéciaux, et intéressés par les projets de développement touristiquesqui concernent leur zone et leurs structures économiques de proximité.

C’est par exemple le cas des populations amérindiennes et bushinenge1 deGuyane concernées par la mise en place du « Parc amazonien en Guyane »(projet de parc national de Guyane dans le Sud) qui suivent avec inquiétudela concrétisation de cette mesure « de protection et de gestion pérennesd’un patrimoine naturel et culturel exceptionnel » qui permet « le dévelop-

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pement durable d’activités humaines compatibles avec cette préservation etcette gestion »2. L’entrée des Amérindiens de Guyane dans le domaine dela gestion touristique et économique du développement durable de la régioncaraïbe constitue ainsi une nouvelle forme d’affiliation à une dynamiquelocale, régionale et globale qui les incite tout naturellement à se rapprocherdes Amérindiens du Canada, et plus particulièrement du Québec, qui se sontimpliqués dans des projets d’écotourisme qui les concernaient et avec les-quels ils étaient déjà en contact sur le plan de la coopération culturelle et deséchanges internationaux depuis 1983 (Chalifoux, 1992 ; Collomb, 2001, 2004,2005). Il est manifeste que les évolutions récentes de la société guyanaise nesont plus seulement appréciables à la lumière de transformations endogènesdes rapports sociaux ou de dynamiques interethniques mais véritablementà la lumière de la vitalité des mutations qui affectent la région caraïbe et dela multiplication des flux transnationaux d’échange au sein de la région quitendent à concurrencer la « vision stato-centré » de ces évolutions (Daniel,1996, p. 30). Par exemple, la création du Centre culturel transamazonien(CCT) ou encore celle des Rencontres transamazoniennes dans le Camp de laTransportation, un bâtiment bien connu de l’ancien bagne, au cœur de la villede Saint- Laurent du Maroni, concrétisent à la fois la volonté de « réappro-priation de l’Histoire » (une étape « capitale dans l’évolution culturelle de lacommune et de la région »), « en exorcisant le camp de la transposition de sesvieux démons », et la volonté de la ville de « devenir la véritable vitrine de larichesse culturelle guyanaise »3.

Ces dynamiques récentes et en cours nous donnent l’occasion de revenirsur quelques-unes des caractéristiques principales de la société guyanaise,appréciées du point de vue de la nature des relations interculturelles et desrelations interculturelles qui régissent son multiculturalisme, tant sur le planlocal que sur celui des liens qui peuvent être noués avec les pays de la régioncaraïbe et avec les métropoles européennes. Il s’agit en effet de rappeler que laGuyane française est, d’un point de vue socioculturel, éminemment caraïbe,même si son environnement naturel et géographique est plutôt continental,forestier et fluvial, « amazonien »4. On doit à l’anthropologue américainSidneyMintz (1971, 1974a) les définitions les plus élaborées de « l’aire socio-culturelle caribéenne » et de « la région caraïbe », à partir des principauxcritères qui, dans sa discipline, peuvent servir à définir leurs caractéristiquessocioculturelles et socio-économiques. De même, l’enseignement de l’anthro-pologie des sociétés caribéennes puise sur le territoire de la Guyane françaisede nombreux exemples qui peuvent illustrer des mécanismes communs àl’aire caribéenne (rôle des sociétés de marrons et des populations amérin-diennes, urbanisation rapide, insertion des minorités ethniques et des com-munautés immigrées, créolisation linguistique et socioculturelle, etc.). Pours’en persuader, il suffit de lire ou relire un ouvrage de synthèse tel que celuide David Lowenthal (1972), West Indian Societies, paru à une époque qui aprécédé l’engouement actuel ou récent pour les « cultural studies » et le post-

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modernisme en anthropologie (Clifford, 1996), à une époque où ces recher-ches contribuaient fortement à alimenter à la fois les études afro-américaines,les études latino-américaines, l’anthropologie et la sociologie urbaine, l’étudedes relations interculturelles et les études féministes.

L’anthropologie de la Caraïbe s’est en effet développée dans les années1940-1970, à partir des travaux pionniers de Melville J. Herskovits (1941), deMichael G. Smith (1955) ou encore de Julian Steward (1956), de Roger Bastide(1967), puis, pour ne citer que quelques exemples, avec ceux de SidneyMintz(1974b) sur la paysannerie, de Michael G. Smith (1965) sur le pluralismeethnique ou encore de Jean Benoist (1963, 1972), sur les groupes sociaux etle métissage. Cette anthropologie a considérablement travaillé la questionde savoir s’il y avait une unité caraïbe, en multipliant les recherches sur labiologie des races, la structure de la famille, la vie économique et la penséereligieuse, les apports de l’histoire et de la démographie historique, en propo-sant des synthèses utiles de cette masse de travaux. On trouvera par exemple,dans la série des West Indian Perspectives (Comitas et Lowenthal, 1973), desextraits de ces nombreux travaux pionniers, en particulier ceux de Melville J.Herskovits et de M. G. Smith (1955), et dans un ouvrage collectif plus récent,dirigé par SydneyMintz et Sally Price (1985), Caribbean Contours, un pano-rama assez complet des différents domaines couverts par cette rechercheanthropologique. Avec un peu de recul, on constate maintenant que la régioncaraïbe est la principale aire culturelle au sein de laquelle il a été possibled’observer le mouvement continuel de migration, forcé ou volontaire, qui aurapermis de théoriser, dans les années 1980-1990, les processus de « créolisa-tion » et de « diasporas » (Slocum et Thomas, 2003). Et, dans ce domaine, laGuyane constitue plus que jamais un laboratoire d’exception.

On abordera ainsi, dans un premier temps, les principales caractéristiquesde l’évolution de la société guyanaise, avant d’examiner, dans un secondtemps, certains projets culturels et projets d’exposition muséographique, àla lumière de la dynamique des relations interculturelles : implications dessociétés locales, brassages culturels, variations dans le discours identitaire,concrétisation de vœux exprimés en matière d’interculturalité. Il s’agit devoir comment, en Guyane, « l’exhibition de la culture » (Karp et Lavine,1991) illustre à la fois la continuité des dynamiques interculturelles observéesdepuis vingt ans (Jolivet, 1987, 1997 ; Cherubini, 1988 ; 2002) et l’entrée de cedépartement dans un modèle de relations post-coloniales qui le rapprocheraitencore plus de l’aire culturelle caribéenne.

LA GUYANE FRANÇAISE DANS L’AIRE CULTURELLE CARIBÉENNE

Si la Guyane se sent depuis quelques années un peu moins caribéenne,c’est probablement en raison de son environnement géographique (un terri-toire couvert à 90 % par la forêt amazonienne, relativement isolé sur le con-tinent sud-américain) et des données démographiques récentes (importance

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croissante des groupes brésiliens, haïtiens, métropolitains, bushineng, dans lepaysage socioculturel guyanais). Ces dernières données viennent chamboulerce qui pouvait encore constituer dans les années 1956-1970 le socle sociologi-que et démographique de base de la société guyanaise : une population créole(estimée à 36000 personnes sur une population totale de 46000 habitants en1969), formée de Créoles guyanais5 et de Créoles antillais, issus des phasesmigratoires qui avaient accompagné la ruée vers l’or des années 1855-1870(venus des Antilles françaises, mais aussi de Sainte-Lucie et de la Dominique)ou encore l’éruption de la Montagne Pelée. Cette population créole, largementmajoritaire, cohabitait alors avec des populations autochtones amérindiennesen faible nombre et isolées (2500 en 1969), avec des « marrons », eux aussien faible nombre (3500), avec des Européens (4000), essentiellement desfonctionnaires métropolitains et quelques commerçants, avec des immigrantsrécents d’autres origines, en particulier chinoises et syro-libanaises (500),avec un petit nombre de Brésiliens (1000).

C’est pourtant cette Guyane-là qui incarne, à notre sens, sur le plansocioculturel, la parenté la plus étroite que l’on puisse établir avec les autressociétés caribéennes : celles dont la culture dite « créole » s’est forgée sur lasociété de plantation et/ou la société d’habitation, avec une population majo-ritairement d’origine afro-américaine et qui cohabitera, selon les cas, avecles descendants des colons originaires des métropoles européennes, avec unepopulation d’origine asiatique (engagés Chinois, Indiens ou Indonésiens) ;celles dont la « créolité » est incarnée par des descendants d’Européens etdes métis, comme à Puerto Rico, par exemple, mais qui n’en constituent pasmoins des sociétés polyethniques en raison de vagues migratoires continuel-les. Mais la pression démographique actuelle, avec l’arrivée massive d’immi-grés brésiliens attirés par les chantiers d’orpaillage et le niveau de vie élevéde la Guyane, d’immigrés venus du Surinam frontalier voisin, essentiellementdes « marrons », contribuerait fortement à brouiller cette image de sociétécréole, centrée sur ses valeurs fondamentales issues de la période colonialeet post-coloniale, celle de la petite paysannerie créole, de la « civilisation del’abattis », des modes de vie urbains de la « Belle Époque », des élites mulâ-tres et du clergé de la Troisième République, dont Atipa, le héros du premierroman écrit en créole et publié en 1855 par Parepou (pseudonyme choisi parun auteur qui n’a jamais été officiellement identifié), pouvait se moquer enrevenant de ses chantiers d’orpaillage sur l’Approuague (Cherubini, 1989).

Cette Guyane créole (ou des Créoles guyanais) a toujours revendiqué saprimauté culturelle et politique, voire une certaine légitimité de cette pri-mauté, sur la Guyane pluriculturelle, celle de la juxtaposition de ces mêmescréoles guyanais, de populations amérindiennes autochtones, de « marrons »,d’immigrés récents et plus anciens, sur une Guyane qui reste, à notre sens,tout aussi caribéenne que la première, comme les travaux (cités plus haut)réalisés en anthropologie sociale et culturelle dans la Caraïbe depuis lesannées 1930-1940 peuvent en témoigner.

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La culture créole guyanaise dans son contexte caribéen

C’est par conséquent dans ce contexte caribéen de la recherche sur lessociétés antillo-guyanaises qu’il est possible de situer les caractéristiquesprincipales de la culture guyanaise : d’une inscription de son histoire dansle schéma général de la société de plantation à son choix (partagé avec lesterritoires de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion) de devenirdépartement français, de se fondre dans le modèle social et culturel métro-politain avec ses propres spécificités (ce qui engendrera les difficultés de lafrancisation, de l’assimilation, de la départementalisation, etc.), de son héri-tage linguistique et culturel issu de la petite habitation créole (celle qui fonc-tionnait avec un nombre relativement peu élevé d’esclaves) et/ou de la sociétéde plantation esclavagiste (Chaudenson, 1995) à l’élargissement de la base dela culture et de la population créole contemporaine, sous l’impact de migra-tions massives de populations créoles (Haïtiens) et non créoles (Marrons,Brésiliens), dans un mouvement analysé sous l’angle de ses « dynamiquesinterculturelles » (Mam-Lam-Fouck, 1997).

Désormais, le Document d’orientation d’un pacte de développement pourla Guyane, issu du Congrès du 27 février 1999, peut stipuler que « les diffé-rentes communautés de Guyane sont parvenues à créer une société originalequi démontre ses capacités à établir l’équilibre entre ses origines diverses »(…) « les communautés amérindiennes, bushinenge, créoles et de récenteimmigration constituent la société guyanaise dans sa volonté de construireun avenir collectif. Amérindiens, Noirs, Blancs, jaunes ont en communleur enracinement dans un espace de convergences historiques, d’interpé-nétrations dynamiques et continues où ils s’acceptent mutuellement et sevalorisent ». On peut comprendre dès lors qu’il existe bien « un processus deguyanisation », différent d’un processus de créolisation qui peut caractériserla situation antillaise, « une altérité » qui est « le résultat de la guyanisationde ses composantes », ce que tente de résumer une phrase de ce même docu-ment : « Par adoptions, mélanges, métissages, les peuples de Guyane sontpassés du stade de populations isolées à l’intérieur, ethniquement fragilisées,marginalisées souvent, manipulées par d’autres desseins à un autre « étant »6.Mais si la guyanité a toujours été construite sur des ensembles hétérogè-nes que la notion de créolisation a voulu incarner à travers les concepts de« métissage culturel, d’hybridité, de diversité, elle a toujours été marquée,tout au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle, par la présence de populationsamérindiennes et bushinenge que le groupe créole dominant a très longtempsconsidérées comme étant « primitives » et, par l’intermédiaire d’un méca-nisme de définition des appartenances, à même d’incarner un pôle négatif,voire répulsif, sur l’échelle de l’assimilation (Jolivet, 1987 ; Cherubini, 1988,2002 ; Collomb, 1998).

Avec la montée des revendications politiques des ethnies amérindiennesdans les années 1980 et la participation croissante des populations amérin-

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diennes et bushinenge aux instances de représentation politique par la voieélective (conseils municipaux, conseil général et conseil régional), on assisteà ce que Gérard Collomb (1998, p. 228) appelle l’affirmation d’une « guyanitéindigène, ciment d’une communauté imaginée », associant prioritairementles trois populations natives – Créoles, Amérindiens et Noirs marrons – etprogressivement ouverte aux autres groupes d’arrivée plus récente ». Faut-ilvoir dans cette guyanité, fondée sur l’émergence d’un « espace du multipleà même d’accueillir la grande diversité des composantes de la population»(Collomb), dont le mode d’intégration est basé sur l’affirmation des différen-ces, une rupture par rapport à la guyanité issue et incarnée principalement parles modèles de créolisation traditionnels (Chaudenson) ? On retrouve surtoutici cette complexité des sociétés antillaises (ou caribéennes) que Jean Benoist(1975, p. 10) n’avait pas manqué de souligner : « Société métisse qui intègredes éléments contradictoires venus de passés divers, la société antillaise estaussi une société qui fonctionne selon des normes et des mécanismes qu’ellea élaborés (….) Bien des fluidités et des diversités si caractéristiques de cesrégions tiennent sans doute plus à cette structuration progressive, à cette assi-milation d’éléments et d’influences, qu’à telle ou telle cause historique ou à telbesoin immédiat ». Il en est ainsi des relations interculturelles pour lesquellesles tentatives de synthèse à l’échelle de la Caraïbe se heurtent assurément à ladifficulté d’appréhender globalement ces types de fluidités et de diversités.

Le modèle de relations interethniques guyanais dans son contextecaribéen

Les travaux de Michael G. Smith (1965, 1984) sur le pluralisme ethnique,sur les sociétés plurielles ou « plurales », consacrés en partie au Surinam etau Guyana, illustrent assez bien cette difficulté. Pour cet auteur, la sociétéplurielle serait « une collectivité dont les membres sont divisés en catégorieset groupes en fonction de facteurs tels que la langue, la race, l’appartenanceethnique, la religion, la communauté de départ ou d’origine, les institutionsspécifiques ou la culture ». À partir de cette définition relativement extensive,il envisage un grand nombre de modes de coexistence de groupes culturelset sociaux différents, permettant de distinguer au moins six types de socié-tés (Smith, 1984) : homogène peu différenciée, hétérogène indifférenciéeavec une culture commune, hétérogène avec un pluralisme culturel mais sanspluralisme social (ce qui correspondrait dans sa typologie à la situation dela Guyane française), plurale à structure segmentaire (Surinam et Guyana),plurale hiérarchisée (vers laquelle tendrait peut-être la Guyane française) etplurale mixte et complexe.

C’est ainsi que, au Surinam et au Guyana, jusque dans les années 1970,les différents groupes possédaient et revendiquaient une autonomie internesuffisante pour régler leurs propres affaires et éviter d’être dominés. Maisce modèle, mis en place par la puissance coloniale, a trouvé rapidement seslimites en un certain nombre de circonstances extrêmes. On a pu le voir en

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1986, lorsque les « Marrons » du Surinam, victimes d’une politique de plus enplus dure à leur encontre, sont entrés en lutte contre l’armée nationale dirigéepar des créoles (Afro-Guyanais), à l’intérieur d’un conflit particulièrementviolent qui a pris des allures de guerre civile. Le conflit ne cessa qu’en 1992.Il aura provoqué un afflux de quelques 25000 marrons en Guyane françaiseentre 1986 et 2001. Ils étaient plus de 37000 en Guyane française en 2002 :environ 14500 Saramaka, 14000 Ndjuka, 5900 Aluku et 2800 Paramaka,avec une parité approximative hommes-femmes, ce qui représentait déjà plusde 20 % de la population totale de la Guyane (Price et Price, 2002, p. 56).

En 2004, la population totale de la Guyane était estimée à 180000 habi-tants7. Mais les chiffres restent toujours approximatifs, en particulier en cequi concerne la répartition entre les différents groupes ethniques8. À noterque la région Guyane n’hésite pas à donner une répartition de cette popula-tion totale qu’elle estime à 180000 habitants selon ses origines en indiquantdes pourcentages : « La population guyanaise se distingue par sa pluralitéculturelle liée à la diversité de ses composantes : elle est composée de person-nes d’origine créole (38 %), amérindienne (5 %), antillaise (4 %, originairesprincipalement des Antilles françaises), bushinenge (6 %), métropolitaine(10 %), hmongs (1 %, regroupés essentiellement dans les villages de Cacao etJavouhey), chinoise (4 %, présents dans le commerce de proximité) et enfin,immigrée (32 %) (essentiellement originaire d’Haïti, du Surinam et du Brésil)et se caractérise par une démographie dynamique, une répartition inégale surle territoire et une population jeune », preuve qu’il n’y a plus (ou en tout casmoins) de tabous sur la question. On notera ici que les Bushinenge sont répar-tis en deux groupes distincts : 6 % de « personnes d’origine bushinenge » quiconstituent « une composante de la population guyanaise » et un pourcentageindéterminé de personnes parmi les 32 % de « personnes d’origine immi-grée ».

Ce type de répartition présente l’avantage de maintenir une incertitudequant au caractère définitif ou temporaire de la présence des Marrons enGuyane. Il illustre surtout une tendance que nous avions observée dans lesannées 1980, au moment où l’immigration haïtienne atteignait elle aussi unpic évalué à 20 % de la population totale, la tendance à opérer un réaménage-ment idéologique des concepts de guyanité et de créolisation en fonction d’unseuil d’interrogation (appréciable à l’intensité du discours sur l’ethnicité, surles stéréotypes), d’un seuil de manifestation (appréciable à l’intensité des inci-dents, des altercations dans le voisinage, sur la voie publique), et d’un seuild’explosion qui devient manifeste quand ces mêmes incidents deviennent vio-lents, incontrôlés, répétitifs (Cherubini, 1994 : 111-112). Cette analyse permeten outre d’apprécier les phénomènes de régulation quantitative des relationsinterculturelles et la manipulation qualitative de ces mêmes relations : varia-tions du discours politique, réajustements idéologiques, évolution de la repré-sentation de l’étranger dans la société guyanaise, etc.

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Mais au-delà des critiques assez nombreuses qui ont accompagné la con-ception du pluralisme ethnique et culturel de M.G. Smith, notamment cellesde privilégier les identifications culturelles et ethniques au détriment desdynamiques sociales et économiques9, on peut aussi retenir de ces approchesl’accent mis sur les enjeux culturels du pluralisme culturel et social qui peu-vent venir fortifier les identités communautaires et certains conflits politiques.En effet, c’est à partir d’une observation attentive de quelques manifestationset projets en cours d’élaboration que l’on peut arriver à comprendre la réalitédu dialogue interculturel qui voit le jour depuis quelques années en Guyane,notamment en effectuant des comparaisons avec des situations observées ily a bientôt une quinzaine d’années, en ce qui concerne l’évolution de la fêtepopulaire (Cherubini, 2002), et quelques années auparavant, en ce qui con-cerne la mise en valeur du patrimoine historique et ethnologique (Cherubini,1988b). La traduction la plus visible de cette mutation est probablementobservable au niveau de la scène artistique et de la scène festive, avec la coha-bitation de plusieurs modèles de la fête populaire et avec le développementde manifestations culturelles d’ampleur plus considérable que par le passé,ouvertes sur la région et les pays voisins de la Guyane.

Ainsi, la région du Bas-Maroni accueille, comme le reste de la Guyane,une population très diversifiée, mais la proportion des immigrés originairesdu Surinam est naturellement très importante, créant une diversité culturelleet ethnique originale dans le contexte guyanais et dans celui de l’expressionmusicale locale (Price et Price, 2003, p. 82-95). Le CCT et son festival, ense donnant pour thématique « l’exploration des passerelles entre héritagesculturels et création contemporaine et la préservation de la diversité cultu-relle guyanaise », traduisent surtout une nécessité de promouvoir la réalitédes échanges culturels transfrontaliers dans la région du Bas-Maroni et ledésir de la jeunesse du fleuve de vivre plus intensément cette relation spéci-fique aux musiques actuelles et traditionnelles. La 4e édition du festival, ennovembre 2004, a été ainsi l’occasion pour les organisateurs de rappeler que leCCT a pour vocation « la préservation de la diversité culturelle guyanaise » :« Aujourd’hui, il est devenu le festival des artistes guyanais, le festival demilliers de jeunes, souvent désœuvrés (…) Pour ces jeunes, l’événement est leseul espoir qu’un jour ils seront reconnus, non plus comme représentants detelle ou telle identité ethnique, mais pour leur talent » (Michaël Christophe,directeur du CCT10). Mutation radicale de la conception de la culture guya-naise, définitivement ouverte sur l’extérieur et son environnement caraïbe,ou bien événement ponctuel lié aux urgences de la politique de la villle,ces questions initiales nous permettent d’aborder une question sous-jacenteà l’existence d’un modèle de relations interculturelles en Guyane. Doit-onaccréditer la thèse de Marie-José Jolivet (1987) qui souligne le caractèreplutôt imprévisible des relations interculturelles ou bien s’interroger sur cer-taines régularités (Cherubini, 1994, 1999) qui conféreraient à ce modèle uneprévisibilité assez accentuée ?

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DU PLURALISME ETHNIQUE AU DIALOGUE INTERCULTUREL

Interrogeant deux formes de rejets constants, « l’indigéneité » et « l’africa-nité », au profit de « l’européanité », « symbole de l’assimilation » qui permetaux Créoles de rejeter l’étranger immédiat au nom d’une créolité restrictive,Marie-josé Jolivet (1987, p. 427) avoue qu’elle aimerait pouvoir dégager lesgrandes lignes du modèle de relations interculturelles guyanais mais « dansun univers aussi complexe, aussi chargé d’un passé aux résurgences imprévi-sibles, des retournements et des infléchissements peuvent toujours advenir àdes moments inattendus ». Des exemples pris dans la mise en tourisme du ter-ritoire guyanais et dans le développement des manifestations culturelles nousinciteraient plutôt à penser qu’il existe des modèles d’analyse qui permettentd’englober l’essentiel du jeu des relations interethniques et interculturelles :une certaine flexibilité peut être observée au niveau d’un modèle qui fonc-tionnerait sur des modes d’incorporation et de segmentation, sur l’élasticitédu discours sur l’ethnicité, en particulier du côté de l’offre de pluralisme(Cherubini, 1994). Cette notion d’élasticité de l’offre et de la demande de plu-ralisme nous permet de comprendre quand et comment on élargit les conceptsde créolité et de guyanité, quels rapports s’établissent avec des modèles (etdonc avec les groupes ethnoculturels qui les sous-tendent) en grande partieexternes à la Guyane (négritude, francité, antillanité, européanité), avec lesgroupes minoritaires autochtones et immigrés.

La facilité ou la difficulté que rencontrent certaines manifestations cul-turelles à agréger autour de leurs programmations des représentants ou desmembres de certains groupes ethniques (ou ethnoculturels) pourrait être uneréponse partielle à ce questionnement. L’observation de l’espace festif estriche en enseignements. Le phénomène festif permet en effet de mesurer lesrègles et l’étendue des pouvoirs, l’étendue des conflits et des contradictionssociales d’une époque (Cherubini, 2002).

La coexistence de plusieurs modèles de la fête populaire

Par exemple, en 1991, la situation urbaine dans Saint-Laurent-du-Maroniétait devenue assez compliquée avec 6000 ou 7000 réfugiés du Surinam dansla région du Bas-Maroni dont 4500 dans les camps officiels, arrivés en 1986,des tensions ravivées entre les Ndjuka (ethnie bushinenge à laquelle apparte-nait le chef des « jungle commandos » de la « guérilla » surinamienne RonnieBrunchjwick) de Grand-Santi et les Aluku de Papahichton, qui aboutiront àla création d’une nouvelle commune l’année suivante. Cette situation rendaitassez compliquée la production sur scène des groupes musicaux bushinengedurant la fête patronale de la commune (7-11 août). Le groupe Sapatia forméde Ndjuka de Saint-Laurent, qui connaissait un certain succès depuis quatreou cinq ans auprès des jeunes, avait cette année là annulé sa prestation. Enrevanche, la même année, les fêtes patronales de Maripasoula (24-25 août) etd’Apatou (16-17 août) avaient pris une toute autre dimension avec la partici-

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pation des Aluku de Cayenne et de Kourou (dont on avait facilité le transportgrâce à des fonds municipaux), une thématique forte affichée à Maripasoula(« le carrefour des cultures ») et la présence du groupe reggae aluku WailingRoots, « des enfants du pays » (Cherubini, 2002). On pouvait observer ainsiune rupture nette par rapport à la description effectuée dans les années1985-1986 par Ken Bilby qui pouvait décrire l’espace musical bushinenge deSaint-Laurent comme un espace festif qui reflétait largement l’intégration descommunautés Ndjuka, Paramaka et Aluku dans l’espace urbain de la villeet qui permettait encore l’organisation de vastes cérémonies et fêtes tradi-tionnelles sur le fleuve (Bilby, 1999). Il était encore possible pour des jeunesbushinenge de s’identifier totalement à des groupes musicaux surinamiens età une musique qui reflétait la réalité des échanges transfrontaliers.

Avec la première édition du festival des TransAmazoniennes en 1997,organisé dans l’enceinte du Camp de la Transportation à Saint-Laurent, ona renoué officiellement avec le principe de rassemblement des musiqueslocales : « musiques et danses des diverses ethnies du fleuves se sont trou-vées réunies sur une même scène », alors que « dans les années 1990, lescollectivités locales tenaient davantage au travail de proximité mené par lescafés-musiques qu’à l’aspect événementiel d’un festival » (Christophe, 2003,p. 48). C’est du reste dans le cadre de la politique de la ville, du contrat deville de Saint-Laurent du Maroni, que l’activité d’échange et de structurationdes activités culturelles a trouvé un second souffle en 2000 car, selon le direc-teur du CTC, « plusieurs dizaines d’associations avaient entrepris d’explorerl’héritage culturel légué par l’histoire de la Guyane, à travers des actions decréation artistique (arts plastiques, musique, danse, théâtre, conte, lectures),d’animation (ateliers en milieu scolaire, cours de théâtre, stages, voyages etéchanges....), d’accueil d’artistes et de diffusion », soutenues par la DRAC(Direction régionale des affaires culturelles), dont la création ne date que de1992. La consécration de la musique Aleke (Bilby, 1999, 2001), des groupesSpoity Boys, Fondering, Energy Crew, de Prince Koloni, « coups de cœurs »du festival Banlieues Blues, des scènes d’été du parc de la Villette d’août2005, est par conséquent un coup de pouce extraordinaire pour ces jeunes etleurs projets, pour le CCT et pour les acteurs de la politique de la ville qui lesont soutenus.

Ce mouvement vient-il mettre en péril la fête traditionnelle, la fête patro-nale, la fête populaire guyanaise ? Certains observateurs considéraient en1991 que cette fête patronale était seulement la fête de la population créole(« 200 à 300 électeurs.... qui veulent danser la mazurka avec les Blues Stars »,qui veut maintenir les activités traditionnelles d’une fête patronale (« ils sonttrès attachés à la course en sac »). Mais « les jeunes de Saint-Laurent passent,puis s’en vont, ils ne veulent plus de ce type de fête », ils préfèrent la fêtede la musique qui « marche bien pendant deux jours » (Madame X., ensei-gnante, membre d’une association). En 2004, force est de constater que la fêtepatronale est toujours présente, avec sa vente d’emplacements et de baraques

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aux enchères en juillet et quatre journées de fêtes entre le jeudi 11 août et ledimanche 14 août, avec toujours « la grande nuit Saint-Laurentaise » et l’élec-tion de la Miss Saint-Laurent le samedi soir, une soirée animée par l’associa-tion « Reste du monde » qui, comme en 1991, présente un spectacle de dansesmais cette fois-ci, plus ciblées « musiques du monde » : « salsa cubaine, salsaportoricaine, batchata rueda, et hip hop ». Comment expliquer la permanencede ce type de cohabitation ?

Les deux visions de la Guyane s’inscrivent dans l’exhibition de laculture

Les débats organisés au sein des différentes commissions constituées lorsdes Assises de la culture de 1982 (Thébia-Melsan, 1982) avaient parfaitementdressé le tableau des deux Guyanes qui allaient être amenées à s’opposerdans les années à venir : une première incarnée par un projet de Maison descultures de la Guyane qui affirme « la prédominance de la culture créoleguyanaise », qui ne semble « pas contestable dans son rôle nécessaire decatalyseur, ni dans sa constitution historique de creuset et dans son devenir depôle dominant de contact avec les cultures environnantes »11, une seconde quiconsidère que « le trait dominant qui caractérise la société guyanaise est sacomposition pluri-ethnique du fait de la situation coloniale » (rapport final dela commission n° 2 qui se déclare « consciente que la reconnaissance du plu-ralisme culturel est nécessaire à la formation d’une nation »). Dans le premiercas, les créoles guyanais se présentent comme étant les (seuls ?) Guyanaiset ne s’intéressent guère au fait d’appartenir à un groupe ethnique que l’onappellerait les Créoles et, dans le second cas, les membres de la commissionn° 2 ont introduit un certain nombre d’éléments qui permettent de caractériserles Créoles. Par exemple, on a affirmé que « le créole vit les frontières, coincéentre la forêt et l’océan atlantique » mais que, « pour les Amérindiens, le ter-ritoire c’est toute l’Amérique » ; ou encore que « les créoles, groupe métissé,se définissent d’une part comme n’ayant pas de référentiel permanent, si bienqu’à chaque vague migratoire, ils ont le douloureux sentiment d’être remis enquestion ».

La mise en place en 1988 d’un Bureau du patrimoine ethnologique rat-taché au conseil régional permettra de démarrer un programme de collected’objets muséographiques et d’expositions dont la première fut consacrée aux« Musiques de Guyane », mais surtout de faire des propositions en matière destructure muséographique et de politique de développement culturel. Dans leprojet présenté, l’accent est mis immédiatement sur la nécessité de créer autrechose qu’un musée « folklorique » classique, « qui a certes du charme, maisqui offre une représentation figée des cultures et des faits de société, orientéexclusivement vers un passé considéré comme intemporel ». Le futur muséedoit se fixer « un objectif plus ambitieux qui s’organiserait autour de deuxpôles » : le premier « centré sur une présentation des groupes ethniques et descultures présentes en Guyane et sur une interprétation du rapport que chacun

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de ces groupes a établi au cours de son histoire avec différents milieux natu-rels (forêt, fleuves, zone côtière) », le second, « tout à fait complémentaire dupremier, conduirait vers une approche de l’homme, ici saisi dans son histoire– ses histoires – et à travers la diversité des figures sociales et culturelles quifondent l’identité guyanaise d’aujourd’hui » (Jean-Louis et Collomb, 1989,p. 14-15).

Cette perspective est tout à fait nouvelle car, jusqu’à cette date, les objetsde la culture matérielle des minorités ethniques trouvaient surtout leur placedans les boutiques d’artisanat pour touristes et en bord de route, sur quelquesétals proposés par les populations elles-mêmes (l’artisanat bushinenge en par-ticulier). Le passé de la Guyane était surtout confiné dans les préoccupationsde la recherche historique et de la recherche archéologique (roches gravées,polissoirs, etc.). Quelques années plus tard, la présentation de la diversitéguyanaise qui ne ferait plus qu’un, un « étant », proposée dans le Documentd’orientation d’un pacte de développement de la Guyane (1999), a de quoiséduire plus d’un observateur des relations interethniques en Guyane, surtoutsi l’on rajoute que « l’identité de la société guyanaise », « réalité objective etcaractère relatif » est « élaborée par les différentes communautés » et qu’elleest « en permanente recomposition dans les relations qu’elles entretiennententre elles ». Les « exhibitions » muséographiques, les projets de dévelop-pement touristique durable et les programmations culturelles récentes ren-dent-ils comptent de ces processus de guyanisation et correspondent-ils à unedémarche entrant dans cette définition de l’identité guyanaise ?

Dialogue interculturel ou développement culturel et économiqueséparé ?

On constate effectivement que le rythme des expositions qui veulent incar-ner cette diversité des composantes de la culture guyanaise et les thématiquesproposées par le Musée des cultures guyanaises12 depuis sa création tradui-sent bien cet engouement pour le patrimoine historique et pour le patrimoineethnologique que l’on avait pu déceler au moment des assises de la culture de1982. Mais, dans le même temps, on s’est efforcé de développer des structuresplus modestes en commune, en cohérence avec les projets de développementtouristiques et les besoins locaux en matière d’animation socioculturelle,sans oublier la nécessité de créer des emplois. L’exemple de l’écomusée del’Approuague à Régina est de ce point de vue très significatif. Les Musées deFrance lui accordent leur label, l’équipe du Musée des cultures guyanaisesencadre l’opération sur le plan muséographique, et les collectivités subven-tionnent le projet, en particulier grâce à des fonds européens. C’est ainsi quese développent des structures muséographiques qui mettent en valeur leshéritages les plus traditionnels de la culture guyanaise (Musée des culturesguyanaises à Cayenne, Écomusée de l’Approuague à Régina), que continuentà être organisées des fêtes patronales en commune qui respectent de vieuxprincipes de programmation (fêtes étalées sur quatre à cinq jours, journées

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thématiques, vin d’honneur, animation sportive, soirées animées par desassociations, organisation d’une grande nuit durant laquelle on élit la « miss »de la commune, etc.), mais que peuvent aussi émerger des initiatives nouvellescomme un festival de musique à Saint-Laurent-du-Maroni.

Des préoccupations locales de développement culturel ont toujours étéprivilégiées, en matière de mise en valeur des sites naturels, archéologiqueset historiques (Cherubini, 1988), en faveur du développement rural (tourismevert, projets d’écomusées consacrés aux activités rurales traditionnelles, etc.),et des goûts bien différenciés d’une génération à l’autre ont toujours contribuéà séparer les scènes artistiques et festives, voire sportives, ludiques et muséo-graphiques. Le pluralisme culturel est donc avant tout exprimé à travers uncertain nombre de choix locaux (ethniques et culturels, transculturels commecertaines musiques) mais reste dépendant de l’importance et de la forme dela mobilisation que ces derniers peuvent susciter. La Fête Saramaka, parexemple, organisée pour la troisième année consécutive en novembre 2004 àCayenne, sur la place des Palmistes, a pour origine les activités d’une asso-ciation créée en 1996 à Cayenne qui milite pour une reconnaissance de leuridentité. Il est en revanche plus inquiétant de voir certaines formes de mobi-lisations, qui paraîtraient pourtant assez évidentes au regard des enjeux quereprésentent les projets qui les sous-tendent, prendre énormément de retardselon la nature des projets et, probablement aussi, leur éloignement des cen-tres du pouvoir. C’est le cas, en particulier, du Parc national de la Guyane quisemble n’avoir rencontré (et écouté) les représentants des principaux groupesconcernées par son ouverture, les chefs coutumiers et les associations amé-rindiennes, qu’à partir de 1995 et, surtout au moment de la relance du projeten 2003.

L’idée de créer un parc national remonte quant à elle à 1974. Il avait étéproposé, entre autres, une mise en réserve de la région de Saül. Le principeavait été retenu en 1976. En 1979, ce projet a reçu un avis défavorable dela part du conseil régional13. L’un des premiers rapports consacrés au parcnational, rédigé par Jean-Marc Thiolay en décembre 1984, proposait « unezone périphérique qui s’appuierait sur les trois communes de Maripasoula,de Camopi et de Saül, aisément accessibles de Cayenne par avion, ainsi quepar bateau pour les deux premières. Chacune possède des attraits touristiquesindéniables (fleuves larges et villages indiens pour Maripasoula et Camopi,120 km de layons dans un sous-bois magnifique pour Saül) ». La « zone depré-parc » de Saül prévoyait une infrastructure hôtelière, des installations deloisirs, etc. Le projet ainsi ébauché avait surtout mis en évidence la biodi-versité et le potentiel que pouvait représenter pour les communes du Sud undéveloppement de l’offre touristique, sans aborder la question de la participa-tion des populations concernées à la mise en place du parc, des contraintesque celui-ci impliquait, sans aborder la question de la consultation préalabledes populations amérindiennes (ni du reste bushinenge, les Aluku étant pré-sentés comme favorables au projet), sans trop évoquer la question des droits

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coutumiers et des droits fonciers qui commençait à émerger au sein des réu-nions organisées par les différentes associations amérindiennes de Guyane.

Mais suite au sommet de Rio de 1992, le projet a pris une ampleur plusconsidérable, avec la nomination d’une mission d’étude en 1993 qui a faitune première proposition en 1995, puis une seconde en 1997, toutes deuxrejetées, avant qu’une relance ne soit effective en 2003, suite au sommet deJohannesbourg de 2002. En 1995, il est proposé par la mission d‘étude duparc une zone protégée où les activités humaines sont interdites et une zonepériphérique qui engloberait les villages et au sein de laquelle on identifieraitdes zones d’activité minières contrôlées. Ce projet est à nouveau rejeté et, en1997, les négociations avec les représentants des populations améridiennesaboutissent à un accord qui permet aux peuples autochtones de pratiquerleurs activités traditionnelles et de circuler librement, qui interdit les acti-vités minières dans les zones protégées14. Pour le ministère de l’Écologieet du Développement durable, « la création d’un parc national contribue aumaintien des modes de vie traditionnels (…) l’accès au public est encadré »15.L’Avant-projet pour la création d’un parc national en Guyane, remis enoctobre 2005, constitue la dernière version du parc qui a été soumise aux col-lectivités territoriales de la Guyane (Congrès du 18 novembre 2005), qui ontsurtout évoqué d’autres priorités pour la Guyane.

En 2004-2006, on s’inquiète plus particulièrement de l’exploitation auri-fère dans l’intérieur, déjà évoquée par Thiolay en 1984, de ses incidencessur les relations interethniques (violences accrues, crimes de sang, etc.), desproblèmes de santé publique posés par le mercure et diverses pathologies enrecrudescence, de la paupérisation croissante des villages (en particulier ceuxqui sont situés dans les « zones de droit d’usage » créées en 1995), du nombreélevé de suicides. Conscients de ces problèmes, les représentants des commu-nautés amérindiennes insistent sur la nécessité de revaloriser la coutume etles traditions, de relancer la dynamique sociale dans les villages. Les jeunesAmérindiens demandent à être formés aux métiers du tourisme car «l’ethno-tourisme » développé dans les parcs indonésiens et kenyans est d’ores et déjàprésenté comme une menace pour les populations autochtones de Guyane.Mais des rumeurs persistantes annoncent que des tours-opérateurs ont déjàété directement sollicités par les maires des communes du Sud. C’est dans untel contexte que les populations autochtones du parc (Wayapi, Teko, Wayana)auront, probablement dans l’urgence, à élaborer des projets culturels permet-tant de « valoriser » leur artisanat et leurs pratiques ancestrales.

CONCLUSION

On a vu que cet enchevêtrement du tourisme, de l’expression culturelleartistique et muséographique, du développement local (des projets locaux dedéveloppement articulés en particulier en revendications identitaires), était aucentre de notre analyse de l’émergence d’un dialogue interculturel, en quel-

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que sorte novateur et porteur de nouvelles valeurs culturelles, à l’échelle decertains projets et des manifestations les plus ambitieuses du développementculturel et touristique de la Guyane : parcs naturels, musées ethnologiqueset historiques, festivals musicaux, etc. La question qui est alors posée est desavoir si ces modèles émergents en Guyane (tourisme domestique, tourismeculturel, écotourisme, articulés sur des modèles plus classiques de tourismeinternational et de développement durable) ne sont pas aussi des modèles derelations post-coloniales qui pourraient nous donner des clés de lecture pourla construction des dynamiques en cours dans la région caraïbe.

Les deux exemples du parc national et du festival transamazonien deSaint-Laurent-du-Maroni illustrent, chacun à leur manière, deux des enjeuxactuels de l’ouverture de la pluriethnicité guyanaise sur la modernité des rela-tions interculturelles dans la région caraïbe : une inscription du patrimoinehistorique et naturel dans la communauté des biens naturels et culturels del’aire circumcaraïbe (la forêt guyanaise « véritable sanctuaire de la faune et dela flore », avec son statut de parc national, rejoint le patrimoine de l’humanité,l’architecture du bagne étant protégée par les Monuments historiques), uneavancée vers « une reconnaissance du droit des communautés à participer àl’administration de leurs ressources naturelles et de leurs territoires »16 et uneavancée dans « l’établissement d’un partenariat solide avec les principalesinstitutions artistiques des pays voisins » (Surinam, Brésil, Caraïbe) qui setraduit par « une coopération transfrontalière et européenne importante »17.

Mais dans la mesure où le développement du tourisme est étroitementassocié à ces différentes manifestations et structures, il nous paraît intéressantd’introduire dans ce type d’analyse des éléments issus de l’évolution récentede l’anthropologie du tourisme : l’observation du « marketing » de l’héritage(Bruner, 2005), l’analyse de la consommation des paysages et de la culturetraditionnelle (Sheller, 2003), etc. Les travaux en anthropologie du tourismenous montrent que le dialogue interculturel ne se construit plus nécessaire-ment sur une base d’authenticité. Les travaux d’Edward Bruner (1989, 2005)démontrent parfaitement que le tourisme est une nouvelle culture qui seconstruit sur la relation entre les performances touristiques et les matricesculturelles locales, sur les rapports entre l’imitation et l’authentique (voir, parexemple, les danses balinaises pour touristes) sur le fait que les performancestouristiques ne sont que des répliques du « présent ethnographique ».

Les modèles du tourisme domestique, du tourisme international, du tou-risme vert, du tourisme culturel viennent s’enchâsser et s’entrecroiser autourde projets qui constituent le plus souvent des moyens de réhabiliter des imagesdites rétrogrades de l‘histoire guyanaise, des événements historiques nonencore assumés par la population locale, des territoires oubliés de la crois-sance économique et de la modernité. L’entrée dans un modèle de relationspost-coloniales nouvelles nous paraît donc être plus que jamais d’actualitédans cette Guyane isolée aux marges de l’aire culturelle caribéenne, dont il

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n’est pas inutile de rappeler que sa population a triplé depuis le début desannées 1970 et que celle-ci n’était que de 23 000 habitants en 1930.

Bernard CHERUBINIUniversité Victor Segalen Bordeaux 2

Notes

1. On désigne désormais sous ce terme (littéralement « nègres des bois ») les des-cendants des populations issues des communautés de « marrons » (esclaves fugitifs)venues du Surinam voisin aux XVIIIe et XIXe siècles (Aluku, Saramaka, Ndjuka,Paramaka) qui se sont établies le long du Maroni et dans des villages littoraux de laGuyane. On le trouve souvent orthographié « bushinengué » dans la presse guya-naise. Richard et Sally Price (2002) font toutefois remarquer que ce choix est contestépar les Saramaka qui considèrent qu’il s’agit d’un terme propre au vocabulaire Aluku(appellation choisie pour remplacer celle de Boni). Ces auteurs préfèrent utiliser dureste le terme générique de Marrons qui rend plus hommage au rôle joué par cespopulations dans l’histoire sociale de la région caraïbe. Dans la même optique, il fautsignaler le choix que nous ferons de l’orthographe Ndjuka (graphie communémentadmise), plutôt que Ndyuka, plus conforme à la prononciation. On notera l’usage deplus en plus fréquent des termes Teko (plutôt que Emerillon), Lokono, (plutôt queArawack), Kali’na (plutôt que Galibi), pour désigner ces ethnies amérindiennes.2. Voir texte de l’arrêté du 13 mars 2006 portant prise en considération du projetde création du Parc national de Guyane dénommé « Parc amazonien en Guyane »(Journal officiel du 14 mars 2006).3. Source : siteweb du Centre culturel de rencontre transamazonienne (CCT) qui faitla présentation du festival des Transamazoniennes, créé en 1997, et dont la troisièmeédition en novembre 2002 a constitué « un événement artistique d’ampleur interna-tionale » (www.transamazoniennes.com).4. L’ancrage sur le continent sud-américain et la frontière avec le Brésil conduisenttrès souvent les autorités administratives du département à insister sur l’originalitéde la Guyane en termes de biodiversité, de richesses naturelles, de perspectives dedéveloppement durable, comme si la société d’habitation, moteur économique qui afaçonné les terres cultivables du littoral et qui est à l’origine du peuplement initial dela Guyane n’avait pas laissé de trace sur le plan socioculturel.5. L’essentiel de cette population créole guyanaise est composée de métis descendantsdes esclaves libres et affranchis, des engagés africains recrutés après la suppressionde la traite et de l’esclavage, des colons blancs qui avaient survécu à l’expédition deKourou de 1764 (environ un millier) et qui s’étaient rapidement métissés, des descen-dants de quelques familles blanches de colons qui avaient fait souche dans la colonie(habitants, administrateurs, militaires), de Chinois et d’Indiens très rapidementmétissés à la fin du XIXe siècle.6. Ce document est issu d’une réflexion commune des collectivités, des principauxacteurs politiques, économiques et sociaux, à un moment où il était question de créer

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une nouvelle collectivité en Guyane à partir d’une réforme institutionnelle qui n’a paspu aboutir jusqu’à présent.7. 178 347 au 1er janvier 2003 sur la base du recensement de l’INSEE de 1999.Source : conseil régional de la Guyane (2006), siteweb de la région Guyane. Certainsobservateurs parlent dans le même temps de quelque 200 000 habitants, compte tenude l’importance de l’immigration clandestine observée sur les sites d’orpaillage etquelques zones frontières, proches du Surinam et du Brésil.8. Pour notre part, nous estimions cette population à 150 000 habitants en 1996, avecune proportion de créoles guyanais de 38 % et d’étrangers de 35 % (Cherubini, 1999,p. 411).9. On trouvera dans l’ouvrage collectif édité par Justin Daniel (1996), Les îlesCaraïbes, une évocation de certaines de ces critiques sous les plumes de JohnLaguerre et de Michel Giraud.10. Extraits du site web du CCT.11. Dans une des contribution marquante de ces assises, Jacques Lony rappellera que« malgré l’évolution du cadre de vie, malgré son affirmation d’avoir des racines enAfrique, le Guyanais a un comportement profondément européen ».12. Citons, en particulier, parmi les plus récentes, les expositions : Les arts desmarrons (23 avril-31 août 2005), Métamorphoses d’une société. La Guyane 1848-1974 (15 janvier-22 avril 2005), Na’na Kali’na : une histoire des Kali’na tilewuyu enGuyane (10 septembre-9 octobre 2004), Les chaînes du passé. Esclavage et abolitionen Guyane (10 juin-4 septembre 2004),Musiques plurielles et sociétés traditionnel-les en Guyane (20 juillet 2001-27 avril 2002).13. Extraits du Livre blanc de l’environnement, 1982.14. Voir une série de prises de position de la part des communautés amérindiennesdans Oka. Mag, n° 28, 2005.15. Lettre du ministère au Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques(CSIA) : Lettre Natassinan n° 28 (site web : http:// www.csia-natassinan.org).16. Selon les termes utilisés par Alexis Tiouka pour qualifier le « premier principe àrespecter » dans la création d’un parc national en Guyane dans « Droits des peuplesautochtones et création des aires protégées. Le cas du parc national de la Guyane »,Bulletin ICRA/IKEWAN, n° 18, août 2005.17. Voir : présentation du CCT sur le site web du CCT, op. cit.

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EL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO EN SECTORESDESFAVORECIDOS DE SANTIAGO Y SANTO DOMINGO,UN CAMINO DE FORTALECIMIENTO DE LA IDENTIDAD

PERSONAL Y SOCIAL

... de tantas cuentas deficitarias, la lista de insatisfacciones está repletade asuntos culturales: ¿cómo tratar la pérdida de identidades, (…) quéhacer con los migrantes y los diferentes, cómo encontrar sentido yclaridad entre las confusiones? (García Canclini)

Como resultado de las deficientes políticas culturales, o de su inexistencia,el crecimiento de los asentamientos urbanos está matizado por un enfoquehegemónico que enfatiza los valores simbólicos culturales que representan asectores de altos ingresos, y un enfoque metropolitano, por la tendencia ala concentración centralizadora de las instituciones culturales en las grandesciudades. Esto contribuye a «despoblar» ciertas zonas de opciones y ofertasculturales y educativas, en particular aquellas donde existen concentracionespoblacionales de bajos ingresos. Este sector poblacional no es consideradotampoco como una demanda atendible por las instituciones educativas decarácter privado, que puedan ofrecer un nivel de calidad académica compe-titivo.

Otras carencias, como la insuficiencia de instituciones culturales orga-nizadas tales como bibliotecas, casas de cultura o centros deportivos quemovilicen e integren la participación ciudadana en programas de educacióninformal y de promoción cultural contribuyen a que la cosmovisión del indi-viduo estreche cada vez más sus horizontes, y concluya finalmente con suexclusión del sistema de relaciones sociales, formalizadas para las diversasesferas de la vida.

El Programa de Desarrollo Comunitario, PRODECO, auspiciado por elGrupo León Jimenes para los sectores Nordeste de Santiago y de Bayona yHonduras en Santo Domingo, ejecutado por las organizaciones de la socie-dad civil organizadas y coordinado por el CEUR-PUCMM desde 1997, es

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concebido para promover la integración de los residentes en sectores urbanosdesfavorecidos a los procesos de desarrollo de capacidades y de acceso aoportunidades desde un enfoque autogestionario y asociativo.

Como condición de partida, se activan mecanismos participativos comuni-tarios en procesos de conocimiento de su realidad, mediante la instrumenta-ción del método de Diagnóstico Ambiental Participativo, para luego construirla Agenda Ambiental que oriente las acciones de transformación de las con-diciones de vida. Al aplicar los principios de la investigación – acción parti-cipativa, se abre el espacio a «…un método aprehendido por la comunidad,que se transforma al mismo ritmo de cambio con que evoluciona la dinámicasocial».1

Este es un resorte para el «despertar» de la conciencia de sí, o lo que es lomismo de su identidad singular y plural, ya que conduce a la identificacióny abordaje de las condiciones limitantes objetivas de su desarrollo comoindividuos y como grupos humanos. Asimismo, conduce al enfrentamientode las condiciones limitantes subjetivas, es decir, las que resultan de unproceso de «des-identificación», con los derechos y obligaciones sociales.Cuando se habla de la identidad de un sujeto individual o colectivo, se hacereferencia a procesos que permiten asumir que ese sujeto, en determinadomomento y contexto, es y tiene conciencia de ser el mismo (...)2.

No es igual la proyección cultural de los que «padecen» las segundas, delos que no las padecen, aunque ambos padezcan las primeras.

La identidad cultural es el lugar en que se vive la cultura como subjeti-vidad, en donde la colectividad se piensa como sujeto3. Afirma Egg, que laaproximación a este problema se realiza desde dos proposiciones comunes ala antropología cultural: los individuos hacen la cultura que los modela, lacultura modela a los individuos que la hacen.

Unas de las limitantes subjetivas lo constituye el restringido sentido otor-gado a la noción de lo cultural. La ampliación de la noción de lo cultural,permite a los agentes comunitarios identificar esta noción con la de mejoría dela calidad de vida y desarrollo. Las transformaciones que ocurren en la esferaespiritual no excluyen aquellas verificables en la esfera material de vida. Sinembargo, ha sido muy común en el sistema vigente de valoraciones sociales,marginar el campo de influencia de lo cultural a la dimensión del saber, deldisfrute o del placer estético, desvinculándolo de las restantes dimensionesde la existencia. Este enfoque ha restringido, en particular en los asentamien-tos barriales, la percepción de la naturaleza integradora y restauradora de locultural.

Se trata pues, que el hombre alcanza una dimensión superior de su condi-ción humana (cultural), cuando es capaz de actuar con un sentido construc-tivo de futuro, cuando logra salir de un estado inmóvil, «acomodado» a sudestino.

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LA TRASCENDENCIA DEL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO4

La práctica comunitaria es una manifestación de la concertación deintereses entre diferentes actores, que se orientan solidariamente haciaun beneficio colectivo5.

La esfera de los aconteceres culturales constituye una importante parte dela existencia de los conglomerados humanos y, aún cuando no se identifiquencomo tales, se entremezclan perceptible e imperceptiblemente en los escena-rios de la vida cotidiana comunitaria. Generalmente, las condiciones de vidaurbana en los sectores pobres reclaman de forma priorizada el mejoramientode aquellos problemas relacionados con la degradación del medio ambiente,con el deterioro de la infraestructura urbana y los servicios básicos. Pero,cuando se entiende que los problemas de la proyección humana individual ygrupal, el estímulo al saber popular, la expresión de las aptitudes especialesy el reforzamiento de la noción de identidad son vitales para el desarrollo deuna comunidad, se alcanza una dimensión nueva en el análisis y la acciónparticipativa.

Esto explica la presencia del componente cultural en el PRODECO,en tanto constituye, a la vez que meta-proyectos, un medio que viabiliza ladisposición participativa comunitaria dada la cualidad motivadora y aglu-tinadora de sus acciones.

El trabajo cultural comunitario demanda, más que ningún otro trabajosocial, la renovación cada día más del repertorio de procederes, considerandola preponderante dinámica individuo–grupo (relación sujeto-sujetos) en latrama social comunitaria. Esta relación es relevante en las comunidades ybarrios menos favorecidos, al requerirse de la fuerza del grupo para alcanzarrealizaciones vinculadas con el desarrollo. Sin embargo, el sentido de la ges-tión y la autogestión para el desarrollo tiene aquí generalmente una improntaindividual muy marcada, incluso cuando se realiza bajo la cobertura de unaorganización comunitaria. Esta peculiaridad posiblemente resulta de la mar-cada valoración que se otorga en el barrio a las relaciones interpersonales.

La personalización de las acciones tiene como contrapartida una dinámicaentre lo social y lo individual, que aunque contradictoria, no promueve ladisolución de lo individual ni la absolutización de lo social. El fortalecimientode las potencialidades de la integración grupal en pro de ejecutar accionesde transformación social y en beneficio de la mayoría, es una estrategia queparte del sujeto para alcanzar el grupo. No se trata

Lo anterior significa que, el enfoque de abordaje del trabajo cultural comu-nitario requiere «…acudir a otras estrategias, paradigmas y procesos metodo-lógicos menos rígidos, menos espontáneos y más recursivos»6.

La experiencia continuada y reflexionada de PRODECO, sugiere que enel trabajo cultural existen regularidades que rebasan las fronteras de lo local.

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Asimismo, posibilitan su observación en el proceso de gestación de proyectosy acciones de perfil cultural similar, en contextos urbanos diferentes. Lospuntos de enlace no serían la semejante condición socio-cultural entre lascomunidades intervenidas, ni la indispensable flexibilidad del enfoque meto-dológico del técnico, sino más bien las siguientes condiciones:

• la maduración y concientización de las comunidades de susnecesidades culturales, especialmente mediante la integración a lasacciones y procesos del trabajo comunitario,

• la necesaria correspondencia del perfil de los proyectos con el tipo denecesidad cultural de las comunidades,

• la promoción de acciones que generen procesos como garantía parasu continuidad y sostenibilidad y,

• la inducción de la disposición participativa de los agentes locales,mediante el ejercicio demostrativo que representa la propia prácticacultural.

En todos ellos se observa un común denominador, que es el valor trascen-dente de la instauración de una práctica cultural para fomentar la gestióncultural participativa y el progreso, entendido como la correspondencia entrelas intenciones y los resultados. La dilación del ejercicio de la práctica cultu-ral parece dilatar también la anhelada y necesaria cohesión de las voluntadesen torno de algún proyecto.

Es común que, la identificación del individuo con el contexto urbano en quehabita, generalmente se enajena debido a la presión misma de sus condicionesde vida. Esto se agrava, cuando por esta razón se convierte paradójicamenteen un consumidor pasivo, ya sea del hábitat, de la diversión o de la cultura7.

Marc Augé (1993), afirma que «Si un lugar puede definirse como lugarde identidad, relacional e histórico, un espacio que no puede definirse comoespacio de identidad ni como relacional ni como histórico, definirá un nolugar»8.

En este sentido, las acciones culturales dirigidas a restaurar los «espaciosde convivencia»9 y al reencuentro con la identidad comunitaria, constituyenun instrumento fundamental para la promoción del desarrollo de las comu-nidades, basado en la práctica participativa de sus miembros y la activaciónde su sentido de ciudadanía. Los parques, instalaciones deportivos y centroscomunales son los espacios públicos de convivencia comunitaria que gene-ralmente se asocian sólo a la recreación, al juego o al descanso. Son estosescasos espacios de participación la alternativa a los abundantes espacios derepresentación, en los que se normativiza su acceso y uso, promoviéndoseactividades de participación minoritaria que generan diferenciación y segre-gación social. Por el contrario, en los espacios públicos de participación sepromueve la socialización de los distintos grupos, generándose integración einclusión social.

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Generalmente, los contenidos culturales promovidos por las comunidadesson espontáneos y de limitado alcance, debido a la falta de recursos y/o a ladebilidad de las capacidades de gestión cultural productiva de los agentescomunitarios, por lo que esta problemática constituye una motivación de granimportancia para el trabajo cultural comunitario, en cuanto se demanda lageneración de procesos que fortalezcan la función sociocultural de dichosespacios.

Una cualidad de la experiencia PRODECO ha sido la conjugación en sudesarrollo de dos tipos de estadios propios de los procesos de trabajo culturalcomunitario, al promoverse la presencia cíclica de componentes de la culturareceptiva (o de consumo), y de la cultura productiva (o de participación) en elámbito de los Proyectos Culturales.

Existe una diferenciación entre la transformación o cambio inducido quese produce en el ámbito de la cultura receptiva (o de consumo), y la trans-formación o cambio autónomo10, que se produce en el ámbito de la culturaproductiva (o de participación). La diferencia principal radica en que el pro-ducto del sujeto cultural productivo está animado del influjo del sentido de laidentidad, que lo conecta esencialmente con sus potencialidades, en lugar deenajenarlo. Una de las transformaciones más significativas que se producenbajo esa condición cultural, es en la adopción de una actitud «integrada» a losprocesos de desarrollo, cara contraria a la actitud «marginal», ajena al sen-tido de responsabilidad individual y social. Se habla del actor urbano activo(Henao Delgado, 1996) para referir al ciudadano que pasa de una condicióncultural de pasiva receptividad a una condición cultural productiva

Los proyectos culturales PRODECO se caracterizan por la diversidadde sus perfiles y por su anclaje en importantes espacios de convivencia. EnSantiago, el Parque Eduardo León Jimenes y en Bayona, el Centro deAcción Parroquial y la Sociedad de Socorro Mutuo, se han convertidoen focos culturales comunitarios. La dimensión espacial de la vida humanatiene un peso simbólico importante, y los espacios barriales están cargadosde esta dimensión simbólica, hay hitos constituyentes de identidad, como porejemplo los puntos de encuentro (Cela, 2001). El espacio sucio, abandonadoy contaminado del barrio es un símbolo espacial de su condición social. Larecuperación de ese espacio es un símbolo que expresa una autoestima colec-tiva recuperada.

Un ejemplo representativo de la referida experiencia es el proyecto cultu-ral de los Talleres de Educación Artística y Artesanal, porque promueven,no sólo el acercamiento de los participantes al hecho productivo cultural alcrear opciones diversas de educación en labores artísticas y artesanales paraniños, adolescentes y adultos, sino también, la oportunidad de entablar unarelación más activa con su entorno comunitario. Constituyen una vía para eldesarrollo personal, la proyección social de los nuevos saberes y, a la vez, de

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ampliación de los ingresos familiares en el caso de participantes jóvenes yadultos, cuando comercializan los productos elaborados en ellos.

Desde su planificación e implementación en 1999 en Santiago, y en el2002 en Santo Domingo, los Talleres han cumplido con estas funciones ya la vez han sido generadores de nuevas necesidades y por tanto de nuevosprocesos de trabajo cultural comunitario. Más de 500 niños y jóvenes delsector nordeste de Santiago desarrollaron experiencias de práctica artísticadanzaria, musical y plástica, entre 1999 y el 2004. En Bayona cerca de 400adolescentes y mujeres se iniciaron en prácticas culturales de carácter arte-sanal, desarrollando experiencias en la elaboración de productos de pedrería,tarjetería, costura, bordado y tejido y otros tipos de labores manuales, entreel 2002 y el 2005.

La continuidad de este proyecto en ambos sectores, fue también posible,entre otros factores de carácter sociocultural, por la introducción de formasde auto sustentación económica. Los trabajadores culturales comunitariosse entrenaron en aspectos de gestión y administración de los procesos enmarcha, creándose un sistema de ahorros e inversiones, que les permitióalcanzar apreciables metas en este sentido. Hoy, en Santiago ha sido creadala Escuela Popular de Arte y Oficios, ya en proceso de incorporación, y, enBayona, el Centro de Iniciativas Económicas y Culturales, primeras institu-ciones manejadas con recursos humanos comunitarios. La EPA exhibe unnivel de auto sostenimiento de sus gastos operativos en un 55%, y el Centroha dado sus primeros pasos en esta dirección. Esta característica tiende afomentar el sentido de responsabilidad personal y grupal con las creacionescomunitarias, y a fortalecer el sentido de pertenencia.

Los resultados son elocuentes y confirman la necesidad de orientar eldesarrollo comunitario sobre el fuerte basamento del trabajo cultural, queaglutina intereses y produce satisfacción identitaria. La cultura tiene lafunción integradora de favorecer la integración del hombre al tejido social,cuyas claves casi siempre desconoce11. El objetivo de la Cultura (Weinberg,1993; cita a Bergues) es dar sentido al mundo que rodea al hombre, frentea los dramáticos desafíos de los fenómenos contemporáneos (urbanización,industrialización, alteraciones en la tabla de valores, en las modalidades delquehacer cotidiano).

CONQUISTAS DE IDENTIDAD EN EL TRABAJO CULTURAL COMUNITARIO

Cuando Castells distingue tres tipos de identidades12, la legitimizante(formada por instituciones sociales dominantes), la de resistencia (generadapor actores sociales en condiciones devaluadas o estigmatizadas por la lógicade dominación) y, la identidad de proyecto (generada por actores socialesque construyen una nueva identidad que redefine su posición en la sociedad,a partir de los ¨materiales culturales¨ a su disposición), se comprende de

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inmediato la necesidad de orientar el trabajo cultural comunitario a la tareatrascendente de construir un tipo de identidad de proyecto.

En los últimos años, los psicólogos y otros científicos sociales se adhierena la corriente que considera que hay dos elementos absolutamente necesariosde la identidad colectiva: la conciencia de pertenencia y la auto categoriza-ción (De la Torre, 2001). Un grupo identitario se constituye allí donde losmiembros comparten sentimientos de pertenencia derivados de procesos declasificación por categorías, y, donde estas pertenencias a grupos socialescontribuyen a la buena autoestima e identidad personal en los miembros.

El sentido de pertenencia a un grupo cultural tiene posibilidades deexpresión en diversas dimensiones que van desde un carácter cerrado a unoabierto. El trabajo cultural comunitario se enfoca a desarrollar sentidos depertenencia mediante el accionar cultural, asociados a la formación de gruposabiertos, capaces de entablar relaciones interactivas con la realidad barrial,sectorial y general urbana. Promover la disposición autónoma al cambio,por encima de una disposición inducida, es uno de los valores constructivosque se fomentan en la constitución de grupos culturales que desarrollan lacualidad de gestores de procesos participativos con sentido de continuidad ytransformación.

No existen fórmulas ni esquemas, pero sí métodos de trabajo queprivilegian la valoración y aprovechamiento del potencial local, para conél acometer la empresa transformadora. Este fue el inicio del trabajo culturalen PRODECO, al identificar y aglutinar el Potencial Cultural Comunitario,capital humano residente en las comunidades, por considerarlo fuerza fun-damental para la ejecución de cualquier propósito de mejoramiento cultural.Son en esencia personas sensibilizadas con la necesidad de acceder a lasoportunidades de desarrollo personal y social: maestros, artistas, comunica-dores, deportistas, y artesanos son potencialmente agentes de cambio por símismos.

La celebración de un Encuentro del Potencial Cultural Comunitario y lacomunidad en general fue el paso siguiente, cuyos objetivos básicos serían:

- Intercambiar ideas sobre la situación del desarrollo cultural de lascomunidades del Sector con los participantes

- Movilizar la opinión y participación de los residentes en torno a laimportancia del trabajo cultural comunitario

- Exponer resultados culturales (artísticos y deportivos) del Potencialidentificado

- Reconocer el aporte de destacados miembros de las comunidades delSector en las esferas de la Educación, el Arte, el Deporte y el TrabajoComunitario

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- Proponer y elaborar un registro permanente del Potencial Culturallocal

El principal aporte de este proceder ha sido la conformación de los gruposabiertos de trabajo cultural comunitario, y la captación de facilitadores paralos procesos de educación artística y artesanal proyectados en la Agenda.

La eficacia de los procesos de trabajo cultural comunitario se va consti-tuyendo desde las acciones iniciales, cuando son edificados desde lo interno,con el material cultural disponible. Esto no excluye la necesidad de reforzareste material con recursos humanos externos, pero dispuestos a identificarsecon los principios del proceso, al punto de lograr un alto nivel de involucra-miento y comprensión con las características y propósitos del desarrollo cul-tural comunitario y llegar a formar parte del grupo gestor.

La Escuela Popular de Arte y Oficios de Santiago es una institución cul-tural comunitaria singular, ya que trabaja no sólo por la promoción democrá-tica de prácticas y saberes de acceso limitado para las poblaciones de escasosrecursos y precario nivel de vida, sino en la reinserción de estas comunidadesen el tejido social y en el sistema formal de oportunidades que se generanen el mismo. La meta de institucionalizar este tipo de proyecto comunitario,responde a la necesidad de romper con las barreras estructurales de la segre-gación sociocultural.

Por su parte el Centro de Iniciativas Económicas y Culturales deBayona es una institución que combina la promoción de los saberes y prác-ticas artesanales y técnicas con el fortalecimiento de las capacidades dedesempeño de hombres y mujeres para los emprendimientos de menor escala,pero que potencializa su posicionamiento en el sector productivo urbano y elmercado de oportunidades económicas.

La creación de una institución cultural como es la Biblioteca ParroquialJustina Jaime de Bayona, de clara vocación de servicio comunitario, cons-tituida con esfuerzos asociados de la comunidad y la parroquia, es un aportedel trabajo cultural de organizaciones locales integradas a los procesos detransformación de una realidad carente de opciones de este tipo, siquiera enalguno de los once centros educativos de la zona.

El valor modélico de estas realizaciones culturales comunitarias radicaen los procesos que las sustentan, que convierten simultáneamente a sus par-ticipantes en productores y productos culturales, al generar como resultadofundamental, no sólo capacidades, oportunidades y nuevos recursos, sino,especialmente, nuevos símbolos de la identidad cultural, reconocidos dentro yfuera del ámbito local, insertados en territorio barrial en condición de focosculturales en conexión con otros territorios urbanos, salvando la disparidad ydistancia existente para el acceso a los bienes culturales, denominada por Eggcomo foso cultural (1983).

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La transformación de un foso cultural contractor del desarrollo, en fococultural promotor del cambio, es el principal valor del enfoque del trabajocultural comunitario en PRODECO.

Elvia OJEDAPontificia Universidad

Católica Madre y Maestra(République Dominicaine)

Notes

1. Jorge Murcia Florián, Investigar Para Cambiar, Un Enfoque sobre investigación-acción participante. Ediciones Magisterio, colección Mesa Redonda, Bogotá, 1999;en recopilación de materiales del Curso «El Cambio de Paradigmas en las CienciasSociales» impartido por el Padre Prudencio Piña. PUCMM-Santiago.2. Carolina De la Torre, Las Identidades. Una mirada desde la Psicología. Centro deInvestigación y Desarrollo de la Cultura Cubana Juan Marinello, La Habana, Cuba,2001.3. Egg Ander, La Problemática de la Identidad Cultural como tema central de laPolítica Cultural de los años 80´s. En: La Políticas Culturales en América Latina:Una Reflexión Plural. Jorge Cornejo Polar, editor. Ediciones APPAC, Lima, Perú,1988.4. Elvia Ojeda, Adaptado del Capítulo homónimo en: La Gestión del Desarrollocomunitario. Experiencia en los Sectores Bayona y Honduras, CEUR-PUCMM yGrupo León Jimenes. República Dominicana, abril 2003.5. Julio Corral, José Sánchez, Elvia Ojeda et al., PRODECO. Continuidad de laPráctica Comunitaria: Una Actitud al Cambio; Pág.12. CEUR-PUCMM, GrupoLeón Jimenes. República Dominicana, 2001.6. Jorge Murcia Florián, ob. cit.7. Ezequiel Ander Egg, Metodología y Práctica de la Animación Socio Cultural;Instituto de Ciencias Sociales, 1983, p. 1048. Marc Augé, Editorial Gedisa, 1993, Col. Cla-de-ma. Trad. M. M. Mizraji,Barcelona. (tomado de www.barcelona 2004 – Biblioteca Selecta).9. Ibidem.10. Julio Corral, José Sánchez, Elvia Ojeda et al., PRODECO. Una ExperienciaInnovadora de Práctica Comunitario y Compromiso Social. CEUR/PUCMM/GRUPO LEON JIMENES. Santiago de los Caballeros, 2000, p. 4.11. Gregorio Weinberg, Sobre Historia - Sobre Cultura. En: Medio Ambiente yUrbanización, año 10, vol. 43-44, jun-sep. 1993.12. Manuel Castells, El poder de la identidad, vol. II. La Era de la Información:Economía, Sociedad y Cultura Alianza Editorial, Madrid, 1999.

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OUVERTURE CARIBÉENNE ET CONSTRUCTIONIDENTITAIRE : LA SÉLECTION DE FOOTBALL

DE MARTINIQUE

Cette communication est une recherche en cours. Je tiens à remercierMessieurs Eric Marie-Luce, Tony Marty, Alain Rapon et Joseph Ursulet pourleur aide et leurs encouragements.

Le sport représente un fait social majeur dans l’histoire mondiale, et plusque tout autre sport, le football symbolise l’importance prise par « les passe-temps anglais » depuis le XVIIIe siècle dans les sociétés (il est communémentadmis que le sport moderne est né en Angleterre d’une « combinaison »des loisirs comme la chasse à courre et des jeux pratiqués dans les écoles).« L’engouement est tel que le football serait devenu aujourd’hui la “bagatelle laplus sérieuse du monde” » (Gastaut, Mourlane, 2004, p. 6). Si ce phénomènereprésente au cours du temps la démocratisation d’une pratique, il montre aussiune cristallisation des échanges autour d’enjeux économiques et politiques.Car, comme le rappellent les historiens Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane« certes, le football repose sur l’adhésion à une règle, une pratique et un dis-cours communs propres à créer du lien social. Il faut toutefois rappeler que cesport repose avant tout sur le principe de la confrontation. De fait, il met en jeula question des identités et du rapport à l’altérité » (Gastaut ; Mourlane, 2004,8). Et ce point de vue n’est pas sans intérêt pour comprendre et pour répondreà la question de ce colloque « quels modèles pour la Caraïbe ? ». Comment lefootball a-t-il permis à la Martinique à travers sa Sélection d’affirmer son iden-tité dans la région Caraïbe, mais aussi vis-à-vis de la France (sous-entendu iciet tout au long de l’article, la France hexagonale).

En janvier 2002, la Sélection de football de Martinique atteint les quarts definale de la Gold Cup. C’est un événement à plus d’un titre : rappelons d’abordque la Gold Cup est un tournoi prestigieux. Il s’agit de la rencontre des équipesde la Confédération Nord Centre Américaine et Caribéenne (CONCACAF),l’une des six Confédérations affiliées à la Fédération Internationale de FootballAssociation (FIFA). La Gold Cup peut être comparée aux Championnats

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d’Europe des Nations. Le vainqueur de la Gold Cup représente, d’une part,la zone CONCACAF dans la Coupe de la Confédération de la FIFA ; d’autrepart, il est aussi invité à participer à la Copa América. Il convient ensuite demesurer, avec cette place de quart de finaliste, l’exploit sportif réalisé parcette Sélection de Martinique. En effet, l’équipe composée essentiellement dejoueurs amateurs, a été confrontée tout au long de ce tournoi, à des équipesde joueurs professionnels, d’une part ; d’autre part, le sort du match est régléau terme d’une séance de tirs au but. Il faut enfin souligner la singularité dela présence martiniquaise à la Gold Cup. La Sélection de Martinique n’est-elle pas la seule équipe à représenter un territoire non indépendant dans cettecompétition ? Comment la Sélection peut-elle jouer aux côtés d’équipesnationales issues de pays indépendants et ne pas représenter la France danscette compétition internationale ?

Pour comprendre cette situation, il faut dans un premier temps rappelerbrièvement les origines de la Sélection ; puis dans une deuxième partie voirles étapes de l’intégration caribéenne ; et enfin dans une dernière partie ana-lyser les enjeux d’une telle situation.

UN FOOTBALL DE DIVERTISSEMENT

« Sélection » et « équipe nationale » sont deux expressions synonymes,pour définir dans le cas présent, un groupe de footballeurs évoluant pour unÉtat. Implicitement ces termes évoquent l’équipe de joueurs d’un État souve-rain qui personnifie juridiquement la nation, définie ici comme « une grandecommunauté humaine, le plus souvent installée sur un même territoire etqui possède une unité historique, linguistique, culturelle, économique plusou moins forte » (Larousse, 2005, 724), d’où la spécificité de la Sélectionde Martinique. Celle-ci ne représente pas compte tenu du statut de l’île– Département d’Outre-mer (DOM) et à ce titre intégré dans la Républiquefrançaise –, un État indépendant. Mais la Sélection remplit au fur et à mesurela fonction d’une Sélection nationale, qui représente malgré le statut juridique,un pays différent de la France, un pays avec une identité nationale propre :la Martinique. Comme l’écrivent Fabien Archambault et Loïc Artiaga, « ladéfinition de l’identité nationale ne procède aucunement d’une évidence natu-relle. Désignant à la fois un sentiment d’appartenance et la conscience de fairepartie d’un ensemble national, elle est une construction qui s’inscrit dans letemps » (Archambault, Artiaga, 2004, p. 38).

S’il ne fait aucun doute aujourd’hui que la Sélection contribua à forger unsentiment national martiniquais, il n’en a pas toujours été ainsi. De ses débutsdans les années 1910, jusqu’en 1947, il n’existe pas « derrière » la Sélection deMartinique de dimension politique, ni même de réelle ambition sportive pourcette équipe. La Sélection joue épisodiquement contre les équipes de navi-res de passage. Elle ne fait pas l’objet d’un « management » (sélectionneur,préparateurs physiques, entraînements réguliers, etc.) de la part de l’Union

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des Sociétés Martiniquaises des Sports Athlétiques (USMSA) qui fédère àce moment-là tous les sports de l’île. En fait, la Sélection de Martinique sertde divertissement aux navires de passage. D’ailleurs, comme le soulignentChristian Cabrera et Jacques Expert, « le match est le plus souvent concludans la journée, et l’équipe de la Martinique formée par les éléments présentsce jour-là » (Cabrera, Expert, 1982, p. 48). Il faut noter qu’en dehors desmarins de passage, la Sélection a rencontré soit à domicile, soit en déplace-ment (qui sont très rares) au cours de cette période les équipes de la Barbade,de la Dominique et de la Guadeloupe. Mais ces rencontres se font de façondiscontinue (Barbade 1931, Guadeloupe 1934, Dominique 1935), et ne per-mettent à la Martinique ni de sortir de son isolement sportif, ni de structurerune équipe. Les changements se produisent en fait, à partir de l’après-guerreen 1947.

L’année 1947 marque en effet, une transition dans les rapports entre laSélection et l’USMSA, et les fonctions dévolues à la Sélection. À la suited’une défaite de la Sélection face au Violette Athlétique Club d’Haïti (matchqui a eu lieu le lundi 21 avril 1947 au stade Louis-Achille où la Sélection deMartinique a perdu 4-1), l’USMSA décide, d’une part, de réellement prendreen charge la Sélection. Cela se traduit par la mise en place d’une préparationphysique. L’USMSA forme deux équipes avec les joueurs des clubs existants.Les Rouges et les Bleus s’affrontent en début d’année 1948, en attendant ledébut du championnat. Il s’agit aussi par ces entraînements réguliers de créerun « sentiment d’équipe », un collectif martiniquais. L’USMSA, d’autre part,souligne au-delà de l’intérêt sportif, l’importance de ces échanges culturelsapportés par ce type de rencontre. Lors de la réception donnée en l’honneurde ce match, le Président de l’USMSA rappelle « (…) l’intérêt primordial deces relations sportives qu’on venait de jouer et qui ne feraient qu’affermirles relations culturelles déjà ébauchées par le professeur Aimé Césaire, leDocteur Montestruc, le Docteur Rose-Rosette » (Le Sportif, 26 avril 1947,p. 3). La Sélection cesse définitivement d’être une équipe de divertissement,pour entrer dans une phase de construction identitaire, d’une équipe en soi etd’une équipe pour la Martinique.

« QUE LA CARAÏBE SOIT » (SPORT PLUS, N° 66, 1983)

Si l’année 1947 représente une transition dans l’histoire de la Sélection,l’année 1948 est, elle, une date charnière. À partir de là et jusqu’en 1978 ily a incontestablement une ouverture vers la Caraïbe amorcée par l’USMSA,et poursuivie par la Ligue de Football Martiniquaise (LFM) créée le 8 juin1952. Celle-ci se traduit par de nombreux matchs amicaux ; entre 1949 et1978, la Sélection à domicile ou en déplacement rencontre les Sélections deGuadeloupe, Trinidad, du Surinam, d’Haïti, de la République Dominicaine ;ainsi que des clubs argentins, brésiliens et colombiens, et une participationaccrue de la Sélection à plusieurs petits tournois : le Trophée Caraïbe organisépar la Guadeloupe avec les équipes de Guadeloupe, Martinique, Haïti, Guyane

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française, Guyane Hollandaise et Guyane anglaise ; la Coupe du Consulat desÉtats-Unis avec les équipes de Guadeloupe et de Puerto Rico ; la Coupe dela Protectrice avec les équipes de Martinique, Guadeloupe et Curaçao. Il y aplusieurs éditions de ces tournois entre 1948 et 1969, mais l’ouverture vers laCaraïbe est timide et surtout, au vu des équipes rencontrées, très partielle.En fait, la Sélection de Martinique n’a pas encore la dimension d’une équipenationale. Cela se perçoit à deux niveaux :

- Premièrement dans le manque de motivation des joueurs. À la suite dela défaite de la Sélection contre la Guadeloupe le 22 avril 1978, le CadreTechnique Régional Louis Diaz à la question « ne croyez-vous pas qu’il y aégalement à la fois une trop grande dispersion dans les responsabilités et unmanque patent d’ossature à cette sélection ? » répond : « je ne répondrai passur le premier point. C’est à vous de juger quelles peuvent être les conditionsoptimales pour la mise sur pied et l’application d’une politique. Je dirai sim-plement qu’une sélection à ‘ossature’ de club reste toujours souhaitable. Faut-il encore que les joueurs convoqués par la Ligue de Football Martiniquaiseviennent à l’entraînement comme ce n’est malheureusement pas le cas »(France-Antilles 6 mai 1978). La LFM souhaite, comme ce fut aussi le casde l’USMSA après la Seconde Guerre mondiale, que la Sélection fonctionnecomme un club de foot, c’est-à-dire avec une cohésion de groupe.

- Deuxièmement par rapport au calendrier des matchs. Il reste irrégulier.Il y a des années sans match. L’objectif, semble-t-il, n’est pas de rencontrerdes équipes étrangères dans une confrontation nationale Martinique/Autremais de profiter des opportunités pour jouer contre de grandes équipes ou desclubs prestigieux comme le Santo FC de Pelé. En outre, l’introduction de laCoupe de France en Martinique en 1962, puis de la Coupe de la Ligue en 1974concentre la politique de la LFM vers la France. Comme le souligne TonyMarty, « tout se passe comme si à cette époque, notre sélection devait igno-rer son environnement naturel, la Caraïbe, et se tourner exclusivement versla mère patrie, c’est le temps de l’exclusive » (France-Antilles, 29 décembre2003).

Aussi, l’adhésion de la LFM (ainsi que les ligues de la Guadeloupe et de laGuyane) à l’Union de Football des Caraïbes (UFC) créée le 28 janvier 1978à Port-au-Prince constitue en soi un événement. D’un point de vue sportif,c’est la création d’une structure d’encadrement de compétitions officielles etrégulières. L’UFC, entre 1978 et 1988, organise tous les deux ans la Coupedes Nations de la Caraïbe. Celle-ci devient en 1989 la Coupe Shell, et porteaujourd’hui le nom de Coupe Digicel (les différents noms de ce même tour-noi sont liés aux sponsors qui les financent). La Sélection de Martinique qui,techniquement aux contacts des autres équipes et avec des entraînementsréguliers, améliore son football, en a remporté trois éditions en 1983, 1985 et1993. En outre, c’est une nouvelle tentative d’établissement d’un tournoi cari-béen (à noter que le 24 septembre 1951 naît l’éphémère Caribbean Football

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Association au sein de la Commission Caraïbe) et une première confrontationentre des équipes nationales issues de pays souverains et les équipes des troisDépartements Français d’Amérique (DFA) issues de territoires non indé-pendants. Les pays membres de l’UFC sont aujourd’hui Anguilla, Antigueet Barbuda, les Antilles Néerlandaises, Aruba, Barbade, Bermudes, Cuba,les îles Caymans, la Dominique, Grenade, la Guadeloupe, la Guyane fran-çaise, Guyana, Haïti, la Jamaïque, la Martinique, Montserrat, Puerto Rico, laRépublique Dominicaine, Saint-Kitts et Névis, Sainte-Lucie, Sin-Marteen,Saint-Vincent et les Grenadines, le Surinam, Trinidad et Tobago. Ce tournoide l’UFC est donc important. Il permet un ancrage de la Sélection dans laCaraïbe. Il constitue par ailleurs une étape qualificative pour le tournoi de laGold Cup (les trois premières équipes du tournoi UFC sont qualifiées pourpremière phase de la Gold Cup).

Ainsi, c’est avec l’UFC que la Sélection de Martinique devient une équipenationale, ce d’autant plus que parallèlement se poursuit un travail pour entrerpleinement dans la zone Caraïbe avec l’adhésion à la CONCACAF. Cettepériode qui commence dans les années 1970 et se poursuit jusqu’à nos jours,marque la valorisation de la Sélection.

UNE SÉLECTION PORTE-DRAPEAU DE L’IDENTITÉ MARTINIQUAISE

L’adhésion à l’UFC des Ligues de la Guadeloupe, de la Guyane et de laMartinique n’est en fait qu’une première étape dans l’intégration caribéenne.L’analyse de cette longue marche est intéressante, car elle révèle toutes leslimites inhérentes au statut de DOM. La Ligue de Football de Guadeloupe(LFG) à travers ses présidents, le Docteur Chartol et surtout Jacques Rugard,milite pour une reconnaissance du football guadeloupéen. Celle-ci pour euxpasse depuis 1971 essentiellement par l’intégration d’une structure encoreplus « haute », plus internationale que l’UFC, la CONCACAF. Or, les sta-tuts de cette organisation précisent que seuls les pays souverains peuvent enêtre membres. En 1976, le président de la CONCACAF, Joao Terraza, quiest mexicain, rappelle que « la Guadeloupe n’est pas une nation. Selon lesrègles en vigueur dans nos statuts, elle ne pourra faire partie de notre confé-dération » (France-Antilles, 29 décembre 2003). Le refus motivé par le statutjuridique n’est pas contesté dans un premier temps par la Fédération Françaisede Football (FFF). Elle ne soutient nullement l’action de la LFG.

Cette réaction négative de la CONCACAF et de la FFF motive en fait dansles années 1970 les contacts avec les autres ligues caribéennes, et aboutit à lacréation de l’UFC en 1978 dont nous avons parlé précédemment. S’il est clairque la LFG poursuit dans sa demande d’intégration à la CONCACAF uneapproche politique, il n’est pas en revanche certain qu’il en fût de même enMartinique. Les présidences de Messieurs Félix Chaulet et de Joseph Ursuletrévèlent une politique plus réservée en matière d’engagement politique cari-béen. À ce moment-là, il s’agissait en fait de restructurer les instances de la

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LFM, et d’éradiquer surtout la violence dans les stades, avant de se tournervers la Caraïbe. Les initiatives pour plaider la cause du football des DFA,reviennent à la LFG. Les ligues deMartinique et de Guyane ne participent quetardivement aux projets de l’UFC et d’adhésion à la CONCACAF. Convaincusque « l’Union Caribéenne veut faire passer un autre palier au football martini-quais » (Cabrera, Expert, 1982, 214) en matière de jeu, les dirigeants œuvrentnéanmoins pour la participation de la Sélection Senior, mais aussi de laSélection Junior dans les compétitions internationales de la Caraïbe.

Le 2 septembre 1983 à Port of Spain, les ligues de Guadeloupe, Guyane etMartinique entrent en qualité d’observateurs à la CONCACAF. Dorénavant,« les équipes représentatives (clubs et sélections) de la Guadeloupe, de laGuyane et de la Martinique participeront à compter de l’année 1984 à toutesles compétitions organisées par la CONCACAF, notamment le tournoi desclubs champions de la CONCACAF, à l’exception de celles qui débouchentsur une épreuve placée directement sous le contrôle de la FIFA (Coupe duMonde, Jeux olympiques). Il est à préciser que les équipes de la Guadeloupe,de la Guyane et de la Martinique ne pourront pas représenter, le cas échéant,la CONCACAF dans les manifestations internationales » (Communiqué depresse commun des Ligues de football de Guadeloupe, Guyane etMartinique).Concrètement, cela veut dire que la Sélection de Martinique peut participer àla Gold Cup, mais qu’en cas de victoire elle renonce éventuellement à partici-per à la Coupe des Confédérations à laquelle participe la France.

Ce statut d’observateurs transformé en statut de membre associé qualifiéde « strapontin » par les Présidents de Ligues contourne « l’interdiction juri-dique ». Il a été acquis par la combinaison de plusieurs éléments :

- premièrement le soutien de la FFF exprimé par Fernand Sastrequelques jours avant de se rendre à Trinidad pour signer ce nouvelaccord : « pourquoi sommes-nous à la FFF ouverts à ces contacts ?Parce que nous avons conscience que la question de l’éloignement dela métropole rend difficiles les contacts (…) si l’on veut favoriser lesprogrès du football antillais, il est normal de lui permettre de se frot-ter aux footballs des autres régions » (France-Antilles, 2 septembre2003) ;

- deuxièmement le rôle joué par des membres de la CONCACAFcomme le délégué du Surinam André Kamperveen et l’actuel pré-sident de la CONCACAF le Trinidadien Jack Warner. Probablementplus sensibles de par leurs origines, et surtout conscients du rapportde force que peut provoquer l’union des Antilles, des petits territoires,face aux pays nord et centre américains, ils ont appuyé la demandedes DFA.

Le statut de membre associé a néanmoins occulté la dimension politique.Il évite de répondre à la question : faut-il être indépendant pour être reconnucomme une nation caribéenne ? Si les exploits sportifs de la Sélection de

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Martinique au sein de l’UFC et de la CONCACAF, lui ont donné une enver-gure de grande équipe, ils n’ont rien enlevé à sa situation ambiguë. Par exem-ple, dans les tournois de l’UFC et de la CONCACAF la Sélection représentela Martinique, mais c’est l’hymne national français la Marseillaise qui estjoué en début de chaque rencontre. Qu’arrivera-t-il si un jour la Sélection deMartinique remporte la Gold Cup, alors même qu’on a pu mesurer, lors dela défaite en quart de finale en janvier 2002, la communauté d’émotion danslaquelle les Martiniquais se sont retrouvés grâce à la retransmission téléviséeen direct de ce match (en l’absence de retransmission télévisée, les précéden-tes performances de la Sélection étaient passées relativement inaperçues auxyeux du grand public) ? Devra-t-elle renoncer à ce à quoi donne droit le titrede vainqueur ? Et surtout le statut de membre associé et le statut juridique dela Martinique, pose clairement pour le moment les limites de cette intégra-tion. Lors du dernier congrès de l’UFC tenu en Martinique, Michel Platini arappelé, qu’« il ne faut pas se tromper de débat, et ne pas entrer dans un débatpolitique. Aujourd’hui, la Martinique fait partie intégrante de la France, et cedébat ne sera pas géré par ses institutions sportives. Pour l’instant, il n’est pasenvisageable que la Martinique quitte le giron fédéral pour être une associa-tion de la CONCACAF, sauf s’il y a la volonté politique pour cela » (France-Antilles, 29 décembre 2003).

Pourtant la question politique semble pertinente au vu du nouveau rôleattribué à la Sélection depuis la présidence d’Alain Rapon (première élec-tion en 1996) à la LFM. Pour lui il s’agit clairement que « la Sélection deMartinique se fasse connaître et soit reconnue, mais joue aussi son rôle auniveau de la nation Martinique ». Cette vision politique correspond à celle duPrésident du Conseil Régional Alfred Marie-Jeanne. Témoins de cette orien-tation, les décisions prises au cours de diverses séances qui augmentent defaçon considérable le budget de la Sélection. En juillet 2000, la Commissionpermanente accorda par exemple 400 000 francs (60 000 euros) à la LFMpour la prise en charge de la Sélection ; contre 350 000 euros en juillet 2004(Délibérations du Conseil Régional de Martinique n° 00-862 et 04-1303). Àcet égard, il est permis de penser qu’une intervention exclusive du ConseilRégional pourrait changer l’image de cette Sélection. Celle-ci ne serait plusperçue comme la Sélection des Martiniquais, mais comme un outil politique,sentiment renforcé par le fait que depuis 2002, le nouveau maillot porte lelogo du Conseil Régional.

CONCLUSION

Ces dernières années marquées par des résultats à la Gold Cup et l’in-tervention de la Collectivité Régionale sous la présidence d’Alfred Marie-Jeanne, Président indépendantiste, ont installé pleinement la question du rôlede la Sélection, au-delà de l’aspect purement sportif, dans le champ politique.L’argument juridique limitant le parcours théorique de la Sélection, ne tientpas nous semble-t-il parce que les règles peuvent évoluer. À cet égard il est

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intéressant de souligner la situation des Iles Feroé, Communauté autonomerattachée au Royaume du Danemark (46 000 habitants, 1 400 km2) admises àdisputer les qualifications de la Coupe du Monde. Existe-t-il deux Sélectionsnationales en France ? Non. Premièrement la Sélection de Martinique se con-çoit comme une équipe martiniquaise. Deuxièmement il semblerait que laFFF ne perçoive pas la Sélection de Martinique comme une équipe nationale,mais comme une « sélection régionale » avec des joueurs « ambassadeursdu football français et domien » (FFF, 2002). La Sélection pose donc lesquestions relatives à l’identité. Contribue-t-elle au développement du natio-nalisme martiniquais ? Oui en questionnant sans cesse le processus. Et à titred’exemple, la politique d’introduction de joueurs professionnels pour renfor-cer cette équipe d’amateurs lors de la Gold Cup, suscite au-delà des questionsd’ordre sportif, des interrogations sur les liens entre le territoire, l’origine etles migrations.

Monique MILIA-MARIE-LUCEUniversité des Antilles et de la Guyane

Bibliographie

ATTALIM., Le sport et ses valeurs, Paris, la Dispute, 2004.CABRERA C., EXPERT J., La grande histoire du football martiniquais, Fort-de-France,éditions Désormeaux, 1982. 2 tomes.ELIAS N., DUNNING E., Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard,1994.FAURE J.-M., SUAUD C., Le football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999.GASTAUT Y., MOURLANE S., Le football dans nos sociétés, une culture populaire 1914-1998, Paris, éditions Autrement, 2006, collection Mémoires n° 120.TRONQUOYP., Sport et société, lesCahiers Français, mai-juin 2004, LaDocumentationfrançaise.URSULET J., « Témoignage de la Ligue de Football de Martinique », in Guadeloupe,Martinique et Guyane dans le monde américain, sous la direction de Maurice Burac,Paris, Karthala-Géode Caraïbes, 1994, 345-349.

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PERSPECTIVE CRITIQUE SUR LES CONCEPTSD’IDENTITÉ ET DE LIEN COMMUNAUTAIRE

DANS LA CARAÏBE

La présente communication est un questionnement conceptuel qui découlede mes recherches doctorales portant sur la comparaison de deux systèmessociaux, martiniquais et jamaïcain, à la lumière de l’expression musicaledancehall et du rastafarisme, tous deux issus de la Jamaïque. L’un commel’autre servent de support à des modèles contestataires qui incarnent aumieux pour certains, au pire pour d’autres, l’émergence de valeurs qui infir-meraient l’hégémonie idéologique des sociétés post-modernes. Le dancehallet le rastafarisme critiquent, dénoncent les dysfonctionnements du mondemoderne, ce sont des « mouvements identitaires » entend-on communémentdire. Le concept d’identité connaît depuis les années soixante-dix un usagecroissant qui témoigne de son succès porté par la valorisation des diversitésculturelles. L’emploi hyperbolique du terme « identité » s’est imposé dans lessciences sociales à la fois comme concept heuristique et comme référenceincontournable dans les revendications publiques individuelles et collectivesqui désormais investissent le domaine public pour faire valoir leur légitimité.On assiste à l’exacerbation des particularismes culturels, une tendance quiest manifeste dans la récente apologie du pluralisme. Les sociétés postmo-dernes se pensent « multiculturelles » et aux Amériques, comme ailleurs,l’on assiste à une multiplicité de revendications « identitaires ». La défini-tion de l’identité (identitas), dans le Larousse est : « caractère de ce qui estidentique ». On est en présence de revendications qui appellent au partage desimilitudes – l’identité – et dans le même temps qui clament l’existence d’unediversité culturelle, d’un multiculturalisme. Mais de quelle diversité s’agit-il ? De quelle identité parle-t-on ? Est-ce une identité subjective exprimantalors l’orientation individuelle de chacun, ou est-ce l’identité collective quiforge le lien communautaire et la totalité sociale ? Faut-il y voir l’apologied’une culture contre-hégémonique qui conteste l’homogénéité culturelle dela société colonisatrice ou de l’ordre social local ? Telles sont les questionsqui ont nourri cet exposé. Ces interrogations renvoient immanquablement à la

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construction du lien social, au lien collectif qui fédère l’ensemble des mem-bres d’une société donnée. En effet, parler d’identité d’une façon générale,c’est évoquer la façon dont les individus conçoivent et mettent en œuvre leurprojet de vivre ensemble. Un projet qui s’énonce en terme de revendications,qu’elles soient individuelles ou collectives.

Nous allons réfléchir sur la catégorie conceptuelle qu’est l’identitéet sur le lien communautaire, au moyen d’un va-et-vient entre l’analysethéorique et le champ empirique. Il n’est nullement question de retracerl’historique du concept d’identité, encore moins de revenir sur ses dif-férentes approches conceptuelles, mais d’en souligner l’artificialité enprenant l’exemple de deux sociétés caribéennes comparées par le biaisd’un filtre d’analyse commun, le dancehall et le rastafarisme. Il s’agitici de montrer que dans les Amériques noires, comme ailleurs, les dis-cours performateurs d’identité – quand bien même ils déboucheraient surdes actions concrètes – ne témoignent en aucun cas d’une hétérogénéitédes valeurs. On est en présence d’un « pseudo-multiculturalisme », unconcept qui loin d’affirmer la pluralité culturelle de ces sociétés, aucontraire confirme la prévalence d’un même fondement idéologique des plusmodernes, ce dernier se déclinant en différentes variantes selon la configura-tion socio-historique de chacun de ces territoires.

L’ethnomusicologue John Blacking insistait sur la nécessité de prendreen compte la diversité des situations sociales et des contextes culturels àpartir desquels les gens donnent sens à la musique. C’est dans cette approcheque nous avons utilisé l’expression musicale en Jamaïque et en Martinique.Le dancehall désigne des formes musicales, le reggae et le raggamuffin etun ensemble de pratiques sociales, de conduites, de représentations quis’enracinent dans la culture populaire contemporaine jamaïcaine. Le rastafa-risme quant à lui, est un modèle aux nombreuses ramifications – culturelles,religieuses, philosophiques, un mode de vie – qui se distingue essentiellementpar la valorisation d’un idéal afrocentriste. Les interactions entre l’expressionmusicale dancehall et le rastafarisme datent de la fin des années soixante : lereggae a été grandement influencé par la teneur afrocentriste et le discoursbiblique du rastafarisme, popularisé par des chanteurs tels que Bob Marley.En retour, le rastafarisme, adopté par de nombreux artistes jamaïcains, a vusa popularité s’étendre par-delà les frontières de son île natale. En raisondes liens étroits entre les deux, le rastafarisme est traité ici par le biaisdes textes de musique. Que nous disent ces musiques en Jamaïque eten Martinique ?. Nous présenterons successivement le contenu de l’expres-sion dancehall jamaïcaine, puis celui de l’expression dancehallmartiniquaiseafin de les contraster. Par souci de concision nous n’avons retenu que deuxextraits de chansons pour chacune des sociétés, sans oublier toutefois que ledancehall, bien plus en Jamaïque, englobe une grande diversité thématiquequi va des paroles grivoises aux textes bibliques en passant par les chansonsd’amour ou les textes humoristiques. Nous n’avons pas cherché ici à traiter

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du dancehall dans toute sa diversité, mais des textes qui renseignent surle contenu des revendications identitaires qui émergent en Jamaïque et enMartinique.

LE DANCEHALL JAMAÏCAIN : UN IDÉAL AFROCENTRISTE ET RELIGIEUX

Baby Cham feat Bounty Killer, Another Level, 2005Conquer all hey I / Emperor Selassie I conquer all / Big or small shortor tall/ Jah conquer all hey I / Emperor Selassie I conquer all / Hey Iyo yo yoConquer wealth conquer poverty / Conquer greed conquer envy/ Conquer fame conquer vanity / Conquer death Jah Jah rule humanity/ Conquer bondage set the captive free / Conquer all nation dem bowdown at his knee / Conquer one and two him a di trinity

(Conquiert tout, hé / Empereur Selassie I conquiert tout / Gros ou petit,court ou grand / Jah les conquiert / Empereur Selassie I conquiert tout/ Hé, yo, yoConquiert la richesse, conquiert la pauvreté / Conquiert la cupidité,conquiert l’envie / Conquiert la gloire, conquiert la vanité / Conquiertla mort, jah, jah conduit l’humanité / Conquiert les chaines pour menerles captifs vers la liberté / Conquiert toutes les nations qui s’inclinent àses pieds / conquiert un et deux font la Trinité)

Shabba Ranks, So Jah say, 1990So Jah say, Africans come together / East west north and South Africa/ Imploma say, wi must unite together / f wi nuh organize and unitewi nuh have a future / Selassie say, let there be a united Africa AndEthiopia fi be the headquarter / But some fool guh behind the back ofthe son of Jah Jah / From dat day till now wi dont stop suffer / uh nuhwant to unite and organize with your brother / But yuh quick to smokeand drink liquor with a stranger

(Ainsi Jah dit, Africains rassemblez-vous / Est, ouest, nord et Afriquedu Sud / nous devons nous unir ensemble / Si nous ne parvenonspas à nous organiser et à nous unir nous n’aurons pas d’avenir /Selassie dit, laissons s’édifier une Afrique unie et que l’Éthiopie soit lesiège social / Mais quelque imbécile assassine par derrière le fils de JahJah / Depuis ce jour jusqu’à maintenant, nous n’avons cessé de souffrir/ Vous ne voulez pas vous unir et vous organiser avec votre frère / Maisvous êtes pressé de fumer et de boire de l’alcool avec un inconnu)

Une quinzaine d’années séparent ces deux textes, ils déclinenttous deux l’une des thématiques les plus populaires en Jamaïque, la« culture » (prononcez kœlture) associée à l’idéologie du rastafarisme.Tous deux décrivent l’idéal identitaire jamaïcain des classes pauvres noires,construit autour de la valorisation de la négritude et de l’afrocentrisme.L’identification au peuple d’Israël en exode, la réappropriation de la Bible

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servent à tisser un méta-récit qui fonctionne comme un mythe fondateur, undiscours sur les origines. La quête différenciatrice du rastafarisme à traversces textes s’articule autour d’une relecture afrocentriste d’un culte chrétienrevisité et d’un renversement des valeurs socio-raciales communes à l’ensem-ble des Amériques noires. Ainsi le rastafarisme s’édifie sur la négrificationdes domaines religieux, culturel et esthétique qui écartent et relèguent l’en-semble des apports européens, valorisant la négritude, utilisant l’Afrique dansla construction d’un mythe de rédemption et de rapatriement autour d’unetradition perdue et revisitée. La couleur de peau mais aussi le lien qui unitchaque individu à Dieu se veulent des idées-valeurs constitutives d’une iden-tité collective, celle partagée par le peuple jamaïcain. La place occupée parla religion dans l’ordre de valeurs du dancehall ne diffère pas de celle qu’elleoccupe dans la société jamaïcaine. L’évangélisation des esclaves en Jamaïque,à l’instar de ce qui se fait dans l’ensemble des colonies anglo-saxonnes qui sesoustraient au devoir de christianisation des esclaves, débute tardivement. Lechristianisme toutefois s’y développe rapidement, d’abord avec la venue desbaptistes à la fin du XVIIIe et depuis le XXe siècle avec les évangélistes, pen-tecôtistes et les autres cultes protestants. La religion cimente la société jamaï-caine, même si on assiste à la désaffection des lieux de culte ; les politiciensn’hésitent d’ailleurs pas à citer des passages de la Bible dans leurs discours,sinon à emprunter les accents prophétiques des pasteurs évangélistes. Ledancehall jamaïcain propose comme mythe socio-cosmogonique l’allégeancedu peuple jamaïcain autour du lien électif à Dieu et la constitution d’une com-munauté fondée sur le partage d’un prédicat commun basé sur la transcen-dance et la négritude.

Le lien électif de la nation jamaïcaine à Dieu clamé par le dancehall, l’exal-tation de l’afrocentrisme et du panafricanisme rappellent l’histoire de cetteancienne colonie britannique. La Jamaïque, d’abord possession espagnole,est vite conquise par les Britanniques et devient officiellement une coloniebritannique en 1670 avec la signature du Traité de Madrid. La prospérité del’île est ralentie jusqu’au XVIIIe siècle par le piratage qui sévit dans la merCaraïbe, les intempéries, mais aussi par les incessantes révoltes d’esclaves.Révoltes et marronnages marquent les débuts de la colonisation britannique.Les marrons, ces esclaves en grande partie libérés par les Espagnols dansleur fuite en avant, mettent à mal l’armée britannique. La première lutte entreles Anglais et les groupes de marrons, connue sous le nom de Guerre desMarrons, va durer plus de soixante-seize ans et se solder par 250 000 livresde frais pour l’armée britannique. Jusqu’à l’adoption de l’Émancipation totaledes esclaves, en 1838, l’île sera secouée par de violentes révoltes. Durant ledébut du vingtième siècle, les nombreux mouvements sociaux menés parles travailleurs jamaïcains affiliés dès 1907 au puissant syndicat américain,l’American Federation of Labor, les réformes sociales lancées par les églisesautonomes réformistes pour enrayer la pauvreté, le militantisme d’activistesnoirs commeMarcus Garvey jettent les bases d’un fort sentiment nationaliste.

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Un nationalisme qui va s’énoncer sur une conscience neuve des Jamaïcainsen tant qu’individus – des Noirs, descendants d’un riche passé – ; de leursconditions de vie – la stratification racio-économique héritée du systèmeesclavagiste doit être corrigée par un renversement des rôles et des valeurs –,et de leur pays. Le fondamentalisme biblique des cultes protestants présentsen Jamaïque va influencer le sentiment nationaliste en le plaçant sous la loidivine. Marcus Garvey usait lui-aussi d’une double casquette, puisque outrecelle de chef d’entreprise et d’activiste noir, il officiait également en tant quepasteur baptiste, exhortant régulièrement les individus à se soumettre à lapuissance du Christ. En 1962, l’accession de la Jamaïque à l’indépendancescelle durablement les divergences qui l’opposent aux territoires caribéensfrançais durant la période contemporaine. Les efforts après l’indépendancepour débarrasser la société des antagonismes avec la devise nationale «Outof many, one» (De la diversité, Un), la détérioration des conditions économi-ques qui s’ensuivent, la fuite des capitaux et l’endettement auprès du FondsMonétaire International maintiennent de profonds clivages entre nantis etclasses pauvres. Ces difficiles conditions socioéconomiques, l’influence dudifférencialisme anglo-saxon ont contribué dans les classes noires ruralespauvres au maintien de courants de pensée, de cultes religieux centrés sur lanégritude et la valorisation du lien à l’Afrique.

C’est cet héritage que porte en lui le dancehall jamaïcain, il sert derhizome à des expressions culturelles alternatives valorisantes qui clamentl’idéal culturel des couches sociales les plus pauvres : la fierté d’être noir,la dissidence politique, la valorisation de l’héritage africain et de la cultureorale jamaïcaine. Le dancehall jamaïcain fonctionne en particulier pour lesclasses noires pauvres comme un lieu de production idéologique contre-hégé-monique, un refuge de valeurs de solidarité, de réciprocité, de complémenta-rité.

LE DANCEHALL MARTINIQUAIS : UN IDÉAL DE CITOYENNETÉ

En Martinique, la réception, l’adoption des pratiques et des représenta-tions, des idées et des valeurs proposées par le dancehall s’opère autour decercles de diffusion qui sont conditionnés par l’origine sociale et la couleur depeau. L’ensemble de ces idées et valeurs se propage d’abord auprès des clas-ses sociales les moins favorisées. Plus on s’éloigne des classes pauvres, plusl’impact du dancehall est restreint et éphémère et exprime d’autres signifiésque la seule contestation. La teneur afro-centriste de la culture dancehallest délayée par sa propagation dans les sphères aisées et dirigeantes, qui s’endésintéressent et n’en retiennent que les stylistiques ou les effets de mode.Pour ces derniers, le dancehall se limite encore bien plus aux effets les plussuperficiels du style et de la mode.

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Introduisons le dancehall martiniquais avec deux extraits de textes datésde 1998 :

MAJESTY, Oh Babylone, 1998An bon maten, mwen ka alé dirèksyon St Lazare déchiré / Tou samwen tann sé mad’moiselle bonjour vos papiers / Mwen ba’y liautomatiquement i just rété étonéI po ko menm pran’y i za mandé mwen ki nasyonalité / Mwen réponnli c’est écrit française mais je n’lai jamais été / Mwen ka tann : faîtesattention vous êtes en train de me provoquer / Ça s’appelle: ne vousénervez pas, ce n’était qu’une simple vérité (bis)

(Un bon matin je vais en direction de St Lazare, « déchirée » / Tout ceque j’entends c’est « mademoiselle vos papiers » / Je les lui ai donnésautomatiquement, il est juste resté étonné / il ne les a même pas encorepris, il m’ a déjà demandé ma nationalité / Je lui ai répondu c’est écritfrançaise mais je n’lai jamais été / J’entends : faites attention vous êtreen train de me provoquer / ça s’appelle : ne vous énervez pas ce n’étaitqu’une simple vérité)

SUPA HIGH, BlackMan, 1998

Man, Mwen pa raciste, ni antisémite, mé Man mwen déchéné /Déchéné pou libèté, égalité, fraternité / Sé pou saké Black man lèvédoubout é koumansé krié / Libété, égalité, fraternité / So Libété pouviv et circuler la nou lé / Egalité o menm nivo ké tout pèp ki ja rivé /Fraternité que nous sommes des frères quelle que soit la couleur et que/ Papa Jah est notre père, c’est lui le seul créateur

Je ne suis pas raciste, ni antisémite, mais je suis déchaîné / Déchaînépour la liberté, l’égalité et la fraternité / C’est pour cela qu’HommeNoir lève-toi et commence à crier / Liberté, égalité fraternité / Libertépour vivre et circuler où nous voulons / Égalité au même niveau quetous les autres peuples / Fraternité que nous sommes des frères quelleque soit la couleur et que / Papa Jah est notre père, c’est lui le seulcréateur

Ces deux textes illustrent la problématique identitaire formulée par le dan-cehall martiniquais. Ces textes questionnent le modèle républicain jacobindans sa capacité à reconnaître la valeur égale des cultures d’Outre-mer et deMétropole et à adapter sa politique à leurs spécificités culturelles. Le textetransforme l’objet du malaise – le politique – en instrument de revendicationcommunautaire. Son principal intérêt, et pas le moins surprenant, provientde la formulation d’une revendication identitaire en des termes républicains.Tout se passe comme si la quête identitaire passait par deux plans. L’un quis’apparente à une revendication différenciatrice, et l’autre, équistatutaire. Lesvaleurs qui apparaissent sont modernes, elles refusent la discrimination parla couleur de peau ou l’origine sociale, réclament l’accès aux mêmes droits

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que tout citoyen français par l’application d’une loi égalitaire homogénéisanteet, dans le même temps, elles expriment au contraire une demande d’unereconnaissance hiérarchique, puisqu’elles veulent un statut spécial dicté parun particularisme ici « culturel » ou « racial », sinon les deux. Il s’agit doncde revendications hybrides qui mettent en avant des exigences difficilementconciliables.

Les textes critiquent l’ordre social qui a cours et clament la nécessitépour les individus de rétablir des liens de solidarité et de protection dans uncadre commun, propice aux rapports personnels d’entraide et de solidarité.La question culturelle y est étroitement associée au domaine politique. Maisentendons-nous bien, si les textes de dancehall critiquent le politique, on nes’intéresse qu’au politique comme « moyen d’assurer la longévité d’un ordresocial » (Marc Augé, 1979, 103) bien plus qu’à la politique qui est « l’art dejouer sur le court terme » (ibid, 103). La politique est en effet une préoccupa-tion de second rang dans les textes martiniquais, on ne soutient ni n’attaquenommément aucun parti politique. Le rattachement juridique à la France, ladépartementalisation sont évoqués. Le projet collectif est de créer du liensocial non plus par le politique mais en faisant pour les uns de la culture tra-ditionnelle, pour les autres de la culture dancehall, pour une majorité de lacouleur de peau, pour d’autres de l’éthique morale du rastafarisme, quand cene sont pas de tous ces éléments, les « valeurs » dispensatrices de sens pourl’ensemble. Le dancehall martiniquais reprend les principes modernes dedignité et de respect universel pour instaurer l’idéal d’une égalité dans l’unitéde dessein, même si ce projet reste idéel.

Ces deux textes eux-aussi expriment le fondement idéologique de lasociété martiniquaise, colonisée par la France dès 1635. Épargnée par lesintempéries, très vite prospère grâce à la mise en place d’une économie deplantation, l’île se développe rapidement et la colonisation économique s’ac-compagne d’une colonisation de peuplement. Les révoltes d’esclaves restentépisodiques, les territoires de Marrons inexistants et les esclaves sont tousévangélisés dès leur arrivée grâce à un système parfaitement rodé. Dès lespremiers temps de la colonisation jusqu’à la période contemporaine, le sort del’île reste étroitement déterminé par les vicissitudes politiques de sa métro-pole. L’après-esclavage confirme la francisation de l’île avec l’application demesures sociales en vigueur en France, appliquées également en Martinique ;ainsi dès 1889, l’école publique et gratuite est accessible à tous dans le pri-maire. Une francisation qui aboutit en 1946 à la départementalisation de l’île.L’identité martiniquaise décrite par les textes de dancehall se désintéressedu lien électif du peuple martiniquais à Dieu pour lui substituer un idéal decitoyenneté basé sur la reconnaissance publique d’un particularisme d’ordrephysique (la couleur de peau).

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MARTINIQUE / JAMAÏQUE : DEUX EXEMPLES DE PSEUDO-MULTICULTURALISME

Le dancehall en Jamaïque ou en Martinique apparaît donc sous les traitsd’un modèle polysémique qui autorise la production de modèles d’identifi-cation et encourage la formation de constructions identitaires multiples. Laculture dancehall se présente comme un ensemble de styles préétablis, d’un« mélange déjà prêt » (ready mix) (Hewitt, 1986) dans lequel il est possiblede puiser des éléments pour former ses propres combinaisons, une forme dia-lectale avec une langue, des vêtements, une apparence physique, une langueet une musique. Le dancehall est donc une nébuleuse culturelle et sociale,un lieu de référence au sein duquel « les acteurs opèrent des choix d’identi-fication, variables en nature, en intensité et en niveau ». Ces choix varient enfonction des situations qui, selon les auteurs, sont notamment déterminées« par la forme des rapports entretenus avec la société englobante et ses insti-tutions ».

Le dancehall nous renseigne sur l’ordre culturel différentiel qui constituele système social de chacun de ces territoires. Un ordre culturel qui s’est cons-truit dans un contexte nouveau, qui n’est ni celui d’une société coutumièreouverte aux changements, ni celui des sociétés colonisatrices ; il s’agit d’unesituation de rupture et d’interaction avec des rapports de force entre des popu-lations culturellement, géographiquement et physiquement différentes. Cessociétés ne sont ni une reconduction à l’identique d’un système culturel quileur est extérieur, ni un champ perpétuel de création où le local se suffit à lui-même. Leur formation et leurs évolutions divergentes résultent d’un équilibrequi mêle les apports extérieurs aux facteurs locaux. Ces apports extérieurssont en grande partie le fait de leur acculturation à l’idéologie englobanteuniversalisante de leurs métropoles respectives.

Quatre siècles de liens étroits avec la France ont lié indéfectiblementle destin de la société martiniquaise à celui de sa métropole française età ses changements de régime politique. L’adoption des valeurs républicai-nes après l’abolition de l’esclavage, puis la départementalisation de 1946,confirment le long processus d’acculturation aux valeurs françaises entamédepuis la colonisation de l’île. Dans une société où durant la période esclava-giste seule la couleur de peau et la fonction socio-économique déterminentla stratification sociale, l’adoption des valeurs républicaines après l’esclavageinscrit l’individu dans une logique de citoyenneté où le citoyen se soucie de ladéfense de ses droits individuels. Le modèle français se fondant sur la déva-luation des particularismes de tous genres, la communauté qui a pris forme aété de type contractuel, reposant sur une artificialité, à savoir que le politiqueest à lui seul suffisant pour construire des liens durables et profonds entreles individus. Or, le politique, s’il active la défense des droits individuels descitoyens martiniquais, ne peut se substituer au projet holiste donné par le par-tage de sens global, et c’est cette problématique qui est au cœur des revendi-cations identitaires du dancehall. Elle s’appuie sur l’idée qu’en Martinique les

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spécificités culturelles ne sont pas totalement subjectives, ce sont des structu-res collectives particulières cherchant une reconnaissance par l’État.

Le dancehall jamaïcain souligne la construction duale de la société jamaï-caine autour de couples manichéens, noir/ blanc, moral/amoral, bien/mal.Un modèle magnifiant le particularisme jamaïcain révélé dans son projetcommunaliste de construire une nation en faisant du religieux l’élémentdifférenciateur. Une représentation de l’ordre social encodé par le différenti-alisme anglo-saxon. Peter Fry par exemple remarque qu’« il est plus facile decomprendre le portugais d’un pays à l’autre que de comprendre l’anglais envoyageant de Liverpool à Newcastle »1 (2000, 120). Le modèle différentialisteimporté par les Anglo-Saxons en Jamaïque met en avant la liberté indivi-duelle autant que l’ancrage de la collectivité dans de fortes traditions.

On voit à travers cette rapide présentation de l’expression identitaire etdu lien collectif dans les textes de dancehall martiniquais et jamaïcains queles expressions identitaires caribéennes, qu’elles soient musicales, philoso-phiques, littéraires, politiques ou religieuses, attirent l’attention sur les aspi-rations individuelles des uns et des autres à établir un système alternatif designification collectivement partagé. Un système qui ambitionne de résoudreles contradictions présentes dans l’ordre réel, en se construisant sur des attitu-des « d’être ensemble », des représentations collectives du monde. Certainesde ces formes identitaires ont contribué au développement des luttes sociales,à l’organisation d’une conscience, à la diffusion d’informations et de formesde subjectivité individuelle ou collective dans les sociétés des Amériquesnoires. Crook (1993) note à ce propos l’adoption du reggae au Brésil et sonrôle dès la fin des années soixante-dix dans les « blocos afro », ces associa-tions de noirs issus des classes pauvres et à vocation communautaire.

À un autre niveau d’analyse, ces musiques révèlent la diversitéde combinaisons, des stratégies identitaires. Les identités collectives contem-poraines servent de support à des revendications hétéronomes qui définissentet désignent des groupes extrêmement diversifiés. Des groupes créés en toutesubjectivité, n’existant qu’à travers leur volonté de se définir via une identitéindividuelle qui peut être ethnique, raciale, sexuelle, nationale ou profession-nelle. D’ailleurs on peut même dire que selon la remarque d’Amy Gutman « cene sont pas seulement les sociétés, mais les personnes qui sont multiculturel-les » (cité par Michel Wiewiorka, 1998, 234). L’usage du terme identité ne faitqu’affirmer la dissolution des référents à vocation symbolique autour desquelsl’ensemble de la société se construisait. Qu’il s’agisse de l’institution fami-liale, scolaire, politique ou religieuse, ces totalités partielles peinent à remplirla mission socialisante et fédératrice de valeurs communes qui autrefois leurétait échue. Chacun porté par ses envies a le libre choix d’opter pour l’identitéqui lui convient selon ses nombreuses préférences et orientations. Cette diver-sité du libre choix, ne peut être confondue avec une diversité de valeurs carau-delà de ces libres préférences, force est de constater que n’apparaît aucune

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pluralité des valeurs. Au contraire, les valeurs essentielles sont bien commu-nes et dominées par la prévalence de l’individualisme idéologique.

Louis Dumont a brillamment retracé la genèse et le développement del’individualisme moderne. Un processus qui débute en Europe par la christia-nisation, puis qui s’accélère au dix-huitième siècle pour connaître une avan-cée fulgurante au vingtième siècle. En célébrant comme valeurs l’égalité, laliberté et la fraternité, on voit déjà dans le fondement de la Révolution fran-çaise de 1789 les bases de l’individualisme moderne : l’individu est désormaisun être autonome, rationnel et détaché de toute attache sociale. L’individuainsi conçu devient à la fois sens et condition de sens de la société. D’unemanière générale, ce changement est aussi celui de la conception même dela société : elle ne se pense plus selon une approche holiste, mais comme unensemble d’individus. C’est cette conception, qui connaît différentes varian-tes nationales, qui s’étend au reste du monde.

Désormais, dans une société vide de sens, évidée du lien collectif qui unis-sait ses membres, si ce n’est l’aspiration à un bien-être matériel, on assisteà la dérive d’individus perdus cherchant un ersatz de solidarité. On peutdonc avancer que le multiculturalisme n’est qu’un concept porté par l’idéo-logie moderne, un leurre qui camoufle l’extraordinaire homogénéisation desesprits. Il s’agit bel et bien d’un « pseudo-multiculturalisme ».

Le dancehall le montre clairement, les communautés revendiquées ouvécues sont fondées sur une caractéristique individuelle commune exclusiveou cumulative (la couleur de peau, la préférence sexuelle, la religion…) et nonpas sur l’appartenance à un tout qui donne une signification aux différencesinternes, un holisme. Le philosophe Vincent Descombes rappelle d’ailleursque « le sens du système n’est pas un sens que les sujets donnent au système,car c’est seulement dans les termes d’un tel système que les individus peuventfaire sens (Descombes, 1996b, 82) ». C’est à ce niveau de l’analyse qu’il fautrappeler l’opposition entre sociétés non modernes et sociétés modernes. Lessociétés traditionnelles partagent en commun un récit fondateur, une altéritéfondatrice qui traduit l’articulation « socio-cosmique » de leur dimension col-lective. Il en résulte d’abord que la société n’a pas « d’identité » en elle-même,puisque seule prime la seule conformité avec le mythe fondateur. Ensuitel’identité individuelle est une notion abstraite, puisque « chacun participe enquelque sorte immédiatement du tout par l’intégration directe de ses actions,rôles et statuts concrets dans le tout » (Michel Freitag, 2002, 144-145). L’êtrehumain est pensé comme un maillon intégré dans un vaste réseau hiérarchiséde relations, un chaînon dans un ensemble qui l’englobe et annule ainsi toutepossibilité d’une conscience de soi substantialiste. La société apparaît alorscomme une totalité insérée dans une réalité globale. Sur le plan interne, lasociété ne se décompose pas en catégories différentes (politique, religieux,culturel….) puisque celles-si forment une totalité, elle se constitue par unemultitude de distinctions telles que l’âge, le sexe, la généalogie. Sur le plan

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externe, le nom du groupe rappelle que ses membres se reconnaissent commeles seuls véritables humains.

Dans les sociétés modernes, on passe d’un univers ordonné et hiérarchiséarticulé par les relations d’interdépendance et de complémentarité des mem-bres à la conception d’un monde constitué d’éléments atomisés, autonomes etimmanents. Le romancier philosophe Octavio Paz décrit ainsi « la modernitédes modernes » :

La modernité n’est jamais elle-même ; elle est toujours autre. Lemoderne ne se caractérise pas seulement par sa nouveauté, mais aussipar son hétérogénéité. Tradition hétérogène ou de l’hétérogène, lamodernité est condamnée à la pluralité : la tradition ancienne étaittoujours la même, la moderne est sans fin différente. La premièrepostule l’unité entre le passé et le présent ; la seconde, non contente desouligner les différences entre l’un et l’autre, affirme que ce passé n’estpas un mais pluriel. Tradition du moderne : hétérogénéité, pluralitésdes passés, singularité radicale. Ni le moderne n’est la continuité dupassé dans le présent, ni l’aujourd’hui le fils d’hier, mais leur rupture,leur négation (Octavio Paz, 1974, 14-15).

Octavio Paz décrit le projet moderne dans lequel chacun choisit sestraditions, des liens et ses appartenances. Le passage de la société tradi-tionnelle vers la société post-moderne est celui où désormais l’individu nese définit plus de manière cognitive (l’être) mais substantialiste (l’avoir).L’on choisit telle ou telle identité, construite subjectivement en touteconscience et revendiquée publiquement pour asseoir sa légitimité. Là où,dans la société holiste, l’ordre social était réglé par un ensemble de valeurs, desymboles inscrits par des rites de passage, dans les sociétés modernes, l’indi-vidu devient le champ d’une perfectibilité ; sujet rationnel et autonome, il luiincombe également de devoir évoluer pour s’améliorer. La façon dont l’indi-vidu se concevait s’inscrivait dans un schéma réglé à l’avance, dans la sociétémoderne, cette identité individuelle n’est plus une donnée mais une contrainteà la charge des individus qui doivent à la fois faire des choix et en assumer laresponsabilité et les conséquences. Une identité évolutive qui repose sur « lanécessité de devenir ce que l’on est » (Zygmunt Bauman, 2001, 15). Les attri-buts du sujet moderne – l’immanence, l’autonomie et la raison – lui imposentde devoir adopter un idéal concret (une langue, une culture, une religion, unmode d’alimentation, une préférence sexuelle) qui détermine la personnalitéindividuelle tout en lui laissant le libre choix de les changer, de les cumuler,sinon d’y renoncer selon son seul désir. Dans ce cadre, le problème de l’auto-rité sociale se veut résolu par la pensée contractualiste, la faisant découlerdu consentement rationnel des individus. Les identités revendicatrices aunom d’une différence ne peuvent apparaître que comme des « subjectivitéscatégorielles » et atomisées si elles ne s’inscrivent pas dans une dimensionnormative globale. S’il y a bien une production différentielle des cultures, lahiérarchie de valeurs propre à une société ne doit pas se confondre avec une

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représentation en termes de choix et de stratégies des cultures comme autantd’acteurs collectifs choisissant leurs identités dans le vaste choix des produitsofferts par le marché universel des identités afin de créer leur agencement. Lasociété conçue comme une totalité sociale ne peut se constituer que sur et parle partage d’un système de valeurs communément accepté par tous, et par ladiversité de ce qui la compose, hommes, institutions, croyances et coutumes,selon une conception plurielle et non collective du lien social : c’est en accep-tant la diversité de ses différentes composantes que la société doit fonctionneret non en partageant un identique commun à tous.

Mylenne ZOBDA-ZEBINAUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. It is easier to undersand the portugese langage from one end of the country tothe next than it is to understand English travelling from Liverpool to Newcastle(Peter Fry, «Culture of difference. The aftermath of Portuguese and British ColonialPolicies in Southern Africa», in Social Anthropology, 8,2, 2000, p. 117-143).2. Louis Dumont souligne par ailleurs les variantes nationales de ce modèle idéologi-que, de sorte que l’individualisme idéologique français et l’individualisme idéologi-que anglo-saxon par exemple diffèrent entre autres sur la place accordée à la libertésur l’égalité.

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EUROPE AMÉRIQUE LATINE CARAÏBES :L’AVENTURE DES AVANT-GARDES (1920-1940)

L’une des manifestations les plus stimulantes de la circulation des idéesentre l’Europe et l’espace latino-américain et carïbéen est sans doute l’intenseaventure avant-gardiste (dadaïsme, futurisme, expressionnisme, surréalisme,modernisme, etc.) qui a joué un rôle de révolution esthétique antiacadémiquedes deux côtés de l’Atlantique. Les principales capitales européennes concer-nées sont Rome, Moscou, Berlin, Paris, Madrid et Lisbonne1. Les spécificitésculturelles, économiques et historiques des arrière-plans respectifs des paysen question ont influé sur les transformations des mouvements avant-gardis-tes. En Europe l’avant-garde bouillonnante des années 1920-1930 disparaîtpeu à peu sous l’impact « sociétal » des phénomènes suivants : la montée desfascismes, la Seconde Guerre mondiale et l’émergence des blocs géopoliti-ques qui seront séparés par la guerre froide. L’impact de ces avant-gardess’est également affaibli du fait de la normalisation des audaces novatrices etde l’instauration progressive de la société de consommation après la guerrede 1939-1945. Dans le contexte de l’Amérique latine et des Caraïbes, les lit-tératures locales étaient déjà engagées dans des dynamiques de rupture avecles académismes encore lourdement lestés de positivisme, de courant par-nassien et de symbolisme, comme ce fut le cas dans le modernisme hispano-américain des années 1870-1920, incarné entre autres par Rubén Darío, JoséMartí, José Enrique Rodó, Leopoldo Lugones, José Asunción Silva, ManuelGonzález Prada, Manuel Gutiérrez Nájera et José Juan Tablada. L’aventureavant-gardiste latino-américaine des années 1920-1940 présentera des aspectsdifférents suivant les composantes ethnico-culturelles des populations, lecomportement des oligarchies politiques ainsi que les processus d’urbanisa-tion et d’affirmation des classes moyennes. Dans l’aire caraïbe hispanophone,l’engouement pour l’Art Nègre, caractéristique de maints courants européens,convergera avec la préoccupation de l’intégration purement esthétique descomposantes africaines du métissage, telle qu’elle apparaîtra dans le cou-rant « negrista » repérable à Cuba (Ramón Guirao, Emilio Ballagas, NicolásGuillén), à Puerto Rico (Luís Palés Matos) et en République Dominicaine(Manuel del Cabral). Aux Antilles Françaises, le surréalisme à composante

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sociale d’André Breton coïncide avec l’inspiration révolutionnaire de la poésied’Aimé Césaire. En Haïti, c’est le poète Magloire-Sainte-Aude qui incarne laconvergence subversive entre références populaires, écriture avant-gardisteet préoccupations sociales. La période choisie, 1920-1940, fait cependantl’objet de certaines divergences pour ce qui est des critères chronologiquesde périodisation.

LA PÉRIODISATION

Dans l’article « Vanguardias latinoamericanas » du Diccionario de litera-tura latinoamericana (1998), Susana Cella entend par avant-gardes littéraireslatino-américaines l’ensemble des mouvements littéraires qui ont assimilél’influence des avant-gardes artistiques européennes et pour lesquels 1922 estune année de référence :

Se entiende por vanguardias latinoamericanas un conjunto demovimientos innovadores que asimilaron la influencia de lasvanguardias artisticas europeas y encontraron su expresión más altadurante la década del veinte, más especificamente en 1922, año en elque una sucesión de manifiestos, polémicas y exposiciones irrumpióen el campo literario 2 (Cella, 1998, 284).

Il est vrai que 1922 représente une année phare dans la floraison desavant-gardes latino-américaines : la parution de la revue murale Prisma desultraïstes argentins, l’essor du stridentisme mexicain apparu en décembre1921, le déroulement de la Semaine d’Art Moderne du 13 au 20 février 1922à São Paulo, l’année du centenaire de l’indépendance politique du Brésil.Néanmoins, l’auteur ne fixe pas une chronologie précise, à propos de la florai-son des avant-gardes, sans doute à cause de la diversité du mouvement et dela brièveté fréquente de son existence dans le champ littéraire latino-améri-cain. Susana Cella mentionne simplement « les premières décennies du XXe

siècle » pour la période initiale et ne signale pas la période de récession ou dedisparition. Hugo Verani (Las Vanguardias en Hispanoamérica)3 privilégie lapériode 1916-1935 (Verani, 1986), dates finalement proches de celles retenuespar Frederico Schopf c’est-à-dire 1916-1939 (Del vanguardismo a la anti-poesía, (Schopf, 2000).4 José Miguel Oviedo (Historia de la literatura hispa-noamericana, 2001)5 choisit l’année 1910, l’année de la Révolution Mexicaineou encore 1916, l’année de la mort de la grande figure du modernisme his-pano-américain, le poète nicaraguayen Ruben Darío (Oviedo, 2000). JorgeSchwartz (Las vanguardias latinoamericanas)6, quant à lui, semble tenir àla date du manifeste Non serviam du poète chilien Vicente Huidobro, 1914.Cette date présente l’intérêt d’un ancrage chronologique à caractère latino-américain, fondé sur le créationnisme de Huidobro (Schwartz, 1991).

La rencontre fondatrice entre avant-gardes européennes et contextes cul-turels latino-américains n’est guère assimilable à un simple reflet mimétique,dans la mesure où les sociétés américaines ont procédé à un tri sélectif du

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contenu thématique et idéologique du discours des avant-gardes occidenta-les, suivant le principe d’assimilation pertinente, ou de « l’anthropophagieculturelle » métaphorisé par le modernisme brésilien. À l’instar du mouve-ment Martín Fierro d’Argentine et du stridentisme mexicain, la plupart desmouvements d’avant-garde défendent l’idée de l’apport latino-américain à larévolution esthétique internationale. L’une des différences importantes con-cerne l’espace d’expansion visé dans la mise en œuvre des messages. Alorsque le discours des avant-gardes européennes est porteur d’une ambitionuniversalisante, les avant-gardes latino-américaines vont, à la fois, garderl’ouverture sur l’universel déjà présente dans le modernisme hispano-améri-cain de Rubén Darío et José Martí et privilégier un enracinement national dela modernité littéraire. Tel a été également le point de vue exprimé par NestorGarcia Canclin dans Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de lamodernidad :

En varios casos, el modernismo cultural, en vez de serdesnacionalizador, ha dado el impulso y el repertorio de símbolos parala construcción de la identidad nacional.7 (Canclin, 1989, 78).

La stratégie de l’enracinement offre de nombreux avantages. Elle permetd’invalider les accusations d’aliénation et de psittacisme associées au com-plexe du sous-développement, tout en affirmant la capacité nationale à assu-mer l’aventure modernisante. Il s’agit d’exorciser le soupçon de « colonisationde l’imaginaire » (Gruzinski, 1988)8, grâce à l’authenticité d’une « expressionaméricaine » (Lezama Lima, 1957)9, et de proposer des spécificités latino-américaines dans le renouvellement référentiel du champ littéraire. Aux« ismes » européens (le futurisme italien, l’expressionnisme allemand, leconstructivisme russe, le surréalisme français, le modernisme portugais,l’ultraïsme espagnol) correspondent des « ismes » latino-américains etcaraïbéens : le créationnisme du Chilien Vicente Huidobro, le runrunismedu Chilien Benjamín Morgado, le stridentisme mexicain, le postumisme dela République Dominicaine et le Grupo Minorista de Cuba. On constate unefloraison particulière d’« ismes » à Puerto Rico. Dans cette île, le processusd’assimilation par les États-Unis, à partir de 1898, avait suscité l’émergencede nombreux mouvements identitaires cumulant la promotion d’une identitéfondée sur la culture locale et le recours à la subversion formelle et thémati-que des avant-gardes qui apparaissaient un peu partout en Amérique latine.Citons brièvement le pancalisme (1913), le panedisme, le diepalisme (1921),l’euphorisme (1922-1923), le girandolisme (1924-1925), le noïsme (1925-1928) et l’atalayisme (1929-1935).

Pour plus de commodité dans l’exposé des faits, nous distinguerons unepériode d’innovations euro-américaines à caractère iconoclaste qui irait de1909 (année du premier futurisme italien de Marinetti) à 1925. Ce momentde bouillonnement initial correspond à la phase des proclamations tapageu-ses et de ce que nous appelons la poétique du scandale. Dans un deuxième

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temps, entre 1925 et les années 1940, les avant-gardes qui n’ont pas disparusont entrées dans une phase institutionnelle de reconnaissance officielle, soitpar les instances légitimatrices du champ littéraire, soit par certains régimes,politiques qui n’y voyaient aucun danger de déstabilisation de l’État. Bien quenous ayons choisi de limiter cette brève étude à la période 1910-1940 – pource qui est de la floraison des avant-gardes latino-américaines – nous ne sous-estimons pas pour autant les mouvements avant-gardistes postérieurs à cettedécennie comme le nadaïsme colombien des années 1950-1960, le poéticisme(1948) et l’infra-réalisme (1976) mexicains ainsi que le spiralisme haïtien desannées 1970-2000. Dans de nombreux États latino-américains de la premièremoitié duXXe siècle, les régimes dictatoriaux ont laissé peu d’espace au déve-loppement de la subversion avant-gardiste, notamment quand elle comportaitune composante sociale critique ou réformiste.

Dans le cas de la République Dominicaine, la dictature de Trujillo (1930-1961) procéda à un véritable phagocytage des audaces avant-gardistes, tantôtpar inféodation autoritaire ou asservissement pur et simple, sous prétextede nationalisme, tantôt par une répression impitoyable incitant les écrivainsrebelles à faire le choix de la prison ou de l’exil. Le mouvement littérairedominicain très marqué par le surréalisme français, La Poesía Sorprendidafut rapidement confronté à la machine répressive « trujillista », comme lesouligne Alberto Baeza Flores dans un remarquable ouvrage intitulé Lapoesía dominicana en el siglo XX (1977) :

Todo había sido sometido al control y a la maquinaría socioeconómicay política del Generalísimo Trujillo. No era fácil ni resistir ni negarse.Hacerlo podía conllevar el riesgo físico. Como en todo sistema decontrol total o casi total, el margen para una oposición – que debía sersiempre extrememamente cautelosa y no pocas veces disimulada – erabastante reducido (Baeza Flores, 1977, 450).10

Il convient de mentionner cependant quelques traits constitutifs des avant-gardes littéraires européennes et latino-américaines.

LES AVANT-GARDES EURO-AMÉRICAINES : IDÉOLOGIE, SYSTÈME RÉFÉRENTIEL ETÉCRITURES

Selon José Miguel Oviedo (Historia de la literatura hispanoamericana,2001) les avant-gardes latino-américaines constituent une “constellation”de mouvements diversifiés qui ont en commun un discours de contestationvirulente, dont la radicalité s’explique par une conscience hypercritique deleur époque :

El radicalismo revolucionario de la vanguardia nace de una concienciahipercrítica de su época (Oviedo, 2001, 294).11

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Cette « conscience hypercritique » caractérise également le discours desavant-gardes européennes. Avant de signaler les particularités des aventuresavant-gardistes des deux côtés de l’Atlantique, nous nous pencherons sur leurspoints communs. L’ensemble des idées, concepts et théories avant-gardistesque nous dénommons idéologie ici (pour user d’un raccourci commode) esttributaire d’une tradition littéraire ancienne et du contexte de crise des années1920-1940. La tradition littéraire est celle du renouvellement permanent desécoles littéraires reposant sur l’attrait du « dolce stil nuovo », comme on le voitdéjà dans La Divine Comédie de Dante et dans l’usage récurrent de rénovationdes courants et sensibilités littéraires que l’on retrouve dans toute l’histoire dela littérature. Esprit nouveau et frissons nouveaux s’imposent souvent au prixde polémiques générationnelles, de querelles des anciens et des modernes oude batailles pour le triomphe d’un nouveau genre littéraire. Les avant-gardeslittéraires modernisantes du début du XXe siècle sont donc héritières d’unetradition mais le grand bond technologique dans la maîtrise de l’espace et dutemps a renouvelé de manière particulièrement spectaculaire les paysages dela modernité, notamment en matière de télécommunications, d’infrastructuresroutières et ferroviaires, de transports aériens et d’environnement industriel.La transformation du paysage industriel au début du XXe siècle a été plus mar-quante en Europe et en Amérique du Nord qu’en Amérique latine, même si unphénomène d’urbanisation spectaculaire est visible dans le Brésil de GetúlioVargas (1930-1953), en Argentine, en Uruguay, au Chili et auMexique. NestorGarcía Canclín (Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de la moder-nidad, 1989) souligne le décalage fréquent entre « un modernisme exubérant »et une « modernisation déficiente » (Canclin, 1989, 65).12

L’arrière-plan contextuel des avant-gardes euro-américaines baigne sou-vent dans un climat de crise, notamment les crises de l’entre-deux-guerres enEurope, illustrées par l’émergence de régimes autoritaires en Allemagne, enItalie, en Espagne, au Portugal, sans omettre les transformations provoquéespar la Révolution russe de 1917. Dans les Caraïbes hispanophones et en Haïti,l’un des événements cruciaux est l’hégémonie des États-Unis, sous forme deprotectorat indirect à Cuba, direct à Puerto Rico, sous forme d’ingérence dansles révolutions mexicaines entre 1910 et 1923, sous forme d’occupation militaireen République Dominicaine (1916-1924) et en Haïti (915-1934). Alberto BaezaFlores rappelle la floraison mortifère de dictatures en Amérique Centrale dansles années 1930-1950 :

En Nicaragua mandaba el país, como un capataz, el que había urdidola conspiración para asesinar a César Augusto Sandino, AnastacioSomoza.[...] En Honduras, la antigua patria del visionario FranciscoMorazán, mandaba Tiburcio, Carías Andino. Los presos políticosarrastraban grandes bolas de hierro. En el Salavador mandabaMaximiliano Hernández Martínez que también mandaba el paíscomo en una hacienda. [...] En Guatemala, Jorge Ubico gobernadordictatorialmente desde 1931. En Cuba, el general Fulgencio Batista

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había inaugurado una presidencia «constitucional» – entre comillas.En la Republica Dominicana, desde 1930 mandaba el Generalíssimo.En lo alto de una de las residencias podía leerse: «Dios, y Trujillo».(Baeza Flores, 1977, 449-450).13

Dans un contexte fréquemment marqué par les régimes autoritaires et parles conservatismes, les avant-gardes littéraires ont mis au point un véritabledispositif idéologique caractérisé par la lutte féroce contre les académismes,le dynamitage des références classiques, le discrédit de l’art poétique héritéde l’humanisme, le rejet de la neurasthénie intimiste et la subversion de l’en-semble grammatical et lexical qui légitimait le prestige de la culture classique.Ce dispositif contestataire est repérable dans l’intense activité programmati-que sous forme de manifestes, programmes, discours, proclamations en toutgenre.

Le discours programmatique des avant-gardes repose sur une rhétorique decontestation pamphlétaire et libertaire, d’où la présence fréquente de termesadversatifs (contre, anti, non) dans les titres : L’Anti-tradition futuriste (1913)d’Apollinaire, le manifeste Non serviam (je ne serai pas esclave) du poètechilien Vicente Huidobro, titre thématiquement proche de A Escrava quenão é Isaura (l’Esclave qui n’est pas Isaura) du moderniste brésilien Mariode Andrade, le Manifesto Anti-Dantas (1916) du moderniste portugais Joséde Almada Negreiros et la Antiacademia de l’avant-garde nicaraguayennede José Coronel Urtecho. L’arsenal iconoclaste est dirigé contre des ciblesprécises, notamment des personnalités emblématiques de l’institution litté-raire ou de l’histoire politique, des symboles de la culture classique ou, trèsfréquemment, contre l’aspect canonique de la langue littéraire classique. LuisMario Schneider dans sa présentation de l’ouvrage El estridentismo mexicanorappelle le contenu iconoclaste du prologue du manifeste « stridentiste » :

El prólogo consta de una fórmula alrededor de la palabra éxito, en elcual el espíritu iconoclasta se manifiesta no sólo contra el sentimientopatriótico, sino también contra lo religioso con slogans como «Muerael cura Hidalgo!», «Abajo San Rafael, San Lázaro!» (Schneider, 1988,12).14

En écrivant « à bas le curé Hidalgo ! », les “stridentistas” s’attaquent à unsymbole prestigieux de l’indépendance mexicaine. Oswald de Andrade, dansle Manifesto antropófago s’en prend au Père António Vieira, glorieuse figureintellectuelle du baroque littéraire brésilien :

Contra o Padre Vieira. Autor do nosso primeiro empréstimo paraganhar comissão. O rei analfabeto dissera-lhe : ponha isso no papelmas sem muita lábia. Fez-se o empréstimo. Gravou-se o açúcarbrasileiro. Vieira deixou o dinheiro em Portugal e nos trouxe a lábia.Contre le Père Vieira. Responsable de notre premier empruntmoyennant pot-de-vin. Le roi analphabète lui avait dit : mets ça surle papier mais sans trop de baratin. L’emprunt fut accordé et le sucre

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brésilien grevé d’impôts. Vieira laissa l’argent au Portugal et nouslaissa le baratin (Andrade, 1979, 15).15

Dans le numéro de la revue Europe traitant des futurismes (Futurismes,Europe, mars 1975), Ugo Psicopo dresse la liste des « anti » ciblés par le futu-risme italien. La plupart des cibles visées par l’avant-gardisme italien fonda-teur figurent dans la liste noire des mouvements d’avant-garde européens etlatino-américains. Les « anti » répertoriés par Ugo Psicopo apparaissent dansun relevé de « mythes négatifs » :

Ils prêchent ainsi des mythes négatifs et agissent en leur nom, fondéssur l’invariant anti, comme il apparaît clairement dans l’antitradition,l’antipasséïsme, l’antagonisme, l’anticlassicisme, l’anticonformisme,l’anticulture, l’antiérotisme, l’antipacifisme, l’antisocialisme, l’anti-humanisme, l’antipeinture, l’antisculpture, l’antiinformation, l’anti-poétique, l’antiromantisme, l’antiscepticisme, l’antipessimisme,l’antisentimentalisme, l’antiféminisme, l’antisubjectivisme, l’anti-décadentisme, l’antisymbolisme (Psicopo, 1975, 42)16 .

De toute évidence plusieurs de ces « anti » n’ont pas été repris dans lesdiscours polémiques des avant-gardes euro-américaines. Citons en particu-lier l’antisocialisme, l’antipeinture, l’antisculpture, l’antiféminisme et l’anti-poétique. Pour ce qui est de l’antisocialisme, plusieurs courants modernistesintègrent précisément des préoccupations de justice sociale contenues dans lapensée socialiste, comme l’illustrent par exemple le mouvement de La PoesíaSorprendida de la République Dominicaine, le Grupo Minorista à Cuba etle groupe de Boedo dans l’avant-garde argentine et l’atalayismo de PuertoRico.

Il faut aussi nuancer les expressions antipeinture et antisculpture, caril s’agit ici principalement de la peinture et de la sculpture classiques. Aucontraire, l’un des traits canoniques de l’esthétique avant-gardiste consiste àabolir les frontières génériques entre peinture, dessin et littérature, autrementdit entre le pictural et le scriptural. La cible privilégiée des attaques avant-gardistes est donc le fonds de références classiques en matière de peinture,sculpture et littérature qui fera l’objet d’une démolition en règle. Le mani-feste futuriste de Marinetti contient la déclaration iconoclaste selon laquelle« une automobile de course est plus belle que la Victoire de Samothrace ».Ce déclassement inaugural d’un des symboles de la culture institutionnaliséeannonce l’un des fondements axiomatiques des manifestes littéraires, quin’est autre que l’irrévérence militante. Dans l’un des textes programmatiquesdes avant-gardes argentines, le manifeste Martín Fierro (1924), on peut lirequ’une bonne automobile Hispano-Suiza vaut mieux qu’une chaise à porteursLouis XV.

La nouvelle querelle des anciens et des modernes se fonde sur un culteexacerbé de la nouveauté, que l’essayiste catalan Xavier Rubert de Ventòs a

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appelé « el fanatisme de la novetat » (le fanatisme de la nouveauté).17 Suivantce « fanatisme », la nouveauté révolutionnaire doit liquider le passé révolu,tenu pour archaïque, fossilisé et stérilisant. Il convient pour cela de mettreen pièces le système de références de la culture classique en procédant àun véritable travail de dévalorisation voire de désacralisation des « valeurssûres » que sont les personnages ou les formes d’art qui font autorité. Lesavant-gardistes s’appliquent à discréditer l’esprit de vénération qui entourela culture classique et à ruiner l’entreprise hagiographique qui statufie lesgrandes personnalités du passé momifiées dans une tradition panégyrique.Le traitement infligé respectivement par le modernisme brésilien et le striden-tisme mexicain au père Vieira et au curé Hidalgo témoigne de la volonté dedésacraliser la durée et le poids de l’Histoire en tant qu’éléments porteurs derespectabilité. Ainsi, le quatrième manifeste du mouvement « stridentista »mexicain contenait-il en lettres majuscules le slogan « Chopin à la chaiseélectrique ! ».

En outre, la rhétorique de la virulence sert à instaurer un nouvel ordreartistique fondé sur une nouvelle légitimité du temps présent. En Europeles avant-gardes se débarrassent du clinquant de la Belle Époque et de toutl’héritage réaliste, naturaliste, décadentiste, lourdement grevé de pesanteurspositivistes. Relisons le premier manifeste surréaliste d’André Breton :

Par contre l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomasà Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral.Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de platesuffisance. C’est elle qui engendre aujourd’hui ces livres ridicules,ces pièces insultantes […]. Une conséquence plaisante de cet état dechoses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans. Chacuny va de sa petite « observation » (Breton, 1973, 14-15).18

En Amérique latine on opère une rupture progressive avec le modernismehispano-américain de Rubén Darío (bien plus qu’avec celui de José Martí),notamment avec le culte du raffinement parnassien de la forme, l’héritagepositiviste et l’hellénisme. Au travail d’orfèvre des versificateurs perfection-nistes l’on préférera davantage les mots en liberté et les vers libres. C’est pré-cisément la poésie qui devient le genre littéraire privilégié des avant-gardes,car le roman réaliste et naturaliste apparaît comme une grosse machine àfiction déterministe, encombrée de sociologie bourgeoise et d’analyses psy-chologiques. La primauté de la poésie affirmée dans L’Antitradition futuriste(1913) d’Apollinaire et dans les manifestes surréalistes d’André Breton figureégalement dans le postumisme de la République Dominicaine et dans lesnombreux textes théoriques du Chilien Vicente Huidobro. Pour ce dernier,la poésie détient une parole essentielle que seul le poète peut décrypter. EnOccident, la crise du sens qui accompagne le contexte de la Première Guerremondiale aura pour effet de rejeter dans l’aire du soupçon un certain discourseuphorique sur « la civilisation », dont la cohérence se construit autour des

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notions d’éthique chrétienne, de progrès et de mission humaniste. AndréBreton écrit dans le premier manifeste du surréalisme :

Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenuà bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison desuperstition, de chimère ; à proscrire tout mode de recherche de lavérité qui n’est pas conforme à l’usage (Breton, 1973).19

Dans le deuxième manifeste (1930), Breton propose de « ruiner les idéesde famille, patrie, religion » (Breton, 1973, 82).20

Les répercussions de la crise de sens occidentale sur l’histoire de la penséede « l’extrême Occident » (Rouquié, 1998)21 qu’est l’Amérique latine sontincontestables, d’autant plus que plusieurs écrivains influents des avant-gardeslatino-américaines ont voyagé en Europe et ont intégré les mutations intel-lectuelles européennes en cours dans le paysage conceptuel des années 1910-1920. Le Chilien Vicente Huidobro, fondateur du créationnisme, séjourneà Madrid et à Paris. D’ailleurs, il rédige directement en français plusieursrecueils de poèmes : Horizon carré (1917), Hallali, poème de guerre (1918),Tour Eiffel (1918), Automne régulier (1925) et Tout à coup (1925). Au débutdes années 1920, Jorge Luís Borges séjourne à Paris, mais aussi à Madrid oùil est en contact avec l’ultraïsme espagnol. À son tour, André Breton voyagebeaucoup dans les Amériques. Il visite la Martinique d’Aimé Césaire, Haïti deClément Magloire-Sainte-Aude et la République Dominicaine de La Poesíasorprendida. Alberto Baeza Flores rappelle le passage de Breton dans Lapoesía dominicana del siglo XX :

Un hecho muy significativo – y con perfiles para la biografía de AndréBreton y para la cronología del surrealismo – es que André Breton,en la década de los cuarenta, estuvo dos veces en la capital domini-cana, llevado por los azares creados por la segunda gran guerramundial.

La primera vez llegó precedente de la Martinica, a donde había idodesde Francia, Breton había tenido que abandonar a su país natal acausa de la acción de las fuerzas hitlerianas que incrementaban loscampos de concentración con los no arios [...] Breton se hospedó enel hotel Palace de la capital dominicana. Eugenio Fernandez Granell– uno de los fundadores de La Poesía Sorprendida dos años mastarde – trabajaba en la Nación. [...] El segundo viaje de Breton a lacapital dominicana ocurrió en 1946. [...] Antes de su llegada a SantoDomingo Breton había estado en Haití, donde su conferencia causócasi una revolución (Baeza Flores, 1977, 682). 22

À la fin des années 1930, André Breton avait également séjourné auMexique où il avait signé en 1938, en compagnie de Léon Trotsky et de Diegode Rivera, un manifeste pour un Art Révolutionnaire indépendant. Au-delàde la rhétorique de la virulence et de la poétique du scandale, les avant-gar-

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distes entreprennent de rénover une grande partie de l’appareil métaphoriquequi survivait dans la poésie de leur époque.

LE NOUVEAU SYSTÈME RÉFÉRENTIEL

Outre leur intense activité programmatique sous forme de textes légis-lateurs et polémiques, les écrivains avant-gardistes instaurent un nouveausystème de références en harmonie avec la nouvelle multisensorialité de lamodernité. L’ancienne synesthésie cultivée par les symbolistes est supplantéepar une sémantisation d’éléments visuels et sonores basée sur la mobilité etsur les bruits typiques d’une nouvelle phase industrielle, au cours de laquellela technologie abolit les rapports « dix-neuvièmistes »23 avec le temps et l’es-pace. Le nouvel imaginaire moderniste reflète le culte du « mouvement quidéplace les lignes »24. Ses idoles sont mobiles comme les automobiles, lesaéroplanes, les avions ; elles sont utilitaires et impressionnantes comme lesconstructions métalliques des puissantes métropoles. Il y a eu une ruptureavec la symbolique de l’objet immobile présent dans les descriptions réalistes,parnassiennes et symbolistes. Dans l’environnement technicisé d’une moder-nité naissante de la machine omniprésente, c’est désormais la mobilité quidevient un fascinant facteur de transcendance. Le poète démiurge de Altazor(1919-1930) de Vicente Huidobro, naît à 33 ans (l’âge du Christ) défiant latemporalité prosaïque. Il descend en parachute d’un ciel d’aéroplanes, parti-cipant à la cosmogenèse d’un monde où technique et spiritualité coexisteronten harmonie :

Nací a los treinta y tres años, el día de la muerte de Cristo ; nací en elEquinoccioBajo las hortensias y los aeroplanos del calor.Tenía yo un profundo mirar de pichón, de túnel y de automóvelsentimental.Lanzaba suspiros de acróbata. [. . .]Mi madre hablaba como la aurora y como los dirigibles que van acaer.Tenía cabellos color de bandera y ojos llenos de navíos lejanos.Una tarde, cogí mi paracaídas y dije: “Entre una estrella y dosgolondrinas”.

Je suis né à trente-trois ans, le jour de la mort du Christ. Je suis né àl’ÉquinoxeSous les hortensias et les aéroplanes de la chaleur.J’avais un profond regard de pigeon, de tunnel et d’automobilesentimentale.Je poussais des soupirs d’acrobate. […]Ma mère parlait comme l’aurore et comme les dirigeables qui vonttomber.Elle avait les cheveux couleur de drapeau et les yeux pleins de navireslointains.

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Un jour j’ai pris mon parachute et j’ai dit : « Entre une étoile et deuxhirondelles »(Huidobro, 2003, 731).25

Ici, les aéroplanes, le tunnel, l’automobile sentimentale, les dirigeables,l’acrobate et le parachute participent d’un nouveau lyrisme où la maîtriseprométhéenne de l’espace s’articule aux préoccupations démiurgiques dupoète défini par Huidobro comme un « petit Dieu ».26 L’on aura remarquéla présence de l’automobile fonctionnant comme une image à investisse-ment multiple dans le dispositif métaphorique des poésies avant-gardistes.L’automobile et l’aéroplane fonctionnent fréquemment comme des méta-phores synthétisant l’imaginaire de cette modernité imprégnée du lyrismenouveau de la machine. Nicolás Guillén fera même de l’aéroplane le sym-bole emblématique des temps nouveaux, dans un poème intitulé « El aero-plano ».27 Cependant, la nouvelle tradition modernisante qui s’instaure ne selimite point à une simple resymbolisation d’objets techniquement marqués.Réorientant une tradition classique de l’harmonie auditive, elle réinvente uneautre approche du potentiel signifiant de la sonorité dans le langage poéti-que.

Au-delà de la nouvelle sémantisation des mots en liberté, les avant-gardeschoisissent d’explorer la dimension acoustique du signifiant. La place pré-pondérante des appareils, des machines et des moteurs a marqué l’environne-ment urbain d’une nouvelle sonorisation dont l’écho se répercute de manièrequasiment mimétique dans le bruissement de la langue poétique. Relancéeavec fracas par les avant-gardes du début du XXe siècle, la poétique de lasonorisation dépasse la vieille harmonie imitative ainsi que les combinaisonssophistiquées pratiquées par la poésie symboliste. Les bruits nouveaux desociétés dont l’économie est en voie de mécanisation se répercutent dans unepoétique de la ville dont les résonances s’entendent de manière criante dans lestridentisme mexicain et dans le modernisme brésilien dont l’une des revuess’intitule précisément Klaxon.

La dimension « bruitiste » envahit un large espace de la poésie avant-gardiste des Caraïbes, notamment dans les composantes « négristes » despoèmes du Portoricain Luís Palés Matos et du Cubain Nicolás Guillén. Aprèsune période où l’influence symboliste du modernisme hispano-américain deRubén Darío imprègne de nombreux poèmes de L. Palés Matos (le recueilAzaleas, 1915), la thématique des sonorités afro-caraïbéennes fait irruptiondans le poème « Abajo » du même auteur, publié dans un court regroupementde deux textes sous le nom de Diepalismo (1921), terme qui évoque le mouve-ment éponyme dans la poésie portoricaine. En effet le mot diepalismo est com-posé des syllabes die du nom du poète portoricain José Isaac de Diego Padróet pal de Luís Palés Matos. Dans ce poème « à quatre mains » composé par L.Palés Matos et Diego Padró, les auteurs commencent par discréditer l’universde la poésie classique avec « sa musique de fer-blanc », son soleil semblable à

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un « clown ivre et apoplectique », enfin toute « la pacotille invraisemblable »de « la vieille quincaillerie littéraire ». À la place des réalités jugées obsolètes,les poètes proposent de recomposer une nouvelle symphonie du monde :

Crearemos la música nueva con el estruendo de las fábricas;Daremos la actividad, constante y múltiple, sin leyes;Y transformaremos la carroza académica del arteEn un automóvil de carrera que corra parejas con la vida.Pulsaremos el grande instrumento resonanteQue barrerá con el ímpetu de sus recentes armoníasLa débil voz melódica de la ópera italiana.Nuestras manos quiebran la vieja vieja flauta panidaComo una frágil cana, y bajo nuestras botasAplastamos la huerta clericalDe la asmática cofradía literaria.

Poetas, yo os invito al Canto NuevoEn esa hora whitmaniana y comunista...Hora del dirigible que enciende su cigarro en el relámpago,Y del aeroplano colgado como una mosca de las nubes,Y del submarino que desflora la pubertad del abismo,Y de la locomotora, puñetazo al horizonte,Y del australiano y del chino,Y del flapper y del cocktailsY del jazzband y del cowboy,Y del andrajo y la lepraY de los estómagos vacíos(Palés Matos, 104-105) .28

Dans l’extrait ci-dessus, nous retrouvons la métaphore automobile carac-téristique des avant-gardes du début du XXe siècle (transformer le carrosseacadémique en voiture de course de l’art nouveau), l’association de moyensde transport avec un élément cosmique (dirigeable/éclair, aéroplane/nuages,locomotive/horizon, sous-marin/abîme). On éliminera les bruits caducs,comme « la vieille flûte de Pan ». L’élément sonore apparaît à maintes reprisespour signaler l’avènement d’une nouvelle inspiration poétique (música nueva,recentes armonías, Canto Nuevo). La nouvelle symphonie « civilisation-nelle » inclura l’apport de la machine industrielle à laquelle est conférée uneenvergure épique (crearemos la música nueva con el estruendo de las fábri-cas). À l’esthétisme « tour d’ivoire » du symbolisme l’on préfère ici « l’heurewhitmanienne et communiste » et l’ouverture vers les cultures australiennes,chinoises, la culture nord-américaine du jazzband, sans oublier les miséreuxet les lépreux. Toutefois, l’élément sonore totalisant fera place à la mise envaleur de la sonorité en tant que choc esthétique, l’onomatopée servant depercussion vocale rythmant la cadence du phrasé. Le poème « Orquestración

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diepálica » illustre de manière exemplaire cette forme de poésie bruitisteappelée jitanjáfora dans la Caraïbe de langue espagnole :

Guau ! Guau ! Au-au, au-au au-au…Huuummm…La noche. La luna. El campo… huuummm…Zi, zi, zi-zi, co-quí, co-quí co-co-quí…Hierve la abstrusa zoología en la sombraSilencio ! Huuuuuummmmmm(Palés Matos, 1995, 106). 29

L’un des plus célèbres exemples de poésie bruitiste chez Luís Palés Matosest le poème « Danza negra » placé au début de Tuntún de pasa y grifería(1937), œuvre dont le titre signifie « musique de Noirs et de Mulâtres » :

Calabó y bambúBambú y calabóEl Gran Cocoroco dice: tuu-cu-tú.La Gran Cocoroca dice: to-co-tó.Es el sol de hierro que arde en TombuctúEs la danza negra de Fernando Poo.El cerdo en el fango grunhe: pru-pru-prúEl sapo en la charca sueña cro-cro-cró.Calabó y bambúCalabó y bambú(Palés Matos, 1995, 117-118).30

Le terme jitanjáfora, découvert dans le poème « leyenda » (1929) dupoète cubain Mariano Brull, a été popularisé par l’essayiste mexicainAlfonso Reyes. Le mot désigne une création phonétique fantaisiste dénuéede toute épaisseur conceptuelle. Il a été appliqué à de nombreuses inventionsde sonorités motivées par des stratégies d’écriture différentes. Le phénomènerelève d’une tradition littéraire que nous n’exposerons pas ici. Nous citeronsnéanmoins à ce propos, dans le cadre du XXe siècle, l’expérience de VicenteHuidobro dans Altazor (Chants IV et V), un exemple isolé et insolite du poètecubain Emilio Ballagas,31 le chapitre 68 de Rayuela de Julio Cortázar et larécurrence de ce procédé chez l’écrivain haïtien Frankétienne dans L’Oiseauschizophone (1993). Chez Vicente Huidobro (Chant IV du recueil Altazor), ils’agit plus exactement de la déclinaison fantaisiste du terme ruiseñor à partirdu mot rosiñol : rodoñol, rorreñol, romiñol, rofañol, rosolñol.32 La créationde jitanjáforas est un peu plus évidente dans le Vème Chant du recueil pré-cité : la carabantantina/ la carabantantú/ la farandosilina/ la farandú/ laCarabantantá/ la Carabantantí/ la farandosilá, la faransí.33 L’on reconnaîttoutefois les notes do, si, la dans farandosila, terme à connotation musicalepatente.

L’œuvre poétique de Nicolás Guillén offre un choix important riche depoésie bruitiste. Le recours aux jitanjáforas plus fréquent au début de l’œuvrepoétique de Guillén diminue après El son entero (1947). L’usage des sonorités

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à connotation africaine chez le poète ne vise pas à produire un effet de couleurlocale et d’exotisme social. Il s’agit plutôt d’une démarche d’intégration esthé-tique de l’apport afrocubain parallèlement à l’insertion du parler populaire.Cette démarche concrétise une double intention : adhérer à l’une des gran-des novations des courants modernistes en incluant l’oralité populaire dansla littérature ; conférer un statut et une dignité littéraires à la composanteafricaine des deux grand-pères cubains. Dans le poème « Canto negro » durecueil Sóngoro Cosongo (1931) les sonorités choisies émanent d’un signi-fiant destiné à rendre obsessionnelle une résonance africaine trop longtempsdédaignée par la littérature officielle. Les mots sont comme frappés sur lapeau d’un tambour obsédant :

Tamba, tamba, tamba, tambaTamba del negro que tumbaTumba del negro, caramba,Caramba, que el negro tumba :Yamba, yambó, yambambé!(Guillén, Sóngoro, 1983, 79).34

Les sonorités privilégiées ici rappellent celles des langues bantoues(notamment le kikongo), auxquelles Guillén mélange des mots espagnols(caramba) et cubains (tumba) pour aboutir à un ensemble phonétique bienafrocubain. Dans le poème « Sensemayá » deWest Indies Ltd la répétition de« mayombe-bombe-mayombe » (Guillén, Sóngoro, 95)35 sert d’introduction àeffet incantatoire de manière à infléchir la perception du lecteur vers un ritueld’envoûtement. Guillén en réalité fabrique fort peu de sonorités africaines« pures ». Il puise dans le matériau anthropologique afrocubain et il combineles sons en dosant les allitérations pour créer une musicalité africaine soi-gneusement orchestrée. L’intégration esthétique de la composante afrocaraïben’est cependant pas exempte d’interrogations dans la Caraïbe hispanique. Lacomposante « négriste » de la littérature de Cuba, de Puerto Rico et de laRépublique Dominicaine relevait-elle d’une démarche d’intégration ou d’unecaractéristique d’école des avant-gardes euro-américaines ?

LA MAGIE NOIRE DES AVANT-GARDES : INVENTION OU RÊVE BRISÉ ?

Dans La poesía dominicana en el siglo XX (1977), Alberto Baeza Floress’interroge, à propos de l’inspiration négriste du poète dominicain Manueldel Cabral. S’agit-il de sacrifier à un exotisme esthétique ou au « tourismelittéraire » d’une mode venue des avant-gardes européennes ? Si tel est lecas, pourquoi la littérature d’un pays caraïbéen caractérisé par un métis-sage intensif aurait-elle attendu le stimulus d’une « Europe blanche » pourdécouvrir la quasi-omniprésence de l’élément nègre dans le paysage cultureldominicain ?

Lo negro es moda entonces y la ha pasado desde la época negra dePicasso, desde el Jazz y Josefina Baker, hasta las Antillas. Es curioso.

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En Europa el negro es novedad, en las Antillas el negro es presenciaevidente y costumbre, y ha venido “el tema”, para la poesía y el arte,desde la Europa “blanca” que ha visto en el negro lo que veían los queconvivían con él en el mundo antillano.Hay en esta etapa de Cabral una moda, un modo de lo negro en elpoema.Atrevámonos a decir que se trata de un “turismo literario” hacia eltema negro (Baeza Flores, 1977, 158).36

L’auteur poursuit sans la moindre complaisance affirmant qu’à Cubacomme en République Dominicaine ce négrisme par mimétisme relèveraitfinalement d’un « carnaval de salon » destiné à satisfaire un « tourismeinterne » :

En Cabral hay, en algún poema, un acento social que lo justifica, almenos, y que le salva (como lo hay en Nicolás Guillén, por ejemplo),pero la poesía negra en Hispanoamérica ha sido, en parte, una espciede pequeño Carnaval de Salón, poesía para un turismo interior yexterior, con el pretexto del negro (Baeza Flores, 1977, 158).37

Dans son étude très documentée sur les avant-gardes latino-américaines (Las vanguardias latino-americanas, 1991), Jorge Schwartzdissocie soigneusement le courant négriste latino-américain de la négritude,puis il met en évidence les points de contacts entre avant-gardes européenneset hispano-américaines à propos de la thématique nègre. Du côté européen,l’exotisme relèverait d’une esthétique primitiviste, privilégiant l’apport tech-nique en art plastique, le potentiel exploitable en matière d’art abstrait et unecertaine philosophie vitaliste et holiste. Du côté latino-américain, il seraitdavantage question d’un exotisme social vis-à-vis des couches ethniquessocialement marginalisées et brusquement redécouvertes :

De inmediato se advierte que el negrismo, como tema de la vanguardia,constituye un repertorio importado desvinculado de una realidadvivenciada […] Se trata de un discurso plástico producido por unaelite artística blanca y europea que incorpora la temática negra paradivulgarla ante un público también blanco (Schwartz, 1991, 660).38

Jorge Schwartz souligne que cet intérêt pour les cultures noires ne s’inscritpas le moins du monde dans un projet libérateur. Il en déduit un effet d’in-fluence européenne sur la poésie avant-gardiste latino-américaine :

Los escritores latino-americanos no tarden en producir su versiónde la literatura negrista bajo varios nombres: poesía afrocubana,poesía afroantillana, poesía mulata, poesía negroide, poesía negrista(Schwartz, 1991, 660).39

À la lecture de nombreux poèmes négristes des avant-gardes de la Caraïbehispanique, il semble évident que l’insertion du Noir dans la trame poétiquereflète le même mode de captation extériorisée que l’on peut retrouver dans

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la représentation du Noir dans la littérature brésilienne. La mise en scènelittéraire du Noir reproduit un certain nombre de stéréotypes qui vont de l’ap-proche rédemptrice au reportage social, en passant par les clichés sur la magieprimitiviste et la sensualité dominatrice.

Le Cuaderno de poesía negra (1934) du poète cubain Emilio Ballagasabonde en notations sur la voluptueuse lenteur des fesses ondulantes et lespoitrines turgescentes des Noires, comme dans le poème « Nombres negrosen el son »

Orbitas de nalgas lentas, blandos torsos de caimito(Peces de sueño navegam el mundo de las caderas)Eclípticas encendidas de pereza ciñe el trópicoY la noche voluptuosa con caderas de guitarraEnseña como una negra su dentadura de estrella.(Ballagas, 1965, 82).40

La nuit anthropomorphe présente ici un trait esthétisé de manière obsé-dante dans la poésie négriste : la blancheur éclatante des dents des Noirs, ici« dentadura de estrella ». Cette blancheur est parfois synonyme d’une candeurbon enfant d’un bon sauvage de proximité qui aurait échappé à la brutalité del’esclavage et à la complexité des rapports socio-raciaux, comme on le voitdans ces vers de « Cuba, Poesía » de Ballagas :

Estos negros,Sus labios gruesos beben siempre un guarapo invisible.A las bocas africanas asoma por los dientesLa blancura, la espuma ingenua de las almas.(Ballagas, 1965, 70).41

Outre les dents, les parties du corps récurrentes dans les poèmes négristessont les fesses, les hanches et les seins, traités comme de puissantes zonesérogènes. Dans le poème « Rumba » par exemple, ils constituent un ensemblesignifiant dont le sens est celui de la fascination ou de l’ivresse irrésistible :

La negra La NoireEmerge de la olaespuma Emerge de l’écumevagueDe su bata de algodón De son peignoir de cotonEn la sangre de la negra Dans le sang de la NoireSube, baja y arde el ron Monte, baisse et brûle le rhum

El ombligo de la negra Le nombril de la NoireEs vórtice de un ciclón Est l’œil d’un cycloneEl ombligo es vórtice Le nombril est l’œilEl vientre es ciclón Le ventre est le cycloneLas anchas caderas Les hanches largesY su pañolón42 Sous l’ample tissu(Ballagas, 1965, 74)

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La beauté noire dans ce poème émerge de l’écume, telle une Aphroditeafricaine. Ici le nombril, les hanches et le ventre de la Noire sont les signi-fiants du tourbillon vertigineux et du sommet de la sensualité (vórtice,ciclón). Notons également dans le poème « Rumba » de Nicolás Guillén(dans Sóngoro Cosongo, 1931)43 l’évocation du bas ventre, du rhum et dutissu.44 La puissance sensuelle attribuée à la Noire acquiert une enverguredécuplée lorsqu’elle est transférée à la Mulâtresse, d’autant plus que cettedernière, comme au Brésil, deviendra la figure emblématique du métissaged’un Nouveau Monde ni « blanc » ni « noir ». Le poème « Mulata Antilla »de Luís Palés Matos présente une remarquable concentration de suggestionssensuelles euphoriques autour de la Mulâtresse magnifiée comme un « lieu »géopoétique de la Caraïbe métisse. L’on y retrouve le jus lent de la canne àsucre, les cyclones secrets lovés sous les recoins de la peau et un frémissementde senteurs de citron, de tabac et d’ananas (limón, tabaco, piña). Une synes-thésie d’aromes, de bruissements et de saveurs annonce une ode enthousiasteà la Mulâtresse promue au statut d’allégorie glorieuse des Antilles mêlées :

Eres ahora, mulata Tu es maintenant, maMulâtresse,

Todo el mar y la tierra de mis islas La mer entière et la terre demes îles

Sinfonía frutal cuyas escalas Symphonie fruitée dont lestrilles

Rompen furiosamente en tu catinga. Explosent furieusementdans l’odeur de ta peau

He aquí en su verde traje la guanábana Et voici dans sa robe vertela pomme cannelle

Con sus finas y blandas pantaletas Avec ses dessous légers etdélicats

De muselina; he aquí el caimito De mousseline ; et voici lacaïmite

Con su leche infantil; he aquí la piña Avec son lait maternel ; etvoici l’ananas

Con su corona de soprano… Todos Avec sa couronne desoprano... Tous

Los frutos oh mulata! Tú me brindas, Les fruits, ma Mulâtresse !Tu me les offres

En la clara bahía de tu cuerpo Dans la baie lumineuse deton corps

Por los soles del trópico bruñida.45 Mordoré par les soleils destropiques

(Palés Matos, 1995, 148-149)

Le travail de sublimation prend des allures d’apothéose quand le poèteconvoque simultanément l’histoire du métissage et les références bibliques :

Eres imensidad sin limites, Tu es l’immensité sans limites

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Eres amor sin trabas y sin prisas; Tu es l’amour sans entraveet sans hâte

En tu vientre conjugan mis dos razas Mes deux races ont uni enton ventre

Sus vitales potencias expansivas. Leurs vitales puissancesexpansives.

Amor, tórrido amor de la mulata, Oh ! L’amour brûlant de laMulâtresse,

Gallo de ron, azúcar derretida, Coq imprégné de rhum,sucre liquide

Tabonuco que el tuétano te abrasa Senteur d’eucalyptus qui tebrûle la moelle

Con aromas de sándalo y de mirra. De ses arômes de santal etde myrrhe

Con voces del Cantar de los Cantares Tel dans le Cantique desCantiques

Eres morena porque el sol te mira. Tu as bruni sous le regarddu soleil.

Debajo de tu lengua hay miel y leche Dessous ta langue il y a dumiel et du lait

Y ungüento derramado en tus Et un onguent qui coulepupilas.46 dans tes pupilles.(Palés Matos, 1995, 148-149).

Le poète dominicain Manuel del Cabral entretient lui aussi le culte de laMulâtresse aux hanches de tempête et de rumba, à la fougue de « mula tropi-cal » et à l’âme de cassonade (alma de rapadura). Ces notations s’accumulentdans le poème « Trópico suelto ».47 Elles confirment la tradition littéraire dela Mulâtresse à la séduction exacerbée jouant de manière insouciante sur tousles registres du trouble et de l’ivresse.

L’autre volet de la « magie noire »48 est constitué par tout l’appareilréférentiel des cultes magico-religieux afro-caribéens. L’envoûtement desreligions ancestrales évoquées dans la « Négritie » (nigricia)49 de Luís PalésMatos. Néanmoins, le constat du poète portoricain est amer. Hormis le per-sonnage de la reine noire Tembandumba et les danseuses noires sculpturalesau charme redoutable, l’auteur de Tuntún évoque plutôt une culture en con-serve, une culture dévitalisée par la misère et promise à la folklorisation. Leconstat serait sans doute différent à Cuba et encore plus en Haïti où le Vaudouimprègne de manière dynamique le système référentiel littéraire. L’élément leplus indissociable de l’image du Noir dans cette poésie hispano-caribéenneest l’ensemble musique chant et danse, comme le montrent de nombreux titresde poèmes d’Emilio Ballagas dans Cuadernos de poesía negra : « Elegíade María Belén Chacón », « Rumba », « El baile del papalote » « Comparsahabanera ». De Nicolás Guillén citons « La canción del bongó », « Cantonegro », « Rumba », dans Sóngoro Cosongo (1931), puis « Guitarra » et « Sonnúmero 6 » dans El son entero (1947). Tuntún de pasa y grifería de Luís

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Palés Matos présente également un choix de titres : « Preludio en Boricua »« Danza negra », « Bomba », « Canción festiva para ser llorada », « Falsacanción de Baquiné », « Plena50 del menéalo ». D’une manière générale l’in-térêt pour les cultures afro-caribéennes (que l’on ne distingue pas toujours del’engouement pour la mode négriste) se manifeste en outre par un marquagedes titres d’ouvrages (Cuaderno de poesía negra (1934) d’Emilio Ballagas,Trópico negro (1942) de Manuel del Cabral) et de très nombreux poèmes.Notons en passant que la poésie duModernisme brésilien (années 1920-1940)ne présente quasiment pas de thématique afro-brésilienne, hormis de raresexceptions comme le recueil Urucungo (1932) de Raul Bopp.

Le bilan du négrisme littéraire reflète la complexité des sociétés métisseshispano-américaines dans la première moitié du XXe siècle. Des élites intel-lectuelles subversives opposées à l’académisme des institutions littéraires et àl’hégémonie des États-Unis étaient en révolte contre des oligarchies autoritai-res aux pratiques discriminatoires. Cependant, le traitement mythologique dumétissage masquait mal les mécanismes d’altérité cordiale qui séparaientles couches socio-raciales. Plusieurs poèmes de Tuntún de Luís Palés Matos(« Ňam-ñam », « Lamento », « Pueblo negro ») expriment un malaise évidentde l’auteur face au spectacle de populations noires défavorisées et végétantdans une précarité propice à toutes les frustrations.

Dans l’avant-garde hispano-américaine des Caraïbes, l’on s’aperçoit parailleurs de la quasi-absence d’écrivain noir décrivant de l’intérieur le vécud’un métissage non exempt de préjugés banalisés et de culpabilité refoulée.La vision « negrista » des Noirs et Mulâtres qui se dégage de la productionpoétique hispano-caribéenne circonscrit les personnages dans un espacede plaisir (rhum, sensualité, musique, danse, magie), mais la réalité socialeavec ses zones de misère n’échappe pas pour autant à la captation du vécu.L’héritage inconscient de l’esthétique raciale coloniale et la conscience dudevoir de réhabilitation se traduisent par un mélange de portraits stéréotypéset d’idéalisation. L’idéalisation se concentre le plus souvent sur la femme, dontle potentiel de séduction suscite aussi bien des phantasmes qu’un processusde mythification.

Le personnage noir de la poésie négriste est donc un personnage deconvergence. Il fixe le désir de rédemption ressenti par une partie des élitesintellectuelles blanches et métisses de la Caraïbe hispanique. Il incarne par-tiellement le patrimoine anthropologique résultant de la transculturation del’héritage africain, dont les ressources en merveilleux sont inépuisables. Ildevient donc le support naturel d’une littérature du métissage permettantd’exorciser les démons éventuels du racisme et de projeter une hybridité apai-sée de l’Amérique métisse. Ce n’est nullement un hasard si le titre complet deSóngoro Cosongo de Nicolás Guillén inclut la mention Poemas mulatos.

L’aventure intellectuelle entreprise par les avant-gardes européennes etlatino-américaines représente une révolution esthétique d’envergure, par

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l’ampleur des initiatives dirigées contre les conservatismes et les formalismes.Elle a mis en évidence l’intensité d’une dynamique inter-atlantique pleinede similitudes, à travers un faisceau de confluences concernant les pointssuivants : la perception de la modernité, le décloisonnement des catégoriesartistiques, la mythologie de la ville, l’investissement de la poésie, l’esthéti-sation du machinisme, le rapport à l’Histoire, la promotion du temps présent,le débridement de l’esprit ludique et les combats pour la liberté. En Amériquelatine, la dynamique socio-historique propre au continent latino-américain ahâté la résilience du complexe des hiérarchies de civilisations51 et a favorisél’émergence d’un nationalisme littéraire branché sur l’universel. Elle a accé-léré l’intégration des patrimoines anthropologiques revisités, à travers diffé-rents négrismes, indigénismes ou néo-nativismes, comme en témoignent leslarmes yorubas du Cubain Nicolas Guillén ou le Tupi or not Tupi du BrésilienOswald de Andrade et le Macunaíma de son compatriote Mário de Andrade.Les flux et créations d’idées ne se font pas sans remous polémiques, commele montrent les critiques adressées au surréalisme par le Péruvien CésarVallejo (dans l’article « Autopsia del Superrealismo », revue Amauta, 1930).Le rapport au passé est différent entre l’Europe des Avant-gardes et l’Améri-que latine. Alors que les cultures traditionnelles, au sens ethnographique duterme, étaient en voie de dépérissement dès la deuxième moitié duXIXe siècleen Europe, elles allaient servir au contraire de terreau de légitimation identi-taire et d’affirmation nationale en Amérique latine. Au-delà du débat entre ladélimitation des influences et le retour des caravelles, il y a l’intense activité« créationniste » et novatrice développée par les avant-gardes de la premièremoitié du XXe siècle, malgré un environnement politique souvent hostile auxaudaces de la pensée.

Rafael LUCASUniversité Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes

1. En termes d’influence, le rôle principal revient surtout au Futurisme italien,au Surréalisme français et à l’Ultraïsme espagnol (notamment en Argentine). LeModernisme portugais n’a guère eu de répercussion significative en Amériquelatine.2. Susana Cella, Diccionario de literatura latinoamericana, Buenos Aires, LibreríaEditorial, El Ateneo, 1998, p. 284.3. Hugo Verani [1986], Las vanguardias literarias en Hispanoamérica, México,Fondo de Cultura, 1991.4. Frederico Schopf, Del vanguardismo a la antipoesía, Santiago, Lom Ediciones,2000.

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5. José Miguel Oviedo, Historia de la literatura hispanoamericana, tome III,Postmodernismo, vanguardia, regionalismo, Madrid, Alianza Editorial, 2001.6. Jorge Schwartz [1991], Las vanguardias latinoamericanas, México, Fondo deCultura, 2002.7. Nestor Garcia Canclin, Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de lamodernidad,Mexico, Ed. Grijalbo, 1989, p. 78.8. L’expression est empruntée au titre du livre de Serge Gruzinski : La Colonisationde l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1988.9. Nous reprenons ici le titre de l’essai de José Lezama Lima : La Expresión ameri-cana [1957], Mexico, Ed. Fondo de Cultura, 1993.10. Alberto Baeza Flores, La Poesía dominicana en el siglo XX, Ed. UniversidadCatólica Madre y Maestra, Santiago, República Dominicana/ Barcelona, IndustriasGráficas, 1977, p. 450.11. M. Oviedo, déjà cité, p. 294.12. Néstor García Canclín, Culturas híbridas, estrategias para entrar y salir de lamodernidad, México, Ed. Grijalbo, 1989, p. 65.13. Al berto Baeza Flores, La Poesía dominicana en el siglo XX, déjà cité, p. 449-450.14. Luis Mario Schneider (en collaboration avec Rafael Tovar, Gerardo Estrada,Beatriz Vidal de Alba), El estridentismo, un gesto irreversible, Edición, InstitutoNacional de Bellas Artes, 1998, p. 12.15. Nous avons choisi de garder la traduction proposée par Jacques Thiériot, dans lenuméro de la revue Europe de mars 1979 consacré au modernisme brésilien, p. 45.16. Hugo Psicopo, « Signification et fonctionnement du groupe dans le Futurisme »,Les Futurismes, revue Europe, n° 551, Paris, 197517. Francesc Xavier Rubert de Ventòs, El Arte ensimismado, Barcelona, Anagrama,1997.18. André Breton, Manifestes du surréalisme [1924, 1930], Paris, Gallimard, 1973,p. 14-15.19. André Breton, déjà cité, p. 19.20. André Breton, déjà cité, p. 82. La phrase complète est la suivante : « Tout est àfaire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille,de patrie, de religion. » Les caractères en italique figurent dans le texte original.21. Nous faisons allusion à l’ouvrage d’Alain Rouquié, Amérique latine, introductionà l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1998.22. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 688-692.23. Nous avons recours à ce néologisme en référence au XIXe siècle ; il corresponddans notre esprit aux termes très commodes de decimonónico en espagnol et denovecentista en portugais.24. Nous faisons allusion ici au célèbre vers de Baudelaire, dans le poème « LaBeauté » qui figure à la deuxième strophe du recueil Les Fleurs du Mal :Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes,Je hais le mouvement qui déplace les lignesEt jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

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25. Vicente Huidobro, Altazor (1925), Obra poética, Madrid, Editions ALLCA XX,2003, p. 731 pour le texte en espagnol, p. 811 pour la version française figurant dansl’ouvrage.26. L’expression constitue en fait le dernier vers dans le poème programme « ArtePoética » du recueil El espejo de agua (1916), qui figure dans la Obra poética, déjàcité, p. 391.27. Qué dirán los naturalistas del futuroAnte una armazón de aeroplanoDesenterrada en cualquier llanuraO en la cumbre de una montañaMohosa, fosilizadaMonumental, incomprensible, extraña?De seguro que haránMuchísimos aspavientosY clasificarán el aeroplano entre los ejemplares de una fauna extinguida.Le poème est extrait de Nicolás Guillén, Nueva Antología mayor, La Habana, Ed.Letras Cubanas, 1979, p. 20.28. Le poème « Diepalismo », figure dans l’ouvrage intitulé Luís Palés Matos,Tuntún de pasa y grifería y otros poemas, Madrid, Ed. Grupo Anaya & MarioMuchnik, 1995, p. 104-105.29. Luís Palés Matos, déjà cité, p. 106.30. L. Palés Matos, déjà cité, p. 117-118.31. Il s’agit du poème “Poema de la ele” dont l’effet sonore est extrêmement limité sion le compare au travail poétique de Nicolás Guillén. Nous avons consulté l’ouvrageÓrbita de Emilio Ballagas, présenté par Angel Augier et Rosario Antuña, La Habana,UNEAC, 1965, p. 32.32. Vicente Huidobro, Obra poética, déjà cité, p. 776. Nous n’avons pas retenul’exemple de la déclinaison de golondrina (hirondelle) car il s’agit principalement demots-valises : golongira, golonbrisa, golonrisa, golondía, golonniña (p. 776)33. V. Huidobro, déjà cité, p. 796.34. Nicolás Guillén, Sóngoro Cosongo, in Summa poética, Madrid, EdicionesCátedra, 1983, p. 79.35. N. Guillén, déjà cité, p. 95.36. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 157-158.37. Alberto Baeza Flores, déjà cité, p. 158.38. Jorge Schwartz, Las Vanguardias latino-americanas, México, Fondo de Cultura,1991, p. 660.39. J. Schwartz, déjà cité, p. 660.40. Emilio Ballagas, Órbita de Emilio Ballagas, Seleccion y notas de RosarioAntuña, La Habana, Ediciones, Unión, 1965, p. 82.41. Emilio Ballagas, déjà cité, p. 70.42. E. Ballagas, déjà cité, p. 74. Traduit par nous.43. Nicolás Guillén, Sóngoro Cosongo, Nueva Antología Mayor, La Habana, Ed.Letras Cubanas, 1979, p. 43.44. Ibid.45. L. Palés Matos, déjà cité, p. 148. Traduit par nous.

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46. L. Palés Matos déjà cité, p. 148-149. Traduit par nous.47. « Tropico suelto ». Nous avons cité le texte figurant dans Manuel Rueda, Dossiglos de literatura dominicana, vol. II, Ed. Sequicentenario de la IndependenciaNacional, 1996, p. 23-24.48. Nous reprenons ici le titre du livreMagie noire (1928) de Paul Morand.49. Nous reprenons ici le terme utilisé par L. Palés Matos dans le poème « Numen »de Tuntún de pasa y grifería.50. La plena et la bomba sont des rythmes caractéristiques de Puerto Rico.51. Joé Lezama Lima écrit à ce propos : « El complejo terrible del americano : creerque su expressión no es forma alcanzada, sino problematismo, caso a resolver ». Lacitation est tirée de La expresión americana, México, Fondo de Cultura, 1993, p.63.

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Deuxième PartiePOLITIQUE ET GOUVERNANCE

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LES ANTIABOLITIONNISTES ANGLAISONT-ILS SUIVI UN MODÈLE PSEUDO-SCIENTIFIQUE,RELIGIEUX, JURIDIQUE OU POLITIQUE ? ÉTUDE DESARGUMENTS UTILISÉS POUR MAINTENIR L’ESCLAVAGE

À un moment où la question de l’esclavage colonial est plus que jamaisd’actualité, il paraît intéressant de se pencher sur le contenu du discours anti-abolitionniste anglais, afin de mieux comprendre les modèles de référencequ’ont utilisés les partisans de l’institution pour étayer leur argumentation.L’étude de quelques exemples des écrits antiabolitionnistes qui ont fleuri enAngleterre à partir des années 1770 montre en effet que le discours escla-vagiste anglais a été contraint d’évoluer constamment pour répondre auxattaques des partisans de l’abolition. Cette évolution reflète clairement les dif-férents bouleversements qui ont affecté la société anglaise préindustrielle tantsur le plan économique que sur celui des idées et de la religion, et explique lamultiplicité des modèles qui ont été invoqués par les partisans de l’esclavagepour expliquer leur conviction de la légitimité du système servile colonial.Afin de comprendre la spécificité du discours antiabolitionniste anglais, ilconvient d’examiner les références que les défenseurs du système servilecolonial ont utilisées dans leur argumentation. À la différence des nombreu-ses formes d’esclavage précédentes la mise en place de l’institution particu-lière fut en effet principalement associée à la notion de profit économique.La finalité essentielle du discours pro-esclavagiste était de recentrer cons-tamment le débat sur le terrain de la défense du droit à la propriété : les anti-abolitionnistes cherchaient donc à démontrer que l’institution en elle-mêmeétait légitime, car elle existait depuis longtemps, mais aussi qu’il était tout àfait normal qu’elle s’applique aux Noirs africains, de par leur rang manifes-tement inférieur dans la hiérarchie de l’espèce humaine. Lorsque le débat surl’abolition commença à prendre de l’ampleur en Angleterre, les défenseurs dusystème se trouvèrent forcés d’adapter sans cesse leur argumentation face auxattaques de leurs adversaires. Ils combinèrent donc différents modèles pourfonder leur justification de la légitimité de l’institution : modèles antiques

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quant à la réglementation du statut juridique et politique de l’esclave, maiségalement le modèle religieux de la Bible, en associant sans hésiter le peupleNoir à la tribu maudite des descendants de Cham, fils de Noé pour expliquerle choix d’appliquer l’esclavage spécifiquement aux Africains. Les partisansdu maintien de l’esclavage utilisèrent aussi les nouvelles théories raciales surla gradation et l’origine des espèces pour renforcer leur affirmation du postu-lat de l’infériorité de la race noire, qui justifiait le statut « non humain » desesclaves, dépourvus de tout droit de recours contre leur condition servile.

Aux débuts de l’esclavage colonial, les antiabolitionnistes anglais s’étaient,dans un premier temps, appuyés sur l’exemple historique de la réglementationde l’institution servile dans la Grèce et la Rome antique. Dans sa codificationpar l’empereur romain Justinien, apparaissait déjà la notion du statut juridiquede « bien meuble » associée aux esclaves, principe qui fut repris à leur profitpar les partisans de l’esclavage, avec des adaptations au contexte colonial.D’autre part, le statut politique de « non citoyen » attribué aux esclaves dansles sociétés de l’Antiquité se révéla for utile aux partisans de l’esclavage pourjustifier le concept juridique anglais de « chattel slavery ». Ces référencesantiques se révélèrent donc essentielles aux antiabolitionnistes anglais pourélaborer leur propre codification de l’esclavage colonial et du statut de l’es-clave sur le plan juridique et politique, mais aussi pour justifier l’utilisation dela main-d’œuvre servile africaine aux yeux de l’opinion au nom d’une missionsacrée : le devoir d’offrir aux Noirs la possibilité d’accéder à la civilisation età l’évangélisation chrétienne, en échange d’un juste labeur.

L’examen des nombreux textes antiabolitionnistes qui fleurirent à lapériode du débat illustre cette grande diversité dans le contenu et l’argumen-tation du discours pro-esclavagiste anglais, malgré des modèles communsà beaucoup d’auteurs antiabolitionnistes : des « absentee » comme l’auteuresclavagiste anglais J.B. Holroyd, comte de Sheffield, qui ignoraient tout desréalités du système puisqu’ils résidaient en métropole, proposaient par exem-ple une justification de l’esclavage largement fondée sur les idées d’Aristote,à propos de la notion d’esclaves-nés, que Holroyd associait sans hésiter auxpeuples Noirs africains. Il se référait également à l’exemple politique desÉtats-Unis lorsqu’il évoquait les possibles conséquences de l’abolition sur lesrelations entre l’Angleterre et ses colonies antillaises. Le planteur jamaïcainBryan Edwards, tout en se déclarant adversaire de l’esclavage, affirmait qu’ilétait un mal nécessaire et inhérent à toutes les sociétés civilisées. Selon lui,la pérennité de l’institution reposait sur de nombreux exemples historiqueset les colons britanniques n’avaient fait qu’adapter au mieux un système quiexistait depuis des millénaires et avait même été codifié par les civilisationsphares de l’Antiquité. Un autre planteur, William Beckford, offrait à seslecteurs une vision sensiblement idéalisée de l’institution coloniale, tandisque le planteur jamaïcain Edward Long ou le chroniqueur politique anglaisWilliam Cobbett représentaient la ligne « dure » du discours antiabolition-niste anglais. Cobbett insistait avant tout sur son refus viscéral du mélange

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des races et de la mixité, professant dans ses chroniques une véritable hainedu Noir. Long se fondait, quant à lui, sur un modèle pseudo-scientifique baséà la fois sur les théories raciales de la gradation des espèces et les thèsespolygénistes apparues au siècle des Lumières pour démontrer l’infériorité desNoirs africains, allant même jusqu’à suggérer leur non appartenance à l’es-pèce humaine. Les nouvelles hypothèses scientifiques sur une origine séparéede la race noire, dont le philosophe et juriste écossais Lord Kames fut l’un desprécurseurs, eurent une énorme influence sur le contenu du discours antiabo-litionniste : elles étaient en effet partagées par des penseurs éminents tels quel’écossais David Hume ou l’allemand Kant, qui affirmaient dans leurs écritsleur conviction profonde de l’infériorité des Noirs. David Hume constitue unbon exemple des paradoxes qui sont une des caractéristiques de la penséephilosophique britannique au siècle des Lumières : généralement présentécomme l’une des figures les plus représentatives des Lumières, il incarnaitl’opposition intellectuelle à l’intolérance et aux préjugés. Hume demeurepourtant une référence importante dans le discours antiabolitionniste britan-nique, grâce à son ouvrage Of the Populousness of Ancient Nations. Dans cetessai, il proposait une progression linéaire de l’humanité, qui serait, selon lui,passée successivement de l’enfance à la jeunesse et à la maturité. Il provoquala réaction indignée des abolitionnistes en suggérant dans une note de bas depage insérée dans ce texte que les Noirs étaient naturellement inférieurs auxautres « races ». Dans la première partie de l’essai, Hume, fidèle au principede l’empirisme, posait les bases d’une explication de l’évolution inéluctablede l’espèce humaine en comparant l’évolution de l’univers au développementdu corps humain1. Il s’appliquait ensuite à convaincre ses lecteurs qu’il fallaitcesser de considérer les penseurs grecs et romains de l’Antiquité comme uneréférence absolue, compte tenu de sa réflexion sur l’évolution de la « race »humaine2. Dans la seconde partie, intitulée Of National Characters, Humes’attachait tout d’abord à étudier les spécificités morales et culturelles qui dif-férencient entre eux les peuples dits civilisés. Il critiquait aussi dans cette pre-mière approche les effets pervers d’un gouvernement oppressif et autoritairesur l’évolution des peuples3. Hume se penchait ensuite sur les causes physi-ques qui génèrent des différences morphologiques entre les « races » humai-nes en rejetant de prime abord l’influence de l’environnement comme facteurdéterminant d’évolution, même s’il admettait que chez les animaux des paysd’Europe, il était possible de constater des caractères morphologiques liésà l’environnement4. Jusque-là la démonstration de David Hume semblait entout point en accord avec des idées admises et des principes de tolérance.Pourtant la note de bas de page ajoutée par Hume à la fin de son essai donneun tout autre éclairage à sa réflexion, puisqu’il prenait soin de préciser que sadémonstration des capacités de l’espèce humaine à évoluer vers un idéal decivilisation ne pouvait s’appliquer qu’à la « race » blanche, et en aucun casaux Noirs et autres espèces humaines. Reprenant les théories scientifiquesinitiées par Buffon et Linné, Hume adoptait la classification de l’humanité enquatre ou cinq espèces différentes pour étayer sa démonstration5. Le racisme

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latent de ce passage venait donc sérieusement porter atteinte aux théories deHume sur la nature humaine, fondées en principe sur une vision universelleet impartiale de l’humanité : les préjugés envers les Africains qu’il exprimaitdans sa note de bas de page où il revendiquait la supériorité incontestable etinnée de la « race » blanche, qui permettait à celle-ci de prétendre légitime-ment à la domination du monde, l’avaient donc forcé à reconsidérer son idéeoriginale sur l’universalité de la nature humaine. Eric Morton explique à cepropos que ce sont des facteurs historiques et politiques, tels que l’avènementdu commerce triangulaire, le développement de la colonisation de nouveauxterritoires et l’extermination des populations indigènes, ainsi que l’émergencede la notion économique de capitalisme qui ont conduit Hume à modifier aussiradicalement sa réflexion sur l’humanité : selon Morton, en mettant finale-ment l’accent sur la supériorité supposée des caractéristiques raciales pourjustifier la domination, le philosophe sous-entendait aussi que des caractèresraciaux prétendument inférieurs induisaient automatiquement la servilité.

Vers la fin du XVIIIe siècle, bien que les thèses de Buffon relatives à l’in-fluence de l’environnement sur les transformations de la « race » humaineaient été reprises par de nombreux chercheurs dans toute l’Europe, les méca-nismes compliqués par lesquels l’environnement pouvait occasionner destransformations organiques chez l’homme étaient loin d’avoir été éclairciset deux questions fondamentales demeuraient : elles concernaient la naturedes facteurs qui causaient ces transformations et les critères qui détermi-naient les différentes « races ». Sur le sujet des facteurs de transformationde l’espèce humaine, Emmanuel Kant émettait pour sa part l’hypothèse quela lignée humaine ancestrale avait été dotée de pouvoirs latents de mutationqui pouvaient être activés par des changements de leur environnement. Dansson essai publié en Angleterre sous le titre On the Different Races of Man,il expliqua qu’il existait quatre variétés distinctes de l’espèce humaine, cha-cune possédant une disposition spécifique naturelle. Toutes ces variétés de« races » dérivaient d’un gêne souche idéal et original qui correspondait àla variété européenne avec ses cheveux blonds ou roux, sa peau blanche etses yeux bleus. Kant distinguait les « races » des variétés existant au seindes espèces animales, les premières maintenant leurs caractéristiques degénération en génération et donnant naissance à des hybrides lorsqu’elless’accouplaient avec d’autres « races » ayant dérivé de la lignée initiale, et lesautres conservant toujours leurs caractéristiques spécifiques et ne produisantpas d’hybrides. Par conséquent les Nègres et les Européens constituaientdes « races » distinctes, tandis que les hommes et femmes blonds ou brunsn’étaient que des variétés différentes de l’espèce humaine. Kant divisa l’hu-manité en quatre « races’ : le Blanc, le Nègre, le Mongolien ou Kalmuck etl’Indien. Là encore, les caractéristiques physiques furent pour lui les élémentsdéterminants pour établir les différences raciales. Le type Nègre était pourKant la réponse inévitable à un climat chaud, produisant une « race » aunez épaté, aux lèvres lippues, à l’odeur déplaisante, aux cheveux crépus et

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possédant un tempérament paresseux et velléitaire. Comme chez Buffon etLinné, les qualités esthétiques et morales d’une « race » apparaissaient liées àl’apparence physique. L’identification faite par Kant entre nations et « races »selon leurs différences de morale et de sensibilité esthétique est aussi présentedans son autre essai intitulé « Observations on the Feeling of the Beautifuland the Sublime », dans lequel il établissait une hiérarchie des « races » avecl’Allemand au sommet et l’Africain au bas de l’échelle. Faisant écho auxaffirmations de David Hume dans une note à propos de son essai On thePopulousness of Ancient Nations, Kant expliqua que les Africains n’avaientjamais produit « Quoi que ce soit de grand en Art ou en Science ». Répondantà un rapport sur l’intelligence et la finesse d’esprit d’un charpentier de « race »noire, il affirma de façon péremptoire que sa couleur de peau noire était àelle seule la preuve de sa stupidité6. On mesure ici combien la réflexion decertains des plus grands penseurs des Lumières fut influencée par des préju-gés racistes renforcés par l’apport du modèle pseudo-scientifique des thèsesnaturalistes sur la hiérarchie de l’espèce humaine.

D’autre part, sur le plan religieux, on sait que l’épisode biblique de la malé-diction de Cham par son père Noé et le mythe de la tribu maudite, associéeau peuple Noir, avaient déjà été abondamment utilisés comme justificationpour son asservissement par les défenseurs de l’institution coloniale. À la findu XVIIIe siècle, toutefois, cet argument commençait à se révéler insuffisantpour contrer les attaques des adversaires de l’esclavage. En 1788, le RévérendRaymund Harris, jésuite d’origine espagnol et auteur d’un pamphlet proesclavagiste retentissant, parvint pourtant à semer le doute chez les parti-sans les plus convaincus de l’abolition. Il utilisait en effet très habilement lestextes de l’Ancien et du Nouveau Testament afin de démontrer qu’il existait,d’un point de vue théologique, un doute réel sur l’appartenance des Noirs àla race humaine. Il semble clair que le contexte religieux très spécifique del’Angleterre à cette époque a été l’un des éléments fondamentaux qui ont faitbasculer l’opinion anglaise contre l’esclavage et permis finalement son abo-lition par l’Angleterre. Rappelons aussi que l’attitude ambiguë des autoritésreligieuses catholiques des autres nations européennes au début de la coloni-sation avait sans conteste favorisé l’émergence et le développement de cetteinstitution : il ne fait aucun doute que si elles s’étaient clairement opposéesà l’esclavage dès les débuts de la colonisation, la mise en place du systèmeservile dans les colonies du Nouveau Monde aurait été rendue très probléma-tique, voire impossible. Lorsque certaines églises indépendantes apparues enGrande-Bretagne se mirent à désapprouver fermement la traite négrière etla possession d’esclaves, à la fin du XVIIIe siècle, elles ouvrirent une brècheimportante dans la plaidoirie des antiabolitionnistes, ce qui allait permettreaux adversaires de l’esclavage de remporter des victoires décisives, jusqu’àl’abolition de 1833. Dans les Caraïbes, les missionnaires baptistes et ceux desautres sectes dissidentes avaient réussi à convertir graduellement les esclavesau christianisme, jusqu’à ce que la religion chrétienne devienne majoritaire

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dans les populations serviles. Au fur et à mesure que le christianisme gagnaiten influence parmi les esclaves, les propriétaires prirent conscience que le faitde partager la même religion que leurs esclaves affaiblissait considérablementleur position. Comment en effet continuer à soutenir que les Africains étaientdes « sauvages » et des inférieurs alors qu’ils se convertissaient sans problèmeà la religion chrétienne. De plus, le fait de détenir des esclaves se révélaitcontraire aux nouveaux principes de fraternité et de bienveillance en vigueurdans les nouvelles sectes religieuses, fondées sur une observation stricte duNouveau Testament. Quelques maîtres encourageaient toutefois leurs escla-ves à se convertir à la religion baptiste, jugeant qu’ils se révéleraient ensuiteplus dociles. Jusqu’à l’émancipation finale, la religion chrétienne noire devintmajoritaire dans les colonies anglaises et la plupart des vielles croyances ettraditions africaines y furent intégrées ou au contraire furent abandonnéespar les esclaves. Aux Antilles, les églises et les chapelles concentraient le plussouvent les manifestations et les célébrations pour l’émancipation des escla-ves7. Cette évangélisation progressive des esclaves a bouleversé le contenudu discours antiabolitionniste anglais : il devenait en effet de plus en plusdifficile pour les partisans du maintien de l’institution de s’appuyer sur lesanciens arguments qui se fondaient sur l’ignorance religieuse des Africainspour défendre leur position. De plus, les missionnaires britanniques quiavaient converti de plus en plus d’esclaves à la religion chrétienne faisaientconnaître la réalité de leur vie quotidienne et des persécutions exercées parles planteurs envers leurs congrégations, lorsqu’ils rentraient en métropole,provoquant le doute et la confusion dans l’opinion publique : quel était ce sys-tème qui persécutait les chrétiens noirs, leurs guides spirituels et leurs lieuxde culte ? La forte implication d’hommes politiques de premier plan tel queWilberforce ou Clarkson dans les mouvements religieux réformistes anglaisen faveur de l’abolition a aussi largement contribué à l’évolution du discoursdes partisans de l’esclavage, qui ont été obligés de revoir complètement leurdéfense sur le plan religieux pour pouvoir répondre efficacement aux attaquesde leurs adversaires. Au début du XIXe siècle, le discours pro-esclavagisteanglais allait donc commencer à se distinguer nettement des autres discourspro-esclavagistes contemporains, sur le plan des modèles religieux utilisésdans son argumentation.

Malgré des distinctions significatives dans le contenu de leur argumen-tation pour défendre l’esclavage, tous les auteurs antiabolitionnistes avaientcependant en commun d’être profondément convaincus de l’infériorité mani-feste des Noirs africains dans la hiérarchie des espèces. Ce postulat de l’infé-riorité de la race noire était très tôt venu s’ajouter aux références historiques del’Antiquité pour crédibiliser l’argumentation des partisans de l’esclavage auxyeux de l’opinion publique anglaise. Si les antiabolitionnistes anglais tentaientpar tous les moyens d’affirmer le principe de la non humanité des Noirs, c’estparce que cette notion constituait la clé de voûte de leur défense du système.La non appartenance des Africains à l’espèce humaine aux yeux du public

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britannique permettait aux adversaires de l’abolition de jouer sur le statutde « bien meuble » associé aux esclaves pour axer leur argumentation sur laprotection du droit à la propriété, dans son interprétation la plus restrictive.Deux affaires permettent d’illustrer l’importance vitale de cette notion de pré-dominance du droit de propriété dans la société anglaise de la fin du XVIIIe

siècle, au moment où prenaient naissance des concepts économiques néocapitalistes en même temps que les systèmes esclavagistes se développaientdans les colonies américaines des grandes nations colonisatrices européen-nes : l’affaire Somersett, en 1771, et le cas du navire Zong, en 1781. Avant l’af-faire Somersett, la relative autonomie législative des colonies anglaises avaitpermis aux colons de protéger efficacement ce statut de « bien meuble » asso-cié aux esclaves, qui ne permettait pas à ceux-ci de pouvoir se défendre enjustice contre les abus de leurs maîtres. Le Lord juge Mansfield eut à statuersur le cas de l’esclave Somersett : amené en Angleterre par son maître, il refu-sait d’être réembarqué sur un navire en partance pour la Jamaïque. Soutenupar l’abolitionniste Granville Sharp, Somersett intenta une action auprès de lacour de justice de Londres pour faire reconnaître sa qualité d’être humain etobtenir de demeurer sur le sol anglais. Toutefois, même si Mansfield fit droit àsa demande, il évita soigneusement dans son arrêt une quelconque affirmationjuridique de l’humanité de Somersett, se contentant d’affirmer qu’il ne pou-vait y avoir d’esclaves sur le sol anglais. Il protégeait ainsi soigneusement ledroit des propriétaires d’esclaves, tout en accordant malgré tout une victoirejuridique importante aux partisans de l’abolition. À partir de ce jugement, ilexista un statut juridique différent pour les esclaves, selon qu’ils se trouvaienten Grande-Bretagne où dans une colonie anglaise esclavagiste. L’affaire dunavire Zong montra, quant à elle, comment les esclavagistes étaient prêts àutiliser le droit de propriété jusqu’à ses ultimes limites : les armateurs dunavire n’hésitèrent pas en effet à attaquer leurs assureurs en justice afin d’exi-ger le remboursement d’une cargaison de 157 esclaves que le capitaine avaitvolontairement fait jeter à la mer, sous prétexte que le navire allait manquerd’eau potable. L’affaire fut donc simplement jugée selon le code des assuran-ces, mais permit aux abolitionnistes de faire prendre conscience au publicanglais des réalités que recouvrait l’esclavage8.

L’étude des textes qui constituent le discours pro-esclavagiste anglaispermet de constater que les antiabolitionnistes ont en réalité utilisé plusieursmodèles de référence pour faire évoluer leur argumentation tout au long dudébat sur l’Abolition : ils ont combiné le modèle juridique romain et la notionaristotélicienne d’esclaves-nés pour justifier la servitude des Africains, et lesont adaptés au concept de l’esclavage colonial. Ils se sont également servisde références prétendument scientifiques parfois associées à des exemplesreligieux tirés de la Bible pour façonner durablement des stéréotypes racistesdestinés à créer et à maintenir de façon durable auprès de l’opinion populairebritannique une perception très négative des Noirs. La façon dont les antia-bolitionnistes ont été obligés d’étoffer considérablement leur argumentation

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dans le domaine religieux montre bien l’importance cruciale des transforma-tions de la pensée religieuse anglo-saxonne et l’influence grandissante desnouveaux courants religieux réformistes dans le débat sur l’abolition à la findu XVIIIe siècle. Cet aspect du discours pro-esclavagiste est sans contestel’un des éléments clés qui expliquent la richesse et la grande variété de l’ar-gumentation antiabolitionniste anglaise si on la compare aux autres discoursesclavagistes de l’époque, et en particulier au discours antiabolitionniste fran-çais qui, du père Labat au planteur Dessales présente un certain immobilismedans sa justification de l’esclavage. Le planteur Moreau de St-Méry demeuretoutefois une exception notable : ses positions sur l’esclavage, tant sur le plandes conséquences politiques de l’abolition que sur celui de l’infériorité racialedes Noirs et des populations mulâtres se rapprochaient en effet notablementde celles de l’anglais Bryan Edwards. On constate aussi que les premièresthéories naturalistes sur la gradation et l’origine des espèces ont largementcontribué au renforcement du discours antiabolitionniste anglais en lui per-mettant de fonder son argumentation sur des modèles pseudo-scientifiques,lorsque les références historiques et religieuses se sont révélées insuffisantes.De plus, l’analyse des modèles qui ont inspiré les arguments du discours anti-abolitionniste, et l’obstination des esclavagistes à ramener toujours le débatsur le terrain de la défense du droit à la propriété permet de mieux compren-dre comment l’attitude intransigeante des propriétaires, associée à l’émer-gence des concepts néo-capitalistes de profit économique, a pu contribuer àla formation des nouveaux courants réformateurs philosophiques, religieuxet politiques qui sont apparus en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, commele suggère l’historien anglais Paul Langford. Enfin, les références à l’exemplede l’accession à l’indépendance des colonies américaines présentes dans lediscours de certains auteurs antiabolitionnistes anglais permettent de mesurerl’importance des implications politiques du débat sur le maintien de l’institu-tion servile coloniale, en particulier sur le plan de l’autonomie législative descolonies antillaises britanniques vis-à-vis de la métropole. L’utilisation dumodèle politique américain semble donc être également un élément constitu-tif de la spécificité du discours antiabolitionniste anglais. En dépit des effortsdésespérés des antiabolitionnistes pour tenter de prouver leur affirmation del’infériorité manifeste des Noirs africains en combinant les modèles antiqueset le modèle pseudo-scientifique des théories raciales pré-darwiniennespour justifier l’esclavage colonial, il semble donc que c’est en définitive lemodèle religieux d’humanisme et de tolérance prôné par les nouvelles sectesréformistes anglo-saxonnes qui a fini par triompher de l’argumentation pro-esclavagiste britannique et a conduit l’Angleterre à abolir tout d’abord la traitenégrière, pour ensuite promulguer l’émancipation finale des esclaves bienavant la France et la plupart des autres nations colonisatrices européennes.

Eric MOLINA,Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

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Notes

1. David Hume, «Of the Populousness of Ancient Nations»: «as far, therefore, asobservation reaches, there is no universal difference discernible in the humanspecies; and though it were allowed, that the universe, like an animal body, had anatural progress from infancy to old age; yet as it must still be uncertain, whether,at present, it be advancing to its point of perfection, or declining from it, we cannotthence presuppose any decay in human nature».2. Ibid., «To prove, therefore, or account for that superior populousness of antiquity,which is commonly supposed, by the imaginary youth or vigour of the world, willscarcely be admitted by any just reasoner».3. Ibid., «… so where any government becomes very oppressive to all its subjects, itmust have a proportional effect on their temper and genius, and must banish all libe-ral arts from among them…»; Ibid., «As to physical causes, I am inclined to doubtaltogether of their operation in this particular; nor do I think that men owe anythingof their temper or genius to the air, food or climate».4. Ibid., Note de bas de page placée à la fin du texte original :«I am apt to suspect the Negroes and in general all other species of men (for thereare four or five different kinds) to be naturally inferior to the whites. There neverwas a civilised nation of any other complexion than white, nor even any individualeminent either in action or speculation [...] Not to mention our colonies, there arenegroe slaves dispersed all over Europe, of whom none ever discovered any symp-toms of ingenuity; though low people without education will start up amongst usand distinguish themselves in every profession. In Jamaica, indeed, they talk of onenegroe as a man of parts and learning; but it is likely he is admired for slenderaccomplishment, like a parrot who speaks a few words plainly».5. Emmanuel Kant, Beobachtungen uber das gehfül des schönen und erhabenen, 1èreédition 1764. (reprint Observations on the Feeling of the Beautiful and the Sublime,Trans. J.T. Goldthwait, Berkeley, University of California Press, 1960, « Les Nègresd’Afrique n’ont aucun sentiment qui s’élève au dessus de l’insignifiant ».6. Ibid., «This fellow was quite black from head to foot, a clear proof that what hesaid was stupid».7. Portcities Liverpool, Working Conditions and Life for the Slaves: Slaves-religion,Sept. 2004, p. 1-3.8. À propos du navire Zong de 1783, Mansfield n’avait aucun doute sur la légitimitéde la demande de remboursement de la cargaison d’esclaves (action en restitution)faite par les propriétaires, si l’on s’en tenait aux lois régissant le code des assurancesmaritimes : « the case of the slaves was the same as if horses had been thrown over-board », in Brion Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, p. 501.

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Bibliographie

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CONTEXTE PHILOSOPHIQUE

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OUVRAGES SPÉCIALISÉS

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SYSTÈME DES NATIONS UNIES ET MODÈLES DEDÉVELOPPEMENT DANS LA CARAÏBE

Le Système des Nations Unies est constitué d’un ensemble d’organisationsinternationales et d’organismes de coopération multilatérale comprenant aucentre l’ONU et, en lien avec elle, une série d’institutions spécialisées etd’organismes. Les organisations membres du système s’inscrivent dans ladynamique de coopération multilatérale qui a présidé à la reconstruction desrelations internationales après la Seconde Guerre mondiale.

Ce Système cherche-t-il à promouvoir des modèles de développementpolitique, économique, social et culturel susceptibles d’influencer de façondéterminante la trajectoire des pays de la Caraïbe ?

Pour répondre à cette question il convient de préciser tout d’abord la notionde modèle de développement.

Pour les uns il s’agit d’un système « de représentation de la réalité, repré-sentation toujours simplifiée et imparfaite, permettant, par le schéma oul’analyse mathématique, de mettre en relation des variables explicatives et desvariables à expliquer » (Encyclopédie de la gestion et du management, 827),pour d’autres le terme modèle fait référence « en méthodologie, à une repré-sentation construite, plus ou moins abstraite, d’une réalité sociale » et « dansles pratiques sociales, à une réalité ou image exemplaire que l’on s’efforce dereproduire » (Dictionnaire de sociologie, 348-349).

Par modèles de développement nous entendons ici, de façon très large, lesconceptions et les pratiques qui, parce qu’ils sont parvenus à faire autorité,servent de référence et guident l’action des acteurs politiques, économiques etsociaux. Les modèles s’avèrent constructifs lorsqu’ils demeurent ouverts, ilsdeviennent dangereux quand ils sont totalisants, c’est-à-dire lorsqu’ils préten-dent donner une explication totale et définitive.

Il ne fait pas de doute que le Système des Nations Unies promeuve desmodèles de développement politique, économique, social, et culturel. Cesmodèles sont promus à travers des textes de portée normative variable (décla-

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rations, résolutions, traités), en favorisant l’émergence de coutumes interna-tionales (usages généralisés considérés comme étant le droit) et en initiantune diversité de pratiques (activités opérationnelles). Ces modèles exercentune influence incontestable sur la trajectoire des Caraïbes. C’est ce que noustenterons de mettre en relief dans cette communication. Ce faisant, nous indi-querons quelques questions soulevées quant à la conception théorique et àl’application de ces modèles.

Nous distinguerons, pour la commodité de l’exposé, modèle politique d’uncôté et modèle économique, social et culturel de l’autre.

Le premier temps du propos sera de montrer que le système des NationsUnies cherche à promouvoir un modèle de développement politique quisemble cohérent et que ce modèle est non seulement diversement mis enœuvre mais aussi parfois mis à mal dans la Caraïbe.

Dans un second temps, sera avancée l’idée que les Nations Unies offrentun modèle de développement économique, social et culturel, en partie hété-rogène et, semble-t-il, difficile à mettre en œuvre dans la Caraïbe, vu le con-texte de la mondialisation ultralibérale.

UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT POLITIQUE COHÉRENT, DIVERSEMENT MIS EN

ŒUVRE DANS LA CARAÏBE

On peut déduire des textes adoptés par les Nations Unies un modèlepolitique cohérent dans la mesure où il s’articule autour d’un principe uni-ficateur, celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce modèle estsuffisamment souple pour revêtir des modalités diverses de réalisation dans laCaraïbe. En revanche, la pratique y révèle d’importantes entorses.

Le principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmesoriente non seulement la solution de la question du statut international desterritoires qui, comme les Caraïbes, ont connu la domination coloniale, maisaussi la question des régimes politiques internes de ces territoires.

1° Droits des peuples coloniaux à disposer d’eux-mêmes et statut interna-tional

Les textes essentiels sont les résolutions 1514 (XV) du 14 décembre 1960intitulée Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples colo-niaux, la résolution 1541 (XV) du 15 décembre 1960 qui énonce les principesqui doivent guider les États membres pour déterminer si l’obligation de com-muniquer des renseignements prévue à l’alinéa e de l’article 73 de la charte,leur est applicable ou non, et la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970portant Déclaration relative aux principes du droit international touchant lesrelations amicales et la coopération entre États, conformément à la Charte desNations Unies.

Il convient de retenir de ces textes :

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1 - Les populations des territoires classés parmi les territoires nonautonomes ou sous tutelle sont des peuples coloniaux.

2 - Les peuples coloniaux ont le droit de choisir librement leur statutinternational.

3 - Ce droit de libre disposition peut prendre trois formes : l’indépen-dance, l’association à un État existant ou l’intégration à un Étatexistant.

4 - L’exiguïté ne saurait servir de prétexte pour retarder ou empêcher lechoix de l’indépendance.

5 - Le choix s’exprime de préférence par une consultation directe de lapopulation mais il peut se faire par l’intermédiaire des représentantslégitimes du peuple concerné.

6 - Ces choix sont réversibles.7 - L’association ou l’intégration doivent s’accompagner d’une capacitéeffective d’auto-administration.

8 - Une fois les peuples coloniaux constitués en États indépendants,leur souveraineté doit être respectée et toute ingérence dans leursaffaires intérieures, notamment sous forme d’intervention armée,est prohibée.

2° Les principes fondamentaux relatifs aux régimes politiques internes

Comme l’indique l’article 1 de la résolution 3281 (XXIX) du 12 décembre1974 (Charte des droits et devoirs économiques des États, texte dans DupuyPierre-Marie, Les grands textes de droit international public, 532-544), l’unedes implications du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes estque chaque État a le droit souverain et inaliénable de choisir librement sonsystème politique conformément à la volonté de son peuple.

La variété possible des systèmes politiques a néanmoins pour limite le res-pect de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La Déclaration universelle des droits de l’homme affirme dans son article21 :

La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirspublics, cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes quidoivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et auvote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la libertéde vote.

Plus récemment au début du second millénaire, la résolution 55/2 del’Assemblée générale des Nations Unies, intitulée Déclaration du Millénaireproclame :

Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratieet renforcer l’état de droit, ainsi que le respect de tous les droits de

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l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international,y compris le droit au développement (A/Res/55/2, Déclaration dumillénaire, paragraphe V, droits de l’homme, démocratie et bonnegouvernance, www.un.org/french/millenaire/ares552f.htm).

Qu’en est-il de la mise en œuvre de ce modèle dans la Caraïbe ?

UN MODÈLE DIVERSEMENT MIS EN ŒUVRE ET PARFOIS MIS À MAL DANS LA CARAÏBE

La pluralité des régimes politiques est l’une des caractéristiques de laCaraïbe. Ces régimes ne sont pas toujours conformes aux exigences de ladémocratie et du respect des droits de l’homme.

1° Un modèle diversement mis en œuvre

S’agissant du statut international :

Les territoires les plus nombreux ont fait le choix de l’indépendance (choixéchelonné du début du XIXe siècle à la fin du XXe).

Certains comme Porto-Rico ont fait celui de l’association en 1952.

D’autres, comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique ont fait lechoix de l’intégration en 1946.

Dans la grande majorité des cas, le choix s’est effectué par l’intermédiairedes représentants des peuples des Caraïbes. Il n’y a guère qu’à Porto-Ricoque plusieurs consultations populaires d’autodétermination ont été organisées(1967, 1993, 1998) confirmant chaque fois le choix de l’État libre associé.

S’agissant du régime politique :

La région offre un éventail très large de régimes politiques : régimesparlementaires de type Westminster (la plupart des anciennes colonies bri-tanniques à l’exception du Guyana), régimes présidentiels de type étatsunien(République Dominicaine), régime mixte (constitution d’Haïti de 1987, semi-parlementaire, semi-présidentielle), régime marxiste-fidéliste-léniniste deCuba.

La diversité est donc légitime. En revanche, sont contraires au modèle lesatteintes aux principes fondamentaux sur lesquels ce modèle est bâti.

2° Un modèle parfois mis à mal

Le modèle est mis à mal lorsque l’identité politique en tant que peuple n’estpas officiellement consacrée, c’est le cas des peuples de la Guadeloupe, de laGuyane et de la Martinique. Alors que les populations de la quasi-totalité desterritoires de la Caraïbe sont reconnues comme des peuples, du fait de leur

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histoire, on peut regretter que dans la Constitution de la République françaiseles populations de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, dont lepassé colonial atteste qu’il s’agit de peuples coloniaux, ne le soient pas, ouplus (depuis la révision de 2003). Ceci ne préjuge en rien du choix qu’ellespeuvent être amenées à faire puisqu’il y a trois possibilités d’autodétermi-nation reconnues, comme on l’a vu plus haut, dont celle de l’intégration. Lechoix de l’intégration ne peut en aucun cas être considéré comme l’expressionde la volonté de disparaître en tant que peuple. Comme le dit Aimé Césaire :

Étant nation, la Martinique a le droit de disposer librement d’elle-même… quant à l’usage que la Martinique fera de ce droit, cela nedépend ni de vous ni de moi, cela dépend de la volonté collective desMartiniquais librement exprimée. À vrai dire à ce droit je ne voisqu’une limite : il y a une chose que la Martinique n’a pas le droitde faire : c’est de renoncer à elle-même. Tout contrat par lequel laMartinique déciderait de cesser d’être la Martinique, par lequel laMartinique renoncerait à sa personnalité serait un contrat nul et nonavenu, un contrat qui juridiquement ne serait pas plus valable qu’uncontrat par lequel un homme renoncerait à la propriété de sa personnepour devenir l’esclave d’un autre (Aimé Césaire, Allocution pour ledixième anniversaire de la fondation du PPM, Fort de France, le 22mars 1968).

Le paradoxe de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 est qu’aumoment où l’article 72-3 réduit les peuples d’Outre-mer au rang de populations,ces populations se voient dotées d’un embryon de libre détermination puisquecertains changements de statuts sont subordonnés au consentement des élec-teurs concernés. Le Parlement lui-même ne pourrait pas constitutionnellementpasser outre le refus de changement exprimé par les électeurs consultés. Parailleurs, alors que la conception française du peuple se veut non ethnique, lepeuple se définissant par la capacité du corps électoral formé par les citoyens àexprimer une volonté politique autonome, la notion de populations d’Outre-merrisque fort d’ethniciser la problématique. Le concept de population a un contenudémographique et ethnosociologique.

Le modèle est mis à mal lorsque la démocratie sous son aspect aussi bienprocédural (organisation d’élection libres et sincères) que substantiel (respectdes libertés fondamentales) est bafouée. Les États de la Caraïbe ont connu,ou connaissent, divers régimes autoritaires reposant sur la violence armée,des processus électoraux encadrés, dirigés, peu honnêtes et faussés, et desviolations répétées des droits fondamentaux. On citera à titre d’exemples lespériodes de pouvoirs autoritaires et corrompus, qui ont atteint des degrésparoxystiques, des Batista, Trujillo, Duvalier, Balaguer, Gairy. On noterale bilan contrasté de Cuba sous Fidel Castro où, si les droits économiques,sociaux et culturels ont connu de réels progrès, la démocratie représentativeest mise à mal en raison du contrôle du processus électoral par le parti uniqueet du pouvoir personnel ininterrompu du « leader maximo ». On notera égale-

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ment la succession fréquente de périodes d’espoirs et de tragédies du peuplehaïtien.

Le principe de la souveraineté des États, principe fondamental du droitinternational s’il en est, dont les corollaires essentiels sont la non ingérencedans les affaires intérieures des États et la non intervention, est mis à mal parles multiples interventions étatsuniennes (notamment en Haïti, en RépubliqueDominicaine et à Grenade) et le contrôle plus ou moins direct de cette grandepuissance sur la plupart des États ou territoires de la région.

En dépit de ces entorses, les Caraïbes restent globalement dans la ligne dumodèle d’organisation politique onusien, dont la cohérence découle du prin-cipe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Du point de vue économique, social et culturel, il est également possiblede discerner dans les textes et les pratiques onusiennes un modèle de réfé-rence. Ce modèle se révèle cependant, à certains égards, hétérogène, ce quine facilite pas la mise en œuvre de stratégies de développement cohérentes dela part des Caraïbes.

UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET CULTUREL, PARTIELLE-MENT HÉTÉROGÈNE

L’une des actions les plus remarquables du Système des Nations Unies estd’avoir contribué à formuler un modèle de développement centré sur l’hommeet le respect de l’environnement : développement humain et durable. Cemodèle, éminemment humaniste et conscient des conditions de survie de laplanète, prévaut notamment dans le discours des institutions non financièresdu Système, à l’exception de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).Les institutions monétaires et financières (FMI et Banque Mondiale) etl’OMC restent, en dépit d’une évolution récente de leurs priorités, en décalagepar rapport aux institutions non financières, dans la mesure où les impératifsde rentabilité et de bénéfices commerciaux l’emportent largement sur lesfinalités humaines ou de développement durable. Ainsi se manifeste un degréévident d’hétérogénéité du Système. Il se trouve pourtant que les institutionsnon financières sont dotées de moyens de transformation des situations con-crètes beaucoup moins importants que les autres. Il en résulte que les États etterritoires de la Caraïbe qui optent pour le modèle onusien du développementhumain et durable ne disposent pas d’un soutien à la hauteur de leurs besoinset de leurs espérances.

Quand on prend connaissance des documents d’orientation relatifs àl’action des diverses institutions du Système des Nations Unies, on observetout d’abord qu’il existe un socle commun de préconisations. Dans ce soclecommun de préconisations, on trouve deux objectifs essentiels à atteindre : ledéveloppement durable et la lutte contre la pauvreté.

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On peut considérer que toutes les institutions du Système se sont ralliéesà ces deux objectifs majeurs. Par développement durable il s’agit de conciliercroissance économique, équité sociale et respect de l’environnement. Quantà la lutte contre la pauvreté, elle vise à faire jouer la solidarité internationalevis-à-vis des populations les plus déshéritées de la planète, celles qui viventnotamment en dessous d’un seuil critique deshumanisant (seuil de pauvretéde moins de un dollar par jour).

Au-delà de ce socle commun, on constate qu’il y a des perspectives diffé-rentes selon qu’il s’agit d’institutions au sein desquelles les pays du Sud dispo-sent d’une majorité, comme c’est le cas au sein des institutions non financières(dont l’apport se fait essentiellement sous forme d’assistance technique, c’est-à-dire la prise en charge gratuite d’experts pour la réalisation de projets) àl’exception notable de l’OMC dont l’objectif est de parvenir à la libéralisationdes échanges internationaux ou qu’il s’agit d’institutions dominées par lesgrandes puissances économiques telles que la Banque Mondiale et le FondsMonétaire International (FMI).

Des institutions telles que le Programme des Nations Unies pour le déve-loppement (PNUD) mettent en avant la finalité humaine du développement àtravers le concept de développement humain (mesuré par l’indice de dévelop-pement humain, IDH), ce qui conduit à prendre en compte comme critères deperformance non seulement le PNB mais aussi l’espérance de vie, le taux descolarité, d’alphabétisation, voire de participation des femmes à la vie de lacité (voir les rapports mondiaux sur le développement humain publiés chaqueannée par le PNUD, www.undp.org/french).

L’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la scienceet la culture) met, pour sa part, l’accent sur le nécessaire respect de la diversitéculturelle (www.portalunesco.org/fr/).

L’OIT (Organisation Internationale du Travail) suscite la conclusionde conventions internationales du travail afin de donner un contenu socialprécis à l’idée d’un développement centré sur l’homme (www.ilo.org/ilolex/french/).

Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) s’ef-force pour sa part de faciliter la mise en œuvre des objectifs arrêtés à Rio(1992) puis à Johannesburg (2002) en matière de développement durable(www.unep.org/french/).

En revanche, en dépit d’un certain nombre d’infléchissements, le FMI et laBanque Mondiale continuent à favoriser des programmes d’ajustement fondéssur la réduction des déficits budgétaires, la privatisation, la production pourl’exportation destinée à engranger des recettes à très court terme sans queles problèmes liés à l’endettement chronique trouvent de solutions en profon-deur.

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L’OMC, pour sa part, appuie un processus de libéralisation des échangesqui conduit actuellement notamment au démantèlement des préférences nonréciproques (telles qu’elles existent par exemple dans le cadre des accordsentre la Communauté européenne et les États d’Afrique, de la Caraïbe etdu Pacifique, couramment désignés États ACP), sauf pour les PMA (PaysMoins Avancés, autrement dit les plus pauvres de la planète), et à la mise enconcurrence d’acteurs économiques intrinsèquement inégaux, sans vérita-blement institutionnaliser un traitement spécial et différencié, favorable auxpetits États et territoires insulaires en développement (voir le Programme deDoha pour le développement qui prévoit en principe l’élaboration de ce typede traitement, www.wto.org/french).

Compte tenu de cette hétérogénéité il n’y a pas une convergence totale dessoutiens émanant du Système des Nations Unies, ce qui ne facilite pas la miseen cohérence des actions par les États de la Caraïbe confrontés hic et nunc augrand défi de la mondialisation.

DIFFICULTÉS ET PERSPECTIVES POUR LES CARAÏBES DANS LE CONTEXTE DE LA

MONDIALISATION

La quasi-totalité des Caraïbes s’est ralliée à la stratégie du développe-ment durable. Ceci d’autant plus qu’un programme spécifique relatif auxpetits États insulaires en développement a été formulé à la Barbade en1994 (Conférence mondiale sur le développement durable des petits Étatsinsulaires en développement, Bridgetown, Barbade 26 avril-6 mai 1994,www.un.org/french/events/sidsprog.htm.) et mis à jour en janvier 2005 à l’îleMaurice (Déclaration de Maurice, A/CONF.207/L.6 Nations Unies, 13 jan-vier 2005.). On peut noter avec satisfaction que la Déclaration du millénairesoutient l’idée d’une prise en compte des problèmes spécifiques des petitsÉtats insulaires en développement. Il y est dit, en effet :

Nous décidons également de répondre aux besoins particuliers despetits États insulaires en développement en appliquant, rapidement etintégralement, le Programme d’action de la Barbade et les conclusionsde la vingt-deuxième session extraordinaire de l’Assemblée générale.Nous demandons instamment à la communauté internationale deveiller à ce que, dans la mise au point d’un indice de vulnérabilité, lesbesoins particuliers des petits États insulaires en développement soientpris en compte.

La lutte contre la pauvreté constitue également une priorité pour les paysde la Caraïbe. On observe toutefois que la situation s’avère très contrastéed’un pays de la Caraïbe à l’autre. En effet, 70 % de la population d’Haïti vit endessous du seuil de pauvreté alors que c’est le cas pour seulement 8 % de cellede Barbade (document CEPALC).

La nécessité de satisfaire aux exigences du groupe de Washington afinde bénéficier de ses facilités monétaires ou de ses aides financières conduit

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les États concernés à sacrifier certains objectifs de développement humainet durable, par exemple le niveau de protection sociale, notamment dans leszones franches.

Quant à la libéralisation commerciale, il apparaît qu’elle profite de façontrès inégale aux États selon leur capacité à diversifier leurs exportations etleurs destinations commerciales ainsi qu’à assurer le transport de leurs mar-chandises. Par ailleurs, la disparition des préférences non réciproques et ladisparition programmée des marchés privilégiés va entraîner des difficultésqu’aucune aide financière n’est susceptible de compenser – aides financièresqui ont plutôt tendance à diminuer malgré les recommandations insistantesdes Nations Unies à les augmenter.

Au total, il s’avère que le Système des Nations Unies offre aux Caraïbesl’opportunité de mettre en œuvre, de façon créative, à leur propre niveau, unmodèle de développement politique fondé sur la libre détermination et unmodèle de développement économique, social et culturel fondé sur la dura-bilité, la primauté donnée aux finalités humaines, la solidarité régionale etplanétaire. L’efficacité de ce modèle est, toutefois, réduite en raison, d’unepart, de l’insuffisance des moyens dont dispose le Système et de son hétéro-généité et, d’autre part, des contradictions internes des États de la Caraïbe,en particulier le déficit chronique de gouvernance démocratique de certainsd’entre eux.

Emmanuel JOSUniversité des Antilles et de la Guyane

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DU CONSENSUS À LA CONFUSIONDEWASHINGTON. LES RÉSISTANCESHISPANO-CARIBÉENNES AU MODUSOPERANDI DE L’HYPERPUISSANCE1

« Capables de vaincre une armée mais incapables de gagner les cœurs despopulations, les États-Unis sont craints mais ne sont pas aimés. Leur pouvoirest matériel, leur influence sur les valeurs est plus négative que positive, tantles réactions de rejet qu’ils agrègent l’emportent sur les adhésions qu’ilssuscitent ». Cette assertion de Jean-Jacques Roche2 sur le désaveu, quasi pla-nétaire, de l’hyperpuissance3 est clairement transposable au type de liaisons(dangereuses ?) qu’elle entretient, depuis le début des années 1990, aveccertains de ses voisins caribéens immédiats. L’environnement internationalpost-guerre froide et le nouveau contexte géopolitique post-11 septembre l’ontconduit à repenser son modus operandi laissant craindre un glissement versun modèle hégémonique unilatéraliste. Pareille orientation stratégique n’apas manqué de soulever dans plusieurs États du Bassin – surtout dans ceuxd’expression espagnole – une vague générale de contestations qui, comme unpeu partout dans le reste dumonde, prend de plus en plus aujourd’hui des allu-res de résistances. L’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA)promue par le Venezuela, Cuba, le Nicaragua et, plus au Sud, la Bolivie cons-titue probablement la forme la plus spectaculaire de ce rejet. Pour permettrede mieux appréhender l’onde de choc du nouveau modèle de domination desÉtats-Unis d’Amérique dans la Caraïbe, la présente étude portera un premieréclairage sur les principaux ressorts de leur puissance (I). Elle s’intéresseraensuite aux formes d’expression de leur hégémonie dans la région (II), puis audéferlement d’initiatives réactives et proactives qu’elle suscite dans les Étatshispanophones qui la perçoivent comme néocoloniale, arrogante et délétèreà l’endroit de la gouvernance et du développement économique régionaux(III).

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LES NOUVEAUX RESSORTS DE LA PUISSANCE ÉTATSUNIENNE

La fin du XIXe siècle et le début du XXe ont été marqués, au plan inter-national, par l’essor de l’influence géopolitique des États-Unis d’Amérique.Mais c’est incontestablement le déclin de l’ordre bipolaire et le collapse ducamp soviétique qui ont véritablement consacré ce pays, dans les années1990, comme unique superpuissance mondiale, contre laquelle nul « ne peutprétendre rivaliser […] dans les quatre domaines clés – militaire, économi-que4, technologique et culturel – qui font une puissance globale » (Brzezinski,1997). Outre la disparition de tout adversaire idéologique, c’est principale-ment la combinaison de ces quatre niveaux de compétences qui lui permetd’imposer ses normes (Consensus de Washington) et de régner sur l’économieinternationale. Le triomphe de la mondialisation néolibérale semble d’ailleursavoir confirmé durablement son irrésistible ascension. Malgré le coût somp-tuaire de l’intervention militaire en Irak et de la flambée des prix de l’énergie,la croissance de l’hyperpuissance reste vigoureuse. Selon le Département ducommerce, le produit intérieur brut (PIB) a progressé de 4,3 % en rythmeannuel au cours du troisième trimestre 2005 et depuis dix trimestres consécu-tifs, la croissance est supérieure à 3 % (Leser, 2006, 69).

La suprématie et la résilience états-uniennes sont certes incontestables.Elles comportent néanmoins plusieurs limites pouvant remettre en cause lescertitudes de superpuissance. À l’instar de l’Europe et de l’Amérique latine,l’État nord-américain souffre d’une sévère crise de légitimité et d’efficacité.Dans Djihad versus Mac World, Benjamin Barber a mis l’accent sur les dan-gers potentiels des récentes mutations politico-économiques pour son pays :creusement des inégalités, montée de la violence urbaine, affirmation com-munautariste, marginalisation, exclusion, dégradations environnementalessont autant de maux qui minent de l’intérieur sa puissance. Au niveaumacroé-conomique, le pays enregistre un déficit budgétaire – de près de 272milliardsd’euros – et un déficit commercial abyssal de quelque 600 milliards d’euros(Leser, 2006, 70). La dette externe croît constamment. Entre 1982 et 2000,elle a été multipliée par huit, passant de 250 milliards de dollars à plus de2000, soit 22,6 % du PIB et pourrait bien atteindre 50 % en 2010, voire 100 %en 2020 (Achcar, 2003, 100). C’est en particulier le coût exponentiel de la con-sommation des ménages et des dépenses militaires qui rend le pays de plusen plus dépendant des ressources matérielles et financières étrangères. Aprèsl’effondrement du World Trade Center en 2001, le gouvernement a décidéd’augmenter le budget de la défense de 48 milliards de dollars, le portant ainsià 379 milliards, soit environ 3,5 % du PIB. Ces dépenses dépassent le mon-tant cumulé des autres membres de l’OTAN et représentent cinq ou six foiscelui de la Russie ou de la Chine (De Senarclens, 2002, 157). La lutte contreles illégalismes (narcotrafic, blanchiment d’argent, immigration clandestine,terrorisme) constitue, depuis 2001, l’une des clefs de voûte de cette onéreusepolitique de sécurité et de défense. La facture énergétique exacerbe encoredavantage la vulnérabilité et la dépendance externe du pays. Autosuffisant au

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commencement du XXe siècle, il est aujourd’hui le premier consommateurmondial de combustibles. Avec trois cents millions d’habitants, soit à peine4,6 % de la population mondiale, il consomme près d’un quart des ressourcesplanétaires, et plus de 25 % de la production pétrolière mondiale. Son taux dedépendance à cette source d’énergie a crû régulièrement au cours des troisdernières décennies, passant de 35 % en 1973 à 54,3 % en 2001. Selon lesprévisions hautes de l’U.S. Department of Energy (DOE), il pourrait atteindre67 % en 2020 (Achcar, 2003, 98).

Dans un contexte international particulièrement instable – du fait notam-ment du fort activisme terroriste islamiste – mais aussi concurrentiel par suitede la consolidation de la Zone Euro et de l’élan de nouveaux espaces de puis-sance en Asie et en Amérique latine, il est fort vraisemblable que le « géantaux pieds d’argile » cherche avant tout à conjurer les risques de supplantationqu’il perçoit. Cette crainte sans précédent dans toute l’histoire du pays pro-cède en grande partie de la vulnérabilité clairement révélée par les attentatsdu 11 septembre et plus récemment par les ravages des cyclones qui se sontviolemment abattus sur la Floride et la Louisiane en 2005. Sa difficulté à pré-venir de telles catastrophes contribue à modifier, tant à l’intérieur qu’à l’exté-rieur, l’image traditionnelle de puissance invincible et l’exhorte à interrogersa propre capacité d’expansion comme facteur de (dés)équilibre du systèmeinternational et, plus encore, comme cause d’une possible autodestructionanalogue à celle de l’Empire romain. Aussi, est-ce probablement pour exor-ciser pareille éventualité et pour conserver les attributs de sa puissance quel’Administration Bush a établi, au lendemain des attaques terroristes de 2001,une nouvelle stratégie de sécurité qui affiche une vision manichéenne etmes-sianique du monde organisée autour de trois éléments principaux. Le premieraspect, présenté dans un document publié par la Maison Blanche en 2002 (TheNational Security Strategy of the United States5), concerne la redéfinition despriorités. Aux doctrines interventionnistes du “nouvel ordre mondial” deGeorge Bush père et des “causes humanitaires” de William Clinton, succède,à l’orée du XXIe siècle, la “guerre contre le terrorisme”. La construction decoalitions flexibles, c’est-à-dire d’alliances ad hoc en marge des organisationsmultilatérales (OTAN, ONU), constitue le deuxième élément. Le concept deguerre préventive défendu par le Secrétaire à la Défense des États-Unis,Donald Rumsfeld, qui considère que “la meilleure défense, et dans certainscas la seule, est une bonne offensive” est le troisième volet de la stratégie(Rojas Aravena, 2003, 73).

LA CARAÏBE SOUS L’EMPIRE DE L’UNILATÉRALISME ÉTATSUNIEN

Depuis son adoption en 2002, la nouvelle doctrine sécuritaire états uniennefait de plus en plus craindre le passage d’un « leadership bienveillant », carac-téristique de la guerre froide, à une hégémonie unilatéraliste6. L’onde de chocde ce glissement qui s’est amorcé en 1991 avec l’effondrement du camp sovié-tique, avant de se confirmer en 1999 lors de la crise du Kosovo, et en 2001

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sous l’effet du 11 septembre, a été puissamment ressentie dans la Caraïbe dansles domaines à la fois militaire et commercial (Dubesset, 2007, (a)).

D’abord, sur le plan stratégique, la dissolution des conflits idéologiques aconduitWashington à redéfinir ses liens de coopération avec la plupart de sesvoisins caribéens immédiats. La révision, à la baisse, dumontant de l’aide et desinvestissements ainsi que la remise en cause des traitements préférentiels états-uniens dont ont longtemps bénéficié certains États caribéens (notamment ceuxd’expression anglaise) à dessein d’endiguer la progression du communisme,ont été autant de signes clairs d’une réorientation des priorités de la MaisonBlanche vers des zones belligènes ou autrement plus stratégiques dont le Golfearabo-persique est l’épicentre7. L’hyperpuissance a corrélativement amoindrison effort de dialogue politique avec les pays duBassin à la faveur d’une répres-sion accrue contre tous phénomènes pouvant nuire à sa sécurité interne. Ainsi,le narcotrafic, le crime organisé, le blanchiment d’argent, les mouvementsinsurrectionnels, l’immigration clandestine et plus encore le terrorisme sont-ilsdevenus, aux yeux de l’hégémon, des fléaux à combattre dans ce qu’il considèrecomme son glacis sécuritaire ou sa frontière sud (Haugaard, 2005, 9). C’estincontestablement l’usage d’une définition « élastique » des menaces non tradi-tionnelles, depuis les gangs centraméricains jusqu’à la drogue en Colombie, viales catastrophes naturelles dans l’archipel des Antilles qui lui a permis de légi-timer ses diverses formes d’interventionnisme militaire. Mais ce sont surtoutles attentats de 2001 qui, sous couvert de la lutte contre le terrorisme, lui ontfourni l’occasion de renforcer sa présence militaire dans la région et d’y menerfréquemment des opérations d’entraînement (Rodríguez Beruff ; Cordero,2004, 73). D’après le calcul de Carlos Ernesto Motto8 de l’Observatoire latino-américain de géopolitique, pas moins de trente-trois manœuvres étatsuniennesont été menées aux côtés de la République Dominicaine, depuis l’an 2000 dansle cadre de la seule opération Nouveaux horizons, laissant ainsi dire AndréMaltais que « les Marines sont plus nombreux dans la Mer des Caraïbes que lesrequins » ! (Maltais, 2006).9

En somme, comme le souligne Lilian Bobea10, la disparition des conflitsidéologiques a eu paradoxalement pour corollaire une re-militarisation poly-morphe du Bassin, depuis la formation des forces armées portoricaines, domi-nicaines, colombiennes et centraméricaines jusqu’à la création d’une missionanti-terroriste de défense du Commando Nord (Northcom)11 venant s’ajouterà celles du Commando Sud (Southcom)12. Pour ce faire, le montant de l’assis-tance militaire allouée parWashington à la région s’est considérablement accru.Alors qu’il ne représentait, à la fin des années 1990, que la moitié de l’assistanceéconomique et sociale, il est aujourd’hui du même ordre que celle-ci par suitenotamment du renforcement du voletmilitaire contenu dans le Plan Colombia13

et du remplacement du système de contrôle Caribbean Basin Radar Network(CBRN) par la nouvelle technologie baptisée Relocatable Over The HorizonRadar (ROTHR) (Hauggard, 2005, 5).

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Tableau 1 - Opérations Nouveaux Horizonsen Amérique centrale et Caraïbe (2000-2006)

Année Pays concernés

2000 Belize, Salvador, Grenade, Jamaïque, Trinidad et Tobago, Antiguaet Barbuda, Haïti, Nicaragua.

2001 Saint-Vincent et les Grenadines, Sainte Lucie, Honduras,Guatemala, Bahamas.

2002 Salvador, Nicaragua, Barbade, Jamaïque, Dominique.

2003 République Dominicaine, Panama, Salvador, Grenade.

2004 Honduras, Guatemala, Haïti, Guyana.

2005 Panama, Salvador, Honduras, Haïti.

2006 Honduras, Salvador, République Dominicaine.

(Source : Carlos Ernesto Motto, “Ejercicios militares de EUA en República Dominicana. Uneslabón más de la cadena imperial”, Observatorio Latinoamericano de Geopolítica, 2006,www.geopolitica.ws)

La propension grandissante des États-Unis à agir de façon unilatéraledans la région s’exprime également dans le domaine commercial. La pers-pective, de plus en plus probable, d’un épuisement total des ressources pétro-lières de la planète ainsi que l’augmentation générale de la demande d’eaupotable les incitent, d’une part, à contrôler l’accès exclusif aux richessesnaturelles de l’Amérique centrale et de la Mer des Caraïbes, et à s’assurer,d’autre part, l’accès aux marchés de la région par l’accélération des accordscommerciaux. Dans son Autopsie d’un échec, Dorian Brunelle cite un pas-sage d’un texte législatif de 2002 : « L’expansion du commerce internationalest indispensable au maintien de la sécurité nationale des États-Unis […].Les accords commerciaux servent aujourd’hui les mêmes buts que lespactes de sécurité durant la guerre froide. […]. La sécurité nationale desÉtats-Unis dépend de sa sécurité économique qui, à son tour, repose sur unestructure industrielle vibrante et en pleine croissance. » (Brunelle, 2004)14.Le projet washingtonien d’intégration continentale de l’Alaska à la Terre deFeu (ALCA ou ZLEA), lancé au début des années 1990 par George Bush(père) avantd’être repris parWilliamClintonpuis par l’actuelleAdministrationBush, s’inscrit directement dans cette logique intégrationniste à visée sécu-ritaire. Conçu comme une sorte de prolongement géographique et écono-mique de l’ALENA15, ce schéma d’intégration stato-économique prévoit, àl’échelle du continent (à l’exception de Cuba), la libéralisation du commerceet des investissements et vise avant tout l’établissement d’un ordre légal etinstitutionnel, à caractère supranational, donnant aux multinationales nord-américaines une totale liberté d’action dans leur traditionnelle zone d’in-fluence. De l’aveu de Colin Powell, ex-secrétaire d’État de l’administrationBush : « Avec l’ALCA, notre objectif est de garantir aux entreprises amé-

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ricaines le contrôle d’un territoire allant de l’Arctique à l’Antarctique et lelibre accès, sans aucun obstacle ou difficulté, à nos produits, nos services, nostechnologies et nos capitaux dans tout l’hémisphère » (Colussi, 2005, 1). Dece point de vue, l’option unilatéraliste états-unienne est une stratégie orientéevers la défense des intérêts nord-américains au moyen de l’ouverture, plusou moins forcée, des marchés étrangers. Dans son étude sur l’unilatéralismecommercial de l’hyperpuissance, Jean-Marc Siroën, estime que « l’unilatéra-lisme serait donc bien l’expression d’un certain hégémonisme où, cette fois,les actions extérieures auraient moins pour fonction de maximiser le bien-être de la « communauté internationale » que celui des États-Unis. D’unpoint de vue très pragmatique, qui est celui de l’administration américaine,l’unilatéralisme serait alors, dans certaines situations, un cadre plus propicepour faire avancer les intérêts américains que le multilatéralisme ». (Siroen,581).

DE LA CONTESTATION À L’ALTERNATIVE BOLIVARIENNE POUR LES AMÉRIQUES(ALBA)

Pareille orientation qui vise à imposer aux autres pays des règles dujeu non négociées au niveau bilatéral ou multilatéral, suscite, au sein de lasociété civile de la Grande Caraïbe, de vives réactions profectives d’unelongue tradition de rébellions (Gaztambide-Géigel, 2003). Ces expérien-ces émancipatrices qui puisent leur source dans les incantations unionisteset anti-colonialistes de Simon Bolívar puis dans les luttes de José Martípour l’indépendance de Cuba, sont une constante de l’histoire caribéenne.DuMexique au Venezuela, de Cuba à Porto Rico, la région toute entière auraété, tout au long des XIXe et XXe siècles, et à des degrés divers, le théâtre denombreux soulèvements menés à dessein d’enrayer l’avancée hégémoniqueanglo-saxonne (Gaztambide-Géigel, 2000). Sous l’effet de récents progrèsprocessifs, les résistances à l’option unilatéraliste tendent clairement à se ren-forcer aujourd’hui dans les États hispanophones autrement plus dépendantséconomiquement du puissant voisin que leurs homologues anglophones. Larévolution des nouvelles technologies de l’information et de la communica-tion, de même que l’enracinement de la démocratie au sortir de la guerrefroide ont ouvert à la population hispano-caribéenne de nouveaux espacesd’expression pacifique qui facilitent la cristallisation et la médiatisation de lacontestation. Le retentissant Forum Social Mondial, dont la dernière éditions’est tenue à Caracas en janvier 2006 et a rassemblé des milliers d’altermon-dialistes constitue, de ce point de vue, un exemple éloquent (Dubesset, 2007,(a)).

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Figure 1 - Une région sous haute surveillance

Sources : Federation of American Scientists (FAS) ; Transnational Institute Briefing Series,2003, cité par Alain Gresh et al (dir.), L’Atlas, Le Monde diplomatique, Hors série, 2005,p. 152.

Figure 2 - L’Aire de Libre Commerce des Amériques (ALCA)

Source : « La Zone de libre-échange des Amériques », Le Dessous des cartes,http://www.arte.tv/fr/histoire-societe/le-dessous-des-cartes/392,CmC=744774,CmPage=70.251900.392,CmPart=com.arte-tv.www,CmStyle=98674,view=introduction.html

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Figure 3 - Mouvements sociaux de résistancesdans la Caraïbe hispanophone

Mouvementssociaux derésistances

Source : réalisation personnelle àpartir dewww.visionesalternativas.com

L’élan contestataire est aussi le fait du désenchantement accru de largespans de populations à l’endroit de la mal-gouvernance politique et plus encoredu bilan des politiques économiques de mouture néolibérale. En dépit desréels progrès macro-économiques enregistrés aujourd’hui dans la majoritédes pays hispano-américains continentaux et insulaires, les réformes struc-turelles appliquées, avec grande célérité, dès les années 1980, dans le cadredu Consensus de Washington, se sont traduites par une forte exacerbation dela fracture sociale et par un maintien de la pauvreté, à telle enseigne que prèsd’un habitant sur deux vit actuellement dans la région avec moins de deux dol-lars par jour ! (Schipke, 2005, 30) La sanglante émeute populaire dominicainede 2003 contre la soudaine flambée du prix de l’énergie, la récente mobilisa-tion de la société civile costaricienne contre la privatisation du service public,les nombreux rassemblements contre la marginalisation et la paupérisationgrandissante des populations indigènes centraméricaines ou bien encore, àl’échelle du sous-continent latino-américain, le virage politique « à gauche »sont autant de témoignages du mécontentement croissant des laissés-pour-compte des ajustements structurels impulsés depuis Washington via le FMI,la BID ou la Banque Mondiale. Les enquêtes récemment menées auprès del’opinion publique caribéenne confirment l’accablante désapprobation géné-rale de ces politiques économiques hétéronomes16 (Carlsen, 2006, 8).

L’opposition à l’unilatéralisme washingtonien tend même à se radicaliserdans des États comme le Venezuela. Le spectre d’un enfermement irréversi-ble dans un dialogue quasi exclusif avec les États-Unis alimente de plus enplus le projet politique contre-hégémonique du Président vénézuélien. Dèsson arrivée au pouvoir en 1998, Hugo Chavez Fria n’a cessé d’afficher sonopposition au modèle hégémonique étatsunien qu’il considère comme pré-dateur et largement nuisible aux intérêts de la région et de sa propre nation.

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Avec une stratégie révolutionnaire s’appuyant principalement sur une rhéto-rique bolivarienne et martienne ainsi que sur une coopération économiqueet énergétique rendue possible notamment par la manne des pétrodollars, ilaffiche de manière explicite sa volonté d’étendre son influence sur la Caraïbe,l’Amérique du Sud, voire l’ensemble de l’Amérique latine et des Amériquespour bannir toute forme d’assujettissement. La projection politique régionaledu Venezuela s’est concrétisée notamment par son adhésion, fin 2004, à laCommunauté Sud-américaine des Nations (CSAN)18, puis, en décembre 2005,par son admission au sein duMarché Commun du Cône Sud (MERCOSUR),dont il veut renforcer la dimension sociale et politique au moyen d’un projetinfrastructurel et énergétique pharaonique et moyennant la création d’un par-lement supranational capable de corriger le déficit institutionnel du bloc et lesasymétries existant entre ses cinq membres.

Le lancement endogène de l’Alternative Bolivarienne des Amériques(ALBA) confirme les visées politiques de Caracas à l’échelle du sous-con-tinent, si ce n’est de tout le continent (Dubesset, 2007, (b)). Annoncée publi-quement en décembre 2001 à l’occasion du IIIe Sommet des Chefs d’État etde Gouvernement de l’Association des États de la Caraïbe (AEC) qui s’esttenu dans l’Île Margarita (Venezuela), l’ALBA a vu officiellement le jour à LaHavane en mai 2005, lors de la IVe Rencontre hémisphérique de lutte contrel’Aire de Libre Commerce des Amériques (ALCA). Conçue comme un outildestiné à promouvoir une forme d’intégration inédite, elle est pour l’heureune déclaration d’intentions co-signée par le Venezuela, Cuba, la Bolivieet le Nicaragua et avalisée par le Parlement latino-américain (Parlatino).Toutefois, elle reste ouverte à l’ensemble des États de la région qui aspirentclairement à s’inscrire en rupture avec un modèle d’intégration régionale defacture néolibérale. Véritable anti-thèse de l’ALCA, l’ALBA accorde la prio-rité à la solidarité et à la coopération dans les domaines scientifique et éner-gétique mais aussi bancaire et communicationnel. Elle totalise d’ores et déjà àson actif plusieurs réalisations dont la mise en place de la chaîne de télévision

Graphique 1 - Pauvreté17 et extrême pauvreté en Amérique centrale

Source : Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Social Panorama ofLatin America, 2002-03. Cité par A. Schipke, op.cit, p. 30.

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contre-hégémonique Telesur, envisagée dès sa création comme la concurrentede CNN et de Univisión (Petrich, 2005).

Figure 4 - Logotype de Telesur

La réponse vénézuélienne au nouvel agenda de sécurité de la MaisonBlanche ne se limite pas aux seuls champs commercial et culturel. Elle recou-vre aussi le domaine technologique avec notamment le lancement du premiersatellite de communication Simon Bolívar, officiellement destiné à couvrir lesbesoins des différents organismes sociaux du pays en matière d’information età promouvoir, de manière endogène, l’intégration latino-américaine. La réac-tion de Caracas s’étend par ailleurs au domaine militaire et diplomatique. LePrésident Hugo Chavez œuvre en faveur de la consolidation de sa base popu-laire au sein d’une armée dont le rôle ne cesse de croître sur la scène politiquenationale et internationale. Les officiers qui occupent aujourd’hui des postesde gouverneurs ou dirigent des corps municipaux sont légion. Ce renforce-ment de la présence militaire dans la société vénézuélienne va de pair avec lamodernisation de l’arsenal militaire via l’achat d’un matériel sophistiqué à laRussie, au Brésil et à l’Espagne au mépris des restrictions imposées par l’Ad-ministration Bush. En outre, dans les prochains mois, plusieurs bases mili-taires vont être prochainement construites en Bolivie par le Venezuela et desalliances stratégiques ont été nouées, ou sont en passe de l’être, avec l’Iran, laLibye, tous considérés comme les bêtes noires de Washington. Signataire del’ALBA et proche allié du Venezuela, Cuba se réjouit bien évidemment d’untel revirement géopolitique qui semble lui ouvrir de nouvelles perspectivespour contrer l’influence hégémonique de son ancestral rival dans la région.En réaction à une série de mesures prises soudainement par le gouvernementde G.W. Bush visant à renforcer l’embargo sur l’île, Fidel Castro n’a pas hésitéà interdire, en octobre 2004, la circulation du dollar US au profit du pesoconvertible cubain (CUC) et à adopter une politique de « recentralisation » del’économie destinée à mettre fin aux « déviations de la révolution ». Véritableoffensive contre les malversations, le gaspillage et les nouveaux riches qui ontprofité des mesures d’ouverture économique, ces nouvelles dispositions ontdonné un véritable coup de frein à l’initiative privée et ont envoyé au gênantvoisin du Nord un signal clair de rejet du modèle néolibéral. C’est ainsi qu’enquelques mois, la plupart des petits restaurants privés (paladares) ont misla clef sous la porte et le nombre de joint ventures a baissé de quatre centdouze à moins de trois cents (Caroit, 73, 2006). Cette nouvelle alliance n’a

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pas manqué de faire réagir Otto Reich, Secrétaire d’État adjoint aux affai-res de l’hémisphère occidental, qui a aussitôt déclaré dans un article intitulé« Les deux terribles d’Amérique latine » paru dans la revue nord-américaineNational Review : « il existe une alliance de gauche et populiste dans la plusgrande partie de l’Amérique du Sud. C’est une réalité que les politiciens desÉtats-Unis doivent affronter et notre plus grand défi est de neutraliser l’axeCuba-Venezuela » (Colussi, 2005, 26).

Source : Colussi M., L’ALBA : une alternative réelle pour l’Amérique latine, 2005,wwwlegrandsoir.info/article.php3?id_article=2882

Au total, force est de constater tout d’abord que, hormis quelques débor-dements observés ici et là, les résistances hispano-caribéennes actuelles auglissement de l’hyperpuissance sur la pente de l’unilatéralisme s’inscrivent,en règle générale, dans un cadre légal (manifestations et marches pacifiques,grèves, etc.) et dans le respect des principes démocratiques, même si, à plusou moins long terme, le risque de dérive autocratique n’est pas à exclure danscertains États. Ensuite, il est à noter que, malgré la tendance actuelle à une« régionalisation » de cette contestation, la structuration politique d’uneCaraïbe unie demeure, à l’orée du XXIe siècle, une fiction qui fait craindre,néanmoins, de possibles frictions. Le chassé-croisé politique entre, d’un côté,Cuba, le Venezuela et le Nicaragua opposés à cette orientation unilatéra-liste et, de l’autre, la Colombie, la République Dominicaine, le Mexique, leGuatemala et le Salvador inflexiblement subordonnés à Washington, est denature à fissurer encore davantage cet espace régional dont les lignes de frac-tures surpassent déjà, par leur poids historique et leur ancrage à la fois spatial,social et institutionnel, ses ferments d’unité. Cette nouvelle ligne de partagepolitique aux effets contradictoires à l’endroit de la gouvernance régionalepourrait favoriser, selon les prévisions les plus optimistes, l’émulation entreles deux grands groupes d’acteurs en présence. Pour les plus pessimistes, ellepourrait conduire à une escalade symétrique et aboutir, à l’extrême, à unevéritable bipolarisation géopolitique, comme l’a récemment laissé craindre lebras de fer stérile de trois semaines entre le Guatemala – soutenu notammentpar la Maison Blanche – et le Venezuela pour l’obtention d’un siège non per-

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manent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Pour obvier à pareille désintégra-tion régionale, les États-Unis gagneraient certainement à rechercher un véri-table consensus avec l’ensemble des États du Bassin en repensant leur modusoperandi et en élaborant en particulier une politique de bon voisinage baséesur un principe de réciprocité et de coopération qui associerait davantage la« société civile » dans les négociations (Calsen, 2006). Dans le cas contraire,un risque de confusion majeure est à redouter à Washington car, commel’écritGérard Dussouy dans son traité de géopolitique, « à l’instar d’un champphysique, plus un espace dimensionnel semble voué à l’homogénéisation parune tendance dominante, territoriale ou réticulaire, plus les tendances à l’hé-térogénéité deviennent fortes ».19 Ces dernières sont alors susceptibles desusciter une alliance des puissances de rang inférieur. Le récent ralliement deManagua à l’axe Caracas-La Havane-La Paz au sein de l’ALBA semble con-firmer cette théorie. Il n’empêche que du côté du Venezuela, dont la radicalitén’a d’équivalent que l’implacable arrogance du modèle fustigé, une modéra-tion idéologique et lyrique paraît souhaitable. En somme, c’est à l’abandon detoute démonstration de puissance et de tout recours systématique à la forceque Bush et Chavez devraient procéder car, comme le signale très justementBertrand Badie, « la puissance n’a plus l’efficacité automatique qu’on lui prê-tait autrefois »20. Le hard power ne peut plus grand chose face aux violencesactuelles qui mettent en scène des sociétés et des acteurs sociaux plutôt quedes armées. Avec la fin de l’ordre bipolaire, la ressource militaire est mêmede plus en plus concurrencée par celles d’ordre économique, financier, com-mercial et surtout celles d’ordre symbolique, culturel, religieux et identitaire,moins onéreuses et autrement plus mobilisatrices21. Et c’est aussi à un renon-cement à leurs dangereuses aspirations messianiques et à une plus grandeflexibilisation et désidéologisation de leurs politiques que les deux rivauxdevraient accorder la priorité. Les grandes agences multilatérales telles que laBanque mondiale, la BID22 ou la CEPAL23 abondent d’ailleurs de plus en plusdans ce sens, à telle enseigne qu’elles ont infléchi leur pensée « au profit depolitiques plus pragmatiques, plus soucieuses d’efficacité pratique que d’in-tégrité idéologique »24. Une telle conversion à des politiques moins dogmati-ques et « plus soucieuses d’une éthique des conséquences que d’une éthiquedes convictions »26 semble nécessaire, dans la phase actuelle, pour dépasserles antagonismes personnels. Comme le souligne Javier Santiso dans sonouvrage sur le pragmatisme latino-américain, ce qui se joue aujourd’hui dansla région et dans le reste de l’Amérique latine réside moins dans l’éclosionou l’affirmation d’un nouveau paradigme à forte dimension téléologique quedans l’émergence de politiques possibilistes, moins projectives dans le tempset davantage réactives aux besoins des citoyens26.

Éric DUBESSETUniversité Montesquieu Bordeaux IV

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Notes

1. Ce texte est la version remaniée de la communication présentée par l’auteur sousle titre : « Du Consensus à la confusion à Washington. La bipolarisation géopoliti-que des États grand-caribéens hispanophones », Colloque international pluridisci-plinaire qui s’est tenu sur le Campus de Schoelcher (Martinique) les 10 et 11 avril2006.2. Roche J.-J., « Les États-Unis, un empire sans hégémonie », in Sciences humaines,(à paraître).3. Terme créé par Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères de 1997à 2002.4. Avec un produit intérieur brut annuel (PIB) de plus de onze milliards de dollarspar an, leur économie est de loin la plus développée du globe. Le pays qui les suit enterme de développement, le Japon, est 16 fois plus petit.5. The National Security Strategy of the United States, The White House, September2002.6. L’unilatéralisme peut se définir comme « une doctrine visant à imposer une totaleliberté de manœuvre aux États-Unis sur la scène internationale ; elle implique d’af-franchir le pays de ses engagements multilatéraux (ONU, ….) considérés commedes contraintes à la souveraineté nationale » (Musset A. (dir.), 2006, 289). Dans lapratique, il consiste pour les États-Unis à vouloir imposer des règles pour les autres,sans toujours s’y soumettre eux-mêmes.7. Le Golfe fournit aux États-Unis 23,8 % de leurs importations de pétrole.8. C. E. Motto, “Ejercicios militares de EUA en República Dominicana. Un eslabónmás de la cadena imperial”, Observatorio Latinoamericano de Geopolítica, 2006,www.geopolitica.ws9. Le 14 avril 2006, une impressionnante armada a quitté les eaux territoriales états-uniennes pour faire son entrée dans les Caraïbes à l’insu de certains gouvernementshostiles à Washington. Composée du porte-avions atomique George Washington, ducroiseurMonterrey, dudestroyerUSSStout etde la frégate lance-missilesUnderwood,elle transporte 70 avions de combat, des avions-radars et hélicoptères, de même que6500marines et se veut un exercice baptisé Partnership of the Americas (Partenariatpour les Amériques). Pendant six semaines, l’armada a visité des pays « alliés » telsle Honduras, la Jamaïque, Trinidad et Tobago, Aruba, Curaçao et Saint-Kitts/Nevisdans le but, selon le Commandement sud de l’armée étatsunienne, d’entraîner leursforces armées dans la lutte anti-drogues et anti-trafic humain.10. L. Boreal, «Perpetradores del orden: recomposición de las fuerzas de seguridaden el caribe y su impacto en las relaciones cívico-militares», Ponencia preparada parael XXIII Congreso Internacional, Latin American Studies Association, WashingtonD.C., 6 al 8 de Septiembre de 2001.11. La cartographie de la présence militaire est difficile à établir du fait de l’existenced’un grand nombre de soldats appartenant aux corps privés (mercenaires).12. Depuis 1999, la présence militaire étatsunienne s’est recomposée. La restitutiondu Canal de Panama en 1999 a entraîné un repositionnement des troupes militairesanciennement basées dans ce pays vers la Colombie, Trinidad et Tobago ainsi quevers les îles néerlandophones au large du Venezuela. Le Plan Colombia a permis parailleurs une militarisation du pays en vue de l’éradication du narcotrafic. En réalité,

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il est surtout un prétexte pour sauvegarder les intérêts économiques des multina-tionales étatsuniennes et protéger leurs installations pétrolières. Il vise aussi à cir-conscrire la frontière colombo-vénézuélienne pour prévenir tous risques d’incursionvénézuélienne.13. Lire utilement l’article de Yenisey Rodríguez Cabrera, «Análisis geopolítico ygeoeconómico del Plan Colombia», Cuadernos latinoamericanos, 2002, p. 81-151.14. Cité par Dorval Brunelle, « La zone de libre-échange des Amériques : autopsied’un échec », La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques (http://www.ameriques.uqam.ca), décembre 2004.15. ALENA : Traité de libre-échange nord-américain (NAFTA en anglais ou TLC enespagnol) qui rassemble depuis 1994 le Canada, les États-Unis et le Mexique.16. Le sentiment antiétasunien relevé par les enquêtes porte moins sur les citoyensnord-américains que sur les politiques menées par l’Administration de Washington.17. Le taux de pauvreté est le pourcentage des ménages dont le revenu total est infé-rieur au coût d’un panier de biens de consommation de base ; l’extrême pauvreté faituniquement référence à un panier d’aliments de base.18. La CSAN (ou CSN) est le fruit du rapprochement entre le MERCOSUR, laCommunauté Andine des Nations (CAN) et les autres États et territoires sud-amé-ricains.19. G. Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, Bruxelles, Éditions Complexe,2001, p. 298.20. B. Badie, « Le prêt à penser des relations internationales », in B. Badie, B. Didiot(dir.), L’État du Monde 2007, La Découverte, 2006, p. 26-27.21. Ibidem.22. BID : Banque interaméricaine de développement.23. CEPAL : Commission Économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe.24. J. Santiso, Amérique latine. Révolutionnaire, libérale, pragmatique, CERI, Paris,Éditions Autrement, 2005.25. Ibidem.26. Ibidem.

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QUAND LA CARAÏBE DU COMMONWEALTHPLÉBISCITE LE MODÈLE DEWESTMINSTER :VERSION ET PERVERSION DE LA DÉMOCRATIE

Lorsqu’on observe l’ordre du politique, il apparaît qu’à l’exception de quel-ques cas, les pays composant l’ensemble caraïbe ont rarement produit et/ouexpérimenté des modèles sui generis mais ont en général repris des modèlesvenant de l’extérieur, en les acclimatant simplement à la culture locale. Celasemble valoir en particulier pour la Caraïbe du Commonwealth (ou, si l’onpréfère, la Caraïbe de langue anglaise) qui, depuis son accession à l’indé-pendance, a, malgré quelques accidents de parcours, peu dévié de la voiedémocratique – une voie déclinée selon le « modèle de Westminster » héritéde l’ancienne puissance impériale.

Dans notre propos, nous aimerions d’abord rappeler pourquoi la coupuredu cordon ombilical entre ces ex-colonies et la Grande-Bretagne n’a en rienempêché le transfert d’une tradition constitutionnelle volontiers présentéecomme le nec plus ultra de la sagesse par ceux qui en avaient déjà joui enmétropole depuis l’événement majeur de la « Glorious Revolution ».

Reste à dresser un bilan aussi objectif que possible du « modèle deWestminster » dans cette Caraïbe du Commonwealth qui est à la fois plurielleet caractérisée par des dénominateurs communs éminemment dignes de res-pect. Ces dénominateurs communs sont, à notre sens, une force vitale et unesprit d’initiative assez exceptionnels compte tenu des ressources plutôt limi-tées de la région. Ce propos, toutefois, ne vise nullement à idéaliser. Commenous essaierons de le montrer, l’acclimatation du « modèle de Westminster »devait souvent être pour le meilleur et pour le pire. Si le modèle a pu préser-ver la Caraïbe du Commonwealth de maux ayant sévi ou continuant à sévirailleurs, il a en revanche souvent été incapable d’assurer des formes de gou-vernance équitables. Pire encore, certains éléments du modèle susceptibles defonctionner de manière relativement satisfaisante dans le cadre de l’anciennemère patrie portaient en eux le germe de perversions pouvant conduire à unvéritable déficit démocratique, dont nous nous efforcerons d’éclairer la nature.

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Ces perversions, souvent exacerbées par la nécessité de s’ajuster aux trans-formations induites par un contexte de post-guerre froide et de triomphe dulibéralisme, ont parfois atteint un degré tel qu’un consensus s’est de plus enplus dégagé autour de l’urgence de repenser le « modèle de Westminster »en vue d’une gouvernance répondant mieux à des objectifs d’efficacité et dejustice. Cela étant, si les décideurs politiques sont nombreux à penser qu’ilconvient d’apporter des correctifs significatifs à certaines modalités de fonc-tionnement et même d’être créatif en la matière, rares sont ceux qui remettentfondamentalement en question la validité du « modèle » légué par la vieilleculture politique anglaise.

Même si nous ne vivons que dans un monde de relativité où il y a rarementhomologie entre les modèles et leur application, force est de constater que lagouvernance démocratique a pris racine dans la Caraïbe du Commonwealth,au point d’avoir parfois fait apparaître celle-ci comme un quasi-miracle parcomparaison avec nombre d’autres pays plongés dans les affres de l’ère post-coloniale. Cet exceptionnalisme tient au moins à deux raisons.

Tout d’abord, en accroissant progressivement le degré d’autonomie de sescolonies de la Caraïbe et en permettant à la bourgeoisie locale d’avoir de plusen plus accès aux responsabilités publiques, la Grande-Bretagne a en quel-que sorte préfiguré un paysage par rapport auquel, une fois l’indépendanceacquise, on a rarement voulu se démarquer. Par son art des transitions en dou-ceur, la mère patrie a tout naturellement placé la Caraïbe du Commonwealthsur les rails constitutionnels du modèle de Westminster. La deuxième raisonde cet exceptionnalisme a certainement tenu au degré d’acculturation despopulations des îles et territoires continentaux formant la Caraïbe anglo-phone, laquelle a intériorisé, de façon parfois surprenante, le système devaleurs de l’ancienne puissance coloniale, notamment au plan politique. Lephénomène semble se vérifier en particulier parmi les élites locales appeléesà détenir les leviers du pouvoir après les indépendances. Formées dans lesmeilleurs collèges coloniaux puis poursuivant leurs études dans les universi-tés de métropole, leur aspiration à l’indépendance s’est souvent accompagnéede comportements mimétiques, un peu comme si elles voulaient prouver auxanciens maîtres que ceux-ci avaient trouvé leurs émules. Certains auteursestiment qu’à cet égard les communautés afro-caribéennes sont les plusreprésentatives. L’économiste Lloyd Best a été jusqu’à former le vocable « lesAfro-Saxons » pour désigner les Noirs de la Caraïbe anglophone s’appliquantà être plus « British » que les Britanniques. S’attachant à la réalité jamaïcaineet dans un registre de moindre dérision, la très appréciée romancière ErnaBrodber explique quant à elle que pour les jeunes Noirs ambitieux il n’y avaitguère d’alternative à cette acculturation :

Africans intent on social mobility were more totally socialized intoEuropean ways than any other group. The heirs in Jamaica of Britishculture, it is not surprising that educated blacks have carved out a place

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for themselves in the upper echelons of the university, the church andthe civil service.1

Pour reprendre également une analogie établie par Selwyn Ryan, excellentspécialiste des évolutions de la Caraïbe anglophone2, quand on était un jeunegentleman noir, il n’y avait pas de différence fondamentale entre s’enthou-siasmer pour le respect des formes et du « fair play » dans le jeu de cricket,sport hautement prisé à la Jamaïque, et rechercher le respect des mêmes cri-tères dans le jeu politique. Mais, bien évidemment, embrasser le modèle deWestminster n’avait plus rien de ludique ; cela relevait tout simplement del’intérêt bien compris. En matière d’acculturation, la Grande-Bretagne avaitprobablement su assez bien persuader ses colonies de la supériorité du géniebritannique et puisque la Grande-Bretagne – première puissance coloniale enmême temps que première superpuissance pendant fort longtemps – avait sibien prospéré dans le cadre du modèle de Westminster, présentant volontierscelui-ci comme ce qu’il y a de meilleur lorsqu’on veut se doter des institutionsde la liberté, pourquoi des pays qui avaient justement si longtemps pâti dumanque de liberté, se seraient-ils privés des vertus supposées de ce modèlemythique ? D’autre part, pour entrer dans le concert des nations revêtu detoute la respectabilité qu’on peut attendre des nouveaux venus, ne valait-il pasmieux s’installer dans un système qui avait fait ses preuves (du moins pourles bénéficiaires de l’ex métropole) plutôt que d’opérer une rupture risquantd’avoir un effet boomerang? Par ailleurs, comme le note fort pertinemmentAnthony Payne dans le cas assez exemplaire de la Jamaïque, que pouvaitdevenir l’élite à laquelle on avait passé le relais sinon « des parlementairesdémocrates, surtout si elle avait compris que l’indépendance politique accor-dée dans ces conditions ne lui ferait pas subir une régression sur les planséconomique et social »? (Anthony Payne, 1988, 4)

Quoi qu’il en soit, et malgré tous les aléas d’un contexte fort différentde celui de l’ex mère patrie, ceux qui allaient exercer le pouvoir pendant lapériode post-indépendance surent durablement persuader leurs administrésqu’il n’y avait guère de salut en dehors du modèle de Westminster. Les critèresde la démocratie déclinée selon ce modèle allaient généralement s’imposercomme référence indépassable. Au premier rang de ces critères figure bien sûrl’existence d’un système de partis mis en concurrence dans le cadre d’électionslibres et impartialement organisées, seul dispositif permettant à une volontémajoritaire et donc démocratique de se dégager. Parmi les principaux autrescritères, il convient de citer : l’attachement au respect de l’opposition, elle-même tenue à des règles de « fair play », la reconnaissance de l’autorité de laloi (« the rule of law ») et de l’indépendance du judiciaire, l’existence d’uneadministration au service de l’intérêt général et par conséquent neutre dansson modus operandi, une presse libre et l’acceptation de groupes de pressionœuvrant pour leur intérêt en tant qu’éléments d’une démocratie participative.Si l’on retient donc ces différents critères, force est de constater que contraire-ment à ce que l’on a pu observer par ailleurs dans nombre de scénarios post-

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indépendance, les pays de la Caraïbe du Commonwealth ont globalement étéde bons élèves ou, du moins, des élèves fort réceptifs par rapport au modèleidéal que la Grande-Bretagne était censée avoir fourni. En effet, en un peu plusd’un demi-siècle d’indépendance, on aurait du mal à trouver des partis ou desgroupes de pression frappés d’interdiction ou d’ostracisme ; à quelques excep-tions près, les consultations électorales, aussi tumultueuses qu’elles aient puêtre parfois, ont en règle générale satisfait au bon usage démocratique ; si l’onexcepte le cas de la Grenade en 1979 et les événements tragiques de Trinidad enjuillet 1990, coups d’État ou coups de force se sont avérés rarissimes et aucunmilitaire ne s’est jamais emparé du pouvoir (entre parenthèses, les dépensesmilitaires de ces pays restent très faibles par comparaison notamment aveccelles de leurs voisins d’Amérique latine) ; enfin, même si le judiciaire n’a pasété à l’abri de pressions, il n’a jamais été fondamentalement remis en questionen tant que pouvoir indépendant. Ce bilan n’est certes pas anodin. Même sicertains détracteurs du système le balaient d’un revers de main, observant quela démocratie n’a été en tout cela que formelle, ceux-ci minimisent volontiersle fait qu’aucune démocratie digne de ce nom ne saurait exister en dehors deces formes et oublient que la continuation du modèle de Westminster a tout demême créé une atmosphère beaucoup plus respirable que dans des systèmesà parti unique ou à leader inamovible, comme on continue à en voir çà et là.On peut aussi difficilement douter de la sincérité des élites de la Caraïbe duCommonwealth dans leur attachement à ce modèle démocratique, à leurs yeuxpréférable à tout autre, qu’il s’agisse d’un modèle de type présidentiel à l’amé-ricaine ou d’un système permettant, comme dans certains pays européens, unemeilleure représentation proportionnelle. Il y a surtout eu unanimité quant àla nécessité de barrer la route à toute tentative de parti unique. Pour reprendrele propos de Michael Manley, ex Premier ministre et fils du très charismatiquepère fondateur de la Jamaïque, Norman Manley :

It is the Jamaican instinct in the Jamaican personality to argue, to bedisputatious, to listen to contending views and eventually to say «letus take a vote», or as the worker would put it: «majority must carry».Others formulate it as: «majority must rule». And to understand apeople it is best to listen and discover what comes naturally to them.The democratic process comes naturally to the Jamaican people.Therefore, arguments about one-party states begin with the supremedisadvantage or irrelevance in the Jamaican situation, because the one-party state is unthinkable to the Jamaican.3

Ce que Manley présente comme étant l’état d’esprit jamaïcain se retrou-vait avec des résonances à peu près identiques dans l’ensemble de la Caraïbeanglophone, notamment à la Barbade et même à Trinidad où, tout en se vou-lant théoriquement le champion des droits des minorités – cela surtout avantson accession au pouvoir – le Dr Eric Williams allait se faire l’un des plusfarouches défenseurs du principe majoritaire.

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Est-ce donc à dire que le modèle de Westminster a fonctionné de façonininterrompue dans le meilleur des mondes caraïbe anglophone ? De ce pointde vue, il importe à notre sens de mettre en relief trois points essentiels. Toutd’abord, la démocratie à la britannique acclimatée sous les tropiques n’ajamais été une réplique servile du modèle de Westminster. Même dans lespériodes où elle s’est le plus rapprochée de l’original, elle a dû composer avecles réalités du terrain et, aussi imparfaite soit-elle, ce n’est sans doute qu’àce prix quelle a pu se maintenir. En second lieu, on peut considérer qu’unefois transférée dans le monde caraïbe, l’une des caractéristiques majeures dumodèle de Westminster allait fortement contribuer à accentuer certaines desdérives de la gouvernance locale. Enfin, dernier point et ce n’est pas le moin-dre, dans les deux dernières décennies, le modèle a été exposé aux menacesrésultant de la nouvelle donne mondiale, laquelle a érigé ses lois d’airain etexigé un effort d’adaptation dont on ne mesure pas toujours la difficulté de lapart de pays périphériques et aux ressources limitées.

La période suivant les indépendances ouvre, il va sans dire, une page oùl’on aimerait voir s’inscrire la réalité d’une meilleure distribution des riches-ses, d’autant que le contexte s’avère globalement plutôt faste pour les ancien-nes colonies britanniques : le maintien d’un système démocratique attire lesinvestisseurs, les métropoles européennes assurent diverses formes d’aides,soutiens aux prix et traitement préférentiels tandis que les flux diasporiquesgénèrent d’appréciables reversements financiers. D’autre part, les valeurspolitiques qui se sont imposées vont de pair avec le système socio-économi-que qui avait déjà largement prévalu avant les indépendances. Là aussi, on sesitue quelque peu dans le sillage du modèle anglais, en somme dans cette tra-dition Fabienne ayant conduit auWelfare State. On observera par exemple quedans un pays comme la Jamaïque, sans doute le plus représentatif de ce pointde vue, les chefs des deux principaux partis, Norman Manley et AlexanderBustamante, respectivement à la tête du People’s National Party et du JamaicaLabour Party, sont tous deux d’anciens dirigeants syndicaux. Qu’ils soientplus marqués à droite ou à gauche, ces partis qui occupent désormais ledevant de la scène ont pour dénominateur commun d’incarner la posturepopuliste, alors largement majoritaire. Dès lors que la machine capitalisteleur a laissé les rênes du pouvoir, ils n’entendent en rien gêner sa logique deprofit mais ne s’en montrent pas moins déterminés à mettre en œuvre des pro-grammes de distribution de la manne. Si l’on voulait s’assurer les suffragespopulaires dans des pays se caractérisant d’abord par la présence de légionsde pauvres, on avait assurément tout intérêt à apparaître comme d’ardentspromoteurs du « nanny State » et aussi à instaurer la paix sociale nécessaireau bon fonctionnement d’une économie capitaliste. Aussi rivalisera-t-on d’in-géniosité et de surenchère pour promettre la lune, système qui allait perdurerjusqu’à nos jours, faisant de plus en plus sentir ses effets pervers, au point queceux-là mêmes qui avaient pu en bénéficier devaient finir par le dénoncer entant qu’obstacle majeur au sain exercice d’une démocratie participative. Voici

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par exemple en quels termes Michael Manley pouvait stigmatiser le systèmeen 1987 :

The system is the very antithesis of a process of participation andmobilization. Nowhere is the person enlisted in the service of anational enterprise which is understood and believed to be worth greateffort. In the end, therefore, the act of political choice involves, say, thecasting of a vote which is not the commitment of the self to an activity.Instead, it is an act which expresses the expectation of a benefit, whichwill somehow come in spite of oneself, through the effort of a facelessauthority known as the government. In due course, the expectedpackage of benefits will be insufficiently realized. It will not occurto the voters that this may partly be the result of their own lack ofinvolvement. However, it will be enough to guarantee that a rival set ofpromises will get the nod next time.4

Outre que ce système peut être démobilisateur, comme l’indique MichaelManley, il risque surtout d’aboutir à des parodies de démocratie lorsque,comme dans le cas de la Caraïbe du Commonwealth, les ressources à serépartir ne brillent pas par leur abondance. La rareté a surtout fait le lit despratiques clientélistes. A la limite acceptées comme une bonne méthode pourprotéger le pays des risques d’éclatement, elles auront surtout permis auxclasses dirigeantes de diviser pour régner et de continuer à se tailler la partdu lion sans que les problèmes de fond soient jamais véritablement pris à brasle corps. En d’autres termes, plutôt que d’exprimer des clivages idéologiquessignificatifs, les systèmes bipartites qui sont généralement apparus se sonttraduits par l’émergence de tribus rivales occupant successivement le pouvoiravec pour principal objectif de distribuer à leurs membres et affidés l’essentieldes avantages ou facilités découlant des politiques gouvernementales, qu’ils’agisse d’emplois, de logements, de l’obtention de services particuliers ou del’octroi de contrats dans le cadre des nombreux projets financés par le gouver-nement. D’autre part, dans un système de scrutin excluant la représentationproportionnelle, puisque, aussi faiblement majoritaire soit-il, le parti gagnantrafle la mise, l’opposition s’est en général retrouvée à la portion congrue etn’a guère bénéficié de mécanismes appropriés pour s’exprimer. La Jamaïquede même que la Barbade, St Vincent et Sainte Lucie fournissent à des degrésdivers des illustrations de ce cas de figure. En même temps, dans les pays lesplus répressifs – Antigua par exemple – il n’était pas rare de voir le parti aupouvoir se livrer à toutes les manipulations possibles pour affaiblir partis ousyndicats opposés. Parfois aussi, les oppositions partisanes devaient être gran-dement exacerbées par les clivages raciaux. Ce sera surtout le cas à Trinidadet Tobago où le PNM (People’s National Movement) et le DLP (DemocraticLabour Party) ont reflété la lutte d’influence entre communauté africaine etcommunauté indienne. Le PNM soutenu par les Afro-Trinidadiens réussiraà se maintenir au pouvoir pendant pas moins de 30 années (1956-1986). Onpeut dans ces conditions comprendre les sentiments de frustration éprouvés

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par ceux qui se voyaient ainsi durablement éloignés des leviers de l’État etl’on ne s’étonnera pas davantage des batailles rangées auxquelles allaientparfois donner lieu les consultations électorales. Pour autant, le modèle deWestminster n’a pas été remis en question ; fait assez remarquable, ceux quise virent parfois écartés du pouvoir pour de longues périodes ne fomentèrentpas de révolution. Il est vrai que dans le cas de Trinidad et Tobago, les Indienscontinuaient à avoir la grande consolation de continuer à tenir le haut du pavédans le domaine économique ; par ailleurs, il apparaît que malgré toutes lestares du système clientéliste, les pays de la Caraïbe du Commonwealth ontpendant assez longtemps connu un progrès économique suffisamment grandpour que leur adaptation duWelfare State ait globalement quelques retombéespositives auprès des masses de démunis, cela étant toutefois plus facile dansune économie relativement riche comme Trinidad et Tobago que dans celle depays aux ressources plus précaires.

Quoi qu’il en soit, même fortement contaminés par des pratiques loca-les plus conformes à la lettre qu’à l’esprit, les canons de la démocratie deWestminster sont restés en vigueur sous les cieux caraïbes et ont permisla stabilité des régimes en place. Mieux, lorsque quelques brebis galeu-ses se sont égarées vers d’autres voies, cela a été majoritairement ressenticomme un traumatisme par les pays de la Caraïbe du Commonwealth.En rappelant cela, il convient d’évoquer en particulier le cas de la Grenade– où les régimes successifs de Matthew Gairy et de Maurice Bishop devaientsingulièrement secouer les acquis démocratiques – ou encore la tentative,au demeurant avortée, de renversement du gouvernement de Trinidad per-pétrée en 1990 par un groupe terroriste de musulmans africains. S’agissantde ce dernier épisode, même l’assez peu démocrate président de la Guyana,Desmond Hoyte, devait solennellement déclarer :

The government of Guyana considers the attempted coup to be anundesirable departure from the traditions of constitutional governmentwhich is part and parcel of the political culture of the CommonwealthCaribbean5.

Bien évidemment, on ne saurait trop insister sur le fait que ceux quidétenaient le pouvoir étaient d’autant moins disposés à abandonner le« Westminster model » que celui-ci instituait au bout du compte une concen-tration des pouvoirs permettant de parer de légitimité constitutionnelle l’exer-cice d’un autoritarisme souvent détestable. Détestable au point de provoquerparfois des émeutes, comme dans la Jamaïque de 1968 avec l’affaire Rodney,laquelle montrait que les nouveaux maîtres du pays étaient aussi effrayés detoute sédition potentielle que l’avaient été les Britanniques auparavant6. Faceà de tels risques de débordements populaires, disposer de toute l’autorité gou-vernementale inhérente au modèle de Westminster était justement d’autantplus précieux. En effet, l’héritage constitutionnel anglais, lequel repose audemeurant sur des règles consacrées par le temps et non sur une Constitution

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écrite, a pour principal effet de placer un pouvoir considérable entre les mainsdu Premier ministre, personnage dont la désignation se fait à travers l’électiondes députés. Bref, la légitimité du gouvernement et celle du Parlement étanten quelque sorte emboîtées l’une dans l’autre, le Premier ministre règne prati-quement sans partage. Comme le rappelle le professeur Albert Mabileau dansun excellent article daté de 1984 :

Tous les constitutionnalistes classiques estiment que la Grande-Bretagne offre le témoignage d’un véritable paradoxe sur la séparationdes pouvoirs qu’il est difficile d’expliquer. L’Angleterre est la mèrede la séparation des pouvoirs – comme celle des Parlements – et ellea fourni à Locke et Montesquieu leur champ d’expérimentation. Lerégime politique britannique contemporain doit pourtant être qualifiéde régime de concentration des pouvoirs à travers le parti majoritaire,et les mécanismes classiques de la séparation des pouvoirs y ontcomplètement disparu en temps normal, même si cette interprétationest contestée par certains auteurs7.

Le grand Walter Bagehot lui-même, référence s’il en fut en matière deconstitutionnalisme anglais, résumait en ces termes la concentration despouvoirs:

The efficient secret of the English constitution may be described as theclose union, the nearly complete fusion, of the executive and legislativepowers… A cabinet is a combining committee – a hyphen which joins,a buckle which fastens, the legislative part of the state to the executivepart of the state. In its origins it belongs to the one, in its functions itbelongs to the other.8

Dans ces conditions, lorsque le contexte local a favorisé une dérive clien-téliste, le Premier ministre en est en quelque sorte devenu le maître absolu.Sans doute les mœurs locales ont-elles été un facteur lourd, mais la concen-tration des pouvoirs a eu elle aussi des effets pervers et les élites locales s’ensont trouvées renforcées. Les gouvernements alternant au pouvoir ont, chacunpour son compte, su persuader leurs clientèles respectives qu’ils pouvaientpleinement user de leurs prérogatives pour leur assurer une sorte de mono-pole. Non seulement la faculté critique de la base s’en est trouvée anesthésiéemais, dans une parodie quasi ubuesque de la démocratie, cette même base aété couramment enrégimentée. Une véritable mentalité de garnison s’est miseen place, dressant les clans opposés les uns contre les autres dans des dérivesde violence atteignant parfois les limites du supportable. Lors des électionsde 1980 par exemple, ce qui est tout simplement devenu une guerre des gangsfait pas moins de 889 morts dans la très démocratique Jamaïque. Question :peut-on encore qualifier de démocratique un système aussi pollué par la vio-lence ?

Malheureusement, le durcissement des tensions internes s’est nourri dela fragilité économique, ce qui, conjugué à l’accroissement des pressions

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externes a en règle générale abouti à une aggravation de la situation. Lespays de la Caraïbe anglophone, de même que bien d’autres pays en voie dedéveloppement, ont subi les contrecoups de la crise économique qui s’installeà partir des années soixante-dix et également pâti de l’émigration croissantedes talents vers les pays riches. Dans leur situation d’arrière-cour des États-Unis, ces pays attendront des retombées positives de la Caribbean BasinInitiative lancée un peu plus tard sous Reagan mais, quoique non négligeable,cette initiative sera loin d’avoir les effets escomptés et profitera davantageaux États-Unis. On peut donc dire qu’une relative stagnation a eu pour effetd’exacerber la compétition pour l’accès à quelques privilèges à l’intérieur deces divers pays dont la vulnérabilité a été accentuée plus généralement parl’évolution du monde. En particulier, il est clair qu’avec la fin de la guerrefroide et l’effondrement du bloc soviétique, la Caraïbe dans son ensemble vacesser d’être zone prioritaire pour les grandes puissances, devenant mêmezone pratiquement insignifiante du point de vue stratégique de sorte que lestraitements préférentiels dont elle avait pu bénéficier auparavant de la part desÉtats-Unis et de l’Europe seront remis en question. Livrée comme le restedu monde à la Vulgate du libéralisme triomphant, il lui sera de plus en plusdifficile d’échapper aux pressions des créanciers et investisseurs afin qu’il soitdûment procédé aux ajustements structurels et aux déréglementations horsdesquels il ne saurait y avoir désormais de salut économique, fût-ce au prixde quelques accidents sociaux. Ce faisant, la marge de manœuvre laissée à lasouveraineté des micro-États de la Caraïbe du Commonwealth a eu tendanceà se rétrécir comme peau de chagrin. Outre les effets de cette nouvelle donnemondiale, un peu comme aux temps de la flibuste, la Caraïbe – anglophonenotamment – se trouvera exposée de plein fouet aux tentacules redoutablesd’une nouvelle pieuvre : le narcotrafic dont les puissants patrons sont passésmaîtres dans l’art de la corruption, laquelle gangrène de façon endémiquel’appareil politique et administratif des pays de la Caraïbe du Commonwealth.L’ensemble de ces évolutions et des dérives qui les accompagnent a incontes-tablement été source de désillusion et de pessimisme croissant, y compris dela part de leaders qui avaient pu initialement nourrir de grands espoirs. Aussia-t-on pris de plus en plus conscience de la nécessité de mettre en œuvre denouvelles stratégies pour revitaliser la démocratie, voire lui permettre toutsimplement de survivre. Une véritable réflexion s’est instaurée pour palier lesprincipaux inconvénients du modèle de Westminster dans sa version caraïbeet jeter les fondements d’une meilleure gouvernance.

On rappellera d’abord que les projets de réforme de la gouvernance ne sontpas absolument nouveaux. Établi dès 1992 sous l’autorité du très respecté SirShridath Ramphal, Secrétaire Général du Commonwealth de 1975 à 1990, lesubstantiel rapport intitulé Time For Action fournissait déjà de fort intéres-santes pistes de réflexion dans ce domaine. Ce rapport au titre éloquent, com-mandité quatre ans auparavant au sommet de la CARICOM à Grenade dans lebut de fournir à la Caraïbe du Commonwealth quelques préconisations utiles

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pour son entrée dans le XXIe siècle invitait notamment les gouvernants àdonner davantage la parole aux forces vives de la société et aussi à dépolitiserle service public. Il ne semble pas, à vrai dire, que les recommandations de laCommission aient toujours recueilli le meilleur des échos de la part des chefsd’État, notamment dès lors que ces recommandations pouvaient aboutir àune surveillance trop serrée de leur gouvernance. Cela étant, les propositionsd’amélioration du « modèle de Westminster » n’ont cessé d’être avancées parla suite, tantôt minimalistes tantôt maximalistes, ainsi lorsqu’est évoqué lepassage à un système présidentiel, et çà et là des réformes sont effectivementintervenues avec des heurs divers9. Pourtant, que ces propositions soientrestées lettre morte ou que les tentatives de réforme aient avorté, tout lemonde s’accordait en ce début du XXIe siècle pour dire que le dossier devaitêtre sérieusement repris en main. C’est ce qui ressortait en particulier de laconférence sur « La Réforme constitutionnelle dans la Caraïbe » réunissant11 pays de la CARICOM du 20 au 22 janvier 2002 à la Barbade. Placée sousl’égide de l’Organisation des États Américains (OAS) en coopération avec leProgramme de développement des Nations Unies, les participants devaientdresser un bilan en demi-teinte où l’attachement proclamé au « modèle deWestminster » s’accompagnait d’une reconnaissance lucide des failles dusystème et d’un appel vigoureux à la consolidation de la démocratie. Cetteconférence révélait aussi une nette prise de conscience de la Caraïbe anglo-phone quant à la nécessité d’agir de façon concertée, comme il sied à un grandensemble géopolitique, les réformes constitutionnelles ne pouvant avoir unimpact important que si on évite de les pratiquer en solo10.

Par-delà la diversité des approches manifestées au cours de cette con-férence, il est clair que s’y dégage un consensus autour du constat que le« modèle de Westminster » a trop souffert de l’abandon des principes d’équitéet de respect de la loi (« rule of law ») sans lesquels il ne peut y avoir de bonexercice démocratique. Selon une forte proportion d’intervenants, un pas enavant important serait déjà effectué si on évoluait vers une forme de gouver-nement plus équilibré mettant un terme à la confusion des rôles entre Exécutifet Législatif. Pour ce faire, il est notamment proposé d’augmenter le nombredes « backbenchers » (parlementaires sans portefeuilles) alors que dans lesystème actuel prévaut trop souvent le cumul des mandats de parlementaireet de membre du Cabinet. Les « backbenchers » pourraient ainsi constituerdavantage une force d’initiative. Une autre réforme considérée commenécessaire serait la création de commissions d’investigation comportant desmembres de l’opposition. Les forces d’opposition ne peuvent en effet conti-nuer à être bâillonnées comme elles le sont dans le système en vigueur. Dufait du « first past the post system », des groupes ayant recueilli des suffra-ges importants se voient injustement sous-représentés au point que certainsestimeraient salutaire l’introduction d’une certaine dose de représentationproportionnelle. Plus généralement, on souligne volontiers qu’il convientde reléguer au magasin des accessoires les excès de l’esprit partisan et du

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clientélisme qui l’accompagne, les défis du temps présent exigeant des poli-tiques plus consensuelles. Le débat sur les remèdes paraît toutefois difficileet loin d’être clos, la question étant de savoir jusqu’où on peut aller trop loinen matière d’adoption d’un système de « checks and balances » d’inspirationaméricaine. Tout en reconnaissant les dysfonctionnements actuels, certainsfont valoir qu’une franche coopération entre l’Exécutif et le Législatif éviteles blocages pouvant résulter de gouvernements de coalition ou de systèmesde représentation proportionnelle mais des blocages obligeant à négocier et àêtre inventif ne seraient-il pas finalement préférables au suivisme et à l’immo-bilisme que l’on observe trop souvent ?

On notera enfin que les intervenants de la conférence dénoncent quasiunanimement l’insuffisance des encouragements en direction des initiativespouvant venir de la société civile. Nombreux sont ceux qui considèrent que lesremèdes sont à rechercher pour une large part dans l’émergence d’une démo-cratie plus participative, ce qui implique que les organisations et associationscomposant la société civile soient dûment consultées et acquièrent même undroit de regard permanent sur l’action gouvernementale. Outre l’organisationde référendums populaires sur certains sujets, on pourrait concevoir parexemple que des groupes représentatifs de la société civile siègent dans lesChambres hautes des Parlements et que soient mis en place des dispositifs deconcertation régulière au niveau de chaque circonscription entre parlementai-res et représentants des « civic bodies ».

En définitive, comme on peut le constater, l’esprit est à la réforme et on nemanque pas d’inventivité dans ce domaine, à ceci près que, dans la plus puretradition anglaise, on semble plus disposé à une évolution qu’à une révolution.Le désir d’évolution qui s’exprime a au demeurant des accents de sincérité car,aussi attaché soit-on au « modèle de Westminster », rares sont ceux auxquelséchappe la nécessité de l’amender. Faute de le faire, on continuerait à rendrepleinement pertinent ce commentaire désabusé d’Owen Arthur, Premierministre de la Barbade depuis 1994 :

The unfortunate aspect of the Westminster model of governancewe have inherited is that it has encouraged a «to the victors, thespoils» mentality that has ensured that at any time almost half of thepopulation of any Caribbean society is marginalized and alienatedfrom participation in the development of their society11.

Christian LERATUniversité Michel de Montaigne Bordeaux 3

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Notes

1. Cité par Selwyn Ryan in Democracy in the Caribbean (ed. Carlene J. Edie),Westport, Connecticut & London, Praeger, 1994, p. 235.2. On pourra notamment se référer à son article «Caribbean Political Thought, fromWestminster to Philadelphia» in Contending with Destiny, The Caribbean in the 21stCentury (ed. Kenneth Hall & Denis Benn), Kingston, Ian Randle Publishers, 2000,p. 248-273.3. Cité par Selwyn Ryan dans Contending With Destiny, op. cit., p. 251.4. Cité par Selwyn Ryan in Democracy in the Caribbean, op. cit., p. 236-237.5. Ibid., p. 234.6. Accusé par le gouvernement jamaïcain de propager des idées de nature à perturberl’ordre public, le Docteur Walter Rodney, originaire de la Guyana et charismatiqueprofesseur d’histoire à l’université des West Indies (campus de Mona), fut interdit deséjour en Jamaïque, ce qui devait déclencher des émeutes considérables en octobre1968. Ce chantre du « Black Power » était en effet une voix très écoutée non seule-ment à l’université mais aussi plus largement auprès du public jamaïcain. On pourraà ce propos consulter l’ouvrage d’Anthony J. Payne, Politics in Jamaica, Kingston,Ian Randle Publishers, 1994, p. 15-33.7. « Séparation des pouvoirs et rapports de légitimité » in Jean Louis Seurin (éd.), LeConstitutionnalisme aujourd’hui, Paris, Economica, 1984, p. 114.8. Cité par Anthony Simpson in The New Anatomy Of Britain, London, Hodder &Stoughton, [1971], 1976.9. L’article de Selwyn Ryan cité à la note 2 sera de ce point de vue une source majeured’information.10. On pourra prendre connaissance des conclusions de cette conférence en consul-tant le site www.upd.oas.org/caribbean_reform/executive_summary.html11. Owen Arthur, «Economic Policy Options in the Twenty-first Century» inContending With Destiny, op. cit., p. 24.

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LA DÉPARTEMENTALISATION :UN MODÈLE DE DÉCOLONISATION ?

Nonobstant le vent des indépendances qui a commencé à souffler sur lesempires coloniaux à partir de 1945, plusieurs territoires de la Caraïbe conti-nuent d’appartenir, selon des modalités variables, à des ensembles plus vasteset éloignés. Ainsi, les Antilles néerlandaises et néerlandophones demeurent àce jour sous la souveraineté du gouvernement de La Haye tout en étant dotéesd’assemblées et de gouvernements locaux. De même, si la plupart des posses-sions de la Grande-Bretagne dans la région ont accédé à l’indépendance entre1962 et 1983, l’Union Jack n’a pas cessé de flotter sur un chapelet d’îles quilui reste totalement assujetti. De leur côté, Porto Rico et les Iles vierges amé-ricaines constituent des dépendances des États-Unis tout en jouissant d’unelarge autonomie. Enfin, relevant de la catégorie juridico-institutionnelle dedépartement/région d’outre-mer (DROM), la Martinique, la Guadeloupe (etpar extension la Guyane qui procède de la même matrice sociohistorique) sontformellement intégrées à l’ensemble franco-européen.

Incontestablement, les statuts et les modes d’incorporation de ces diffé-rents territoires se trouvent au cœur de multiples controverses : d’une part, ilsfont l’objet de dénonciations récurrentes à l’ONU au nom d’une décolonisa-tion inachevée ; d’autre part, ils tendent fréquemment à structurer les clivagespartisans, voire à saturer les espaces politiques internes en raison de l’insa-tisfaction grandissante qui leur est attachée. Dans tous les cas, ces débatsrévèlent la persistance de malaises profonds et d’interrogations très fortes surla nature des liens unissant ces pays à leur métropole.

Enfermées dans un dilemme qui peut paraître largement improductif– décolonisation ou re-colonisation ? – et débouchant au plan politico-ins-titutionnel sur des impasses comme en témoignent les exemples des DROMfrançais et de Porto Rico, ces interrogations trouvent naturellement leur pro-longement dans le champ scientifique. De ce point de vue, la multiplication,depuis une vingtaine d’années, d’ouvrages (Michalon, 2006 ; Jong & Kruijt,2005 ; Ramos A., 2001 ; Ramos E., 2001 ; Grosfoguel, 1997 ; Hintjens, 1995 ;Grupo…, 1984), de revues spécialisées (Regards sur l’actualité, 2006 ;

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Pouvoirs 2005 ; PDLC, 2003-2004 ; PDLC, 2005-2006) et d’articles spéciali-sés sur ce thème ainsi que l’instabilité des catégories analytiques mobilisées– néocolonialisme, post-colonialisme, nationalisme… – sont assurément desindices révélateurs de la difficulté à appréhender des situations qui échappentaux grilles classiquement appliquées à l’étude des processus de décolonisa-tion.

Une chose paraît, en effet, sûre : les territoires non indépendants de laCaraïbe sont fréquemment perçus comme des entités se situant à mi-cheminentre le statut colonial hérité de leur passé et qui détermine largement leurfonctionnement présent, d’une part et, d’autre part, la perspective d’uneaccession au rang d’État-nation souverain. Dans ces conditions, les débatsse nouant autour des enjeux d’identité, de culture, d’autonomie et de recon-naissance acquièrent une importance décisive : ils conduisent inévitablementà interroger la nature coloniale ou non des liens institutionnels rattachant lesterritoires concernés à des centres externes et éloignés.

C’est le cas en particulier aux Antilles françaises. Ces sociétés sont le lieu,depuis 1946, d’une expérience, aussi originale que contestée – la départe-mentalisation – procédant à leur assimilation institutionnelle à la Républiquefrançaise. Peut-on envisager pareille expérience comme une voie alter-native, si hétérodoxe soit-elle, à la décolonisation (Hintjens, 1997) ou aucontraire comme la perpétuation, sous une forme à peine renouvelée, d’unprocessus colonial poursuivant inéluctablement son devenir historique ? End’autres termes, la départementalisation peut-elle être considérée comme un« modèle » de décolonisation ?

Ainsi formulée, cette interrogation, non dénuée de provocation, s’articuleautour de trois notions, dont deux constituent un clin d’œil ou une concessionà une actualité plus ou moins récente et riche en controverses, alors que latroisième, tout en étant placée au cœur de la problématique du colloque, neva pas sans justifier quelques remarques préalables quant à l’usage que l’onpeut en faire.

Loin de succomber à une quelconque célébration fétichiste, le soixantièmeanniversaire de l’adoption de la loi du 19 mars 1946 est passé presque inaperçuaux Antilles comme en Guyane, ce qui est en soi une indication intéressante.Pourtant, on n’a pas fini de mesurer les effets d’une telle loi et des mesuressubséquentes, en dépit de nombreux échanges polémiques qu’elles n’ontcessé de nourrir. Car la départementalisation est au cœur d’une dynamiquecomplexe qui invite à établir un parallèle avec le « fait social total » tel qu’ila été défini par l’anthropologue français Marcel Mauss (Mauss, 2003) : elleapparaît comme un processus interférant à tous les niveaux de l’organisationsociale et influant sur tous les champs de l’activité humaine – économiques,sociaux, culturels, politiques – dans les collectivités auxquelles elle s’appli-que. L’erreur, au demeurant fréquente, c’est d’isoler un de ces champs d’acti-vités et de négliger les interactions avec les autres. Il ne fait guère de doute, en

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effet, que la mise en œuvre de politiques publiques fondées sur les principesde l’égalité républicaine et de la solidarité nationale, assorties de mesuresrelevant parfois d’une logique de discrimination positive, a contribué à remo-deler les sociétés antillo-guyanaises, en dépit du décalage entre la générositédes principes proclamés et les réticences quant à leur application. Fondée surun consensus ambigu entre les élites politiques locales et le pouvoir centralmétropolitain, la politique économique en vigueur depuis la départementa-lisation est ainsi incontestablement à l’origine d’un mal-développement quiapparaît comme une condition essentielle à la compréhension de la structuresociale de la Martinique et du malaise identitaire des insulaires (Jalabert,2006). Sur le plan politique, les liens tissés avec la métropole déterminenttrès largement les clivages partisans et conditionnent les débats politiques deplus en plus marqués, il est vrai, par une forte polarisation autour d’enjeuxidentitaires et une autonomisation croissante des sphères politiques ultrama-rines observée au cours de ces dernières années (Daniel, 2006a). Processusen constant devenir et générateur d’une totalité complexe, la départementali-sation est, en outre, loin d’être un « modèle » imposé de manière univoque :réclamée par les élites politiques, elles-mêmes soutenues par la majorité dela population au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avant d’être large-ment contestée aujourd’hui sans pour autant être supplantée par un modèlealternatif, elle surdétermine les stratégies des acteurs et contraint fortementleurs choix, jusques et y compris dans leur volonté affichée de changementinstitutionnel et statutaire.

Quant à la décolonisation, au-delà des polémiques récentes, l’usage duterme reste fondamentalement associé à une série d’interrogations. Longtempsprésentée comme le processus par lequel les peuples dominés s’émancipent dela tutelle coloniale en accédant à la souveraineté, la décolonisation transcendeen réalité l’acte formel qui lève l’état de sujétion politique. Il s’agit tout à lafois de construire un État, de définir une stratégie de développement et d’ac-quérir une légitimité internationale. Or force est d’admettre que ces tâchesse sont révélées d’autant plus redoutables que faute de transition, de cadressuffisants et de réflexion concertée, les dirigeants issus des luttes nationalesn’ont pas toujours su éviter le double écueil de la soumission complaisante auxorientations assignées par l’ancienne puissance coloniale et du maximalismerévolutionnaire étranger aux traditions des populations (Droz, 2006, 302). Desorte que la persistance du sous-développement et l’échec patent de « modè-les » trop hâtivement improvisés – sources fréquentes d’instabilité et de déri-ves autocratiques – ont contribué à entraver l’entreprise de décolonisation ouà lui conférer un visage fort éloigné des attentes initiales.

Ainsi, au-delà de la très grande variété des expériences en la matière, leprocessus de décolonisation apparaît souvent comme inachevé, non exemptd’ambiguïtés et porteur de nouvelles modalités de domination, lorsqu’il netend pas à se perpétuer sous des formes à peine renouvelées. Car « affirmerle caractère inéluctable de la décolonisation ne préjuge en rien du succès de

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l’entreprise. Celle-ci a pu rendre aux peuples leur dignité et la maîtrise deleur histoire, mais la levée du lien de subordination politique ne signifiaitnullement une libération réelle » (Droz, 2006, 14). D’où les débats sur le néo-colonialisme ou le post-colonialisme. Cette dernière notion, dont l’emploi aété largement contesté, suggère d’ailleurs, par le recours au préfixe « post »,un « après », une suite dans le temps et simultanément une succession dansl’ordre idéologique, une sorte de substitution à la colonisation. Plus descriptifqu’évaluatif, le terme post-colonialisme témoigne à son tour des difficultésà caractériser les situations décrites en tentant de concilier le constat de lapostériorité de l’ordre colonial avec le registre de la contestation des formesde domination… colonialiste qui lui ont survécu.

Ce type de débat entre, de manière symétrique, en résonance avec ceuxqui se développent depuis plusieurs années aux Antilles-Guyane. Le carac-tère inachevé de l’entreprise de décolonisation, trop souvent réduite à l’acteformel d’accession à la souveraineté, et les échecs susmentionnés observésailleurs, conduisent, dans des territoires qui ont choisi d’être incorporés ausein de la puissance coloniale, à s’interroger sur les conditions de possibilitéd’une voie alternative de décolonisation. En d’autres termes, l’accession àl’indépendance d’un territoire est-elle la seule forme possible de décoloni-sation et la départementalisation peut-elle être considérée comme une formehétérodoxe d’émancipation de la tutelle coloniale ? Que signifie aujourd’huisouveraineté dans un monde globalisé, lorsque l’existence de certains paradisfiscaux, y compris dans la Caraïbe, en qualité d’États souverains n’est impu-table qu’aux manœuvres des firmes ou groupes financiers et à l’aptitude de cesderniers à parasiter et à instrumentaliser le système interétatique ? Peut-onvéritablement parler de décolonisation si l’indépendance a signifié l’établisse-ment d’États-nations modelés sur les puissances coloniales qui ont développéet nourri l’entreprise de colonisation ?

En outre, l’accession à l’indépendance, comme fin assignée à l’histoireet comme modèle exclusif, au sens normatif du terme, de décolonisationconduit implicitement à opposer dans le cas des Antilles, d’un côté, une« élite » travaillée par l’idéologie nationaliste et seule capable, semble-t-il,de se hisser au niveau de la compréhension du mouvement historique, et del’autre, le « peuple » porteur d’une conscience coloniale aliénée et entretenantun quasi-rapport d’extériorité avec cette élite. Car ici la dialectique complexeentre culture et politique (Dieckhoff, 2006), débouche sur une réception pro-blématique du nationalisme par les masses peu enclines à se mobiliser pourque l’indépendance devienne réalité.

D’un autre côté, ces débats sont d’autant plus difficiles à trancher quela méfiance à l’égard de l’indépendance perceptible dans ces territoires n’ad’égale que l’insatisfaction générée par la départementalisation vécue commeune incomplétude ou comme une espérance trahie, voire comme la perpétua-tion d’un lien de dépendance et de subordination.

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Enfin, la notion de modèle recouvre au moins deux acceptions ou dimen-sions. La première est positive ou analytique : il s’agit de la représentationsimplifiée d’un système ou d’un pan de la réalité, c’est-à-dire d’un faisceau decaractéristiques à la manière d’un concept. La deuxième acception est norma-tive ou évaluative, au sens où elle est saturée de connotations positives. Ellepeut correspondre dans ce cas à ce qu’il convient d’imiter ou de reproduire.

Ces deux acceptions seront utilisées alternativement tout au long des tra-vaux du colloque, puisqu’il s’agira aussi bien d’évaluer les modèles, à fortevisée normative, élaborés dans la Caraïbe, ou ceux qui les inspirent qued’objectiver des mécanismes à l’œuvre et susceptibles d’être restitués sous laforme de modèles entendus comme une simple représentation analytique dela réalité.

Toutefois, c’est cette deuxième démarche qui va guider la réponse – enforme de modeste introduction à un débat – que ce chapitre va tenter d’appor-ter à l’interrogation initiale. En quoi la départementalisation constitue-t-elleou non une voie de sortie de la colonisation, et quelles sont, le cas échéant, lescaractéristiques singulières de cette voie ?

Cette réponse passe par l’analyse des mécanismes et des stratégies qui sontà l’œuvre à travers ladite départementalisation, en les confrontant à ce quipourrait s’apparenter à une entreprise de décolonisation, c’est-à-dire d’éman-cipation d’une tutelle coloniale. L’examen de ces mécanismes et stratégiesrévèle une situation marquée par des ambiguïtés profondes, souvent entrete-nues, dont certaines sont consubstantielles à l’histoire des Antilles sans pourautant être imputables à la seule entreprise coloniale. De ce point de vue,trois séries de constats peuvent être établies. D’une part, la départementali-sation apparaît comme le fruit d’une série de contradictions et de paradoxesse nichant au cœur du « projet républicain ». D’autre part, loin d’avoir levéces contradictions, sa mise en œuvre a été largement entravée, exacerbant dumême coup la lutte pour l’égalité et la reconnaissance dont elle est devenuele cadre. Enfin, plus de soixante ans après l’adoption de la loi du 19 mars1946, la situation, en forme d’impasse sur le plan politique, se caractérise parune modification de l’équilibre instable, voire une inversion du rapport, entredemandes d’égalité et revendications identitaires dont la départementalisationest depuis toujours le siège.

LES CONTRADICTIONS DU PROJET RÉPUBLICAIN OU LA CITOYENNETÉ INACHEVÉE

En 1946, les élites politiques antillaises, relayant un souhait partagépar la grande majorité des populations guadeloupéenne et martiniquaise,ont donc opté pour la voie de l’intégration politico-institutionnelle ausein de l’ensemble français. Ce choix a été souvent mis sur le compted’une « assimilation culturelle » réussie et de la conscience-refletd’une situation de domination. Ce raisonnement séduisant pour l’es-prit est cependant largement trompeur : il tend à confondre la prétention

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affichée par l’État colonial – soucieux de réduire les lieux de résistancecollective – et le résultat obtenu. Car cette prétention s’est incontestablementheurtée à des phénomènes de résistance culturelle, tout comme la volonté decréer une allégeance citoyenne unique au profit de l’État a été tenue en respectpar les aspérités du terrain tout au long de l’histoire coloniale.

Cette double évolution paradoxale explique la vigueur et la persistance dela revendication d’assimilation ayant débouché sur l’adoption de la loi du 19août 1946, puis, par la suite, la réactivation de celle en faveur d’un droit à ladifférence longtemps contenue en germe dans un désir de reconnaissance.Faut-il rappeler, en effet, que la première abolition de l’esclavage avait déjàconduit les révolutionnaires à composer localement avec les colons au pointd’admettre la violation des principes fondateurs de l’idéal républicain ; quela deuxième abolition, loin de faire de la composante civique et politique dela citoyenneté un acquis, avait ouvert en réalité un espace de luttes pour lesanciens esclaves confrontés à la reconfiguration de l’ordre colonial dont ilsvenaient de s’émanciper et leur conférant une conscience aiguë de leur appar-tenance à un monde distinct et à un univers culturel différent ? Dans un telcontexte, l’État est d’emblée posé et perçu comme une sorte de thaumaturgegénérateur d’égalité et comme le point de passage obligé pour remettre encause l’ordre colonial et les injustices qu’il reproduit.

Toutefois, il serait faux d’isoler cette aspiration à l’égalité, sous la forme del’acquisition d’un ensemble de droits inhérents à la citoyenneté, d’une volontéimplicite de reconnaissance, ces deux espérances étant intimement mêlées.Cette volonté est présente bien avant 1946 ; elle persistera bien après. Tel estle sens de la revendication d’assimilation qui aboutit, près d’un siècle aprèsl’abolition de l’esclavage, à la départementalisation : face à la promesse tou-jours différée de l’assimilation, il s’agit, d’une certaine façon, d’honorer lespromesses d’une république rêvée permettant non seulement l’ouverture etl’exercice de droits, mais aussi de jouir d’une reconnaissance pleine et entièreau sein de la République.

Il convient d’ajouter que l’expérience d’une citoyenneté longtemps bridéeemporte deux conséquences majeures : d’une part, elle invalide la visionlinéaire et finalisée de la citoyenneté, en trois phases successives – les droitscivils, les droits politiques et les droits sociaux – suggérée par l’approcheclassique de Thomas Marshall (Marshall, 1977). D’autre part, la figure ducitoyen fut d’emblée, puis de manière permanente, confrontée aux Antilles àdes formes d’identifications concurrentes de l’allégeance officielle ; identifi-cations concurrentes largement entretenues par les déficiences de la républi-que, prise en défaut au regard de ses propres valeurs, et servant de support à laréactivation actuelle des demandes en faveur d’un droit à la différence.

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LES CONTRARIÉTÉS DE LA LUTTE POUR L’ÉGALITÉ ET LA RECONNAISSANCE

Il est donc clair que la départementalisation a correspondu à une demanded’appartenance à une communauté de citoyens de plein exercice s’inscrivantdans le prolongement de l’émancipation largement vécue comme une incom-plétude.

Mais rapidement, elle est l’objet d’une insatisfaction grandissante : lesconditions de sa mise en œuvre débouchent sur la dénonciation d’une « espé-rance trahie » et sur une contestation néanmoins difficilement capitalisablesur le plan politique en vertu d’un paradoxe inhérent au modèle républicainlui-même :

l’écart du réel et de l’idéal, la République contredite par ses propresactes n’ont jamais, jusqu’à nos jours, été un obstacle à sa force derassemblement, à la production et reproduction d’une culture politiquecommune enracinée dans ses moments fondateurs et portée versl’avenir. De Marianne à la sociale, le chemin était toujours possible.Les défauts de la République réelle pouvaient n’être renvoyés qu’à sapropre incomplétude (Bertho, 2005, 15-16).

Autrement dit, nourris par la distance maintenue entre l’idéal proclamé etla réalité vécue, les mobilisations sociales et le combat pour l’égalité des droitscontribuent, d’une certaine façon, à renforcer l’attachement des citoyens aucadre républicain dont ils vivent cruellement les déficiences. Pas plus qu’il nesaurait être considéré comme la simple résultante d’une conscience colonialealiénée, cet attachement au cadre républicain est loin d’obéir à des considé-rations purement instrumentales. La lutte pour l’égalité (sociale) est, en effet,indissociable de celle menée plus généralement pour la reconnaissance, mêmesi un rapport d’inversion entre ces deux notions peut s’établir en fonction desmoments historiques considérés. Ce constat apparaît déjà en filigrane dans ladémarche d’Aimé Césaire qui revient à considérer que la conquête de l’égalitésociale inhérente à la citoyenneté ne pouvait passer que par la revendicationde particularités culturelles (Suvélor, 1983), avant d’être confirmé plus tard àtravers le rejet sans équivoque de l’assimilation culturelle comme en témoignece discours prononcé le 22 novembre 1956 :

Qu’est-ce que l’assimilation ? L’assimilation n’est pas ce que vouscroyez, c’est une doctrine politique et philosophique qui tend àfaire disparaître les particularités propres à un peuple et à tuer sapersonnalité. Et bien, je le dis tout net, l’assimilation ainsi entendueet ainsi définie, je suis contre l’assimilation. Je crois que Nous,Martiniquais, nous avons une personnalité, une personnalité quin’est absolument pas la personnalité française ; qui n’est pas non plusla personnalité africaine ; une personnalité qui est une personnalitépropre, une personnalité martiniquaise. Et je crois que cettepersonnalité, il nous faut la préserver, il nous faut la cultiver, il nousfaut la développer. Cité par Camille Darsières (1974, 191).

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De même, les luttes sociales qui ponctuent la période postérieure à l’abo-lition de l’esclavage et scandent la vie au sein des sociétés antillaises tout aulong du vingtième siècle révèlent que les expériences sociales d’injustice ontlargement alimenté, solidairement avec la demande d’égalité, des revendi-cations constantes relatives à des représentations de l’« honneur », du « res-pect » et de la « dignité » (Thompson, 1988).

Ces revendications s’adressent également à l’État : en mettant en avant desdroits à caractère universaliste, elles réaffirment non seulement le ralliementà la bannière de la République mais visent également à faire appel du statutdégradant assigné par les classements sociaux et ethniques hérités de la colo-nisation (Daniel, 2000). Du même coup, elles nourrissent un débat récurrentsur la réforme institutionnelle et statutaire et tendent à faire de cette dernièrela solution à tous les maux et la matrice de laquelle procédera une société nou-velle épurée de tous les problèmes légués par une histoire entachée par l’es-clavage et la colonisation. De là découlent également les réponses apportéespar le pouvoir central avec paradoxalement comme conséquence la relégationau second rang de la thématique de l’égalité au profit de celle de la spécificité,mais aussi la perpétuation du modèle de la départementalisation pourtant misen procès.

ENTRE DEMANDE D’ÉGALITÉ ET REVENDICATIONS PARTICULARISTES : L’IMPASSEACTUELLE

L’un des paradoxes majeurs de la départementalisation, c’est que tout enétant contestée, elle continue à surdéterminer tous les comportements et stra-tégies, y compris de ceux qui la condamnent, renvoyant les uns et les autres àleurs propres contradictions. Ainsi, face à la persistance de la remise en causedu statut politico-institutionnel et, de manière souvent implicite, d’un modèlede développement non exempt de déséquilibres, les réponses du pouvoircentral – parfois appuyé par ses relais locaux du moment – sont invariables :élaboration et mise en œuvre de dispositifs de politiques publiques et institu-tionnelles arrimés au principe de l’égalité républicaine et soucieux en mêmetemps, grâce à des mesures de « discrimination positive », de prendre encompte les handicaps spécifiques, comme, par exemple, l’étroitesse du marchélocal et la faiblesse de l’appareil de production. De la loi de programme de1960 à la loi de programme pour l’Outre-mer de 2003, en passant par la loide programme de 1986 et la loi d’orientation pour l’Outre-mer du 13 décem-bre 2000, la logique à l’œuvre est la même : un ensemble de mesures d’ordreéconomique et social prétendent répondre au malaise et aux revendicationsqui se font jour localement, en orientant un modèle de développement dont lecontenu est rarement objectivé. Ces mesures procèdent généralement par l’in-jection de capitaux publics dans les économies insulaires et par des soutiensdivers sous la forme de transferts sociaux, de défiscalisation, ou encore demoratoire sur les charges sociales (ou d’allégement de ces dernières).

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Sous-tendues par un consensus ambigu au sein du personnel politiquelocal et entre ce dernier et le pouvoir central, ces stratégies conspirent à laperpétuation d’un système pourtant essoufflé. Car tout en stimulant à courtterme la croissance économique, elles contribuent, par des effets de compo-sition, à amplifier les déséquilibres internes des sociétés et à entretenir uncercle vicieux de revendications récurrentes. D’où le réflexe conditionné desresponsables politiques locaux portés à se focaliser sur la question institu-tionnelle élevée au rang de deus ex machina, qu’il s’agisse de réformer ou depréserver le statu quo.

D’autant que ladite question est de plus en plus appréhendée à travers lefiltre des affirmations identitaires : l’axe égalitaire longtemps entretenu parle récit républicain, lui-même en voie d’épuisement, est désormais fortementconcurrencé par l’axe particulariste paré de toutes les vertus, comme entémoigne le discours sur la « dignité » et les « spécificités » repris en chœurpar tous les élus et entrant en résonance avec les attentes d’une populationplus que jamais en quête d’identification. Significativement, le terme « spé-cificité » est désormais considéré comme un emblème identitaire comme lerévèlent, entre autres exemples, l’usage qui en a été fait lors de la campagneréférendaire relative au projet de Traité établissant une constitution euro-péenne ainsi que les échanges symboliques autour de l’interprétation desarticles 299-2 de l’actuel Traité et III-424 du projet.

Autrement dit, après avoir occupé une place centrale dans le registre dis-cursif du personnel politique antillais, la thématique égalitaire est désormaisvivement concurrencée, voire supplantée par des thèmes axés sur la « dignité »et le « respect ». Les catégories centrales mobilisées par les acteurs politiques,sans abandonner l’idée de « redistribution » au fondement de la lutte pourl’égalité, s’organisent de plus en plus autour de l’idée de « reconnaissance ».

Tandis que la première notion est liée à une conception de la justicequi vise à réaliser l’égalité sociale par la redistribution des biensmatériels nécessaires à l’existence de sujets libres, selon la seconde lesconditions d’une société juste en viennent à être définies en référenceà la reconnaissance de la dignité personnelle de tous les individus(Honneth, 2003, 205-206).

Il convient d’ajouter que les plus hautes sphères de l’État participent à lalégitimation de ce modèle discursif et normatif. L’idée de reconnaissance sehisse au rang de discours d’État :

Les Martiniquais, les Guadeloupéens, les Guyanais, s’interrogent surce qu’ils sont dans ce monde qui change, sur ce qu’ils seront demain.Rares sont ceux qui voient, je crois, dans une rupture avec la Francela réponse à cette recherche identitaire. Mais le message qu’ils nousdélivrent de manière pratiquement unanime est une formidabledemande de reconnaissance de leur personnalité, de leur dignité, de

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leur identité, et aussi de leur capacité a assumer eux-mêmes une partiebeaucoup plus importante de leur destin (Jacques Chirac, 2000).

De même, cette idée conditionne, dans une certaine mesure, les logiquesmatérielles et symboliques d’action publique aux Antilles françaises, même sicette tendance peut être observée ailleurs (Geisser, 2005). Approprié par lesélites politiques et intellectuelles, le principe de la discrimination positive estd’ailleurs fréquemment revendiqué comme une catégorie de l’action publique,même si l’expression est rarement utilisée ou se complète d’un discours surla « préférence locale ». Parallèlement, l’unité proclamée de la Républiquesemble désormais s’accommoder de la diversité normative comme tendentà le montrer les récentes réformes en matière de décentralisation (Daniel,2006b).

Une telle évolution explique très largement la nature des débats politiquesinsulaires. La culture est ainsi l’objet d’un investissement identitaire intense :elle apparaît comme l’une des rares ressources exploitables afin de permet-tre à des peuples privés d’une histoire glorieuse d’affirmer une individualitécollective. Cette évolution s’inscrit dans le cadre des tentatives de renouvelle-ment de l’idéologie nationaliste, particulièrement à la Martinique. Teintée deressentiment et portée dans ses différentes variantes par un travail de refonda-tion culturelle, celle-ci peine toutefois à être reçue par les masses populaireset à capitaliser politiquement le succès obtenu dans le champ culturel. Il enrésulte un glissement du politique vers le culturel qui tend, en effet, à consa-crer localement le triomphe d’une forme de souverainisme identitaire servantde substitut à la souveraineté politique. Le politique est ainsi ramené à sa plussimple expression culturelle (Daniel, 2002), alors que le principe d’identitésexclusives tend à s’imposer. Ce glissement sert du même coup d’alibi à uneforme d’impuissance inavouée : placée au cœur des échanges politico-symbo-liques, la question statutaire s’auto-entretient et alimente des comportementsambigus, peu compatibles avec la volonté de changement unanimement affi-chée, selon une intensité et des modalités variables, par les élites politiques.

Il reste que cette évolution révèle un dernier paradoxe caractéristique del’ambivalence des idéologies nationalistes qui se développent en réaction à unsystème de domination. L’on sait, en effet, que ces idéologies peuvent être à lafois hostiles et imitatives des modèles qu’elles combattent. De ce point de vue,l’assimilation, dont le principe fait, semble-t-il, l’objet d’un rejet unanime, nese niche pas nécessairement là ou on l’attend. Elle semble en effet avoir trouvérefuge dans ce penchant devenu naturel aux Antilles françaises consistantà faire de la réforme statutaire et/ou institutionnelle La solution à tous lesproblèmes. Il est vrai que ce réflexe conditionné a été acquis au long d’unehistoire multiséculaire partagée, dans le cadre d’un rapport de domination,avec un pays – la France – qui, parmi l’ensemble des États se réclamant dela démocratie, est sans doute celui qui a expérimenté le plus de constitutionset de réformes institutionnelles. Un État également dans lequel lorsqu’on ne

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peut plus réformer, on meuble le débat public en brandissant l’arme, à doubletranchant d’ailleurs, de la réforme ou en créant symboliquement des commis-sions qui ont fini par acquérir une fâcheuse réputation de mausolée, selon uneformule célèbre. Aux Antilles, faute d’appréhender la départementalisationcomme une totalité complexe, faute d’avoir objectivé les logiques qui lui sontsous-jacentes et qui surdéterminent au point de les phagocyter les moindrestentatives de changement, on a fini par conférer aux réformes institutionnel-les et/ou statutaires des vertus à la fois globalisantes, totalisantes et démiur-giques. Sans se soucier du fait qu’au-delà du simple changement de cadreinstitutionnel ou de statut, voire de la levée du lien de sujétion par le biais del’accession à l’indépendance, ces logiques pourraient continuer à s’imposer,pérennisant ainsi un système continûment dénoncé, en dépit de la disparitionformelle du cadre dans lequel il se déploie.

Justin DANIELUniversité des Antilles et de la Guyane

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LESMARTINIQUAIS ENTRE LE DÉSIR D’ASSIMILATIONET LE DÉSIR D’ÉMANCIPATION : À PROPOS DE LA

« CONSCIENCE NATIONALE » MARTINIQUAISE

LaMartinique fait partie des anciennes colonies de la France qui ont choisila voie de la départementalisation1, et donc de l’assimilation politique et juri-dique, au lieu de prendre le chemin de l’indépendance nationale. Cette voieest qualifiée par certains de décolonisation originale, tandis que pour d’autres,il s’agit juste d’une légère redéfinition du rapport colonial lequel reste entiè-rement en place. Pour Roland Suvélor notamment, « la départementalisationjoue comme révélateur de la persistance d’une situation coloniale » (Suvélor,1983, 2 202) où « à la fatalité biologique de l’esclavage a succédé la fatalitééconomique, au complexe de l’infériorité le complexe de la dépendanceinéluctable, mais vécu dans le ressentiment » (ibid., 2 199).

Il n’y a aucun doute qu’un des effets majeurs de la départementalisationest cette dépendance économique, toujours proportionnelle au développementde la modernité occidentale, un développement d’une extrême rapidité. Car siau début des années 1980, une grande partie des foyers, surtout dans les cam-pagnes, ne disposaient ni d’eau courante ni d’électricité, on est aujourd’huiarrivé à un niveau de vie équivalent à celui de la métropole. Un processuséquivalent s’est effectué dans le domaine du social : au fur et à mesure que lesMartiniquais « arrachaient » la mise en place des lois sociales françaises dansleur département, une relation de dépendance vis-à-vis de l’État-providences’installait, qualifiée et récusée par beaucoup aujourd’hui comme un « assis-tanat » destructeur de la société martiniquaise. Il faut en effet rappeler ici quel’établissement de l’égalité sociale, qui était la première motivation des insti-gateurs de la loi sur la départementalisation, n’avait pas été automatique aprèsl’adoption de cette dernière en 1946. Au contraire, c’est par un long processusde luttes sociales que les Martiniquais ont finalement obtenu cette égalité, unprocessus qui n’a été achevé qu’après une cinquantaine d’années.

La Martinique se trouve donc dans une dépendance à trois dimensions– politique, économique et sociale – vis-à-vis de la métropole. Une situation

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complexe et ambivalente, car si personne n’ose aujourd’hui renier les bienfaitsdu progrès économique et social, la dépendance est souvent vécue de manièreconflictuelle et douloureuse.

C’est d’ailleurs à partir d’un constat d’échec de la départementalisation quela revendication nationaliste prend son essor dans les années 1950. Depuiscette époque, la question du statut est omniprésente dans le débat politique. Àpartir de 1960, la revendication d’une autonomie pour la Martinique se déve-loppe dans les rangs du Parti Communiste et du Parti Progressiste. En outre,la création de l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste) en 1962peut être interprétée comme l’origine d’un mouvement indépendantiste, plusradical. Dans les années 1970, on assiste à l’apparition de plusieurs organi-sations indépendantistes marginales, ayant encore peu de succès auprès desélecteurs. Jusqu’aux années 1980, les nationalistes posent leurs revendicationsidentitaires aussi bien sur le plan culturel que sur le plan politique – les deuxsphères sont liées. Ces revendications sont combattues fortement – et souventde manière autoritaire – par les autorités françaises. Cependant, à partir de1981 – avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République– la situation change radicalement. Le nouveau gouvernement socialistesoutient largement l’émancipation culturelle des Martiniquais. Par contre,plus l’identité culturelle est promue par les autorités métropolitaines, plusla revendication d’une identité nationale martiniquaise est battue en brèche.En réalité, les nationalistes perdent le pouvoir de contestation du lien avecla France car l’identité culturelle ne peut plus servir de socle à l’affirmationd’une identité nationale politique.

Ce constat étant établi, je me suis posé les questions suivantes : commentaujourd’hui les Martiniquais se positionnent-ils par rapport à la questionnationale ? Existe-il au sein de la population martiniquaise une consciencenationale ou un sentiment national (par rapport à l’idée d’une nation martini-quaise) ? Si oui, comment exprime-t-elle cette conscience ou ce sentiment ?Et quelles sont les tensions et contradictions sociales qui se manifestent à cepropos ? Enfin, existe-il un lien entre identité culturelle et identité politique ?Comment se donnerait-il à connaître ?

L’analyse de ces questions nécessite évidemment une clarification du champconceptuel de la nation. Comment définir les notions « identité nationale »,« conscience nationale », « sentiment national »… ? En réalité, le concept denation est controversé et il n’en existe pas de définition claire et universellementadmise : « la “nation” – si formidablement réelle dans le monde réel de toutun chacun au quotidien – a échappé à tous les efforts des savants pour s’ac-corder sur ce qu’elle signifie exactement » (Isaacs, 1975, 174, ma traduction).Cependant, ce travail de clarification dépasse très largement le cadre de cettecommunication. Très brièvement, ce qui me semble fondamental est que beau-coup d’auteurs retiennent comme caractéristique centrale d’une nation le faitque ses membres manifestent le sentiment d’y appartenir. Ainsi, pour Hugh

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Seton-Watson, tout ce qu’il convient de dire « c’est qu’une nation existe quandun nombre significatif de gens dans une communauté se considèrent commeformant une nation, ou se conduisent comme s’ils en formaient une » (Seton-Watson, 1977, 5, ma traduction). Eric Hobsbawm, quant à lui, pose l’hypothèsede travail suivante : « tout groupe suffisamment important en nombre dont lesmembres se considèrent comme faisant partie d’une même nation sera consi-déré comme tel » (Hobsbawm, 1990). Pour Georg Elwert, la nation « n’exigepas de caractéristiques culturelles communes, cependant elle implique quela majorité de ses membres croit qu’un certain nombre d’éléments communsles rassemble tous dans une seule structure sociale » (Elwert, 2001, 252, matraduction). Sans multiplier les exemples, je soutiens que la définition et lareprésentation de la nation doivent émaner de l’intérieur de chaque sociétéconcernée.

Je m’appuie dans ma réflexion sur une enquête de terrain anthropologiqueque j’ai effectuée entre 2002 et 2005, et en particulier sur l’analyse de troisévénements politiques centraux de cette période :

1. La 2ème session du Congrès des élus départementaux et régionaux(février-mars 2002) ;

2. La consultation populaire du 7 décembre 2003 ;3. Les élections régionales de mars 20042.

LA 2ÈME SESSION DU CONGRÈS DES ÉLUS DÉPARTEMENTAUX ET RÉGIONAUX

L’organisation de cette réunion en Congrès de l’ensemble des élus dépar-tementaux et régionaux et des parlementaires fut prévue par la « Loi d’orien-tation pour l’outre-mer » du 13 décembre 2000. Il devait s’agir d’un cadred’expression offert aux élus locaux afin qu’ils fassent part de leurs proposi-tions concernant l’évolution institutionnelle et statutaire de leur département.En Martinique, trois sessions furent organisées.

La deuxième session m’a paru la plus significative pour la problématiquenationale et je ne parlerai ici que d’un seul aspect de cette session : l’amen-dement proposé par le conseiller général et militant indépendantiste FrancisCarole revendiquant la reconnaissance d’une nation martiniquaise et d’unpeuple martiniquais :

(…)Nous constituons, en effet, un peuple c’est-à-dire une communautéd’hommes fondée sur des apports divers, d’Afrique, d’Europe, d’Asie,sur un territoire clairement identifié. Nous avons une culture quin’est pas la culture française. Nous avons des mœurs, une langue,un imaginaire qui ne sont pas les mêmes qu’en France. Nous avonsaussi ce sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté.C’est ce qui fonde l’existence d’une nation martiniquaise ; c’estce qui fonde l’existence d’un peuple martiniquais.3 (…) tout ledébat politique du demi-siècle qui vient de s’écouler est un débatautour de la reconnaissance du peuple martiniquais et de son droit

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à l’autodétermination. (…) à terme notre peuple a vocation à seconstituer en État souverain (…) (Procès-verbal in extenso du 2ème

Congrès des Élus Départementaux et Régionaux de la Martinique,2002, tome 1, 12).

Dans ces propos, Francis Carole indique clairement que, pour lui, les deuxnotions « peuple » et « nation » sont indissociables. Dans cette idée de lanation défendue par l’ensemble des élus se réclamant de la mouvance natio-naliste, la caractéristique la plus fondamentale d’une nation est la cultureque partage une communauté d’individus sur un même territoire. En d’autrestermes, la construction de la nation martiniquaise est fondée avant tout sur leparticularisme culturel des Martiniquais. Non seulement en Martinique, maispartout dans le monde, l’argument d’une particularité culturelle est souventmis en avant pour justifier une affirmation nationaliste4. Il s’agit alors d’uneconception ethno-culturelle, à l’instar de la conception « allemande » de lanation établie à la fin du 18ème siècle par le philosophe Herder, selon lequelchaque nation est le résultat d’une culture propre qui se transmet dans letemps, une sorte d’héritage s’imposant, par exemple, à travers une languematernelle5.

Cependant, dans mon travail sur le terrain, les représentations de lanation que j’ai pu recueillir auprès de la population martiniquaise, relèventpour la plupart d’une conception politique voire économique, alors que cesdimensions sont absentes dans la conception soutenue par les nationalistes.Pour exister en tant que nation, deux conditions sont en général mises enavant par mes informateurs : l’auto-gestion (l’indépendance politique) etl’auto-suffisance (l’indépendance économique). En outre, l’indissociabilitéentre le peuple et la nation, soulignée et considérée comme fait irréfutablepar les nationalistes, est tout sauf évidente. Au contraire, ce sont pour euxdeux choses bien distinctes et tout amalgame supposerait un danger (d’indé-pendance). Par ailleurs, pour mes interlocuteurs, à l’existence d’une nation estobligatoirement liée celle d’un État. Ainsi, « nation martiniquaise » signifie« indépendance », voire l’indépendance est la condition nécessaire et préala-ble à l’avènement de la nation et non l’inverse.

Il existe donc un réel décalage entre deux conceptions de la nation radica-lement différentes. Comment analyser ce décalage ? À mon avis, il est dû à laliaison qui est opérée entre la dimension politique et la dimension culturellede la nation. C’est ainsi que les nationalistes pensent pouvoir tirer argumentde l’existence ou de la possibilité d’une nation (au plan culturel) pour conclu-re à la nécessité d’une souveraineté politique, alors que d’autres Martiniquais– dont la plupart de mes informateurs – refusent l’idée de nation au motifqu’aucune souveraineté politique ne peut venir l’appuyer.

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LA CONSULTATION POPULAIRE DU 7 DÉCEMBRE 2003

Le débat sur le peuple martiniquais et la nation martiniquaise n’était qu’unaspect de cette deuxième session du Congrès, même s’il a mobilisé les espritspendant de longues heures tardives. Des propositions plus concrètes furentvotées, dont la création d’une nouvelle collectivité territoriale se substituantau département et à la région, dotée de pouvoirs renforcés et représentéepar une assemblée unique6. À une condition : la population martiniquaisedevrait donner son accord. Entre-temps, l’échec de la gauche aux électionsprésidentielle et législatives de 2002 amena au pouvoir un gouvernementde droite qui engagea un nouveau processus de décentralisation nécessitantune révision constitutionnelle, laquelle fut adoptée le 17 mars 2003. Dans cecadre, on donna suite aux propositions élaborées par les élus martiniquaislors du Congrès, et une consultation populaire sur l’avenir institutionnel dela Martinique fut organisée le 7 décembre 2003. Cette consultation fut unévénement inédit dans l’histoire politique de la Martinique. Pour la premièrefois, la population avait la possibilité de s’exprimer directement sur l’avenirinstitutionnel de l’île, même s’il ne s’agissait que d’une simple consultationdont le résultat devait servir d’indication au Gouvernement, et non pas d’unréférendum7.

La question posée aux électeurs était la suivante :

Approuvez-vous le projet de création en Martinique d’une collectivitéterritoriale demeurant régie par l’article 73 de la Constitution, et doncpar le principe de l’identité législative avec possibilité d’adaptations, etse substituant au département et à la région dans les conditions prévuespar cet article ?

Les résultats des urnes furent serrés : le « non » remporta avec 50,48 %.Le taux de participation était de 44,10 % et on comptabilisa 7,33 % de bulle-tins blancs et nuls. L’écart entre le « oui » et le « non » fut alors de 1034 voixsur 116904 votants.

Mais davantage que le résultat final, ce sont les débats publics (etprivés) ainsi que les représentations populaires autour des enjeux de cetteconsultation qui m’intéressaient. Là encore, je me focalise sur un seulaspect de mon enquête : les inquiétudes des Martiniquais face à cet évé-nement. Ces inquiétudes dévoilent en effet les contradictions (apparentes)les plus profondément ancrées dans les esprits. J’ai pu recueillir des paro-les d’une récurrence flagrante. Il s’agit de discours ou fragments de dis-cours non personnalisés ou faiblement personnalisés changeant peu d’unindividu à l’autre et prenant la forme d’un « pot-pourri de notionsdisparates » fondant le sens commun autour de la question (Geertz, 1986,115), mais qui souvent réalisent un amalgame approximatif entre faitsétablis et croyances non vérifiées. Il y avait tout d’abord des inquiétudesexprimées ouvertement et publiquement, en particulier l’idée que l’abandon

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du statut départemental signifierait la perte des acquis sociaux. Il existeen réalité un grand attachement à ce cadre institutionnel, voire simplementà la dénomination « département » qui symbolise d’un côté l’attachementà la France et à l’Europe et de l’autre le bien-être matériel et l’égalité socialeavec la métropole. Et pourtant, les nombreux effets pervers de ce statut sontquotidiennement récusés. Donc, certains Martiniquais craignaient un change-ment statutaire, lequel est en réalité assimilé à une évolution vers une formed’autonomie, voire vers l’indépendance. L’idée d’une indépendance nationalene semble en aucun cas constituer une alternative réaliste et souhaitable,d’autant plus que l’image de certains États caribéens indépendants sert fré-quemment de repoussoir. J’ai pu recueillir par ailleurs des discours récurrentsdévoilant des représentations selon lesquelles ce changement statutaire – le« largage » dans les expressions familières courantes – serait intentionnelle-ment voulu par la tutelle métropolitaine. Il existait en définitive une réelleméfiance envers le gouvernement français.

Mais derrière ces inquiétudes manifestées ouvertement et publiquements’en cachait une autre, plus subtile et plus profonde. En réalité, il existe chezles Martiniquais un réel doute quant à la capacité de leurs élus à gérer pareux-mêmes les affaires locales. À la limite, on soupçonne certains hommes(ou femmes) politiques de velléités « totalitaires » et « dictatoriales ». Enclair, c’est la peur d’un pouvoir autoritaire, et finalement la peur du pouvoirtout court... car beaucoup de personnes m’ont exprimé leur crainte de voirdes pouvoirs et des responsabilités supplémentaires dans les mains de leurscompatriotes. Et pourtant, en même temps, il y a un désir très fort de pos-séder davantage de liberté de décision, d’être plus autonomes – mais d’unecertaine façon le pouvoir et la responsabilité font peur. Il y a là effectivementun des grands paradoxes de la conscience martiniquaise, lequel s’est claire-ment manifesté lors de la campagne pour la consultation du 7 décembre : ilexiste, d’un côté, le désir d’une certaine autodétermination, et, de l’autre, lerefus d’un pouvoir local, refus étroitement lié à la méfiance envers le per-sonnel politique martiniquais. Pour expliquer ce paradoxe qui, il me semble,n’est finalement qu’apparent, je voudrais ici proposer une piste de réflexion.Accepter plus de pouvoir et de responsabilité au niveau local, cela voudraitdire en clair renoncer à cette revendication, cet idéal d’une égalité totale avecla métropole. En effet, comme le souligne Michel Giraud,

les peuples de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, dèsle moment où ils se libéraient des chaînes de la servitude et jusqu’àaujourd’hui, dans leurs efforts de remédier aux pesanteurs d’unedépendance renforcée, ont, dans leur immense majorité, toujoursrevendiqué l’instauration d’une égalité parfaite dans la transversalité del’ancienne relation rénovée plutôt que l’avènement d’une souveraineténationale dans la verticalité d’une séparation d’avec la Métropole(Giraud, 2004b, 91-92).

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Il y a en réalité cette quête simultanée et apparemment paradoxale de laliberté dans le sens d’une certaine forme d’autonomie, d’une part, de l’égalitétotale avec la métropole, d’autre part. Comme me l’a expliqué un informateurvivant à Paris : « Je pense plus de liberté, ça va plutôt aller vers l’autonomie,mais plus d’égalité, ça voudrait dire qu’il y a les mêmes droits qu’en France.Je souhaiterais que ça aille un peu vers les deux » (entretien du 12 juin 2001).À mon avis, cette quête ne pourrait être satisfaite que par une modificationsubstantielle – un redémarrage à zéro en quelque sorte – du rapport entre lamétropole et les populations antillaises qui se sentent au fond toujours commedes Français « entièrement à part » – selon l’expression célèbre d’AiméCésaire. Mais pour arriver à créer ce rapport nouveau, « une simple recon-naissance juridico-politique de l’égalité des citoyens ne peut suffire. C’estl’identité culturelle et politique française elle-même qui doit s’ouvrir à uneproblématique de la reconnaissance » (Dahomay, 2000, 117). La polémiquerécente à propos de la loi du 23 février 2005 imposant la reconnaissance d’un« rôle positif de la colonisation »8, et l’indignation que cette loi a créée enMartinique – où elle est appelée aussi « loi de la honte » – montrent encoreune fois que ce rapport semble loin d’être modifié.

Dans le même ordre d’idées, pour rebondir sur l’argumentation de MichelGiraud, la revendication de l’égalité va souvent de pair avec l’affirmation departicularités9. Le troisième événement politique dont je souhaite parler – lesélections régionales de mars 2004 – montre encore très clairement cette dyna-mique.

LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE MARS 2004

La consultation du 7 décembre 2003 montrait en effet une nette divisionde l’électorat martiniquais, tellement les résultats furent serrés. Toujours est-il que le « non » l’avait remporté, ce qui signifiait un échec pour tous les élus– dont notamment ceux du Mouvement Indépendantiste Martiniquais (MIM)– qui avaient appelé à voter « oui ». Cependant, la consultation populaire futsuivie de très près par les élections régionales et cantonales de mars 2004. Etlà… coup de théâtre : le leader du MIM, Alfred Marie-Jeanne, fut reconduità son poste de président du Conseil Régional avec la majorité absolue. Depuis,il dirige la Région grâce à une alliance entre deux partis indépendantistes,le MIM et le CNCP (Conseil National des Comités Populaires), qui détien-nent 28 sièges sur 41, donc une large majorité. Hors de l’île, ceci peut donnerl’impression d’une Martinique largement indépendantiste. En réalité, lesMartiniquais avaient distingué très clairement ces deux enjeux en refusantd’établir toute continuité entre ces deux types d’élection (Daniel, 2004). Sidans les représentations collectives le « oui » pour une nouvelle collectivitéterritoriale pouvait symboliser le risque d’une évolution vers l’indépendance,lors des élections régionales, le « oui » pour les indépendantistes symbolisaitla garantie d’une bonne gestion des affaires locales ainsi que la meilleurereprésentation possible de la population martiniquaise auprès des instances

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métropolitaines. Il faut préciser néanmoins que ce vote indépendantiste étaitdavantage le plébiscite d’un homme, Alfred Marie-Jeanne, que celui d’unmouvement, et encore moins celui d’une idéologie. Ce plébiscite a d’ailleurstout son sens : à travers sa rhétorique indépendantiste, le leader du MIM seprésente en effet comme le mieux capable de défendre les intérêts particuliersdes Martiniquais au niveau des centres de décision français et européens(Daniel, op. cit.). Ainsi, une institutrice de 38 ans m’expliqua que « l’idéolo-gie qu’il [Alfred Marie-Jeanne] défend, c’est peut-être en quelque part pourles Martiniquais un garde-fou, c’est l’homme qui peut s’opposer si besoin est,à l’État français, c’est le meilleur garant de la légitimité martiniquaise (…)Parce que quand on regarde l’attitude des gens face à tous les mouvementsnationalistes, et puis face aussi aux syndicats, ils se comportent comme desclients, comme des consommateurs. C’est-à-dire que d’une manière générale,quand tout va bien, l’ordre social leur convient. Mais quand ils se sententbafoués dans leurs intérêts particuliers, ils mettent tout de suite en avant leurorigine. Finalement l’État français c’est quand même l’État de France ! C’estque ce ne sont pas des Martiniquais. Là ils mettent en avant leur apparte-nance : on est Martiniquais, donc on va voir des Martiniquais qui sont mieuxcapables de nous comprendre » (entretien du 17 avril 2004).

On se trouve donc là exactement dans cette dynamique de l’affirmation desparticularités qui est étroitement liée à la revendication de l’égalité10. Si l’in-vestissement par les indépendantistes des institutions décentralisées au seinde l’État français contredit effectivement toute idéologie indépendantiste, ilfait néanmoins formidablement sens dans la dynamique sociale et politique.Dans cette perspective, les indépendantistes jouent un rôle complètementstructurant dans la société martiniquaise.

QUE DIRE ALORS DE LA CONSCIENCE NATIONALE ?

J’ai essayé de démontrer jusqu’ici que toutes les contradictions, tous lescomportements et les discours ambivalents, en bref tout ce qui peut semblerparadoxal en Martinique, peut s’expliquer et suit sa propre logique. Que peu-vent nous enseigner ces dynamiques à double sens pour l’analyse de la cons-cience nationale martiniquaise ?

Je soutiens l’argument qu’il existe une conscience nationale que je quali-fierais de « partielle », ou « à facettes », et qui obéit à toutes ces dynamiquescomplexes. Et cette conscience nationale se définit en particulier à travers laséparation entre les sphères culturelle et politique que j’ai évoquée plus haut.Vraisemblablement, cette dernière a une portée générale qui concerne nonseulement toutes les sociétés caribéennes (Giraud, 2004a, 16), mais finale-ment aussi de nombreuses autres sociétés. Ainsi, Jürgen Habermas postulequ’il existe un double codage de la nation, affectant la dimension de la ferme-ture ou de l’inclusion : d’un côté la « nation des compatriotes » et de l’autre la« nation des citoyens » (Habermas, 1998, 123). Cette dernière transcenderait

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en réalité les allégeances communautaires particulières dans un « patriotismeconstitutionnel » (ibid., 77).

Mais au-delà de cette notion de double codage, est-il vraiment judicieuxde vouloir adapter le concept de la nation à la réalité sociale et politique mar-tiniquaise ? Il est certain que l’idée d’une indépendance nationale, dans lesens classique du terme, demeure à l’état de pure utopie. Par ailleurs, à l’heureactuelle et dans un contexte global, « toutes les énergies utopiques semblentréduites à néant » (Habermas, 2000, 35). Peut-être, si l’on pouvait trouverd’autres modèles et concepts, davantage adaptés, de nouveaux projets politi-ques et sociaux pourraient éventuellement voir le jour.

Ulrike ZANDERUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. Suite à la loi de départementalisation du 19 mars 1946 (initialement appelée loid’assimilation). Les autres colonies qui ont choisi cette voie sont la Guadeloupe, laGuyane et la Réunion. Ces dernières, comme la Martinique, sont aussi appelées les« quatre vielles colonies » à cause de leur colonisation précoce par rapport aux autrescolonies françaises.2. Il est évident que le cadre de cette communication ne me permet pas de déve-lopper l’analyse de ces événements dans toute sa profondeur. Pour plus de détailsconcernant les deux premiers événements, cf. mes articles « Le congrès des élusdépartementaux et régionaux et l’ambiguïté des revendications statutaires », à paraî-tre dans Pouvoirs dans la Caraïbe ; « La consultation du 7 décembre 2003 et lesmanifestations d’inquiétude de l’opinion martiniquaise », in ThierryMichalon (dir.),Entre demande d’émancipation et demande d’assimilation : le droit de l’outre-meret l’impossible synthèse, Rennes, Les Perséides, 2006.3. C’est moi qui souligne.4. « Le présupposé par lequel on prétend le plus souvent légitimer une affirmationnationaliste postule que ce serait l’unité culturelle du « peuple », son identité,comme on aime à le dire aujourd’hui, qui fonderait le principe et l’existence mêmede la nation en tant qu’identité politique. Un présupposé qui implique donc qu’ily aurait des sociétés monoculturelles. Or de telles sociétés n’existent pas en fait.(…) » (Giraud, 2000, 88).5. On oppose souvent cette conception « allemande » de la nation ethnique ou nation-génie à celle présentée par Ernest Renan en 1882 et appelée « française » de la nationcivique ou nation-contrat. Selon Renan, la nation ne dépend ni d’une race particu-lière, car « au principe des nations on substitue alors celui de l’ethnographie, nid’une langue, ni d’une religion, ni d’intérêts économiques partagés, ni encore de lagéographie ; la nation est une âme, un principe spirituel… l’existence d’une nationest un plébiscite de tous les jours » (Renan, [1882], 1996).

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6. Pour plus de précisions concernant ces pouvoirs, voir le Document d’orientationsur l’avenir institutionnel de la Martinique, validé par les présidents des Conseilsrégional et général, respectivement Alfred Marie-Jeanne et Claude Lise.7. « La consultation populaire vise à recueillir un avis qui ne lie pas l’autorité quil’organise, laquelle n’est donc pas tenue de lui donner suite. Cependant, en cas devote positif, il est peu probable que l’autorité ne suive pas l’avis : il s’agit, en effet,d’une sorte d’obligation morale et politique.Le référendum, à l’inverse, a une valeur décisionnelle c’est-à-dire que l’autoritéqui l’organise est tenue de respecter et d’appliquer impérativement ses résultats. »(Forum du Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe relatif àl’évolution institutionnelle de la Martinique, http : //extranet.univ-ag.fr/forum).8. Loi n° 2005/168 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale enfaveur des Français rapatriés ».9. « Tant il est vrai que la revendication de l’égalité n’exclut pas nécessairementl’affirmation de particularités mais qu’au contraire elle la suppose dès lors que cesparticularités sont dévalorisées, le dénigrement de la culture d’un peuple ou d’ungroupe ne laissant, en effet, à celui-ci d’autre possibilité pour parvenir à l’égalitéqu’il revendique que de faire connaître la dignité de son identité bafouée. » (Giraud,2004b, 93).10. « Michael Walzer a souligné avec force combien les affirmations identitairessont avant tout des mises en forme ethniques et/ou culturelles de revendicationsfondamentalement intégratives. Dans la plupart des cas, c’est le refus de la majoritéde tenir compte des aspirations des minorités qui conduit ces dernières à des mani-festations allant parfois jusqu’au projet sécessionniste (…) Car plus grande est lacrainte des minorités de se voir interdire l’accès aux ressources étatiques, plus forteest leur tendance à resserrer leurs liens internes ; moins la société tend à satisfaireleurs demandes de reconnaissance par des mesures d’accommodement, plus ellestendent à manipuler des marqueurs symboliques peu ou prou imaginaires. C’estpourquoi on a assisté à une politisation spectaculaire des réclamations identitai-res » (Constant, 2000, 45-46).

Bibliographie

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GEERTZ C., Savoir local, savoir global – les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.GIRAUD M., « Après la colonie, la nation ? Le cas des sociétés dépendantes de laCaraïbe », Pouvoirs dans la Caraïbe, Revue du CRPLC, n° 12, 2000, 79-110.GIRAUD M., « Fragments d’une Caraïbe en projet » (présentation du dossier théma-tique « Identité et politique dans la Caraïbe insulaire »), Pouvoirs dans la Caraïbe,Revue du CRPLC, n° 14, 2003-2004, 11-16.GIRAUD M., « Faire la Caraïbe, comme on refait le monde », Pouvoirs dans laCaraïbe, Revue du CRPLC, n° 14, 2003-2004, 81-108.HABERMAS J., L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard,1998.HABERMAS J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris,Fayard, 2000.HOBSBAWM E., Nations and Nationalism since 1780, Cambridge University Press,1990 (traduction française : Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard,1992).ISAACS H. R., Idols of the Tribe : Group Identity and Political Change, New York,Harper and Row, 1975.Procès-verbal in extenso du 2ème Congrès des Élus Départementaux et Régionauxde la Martinique, tome 1, 2002.RENAN E. [1882], Qu’est-ce qu’une Nation ?, Paris, Imprimerie Nationale, 1996.SETON-WATSONH., Nations and States. An Inquiry into the Origins of Nations and thePolitics of Nationalism, Boulder, Colorado, Westview Press, 1977.SUVÉLOR R., « Eléments historiques pour une approche socio-culturelle », Les TempsModernes, n° 441-442, avril-mai 1983, 2 174-2 208.ZANDER U., « La consultation du 7 décembre 2003 et les manifestations d’inquiétudede l’opinion martiniquaise », in MICHALON T. (dir.), Entre demande d’émancipationet demande d’assimilation : le droit de l’outre-mer et l’impossible synthèse, Rennes,Les Perséides, 2006.

ENTRETIENS

Entretiens semi-directifs anonymes avec 65 personnes, entre juin 2001 et juin 2005.

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QUEL(S) MODÈLE(S) POUR QUELLE(S) LUTTE(S)CONTRE QUELLE(S) DROGUE(S)?

LE CAS DE LA CARAÏBE DU COMMONWEALTH

Pour ouvrir cette communication, je citerai le Manuel de formation desenquêteurs antidrogue pour la Région Caraïbe. Il s’agit d’un guide trèsimportant, puisqu’il a été élaboré par l’ensemble des responsables des servicesantidrogue des pays de la Caraïbe :

Interrogés dans le cadre d’une enquête en 1998 à la Barbade, lesprofessionnels du traitement et de la désintoxication des toxicomanesont estimé que la cocaïne, en particulier sous forme de crack, était ladrogue la plus problématique, car présente chez la plupart des maladespris en charge. Les spécialistes de la prévention ont jugé que l’alcoolétait la substance la plus problématique, du fait, sous-estimé, desdysfonctionnements familiaux qu’il occasionne. Enfin, les acteurssociaux impliqués dans la vie de quartier ont estimé que la marijuanaétait la drogue la plus problématique, en raison de son accessibilité auxjeunes gens et de son impact négatif sur les actions d’amélioration dela communauté1.

La question de ce Colloque : « Quels modèles pour la Caraïbe ? » reposeau moins sur trois axes implicites (on mettra de côté pour l’instant la ques-tion du pluriel ou du singulier pour « Caraïbe ») : on ne se préoccupera quede modèles positifs ; ces modèles sont extérieurs à la Caraïbe ; s’ils peuventêtre conçus comme endogènes, ils n’existent pas encore. L’immixtion dela drogue dans la problématique ainsi cadrée interroge simultanément cestrois axes implicites. En effet, la drogue, définie approximativement commesubstance psychoactive addictive2, n’est pas une réalité parmi d’autres dansla Caraïbe. D’une certaine manière, on proposera même l’idée que la notionde drogue, en ce qu’elle est indissociable d’une approche juridique entrelicite et illicite, est la colonne vertébrale autour de laquelle s’est construiteune Caraïbe postcolombienne dans la continuité d’une Caraïbe précolom-bienne. La présence de la coca dans tout le Bassin, constatée par les premiersarrivants européens, est constitutive à la fois de son unité et de son ancrage à la

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Cordillère des Andes. Cette double réalité prédétermine toute la géostratégieactuelle des drogues dans le Bassin, plus celle de la cocaïne dans le monde.Mais ceci n’est qu’un aspect de cette réalité spécifique que, selon l’approchecaribéocentrée que nous suivons, nous appelons géonarcotique (R. Devi-Voisset, 2004). Chacun sait que c’est par l’intermédiaire de la Caraïbe que lemonde d’aujourd’hui doit l’usage généralisé de la drogue la plus meurtrière detoutes les drogues, à savoir la drogue licite appelée d’un nom lui-même issude la région : tabac. Quant au phénomène qui va bouleverser ensuite les éco-nomies du monde de la plantation, on se souviendra que jusqu’au XVIIe siècle,en Europe le sucre est bel et bien « une drogue, une épice » (J. Meyer, 1989,81). Il ouvre, en même temps, un nouvel espace à une nouvelle version domi-nante d’une drogue déjà connue, l’alcool – laquelle va interférer de manièrechronique dans la difficulté à dégager des modèles d’analyse discriminantsdans la Caraïbe. La troisième vague de ce qui va accentuer encore la singu-larité géonarcotique de la Caraïbe, et contribuer à son tour à cette difficultéd’analyse, sera l’introduction du cannabis, connu dans la Caraïbe anglophonesous le terme hindi de ganja : un terme qui signale à lui tout seul un certainnombre d’usages plus ou moins particuliers localement ou sous-régionale-ment, tout en ouvrant un nouvel horizon intercontinental aux comportementscaribéens face à la drogue – c’est-à-dire un nouvel obstacle à établir des sché-mas de pertinence endogènes. Enfin, bien entendu, il y a la cocaïne, et spéci-fiquement, pour la Caraïbe, sa forme popularisée sous le nom de crack.

Ce qui, historiquement, constitue la Caraïbe, apparaît donc comme laprojection territorialisée du rapport construit par l’Occident, au sein de seséchanges économiques, entre l’illicite et son corollaire, le licite : qu’est-cequi, aujourd’hui comme hier, au niveau des échanges intracaribéens, unitpar exemple Panama et les îles Caïmans ? la Colombie et la Martinique ?Haïti et la Guyane ? le Venezuela et la Dominique ? Belize et Saint-Martin ?sinon d’abord des échanges illicites, qu’il s’agisse de drogues, de contrebande,d’argent sale ou de filières du proxénétisme et de l’immigration illégale ? Ilen résulte évidemment, pour ce qui est de notre approche du sujet de ce col-loque, une difficulté majeure. En effet, par principe, tout ce qui relève deséchanges illicites est opaque, et a comme première condition d’existence lacapacité d’anticiper ou de déjouer toute construction de modèle susceptiblede les entraver. Par ailleurs, comment modéliser un ensemble considérable dedifficultés théoriques, lorsque celle-ci se superposent, se cumulent, se recou-pent, divergent et convergent sans cesse, comme c’est le cas dans le Bassincaraïbe ?

J’essaierai de répondre en trois temps, en me focalisant sur les quatrenotions présentes dans ma question : modèle, lutte, drogue, Caraïbe(s). Dansun premier temps, je cernerai les implications de ces notions en les mettanten relation.

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QUELS MODÈLES POUR QUELLES APPROCHES DE QUELLES DROGUES DANS QUELLECARAÏBE ?

Je me limiterai, pour cette approche, au champ d’application de la Caraïbeanglophone, puisque c’est elle qui, à travers la CARICOM (CommunautéCaraïbe), incarne la volonté historique, au cours des années 1990, de cons-truire une politique régionale de la lutte antidrogue. D’abord, distinguonsentre modèle descriptif, c’est-à-dire schématisation d’un ensemble de phé-nomènes reliés entre eux, et modèle prescriptif, normatif. En ce qui concernel’objet drogue, il en résulte deux grandes approches. D’un côté, on a des ten-tatives de modélisation centrées sur le rapport entre un individu et une subs-tance psychotrope addictive. Elles répondent, pour simplifier, au souci de lasanté publique : le désir de soigner, guérir, réinsérer le toxicomane relève demodélisations descriptives. On parle ici très souvent, en anglais, de patterns.La logique de cette démarche est de construire les modèles les plus efficaces,c’est-à-dire ceux qui collent le plus étroitement possible à des réalités loca-les, et qui intégreront donc le maximum de paramètres. La question de leurtransposabilité est ainsi secondaire, mais en conséquence c’est celle de leurrentabilité en termes de moyens et de coût qui est capitale. D’un autre côté,on a les approches normatives de la drogue, c’est-à-dire centrées sur la normedu licite. Elles engagent une problématique qui relève de la sécurité publique.Dans la mesure où cette norme a été, depuis le début du XXe siècle, interna-tionalisée sous la responsabilité des Nations Unies, la sécurité publique desterritoires et États deviennent alors une question de sécurité globale. C’estpourquoi on constate que tous les modèles standard proposés par les NationsUnies ou les organismes qui s’en sont inspirés se sont étendus, d’abord, dunarcotrafic à la criminalité en général – notamment financière, au cours desannées 1990 – ensuite, du narcotrafic au financement illicite du terrorismeinternational, depuis le 11 septembre 2001.

Deux logiques de modélisation opposées sont donc ici face à face. L’uneest centrée sur la nécessité toujours croissante d’affiner et d’intérioriser desmodélisations toujours plus diversifiées. L’autre est fondée sur une légitimitéde plus en plus extérieure et éloignée de la région elle-même, de plus en plussubvertie par les échanges et les économies informelles, de plus en plus déter-ritorialisée, grâce aux échanges financiers électroniques. L’exemple de cette« externalisation » croissante est donné avec la mondialisation du trafic de lacocaïne, qui est la seule substance psychotrope naturelle entièrement produiteaux Amériques, et qui transite principalement par la Caraïbe. C’est pourquoila Caraïbe est désignée, par les services de répression opérant dans le Bassin,comme Zone de transit. Le corollaire de cette mondialisation de la cocaïne,c’est évidemment la mondialisation électronique de flux financiers illicitesconsidérables à l’échelle planétaire, et extraordinairement disproportionnésà la taille des États caribéens. Modéliser à la fois ces deux dynamiquescontradictoires, ce serait réussir à concilier deux visées stratégiques : l’une,caribéenne, située dans, pour, par (?) la région ; l’autre, internationale, qui

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passe à travers la région. Je ne donnerai ici qu’un aperçu de cette intégrationd’une logique interne et d’une logique externe : depuis 1982, invention ducrack, les grands cartels de la cocaïne ont adopté vis-à-vis de leurs intermé-diaires caribéens la politique suivante : le paiement en nature. Le succès ducrack, cocaïne du pauvre, fera coup triple : d’abord, il garantit une rétributionbeaucoup plus importante aux petits trafiquants locaux ou sous-régionauxqu’un paiement en argent, puisqu’ils ont tout loisir de la faire fructifier surplace ; ensuite, le paiement en nature accroît peu à peu la dépendance de cespetits réseaux des grands réseaux extérieurs (c’est ce qui va se passer avec lesposses jamaïcains, par exemple, en perte de vitesse dans la sous-région depuisles années 1990, mais non moins violents pour autant) ; enfin, le paiement ennature permet, en se démultipliant, de diversifier les domaines des marchéscriminels locaux. En fin de compte, un tel regard sur la région conduira à fairede la Caraïbe une sorte de modèle réduit de la mondialisation, définie commeintégration croissante des économies dites licites et des économies illicites, etnullement un espace périphérique en attente d’une modélisation (ce qui pour-rait relever d’une vue de l’esprit). Mon hypothèse est qu’une telle approche,appelée ici géonarcotique, revient peu ou prou à ne voir dans les pays de laCaraïbe anglophone (qu’il s’agisse des « démocraties de Westminster », de laGuyana ou des territoires britanniques) ni un modèle, ni un anti-modèle par-ticulier, mais une sorte de loupe portée sur un système économico-politiquefondé sur l’échange, et dont elle est depuis toujours le reflet.

Cette contradiction qu’il y a à modéliser les deux dynamiques antithéti-ques qui viennent d’être soulignées a des répercussions immédiates sur lesconditions financières, et donc politiques, de la lutte antidrogue. Si la luttecontre la demande ou consommation présuppose la mise en œuvre de modè-les établis à l’échelle restreinte : à partir de l’action individuelle, familiale,communautaire, locale, nationale, sous-régionale, enfin éventuellement pan-régionale, d’un autre côté, la lutte contre l’offre et surtout contre le trafic,procède exactement à l’inverse. Par cercles concentriques, elle s’appuie surles Nations Unies, les États-Unis, l’Union européenne, les métropoles ouanciennes métropoles, les organismes financés de l’extérieur, enfin des insti-tutions comme la CARICOM et en dernière instance les États. Étant entenduque, par ailleurs, ni l’Association des États de la Caraïbe ni l’Organisation desÉtats de la Caraïbe Orientale n’ont de politique concernant la drogue, même sil’OECO sert de support logistique dans le Bassin pour l’action des organismesde lutte internationaux dans les Petites Antilles, et si l’AEC se préoccupe desquestions de drogue dans le cadre de son action pour promouvoir un tourismedurable.

Après avoir présenté les difficultés qui concernent la notion de modèle,j’en viens maintenant aux difficultés liées à la notion de drogues illicites. Ilexiste de très nombreux modèles épistémologiques ou pragmatiques d’ap-proche selon que l’on aborde la problématique par l’un ou l’autre des quatrephénomènes suivants : production (offre), trafic, demande (consommation) et

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blanchiment. Ce qui singularise la Caraïbe, c’est que ces quatre phénomènesy sont simultanément présents. On est donc bien face à un complexe dontl’hétérogénéité même est la spécificité, et que nous considérons comme sanséquivalent ailleurs dans le monde, même si l’on a pu parler (à mon avis, à tort)de modèle caribéen pour désigner par exemple des paradis fiscaux de l’Océanindien ou du Pacifique. Ce qui caractérise globalement la réponse de la lutteantidrogue dans la région face à ces réalités structurelles, depuis 30 ans aumoins, a été à la mesure de cette multiplicité des défis. C’est-à-dire que laCaraïbe est face à une pléthore de « modèles » et de « textes modèles » : con-ventions, traités, accords-cadres standard... Ils ont tous deux caractéristiquescommunes : ils ont une volonté holistique ; ils sont, sinon conçus, du moinsadaptés et financés de l’extérieur. On mentionnera parmi les organismes dis-pensateurs de modèles pré-établis les organismes des Nations Unies, ceuxde l’OEA (Organisation des États Américains), ceux de l’OCDE, ceux de laCARICOM et, pour la Caraïbe du Commonwealth ceux du Commonwealthdes Nations. Au fur et à mesure que les textes normatifs s’empilent, la margede manœuvre laissée aux petits pays et États de la Caraïbe pour négocier leurspolitiques des drogues ne cesse de diminuer.

L’exemple typique à citer ici est celui du « package » d’accords standarddits Accords Shiprider imposé par les États-Unis pour la lutte en mer dans leBassin (cf. R. Devi-Voisset, 2004, 570 passim). Par ailleurs, il s’avère que l’ons’avance en matière de lutte antidrogue vers le constat que toute modélisationen matière de drogue doit être acceptée comme aléatoire sur le plan éthique,expérimentale sur le plan politique, et donc potentiellement contradictoiresur le plan juridique. De plus en plus, il s’avère que dans les pays mêmes quiont, le plus tôt, tenté d’élaborer des modèles de compréhension (descriptifs)puis de lutte (normatifs), l’on s’avance vers l’acceptation de modèles de plusen plus aléatoires (sur le plan descriptif), provisoires (sur le plan politique),voire antithétiques et brutalement renversés (sur les plans éthique et doncjuridique)3. Ainsi, lorsque même des patterns ou modèles de luttes sont évi-demment à considérer comme exportables vers la Caraïbe, à une échelle ouune autre, à partir d’expériences américaines ou européennes ou autres, c’estprincipalement d’expériences relevant de l’ordre de la variante d’un modèlephilosophique unique en place depuis un siècle qu’il convient de parler (R.MacCoun, P. Reuter, 2002)

Ceci me conduit au second temps de cette réflexion, nécessairement trèssynthétique.

MODÉLISATION DESCRIPTIVE ET FINANCES LOCALES : JUSQU’OÙ MULTIPLIER DES

VARIANTES ?

Toute modélisation en matière de drogues illicites ramène nécessairementà la souveraineté nationale. C’est un point, dont on notera l’importance en cequi concerne les divers territoires de la Caraïbe, qu’ils soient indépendants

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ou non, ne serait-ce que du fait qu’on ne saurait concevoir de lutte antidroguedans la Caraïbe sans une marine nationale. D’où la création du modèlesous-régional du Système de Sécurité Régional, qui pourvoit à cette fonctionpour les petits États de l’OECO. Mais bien plus largement, toute modélisationdépend pour n’importe quel pays d’un mélange de facteurs exogèneset endogènes. On notera par exemple parmi les facteurs endogènes :les politiques de santé publique, l’attitude des gouvernements face auxdroits de l’homme, l’autorité et l’autonomie des médecins et des milieuxpharmaceutiques, la socio-démographie, le poids des cultures et valeurspolitiques, ou encore l’appréciation relative de ce qui constitue le « problème »majeur de la drogue, comme je l’ai rappelé initialement. Parmi les facteursexogènes, mentionnons – pour faire court – une seule évidence : la prise enétau de la Caraïbe entre, au sud, une zone de production unique majeure (lacoca), et, au nord et à l’est, d’immenses marchés de consommation. Comptetenu du nombre des facteurs endogènes propres à la Caraïbe, il conviendraitdonc d’abord, dans l’idéal, de construire des schémas d’intelligibilité des faitsles plus près possibles des réalités. En fait, on constate que c’est le processusinverse qui s’est mis en place à la fin des années 1980, avec la décision deWashington d’engager une « guerre à la drogue » sans merci. Une fois cecontexte posé, je présenterai très brièvement quelques traits de modélisationdescriptive relatifs, successivement, aux quatre phénomènes précédemmentévoqués, reclassés ainsi : trafic, blanchiment, production (offre) et demande(consommation).

D’abord, le trafic de cocaïne. Sur lui reposent les modélisations actuellesde la lutte antidrogue dite intégrée dans l’espace défini comme Zone de tran-sit. La modélisation qui a été mise en place ici par les services de répressionimpliqués sur le terrain est appelée principe du ballon. Il prend appui surla réalité maritime des trafics. Selon ce principe, le bassin est un ballon derugby. Dès que l’on met la pression sur un point, les flux se déplacent en unemultitude possible d’autres points. À l’échelle des flux de cocaïne, ceci setraduit par des acheminements fractionnés, très fluctuants sur le court terme,d’où l’impossibilité de modéliser des circuits – à savoir schématiser, quanti-fier et donc prévoir ce que l’on appelle les mouvements secondaires. À cecis’ajoute une tendance générale inscrite dans la mondialisation, qui consistede plus en plus à injecter de l’illicite au sein des échanges licites. Enfin, dufait de la masse toujours croissante des échanges, les cartels s’organisent pourregrouper en conteneurs leurs envois, jouant sur toutes les failles offertes parle trafic maritime. Un point que j’aimerais signaler ici au passage est celui dela progression du trafic d’armes dans la sous-région, directement liée histori-quement au paiement en nature des intermédiaires caribéens par les réseauxcolombiens, que j’ai précédemment indiqué. Un modèle ou plusieurs modè-les de « narcoviolence » urbaine dans la région s’y sont insérés4. Une vivepolémique, par exemple, est née à Trinidad et Tobago, à partir d’informationsobtenues localement et interprétées en termes de modèle colombien (c’est

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l’hypothèse américaine de la « colombianisation » duBassin) par l’Associationd’Études Géopolitiques des Drogues en 2002 :

Il est désormais apparent que les conditions sont remplies pour qu’untrafiquant de drogue puisse devenir le dirigeant politique de l’uncomme l’autre, ou des deux partis politiques, et soit élu au poste dePremier ministre dans les cinq ans qui viennent. Les institutionspolitiques sont aujourd’hui totalement infiltrées et « cooptées » par lesdivers cartels de Trinidad et Tobago, selon le modèle colombien, cequi est en soi un indicateur puissant de l’incapacité des institutions enquestion à résister à des actions secrètes de subversion5.

Il n’est pas aisé d’articuler cependant de telles modélisations géo-politiques avec les diverses réalités sociopolitiques, socioculturelles, ancréesdans chaque pays. Si l’on essaie néanmoins d’articuler les principalesmodélisations actuellement disponibles de la part des services de répressionpour rendre compte de l’évolution du narcotrafic à l’échelle du Bassin, il estévident que l’on évolue effectivement vers une « colombianisation » : la pré-sence croissante des petites armes à feu et la violence croissante des guerresentre petits gangs locaux font partie de ce modèle. C’est en ce sens qu’a réagila France en 2003 lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, aassez profondément modifié sa présence logistique et sa coopération interna-tionale dans la région, en accord avec des partenaires européens de plus enplus inquiets des progrès de la cocaïne dans les DFA et en Europe (R. Devi-Voisset, 2006).

J’en viens ensuite à l’affirmation, très répandue, d’un hypothétique modèlecaraïbe de criminalité financière, et notamment de blanchiment d’argent issudu narcotrafic. Le succès des paradis fiscaux, qui se sont multipliés dans leBassin au cours des années 1985-1995, renvoie indiscutablement à une théo-rie et une pratique de la loi issue de la Common law. La première véritableplace offshore fut créée à Panama en 1923 par la General Corporation Law,sur le modèle des lois libérales du Delaware et du New Jersey. Panama amême modifié certains secteurs de sa législation – de droit civil espagnol – enconformité avec les principes de la Common law, afin de pouvoir bénéficierde l’instrument capital de blanchiment qu’est le trust anglo-saxon ou fiducie(un exemple de « modèle juridique métis » caribéen qui aura le plus grandsuccès !)6. La prégnance du « modèle » juridique anglo-saxon est donc trèsforte dans la Caraïbe, en ce qui concerne la progression de l’économie grise.On renverra ici, ensuite, à un modèle de Jersey pour ce qui est de l’influencebritannique sur les démocraties de Westminster de la Caraïbe – mais sansoublier, comme je viens de le rappeler, qu’aux Amériques, le Delaware etl’Etat justement dénommé le New Jersey ont tenu lieu d’une sorte de « doc-trine de Monroe de l’évasion fiscale » bien antérieurement à l’afflux des « nar-codollars ». On notera avec intérêt à cet égard ce qui est historiquement appelélemodèle des Bahamas. C’est autour des tables de jeu de Nassau, en effet, quel’on va voir se reproduire avec la cocaïne, au cours des années 1960-70, ce qui

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s’était précédemment produit avec l’héroïne à La Havane avant la révolutioncastriste. Le « modèle des Bahamas », institué sous protection britannique,allie une industrie du jeu corrompue ; une législation sous contrôle de la City(qui tire sa part de bénéfices) ; la non imposition des comptes étrangers ; l’ab-sence d’une véritable réglementation des succursales des banques étrangères ;le secret bancaire (J. Blum, A. Block, 1993, 82). Miami va ensuite prendre lerelais, jusqu’à ce que la réaction américaine de 1986 repousse ces activitésvers des centres eux-mêmes de plus en plus périphériques de la Caraïbe. Unphénomène plus récent qui se situe toujours dans la même continuité pourraêtre évoqué ensuite pour les années 1990 : celui appelé le « modèle inverse »de Saint-Martin / Sint Maarten. On n’y blanchit pas seulement de l’argent issude la drogue pour le sortir des revenus du circuit du narcotrafic, mais on yréinjecte aussi dans le narcotrafic des revenus issus d’autres activités (casinosessentiellement)7. Toutefois, il convient de conclure sur ce point en signalantque le pouvoir d’attraction du modèle « offshore » sur la grande criminalitéfinancière internationale est en déclin, depuis la mise en place des plans delutte de l’OCDE fin 2000, et surtout depuis que les places onshore permet-tent de plus en plus aisément ce qu’elles déléguaient hier aux places offshore.En conséquence, on pourra citer les récents propos du secrétaire exécutif duGroupe d’Action Financière de l’OCDE, A. Damais : « Les flux financiers liésau crime progressent dans le monde »8. Il en résulte le même phénomène quecelui que l’on vient de noter pour ce qui est du trafic lui-même : une concur-rence de plus en plus acharnée, dans la région, pour une « manne » de plus enplus à la fois marginalisée et contrôlée internationalement.

Pour ce qui est, en troisième lieu, du phénomène de la production, nousnous limiterons à noter que la production de cannabis, sous la forme soitd’herbe, soit d’huile (spécialité jamaïcaine), caractérise spécifiquement laplace de la Caraïbe anglophone au sein de la Zone de transit. À cet égard, lasous-région desWest Indies évolue de manière conforme à la grande tendancedu modèle occidental : le nombre des pays producteurs de cannabis reconnuspar les Nations Unies dépasse aujourd’hui la centaine. Dans un pays commeSaint-Vincent, une Marijuana Growers Association, sur le modèle des pro-ducteurs de coca de Bolivie, s’est même constituée. Mais sur cette question,la production n’est que le début d’une très longue chaîne de modélisationsincertaines et conflictuelles. Il est évident qu’à court terme, l’élection d’EvoMorales en Bolivie ne peut que renforcer la légitimité de ceux qui, dans plu-sieurs pays anglophones de la région, réclament diverses modalités de dépé-nalisation en ce domaine. La question de fond, en revanche, reste toujours lamême : qui osera le premier sur ce point, dans les petits États anglophones,défier Washington ?

La question des modélisations de la demande, enfin. C’est ici que l’ontouche, en termes géonarcotiques, à la véritable « quadrature du cercle ».Comme je l’ai déjà dit, les modélisations de la lutte contre la demanden’interviennent que comme les dernières des priorités de lutte antidrogue

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dans le Bassin. Au contraire, pour un nombre croissant d’acteurs impliquésauprès des toxicomanes, ce qui devrait être placé en toute première posi-tion des priorités des gouvernements n’est pas l’éradication de l’offre, maisla diminution des risques liés à la consommation, par un meilleur contrôleinterne sur les dynamiques endogènes. Cette contradiction est d’autant plusvive que les faibles moyens financiers et logistiques inhérents aux pays con-cernés sont prioritairement absorbés par les coopérations auprès des organis-mes extérieurs, alors que les politiques de réduction des risques qui seraientpeut-être les plus efficaces sont précisément les politiques les plus onéreusesde lutte contre la demande. Or, pour un observateur attentif comme IvelawGriffith par exemple, 90 % des actions antidrogue menées dans la Caraïbe parles gouvernements caribéens nécessitent une aide financière extérieure, d’unemanière ou d’une autre9. L’une des plus importantes et complexes probléma-tiques sociologiques auxquelles la possibilité de financement est confrontéeest évidemment l’hétérogénéité, c’est-à-dire celle des corrélations discrimi-nantes qu’il est possible d’établir ou non entre telle drogue et telle ethnoclassedans ce que certains appellent un véritable « crazy patchwork ». Donnonsun exemple : peut-on modéliser le passage des usages du cannabis à celuidu crack aux Antilles ? Il y a là un point central pour la détermination despolitiques de lutte aux échelons locaux et nationaux. Le cas a notamment étésouligné à la Barbade, où la recherche est assez avancée, comme ma citationliminaire l’a montré, mais aucun modèle pour la Caraïbe du Commonwealthne semble encore pouvoir être avancé10. Pour cela, les pays de la Caraïbeauront besoin de références statistiques fiables, homogènes, et établies sur untemps assez long. Mais la recherche demeure l’un des parents les plus pauvresde la lutte antidrogue dans la région. Néanmoins, deux programmes régio-naux importants ont à cet effet été mis en place avec l’aide internationale autournant des années 2000, dans le cadre du plan de lutte antidrogue dit Plande la Barbade (1997-2001). Ils ont été basés au Centre Caribéen d’ÉtudesEpidémiologiques de Port-of-Spain, qui est l’organisme de la CARICOMchargé de piloter la Regional Strategy on Demand Reduction. La question quisurgit désormais est donc de plus en plus celle de la centralisation caribéennede leur exploitation.

Cette évocation de la CARICOM me conduit maintenant au troisièmeet dernier point de cette réflexion, qui concerne la question des modèlesnormatifs : c’est-à-dire la forme de modélisation que sous-entend habituel-lement l’expression de lutte antidrogue – même lorsque les textes précisentpar précaution, depuis le milieu des années 1990, lutte antidrogue intégrée.

MODÉLISATION NORMATIVE ET FINANCES INTERNATIONALES : VERS UNE

« RÉGIONALISATION » DE LA ZONE DE TRANSIT ?

On distingue quatre grandes théories du droit de la drogue. La premièrerepose sur le régime de la prohibition. Les fondements de ce modèle théori-que sont l’abstinence sur le plan individuel, le risque d’escalade sur le plan

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sociosanitaire, et l’éradication définitive sur le plan politique et stratégique.C’est cette théorie qui légitime le modèle coercitif des Nations Unies. Ellea été incarnée par le slogan « Un monde sans drogue, c’est possible ». Leprogramme de lutte intégrée ou Programme 16 de la CARICOM, que nousprésenterons pour terminer, s’appuie fondamentalement sur ce principe.Néanmoins, sa légitimité est de plus en plus entamée par tous ceux, de plus enplus nombreux, qui tirent de cette « utopie dangereuse » un bilan de « confu-sion et échec » (A. Morel, 2000, 1). La seconde théorie, exactement opposée,est celle de « notre droit à la drogue » (T. Szasz, 1994). Elle n’a jamais faitl’objet d’expérimentations officielles en tant que telle. Entre ces deux théories,se situe toute une gamme de doctrines plus pragmatiques, qui sont habituelle-ment résumées à deux théories. L’une est la réduction des risques : elle con-sidère que la drogue est une réalité humaine, et a pour souci principal l’aideaux toxicomanes plutôt que leur rejet dans l’interdit. L’autre est la légalisationcontrôlée, qui place les drogues licites et les drogues illicites sur le même planéthique et économique, à savoir celui d’un contrôle sur toute la chaîne de leurproduction, de leur commercialisation et de leur taxation.

Pour résumer de manière un peu schématique, et replacer ces principesdans le contexte qui nous préoccupe, je dirai que c’est la théorie de la réduc-tion des risques qui a fait l’objet du plus grand nombre de variantes expéri-mentales, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Compte tenu du contexteque nous avons décrit, c’est également celle qui, sur le plan pratique, offre auxmultiples entités de la Caraïbe les possibilités d’élaboration de « modèles » lesplus pertinentes. L’une des plus connues est la tentation d’une dépénalisationpartielle de droit de la consommation du cannabis. Elle ne résoudrait pas,cependant, le statut de sa production et de son trafic, sans parler de la questiondes relations avec Washington. En revanche, sur le plan purement théorique,c’est la théorie de la légalisation contrôlée qui paraît le mieux répondre auxréalités géopolitiques de la Zone de transit, alors que c’est au contraire ladoctrine de la prohibition qui domine fortement tous les modèles coercitifsfinancés dans la région par des organismes extérieurs, comme je l’ai déjàdit. Le modèle international en vigueur est donc un modèle répressif. Il estvigoureusement dirigé dans la Caraïbe par les États-Unis et l’ensemble desmétropoles européennes et des gouvernements de l’OEA. Sa première mani-festation est d’ordre logistique et stratégique – pour ne pas dire paramilitaire.Par ailleurs, ces réalités caribéennes contraignantes s’inscrivent elles-mêmesdans le cadre d’un droit international lui-même très contraignant (du moinsen théorie). Robert MacCoun et Peter Reuter, qui ont étudié comparativementles variantes de lutte antidrogue de onze États du monde, dont la Colombie etla Jamaïque pour ce qui est de la Caraïbe, montrent que les gouvernements nepeuvent plus guère aujourd’hui qu’œuvrer dans « les marges d’un modèle dejustice criminelle étroit » (2002, 7).

Ceci m’amène, pour conclure, à présenter rapidement ce programmede la CARICOM qui est le seul programme régional antidrogue caribéen

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à proprement parler. Même s’il consiste avant tout en un appui à la politi-que internationale à travers le Bassin, il n’en est pas moins le produit d’unevolonté régionale. Le Regional Drug Control Programme de la CARICOMou Programme 16 est né en effet non seulement de la pression extérieure,mais aussi de la prise de conscience des nouveaux dangers que l’arrivée ducrack en 1982 faisait peser sur ses institutions et les sociétés des démocratiesde Westminster. Cette prise de conscience est exactement contemporaine decelle qui a animé à Paris le Sommet de l’Arche, puisqu’elle va s’incarner dansles propositions antidrogue incluses dans le Rapport Time for Action de laCARICOM, en 1989. Il s’agit-là du premier véritable programme stratégiqued’action élaboré de manière interne et intégré dans sa politique générale parla CARICOM, et du seul « modèle » (s’il faut in fine cautionner ce terme)géopolitique entièrement caribéen dans la Caraïbe. La première contributiondu rapport sera de formuler un ensemble de recommandations intégré, c’est-à-dire prenant en compte l’ensemble des phénomènes de la drogue tels quenous l’avons présenté, et ce dans le contexte de la région. Le Programme 16de la Communauté Caraïbe sera la traduction sous-régionale de ces ambitions– mais il faudra tout de même attendre mai 1998. Il définit une vingtaine d’ac-tions de suivi et de support pour les années 1998-2001.

L’esprit qui les anime est de proposer une action concertée qui s’appuieraitsur un volontarisme historique régional, tout en bénéficiant d’une aide interna-tionale, européenne, et surtout américaine accrue, mais plus respectueuse desintérêts nationaux. C’est en partie la raison pour laquelle, en matière de luttecontre la demande, Time for Action n’avait fait aucune référence à de possi-bles alternatives expérimentées ailleurs, comme la politique de réduction desrisques mise en place aux Pays-Bas et dans la Caraïbe néerlandophone dèsles années 1980, même si le rapport soulignait déjà diverses pierres d’achop-pement de la politique du « tout répressif ». En fin de compte, la nécessitéimpérieuse, à la fois politique et financière, de toujours devoir « ménager lachèvre et le chou » reste la difficulté majeure pour l’établissement de toutemodélisation cohérente en matière de drogues dans la Caraïbe, par des res-ponsables caribéens et pour les peuples caribéens. C’est ce que constateraen 2001 l’important rapport Drug Demand Reduction Needs Assessment inthe Caribbean Community and Market, rédigé par l’ONG DrugScope à lademande de la CARICOM, et qui rappelle que malgré l’accumulation destextes, des vœux et des engagements de principe,

aucun modèle « caribéen » indigène de traitement et de réhabilitationn’a été identifié. Tous les modes de traitements (…) disponibles ont étéempruntés de l’étranger (…). Pour déterminer comment les modèlesexistants peuvent être adaptés afin d’obtenir de meilleurs résultats detraitement, une recherche locale est nécessaire11.

Depuis 2001, la coopération internationale et notamment européenne,après l’achèvement des plans multilatéraux qui ont marqué la seconde moitié

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des années 1990, s’est effectivement davantage investie dans l’aide à la recher-che. Mais sur le terrain, il apparaît que les seuils de tolérance expérimentaleautorisés demeurent très restrictifs et les ouvertures très mesurées. Par exem-ple, les rares expériences qui seront tentées enmatière de réduction des risquesdans la région seront donc conduites en dehors de ce cadre. Il faut attendre2000 pour voir la création à Castries par Marcus Day de la Caribbean HarmReduction Coalition, qui conduit les seuls programmes de la CARICOMfondés sur le principe de l’accompagnement des toxicomanes et non l’abs-tinence (A. Klein et al., 2004). Cette association anime un forum de 75 sitesInternet destinés à un nombre croissant d’animateurs bénévoles de tous hori-zons, débordés par l’ampleur des tâches qui leur reviennent. Cette initiativeest entre autres intéressante dans la mesure où elle se rapproche de nouvellestendances pragmatiques des législations et modèles britanniques, susceptiblesde devenir en Europe, à défaut d’alternative acceptable par tous, un horizoncommunautaire concret de réflexion. Si la Coalition n’est pas encore reconnuepar la CARICOM, elle était invitée en 2002 à rejoindre à Tortola une con-férence sur la réduction de la demande (United Kingdom – United-KingdomOverseas Territories Drug Demand Reduction Conference) qui rassemblait25 représentants et de nombreux observateurs de la Caraïbe.

En conclusion, une approche géonarcotique montre que par sa structuregéohistorique et son positionnement dans la géopolitique mondiale de ladrogue, la Caraïbe du Commonwealth, et a fortiori la Caraïbe prise en dessens plus extensifs, ne présente pas à l’observateur un modèle particulier ausein de la mondialisation du monde gris, à la périphérie des démocraties libé-rales. Elle est en quelque sorte un prototype de la diversité contradictoire desdynamiques affectant de plus en plus celui-ci, qui peut être plus facilementobservé qu’ailleurs du fait de la multiplicité des paramètres en jeu, de leurexceptionnelle intensité et de la dimension réduite de l’espace d’analyse. Le« siège » mené par les organisations criminelles transnationales contre cesdémocraties régionales, notamment celles des pays anglophones, ne fait pasde la région un espace en quête d’un modèle extérieur applicable. Au con-traire, il en fait un « avant poste » exemplaire de l’évolution des démocratieslibérales, en ce qu’il touche à l’acquis d’un système juridico-politique qui estune extension directe du système dominant actuel, mais dans sa version laplus fragilisée par les effets pervers induits par ce système lui-même.

Pour ce qui est du pouvoir des populations de la Caraïbe à relever parelles-mêmes les énormes défis qui transitent, via les flux illicites, par leursîles, on ne peut mieux faire qu’exprimer les inquiétudes sur l’avenir de SirRonald Sanders, l’un des initiateurs des propositions antidrogue de Time forAction et ancien Directeur du Groupe d’Action Financière de la Caraïbe ouGAFIC :

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Le travail continue afin de nous assurer que ne nous est pas appliquéeune méthodologie dans laquelle nous n’aurions pas au moins cherché àprotéger les intérêts des peuples12.

Renuga DEVI-VOISSETUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. N.B. Document à usage restreint, 1999.2. Cf. F. Caballero, Y. Bisiou : « Est une drogue toute substance naturelle ou synthé-tique susceptible de créer : 1°) un effet psychotrope sur le système nerveux central ;2°) une dépendance physique ou psychique ; 3°) un danger sanitaire et social », 2000,7.3. Exemple : l’Italie a dépénalisé la consommation de toutes les drogues y comprisles drogues dites « dures » en 1970, puis repénalisé la possession de ces droguesdites « dures » en 1990, et enfin redépénalisé la possession de toutes les droguesillicites en 1993.4. Pour une approche de la narcocriminalité urbaine en Jamaïque par exemple voirRenuga Devi-Voisset, « Narcotrafic, criminalité et violence urbaine dans la Caraïbedu Commonwealth. Un complexe “géonarcotique” », 2005.5. « It is now apparent that the stage is set for a drug trafficker to become the politicalleader of either or both political Parties and be elected to the post of Prime Ministerwithin the next five years. The political institutions have now been totally subvertedand co-opted by the various Cartels of Trinidad and Tobago in keeping with theColombian model, which in itself is a potent indicator of the inability of the said insti-tutions to resist covert actions of subversion», Association d’Études Géopolitiquesdes Drogues, « Trinidad and Tobago : The Turn of the PNM », Lettre Internationaledes drogues n° 6, mars 2002. (Je souligne).6. Une loi de 1984 stipule : «The Trusts established within the Panama jurisdictionare governed by Panamanian secrecy/confidentiality laws, one of which is that it canover-ride that of other countries», Cf. Panama Offshore Foundation, “Offshore inPanama”, http://www.offshoresecrets.com/foundation.htm7. L’étude de cet « achat de franchises criminelles » aux portes de la Caraïbe duCommonwealth et de la France a été faite in A. Labrousse, (dir.), Dictionnairegéopolitique des drogues. La drogue dans 134 Pays : productions, trafics, conflits,usages, 2003, 576 sq.8. Cf. M. B. Baudet, « Une nouvelle priorité pour la communauté internationale.Codes de bonne conduite, conventions contraignantes se multiplient pour luttercontre la corruption », Le Monde, 14 février 2006, p. 11-12.9. «About 90% of the regional and international countermeasures involve foreignsupport by States, IGOs and INGOs, in various combinations», I. Griffith,CaribbeanSecurity on the Eve of the 21st Century, 1996, p. 32.10. «Research results on the role of cannabis as a gateway drug remain inconclu-sive. The Rapid Assessment Survey suggests that this does hold in Barbados. The

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ethnographic work by Broad and Feinberg (1995) on the other hand establishes aclear difference between ganja and cocaine in Jamaica», Axel Klein et al., DrugDemand Reduction Needs Assessment in the Caribbean Community and Market. ACollaboration between DrugScope and CARICOM, 2001, p. 63.11. «No indigenous “Caribbean” model of treatment and rehabilitation has beenidentified. All of the treatment modalities on offer (…) have been borrowed fromabroad. (…) In order to determine how existing models can be adapted to achievebetter treatment outcomes, local research is needed», ibid., p. 12.12. «Work is continuing to ensure that a methodology is not applied to us in which wehave not at least sought to protect the interests of the Caribbean people», «Sir RonaldSanders concerned over FATF approach to the Bahamas and Guatemala», CaribbeanNet News, www.caribbeannetnews.com (17/01/04).

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LA PREVENCIÓN DE PROBLEMÁTICAS SOCIALESEN EL MARCO DE LA CULTURA CARIBEÑA

INTRODUCCIÓN

Prevención es un término conceptualmente amplio y de diverso manejo.De esta forma se asocia a diferentes enfoques, pero en la actualidad seentiende por tal aquellos procesos que se dirigen a brindar apoyo al desar-rollo integral de la persona. También se asume que el concepto de prevenciónalude a promoción de la calidad de vida. En tal sentido se asocia al desarrollode la identidad del individuo, en términos de que estos se definan personal ysocialmente en función de un proyecto de vida, lo cual implica estabilidademocional y un estilo de vida saludable.

También denota el concepto de prevención, en cuanto calidad de vida,como enunciado que marca la tendencia de las instituciones que ofrecen ser-vicios sociales adecuados a la satisfacción de las expectativas de la gente. Eneste caso calidad de vida se correlaciona, entre otras cosas, con un desarrollosostenible, disponibilidad de recursos, estabilidad social y fomento de estilosde vida saludables.

El marco de la prevención, como desarrollo integral de la persona, seestablece en términos de la audiencia, los niveles de vulnerabilidad del audi-torio o de las poblaciones objetos de los procesos. En este caso la audienciase entiende en término de poblaciones atendidas, teniendo en cuenta edad,género, salud y nivel socioeconómico. En este orden se destacan los princi-pales contextos para programas y acciones preventivas: el ámbito familiar, eleducativo y el comunitario.

En cuanto promoción de la calidad de vida, el tema fundamental es elfomento de los estilos de vida saludables; en este aspecto cobran relevancia lavivencia de calidad de los sujetos y los niveles de satisfacción de sus expec-tativas. En esta declaración entran en juego la identidad de los propios indi-viduos y la identidad de las propias instituciones en las que estos individuos

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se desarrollan. De esta manera la prevención es un proceso cuyo contenido serelaciona con las personas y los contextos.

PREVENCIÓN Y PROBLEMÁTICAS SOCIALES

La prevención es indicativo de problemas personales y sociales, como son:uso de drogas, violencia familiar, delincuencia en diferentes manifestaciones,enfermedades, promiscuidad sexual, analfabetismo, baja tasa de escolaridad,pobreza, repatriaciones, desempleo, movilización social, migraciones, des-plazamiento, etc.

Para fines de este trabajo nos basaremos en el problema de las drogas en elCaribe, por su asociación con otras problemáticas de nefastas consecuenciassociales y con delitos como el narcotráfico de drogas, lavado de dinero y elcrimen organizado en todas sus manifestaciones.

En los contextos de la promoción y el delito, la promoción implica preven-ción efectiva, fundamentada en investigaciones y realizada con base a accio-nes de buenas prácticas. En América Latina y el Caribe, existen programas deprevención con estas características, como lo indica, validando su metodolo-gía, la OEA, CICAD (2005):

- Habilidades para la Vida-LST.- Leones Educando, Fundación Club de Leones Internacional.- Trazando el Camino, Costa Rica.- Aprendo a Valerme por Mi Mismo, IAFA, Costa Rica.- Preventivo en los Diferentes Niveles Educativos – CONACE-MINEDUC, Chile.- Somos Triunfadores, Panamá.- Cultura de la Legalidad – NSIC.- Juego del Buen Comportamiento.- Educación para la Vida Familiar y la Salud – HFLE-CARICOM.- Proyectos de Prevención Integral: FIUC, PUCMM (RepúblicaDominicana), FUNLAM (Medellín), UNSRP (Honduras).

En este sentido, también la Universidad de West Indies y CARICOM cola-boran con un programa de reducción de la demanda que incluye: educación ensalud, vida familiar y aumentando la capacidad del sistema escolar.

PREVENCIÓN COMO INDICATIVO DE PRESENCIA DE DELITOS

La diversificación del delito implica los grupos organizados en el Caribe,los cuales cubren: narcotráfico, préstamo de dinero, juegos de azar, chantaje,invasión en sectores de servicio, lavado de dinero, sistemas clandestinos deinmigración, fraude comercial, prostitución, pornografía, extorsión, estafacon préstamos, engaños por contrata de obras públicas, tráfico de armas,

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trampas con contrato de obras públicas y privadas, usura, materiales nuclea-res, trata de blancas, contrabando con dinero y falsificación (JIFE 2004).

LA INSTITUCIONALIZAD Y LAS LEYES

La fragilidad institucional y del aparato judicial son los elementos másatractivos para los distribuidores de drogas y reclutadores de pandilleros a lahora de actuar, así como también para los traficantes de armas, prostitución ytráfico de personas indocumentadas, lavadores de dinero, líderes del crimenorganizado y otros tipos de delitos.

De esta manera, en la República Dominicana la fragilidad institucional delaparato judicial, frecuentemente denunciada por los medios de comunicación,sitúa a este país como sede de operaciones de tráfico de personas indocu-mentadas (Druetta, 1997), así como también se le señala como uno de losprincipales polos de tráfico de armas y de prostitución: 200,000 mujeres obre-ras sexuales son enviadas a Europa, Estados Unidos y otras islas del Caribe(República Dominicana: Movilización Social, Santo Domingo – Junio 2000).También a este país se le vincula, como uno de los principales, en el tráfico yprostitución de menores (EPCAP, 2000). Localizada al lado del Estado LibreAsociado de Puerto Rico, con libre acceso a los E.E.U.U. continental, aparen-temente la República Dominicana es estratégicamente vulnerable geográfica-mente para el narcotráfico internacional.

Como afirma Druetta (2000), los países del Caribe son afectados por eltráfico a gran escala debido a las «lagunas legislativas y administrativas exis-tentes...» aspectos que son «aprovechados para establecerlos como lugares detránsito de cocaína y heroína, con bajo riesgo de interceptación». Los informesde los organismos internacionales proclaman que «se evidencia el aumento dela violencia relacionada con la lucha por el control de las rutas y de mercados,y los narcotraficantes adquieren cada vez más poder en el Caribe, planteandoamenazas a la estabilidad política de la sub-región» (Druetta, 2000). En estemarco, «la zona oriental del Caribe es la preferida últimamente por el tráficoilícito por la debilidad de los controles, y Puerto Rico y las Islas Vírgenesde los E.E.U.U. son los puntos de entrada de los mayores alijos de drogasen la ruta hacia América del Norte» (Druetta, 2000), debido a que una vezintroducida la mercancía en esa región, los controles siguientes son mínimosya que se encuentran en territorio de E.E.U.U. Pero también las AntillasNeerlandesas, caso concreto de Aruba, son puntos de entrada de los mayoresalijos de drogas en ruta hacia América del Norte (Druetta, 2000).

Otro asunto importante en este marco es el lavado de dinero, aprove-chando la debilidad de las estructuras bancarias y financieras de la región. Eneste aspecto se toman medidas, como las «adoptadas por Trinidad y Tobagoen la banca comercial y en el sector financiero y en la evolución de proyectoslegislativos contra el blanqueo de dinero en las Bahamas y Jamaica» (Druetta,2000).

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LAS PANDILLAS JUVENILES

Según el informe CICAD 2005, en el Caribe hay pandillas internacionalescomo la MS13 y la MS18, que tienen miembros en la mayoría de los paísesde habla hispana de Centro América y el Caribe. Estas pandillas, que entreotras cosas tienen armas sofisticadas, son consecuencia de la desesperanzacausada por la pobreza y el desempleo en sus respectivos contextos y a lafalta de oportunidades para la gente joven; pero también son consecuencia delas deportaciones de los caribeños residentes en Estados Unidos que cometendelitos y son repatriados a sus países de origen, trayendo con ellos las con-ductas antisociales que les condujeron a delinquir en aquel país. Además hayque mencionar la evolución de los valores con una tendencia a sobreestimar lavida fácil, la moda y el tener como finalidad.

EL NARCOTRÁFICO Y LA GEOGRAFÍA

Situadas en el mar Caribe, en los países de las Antillas Mayores y Menoresconvergen diversas rutas aéreas y marítimas del narcotráfico, que puedenoperar con gran facilidad debido a la cadena geográfica de islas, cayos eislotes existentes. (Mirella, 2000. Conferencia en Santiago de los Caballeros,R.D., ACIS). La República Dominicana y Haití están incluidos entre losprincipales países de tránsito de drogas en la región, junto con las Bahamas,Belice y Jamaica. Los productos del tráfico fluyen en mayor grado de SurAmérica, sobre todo Colombia y se dirigen, muchas veces vía Panamá, hacialos Estados Unidos o Europa, como destino final (DNCD/CICC. ReuniónPreparatoria. Conferencia Internacional de Control de Drogas IDEC XV1997).

Producción: El 98% de la cocaína, hoy el más lucrativo de este tipo denegocios del mundo, se cultiva en Bolivia, Colombia yMéxico; la mayor parteen la región andina, donde el uso de la hoja de coca se relaciona con la cultura.Es Colombia, no obstante, la que concentra casi totalmente la elaboración yexportación de cocaína, para lo cual necesita importar, desde países vecinos,cantidades importantes de insumos intermedios y precursores químicos. Elcultivo masivo es asunto de economía, igual se podría aplicar para el cultivodel tabaco y la elaboración del alcohol en el Caribe, producción con finescomerciales.

El atractivo del narcotráfico, por ejemplo, radica en la alta tasa de bene-ficio de este negocio ilegal que es de 1 a 10, entre el valor de la exportaciónde cocaína que procede de Colombia y el valor de las importaciones desdelos E.E.U.U. y de 1 a 30 de la misma sustancia respecto de Europa occidental(Druetta, 2000).

El destino del narcotráfico relacionado con la cocaína procedente deLatinoamérica es Estados Unidos (Pino Arlacchi, 1998), en menor cuantíason los países por donde transita el narcotráfico, ya que una forma de pago es

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en especie, la cual es distribuida en el país de tránsito para obtener el lucro.De ahí que en países de economías en tránsito se pueda obtener esta droga,con relativa facilidad, de acuerdo al rumor público.

Las rutas se caracterizan por un aumento correlacionado del uso. Segúndatos de la JIFE, 250 toneladas métricas de cocaína cruzan por el Caribehacia los Estados Unidos, de lo cual el 40% de toda la cocaína que entra alos Estados Unidos lo hace a través del Caribe. Unas 100 toneladas métricasllegan a Europa a través del Caribe. Un 60% de todas las drogas producidasen Sur América transita por el Caribe. Según informes internacionales, hayindicios de que junto con Haití, República Dominicana, Aruba, Suriname,Jamaica y otras islas del Caribe son puntos de tránsito de la cocaína andina,hacia los Estados Unidos y Europa (JIFE, 2004).

En cuanto al opio, 94% de la resina se produce en los países del trián-gulo de oro (Lao, Tailandia y Myanmar), del Asia Meridional (Afganistán,Pakistán e Irán) y los de la Media Luna de Oro del Asia sud-occidental(Afganistán, Pakistán e Irán). El 6% de la resina de opio (heroína) procede dela producción de Colombia, México y Guatemala y de cinco países del Asiacentral. De la cultivada en Colombia (20,000 Ha. de amapola) potencialmentese puede producir 20 toneladas de opio y de heroína por el rendimiento de sussembradíos. La ruta terrestre es similar a la de la cocaína y la ruta marítima yaérea pasan por las islas del Caribe hacia Florida y la costa oriental (Druetta,2000).

En cuanto al cannabis, las ganancias son menores y son muchos lospaíses productores. Esta proliferación no favorece el comercio ilícito inter-nacional, sino que se comercializa con base a una estructura abierta y nooligopólica como el de la cocaína y heroína (Druetta, 2000). Marruecos,México y Sudáfrica representan cerca de la tercera parte de la oferta mundialde marihuana. Le siguen los Estados Unidos y en quinto lugar Colombia.Como afirma Druetta, puede que haya otros países con mayores cultivos(Kazajstán que tiene 170,000 Ha. de cannabis silvestre y el Líbano que tiene9,000 Ha.), pero con escasa producción, ya que sólo se hace para consumointerno (Druetta, 2000). En la mayoría de los países del Caribe se producecannabis para uso local; de entre estos países los informes reportan a Jamaicacomo productora de cannabis y exportadora a los Europa y Estados Unidos(Druetta, 2000).

Las sustancias psicotrópicas son un caso aparte; necesitan de una industriaquímica, relativamente desarrollada, por tanto los países muy industrializa-dos y los de la OCDE son los que la producen, los cuales suministran esassustancias a los «países en desarrollo o con economías en transición, como esel caso de muchos países de América Latina y el Caribe». Aquí se invierte larelación de proveedores, en este caso de estupefacientes, a los «países desar-rollados de América del Norte, Europa, Oceanía y Japón» (Druetta, 2000).Entre los países con economías en transición se da un apreciable tráfico de

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dichas sustancias psicotrópicas, pero los datos relativos a este comercio ilícitoson difíciles de interpretar, ya que las categorías que se usan para denominara estas sustancias son muy amplias. Como expresa Druetta y el Informe de laUNDCP (1998), una parte del problema con este tipo de sustancia es que lossedantes o estimulantes, como se les llama, que son empleados en medicinay para labores de investigación, pueden ingresar a un país de manera lícitay luego, parte de ellas al menos, pueden ser desviadas con fines ilícitos paracubrir necesidades de uso indebido, comercializándose en el mercado negro.Además de que, como apunta Druetta, «en la mayoría de los países de laregión, los preparados farmacéuticos con sustancias psicotrópicas no se rece-tan, venden ni distribuyen de acuerdo a las disposiciones» (Druetta, 2000).

Las mayores incautaciones de este tipo de sustancias comercializadas ile-galmente se realizan en Gran Bretaña y Tailandia, la anfetamina; en EstadosUnidos, Japón y Korea, la metanfetamina. Laboratorios clandestinos exis-ten en Australia, Filipinas, Tailandia y en la provincia china de Taiwán. EnSudamérica existen laboratorios clandestinos de metacualona. En algunospaíses de la OCDE esta sustancia compite en cierta proporción con la cocaína,debido «a la difusión geográfica y al perfeccionamiento tecnológico de laindustria química», aunque su tráfico todavía es menor (Druetta, 2000).

Forma de tránsito: Partiendo de Sur América, la cocaína recorre portierra todo Centro América hasta México, bordeando la Cuenca del Caribe. Setransporta de México a Estados Unidos cruzando la frontera. En el caso deltránsito que afecta a los países del Caribe éste se realiza por tierra o aguasinternacionales de la Cuenca del Caribe. Los países involucrados en mayormedida en este comercio ilegal en esta región son: República Dominicana,Haití, Bahamas, Belice y Jamaica.

Pero también el tránsito se realiza por aire, desde Sur América a EstadosUnidos, por vía de los países del Caribe. En este caso, el itinerario sigue a laproducción en Bolivia, Perú y Colombia, su procesamiento en este último paísy el envío a Haití por aire. Colocada en Haití pasa por la frontera a la RepúblicaDominicana, desde donde se coloca en Puerto Rico e Islas Vírgenes y de allía los Estados Unidos.

También por aire la cocaína se traslada desde Sur América a Europa.A través de las Antillas Neerlandesas: Aruba, Islas Vírgenes Británicas yMartinica, viaja hacia Europa (Francia, Países Bajos y Reino Unido).

El tránsito por mar es otro problema que afecta a los países del Caribe.En esta forma la cocaína viaja desde Sur América hacia Aruba, Suriname yJamaica. La cocaína que es transportada de esta manera a Europa general-mente va escondida en barcos de carga. Igual o parecido comportamientosigue la heroína producida en Colombia y transportada hacia los EstadosUnidos, así como también la marihuana.

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Todos estos países del Caribe por donde transita la droga (corredor de lasdrogas), tienen en común determinadas características geográficas y socioe-conómicas.

CARACTERÍSTICAS SOCIOECONÓMICAS:(Informes de Desarrollo Humano de las Naciones Unidas (1997, 2000,2005).

• Población que se desplaza hacia lo urbano: República Dominicanatiene 8.1 millones de habitantes, en el año 2000 el 64% se consignabacomo urbano (República Dominicana: Movilización Social, SantoDomingo-Junio 2000).

• Pobreza: Efectos de crisis económicas por diversas causas, recaensobre trabajadores y empleados urbanos, agudizando las condicionesde pobreza.

• Microeconomía: el crecimiento apreciable en los indicadores macro-económicos es una situación que refleja mayor inequidad.

• Ruralía: desocupación, falta de apoyo a la agricultura, aún antela apertura de los mercados este rubro no se dinamiza por faltade políticas adecuadas que protejan este sector y por carencia detecnología para la producción.

• Migraciones: (1) Rural-urbano. La situación rural de carenciade recursos y atención a los servicios básicos, agudiza eldesplazamiento hacia lo urbano, incrementando los cinturones demiseria en las ciudades, con la consiguiente tendencia al aumentode la economía informal. Según estudios, la mitad de la poblaciónen la ciudad de Santo Domingo está compuesta de inmigrantesde áreas rurales, donde el 80% de estos son mayores de 35 años(Ramírez, N., 1993; República Dominicana: Movilización Social,Santo Domingo-Junio 2000). (2) República Dominicana-exterior:Más de un millón de dominicanos han emigrado a países másdesarrollados, sobre todo a los Estados Unidos, aunque tambiénhay emigración hacia Europa (España, Italia, Suiza) y, en menormedida, a las islas del Caribe. En Kaikos y Turcos, por ejemplo,con una población de alrededor de medio millón de habitantes, en1998 se estimaba que el 20% de esta eran dominicanos (encuentrocon autoridades de Kaikos y Turcos en PUCMM, Santiago, con elpropósito de elaborar un proyecto de prevención, recomendado porOEA-CICAD). El 52% de estas migraciones corresponden a jóvenesmujeres de clase media baja, de residencia urbana y con niveleseducativos superiores a la media nacional (4.5 grados). Este tipo deemigrantes hacia el exterior proceden de las regiones de mayoresniveles socio-económicos, Distrito Nacional y el Cibao (RepúblicaDominicana: Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000).(3) Haití-República Dominicana: Cada año aumenta la presenciade nacionales haitianos en la República Dominicana, hombres ymujeres jóvenes, la mayoría de origen rural y muy pobres. En los

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últimos años se aprecia una creciente tendencia al aumento deestudiantes haitianos en universidades dominicanas. Los hospitalespúblicos de la ciudad de Santiago atienden a un considerable númerode parturientas haitianas.

• Analfabetismo: Por lo menos Haití y República Dominicana, entrelos países del Caribe, mantienen elevados índices de analfabetismo,dificultando el logro de los objetivos del milenio. Se asocia con esto labaja tasa de escolaridad (4.5 grados en República Dominicana). Hayuna estrecha relación entre analfabetismo y género, tratándose sobretodo de mujeres en edad productiva, lo cual «influye en el manejo delas estrategias de socialización en el hogar» (República Dominicana:Movilización Social, Santo Domingo-Junio 2000; Nelson Ramírez,1993).

ESTRATEGIAS DE NARCOTRÁFICO

Se usan diferentes medios y técnicas. Los narcotraficantes se especializanen encontrar la ruta de menor resistencia, cambian las rutas adaptándolas ala mayor vulnerabilidad de los contextos. En el Caribe los traficantes usan elsistema satelital de posicionamiento global para localizar la droga lanzada almar.

TENDENCIA: EL USO

Se expande el uso de marihuana y cocaína en el Caribe, una de las razoneses que hay mayor disponibilidad, se produce más, se trafica más y se paga enespecie a los colaboradores.

El contexto se presta para encontrar lugares de almacenamiento clan-destino: «rutas de comunicación con los grandes demandantes mundiales:E.E.U.U. y Europa Occidental y la marginalización extrema de grandes seg-mentos de la población, sobre todo en las zonas metropolitanas, que encuen-tran en la trafiadicción un modo de sobrevivir y soportar la indigencia»(Druetta, 2000).

Se está presentando una rápida expansión del abuso de anfetaminas enforma de éxtasis, asociada, sobre todo, con el estilo de vida y diversión de lajuventud. También se evidencia la falta de mecanismos adecuados para detec-tar y controlar el cultivo de amapola, el cual está haciendo su aparición encontexto caribeño. Se expande el consumo de heroína en nuevos mercados.

La integración económica global también es otro factor de la tendenciaal aumento del consumo en el Caribe; la apertura de fronteras, los tratadosde libre comercio y la desregulación del comercio facilitan el libre tránsito.También se han oído mencionar problemas de tráfico relacionados con lasoperaciones de zonas francas. En muchos casos, el tráfico ilícito de narcóti-cos, psicotrópicos y químicos precursores o esenciales, a través de las zonas

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de libre comercio que importan estas sustancias para sus operaciones ordi-narias.

Los países están prestando mucha atención a los casos de pequeños delin-cuentes vinculados con el consumo, el tráfico a menor escala y la venta alpor menor. Si bien se justifica el control para el delito interno, desvía la aten-ción de los grandes narcotraficantes que se valen de la influencia con el poderen los estamentos de lugar y, aparentemente, las alianzas con los poderespolíticos, militares, judiciales y controles aduaneros. El poder del dinero delos narcotraficantes genera una «ola de corrupción, delincuencia e intimida-ción que involucra a políticos, miembros de la justicia, policías, militares,autoridades impositivas, aduaneras, para lo cual la JIFE sugiere que los paísesden prioridad a la legislación sobre drogas y su correcta ejecución; y que seenfoque principalmente la persecución judicial de narcocriminales de altonivel, mientras para los que poseen drogas en pequeñas cantidades se debeevitar el encarcelamiento» (Druetta, 2000).

Hay también una tendencia hacia los mercados ilícitos de anoréxicos oreductores de peso. Esto se relaciona con la moda y los estándares de esté-tica que rigen hoy en día. Así proliferan los clubes de salud, los reductoresdel apetito, adelgazantes. Los salones de belleza, Spas, gimnasios y clínicasnaturistas, corren el riesgo de convertirse en elementos atractivos para estenegocio.

En el contexto educativo se presenta un problema que tiene que ver con losniños que sufren déficit de atención, lo que conlleva un desajuste con relacióna la dinámica tradicional con que la escuela organiza la tarea educativa. Eneste marco, hay teorías que sustentan la medicación de estos niños, cuyasedades oscila entre 10 a 14 años, con base al suministro de metilfenalate(adictivo e intoxicante) para el supuesto tratamiento de conducta.

Mientras el uso de la marihuana parece que va en declive, el uso de lacocaína cada vez cobra mayor frecuencia, sobre todo en los Estados Unidos.El tabaquismo, cada vez en aumento, prepara a otro tipo de consumo (Díaz,Sergio, 2006, Proyecto Doble T).

TENDENCIA: LA DELINCUENCIA

En los países de tránsito, esta actividad se correlaciona con la violencia porel control de las rutas y los mercados. El tránsito deja una oferta disponibleque apela a políticas de prevención y asistencia con una gran carga social.Esta oferta interna disponible se cotiza a precios relativamente bajos. En laRepública Dominicana el problema es, sobre todo, de tránsito del comercioilícito en el marco del narcotráfico internacional. Muchos de los dominicanosque participan en este asunto, se involucran en la distribución en baja escala,lo que supone una asociación con el aumento de la disponibilidad en el mer-cado local, que coloca a este país en alto riesgo para convertirse, además de

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tránsito, en país de consumo. El pago en especie a distribuidores minorita-rios incentivan el mercado local.

El aumento de disponibilidad en los principales centros urbanos, es causay efecto de la intervención de otros factores, como es la falta de oportuni-dades de clases vulnerables (pobreza, educación, empleos, etc.). También laafluencia creciente de dominicanos repatriados de los Estados Unidos, asocia-dos muchos de ellos a delitos por crímenes de narcotráfico.

CONVENIOS Y TRATADOS

Haría falta una mayor coordinación entre los países del Caribe, tendente alintercambio de información, colaboración y cooperación, en controles limí-trofes con base legal. Fortalecer la capacidad judicial es una necesidad parafortalecer la capacidad institucional. Aunque se camina hacia una legislaciónconvergente, en materia de lavado de dinero y control de precursores, haríafalta una mayor precisión de política internacional y una decisión más com-prometida por parte de los países (GTD, 2002, 2006).

Sería preciso definir un sistema de provisión farmacéutica para obte-ner productos que contengan sustancias psicotrópicas, dando vigencia a laConvención de 1971, en este aspecto. Todos los 22 Estados Centroamericanosy Caribeños son signatarios de la Convención Internacional contra el TráficoIlícito de Drogas de 1988, haría falta una mayor decisión política para imple-mentar los compromisos y hacerlos cumplir, aunque hay varios conveniosexistentes, habrá que hacerlos más operativos.

Para apoyar la operatividad de convenios y tratados la UNDCP captarecursos económicos. El presupuesto 1996-1997 fue de 46.6 millones dedólares para colaboración con América Latina y el Caribe.

CONVENIOS EXISTENTES

• Plan para la Fiscalización de la Droga en la Región del Caribe, inicia-tiva franco-británico, holandesa.• Plan de Acción de Barbados 1996.• Estrategia Hemisférica Antidrogas, adoptada por la CICAD-OEA.• Mecanismo de Coordinación del Caribe para la Fiscalización deDrogas (CCM siglas en inglés) que surgió de Barbados.• Centro Regional de Entrenamiento para la Aplicación de LeyesContra Narcóticos en Jamaica (REDTRAC).• Memorandum de Mutuo Entendimiento Regional (CFATF), lavadode dinero.

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ESTRUCTURA Y NORMATIVA LOCAL E INTERNACIONAL, TOMANDO COMO REFERENTELA REPÚBLICA DOMINICANA

LOCAL

ORGANISMOS:

• Direcciones Nacionales de Control de Drogas, con facultad paravelar por el cumplimiento y ejecución de las disposiciones de lasleyes; prevenir y reprimir el consumo, distribución y tráfico ilícitode drogas y sustancias controladas; contacto y representante ante laINTERPOL, así como ante cualquier organismo internacional dedrogas y sustancias controladas.• Consejo Nacional de Drogas: Asesora al Poder Ejecutivo en materiade la problemática de drogas; revisar, diseñar, desarrollar e imple-mentar la estrategia y campaña nacional contra el consumo, distri-bución y trafico y propiciar la coordinación de todos los sectorespúblicos y privados, para detener el trafico ilícito de drogas a nivelnacional e internacional.• Comisiones Multidisciplinarias: Direcciones Nacionales de Controlde Drogas, Consejos, Salud y asociaciones médicas. Asesora a lajusticia realizando evaluaciones de los acusados para determinarcondición de fármaco dependientes y establecer necesidades de tra-tamiento y rehabilitación.• Comités Interinstitucionales: Mecanismo que surge a iniciativa delos proyectos patrocinados por el PNUFID, integrado por entida-des gubernamentales (CND, DNCD, Educación, Salud Publica,Deportes, ONG’S) con programas en el campo de la prevención; elpropósito es favorecer el intercambio de experiencia, coordinación deacciones y de ejecución de actividades.

ESTRUCTURAS:

• Plan Nacional Antidrogas, donde el escenario de prevención delconsumo indebido y el control de la oferta y la demanda, se expre-san en estrategias basadas en las experiencias compartidas por losdiferentes países productores, consumidores y de tránsito. Se preveun abordaje por parte del Estado en el que se deben descentralizarlos procesos, permitiendo a los actores e instituciones locales yregionales, responder a sus propias necesidades. De manera que lasáreas de prevención, atención y control cuentan con líneas de accióny estrategias, entre otras, las políticas, toma de decisión y moviliza-ción social. De esta manera la decentralización se convierte en un ejetransnacional. El Estado pasa de un escenario de emergencia a unode normalización sostenido, sostenible, integral e integrado, encami-nado a la descentralización de acciones territoriales.

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INTERNACIONAL

Apoyan técnica y financieramente las acciones programáticas para frenarel consumo y la oferta de droga. Auspicia programas puntuales de preven-ción: PNUFID, OEA-CICAD.

CONCLUSIONES:

• El tráfico y el uso indebido de drogas, así como la legalización de lasganancias del delito, están afectando negativamente a la Región delCaribe en términos de salud, seguridad interna, violencia, desarrolloeconómico y la integridad de los sistemas financieros (Arlacchi,1998).• El Caribe es víctima de los factores externos que están fuera de con-trol, es la tendencia global, la moda, los medios de comunicación,entre otros.• Aumenta el consumo de cocaína y drogas sintéticas.• Internamente, la debilidad de algunas de las instituciones democráti-cas, algunos sistemas judiciales y también algunos sistemas militaresy financieros, atraen este tipo de actividad, sobre todo el almacena-miento clandestino y el trasiego (Arlacchi, 1998).• La corrupción que existe en algunas partes de la Región hace vulne-rable los sistemas para este tipo de delito.• La estructura política y económica de un país es una variable impor-tante para determinar la vulnerabilidad.• El lavado de dinero aprovecha la debilidad de las estructuras banca-rias y financieras de la Región.• Trinidad y Tobago se ponen como ejemplo de países que han tomadomedidas para controlar la banca comercial y el sector financiero, yBahamas y Jamaica en cuanto a proyectos legislativos para contrar-restar el blanqueo de dinero.• La pobreza y el tráfico de drogas se relacionan, países con más bajoíndice de desarrollo humano (IDH) son más vulnerables a la narco-corrupción (Arlacchi, 1998).• Con su marginación extrema, grandes segmentos de la población,sobre todo en áreas metropolitanas, encuentran en la trafiadicción unmodo de sobrevivir y soportar la indigencia.• Visto a nivel mundial, el impacto de la trafiadicción de un país puedeparecer pequeño, pero a nivel doméstico el problema siempre esdevastador.• La legalización no basta: es un asunto de valores. La legalización esexpresión del relativismo de los valores. La prevención, como expre-sión de promoción de la vida, es una interpretación de la esencialidadde la existencia humana.

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RECOMENDACIONES

• Efectiva aplicación de las leyes en la Región del Caribe.• Formar personal judicial y militar, sensibilizarlo en valores y entre-narlo con equipos apropiados y tecnología a la altura de los tiempos.• Mejorar los salarios para los servidores públicos y trabajar en la for-mación de éstos en el marco de unos principios éticos de responsabi-lidad personal y social.• Legislación razonable para los consumidores y drástica para los tra-ficantes.• Efectivos programas de formación de formadores para prevención,insertos en las instituciones educativas y de servicio.• Promover programas que fomenten acciones de apoyo a la familia.• Compartir informaciones entre los países y colaborar mutuamente enprogramas de investigación.

Lilliam GARCÍA de BRENSPontificia Universidad Católica

Madre y Maestra(République Dominicaine)

Bibliografía

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QUEL MODÈLE SOCIALÀ TRINIDAD ET TOBAGO ?

Trinidad et Tobago, en terme de modèle social, partage dans une certainemesure les caractéristiques des pays de la zone, et en particulier des paysanglophones, mais a aussi une spécificité, due à son histoire, et à l’exploitationdes ressources pétrolières, et maintenant, du gaz naturel. Notre propos estd’examiner ce modèle, et en particulier d’évaluer l’impact que le mouvementsyndical a pu avoir sur lui.

UNE SOCIÉTÉ POST-FORDISTE, UNE INDUSTRIE SIGNIFICATIVE

Il est aujourd’hui habituel de dire que l’ère industrielle et le fordisme sontarrivés, dans le monde entier, au bout de leur logique dans les années 1970et 80, et que le monde est entré dans une phase post-industrielle et post-for-diste, caractérisée par des changements dans la nature de la technologie, dela production et des rapports sociaux, et accompagnée par une accélérationde la mondialisation1. En ce qui concerne Trinidad et Tobago, cette vision deschoses est à la fois totalement pertinente et fausse. Du fait de l’importance del’industrie pétrolière, Trinidad n’est pas une société post-industrielle, maisest clairement une société post-fordiste. Elle est même devenue une illustra-tion assez pure de ce que peut devenir le système industriel dans un pays dusud, dans ce contexte. L’importance de ses revenus pétroliers est telle qu’ellese situe dans le cas de figure idéal, le plus favorable pour faire émerger unmodèle de développement satisfaisant. Peu de Premiers ministres ont pudéclarer, comme Eric Williams en son temps « Money is not a problem ».

L’industrie pétrolière et gazière de Trinidad a rapporté à l’État 11,1 mil-liards de dollars TT en 2005, sur un budget de 27 milliards TT. À cecis’ajoutent les salaires, les investissements directs et les aides indirectes, danslesquelles il faut classer la toute nouvelle université technologique, UTT, quiest en train de sortir de terre, et qui est financée par les pétroliers. La produc-tion de pétrole doit atteindre 165000 barils par jour en 2006, et la productionde gaz doit doubler en 20062. À ceci s’ajoute une industrie pétrochimiquedéveloppée depuis les années 1960, une époque où le prix du baril était très

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faible, et où l’extraction du pétrole, relativement plus coûteuse à Trinidad quedans les pays du Golfe pour des raisons géologiques, était relativement moinsintéressante que les activités de raffinage, dans un pays à la fois proche dumarché nord américain, anglophone, à peu près stable, et habitué aux bassalaires. Il va sans dire que le gouvernement du nouvel État indépendantde TT encouragea dans les années soixante cette évolution, en adoptant lemodèle porto-ricain d’industrialisation par invitation. Nous ne sommes doncpas dans le cas de figure d’un pays du tiers-monde dont les richesses minièresseraient pillées par les grandes compagnies étrangères, puisque les activitésde transformation, à forte valeur ajoutée, ont lieu sur place. TT transformemême du pétrole brut importé. Nous nous trouvons plutôt dans une situationclassique, où la question des salaires était au cœur du problème.

Le phénomène le plus spectaculaire, du point de vue du modèle trinida-dien, est la conjonction de revenus pétroliers et gaziers considérables … et dutrès faible nombre d’emplois, directs et même indirects, générés aujourd’huipar cette industrie. La déconnection entre l’emploi et la prospérité économi-que est une des principales caractéristiques du nouveau modèle économiquequi s’est mis en place à partir des années 1980. Alors que du temps du capi-talisme du XIXe siècle, puis du fordisme, et du keynésianisme, le dévelop-pement industriel induisait des créations d’emplois massives, et permettait,par le biais du salaire direct ou indirect, une amélioration spectaculaire duniveau de vie, il en va tout autrement dans le monde post-fordiste. Des activi-tés économiques extrêmement lucratives, et parfaitement légales et intégréesau marché, peuvent se développer sans créer un nombre d’emplois important.La seule façon de faire bénéficier le reste de la société de la prospérité deces secteurs, et de mettre l’économie au service des hommes, est le maintiend’une fiscalité significative. Sur le plan macro-économique, cela conduit à lasituation décrite aux États-Unis comme « jobless growth ».3 En 2002, le sec-teur pétrolier et gazier employait à Trinidad 19700 personnes, sur une main-d’œuvre totale de 586000. En 1991, avec une production moindre, les chiffresétaient de 22400 et 492000. Le nombre de chômeurs en 2002 était de 60000.4

Même s’il faut ajouter à ce chiffre les emplois industriels dans l’industriepétrochimique, la proportion est minime par rapport à l’emploi total, alorsque, en valeur, les exportations de produits pétroliers et gaziers et de pétrolese montaient au chiffre astronomique de 1,3 milliards de dollars US en 1997,sur un total de 2,3 milliards5.

Les 20000 employés du secteur, d’ailleurs fort bien payés aujourd’hui,sont donc responsables de près de 63 % des exportations du pays. Cette évo-lution se poursuit depuis les années 1960, période pendant laquelle, dans lemonde entier, des gains de productivité considérables, très supérieurs à ceuxdes autres secteurs industriels, furent réalisés par les compagnies pétrolières,ce qui contribua à la prospérité de ce secteur clé6. Les dépenses de Rechercheet Développement dans ce domaine ont toujours été considérées comme prio-

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ritaires. Le basculement de l’industrie pétrolière dans le post-fordisme estdonc précoce, et commence dans les années 1960.

Les grands secteurs pourvoyeurs d’emploi à Trinidad sont le commerce etles services, en particulier publics, ces derniers étant financés par la mannepétrolière7. Le sucre ne représente plus que 11000 emplois au total.

DÉVELOPPEMENT DE L’EMPLOI PRÉCAIRE ET DU CONTRAT INDIVIDUEL

La concentration de la richesse, et des activités stratégiques dansun secteur peu créateur d’emplois n’est pas le seul point commun entreTrinidad et le post-fordisme. Dans ce régime, l’emploi est, d’une part,précaire, et, d’autre part, les conditions d’emploi et de rémunération sontindividualisées, et échappent aux mécanismes de négociation collective.Il est ironique de constater que les pays de la zone ont été pionniers, dupoint de vue social, dans la mesure où les aspects les plus négatifs du post-fordisme, comme la précarité de l’emploi, ont toujours fait partie de la culturelocale. L’emploi stable, dont les conditions étaient garanties par un contratdûment négocié entre syndicats et employeurs, n’a jamais été la norme dansla Caraïbe, qui sera donc passée directement du stade dit pré-industriel, oupré-fordiste, au post-fordisme sans connaître, globalement, les relations pro-fessionnelles plus ou moins régulées dont les Européens sont familiers, etqu’ils répugnent à voir disparaître.

Des secteurs importants comme le commerce ou l’artisanat ont toujourspratiqué la flexibilité et l’emploi informel. Dans ce domaine, les travaux deRoodal Moonilal, à la fois universitaire et praticien, puisque député et ancienministre du Travail, sont une référence8. Il cite des chiffres de la Banque mon-diale évaluant à 23,1 % le taux d’emploi dans le secteur informel9, et étudie defaçon précise la sous-traitance systématique et les « own account workers »,travailleurs indépendants n’ayant pas recours à la main-d’œuvre salariée.

À ces pratiques traditionnelles s’ajoutent deux phénomènes : le change-ment dans la structure de l’emploi public et l’adoption du contrat individueldans les secteurs bien rémunérés comme l’industrie pétrolière, ou les docks.L’emploi public a évolué sous le double effet de la contraction des dépensespubliques, pendant la période de chute des revenus pétroliers, à partir de1982, et du changement de philosophie chez les décideurs. Ce changement deparadigme est lui aussi un phénomène historique, lié aux pressions exercéespar les organismes comme la Banque mondiale et le FMI dans le cadre desfunestes plans d’ajustement structurels des années quatre-vingt, dénoncésdepuis par Robert Stiglitz10. Ces pressions idéologiques de facture néo-libé-rale et leur influence sur les gestionnaires locaux constituent un des élémentsdu basculement du monde dans la nouvelle ère post-fordiste. Ce nouveau sys-tème n’est pas limité aux techniques et aux relations sociales, il a une dimen-sion intellectuelle et politique forte. Dans les services publics de Trinidad, leNew Public Management en vogue aux États-Unis a impliqué la privatisation

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de certains services et surtout une diminution des salaires encourageant lessalariés très qualifiés, comme les médecins, à partager leur temps entre lesecteur public et des activités privées beaucoup plus lucratives. La baisse duprestige du secteur public a, en pratique, changé la donne du rapport entrepublic et privé, en particulier en matière de santé. La régionalisation du sys-tème de santé a accéléré le basculement du système, et a empêché le systèmede santé publique de dépasser le niveau de service très fruste qui est le sien,en pratique.11 Le recours aux intérimaires et aux travailleurs contractuels pré-caires est devenu systématique dans la fonction publique elle-même. Ceci estconfirmé par les dirigeants d’un des syndicats des services publics, la PublicServices Association, Kelvin Smith et Chandra Blanche, interviewés en avril2005.

En ce qui concerne le secteur pétrolier, la politique d’individualisation dessalaires et de recours à des contrats individuels semble avoir commencé àla fin des années soixante, décennie particulièrement agitée dans le secteur.Il s’agit donc d’une stratégie des employeurs destinée à affaiblir le syndicatdu pétrole, la Oil Workers Trade Union, connue pour la radicalité de sespositions à partir des années 1960. Emru Millette, un des responsables dutrès officiel centre de formation des cadres syndicaux, le Cipriani College ofLabour and Co-operative Studies, estime que le pourcentage des employésdu port pétrolier de Point Lisas, absolument stratégique, ayant des contrats detravail individuels, rendant inopérante la syndicalisation, est compris entre85 % et 95 %.12 Ceci est également vrai des services portuaires classiques.Le syndicat des dockers et des marins, le Seamen and Waterfront WorkersUnion, pourtant essentiellement africain et traditionnellement allié au partidu pouvoir, le PNM, et occupant à Port of Spain la fonction stratégique queces professions peuvent avoir dans une île, a vu les effectifs de ses adhérentspotentiels fondre comme un cornet de glace sur la plage de Maracas, et seretrouve aujourd’hui marginalisé.

MONDIALISATION

Enfin, autre élément de ce « modèle » trinidadien, ce pays est depuistoujours, mais aujourd’hui peut-être plus encore qu’hier, totalement intégrédans le processus de mondialisation. La Caraïbe, sur ce point aussi, peut êtreconsidérée comme « en avance » dans un processus qui l’a concernée bienavant qu’il ne devienne essentiel pour d’autres pays. À l’exception des Indienscaraïbes, les populations de la région, qu’elles soient, dans l’ordre d’arrivée,d’origine européenne, africaine ou indienne, sont toutes exogènes. La produc-tion agricole de ces pays, et en particulier le sucre, était destinée au marchémondial, dont ils étaient dépendants, ce qui a longtemps nui à un développe-ment endogène. On pourrait dire, si on voulait ironiser sur le concept fétichede « développement durable », que, dans la Caraïbe, le développement a étéréel, mais durablement exogène. Si le sucre n’a jamais été aussi importantà Trinidad que dans les autres îles, surtout dans les premières années de la

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colonisation, et s’il est aujourd’hui relativement marginal, bien que non négli-geable, il a été remplacé par les produits phares de l’économie mondialisée,le pétrole et le gaz. Certes, la demande mondiale donne des atouts à ce pays,mais la variation des cours a eu un effet immédiat sur la situation socialeet politique, et sur le « modèle trinidadien ». C’est après le quadruplementdu prix du baril en octobre 1973 que la manne permet au gouvernementde nationaliser une partie significative de l’économie et de développer lesservices publics. C’est la chute relative des cours, dans les années 1980, quiprovoque une crise économique et l’échec électoral du PNM en 1986. Parailleurs, Trinidad se trouve aussi sur le circuit mondial des drogues illicites, etsemble être une étape dans l’acheminement de la cocaïne sud-américaine versles marchés américain et européen. Les intermédiaires étant le plus souventrémunérés en nature, une partie de la drogue est commercialisée sur place, etles sommes considérables qui transitent illégalement par Trinidad contribuentà aggraver la corruption et à déstabiliser un système politique et social déli-cat.13 Enfin, des mouvements de population significatifs ont lieu. Les jeunesTrinidadiens, qualifiés grâce à un système éducatif généralement de bonniveau et à une université renommée, UWI, trouvent des emplois au Canada,aux USA ou en Grande-Bretagne, privant le pays de leurs talents, tandis quebien des travailleurs peu qualifiés originaires des autres pays anglophones dela Caraïbe, émigrent à Trinidad, où ils augmentent le nombre des travailleursprécaires et flexibles. Ce mouvement de population, difficile à quantifier, maisqui semble extrêmement important, a aussi des conséquences politiques, enunifiant politiquement et culturellement la Caraïbe anglophone, et, par exem-ple, en faisant reculer le catholicisme à Trinidad au profit des églises protes-tantes14. Savoir s’il renforce la problématique du Black Atlantic, en cimentantune identité noire transnationale dans le monde anglophone, par-delà l’océan,est une autre affaire15.

Les trois produits de la mondialisation le sucre, le pétrole et ladrogue, ainsi que les mouvements de population, font donc de Trinidadun pays largement ouvert sur le monde, pour le meilleur et pour le pire, maistotalement en phase avec l’évolution historique générale du début du XXIe

siècle. Ce pays ne découvre pas la mondialisation, mais y est plongé depuisses origines.

LE MOUVEMENT OUVRIER ET LE MODÈLE SOCIAL DE TRINIDAD

Trinidad diffère des autres pays de la zone du fait de l’importance del’industrie dans son histoire. Ceci a profondément marqué le mouvement syn-dical, mais aussi l’évolution des idées dans ce pays. Le discours radical a pu,à certains moments, être en phase avec la logique collective de mouvementsde masse confortés par l’existence de concentrations ouvrières significati-ves, cimentés par l’expérience collective du « despotisme d’usine » dans lesannées 1930, et galvanisés par la conscience de l’importance stratégique deleurs activités du point de vue économique. Ceci n’est pas le cas dans d’autres

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pays de la région, où la base du syndicalisme était le plus souvent le secteurdes transports, des docks, et des employés du commerce, parfois des ouvriersagricoles ou des usines sucrières. Le fait que Trinidad ait donné naissance àun CLR James, figure marquante du trotskisme mondial, intellectuel nomade,révolutionnaire professionnel et, colonialisme britannique oblige, fin connais-seur du cricket, objet de toutes les attentions de la part de la CIA et bête noired’Eric Williams dans les années 1960 n’est pas indifférent. Ce n’est pas Jamesqui a radicalisé Trinidad, c’est le contraire.16

L’influence du syndicalisme et, plus généralement du mouvement ouvrier,est ancienne à Trinidad. LesWater riots, puis la montée en puissance du diri-geant de la Trinidad Workers Association, Cipriani, dans les années 1920 et1930, font partie de l’histoire officielle du pays, et l’historien-Premier minis-tre, Eric Williams, accorde une large place à cette geste. Les mouvementssyndicaux de la Caraïbe anglophone ont eu beaucoup de points communsdes années 1930 aux années 1960. Ils avaient partie liée avec le mouvementgénéral pour l’émancipation, comme l’écrit Manley en 1975 : « The men whoflocked to the trade union movement after 1938 were not free men, regardingthemselves as free, but who suffered from a particular discontent and particu-lar needs; rather, they were men who felt spiritually enslaved and were first ofall in search of a sense of personal freedom as workers within their society.This is not an industrial response. It is not essentially a trade union response.Rather, it is a political response happening to express itself in trade unionterms »17. En clair, le syndicalisme était un mouvement fondamentalementpolitique, qui ne pouvait que prendre à un moment donné à bras le corps leproblème qui se posait avant l’indépendance, à savoir ce que l’on appelait auXIXe siècle « la question nationale ». Tant que cette dernière ne serait pas réso-lue, la question sociale lui serait subordonnée, et la dynamique du mouvementsyndical devrait être mise au service de la lutte pour ce qui était à l’époqueprésenté, confusément, comme l’émancipation, ou l’autonomie, et qui devintl’indépendance par la suite. Au cœur de la problématique se tenait la questionde la démocratie politique, et du suffrage universel qui était dénié à ces popu-lations par le pouvoir colonial. Une différence essentielle est à noter entreTrinidad, la Barbade et la Jamaïque. Contrairement à la situation dans cesdeux derniers pays, le mouvement syndical et ouvrier, à Trinidad, a échappérapidement à l’influence de dirigeants de la classe moyenne et a préservé unerelative autonomie, pour des raisons complexes. Au lieu d’être la matrice dumouvement national, comme les Bustamante Unions à la Jamaïque, ou deservir un peu de supplétifs à de respectables juristes, comme à la Barbade, ils’est développé de façon séparée, en particulier chez les ouvriers du pétrole,éloignés de la capitale et concentrés dans le Sud-Ouest du pays. Voici com-ment sont décrits les leaders jamaïcains et barbadiens : « Middle class alliesof the working class smarted from their exclusion from full participation inthe formal political process. Anxious themselves to wrest political powerfrom the British, they joined common cause with the mass of dispossessed

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workers…They formed broad based organisations that not only would providethe means of dealing with some of the workers’ problems, but, more impor-tant, would accommodate their particular political interests. »18 À Trinidad,les dirigeants que le mouvement ouvrier avait sécrétés dans les années 1920furent dépassés, à la fin des années trente, par l’évolution des choses dans leschamps pétrolifères. Alors que Cipriani menait son combat dans la capitale,Port of Spain, pour tenter d’obtenir un élargissement du Legislative Council,un leader populaire, orateur hors pair au langage messianique, agitateur sensi-ble au pouls des ouvriers, galvanisait les masses et lançait ce qui allait devenirle Oil Workers Trade Union en 1937. Ce syndicat a connu une histoire trèsmouvementée, et a été certainement la plus remuante, et la plus engagée, desorganisations ouvrières de Trinidad. La popularité de Butler était immensedans le petit peuple du sud, dans une population composée à la fois d’ouvriersdu pétrole d’origine africaine, et d’ouvriers agricoles d’origine indienne, tra-vaillant dans le secteur sucrier. Il semble que la césure entre ces deux popu-lations, élément capital à Trinidad, ait été moins forte dans cette région assezpauvre que dans les zones situées près de la capitale et du centre du pouvoiroù se distribuent les prébendes. Certains dirigeants, comme John Rojas etAdrian Rienzi étaient à la fois responsables du syndicat du pétrole, et de laAll Trinidad Sugar Estates and Factory Workers Union. Le pouvoir colonialcontribua grandement à la naissance du mythe Uriah Butler, en tentant del’arrêter le 19 juin 1937 alors qu’il était en train de prononcer un discours, cequi provoqua une émeute, et le lynchage de l’un des policiers, Charlie King,qui fut mis en pièces par la foule. Les troubles qui suivirent s’accompagnèrentd’émeutes (14 morts), d’une grève générale. Butler, qui avait pris le maquis,ne fut arrêté que le 6 mai 1939.

Le OWTUmena, après la guerre, une existence plus traditionnelle, et entraen conflit avec Butler qui, en 1946, créa son propre parti, le British EmpireWorkers, Peasants and Rate Payers Union. Le pays connut un bouillonnementidéologique intense pendant cette période. en combinaient en effet la revendi-cation politique trinidadienne, c’est-à-dire la création d’instances totalementreprésentatives de la population, et le zeitgeist démocratique et égalitaire quidominait en Grande-Bretagne comme en France. Jack Kelshall, futur expertde l’OWTU, volontaire dans la RAF où il parvint au rang de squadron leaderaffirme en 1984 devoir sa conversion au socialisme, et au communisme aulivre des Webbs, Soviet Communism, a New Civilisation19, mais aussi au planBeveridge et à l’éducation politique donnée par l’armée britannique à ses sol-dats et officiers dans le cadre du Army Bureau for Current Affairs20, servicequi ouvrit l’esprit des hommes à des considérations politiques, et auquel onpeut sans doute en partie attribuer la préférence des forces armées pour levote travailliste en 1945 : « After 5 years I came back, it was, make a cleanbreak with all that had gone before, and all, you know, the Beveridge Plan allthe high ideals that we were supposed to be fighting for were drummed into us(sic). I picked up the cause of independence for the island, and adult franchise,

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because even in those days, you know, there was no adult franchise. What weneeded was a democracy that threw up a socialist, and eventually a marxistsociety »21.

Néanmoins, cette période ne déboucha pas sur de grandes avancées : lesorganisations politiques radicales, plus ou moins liées à un syndicat, étaientpetites et très divisées. Jusqu’à l’arrivée sur la scène du PNM d’Eric Williams,en 1956, aucune organisation ne parvint à mobiliser la société trinidadienne.Les relations professionnelles étaient extrêmement tendues, et des grèves trèsdures éclatèrent chez les dockers, les employés municipaux, les ouvriers dusucre et du pétrole, mais le patronat n’acceptait qu’avec la plus grande réti-cence de négocier, et l’essor du syndicalisme en était bridé. Il semblerait quel’on puisse appliquer à la société de Trinidad de cette époque, toutes propor-tions gardées, la remarque faite par le Directeur Départemental du Travail deMartinique en 2001, selon laquelle, même après la disparition de la plantation,les rapports sociaux caractéristiques de celle-ci servaient de matrice à l’en-semble des relations professionnelles dans l’île, qui restaient donc marquéespar la confrontation, le blocage et la difficulté de faire s’épanouir une culturede négociation22. La place de la culture de la confrontation dans le syndica-lisme trinidadien est certainement due à ce phénomène. Comme dans tous lespays où la négociation est impossible, les tentatives de mettre en place des ins-tances de consultation et de participation restèrent vaines. C’est à l’État – enl’occurrence le pouvoir colonial avant 1962 – qu’il revint de réguler les rela-tions professionnelles. C’est précisément parce que des employeurs à la men-talité totalement coloniale, imbus de la légitimité de leur pouvoir, refusaientla moindre concession que le gouverneur Sir Murchison Fletcher, en 1937,après avoir rencontré directement les dockers en grève, ce qui était inédit,alla jusqu’à recommander au patronat de faire des concessions, et encourageale ministre des Colonies, Nankinvel, à affronter le patronat sucrier. Celui-ci fit valoir que, dans la mesure où l’exploitation du sucre bénéficiait de lasollicitude et du protectionnisme du gouvernement, ce dernier était fondé àexiger que des conditions décentes soient faites aux travailleurs. Fletcher futdéplacé l’année suivante23. Au-delà de cet incident, qui résume toute l’ambi-guïté du « white man’s burden », il est bon de voir que l’implication des plushautes instances de l’État, ou des tentatives d’interventions de ce dernier dansla régulation sociale, est devenue très tôt une caractéristique des relationsprofessionnelles de Trinidad. Ceci est moins surprenant qu’il n’y paraît dansun pays formé dans le creuset du modèle britannique. En effet, alors que, enrègle générale, l’intervention de l’État est honnie dans ce pays, il en est alléautrement dans l’Empire. C’est dans l’Australie du XIXe siècle que seront misen place les premiers tribunaux d’arbitrage, et les procédures rendant obli-gatoire l’intervention d’une juridiction avant qu’un lock out ou une grève nesoient autorisés. C’est sous l’influence de la Royal Commission de 1939 quela situation évolua, que les syndicats obtinrent un début de reconnaissance et,

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à nouveau sous l’influence du politique, que la situation des relations profes-sionnelles s’améliora après la guerre.

APRÈS L’INDÉPENDANCE

La matrice coloniale eut évidemment une importance considérable dansles années suivant l’indépendance. L’intervention de l’État dans le domainedes relations professionnelles allait d’elle-même aux yeux de ce dernier, etdu PNM. Une fois l’indépendance acquise, en effet, le pouvoir n’attendaitpas du mouvement syndical, qui n’avait pas joué un rôle de premier planpendant la période charnière, même s’il était enthousiasmé par les nouvellesperspectives, qu’il occupe le devant de la scène, et qu’il revendique une trans-formation sociale de grande ampleur. D’alliés, les syndicats devenaient doncpour le pouvoir de Eric Williams une composante parmi d’autres de la sociététrinidadienne, perçue comme de plus en plus encombrante. Or, la situationdes relations professionnelles se détériora rapidement pour deux raisons :l’impatience sociale de la population et l’évolution du secteur pétrolier. Sur leplan social, l’indépendance n’avait pas modifié fondamentalement les choses,et la structure de la propriété foncière, dans la région sucrière du Caroni enparticulier, était totalement coloniale, le trust Tate and Lyle possédait à luiseul 36000 hectares24. Ceci masquait une évolution, que tous les pays sucriersont connue avec la consolidation d’exploitations individuelles, dont le nombrediminue brutalement, et surtout d’usines sucrières, qui n’étaient plus que 3 en1969, contre une centaine à la fin du XIXe siècle.

La revendication d’une réforme agraire avait donc un côté affectif et poli-tique très fort, alors que l’importance économique de ce secteur allait s’ame-nuisant. Mais les mauvais souvenirs de la plantation étaient encore dans lesmémoires, que cela soit transmis directement ou par les discours identitaires.La perspective d’une réforme agraire, mais aussi de nationalisations indus-trielles qui priveraient d’influence les détenteurs du pouvoir économique, lescompagnies étrangères et leur encadrement blanc, fut mise en avant par desmilieux radicaux même si le stratège socialiste le plus informé et le plus radi-cal de tous, CLR James, avait des doutes sur cette perspective. À ses yeux,une marge de manœuvre existait, le PNM ne faisait certes rien, mais il n’étaitpas question de passer au socialisme en quelques mois. Rappelons que, dansles années I960, le prix du baril, encore très bas, ne garantissait pas au jeuneÉtat trinidadien des revenus fiscaux lui permettant de vivre et de développerle secteur pétrolier sans l’apport des compagnies étrangères, ni a fortiori deprocéder à des nationalisations consensuelles, incluant une compensationacceptable. Un champ pétrolifère sans techniciens compétents n’est pas com-pétitif.

Le secteur pétrolier était, lui, en pleine mutation sous l’effet de deux fac-teurs conjoints : la rationalisation des méthodes de production, et le mouve-ment de redéploiement de compagnies comme BP. Le premier, possible grâce

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aux formidables gains de productivité du secteur, entraîna des licenciements,dès 1962, d’autant plus mal vécus que les ouvriers du pétrole étaient bienmieux payés que les travailleurs d’autres secteurs. Le deuxième amena leretrait de BP au profit de Trinidad Tesoro, une compagnie du Texas, en 1967et le retrait de Shell. C’est un peu poussé par les circonstances que le gouver-nement nationalisa les opérations de la Shell, qui, en 1968, devint Trintoc,compagnie nationale. Commençait un processus de nationalisations qui allaits’accélérer dans les années 197025. Les efforts du gouvernement pour créerdes emplois dans le cadre de la Operation Jobs se solda par 60000 créations,surtout dans le secteur public, ce qui impliquait une mobilisation de toutes lesmaigres ressources de l’État, et de ses capacités d’emprunt.

Pendant toute cette période, le syndicat du pétrole, dirigé par une nouvelleéquipe, autour de George Seekes, se radicalisa, organisa des grèves parfoistrès longues, auxquelles le gouvernement apporta une double réponse. D’unepart, le OWTU fut accusé d’être infiltré par des communistes, et une campa-gne digne de la guerre froide fut lancée. En 1965, une commission parlemen-taire interviewa même l’ancien dirigeant du syndicat, mis en minorité par lanouvelle équipe, Rojas, qui dénonça ses successeurs en termes violents maisflous. Dès 1962, Rojas avait déclaré au Sénat (de Trinidad) : « There is nodoubt that Marxists are operating in the Trade Union movements in this coun-try, and some of the most powerful unions are now headed by Marxists…We are not immune from the political philosophies which are overthrowinggovernments in South America, Latin America, in the Caribbean and othercountries in the world, because right here in Trinidad at the present time thereis no doubt there are communist elements operating »26. Ce discours faisantappel à l’épouvantail cubain, prononcé trois mois avant la crise des fusées,était en phase avec la paranoïa anticommuniste qui dominait aux États-Uniset allait structurer la politique de ce pays à l’égard de la zone pendant 25 ans,de l’opération Condor en Amérique latine jusqu’à l’intervention à la Grenadede 1983. En fait, si le marxisme avait une certaine influence chez les ouvriers,leurs dirigeants et certains intellectuels, celle-ci était surtout diffuse, et lemouvement communiste était très faible. CLR James, à l’origine membre duPNM, fonda bien en 1965 un Workers and Farmers Party, dont l’actuel chefde l’opposition, le leader indien de l’UNC Basdeo Panday était membre, maiscelui-ci resta marginal. James constitua d’ailleurs bientôt un bouc émissairecommode et fut accusé de collusion avec le communisme, ce qui dénotait uneconnaissance assez lointaine des rapports entre le trotskisme et l’Union sovié-tique. Une scission de l’OWTU fut organisée en 1965, la Oil Workers FreeTrade Union, qui ne parvint pas à s’étoffer. Selon l’OWTU, elle aurait été dueà la CIA, ce qui n’aurait rien de surprenant, étant donné l’intérêt de ce servicepour le syndicalisme dans le monde entier, dont la France, où il n’hésita pas àencourager une scission de la CGT en 194827.

L’autre tactique gouvernementale consista à créer unmécanisme étatique decontrôle des relations professionnelles, en adoptant le Industrial Stabilization

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Act en un jour, en 1965. Celui-ci était dans le droit fil des politiques publiquesen la matière dans l’empire colonial, et rendait l’arbitrage obligatoire avanttoute grève. Ceci fut refusé en bloc par tous les syndicats, y compris ceux quiétaient proches du PNM, comme les Seamen and Waterfront Workers.

LA CRISE DU BLACK POWER

La tension extrême, à la fin des années soixante, aggravée en 1968 parl’interdiction faite à Stokely Carmichael, leader des Black Panthers, d’atterrirà Trinidad, et la mise aux arrêts de CLR James, confiné chez lui, conduisitau psychodrame de 1970. Cette crise, connue sous le nom de Black PowerCrisis eut plusieurs composantes : des manifestations d’étudiants de Trinidaden séjour dans une université canadienne dégénérèrent en émeute, des mani-festations de solidarité furent organisées à Trinidad, réunissant entre 10et 20000 personnes, ce qui n’était pas considérable. L’agitation était à soncomble à Woodford Square, le cœur symbolique de Trinidad, où un forumpermanent, connu sous le nom de People’s Parliament, se tient chaque foisque la température de la vie politique dépasse un certain seuil. L’ambassadeaméricaine fut attaquée au cocktail Molotov, et les intentions supposéesnéo-coloniales du Canada furent dûment vitupérées. L’OWTU entra dans lemouvement, et soutint une « Long March » en direction des régions sucriè-res, destinée à entraîner dans le mouvement les ouvriers agricoles et ouvriersindiens, communauté qui restait à l’écart. L’enjeu était si important que EricWilliams promit immédiatement de nationaliser Tate & Lyle, le trust sucrier,à 51 %, de façon à donner des gages aux Indiens. Le jour où une grèvegénérale était prévue, le 21 avril, le gouvernement décréta l’état d’urgence,et arrêta la direction de l’OWTU. Une mutinerie se produisit alors dans lesforces armées, entraînant 750 hommes sous la direction de jeunes officiersfraîchement émoulus de Sandhurst, l’académie militaire britannique, impa-tients devant les lenteurs des réformes et la stagnation du pays. Encerclés etdésarmés dans la presqu’île de Chaguaramas par les Gardes Côtes, pendantque la Marine américaine croisait dans le golfe de Paria, les mutins se ren-dirent sans combattre. Le mouvement syndical se divisa en deux camps, lespartisans du mouvement, et ceux du pouvoir28. Les syndicats des transports,de la communication et de la fonction publique incitèrent le gouvernement àréprimer ce mouvement. En écho à cette crise, de nouveaux mouvements seproduisirent en 1971, lorsque le gouvernement adopta un Industrial RelationsAct, plus souple que le ISA, destiné à encadrer les grèves et à rendre plusdifficile la propension de syndicats comme l’OWTU à syndicaliser des tra-vailleurs dans d’autres secteurs. Cette pratique est toujours très mal perçuedans les systèmes nés dans la matrice britannique, où est toujours probléma-tique le « débauchage », dans un système habitué à la culture des syndicatsde métiers, ou d’industrie, mais pas à la concurrence entre confédérationsaux idéologies opposées29. Or, dès les années 1960, le syndicalisme trinida-dien était déjà très divisé, et l’OWTU, comme d’autres, tentait de nouer des

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alliances et d’organiser des travailleurs en dehors de son champ. La crise de1971 se solda encore par un état d’urgence, et par la nouvelle arrestation desdirigeants de l’OWTU.

APRÈS LA CRISE

L’ampleur de la crise sociale de 1970-71 est encore difficile à apprécier,dans la mesure où le bilan officiel des violences est modeste, ce qui est con-tredit par plusieurs témoignages oraux, impossibles à vérifier, faisant état deméthodes brutales et de l’élimination physique de militants, notamment étu-diants, dans les mois qui suivirent. À long terme, même si le PNM sortit ren-forcé de la crise, le jeu politique devint plus ouvert et plus incertain. Le modèletrinidadien acquit dans les années soixante-dix la physionomie que nous luiconnaissons, grâce à l’augmentation du prix du pétrole en 1973, et poussé parl’aiguillon de la nécessité. Le gouvernement devait agir pour répondre auxattentes populaires. La plupart des entreprises de raffinage furent en fait natio-nalisées, même si l’extraction demeura, en revanche, sous la responsabilité descompagnies internationales : ce processus est complexe, et les techniques depointe au niveau international doivent être mises en œuvre pour que l’opérationdemeure rentable. Néanmoins, la place du secteur public laissa médusés lesobservateurs américains, il est vrai rapidement effarouchés en la matière. Lesterres récupérées sur les grandes propriétés sucrières furent certes distribuées,et les autorités encouragèrent la reconversion vers l’agriculture vivrière, ce quipermit de limiter la dépendance à l’égard des importations de denrées alimen-taires. Toutefois, la façon dont la distribution des terres fut effectuée pose pro-blème, de nombreux responsables interrogés jugeant que les affidés du PNM,d’origine africaine, furent privilégiés au détriment des Indiens. L’expansion dusecteur public marchand s’accompagna de celle des services publics, au niveaulocal comme dans les domaines de l’éducation et de la santé. Cette période nepermit pas de combler le fossé qui séparait toujours les communautés indienneet africaine, bien au contraire. Le pouvoir politique, administratif, policier etmilitaire était en effet, et est toujours, entre les mains des Africains, et en par-ticulier de ceux qui soutenaient le PNM. Géographiquement, cette populationétait concentrée à Port of Spain, et dans le corridor du nord, entre la capitaleet l’aéroport international de Piarco. L’expansion du rôle de l’État, très spec-taculaire dans les années 1970, bénéficia donc pour l’essentiel à cette fractionde la population trinidadienne, dont le discours politique s’adapta à cettenouvelle donne. À Trinidad, la défense des services publics, l’expansion dusecteur public n’est donc pas simplement, un positionnement idéologique. C’estavant tout un positionnement ethnique. L’inverse est vrai, et, graduellement,la défense du secteur privé et de la logique du marché est apparue commenaturelle aux Indiens. Il est crucial de comprendre que les compétences demembres de cette communauté dans le domaine commercial sont considéréespar beaucoup comme un véritable atout. On se retrouve aujourd’hui dansune situation où des partis ayant traditionnellement des éléments de critique

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sociale radicale dans leur programme, comme l’UNC, défendent l’idée que lalogique du secteur privé répond aux intérêts de la nation. Il ne faut donc pasdécrypter le modèle social trinidadien à la seule lumière des débats idéolo-giques mondiaux, mais aussi en prenant en compte les petites stratégies desdifférentes communautés.

LA MISE EN PLACE DE LA NOUVELLE DONNE. DES POLITIQUES PUBLIQUES

TYPIQUEMENT POST-FORDISTES

L’expansion de l’État et du secteur public fut cassée par la chute des prixdu pétrole à partir de 1982. Pendant les années 1980, le, pouvoir était prisentre trois mouvements, qui convergeaient pour lui dénier toute marge demanœuvre : la chute du prix du brut, les pressions des institutions financiè-res mondiales, FMI et Banque mondiale, interdisant le recours à l’empruntet enfin ses propres engagements financiers, dûs à l’euphorie qui avait suivi1973, et aux dépenses rendues politiquement indispensables par la crise de1970. Cette équation impossible à résoudre conduisit à la défaite du PNM età une période agitée, où le jeu politique devint plus ouvert ou, si on veut êtrepessimiste, incertain. La situation était loin d’être stable, comme la tentativede coup d’État islamiste du 27 juillet 1990 en atteste. Une organisation isla-miste recrutant, essentiellement des Africains, et donc historiquement plusproche de la Nation of Islam des États-Unis que de l’islamisme du MoyenOrient, la Jamaat al Muslimeen, prit le gouvernement du NAR et le Premierministre Robinson en otage pendant six jours dans les locaux du parlement,Red House, pendant qu’un autre commando prenait le contrôle des studiosde la télévision et que des émeutiers, pour l’essentiel africains, se livraient àdes pillages de magasins, dont beaucoup tenus par des Indiens, dans le centreville et le corridor Port of Spain-Piarco. Curieusement, la négociation permitaux mutins d’obtenir une amnistie, qui fut confirmée par la cour d’appel, maisannulée par le Privy Council de la Chambre des Lords britannique, à l’époquejuridiction d’appel suprême. Il est significatif que la décision du Privy Councilait été ignorée par Trinidad, et que les putschistes courent toujours. On peutvoir à cela deux raisons : la première est la volonté de ne plus laisser unejuridiction britannique jouer un rôle à Trinidad. Ce mouvement a conduit àla création d’une Caribbean Court of Justice exerçant sa juridiction sur toutela Caraïbe anglophone, dont le siège est à Port of Spain depuis 2005. Cetteévolution est à double tranchant. D’un côté, elle s’inscrit dans le mouvementde désengagement de la Grande-Bretagne de la zone et de volonté d’indépen-dance des pays concernés. D’autre part, elle entraîne un recul des droits del’homme, car elle permet l’application des nombreuses peines capitales pro-noncées dans la région, et notamment à Trinidad. Toutefois, on peut attribuerla volonté d’ignorer la décision du Privy Council à des raisons ethno-politi-ques. Le Jamaat al Muslimeen est aujourd’hui clairement accusé par l’UNCd’avoir parti liée avec le PNM au pouvoir, et de contribuer à terroriser lesIndiens. Le pouvoir laisse par exemple les activités délictueuses et mafieuses

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du Jamaat al Muslimeen se développer au grand jour. Le mélange entre acti-vités politiques, mafieuses et subversives est une caractéristique de beaucoupde mouvements semi-clandestins, de la Corse au Pays Basque espagnol enpassant par l’Irlande. L’organisation, suspectée d’être impliquée dans la vagued’enlèvements, et dans l’assassinat de dissidents, exploite une carrière et joueun rôle non négligeable. Cette organisation, qui se situe clairement en dehorsdu cadre de la démocratie et du respect des droits des citoyens, n’a toutefoispas le monopole de la parole chez les musulmans de Trinidad, dont le nombreest évalué à 15 %.

Le fait que le PNM et son opposition, autour de l’UNC, aient fait en 2001jeu égal à la Chambre reflète à la fois la division ethnique du pays, danslaquelle Africains et Indiens sont à égalité, et l’incertitude de l’électorat. Lefait que, toujours en 2001, le Président ait tranché en faveur du PNM alorsque, selon celle-ci, l’UNC n’avait pas perdu les élections, a alimenté des frus-trations et nui à la légitimité du pouvoir actuel aux yeux de ses détracteurs.Le ton des débats politiques est d’ailleurs extrêmement vif. Toutefois, il ne faitpas de doute que, sur le plan social, la situation ne soit pas plus favorable quepar le passé. En effet, le syndicalisme est totalement affaibli par le change-ment dans l’organisation du travail, et l’application des règles post-fordistes àla société de Trinidad. Selon Roodal Moonilal, les effectifs syndiqués se sonteffondrés. Le OWTU serait passé, de 1980 à 1998, de 20000 à 8000 adhé-rents et beaucoup moins aujourd’hui ; le syndicat du sucre de 18000 à 8000.30

Seul le syndicat du secteur bancaire, la Bank and General Workers Uniondirigé par le très radical et médiatique Vincent Cabrera, également dirigeantdu NATUC, serait en progression31. La situation dans les services publics estvariable mais, globalement la baisse a été plus sensible pour les non qualifiés(National Union of Government and Federated Workers) que pour les quali-fiés, (PSA et enseignants), ce qui correspond à l’externalisation de certainsservices comme le nettoyage ou les cantines 32.

Il est également significatif que certains syndicats, comme l’une des prin-cipales organisations des services publics, PSA, emboîtent le pas au syndica-lisme de service de type nord-américain, et négocient pour les employés duservice public un contrat d’assurance médicale collectif auprès d’une grandecompagnie d’assurance, M &M. Ce plan, ouvert à tous les titulaires, et à tousles contractuels employés depuis au moins deux ans, garantit l’accès au sec-teur médical privé, la consultation de généralistes et de spécialistes, le rem-boursement des frais d’hospitalisation, avec un ticket modérateur de 10000dollars TT jusqu’à des dépenses de 50000 $TT, et une couverture totaleensuite, la prise en charge de 80 % du billet d’avion pour les hospitalisationsà l’étranger et les frais d’hospitalisation dans le pays le plus proche33. Il peutsembler totalement surréaliste de voir le syndicat des services publics contri-buer à la prospérité du secteur privé. Toutefois, cette démarche est absolumentcompréhensible si on prend conscience de la situation du secteur de la santé.Certes, le service public couvre la totalité du pays, les dispensaires sont à la

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disposition de la population, et des services hospitaliers fonctionnent. L’Étatoffre ce minimum de garanties que beaucoup de pays du Sud aimeraientpouvoir atteindre. Toutefois, la qualité des services publics est médiocre. Ilne faut pas s’en tenir aux organigrammes ni aux descriptifs officiels pourappréhender ce fait. Les médecins du secteur public délaissent souvent, enpratique, leurs responsabilités à l’égard de leur employeur, pour aller exercerdans le privé, où ils sont rémunérés de façon bien plus conséquente34. Lacoexistence du secteur privé et du secteur public conduit en fait à un systèmedual, aujourd’hui assumé par les citoyens. Quiconque a les moyens de con-tracter une assurance privée s’empresse de le faire. C’est le cas de tous lescadres et des citoyens des classes moyennes en général. Les grands principesuniversalistes du service public sont en fait appliqués de façon extrêmementpartielle. Trinidad, en matière de santé, est proche du modèle anglo-saxon, enfait nord-américain, décrit par Esping Andersen35. Le système public assureun filet de sécurité et une couverture minimale, mais le recours à l’assuranceprivée et à un secteur privé de niveau correct est la règle. Il ne faut donc pass’étonner de voir le syndicat de la fonction publique, PSA, signer un contratavec une assurance privée. L’imbrication du public et du privé est bien une descaractéristiques du post-fordisme. Néanmoins, on est loin de Uriah Butler, etde la révolte des damnés de la terre de 1937.

L’affirmation que « money is not a problem » est encore plus pertinenteen 2006 que par le passé, grâce aux prix des hydrocarbures, mais les choixpolitiques faits depuis ces dernières années sont fort différents de ceux desannées 1970. Il n’est plus question d’encourager une expansion des servicespublics, comme on le voit clairement dans le secteur de la santé, ni un déve-loppement du secteur public. Bien au contraire, on assiste à des privatisationspartielles, saluées par les idéologues libéraux anglo-saxons. La perspectivedu libéralisme et de la zone Free Trade for the Americas est acceptée offi-ciellement, et les mesures protectionnistes isolant un peu Trinidad des autrespays de la zone, mais protégeant aussi dans une certaine mesure le pays, sontcritiquées et peu à peu allégées36. Le problème social fondamental, qui avaitprovoqué la crise de 1970, celui des perspectives offertes aux citoyens et auximmigrants de la Caraïbe peu ou pas qualifiés, reste entier. La perspectived’une qualification de la population, qui est celle de tous les pays développés,et, par exemple, un objectif officiel de l’Union Européenne depuis le sommetde Lisbonne, est considérée comme essentielle. De réels efforts sont faitspour développer un système éducatif qui, contrairement au système de santé,a des bases solides. Le budget 2006 permet ainsi de supprimer totalementles frais de scolarité pour les étudiants de l’enseignement supérieur, quel quesoit l’établissement qu’ils fréquentent. L’offre de formation augmente, en uti-lisant à la fois les ressources existantes et en en mobilisant de nouvelles. Lacréation d’une université technologique ouvertement tournée vers les besoinsde l’industrie pétrolière, financée et largement gérée par elle, est symptoma-tique. L’initiative n’est pas venue de l’État, mais du secteur privé. On est bien

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toujours dans le post-fordisme, et surtout dans sa version anglo-saxonne. Laquestion de l’introduction de politiques d’activation du marché du travail àl’intention des chômeurs est un sujet de controverse entre l’UNC, favorable àl’idée, et le PNM.

Les problèmes à court terme demeurent néanmoins, et les projets stratégi-ques d’amélioration de la qualification ne peuvent les résoudre. La thématiquespontanément abordée de la façon la plus insistante par toutes les personnesinterrogées par l’auteur en 2004, et plus encore en 2005, dans les milieuxsyndicaux comme intellectuels, est celle de la sécurité37. Cette question a évi-demment une composante sociale, mais, dans le cas de Trinidad, semble avoiraussi une composante ethnique. En effet, le délit le plus souvent mentionné estla pratique des enlèvements. Il semble que les victimes soient le plus souventdes Indiens, dont les familles ont atteint un certain niveau de réussite dans lesecteur privé, alors que les coupables seraient des gangs africains. Ainsi, lechef de l’opposition Basdeo Panday, répondant au Premier ministre PatrickManning à l’occasion de la présentation du budget, s’exclame, avec son artde la métaphore vive : « Mr Speaker, you and I know that the PNM will donothing. To act against the criminals will be to cut their noses and appear tospite their faces; do you think they will put in jail the very persons they usedas muscle to terrorise the Opposition in the last general elections? Never.These are the people who put them in power and now it is pay back time.Added to that it would seem that they get a kind of perverse pleasure from thekidnapping epidemic because they thought the victims were the supporters ofthe UNC and the perpetrators were their supporters »38. Ces accusations sontrelativement graves. Par ailleurs, les inégalités résultant du système économi-que sont aggravées par celles qui semblent résulter de la corruption, évidem-ment impossibles à mesurer. Le discours sur la corruption est en revancheidentifiable, et est très présent. Les deux grands partis, et leurs leaders, ontd’ailleurs été accusés d’avoir eu recours à la corruption. Basdeo Panday aété arrêté et libéré sous caution en mai 2005, car il était accusé d’avoir reçuun pot-de-vin de 250000 $TT pour la construction de l’aéroport de Piarco.Il est impossible de savoir si la sévérité des juges, et le montant exorbitantde la caution demandée, sont justifiés par les faits, ou constituent un contre-feu de la part des autorités, et donc du PNM. En effet, un ministre du PNM,Franklin Khan, ministre des Travaux publics, a été forcé de démissionner, etdoit répondre de six chefs d’inculpation pour une affaire de corruption. LaIntegrity Commission est saisie d’autres accusations, et « les affaires » sontdevenues un sujet de débat public. C’est d’ailleurs un député de l’oppositionqui est à l’origine de la mise en accusation de Franklin Khan.

Enfin, l’argent de la drogue fait également couler beaucoup de salive etd’encre. La perspective d’un enrichissement rapide, la déconnexion entrele travail honnête et la réussite sont des facteurs de déstabilisation assezredoutables, quelle que soit la réalité. Les modèles négatifs de la Jamaïqueen matière de délinquance et du Guyana en matière d’affrontements inter-

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ethniques sont dans les esprits de tous les responsables, et même de tous lesTrinidadiens responsables.

Pour conclure, on peut évidemment considérer que le post-fordisme ren-force les atouts de Trinidad et Tobago, île périphérique jouant la carte dutourisme pour catégories sociales aisées, et jouissant aussi, après des annéesd’abandon, des retombées indirectes de la manne pétrolière.

En effet, alors que les populations qui ont connu les avantages sociaux dufordisme, et, pour la France métropolitaine, des Trente Glorieuses, regrettentamèrement le temps du plein emploi, de la régulation du marché du travailpar la négociation collective ou par l’État, à Trinidad, il en va autrement. Laflexibilité et la précarité, la dérégulation du marché du travail sont une carac-téristique permanente de l’Ile, et la régulation fordiste n’a jamais concernéqu’une infime minorité d’insiders, dans le pétrole, l’industrie et sur les ports.Dans la mesure où Swift recommandait aux Irlandais faméliques de mangerleurs enfants pour résoudre leur problème alimentaire, on peut bien engagerle monde du travail des pays développés et de leurs composantes d’outre-mer à imiter le modèle social trinidadien. Aux côtés des modèles asiatiques,comme celui de la Thaïlande, ou des Philippines, du modèle portoricain etde bien d’autres, il permet une efficace accumulation du capital portée parles plus grands groupes internationaux, un déploiement des nouvelles tech-nologies, et l’épanouissement de classes possédantes locales en phase avec lamondialisation. En terme de justice sociale, il est cependant patent que rienn’a été résolu, et que les nouvelles formes de gestion des ressources humai-nes comme de politiques publiques ne permettent que de gagner du temps etd’éviter les crises à court terme. Le recul de l’État et le règne sans partagedu marché partout dans le monde, et à Trinidad comme ailleurs, sous l’effetdu basculement dans le mode de production post-fordiste et de la révolutionnéo-libérale que celui-ci a induit, ont privé les forces politiques et socialesporteuses de changement de toute perspective de réforme. La situation estdonc à la fois bloquée et très ouverte, car, que l’on considère l’inégalité entreles hommes comme philosophiquement inacceptable, ou comme simplementun ennuyeux facteur de déstabilisation, la persistance du phénomène interditd’imaginer l’avenir comme un long fleuve tranquille.

Jean-Paul RÉVAUGERUniversité Michel de Montaigne Bordeaux 3

Notes

1. Les théoriciens du post-fordisme sont en France les économistes de la régulation,comme Boyer (Robert Boyer. La théorie de la régulation : une analyse critique,Paris, La Découverte, 1986 ; Alain Lipietz, L’Audace ou l’enlisement, La décou-

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verte, 1983 ; en Grande-Bretagne comme Jessop (Bob Jessop, «Thatcherism andFlexibility, the White Heat of a Post Fordist Revolution». In Jessop & Kastendiek(eds.), The Politics of Flexibility. E. Edgar Aldershot, 1991), ou comme le sociologueStuart Hall (Davis Morley &Kuan Hsing Chen (eds.), Stuart Hall.Critical Dialoguesin Cultural Studies. London, Routledge, 1996). Cette théorie converge en fait avecla vision marxiste du « mode de production », reprise à son compte par l’histoire« nouvelle », dominante depuis la fin des années 1930… Les techniques, les relationssociales dans le champ économique, les idées, les productions esthétiques sont untout indissociable, évoluent conjointement, et leur dynamique n’est compréhensibleque si on les étudie conjointement. Pour la discipline « civilisation » cette approcheintégrée est particulièrement intéressante.2. Patrick Manning. Budget Speech. 28 septembre 2005.www.trinidadandtobagonews.com3. Dans certains cas, la simple annonce de réductions d’effectifs est perçue par lesanalystes comme des signes de bonne gestion, même lorsque le poids total des salai-res est minime au regard des autres dépenses, conduisant à ce que l’on nomme enFrance les « licenciements boursiers ».4. Bureau International du Travail. Ilo.carib.org.tt. Labour statistic.5. Insee. Panorama économique de la Caraïbe. Préfecture de la Guadeloupe. 1999.p. 92.6. En Grande-Bretagne, dans les années 1960, le secteur pétrolier est un des seulsoù les productivity deals encouragés par le gouvernement Wilson, destinés à sauverle fordisme en pérennisant les gains de productivité qui eux-mêmes généraient dela richesse et du bien-être social, aient été couronnés du succès. Ces accords entresyndicats et patronat conditionnaient les augmentations de salaire à l’amélioration dela productivité. L’effet pervers, à terme, fut la diminution globale du nombre d’em-plois.7. Commerce : 106000 ; services : 170000 ; banque : 46000 ; sucre : 11000 ; agri-culture hors sucre : 25000.8. Roodal Moonilal, Changing Labour Relations and the Future of Trade Unions,Thèse. TheHague Institute of Social Studies, 1998. Également :Workers’ Protection:the Case of Trinidad and Tobago. ILO, Trinidad, 2001. Interview, 22 avril 2005.9. Workers’ Protection, p. 10.10. Joseph E. Stiglitz. Globalization And Its Discontents, New York, Norton, 2002.11. Anne Marie Bissessar, Policy Change in the Health Sector in Trinidad andTobago. In John Gaffar la Guerre, Policy Change Governance and the New PublicManagement, UWI School of Continuing Studies, 2000.12. Emru Millette, Cipriani College of Labour and Co-operative Studies, Entrevue,avril 2005.13. Voir à ce propos la thèse de Renuka Voisset, La Caraïbe du Commonwealth et ladrogue, une étude géonarcotique, Schoelcher, UAG, 2004.14. Gerard Besson, Entretien. Avril 2005.15. Paul Gilroy, The Black Atlantic, Harvard University Press, 1994.16. Farrukh Dhondy, CLR James, New York, Pantheon Books, 2001 ; KenWorcester,CLR James, A Political Biography, Albany, State University of New York Press,1996 ; Antony Bogues, Caliban’s Freedom. The Early Political Thought of CLRJames, London, Pluto Press, 1997.

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17. Manley (1975), Cité par Lawrence A. Nurse, Trade Unionism and IndustrialRelations in the Commonwealth Caribbean, Greenwood Press, 1992.18. Lawrence A. Nurse, p. 33.19. Sidney and Beatrice Webb, Soviet Communism, a New Civilization?, London,1935. Special edition for subscribing members of Trade Unions. La deuxième éditionne comporte pas de point d’interrogation.20. Voir AJP Taylor, English History 1914-1945, Pelican, 1982 ; Angus Calder, ThePeople’s War, Harper & Collins, 1971.21. Jack Kelshall interviewed by Prof. K.O. Lawrence, 1984. Spoken HistoryArchives, UWI library. OP6.22. Jean Louis Fornaro, DDT de Martinique. Rencontre de Madiana. Les relationsprofessionnelles en Martinique, avril 2002.23. Ron Ramdin, From Chattel Slave to Wage Earner. A Study of Trade Unionism inTrinidad, Brian & O’ Keefe, 1982, p. 13.24. Ron Ramdin, p. 132.25. OWTU, 20 years of Trade Union Democracy under Rebel Leadership, p. 29.OWTU, San Fernando, 1977.26. Ron Ramdin, From Chattel Slave to Wage Earner…, p. 243.27. OWTU, p. 30.28. Ron Ramdin, p. 189.29. De nombreux conflits avaient lieu en GB dans les années 1960 et 70 du fait de cesquestions frontalières entre syndicats, les « demarcation disputes ».30. Roodal Moonilal,Workers Protection, p. 15.31. Entrevue avec Vincent Cabrera, NATUC, Port of Spain, avril 2005.32. Entrevue avec Kelvin Smith et Chandra Blanche, Public Services Association,Port of Spain, Avril 2005.33. Group Health Plan. Government Monthly Paid Employees, UNIMED. M&MInsurance services Ltd. Information & Benefits, Port of Spain, April 2004.34. Entrevue avec Karl Theodore, économiste de la santé, UWI, février 2004.35. Gosta Esping Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990.36. Vincent Cabrera. Interview.37. C’est le cas entre autres de Emru Millette, Roodal Moonilal et Vincent Cabrera.38. Response of the Leader of the Opposition to the Budget Speech of the MinisterFinance 2005-2006, Monday, October 2005, www.trinidadandtobagonews.com

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Troisième PartieDÉFIS DE L’INTÉGRATION RÉGIONALE

ET DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE :CONTRAINTES INTERNES ET EXOGÈNES

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L’OECS, UN MODÈLE DANS LA CARAÏBEESSAI DE DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE

Nous, gens des colonies, nous partions de ce constat fiévreux,débilitant, que rien, jamais, ne pourrait se construire parmi ces casescroulantes, ces arrière-cours déchaussées, ces toitures moisies…Puisqu’il n’y avait rien, c’est donc que tout était à faire : c’est de cetteambition prodigieuse que nous sommes partis.

Derek Walcott, Prix Nobel de Littérature 1992.

Les îles anglophones de la Caraïbe de l’Est sont assez méconnues ;pourtant elles prennent une part active dans les organisations inter-nationales et font preuve d’un dynamisme exemplaire en matière dedéveloppement. Leur effort d’intégration régionale est salué par le FMIet la Banque mondiale. Reléguées au rang de Less Developed Countries,dans les années soixante, parce que dépourvues de ressources minières,elles ont su tirer parti de leur vulnérabilité pour conduire le dévelop-pement économique et assurer le progrès humain avec des armes à lamesure de leur exiguïté territoriale. Elles ont donc entrepris l’intégra-tion subrégionale en créant des institutions propres, au sein de la GrandeCaraïbe, parallèlement à leur expansion au rang des nations du monde.Au moment où l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale,s’apprête à fêter, le 18 juin prochain, le 25ème anniversaire de la signaturedu Traité de Basseterre (Saint-Kitts) et à la veille de l’adhésion générale à laCommunauté Caribéenne, il semble intéressant de se demander si les facteursinternes et les stratégies mises en œuvre, individuellement et collectivement,pour assurer le développement humain et garantir la sauvegarde des intérêtsdu groupe, en font un modèle de développement endogène.

Il serait hasardeux de tenter de répondre à toutes ces interrogations, sansrappeler les caractéristiques de cet ensemble subrégional et les conditions deson émergence en tant qu’entité « Caraïbe orientale ». L’analyse du processusde passage de la position de Pays moins développés (LDC) à celle de pilierde l’Union Caribéenne nous amène ensuite à déterminer les axes stratégiquesqui, au fil des trois dernières décennies, ont induit l’élaboration d’un modèle

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de fonctionnement institutionnel et des perspectives de développement spéci-fiques à l’espace circonscrit.

MULTIPLICITÉ DES SITUATIONS ET UNICITÉ DU CADRE

Si nous sommes tous d’accord sur le fait que le terme « Caraïbe » désignel’entité géographique dans laquelle s’inscrivent 38 territoires, s’étendant desBermudes à Trinidad et du Mexique aux Guyanes, nous conviendrons que laCaraïbe orientale s’étend des Iles Vierges à La Grenade. Dans cet espacecomposé d’îles anglophones et francophones, les anciens territoires britanni-ques de l’Est de l’Archipel des Antilles se sont regroupés au sein d’une mêmeorganisation pour créer un espace communautaire et tirer parti de leur grandediversité géographique, politique et culturelle.

L’OECS comprend 9 pays, de faible superficie et de relief varié, duNord au Sud : Les Iles Vierges britanniques, Saint-Kitts & Nevis, Anguilla,Antigua et Barbuda, Le Commonwealth de La Dominique, Sainte-Lucie,Saint-Vincent et Les Grenadines et la Grenade. En fonction de leur massemontagneuse, elles sont classées basses (Anguilla : 65 m) ou hautes (LaDominique : 1 447 m), volcaniques ou coralliennes. On trouve des territoi-res aux contours variés : des îles-États – La Dominique et Sainte-Lucie –,des États bi-insulaires – Saint-Kitts & Nevis, Antigua et Barbuda – et desÉtats-archipels – l’État de Grenade, Saint-Vincent et Les Grenadines (Bégot,Buléon, Roth, 2004, 30-31). Dans cet ensemble hétéroclite se côtoient dessystèmes politiques très différents : une colonie de la Couronne – Montserrat,deux États Associés – Anguilla et les Iles Vierges – et six États souverains,dont cinq fonctionnent suivant le modèle Westminster. La Dominique est leseul État à avoir opté pour le système républicain. C’est aussi l’île qui illus-tre bien la diversité ethnique et linguistique de l’ensemble avec des peuplesKarifuna, créoles, afro et indo- caribéens, européens, et asiatiques. Le créoleà base lexicale française y cohabite avec le cokoye1 et l’anglais.

L’ensemble sub-régional occupe 6 % de la superficie et rassemble 11,6 %de la population caribéenne. Son unité, s’est construite autour de la langueanglaise. Bien qu’elle n’ait pas été proclamée langue officielle de jure, celle-ci a acquis un statut de facto. L’anglais est la langue de l’État, de la Loi et del’Éducation. La politique linguistique générale de l’OECS semble être cellede la non intervention. Néanmoins, la Constitution des différents pays souve-rains stipule que :

…quiconque est arrêté ou détenu sera informé, dans une langue qu’ilcomprend, des raisons de sa détention ou de son arrestation…

…quiconque est accusé d’un acte criminel :

a) sera présumé innocent jusqu’à preuve du contraire…

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b) sera informé, dans une langue qu’il comprend, de la nature del’acte dont il est accusé… (Art.5, Constitution de la Fédération deSaint-Christopher and Nevis, 1983)

Dans la pratique, le créole est largement usité dans les zones rurales, et sonusage est habituel chez les fonctionnaires au contact avec le public. Languede l’instruction, l’anglais permet l’harmonisation des contenus de l’Enseigne-ment qui doivent se rapprocher des exigences du CXC2, institution régionalequi régit les programmes scolaires communs à l’ensemble de la Caraïbeanglophone, avec, néanmoins, quelques restrictions concernant les pays nonsouverains qui, à certains égards, restent encore assujettis au système éducatifbritannique. Les neuf pays contribuent au budget de l’Université des WestIndies. Les personnes originaires des pays de l’OECS doivent se rendre à LaJamaïque, à Trinidad ou à La Barbade si elles désirent suivre une formationuniversitaire. Certaines îles possèdent des antennes pédagogiques et propo-sent un enseignement à distance dans certains cas.

À ses débuts, le Traité de Basseterre définit cinq divisions chargées d’as-surer les différentes fonctions nécessaires à la coopération. Antigua accueillel’antenne économique et l’antenne administrative est installée à Sainte-Lucie. Un directeur des Services Techniques de la Coopération est chargéde veiller au fonctionnement efficace des institutions. Le souci de simplifi-cation et d’économie a toujours animé le groupe. Ainsi, au cours de l’année1997, suite à une restructuration, le Secrétariat Central et le Secrétariat auxAffaires Économiques sont refondus pour donner la Division des AffairesÉconomiques. L’OECS ne compte plus que quatre divisions : Les RelationsExtérieures, le Service Technique, les Services Généraux et les AffairesÉconomiques. Elles supervisent les projets et les réalisations d’un grandnombre de services spécialisées3, opèrent conjointement à Bruxelles et àOttawa et interviennent dans les domaines de l’environnement, de la réformede l’Éducation et dans la recherche et l’approvisionnement en produits phar-maceutiques. Le Directeur général est installé au siège de l’OECS, à Castries.Le Dr Len Ishmael occupe actuellement ce poste. Ancienne Secrétaire géné-rale à la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine etla Caraïbe, elle a succédé à George Goodwin, Swinburn Lestrade et VaughanLewis. Ce dernier, en tant qu’ancien universitaire, Chef de Département àl’Institut de Recherches Économiques et Sociales, a été chargé de mener àterme le processus d’application du Traité de Basseterre.

ÉMERGENCE DE L’ENTITÉ « CARAÏBE ORIENTALE »

POUR UNE MEILLEURE GESTION COLONIALE

Les premières tentatives de regroupement des colonies britanniques de larégion orientale des Caraïbes datent du XVIIe siècle. Avant 1660, les LeewardIslands4 sont placées sous le commandement du Gouverneur de La Barbade

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– un Officier délégué du Colonial Office assure la gestion administrative etle contrôle économique dans chaque territoire. Deux assemblées locales deplanteurs représentent l’ensemble des îles. En 1660, la Grande-Bretagne cons-titue deux groupes : La Barbade et les îles du Nord, d’une part, et la Caraïbeorientale, d’autre part. En 1671, La Colonie Fédérale des Leeward Islandsvoit le jour. Les territoires du Nord sont alors dénommés presidencies et sontadministrés par des Commissaires. Le regroupement est plus difficile au Sud.En 1833, l’unification est enfin formalisée avec la naissance de la Fédérationdes Windwards, très vite abandonnées par la Barbade qui fera désormaiscavalier seul. Après plus d’un siècle d’administration coloniale conjointe,en 1958, tous ces territoires demandent individuellement leur adhésion à laFédération des West-Indies. À partir de ce moment, on assiste à deux évolu-tions parallèles. Au plan régional, on progresse de l’expérience fédérale versla création du Marché Commun – le Caricom – et à l’échelle sub-régionale onpasse de la concertation formelle au sein de la WISA (West-Indies AssociatedStates Council of Ministers) à la constitution de l’OECS.

L’expérience fédérale de 1958 à 1962 a creusé le fossé entre ces pays etles trois autres colonies britanniques, la Jamaïque, Trinidad et la Barbade.L’accession des deux plus grandes îles à la souveraineté nationale, de manièreindividuelle, provoque l’amertume au sein des Little Eight5, bientôt abandon-nées, une seconde fois, par La Barbade. Ce sont donc les petits territoires quivont poursuivre la coopération afin d’entraîner la région toute entière dansle processus d’intégration. Ayant tiré leçon de l’échec fédéral, Antigua signedes accords de coopération commerciale avec le Guyana et la Barbade en vuede l’élaboration d’une zone de libre-échange souple, la CARIFTA. Dès 1967,toutes les îles orientales ratifient le Traité d’Antigua et deviennent, de ce fait,des États Autonomes Associés à la Grande-Bretagne, avec le droit d’accéder àla souveraineté nationale au moment souhaité. Ainsi, quand la CARIFTA voitle jour en 1968, ses membres sont conscients que l’expansion du commercerégional ne profitera pas aux pays les moins dotés en ressources minières.L’évolution, en 1973, de la zone de libre-échange vers une communauté éco-nomique, ravive les craintes des pays les plus pauvres qui bénéficieront d’unRégime Spécial en vertu du Chapitre 7 de l’Annexe du Traité de Chaguaramasinstituant le CARICOM.

POUR UNE MEILLEURE AFFIRMATION SUBRÉGIONALE

En 1966, les six plus petits pays de la zone orientale créent la WISA,Conseil de ministres des États associés, afin de préparer l’indépendance pro-posée par la Grande-Bretagne. Le Secrétariat de cet organisme est installé àSainte-Lucie afin de faciliter la gestion conjointe des différents services admi-nistratifs. De cette association naîtront le Marché commun de la Caraïbe del’Est (Eastern Caribbean Common Market) et son organe financier, l’ECCA(Eastern Caribbean Currency Authority). Désignés sous l’acronyme LDCs,ces pays partagent tant de caractéristiques économiques particulières que, dès

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1976, ils réalisent l’union monétaire (East Caribbean Currency Union) et ledollar East-Caribbean devient la devise commune des sept plus petits pays dela CARICOM.

Au cours de la décennie, le processus d’affirmation régionale se pour-suit avec l’accession progressive à l’indépendance de la Grenade en 1974,La Dominique en 1978, Sainte-Lucie et Saint-Vincent en 1979. Au momentde la ratification du Traité de Basse-Terre, il ne reste plus que trois coloniesbritanniques. L’OECS a émergé, dans les faits, en remplacement de la WISAet en renforcement du Marché Commun de la Caraïbe orientale. La BanqueCentrale de la Caraïbe de l’Est est créée deux ans plus tard, le 4 avril 1983.Selon les économistes consultés, l’objectif était d’enrayer la fuite des capitauxrésultant des intérêts financiers réalisés localement par les banques et lesassurances vers des places financières plus lucratives.

En 1986, le Premier ministre de Saint-Vincent propose de poursuivre lesnégociations en vue de former un seul État et de rédiger une constitution,il rencontre l’opposition d’Antigua et de la Dominique. L’intégration a sansdoute atteint ses limites en raison de la diversité des régimes politiques et envertu du principe de non ingérence qui prévaut au sein du groupe. Montserrata choisi de rester une colonie de la Couronne et s’intègre malgré tout àl’OECS. En ce qui concerne les pays autonomes, les Iles Vierges britanniqueschoisissent de s’aligner sur le dollar US, afin de préserver les échanges avecleurs voisines du même nom, tout en adhérant aux principes de l’Organisationen 1984. Anguilla ne rejoint le groupe qu’en 1995. En résumé, la coopérationrégionale s’étend, initialement, à la politique étrangère, à l’éducation, à lasanté et au transport. Cependant, étant bâtie sur les structures d’un organismeayant démontré son efficacité dans des domaines tels que l’aviation civile, lajustice, la monnaie unique et l’enseignement supérieur, l’OECS a hérité de sasouplesse et d’une grande expérience de l’exercice démocratique du pouvoir.

DE LA MARGINALITÉ À UNE VISION COMMUNE DU DÉVELOPPEMENT.

La marginalisation du groupe, par la dénomination LDC, a provoqué uneprise de conscience des défis à relever pour passer de l’état de pays moinsdéveloppés à celui de pays de la Caraïbe orientale (Eastern CaribbeanCountries) et faire de cette institution un pilier du Marché unique. Les îlessortent de la marginalité lors du Sommet de la Terre, en 1992, à Rio deJaneiro. Elles sont alors reconnues comme des Petits États Insulaires endéveloppement (Small Island Developing States). Le constat de leur vulné-rabilité et le caractère mélioratif de cette nouvelle appellation vont influer surles facteurs internes que sont la ressource humaine et le cadre institutionnelproposé par l’Organisation.

Le modèle de régionalisme et d’intégration de l’OECS est encouragépar nombre d’institutions internationales très influentes. La Banquemondiale, le FMI et d’autres acteurs du développement comme

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l’Union Européenne et les Nations Unies le citent en exemple, commeprise de conscience des efforts à accomplir et modèle exportabledans des régions du monde aux caractéristiques similaires. (OECS,2003, 3)

Le Directeur général précise que ce modèle « fait maison » a fonctionnégrâce à une impressionnante palette de structures parmi lesquelles elle cite : leSecrétariat, la Banque centrale, la Commission de Contrôle des Opérationsboursières, l’aviation civile, la Cour suprême de la Caraïbe de l’Est. Parailleurs, de nombreux autres organes permettent aux États membres de dimi-nuer leur vulnérabilité insulaire et d’accroître collectivement leur capacitéde résilience. Ils s’appuient pour cela sur deux outils principaux. Le premierest issu des réflexions internes menées par les différentes commissions et lesecond découle de l’adaptation du programme des Nations Unies6 pour lesPEID mis en œuvre en 1994.

L’HOMME AU CENTRE DU DÉVELOPPEMENT

Dr Ishmael attribue le succès de l’Organisation subrégionale, et le progrèsde ses pays membres, à la vision humaine du développement – « a people-centered development vision » (OECS, 2003, 3), selon ses propres termes– et à l’engagement total des pays dans la construction de leur résistanceface aux défis actuels. La prééminence de la ressource humaine est une descaractéristiques dont toute politique sub-régionale doit tenir compte pour êtrecohérente7. La Charte, qui propose une approche endogène de l’applicationdes principes du Plan d’Action des Nations Unies pour les PEID – renforcéepar la Déclaration de Saint George8 ratifiée en 2001 par tous les membresde l’OECS – résulte du croisement de perspectives sociales, économiqueset écologiques nécessaires à tout projet de développement durable dans cetespace, et définit des objectifs prioritaires. Le plan décennal a été évalué envue de la Conférence des PEID à l’Ile Maurice en août 2004. Le bilan devulnérabilité établit un paradoxe subrégional : un progrès social significatifau cours des trente dernières années (CDB, 2000), un IDH au niveau de lamoyenne mondiale, des résultats économiques plus qu’honorables et pourtantun état d’extrême fragilité des pays concernés, cités parmi les trente pays lesplus vulnérables. L’analyse révèle que ce constat subsiste en dehors des varia-bles macroéconomiques. Le taux de pauvreté atteint 26 %. Ce facteur n’estpas imputable au chômage puisqu’il concerne une frange de la populationforcément inactive : les personnes âgées, les handicapés et d’autres minorités.Suite à ce bilan, un plan d’action, comportant dix programmes9, a été élaborépour satisfaire les exigences de la bonne gouvernance et établir les procéduresde mise en œuvre de réformes. Les obstacles à la pérennité du progrès ont étéclairement identifiés : l’attitude des pouvoirs locaux face à l’importance d’in-clure les perspectives définies par l’OECS dans leur politique, la coordinationdes actions, l’administration locale des mesures sociales et environnemen-

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tales, la gestion des critères d’évaluation du développement, l’adhésion despopulations et le coût politique d’une telle stratégie.

UNE IDENTITÉ AFFIRMÉE RÉGIONALEMENT ET INTERNATIONALEMENT

L’OECS travaille actuellement à rendre plus efficaces les programmesd’action en renforçant sa coopération économique par la création de sonMarché unique. Elle souhaite, par-dessus tout, rendre viable son intégrationdans l’Union Caribéenne en misant sur la solidarité inter-îles et en sollicitantl’aide internationale pour les difficultés résultant des pressions conjoncturel-les macroéconomiques. L’unité régionale suppose une identification précisedes défis et des valeurs communes. Dans le cas de l’OECS, si on ne peut parlerd’identité affirmée10, il existe un certain nombre de valeurs qui transcendentles nations et trouvent leur expression à l’échelle régionale. La grande capacitéde résilience exprimée suite aux catastrophes naturelles récentes, semble êtrebasée sur une certaine culture de l’espérance, où se mêlent la solidarité inter-île, la valorisation culturelle de l’entraide, du respect mutuel, des relationsinterpersonnelles et la prise en compte du rôle culturel et économique de ladiaspora. Ces valeurs ont guidé la politique en faveur de l’intégration socialedes returnees11, et à plus grande échelle, le choix des dix programmes priori-taires de la Vision Commune pour 2010.

L’OECS conduit également une politique commune de lutte contre letrafic de stupéfiants, la corruption et le blanchiment, consciente que la librecirculation exigera de savoir combattre le commerce illicite et les économiessouterraines qui constituent une menace contre les États, sans attaquer le tra-vail d’appoint (pacotilleurs, djobeurs, koudmen), une véritable économie desubsistance assurée par des figures emblématiques du paysage culturel, quipréserve l’équilibre social.

PROXIMITÉ DES POUVOIRS DE DÉCISION ET MULTIPLICITÉ DES PARTENAIRES DU

DÉVELOPPEMENT

La clé de la réussite réside sans doute dans deux facteurs spécifiques. Lepremier d’entre eux, la plus grande proximité des pouvoirs de décision, engen-dre une meilleure lisibilité des projets, une communication efficace via desforums de discussions formels et informels. L’homme politique – le députéou le ministre – ne souffre pas d’intermédiaires, il ne peut passer sous silenceles besoins de ses concitoyens, exprimés spontanément dans les œuvres musi-cales, par exemple via le calypso et le dance hall. Ainsi, la démocratie parti-cipative, que l’OECS appelle de ses vœux dans la Charte12, est une traditiondans ces territoires de si petite taille. En outre, dans cette période de grandesréformes, les consultations populaires menées par les différents services pourtenter de « coller » aux aspirations du peuple prennent valeur d’outils d’édu-cation à la citoyenneté. Dans le cadre de la réforme législative du droit dela famille, par exemple, des questionnaires ont été remis aux intéressés afin

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de recueillir leur assentiment et leur offrir l’occasion d’aborder le thème desviolences familiales, avec l’aide des acteurs sociaux. La Vision Commune faitappel au respect, à la tolérance et à la moralisation des relations publiques. Laradicalité s’exprime peu dans le champ politique. Peut-être est-ce la traduc-tion conjointe de l’héritage anglo-saxon et de cette culture de l’espérance quiconduit l’homme de cette région à prendre conscience des limites du progrèstel qu’il s’exprime dans les pays les plus nantis. L’Organisation a donc mis enplace sa stratégie de management environnemental en tenant compte des obs-tacles culturels et elle a attribué un cadre national au développement durable.Ainsi, plus les décisions seront proches du citoyen, plus il se sentira impliquédans la sauvegarde de son environnement.

Le second facteur de réussite ressortit à l’appréhension de la mondiali-sation économique. Les progrès économiques récents ne se traduisent pasencore par une réduction de la pauvreté et du chômage des jeunes. En dépitdes mesures adaptées, notamment celles visant à préserver la stabilité dela monnaie, il a fallu se rendre à l’évidence que le modèle économique dedéveloppement par invitation du capital international avait échoué. L’OECSa mis à profit le contexte de mondialisation pour se tourner vers une plura-lité de partenaires économiques. La dépériphérisation (Bravo, 2003) de sonéconomie est une des clés du progrès, elle réduit le risque de voir l‘écono-mie assujettie aux exigences d’un seul partenaire. Développer un réseau decoopération, par une dynamique de projets bilatéraux, est un enjeu vital quecertaines îles ont déjà expérimenté. Dans son allocution du premier janvierdernier, le Premier ministre de la Grenade a salué la longue liste des 34participants à la reconstruction, suite au passage du cyclone Ivan. Mais, lepremier partenaire du développement reste le CARICOM. Avec l’arrivée dela nouvelle Union Caribéenne, les conflits d’intérêts ne sont pas inévitables.La décision des membres de l’OECS de reporter leur adhésion à juin 2006 apermis d’évaluer le poids de cette communauté au sein du Marché unique.Le groupe a su parler d’une seule voix, en dépit d’un autre paradoxe lié àcelui déjà évoqué. En effet, avec un IDH supérieur à celui de la Jamaïque, laCaraïbe Orientale ne peut plus prétendre à un régime spécial et faire financerson développement par les autres pays du CSME dits riches. En outre, enrenforçant son propre marché unique, la sous-région pourrait représenter unemenace pour les objectifs de l’Union. Les Représentants assurent qu’il s’agitde deux développements complémentaires mais la méfiance des populationsest à la taille de leur espérance.

CONCLUSION

« Créer l’espoir, gagner l’optimisme » tels sont les mots employés par lePremier ministre de Saint-Vincent, pour introduire son ouvrage A Season ofLight, compilation d’une série de discours sur le développement. Ce titre, ins-piré par celui de Charles Dickens, n’est en aucun cas une invitation à se réfé-rer à la Révolution française pour sortir la région du marasme économique,

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mais un plaidoyer pour exhorter les leaders de la Caraïbe à tout engager pourextraire de la pauvreté les peuples d’Haïti, d’Amérique du Sud et d’Afrique. Àce titre l’OECS peut faire figure de prototype car elle nous apporte la preuvequ’il existe une petite Caraïbe active, ambitieuse et organisée qui réagit col-lectivement aux attaques extérieures, qui connaît sa vulnérabilité et sait enfaire un atout. Elle nous démontre qu’on peut faire coexister des modèles etles adapter en partant des besoins essentiels des hommes. À moindre échelle,elle a réalisé, en vingt-cinq ans, ce que l’Europe met bien du temps à cons-truire en matière de coopération et d’intégration. Que cet anniversaire soitl’occasion de modifier le regard porté sur ce modèle réduit de régionalisationd’un indubitable intérêt scientifique.

Marie Françoise BERNARD SINSEAUUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. Créole à base lexicale anglaise parlé au Nord-Est de la Dominique, introduit par lesoriginaires d’Antigua et de Montserrat.2. Caribbean Examination Council.3. Services : ECTEL (communication), Export Development Unit, PPS (importationde produits pharmaceutiques), ESDU, Environmental Impact Assessment, EducationReform Unit,…4. Antigua, Saint-Kitts, Névis, Anguilla, Montserrat.5. Little Eight : les huit plus petites îles anglophones.6. UN ECLAC : programme des Nations Unis pour l’Amérique Latine et la Caraïbe.7. Thèse développée par B. Jno-Baptiste, Etre anglophone dans la Caraïbe, lesstratégies identitaires des petits États, l’exemple de La Dominique, Université deParis IV, oct. 2005.8. Accords sur l’application régionale des principes environnementaux pour le déve-loppement durable.9. Politique commune : 10 plans d’action prioritaires : l’environnement, l’éducation,l’agriculture, la santé, les ressources marines, la banque centrale, La bourse, la com-munication, les transports et la justice.10. Enquête réalisée par l’auteur en 2005 : Sentiment d’appartenance à la régionorientale.11. Politique d’inversement du flux migratoire par l’incitation et l’accompagnementau retour au pays.12. «The achievement of sustainable development that is derived from the fullestparticipation of the people…A region with its people interacting with each other,…doing so in peace and harmony,with compassion and respect for each other’s opinions, beliefs and customs;…»(OECS Development Charter, 2001).

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Bibliographie

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POUR UNE DÉPÉRIPHÉRISATION DES SOCIÉTÉSANGLOPHONES INSULAIRES CARIBEÉENES

« Il y a deux façons de se perdre, par ségrégation murée dans le particula-risme ou par dilution dans l’universel » martelait Aimé Césaire, père du cou-rant littéraire « la négritude ». La Caraïbe anglophone a choisi la deuxièmevoie et l’analyse du modèle d’Arthur Lewis en fait la démonstration.

En 1979, Arthur William Lewis, originaire de Sainte-Lucie, obtint lePrix Nobel d’économie avec Théodore Schultz pour « l’ensemble de sestravaux sur les questions de développement et de croissance économique dansles Pays du Tiers-Monde. » (Problèmes Economiques, revue n° 2,534, 1996,p. 7).

Arthur Lewis proposait l’industrialisation des économies du Sud, l’ouver-ture aux investissements étrangers, la consolidation du secteur agricole, lamise en place d’infrastructures modernes et la stimulation de l’entreprenariatcaribéen. Ainsi affirmait-il la nécessaire rupture avec les structures et lesorganisations héritées des anciennes colonies et espérait-t-il mettre les éco-nomies du Sud sur les rails du développement.

Dans cette dynamique, la « théorie de la croissance économique » d’Ar-thur Williams Lewis avait permis de faire de grands pas dans la prise encompte des contraintes structurelles de développement des anciennes colo-nies insulaires britanniques et de relativiser l’atout que constituent les riches-ses naturelles.

Aujourd’hui, vingt ans après, les propositions de cet économiste semblentn’avoir assuré ni le décollage économique ni un développement économiquepérenne pour les sociétés post-coloniales de la Caraïbe. Pourquoi ?

Relire sa pensée est une façon d’apporter quelques éléments à cette problé-matique sur l’échec de la stratégie de développement des sociétés de cette zoneet surtout d’explorer de nouvelles pistes de développement plus adéquates.Pour mieux approcher le processus de « dé-périphérisation », il nous sembleutile de présenter dans notre première partie le modèle d’Arthur Williams

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Lewis. Cette approche nous permettra de connaître les enseignements de lapensée de Lewis et de mieux comprendre les difficultés d’application de sespréconisations pour les sociétés caribéennes anglophones post-coloniales.

On s’apercevra que la pensée d’Arthur Lewis nécessite d’être réactualiséeen tenant compte des révélations qui se font jour avec le temps et surtout dela nécessité de l’adapter au nouveau contexte de la mondialisation. Ainsi,en toute logique, la deuxième partie, « la crise de construction du modèlecaribéen anglophone », fera apparaître la nécessité de poursuivre le cycle deruptures ou de « dé-périphérisation », enclenché par les sociétés caribéennes.Cette nouvelle lecture nous conduit à prétendre que le développement d’unesociété ne peut se faire dans la négation de son histoire.

La pensée d’Arthur Lewis démontra que la croissance dans les pays sous-développés s’articulait principalement autour de la production, l’épargne,l’agriculture, le savoir, les institutions, et les ressources. Ces axes visaient àdoter les pays du Tiers Monde d’instruments de développement. Ces outilsdevaient apporter des clés pour juguler la crise économique nouvelle, néedu passage de l’économie coloniale à l’économie post-coloniale. Cependant,après des années d’expérience « lewisienne », le développement n’était pas aurendez-vous.

Arthur Lewis fit plusieurs constats importants. D’abord, il admit queles intérêts du Sud n’étaient pas forcément convergents avec ceux du Nordet, que les deux économies s’exprimaient dans un rapport d’affrontementsd’intérêts, de dualité. Au début du XXe siècle, on s’intéressait davantage auxaffrontements entre économies libérale et socialiste ; la question du sous-développement était souvent abordée par le prisme globalisant de l’idéologiemarxiste de la lutte de classe. Il constata que les schémas du Nord, reproduitsdans les îles caribéennes, correspondaient pour la Caraïbe à des modèles dedéveloppement externe. Il se rendit compte que le développement économi-que du Nord, qui reposait principalement sur l’industrie, devait être renforcédans les pays du Tiers Monde. Il étudia un processus d’industrialisation despays sous-développés à travers l’installation de firmes multinationales, atti-rées par une politique d’incitations à l’investissement, appelée « invitation ducapital étranger » par bon nombre d’économistes. Cette politique reposait surdes exonérations fiscales, des créations de zones franches, des aides logisti-ques à l’installation d’entreprises. Les grandes Antilles, comme la Jamaïque,Trinidad, Saint-Domingue, se lancèrent dans l’industrialisation et les zonesfranches fleurirent dans toute la Caraïbe post-coloniale.

En poursuivant ses investigations, on peut penser qu’il existe une diffé-rence majeure entre les économies du Sud et du Nord qui porte sur les structu-res de production, les modes d’accumulation du capital et de régulation de lasociété. Arthur Lewis avait d’ailleurs suggéré que le développement industrieldes pays du Tiers Monde s’adossât à un secteur agricole solide, d’où les tenta-tives de concentration des terres autour des sucreries, de la culture des épices,

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de la banane et des agrumes dans les petites Antilles, à Sainte-Lucie, Saint-Christophe, Saint-Vincent et à la Dominique. Pourtant, le secteur primaire deces îles (1996-1997) a stagné, il a même sensiblement diminué à la Barbade.Quant à la production de sucre, elle affiche aussi (entre 1991 et 1995), unetendance globale à la stagnation. Pourtant, pour Lewis :

Il est particulièrement important d’encourager l’épargne chez lespaysans étant donné le rôle que l’agriculture est appelée à jouer dansle développement économique. (Lewis, La théorie de la croissanceéconomique, 238).

Dans son analyse des problèmes de mal développement, Arthur Lewisconclut qu’il fallait modifier les structures sociales et culturelles.

Une croissance autonome exige une transformation des structures.(Lewis, Processus du développement, New York, 16).

Effectivement, il faut tenir compte de l’histoire, surtout lorsqu’elle afaçonné la culture, a bâti l’identité des peuples, a modifié les structures socia-les et économiques : celles de la production du sucre, des épices ou du tabac,celles d’une production externe, exclusivement tournée vers les métropoles oules anciennes métropoles et ce, pour servir les intérêts de ces dernières et nondes anciennes colonies. L’histoire a érigé une organisation sociale et culturellepeu évolutive. Mener à bien le passage de l’économie coloniale à l’économiepost-coloniale ne fut pas facile.

Cette approche globale de la problématique du développement dans leséconomies du Sud entendait renforcer les capacités économiques et socialesde ces îles et inventer une nouvelle manière de penser le développement deces microsociétés. Il reconnaissait que :

Même si l’étroitesse du marché, due à la faiblesse de la productivitéagricole, faisait obstacle à l’industrialisation, celle-ci était égalementfreinée par l’absence d’un climat propice aux investissements. (Lewis,ibid., 18).

La préoccupation dominante de cette pensée était la réussite du dévelop-pement qui passait par la décolonisation économique et l’amplification desinvestissements. Mais l’application du modèle d’Arthur Lewis fut renduedifficile car elle rencontra de sérieux obstacles qui se révélèrent au grand jourseulement à la fin des années 1990.

En réétudiant le modèle d’Arthur Lewis, avec le recul qu’apporte le tempssur l’analyse des événements, nous avons décelé quatre obstacles majeurs àl’application de ses théories dans les sociétés insulaires caribéennes post-coloniales. Ce sont la pérennité du schéma de développement externe, la puis-sance de l’idéologie assimilationniste ou la non prise en compte du facteuridentité et la sous-estimation du phénomène de la mondialisation qui piétine

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les identités. Pour Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, « l’in-vestissement étranger est un élément clef dans la nouvelle mondialisation ».(Stiglitz, 2002, 101).

C’est précisément au fondement même de la problématique engendrée parla colonisation de ces sociétés que se constate la principale faiblesse du déve-loppement des anciennes colonies. Pourquoi ?

Il faut rappeler que la Caraïbe n’a pas été simplement colonisée, maisqu’elle est née, de toutes pièces, dans la colonisation européenne, sous ladomination de puissantes métropoles et que c’est le produit authentique dela mondialisation. Dans ce contexte, les pays de la Caraïbe n’existaient pas,ils n’étaient que les périphéries des métropoles, ils ne se justifiaient pas poureux-mêmes, mais pour les systèmes d’intérêt capitaliste de la métropole euro-péenne. La mise en place du modèle de développement, conçu à l’époquecoloniale, reposait sur un modèle excentré, « externalisé » qui a fait de cespays, des « îles à sucre » puis des « îles à banane » et maintenant des « îles àplages de sable fin ». En un mot, des pays qui se spécialisent en vue, non pasde la production de ressources, mais de l’exportation d’un produit unique etpour répondre au besoin de l’extérieur.

La pratique du développement externe, mise en place par la société deplantation, était basée sur le principe de production unique qui répondaitaux seuls intérêts de la métropole. La plantation justifia l’esclavage qui niaitl’esprit d’entreprise ; elle imposa l’Exclusif des relations commerciales etéconomiques avec la ou les métropoles, sur la base d’un ou de deux produits(sucre et épices). À l’époque coloniale, les économies des îles de la Caraïbeapparaissaient comme une excroissance de l’économie de la métropole,conçue et façonnée pour répondre mécaniquement à la demande extérieure,au détriment de la demande intérieure, laquelle s’exprimait dans une écono-mie souterraine, non marchande.

Aujourd’hui ce schéma de développement externe demeure vivace, aucuneréforme n’a pu le briser : les îles anglophones ont simplement changé demétropole.

Selon les indicateurs sociaux et économiques de la Banque deDéveloppement de la Caraïbe des années 2004 et 2005, le taux d’importationsde certains pays du CARICOM (Marché Commun de la Caraïbe) montre queles États-Unis sont devenus les premiers importateurs du CARICOM et qu’ilsse sont substitués au Royaume-Uni. Le modèle de développement externe,qui s’enracina dans les mentalités et se transmit aux élites, a engendré unautre obstacle, celui de l’idéologie d’assimilation qui interdit à ces îles cari-béennes, même à l’époque post-coloniale, une prise en compte de leurs poten-tiels identitaires. Ainsi font défaut une approche du développement différente,une valorisation endogène du patrimoine. La pensée d’Arthur Lewis n’a pasaltéré le modèle de développement externe. Dans les pays en développement,

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les élites, moulées à l’école métropolitaine, ont du mal à renier les modes depensée.

La plupart des Afro-caribéens ont coulé leurs aspirations et pratiquespolitiques dans le monde du modèle de Westminster, devenant parfoisplus Britanniques que les Britanniques, de fait, de véritables Afro-saxons pour reprendre la formule de Llyod Best. (Fred Constant etJustin Daniel, 1999, p. 30).

On peut dire que la pensée de Lewis privilégia les questions purementéconomiques, au détriment des questions identitaires et de l’impact de la mon-dialisation sur les sociétés du Sud. Or, le phénomène de globalisation a deseffets considérables sur le tissu social et culturel de la Caraïbe post-coloniale.Il pose également le problème des faibles marges de manœuvre des sociétéssous-développées, de leur dépendance du Fonds Monétaire International(FMI) et de la Banque mondiale (BM) et des règles draconiennes de l’Orga-nisation Mondiale du Commerce (OMC). La mondialisation a tendance à ren-forcer l’affaiblissement des petits marchés. Elle installe des clichés sociauxqui ne répondent pas à la réalité des pays pauvres. Elle véhicule des schémasculturels, religieux et idéologiques qui affectent les valeurs et les idéaux despays pauvres et creusent le fossé entre le Sud et le Nord. En ce début de XXIe

siècle, on a l’impression que chez certains penseurs caribéens, il y a uneabsence de « contre-vision » des choses. Tout semble s’organiser comme sices penseurs avaient brûlé toute leur énergie à comprendre leur réel et à ledénoncer.

Or, nous savons qu’en matière d’évolution des sociétés, il ne s’agit pas decomprendre, mais de transformer, en faisant émerger de nouvelles logiquesinternes pouvant s’articuler avec d’autres au plan externe. C’est à partir de cepostulat que l’idée de revisiter la pensée du développement d’Arthur Lewisest née.

Si les écoles de pensée existent essentiellement grâce à la pertinence desidées et à l’adhésion des hommes et peuvent prétendre à une sorte d’immorta-lité par la renaissance, leur survie dépend de la triple épreuve : celle des faits,celle du temps, celle de la critique. Ce triptyque est universellement connupour constituer le passage au dépassement et pourquoi pas à la re-fondation !

Dès lors, tout projet de « dépassement », pour avoir quelque chance desuccès et afficher sa pertinence, doit apporter une réponse à des interrogationsd’ordre systémique.

La première doit inévitablement s’inscrire dans une logique de renforce-ment de la « dé-périphérisation », c’est-à-dire de la distanciation, voire de lavolonté de rupture avec les différents modèles externes imposés aux sociétéscaribéennes insulaires.

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La seconde doit poser la question de l’affirmation du lien entre logiqueendogène et culture, comme substrat de la différence et de la singularité despeuples de la Caraïbe. Elle doit aborder le principe même du progrès social etculturel, à travers la sacralisation de la production des ressources de dévelop-pement, comme consubstantielle à la cohérence identitaire. Ce sont ces élé-ments que nous proposons comme modes de « dépassement » constructif dela pensée de sir Arthur Lewis qui aura marqué de son empreinte les théoriessur les économies de développement.

D’une façon générale, englobant donc les sociétés insulaires de laCaraïbe :

Les pays en développement sont dans leur quasi-totalité dans uneposition faible et périphérique en raison notamment de leur basniveau de développement économique, en particulier de leur faibleindustrialisation, donc de leur peu de poids dans le fonctionnement dusystème économique. (Philippe Braillard, 1987, 77).

C’est la raison pour laquelle, il nous a semblé important pour ces pays desortir de cette logique de soumission/dépendance. Nous considérons que la« dé-périphérisation » est un mouvement double. Elle conjugue l’atténuationconsciente du système de dépendance économique, culturelle et sociale desanciennes colonies (périphéries) vis-à-vis de la métropole (centre) et l’affir-mation de la société post-coloniale, en tant que peuple organisé, assumant sonhistoire, son identité et désireux d’assurer son développement. Les sociétéspost-coloniales doivent sortir de ce jeu complexe de conditionnement quireproduit la logique périphérie/centre.

C’est pourquoi, dans la Caraïbe anglophone, l’abolition de l’esclavage estl’acte rebelle par excellence, par rapport au système de valeurs venant ducentre. Elle est donc le premier acte révolutionnaire, fondateur des peuplesinsulaires, qui a donné du sens à leur existence en soi et pour soi. C’est leurpropre « centralité » entrant dans le conscient et/ou l’inconscient collectif desgénérations.

Pourquoi ne pas traduire la naissance de cette trajectoire spécifique, decette affirmation « d’auto-centralité », de « dé-périphérisation culturelle etidentitaire » ?

Lorsque plus tard, survint l’heure des indépendances dans la Caraïbe, àpartir des années soixante et de la création des propres cadres institutionnelsde ces « îles pays », la Caraïbe enclencha un deuxième pas historique, celuide la « dé-périphérisation statutaire ». Dans les deux cas, ces avancées sontdes repères sociétaux, si l’on tient compte du fonctionnement des institutionscaribéennes et de la représentation universelle de ces États dans le monde.

Par contre, c’est sur le plan des questions économiques, que la « dé-péri-phérisation » est problématique, car elle risque d’être entendue comme une

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volonté d’autarcie, de repli ou de fermeture. Or, ce n’est pas ce sens que cephénomène revêt. D’autant plus que tout repli sur soi est rendu impossible etchimérique à l’ère de la mondialisation et de la libéralisation des échanges.

La balance commerciale globalement négative des principaux pays duCARICOM montre à la fois le niveau d’ouverture économique des pays cari-béens et leur niveau de dépendance envers les grands pays, si l’on excepteTrinidad qui affiche une balance commerciale positive avec les États-Unis(grâce à son pétrole et à son gaz naturel) et la Jamaïque avec le Canada, leRoyaume-Uni et l’Union européenne (grâce à sa bauxite).

De plus, la dette des pays de la Caraïbe qui ne cesse de doubler ou detripler voire quadrupler dans certains pays est aussi un bon indicateur de larelation de dépendance extérieure de ces îles.

Les sociétés insulaires caribéennes anglophones ont, par conséquent, deréels progrès à accomplir pour éviter la spirale du surendettement. En effet,le remboursement de leur dette empêche la mise en place d’une politique deréinvestissement hardie, si efficace pour soutenir les politiques d’innovation,d’aide publique et de modernisation des économies. Il est vrai que leur his-toire économique et leurs mœurs ne favorisent ni l’investissement, ni le réin-vestissement.

Tout naturellement, la multiplication des échanges commerciaux et finan-ciers non maîtrisée par les États, les crises pétrolières, la baisse des matièrespremières et les impératifs internationaux de réduction des dépenses publi-ques accentuèrent, dans les sociétés caribéennes modernes, le chômage,l’exclusion et provoquèrent des crises sociales et économiques en Jamaïque,Saint-Vincent, la Grenade, Trinidad, au Venezuela et à Saint-Domingue,

De plus, le contexte de la globalisation, qui mit en exergue le dualismeNord/Sud, réactualisa de facto la stratégie du modèle centre/périphérie. Eneffet, les gouvernements caribéens ont de plus en plus de mal à intégrer lesexigences d’équilibres budgétaires et financiers imposés par le FMI ou lescontraintes commerciales dictées par l’OMC « Le FMI a donc sous-estimé lesrisques de ses stratégies de développement pour les pays pauvres. » (Stiglitz,2002, 121).

Pour le Prix Nobel d’économie de 2001 (Joseph E. Stiglitz), l’interdé-pendance inégalitaire en matière d’échanges commerciaux, le libéralismecommercial dont sont victimes les pays exportateurs de produits agricolesainsi que les contraintes financières ne bénéficient pas à la périphérie, maiscontribuent à reproduire, dans les micro-sociétés de la Caraïbe, les conditionsdu sous-développement.

Pour l’instant, les sociétés sont dans l’incapacité de concevoir des pistes dedéveloppement fiables et encore plus d’élaborer des politiques économiquesfavorables au développement des sociétés insulaires.

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Il s’agit pour ces pays d’oser rompre avec l’approche classique du déve-loppement dépendant de l’extérieur. Bien sûr, cette démarche est particu-lièrement délicate, car en ce XXIe siècle, tout est tourné vers l’extérieur,uniformisé, voire « mondialisé » et il y a peu de place pour concevoir unmodèle de développement à la carte, pour l’intérieur et différent du modèledominant des puissances industrialisées. Pourtant, les sociétés caribéennes,n’ont pas d’autre choix que de tenter l’expérience.

Si les pays de la Caraïbe sont, à l’origine, nés dans leur propre négationet ne se justifiaient ni pour eux-mêmes, ni pour les sociétés complexes aux-quelles ils donneront naissance, l’histoire de leur construction devra avoirune logique quasiment contraire. Car la crise sociétale permanente qu’ils tra-versent, les déséquilibres socioéconomiques, l’absence de modèle préexistanttransférable, la tendance à l’uniformité culturelle, sans oublier le phénomèned’« américanisation » des modes de vie, obligent aujourd’hui les Caribéensà développer un autre regard sur eux-mêmes. Ils devront apprendre à rendreleur histoire plus positive, à se justifier pour eux-mêmes, à forger les contoursde leur propre identité de peuples et à expérimenter des mécanismes internes,historiquement absents car historiquement interdits.

Plus encore, ces pays apprendront à sortir du schéma externe conduit parles métropoles pour donner la priorité à l’interne. Il s’agit de renforcer lacohésion interne et d’élaborer des systèmes de valeurs et de représentationspropres à la société, étape indispensable pour une valorisation des ressourcesinternes et de la logique de production. Il s’agit de satisfaire, même en partie,les besoins des populations locales et non exclusivement ceux de l’exportation.C’est là que réside l’approche endogène du développement que les Lewisiensn’ont pas suffisamment exploitée.

La réalité économique et sociologique des îles de la Caraïbe fait apparaîtrenon pas une absence de capacités productives, comme trop souvent répété,mais des systèmes de production précapitalistes et une marge, non négli-geable, de productions qui ne participent pas au circuit marchand. Ces deuxréalités sont le reflet des politiques mises en place par le système colonial. Lajustification première des colonies pour les pays européens était de produiredes denrées exotiques, passées du stade de produits de luxe (café, cacao,tabac, sucre, etc.), réservés aux classes privilégiées, au stade de produits deconsommation courante. Le circuit économique assigné aux colonies était uncircuit externe (importation de moyens de production et autres intrants contrel’exportation des produits). La satisfaction des besoins internes de consom-mation n’avait donc aucune priorité et par conséquent ne bénéficiait d’aucuninvestissement significatif pour ce faire.

Comment ne pas comprendre que c’est là que prend source tout le systèmed’inhibition des systèmes productifs internes et des représentations culturel-les qui leur sont nécessairement liées ?

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Comment ne pas admettre les lieux de valorisation collective, de soli-darité et de survie par rapport au système externe, les dons entre familleset individus, les « coups de main » pour la construction ou la réparation deshabitations, les trocs de productions rurales non marchandes qui font abstrac-tion des signes monétaires ?

Le système des sociétés essentiellement tournées vers l’exportation de pro-duits économiques ne cherche nullement à valoriser les potentiels humains,sociaux, culturels ou artistiques des sociétés caribéennes. Or, il convientd’inscrire les sociétés insulaires caribéennes dans une logique de productionendogène. Il faut noter que ce raisonnement est difficilement admissible pourdes sociétés nées de la mondialisation et construites par la mondialisation.Dans la mondialisation, c’est la dynamique d’exportation qui détermine pourles blocs mondiaux la dynamique de la croissance économique. En consé-quence, les sociétés caribéennes post-coloniales doivent bâtir leur propredynamique d’exportation et non poursuivre celle des autres.

Il nous semble pouvoir dire, aujourd’hui, que les applications du modèled’Arthur Lewis n’ont pu résister au conditionnement doctrinal dominant del’époque, à l’inexpérience. Fondamentalement, les sociétés caribéennes post-coloniales n’ont pas pu ou su limiter le conditionnement du modèle de déve-loppement externe ancré dans l’économie des anciennes colonies.

Il est vrai que dans la Caraïbe, la transition d’une économie colonialevers une économie post-coloniale a été rendue particulièrement difficile.Il est également vrai que l’importance du circuit économique interne pourcréer les conditions de l’éclosion d’une approche endogène du développementsuffisamment forte n’a pas été comprise. Il est tout aussi vrai que la dimen-sion identitaire, comme source de développement a été négligée. Les échecsde développement observables dans l’archipel des Caraïbes, révèlent, parconséquent, moins une « crise de modèle » qu’une « crise d’élaboration demodèle ».

Les difficultés actuelles que traversent la plupart des pays dans la zonecaribéenne, tous construits dans la colonisation, font apparaître que toutesles tentatives pour imposer durablement un développement externe en pié-tinant la culture, l’identité, et en niant les racines et les systèmes ante capi-talistes, ont échoué. Pire, elles sont sujettes à des explosions de violence aucœur même des anciennes métropoles et développent des extrémismes et desreplis communautaires préjudiciables à l’équilibre des sociétés et aux valeurshumanistes.

Les pays de la Caraïbe sont confrontés à des problèmes socio-écono-miques classiques, comme l’avait si bien mis en évidence Lewis, mais sanspouvoir changer l’ordre des choses. La construction de mécanismes de société« en soi et pour soi » (en termes hégéliens) semble leur avoir échappé. C’est cequi pourrait expliquer, selon nous, la « crise » de la pensée du développement

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dans la Caraïbe. Cette hypothèse majeure ne pourra se vérifier, à son tour,qu’à l’épreuve du temps, mais, c’est le propre du chercheur d’élaborer deshypothèses et de les vérifier par confrontation à la réalité.

Arlette BRAVO-PRUDENTUniversité des Antilles et de la Guyane

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LES ANTILLES ENTRE DEUX MONDES

S’interroger en Martinique sur les modèles socio-économiques offertsau choix des pays de la Caraïbe soulève deux questions préalables : 1) « laCaraïbe » existe-t-elle en tant que monde culturel homogène et ayant cons-cience de lui-même ? 2) Guadeloupe et Martinique font-elles partie de « laCaraïbe » autrement que par leur localisation géographique ? On laissera àd’autres le soin de proposer des réponses à ces interrogations, pour se concen-trer sur deux autres questions, qu’impose l’intitulé même de notre colloque,« Quels modèles pour la Caraïbe ? » :

- Quels sont, dans le monde tel qu’il se présente aujourd’hui, les grandsmodèles socio-économiques en présence ?

- Quels sont, parmi ces modèles, ceux dont l’influence se fait sentir sur lesAntilles françaises, ceux entre lesquels elles ont à choisir ou peuvent choisir ?

On suggérera en un premier temps que le monde contemporain proposesix grandsmodèles d’organisation socio-économique (I) avant de montrer queles Antilles françaises glissent progressivement, au fil des générations, de l’unde ces modèles à un autre (II) et de constater en conclusion que ce dernier acommencé à céder la place à un troisième, qui bouleversera douloureusementles équilibres actuels.

SIX GRANDS MODÈLES D’ORGANISATION SOCIO-ÉCONOMIQUE

On peut distinguer deux grandes catégories d’organisation socio-écono-mique : les sociétés de type communautaire, d’une part, les sociétés de typeindividualiste, d’autre part, et repérer quatre formes de sociétés communau-taires et deux formes de sociétés individualistes. On peut rassembler ces sixmodèles dans le tableau ci-après, p. 342.

On le constate, du modèle n° 1 au modèle n° 6, on glisse de sociétés tota-lement communautaires, fondées sur des liens de parenté réels ou supposés,valorisant l’instant présent et excluant toute prise de risque donc toute innova-tion, jusqu’à des sociétés totalement fondées sur la concurrence individuelle,centrées sur le projet et valorisant la prise de risque et l’innovation.

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Les grands modèles socio-économiques

Sociétés communautaires Sociétés individualistes

1) Parenté réelleou imaginaire

2) Systèmecoopératif

3) Économieadministrée

4) Entreprisefamiliale

5) Marché +protectionsociale

6) Marché sansprotectionsociale

Sociétésrurales

tradionnelles

Autogestion,kibboutz,économiesociale

Systèmesocialiste

Mondeurbain sino-vietnamien

Europeoccidentale

États-Unis

Primat de l’en-traide commu-nautaire face à la

précartié

Primat del’égalitéinterne à lacoopérative

Égalité etsécuritél’emportentsur le projetaffiché

Goût familialpour le risqueet la concur-rence

Concurrenceindividuelle,matinée desécurité

Concurrenceindividuelle,accceptant laprécarité

Civilisation del’instant présent,crainte du risque

et del’innovation

Civilisation duprojet, valori-sant le risque etl’innovation

LES SOCIÉTÉS COMMUNAUTAIRES

On peut distinguer quatre types d’organisations sociales essentiellementfondées sur les disciplines communautaires, que l’on peut classer par ordred’émergence croissante d’un certain goût du risque, de la concurrence et del’innovation, donc d’un projet, d’une projection vers un avenir à construire :les sociétés fondées sur les liens de parenté, les sociétés fondées sur le liencoopératif, celles fondées sur l’économie collectivisée, enfin celles reposantsur l’entreprise familiale.

1°) Les sociétés fondées sur les liens de parenté, réels ou imaginaires

Il s’agit là du modèle premier, celui des micro-sociétés rurales archaïquesse caractérisant par une faible densité démographique et par des techniqueséconomiques rudimentaires : cueillette, chasse, agriculture itinérante surbrûlis au moyen d’outils sommaires. Leur très faible efficacité économiqueles maintient dans une constante précarité, à laquelle elles se sont de touttemps efforcées de pallier en organisant, autour de liens de parenté réels oufictifs – l’ancêtre commun pouvant être un mythe1 – un total assujettissementdes individus aux disciplines communautaires, tant au niveau du partage destâches de production qu’à celui de la répartition de leurs fruits. Hantées parla précarité de leur condition matérielle, ces sociétés recherchent la sécuritédans la reproduction à l’identique des pratiques qui ont assuré leur survie,et excluent donc toute prise de risque sous forme d’innovations techniqueshasardeuses, en même temps qu’elles excluent l’affirmation par l’un ou l’autrede leurs membres d’une autonomie personnelle qui ruinerait les indispensa-bles solidarités. Elles ignorent donc, et répriment sévèrement, par la mise au

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ban, toute aventure individuelle par laquelle l’un de leurs membres, rompantavec les comportements qui lui sont assignés par le groupe, affirmerait sonautonomie, innoverait, et connaîtrait, le cas échéant, une réussite personnelle,ressentie comme une transgression du statut auquel il aurait dû se tenir.

Les sociétés rurales d’Afrique sub-sahariennes illustrent assez clairement,aujourd’hui encore, ce type d’organisation socio-économique.

2°) Les sociétés fondées sur le lien coopératif

Cette conception des choses n’a été systématisée comme principe d’orga-nisation sociale, économique et politique que dans un seul État, aujourd’huidisparu, mais dont l’expérience demeure en tant que modèle.

L’économie sociale, ou tiers secteur, rassemble les entreprises ayant encommun les caractéristiques suivantes :

- elles ne sont pas des entreprises capitalistes, car elles ne poursuiventpas le même but (le profit des détenteurs du capital) et ne sont pasgérées de la même manière, à savoir que le principe « une action =une voix » y est remplacé par le principe « un homme = une voix » ;- elles ne sont pas des entreprises publiques, mais poursuivent commecelles-ci des objectifs d’intérêt général ;- leur capital est un patrimoine collectif non susceptible d’être partagé ;- elles jouissent d’une totale autonomie de gestion, et œuvrent sur lemarché, en concurrence avec les entreprises capitalistes ;- elles se fondent sur un ancrage territorial fort.

En droit français, les entreprises de ce secteur revêtent l’une des quatreformes juridiques suivantes : l’association, la fondation, la coopérative et lamutuelle. Elles représentent environ 10 % des emplois et du PIB2. On songeaussi aux kibboutz d’Israël.

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut le théoricien du fédéralisme inté-gral, transposition du système mutualiste – échange contractualisé de ser-vices – à l’ensemble de l’organisation politique et administrative : l’appareilétatique disparaîtra, propose-t-il, remplacé par une pyramide d’entrepriseset de services publics autogérés désignant chacun ses délégués, chargés d’unmandat impératif, à l’institution de niveau supérieur (Lescuyer, 2001, 501). LaYougoslavie fédérale s’inspira étroitement de l’utopie proudhonienne à partirde 1948, et sa dernière constitution, celle de 1974, mettait en place – au moinssur le papier, car le parti unique exerçait une centralisation politique contraireau fédéralisme intégral – une organisation économique et politique très ori-ginale. À la base de cette organisation, les entreprises autogérées – coexistantavec un secteur privé – appelées organisations de travail associé, et les ser-vices publics, baptisés communautés autogestonnaires d’intérêts. Les unescomme les autres étaient gérées par une assemblée de délégués du personnel

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– le conseil ouvrier dans les entreprises – élus pour un mandat de deux ansrenouvelable une seule fois, laquelle assemblée élisait les membres de l’organeexécutif, responsables devant elle. Le conseil de chaque établissement élisaitses délégués au conseil de l’entreprise ; les conseils des différentes entrepri-ses de la même branche élisaient leurs délégués au conseil de la branche, etainsi de suite, les délégués au conseil de chaque niveau étant responsablesdevant le conseil du niveau inférieur, qui les avait élus. Cette pyramide desorganisations de travail débouchait sur la pyramide des communautés socio-politiques, dont la première était la commune, « collectivité autogestionnaireet socio-politique de base fondée sur le pouvoir et l’autogestion de la classeouvrière et de tous les travailleurs »3, dotée des compétences de principe,la seconde la province autonome (Voïvodine et Kosovo seulement), la troi-sième la République (au nombre de six), la dernière enfin la fédération deYougoslavie. Le système des délégations en cascade, de bas en haut, prenantsa source au niveau de chaque établissement industriel ou agricole comme dechaque service public, remontait ainsi jusqu’aux organes de la fédération.

Ce système extrêmement complexe, imprégné de l’utopie autogestionnaireet anti-étatique d’un Proudhon, ne survécut guère au décès de Tito et à ladisqualification des idéologues qui l’avaient engendré.

3°) Les sociétés fondées sur l’économie collectivisée

Utilisé pour la première fois en France en 1832 par Pierre Leroux et, à lamême époque, en Grande-Bretagne par Robert Owen, le concept de socia-lisme s’opposait à celui d’ individualisme. L’idée avait déjà sous-tendu lecourant de pensée utopique inauguré par Thomas More au XVIe siècle ; elleprit aussi la forme du socialisme chrétien avec Charles Fourier, Etienne Cabetpuis Emmanuel Mounier, mais aussi celle du socialisme libertaire ou anar-chiste, avec, notamment, Proudhon et Bakounine. Mais c’est le socialismescientifique de Karl Marx qui, avec Lénine et Trotski, a profondément marquél’histoire en donnant naissance à un modèle d’organisation sociale, politiqueet économique mis en place en premier lieu en Russie par la Révolution de1917, puis en Union soviétique à partir de 1922, enfin, après la Seconde Guerremondiale, en Europe centrale, en Chine, en Corée du Nord, au Vietnâm, àCuba, avant d’être imité par certains États fraîchement décolonisés.

Sous la forme qu’il a ainsi connue, le socialisme est un mode d’organisa-tion de la société qui, afin de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêtsparticuliers, retire l’initiative économique aux particuliers pour la confier à lacollectivité. Après s’être emparé du pouvoir par une révolution, le prolétariatconfisque à la bourgeoisie l’intégralité des moyens de production, et les remetà l’État. La recherche du profit par les détenteurs du capital cesse donc d’êtrele moteur de la vie économique, afin qu’il soit mis un terme à l’exploitationde la main-d’œuvre. La concurrence des entreprises sur le marché des bienset services, ainsi que celle des travailleurs sur le marché du travail, cèdent laplace à des décisions politico-administratives fixant l’implantation des entre-

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prises, le type de production de chacune, le prix de vente de leurs produits,le montant des rémunérations versées, etc. Le parti du prolétariat, auteur dubouleversement révolutionnaire, établit son monopole sur l’ensemble desinstitutions, et la démocratie n’est plus pluraliste mais unanimitaire : les élec-tions ne sont plus disputées mais servent à rassembler autour de l’appareil duparti une population à la fois séduite par les perspectives d’une société pluségalitaire – et les réels progrès effectués en ce sens – et intimidée par un effi-cace appareil répressif. Cette première étape, celle du socialisme, devait enprécéder une seconde : l’appareil d’État, ayant d’ores et déjà perdu sa fonctionde domination d’une classe sur une autre, devait perdre sa fonction d’organi-sateur de services publics, au profit des communautés de travailleurs et d’usa-gers, qui en assureraient elles-mêmes la gestion. Devenu inutile, il dépériraitet disparaîtrait : ce serait le communisme.

On le sait, ce modèle ne dépassa jamais le stade de la dictature du proléta-riat, car il avait, semble-t-il, comme le suggéra M. Gorbatchev en 1978, « niéla nature humaine ».

4°) Les sociétés fondées sur l’entreprise familiale

Les Chinois et Vietnamiens des villes et de la diaspora ont de longue datemis sur pied un mode d’organisation combinant solidarités communautaires,esprit d’entreprise et goût de l’innovation. Il s’agit en effet d’un capitalismefamilial assujettissant rigoureusement les membres de la famille – quel quesoit leur âge – à l’entreprise commune, donc excluant l’aventure individuelle,mais acceptant pleinement (quoique collectivement) les exigences de la con-currence économique, de la recherche de profit et de compétitivité, donc del’innovation. L’autonomie de la personne ne se dégage pas encore des disci-plines communautaires, mais ces sociétés sont beaucoup plus tournées versl’avenir, vers la prise de risque, que ne le sont celles jusqu’ici présentées.

Ce modèle se présente en deux versions assez distinctes, l’une observableen Chine même (ou au Vietnâm, culturellement très proche), l’autre dans ladiaspora.

En Chine même, « l’importance des solidarités traditionnelleset l’influence de trente années de socialisme ont conduit la sociétéchinoise à interpréter le slogan « enrichissez-vous ! » sur des bases com-munautaires fortement liées au pouvoir politique (local). » (Roca, 1997).En effet, les logiques concurrentielles de l’économie de marché y sontlargement contournées par les réseaux relationnels reliant familles puis-santes et bureaucrates locaux, réseaux qui permettent la mise en place,par différents procédés fréquemment peu respectueux de la légalité – notionpeu pertinente, on le sait, en Chine, où l’idée d’État de droit paraît très exoti-que – d’une forme de protectionnisme local permettant des profits aisés.

La diaspora ne jouit pas de tels privilèges, et est contrainte de s’accommo-der des impératifs concurrentiels de l’économie de marché. Mais l’entreprise

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demeure familiale plus qu’individuelle (Dubost 2006) : tous ses membres,quel que soit leur âge, toutes générations confondues, sont mis à contributionpour fournir, bien souvent en marge de la légalité, une main-d’œuvre quasi-ment gratuite et pour des horaires de travail extensifs. Ce mode de fonction-nement, joint à une culture prédisposant à l’ascétisme, procure à l’entreprisefamiliale – commerce, restaurant, atelier – un avantage concurrentiel luipermettant un taux d’épargne donc de réinvestissement élevé. Le modesteinvestissement de départ bénéficie ainsi d’un coefficient multiplicateur per-mettant rapidement le développement de l’affaire puis son essaimage, unepartie de la famille prenant son autonomie en créant, avec le soutien collectif,une nouvelle entreprise.

On se trouve donc bien là, on le constate, dans un modèle qui, touten demeurant essentiellement communautaire, se rapproche de celui reposantsur la prise de risque individuelle, fondement du modèle né en Europe.

LES SOCIÉTÉS INDIVIDUALISTES

Fondée sur l’affirmation de l’autonomie de la Personne et sur la fonctionsimplement auxiliaire des mécanismes de sécurité collective, la civilisationeuropéenne a effectué une véritable rupture avec celles qui, dans une opti-que inverse, assujettissent l’individu aux disciplines communautaires afin degarantir la sécurité. Il existe aujourd’hui – et pour quelques années encore– deux versions de cette civilisation, l’une combinant concurrence et dispo-sitifs de protection sociale, l’autre acceptant comme légitimes les inégalitésengendrées par la concurrence.

1°) Le modèle combinant concurrence individuelle et protection sociale

L’organisation socio-économique progressivement mise en place en Europerepose certes sur la concurrence individuelle mais, se refusant à reconnaîtrecomme pleinement légitimes les inégalités engendrées par cette mise en con-currence, a développé des mécanismes de protection sociale effectuant unecertaine redistribution des richesses entre les forts et les faibles.

La collectivité s’est effacée derrière les trajectoires individuelles, et l’espritde compétition, réprimé dans les sociétés de type communautaire – qui assi-gnent à chacun un statut précis dont il ne lui est pas permis de s’évader - setrouve au contraire valorisé, érigé en moteur du dynamisme collectif. Cetteculture repose sur une rupture philosophique radicale, dont les effets sur lesautres cultures s’apparentent à un véritable séisme dont toutes les conséquen-ces ne sont pas encore perceptibles : la proclamation de la légitimité de direJE. Longtemps réprimée au profit de la première personne du pluriel, la pre-mière personne du singulier a acquis droit de cité et, bien plus, est devenue,à l’inverse, la finalité de l’organisation sociale. La recherche de l’épanouisse-ment personnel, par la valorisation de ses aptitudes propres et l’affirmation desoi, est devenue un but légitime de l’existence après avoir été, de tout temps

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semble-t-il, sanctionnée comme sapant les nécessaires disciplines collectives.Et la quête de conditions de vie plus clémentes, pour soi et les siens, se muantplus ou moins, au fil du temps, en désir d’accumulation et de confort, est deve-nue, par le truchement des mécanismes analysés très tôt par David Ricardo etAdam Smith, le moteur de mécanismes économiques à l’efficacité jusqu’alorsinconcevable.

La « vieille Europe », toutefois, n’a pu s’accommoder de tous les effetspervers de cette mise en concurrence généralisée des individus. L’explosiondes inégalités engendrées par les conditions impitoyables dans lesquelles sespeuples ont basculé dans l’ère industrielle lui est apparue incompatible avecsa conception de la valeur intrinsèque de chaque personne humaine, et ellea donc mis en place des mécanismes de protection sociale – réducteurs derisque en quelque sorte – destinés à amortir ces inégalités. Et leur dévelop-pement a permis de substituer aux solidarités traditionnelles fondées sur lesliens de parenté une solidarité fondée sur des institutions, plus respectueusede l’autonomie de chacun.

Née en Europe, cette civilisation se présente aux États-Unis sous une ver-sion assez différente.

2°) Le « modèle » privilégiant la concurrence individuelle.

L’origine des États-Unis y explique la prévalence d’un système devaleurs assez distinct de celui sous-tendant la civilisation européenne.L’indépendance arrachée à la mère patrie a valu Révolution, par la répudia-tion, du moins théorique, d’un ordre social puissamment hiérarchisé héritéde l’histoire du peuple britannique au profit d’un ordre nouveau dans lequelchacun était – et est encore aujourd’hui – réputé jouir, au départ, des mêmeschances que les autres. L’égalité n’est pas à conquérir par des luttes politi-ques, elle est postulée : cette société est réputée égalitaire. Débarquant dansun monde où les clivages de classes sont beaucoup moins perceptibles quedans la vieille Europe, l’immigrant a le sentiment que rien hormis ses proprescapacités ne fait obstacle à sa réussite. Dès lors la compétition et ses effets entermes de production d’inégalités sont ressentis comme pleinement légitimes,Dieu lui-même ayant donné cette terre à ce peuple neuf avec mission d’y créerla société idéale où chacun obtiendrait ce qu’il mérite.

L’idée socialiste – la revendication d’une égalité à construire sur les ruinesde la compétition individuelle – est donc fondamentalement étrangère à uneculture toute centrée sur l’idée de mérite, et dont les membres ont le senti-ment aigu que cette culture leur permet de donner le meilleur d’eux-mêmes.Aussi découvre-t-on aux États-Unis que les systèmes de protection socialesophistiqués élaborés en Europe – et dont ses peuples sont fiers – n’y suscitentaucune admiration particulière, mais plutôt le sentiment diffus et consternéqu’ils sont inspirés par le démon car permettant aux plus médiocres d’entrenous de se laisser porter sur le mol oreiller de la solidarité institutionnalisée,

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échappant ainsi à la loi divine du mérite. Les mécanismes du marché n’y sontdonc corrigés qu’à la marge par des dispositions protectrices des faibles.

Ce modèle représente ainsi l’exact opposé du modèle communautairearchaïque fondé sur les liens de parenté. Loin d’y être combattue, la concur-rence individuelle y est valorisée. Loin d’y être craints et fuis, l’innovationet le risque y sont délibérément affrontés. Loin d’y être vécu pour lui-même, l’instant présent y est investi dans la préparation d’un avenir supposémeilleur.

Tels sont les six modèles socio-économiques que l’on peut distinguer dansle monde contemporain, classés par ordre de prise de risque individuellecroissant. Il est maintenant possible de se demander lesquels de ces « modè-les » concernent les Antilles françaises.

LES ANTILLES FRANÇAISES ENTRE DEUX MODÈLES

L’intitulé même de notre colloque évoque un choix, un carrefour, la per-plexité d’une culture mineure face à l’attraction de cultures majeures, ouplus précisément la nécessité pour une culture composite d’opter résolumentpour l’un des éléments qui la composent. Il est donc légitime de tenter icid’analyser les éléments des modèles qui, actuellement, coexistent dans cetteculture composite et de repérer les glissements qui, au fil du temps, s’opèrent.Et il n’est pas illégitime de penser que s’affrontent pour l’essentiel dans laculture composite des Martiniquais et Guadeloupéens les deux modèles quesont, d’une part, celui dont étaient porteurs, à l’origine, les esclaves importésd’Afrique, d’autre part, celui que la France s’efforce depuis plusieurs généra-tions d’implanter dans ces deux sociétés.

LES GRANDS TRAITS DE L’HÉRITAGE CULTUREL AFRICAIN

On pénètre ici en terrain délicat. Fugitivement évoquées lors du rappel desorigines essentiellement africaines du peuplement des Antilles4, les compo-santes africaines de la culture antillaise ne sont pas aisément reconnues, etl’on préfère imputer au statut des esclaves le système de valeurs qui constituele fond de la culture antillaise. Le dramatique échec de l’Afrique indépen-dante n’est pas étranger, très certainement, à cette évidente réticence à sereconnaître un fond culturel africain. Mais l’aliénation coloniale, relayée parla volonté assimilatrice de la République, a, non moins certainement, large-ment contribué au refoulement de cette composante culturelle africaine.

On ne prétendra pas résumer ici l’énorme travail ethnographique consacréde longue date aux traits culturels africains. Un intellectuel camerounais,Daniel Etounga Manguelle, s’est essayé il y a une quinzaine d’années, dans unouvrage retentissant destiné – il faut le préciser ici – à mettre au jour les blo-cages culturels de l’Afrique face aux impératifs du développement (EtoungaManguelle, 1991), à une pareille synthèse. Cette synthèse est donc présentée

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sous un jour délibérément critique, mais elle est saisissante, et l’on peut yretrouver certains traits culturels antillais :

- « Une soumission totale à l’ordre divin » (Etounga Manguelle, 1991,34) : le monde tel qu’il est, ainsi que les comportements des hommes,sont des données immuables, léguées dans un passé mythique auxancêtres fondateurs, auteurs de principes de vie respectés de géné-ration en génération. Ce passé mythique est sacralisé et s’exprimeà la fois dans le culte des ancêtres et des anciens et dans le respectreligieux de l’ordre naturel. Dès lors l’attitude de conquête et dedomination de la nature qui fut au point de départ de la civilisationeuropéenne, est tout simplement inconcevable.- « Le refus de la tyrannie du temps » (ibidem, 35) : la conceptionafricaine du temps ne repose pas sur la distinction du passé, duprésent et de l’avenir. La durée s’apprécie par rapport à un momentfondateur, de nature largement mythique, et les moments successifsne tournent pas le dos à ce moment fondateur mais « le regardent aucontraire » (36), le décompte du temps écoulé n’étant que celui desévénements qui ont eu lieu. Le temps africain est un temps cyclique,tournant le dos au futur et empreint de la conviction que le passé nepeut que se répéter. La sagesse africaine est dès lors « une sagessede la conservation de ce qui est, de la fixité et de l’immuabilité desessences. » (37)- « Un pouvoir et une autorité indivisibles » (39) : les fondements dupouvoir sont de nature magico-religieuse plus que rationnelle, et lesouverain concentre entre ses mains les forces de l’invisible. La domi-nation de l’homme fort est donc dans l’ordre des choses, de même quela soumission des gouvernés.- « L’effacement de l’individu face à la communauté » (43) : la notiond’une Personne autonome et responsable est inconnue des culturesafricaines, toutes centrées sur la communauté familiale, qui confèreun statut précis à chacun de ses membres. Toute affirmation du JEest réprimée, car elle met en danger la collectivité, sapant ainsi lasécurité que cette dernière assure à ses membres. Aucun espace niaucun temps d’intimité n’est donc possible dans les villages africainsoù lire, écrire, et porter un jugement personnel, sont choses impossi-bles. De même, l’idée d’institutions anonymes face auxquelles chacunaurait des droits et devoirs délimités par la règle de droit est incom-préhensible : les rapports avec les détenteurs du pouvoir ne s’effec-tuent que par le truchement des échanges intra-communautaires deservices.- « Une convivialité excessive et le refus épidermique de tout conflitouvert » (45) : toutes les occasions de l’existence sont prétextes àfêtes, à banquets rassemblant le maximum de convives. La socia-

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bilité est regardée comme la vertu première de tout être humain, et« la recherche d’une paix sociale basée sur l’unanimité (…) poussel’Africain à évacuer tout conflit et à refouler la violence dans lemonde de l’invisible » (46) plus concrètement à préférer le consensusà l’expression d’un désaccord, quitte à recourir parallèlement à lasorcellerie.- « Un piètre homo economicus » (46) : l’économie, en effet, la pro-duction de richesses, n’est pas une catégorie de pensée distincte del’ensemble des rapports sociaux. La marchande de légumes, assisetous les matins au même emplacement sur le marché, accorde plusd’importance à la reproduction de son identité sociale par l’échangeritualisé auquel elle se livre avec ses clientes, qu’au bénéfice qu’elleréalise. Le profit de l’entrepreneur est considéré comme un bien com-munautaire et consommé par les membres de la famille, ce qui rendtout réinvestissement impossible. Les dépenses ostentatoires interdi-sent toute accumulation dans un but d’investissement, et ce d’autantplus que la conception que l’on a du temps interdit toute projectionvers l’avenir.- « L’enflure de l’irrationnel » (51) : massif, le recours à la magie et àla sorcellerie constitue un exutoire aux tensions opposant les uns auxautres, tensions qui ne peuvent s’exprimer dans des cultures où nul nepeut, par l’expression publique d’un désaccord, mettre en danger leconsensus sur lequel le corps social est bâti.- « Des sociétés cannibales et totalitaires » (64) : la pesanteur de l’or-dre communautaire amène toute prise d’initiative individuelle à seheurter à de vives réactions de jalousie, de sorte que les membres dugroupe, loin d’additionner leur énergie, se neutralisent mutuellement.Et la jeunesse formée se heurte au totalitarisme villageois avantmême de se heurter au totalitarisme du pouvoir politique5.

Sans faire référence à un héritage culturel africain, Edouard Glissant a,de longue date déjà, relevé certains traits culturels créoles apparentés à ceuxrelevés, pour les cultures africaines, par Daniel Etounga Manguelle. À sesyeux en effet « le Martiniquais n’est pas historiquement intéressé à des ren-dements ni à des améliorations techniques » (Glissant, 1997, 58) mais il l’ex-plique par le fait qu’« il ne maîtrise rien d’une production collective (…) dansson pays », situation qui est de manière générale celle de tous les salariés : ilne serait pas illégitime de chercher plus en amont la source de ce désintérêtpour les exigences du progrès économique. De même, Glissant relève « lemanque de confiance [du Martiniquais] dans son propre futur » (Glissant,150), ce qui peut s’expliquer certes par les traumatismes de l’esclavage, maisaussi, plus profondément, par un héritage culturel n’orientant pas les espritsvers la préparation de l’avenir. Glissant relève d’ailleurs parallèlement « uneobsession de la jouissance immédiate » (Glissant, 507) s’apparentant fort àcertains traits culturels africains notés, on l’a vu, par Etounga Manguelle.

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Enfin, l’auteur de « La Lézarde » note la fermeté contemporaine du refus, auxAntilles, de la famille nucléaire de type européen au profit de la famille élar-gie, dépeinte comme « un réseau invraisemblablement complexe de parenté :tantes, cousines, das, marraines » et dont il relève le caractère « tribal » etl’origine « culturellement africaine ». (Glissant, 150, 161 et 168)

André Lucrèce, pour sa part, relève le poids du magico-religieux dansla culture martiniquaise, signale notamment que la fréquence des incestess’explique précisément par la croyance de leurs auteurs que de tels actes leurpermettront d’« acquérir une puissance spirituelle et physique qui les protègedu maléfice » (Lucrèce, 1994, 32), et rappelle la célèbre distinction de F.Tönnies entre « Gemeinschaft » (communauté) et « Gesellschaft » (société),pour suggérer que la Martinique est aujourd’hui encore en voie de transitionentre la première forme et la seconde. (Lucrèce, 154)

Il n’est donc probablement pas illégitime de chercher l’origine de nombrede traits culturels antillais non pas simplement dans la condition de l’esclave,comme on le fait généralement, mais dans un héritage culturel plus lointain,celui de l’Afrique.

Face à ce modèle, un autre système de valeurs pénètre, au fil des généra-tions.

LES GRANDS TRAITS DU MODÈLE CULTUREL EUROPÉEN

Il n’est pas interdit d’aller chercher chez ces « grands classiques » que sontMax Weber et Raymond Aron une analyse des traits fondamentaux du mo-dèle culturel né de la société industrielle, lequel tend au fil des générations àpénétrer les sociétés antillaises et à en transformer la culture.

On notera en premier lieu la séparation de la vie économique et des rap-ports sociaux fondés sur les réseaux familiaux, relationnels, affectifs : « lasocialisation par l’échange sur le marché (…) archétype de toute activitésociale rationnelle, s’oppose maintenant à toutes les formes de communauté »,relève Max Weber (1995, 154), avant de préciser que « le marché est le plusimpersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuventse trouver » car « il est en opposition complète avec toutes les autres com-munalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle et, laplupart du temps, les liens du sang » (Weber, 410). Raymond Aron renchériten expliquant que si « toutes les sociétés ont à résoudre un problème que nousappelons un problème économique », elles n’ont pas toutes « conscience duproblème économique, c’est-à-dire de l’administration rationnelle des moyensrares » (Aron, 1962, 103). Et de préciser que l’Europe industrielle a inventédans ce but l’entreprise, à la fois « radicalement séparée de la famille », exi-geant une accumulation de capital – donc l’épargne à partir de la plus-valuetirée du travail des salariés –, une division du travail, la distinction entre une

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minorité de détenteurs du capital et une majorité de salariés, enfin la nécessitéd’un calcul rationnel. (Aron, 97-100)

La société industrielle a aussi bouleversé la situation de chaque individu.L’autonomie de celui-ci est, on l’a dit, niée par les sociétés de type commu-nautaire, qui assignent à chacun un statut, attendent de lui qu’il s’y plie, etsanctionnent toute velléité de sa part de s’en évader par ses accomplissementspersonnels : les manifestations de jalousie paralysent efficacement toute ten-tative de cette nature, ne laissant le choix à l’individu qu’entre l’acceptationrésignée des pesanteurs collectives et l’exil. Tout au contraire, la culture detype industriel, loin d’enfermer l’individu dans un statut préétabli, s’efforceprécisément de le retirer de sa communauté d’origine (qui lui assigne sonstatut) et le met en mesure – et en demeure – de mériter sa place dans le corpssocial par ses accomplissements dans l’exercice de ses fonctions : la jalousie,efficace garant de l’égalitarisme communautaire, cède alors la place à l’ému-lation, à la stimulation mutuelle, qui permet aux énergies individuelles dese conjuguer au lieu de se neutraliser. C’est ainsi que l’économie de marchéutilise l’instinct de compétition comme moteur d’un système économique quis’est rapidement avéré le plus efficace, et de très loin, de tous ceux connusjusqu’alors6.

Le modèle socio-économique né en Europe s’oppose donc trait pourtrait aux caractères des sociétés de type communautaire tels qu’EtoungaManguelle les a analysés :

- la « soumission totale à l’ordre divin » a cédé la place à une démarchescientifique cherchant à désacraliser le monde pour en comprendre lefonctionnement et le dominer, le mettre au service de l’homme ;- le « refus de la tyrannie du temps », par une vision cyclique de l’His-toire incitant à prendre son parti de ce qui arrive, s’est effacé devantune conception linéaire de l’Histoire : l’humanité progresse, elle seconstruit, elle se dégage du clan primitif pour donner progressive-ment naissance à l’Homme, et les énergies collectives tout autantqu’individuelles doivent être tendues dans cette perspective ;- le pouvoir et l’autorité « indivisibles » des sociétés archaïques ontcédé la place à la démocratie, où chaque homme est réputé digne departiciper, par son bulletin de vote, au choix des gouvernants donc àcelui d’un avenir pour la Cité ;- l’individu n’est plus sommé de s’effacer face à la communauté(Gemeinschaft) qui lui assigne son statut, mais il adhère librement àune société (Gesellschaft) au sein de laquelle il lui faudra conquérirsa place par ses mérites ;- la crainte de tout conflit ouvert et la « convivialité » de commande àlaquelle elle contraint chacun est remplacée par la distance affective,par l’anonymat, et par l’institutionnalisation des conflits : ceux-ci ne

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rendent pas intenable la vie quotidienne – qui se déroule dans le cadrede fonctions et non plus de relations à connotation affective – doncn’ont pas à être refoulés, et leur règlement est confié à des institutions,tels les mécanismes démocratiques ou les juridictions ;- l’économie devient une catégorie distincte des rapports sociaux : dèslors l’affectivité n’y a plus sa place et la recherche du profit à traversla concurrence cesse d’être incompatible avec l’entretien de bonnesrelations sociales, l’épargne faite pour l’investissement cesse d’êtreconsommée par les proches, l’accumulation de capital peut donc sefaire et avec elle le développement économique se produire ;- le magico-religieux se trouve largement discrédité par une sociététoute centrée sur une préoccupation de gestion rationnelle… aurisque, certes, d’entraîner la désastreuse disparition de repères éthi-ques ;- enfin, ces sociétés confèrent à leurs membres un degré d’autonomie etde liberté personnelle probablement sans précédent dans l’Histoire…au risque, certes, de faire plonger dans le désarroi les individusn’ayant pas bénéficié d’une éducation suffisamment structurante.

On le voit, le modèle socio-économique, donc culturel, proposé – imposé ?– aux sociétés guadeloupéenne et martiniquaise est fort éloigné de celui dontétaient, à l’origine, porteurs les esclaves africains. L’action combinée du gen-darme, de l’instituteur et du prêtre (Suvélor, 1989, 273) a, au fil du temps, faitglisser ces sociétés d’une culture à l’autre, d’un modèle à l’autre, ce « glisse-ment progressif » encore inachevé étant qualifié de « culture créole », notionqui devrait d’ailleurs être utilisée au pluriel tant est large aujourd’hui, d’unmilieu social à l’autre, d’une classe d’âge à l’autre, la palette des métissagesculturels que l’on peut relever.

CONCLUSION : DE DOULOUREUSES PERSPECTIVES ?

L’intensification et l’universalisation contemporaines de la concurrenceconduisent mécaniquement, on le sait, à une péréquation mondiale des coûtsde production donc des salaires : à la hausse pour les pays émergents, à labaisse pour les vieilles puissances industrielles. Et celles-ci se trouvent con-traintes – sous peine de perdre rapidement des parts de marché – de déman-teler dans la douleur les dispositifs mis sur pied au cours du XXe siècle pourprotéger dans une certaine mesure les salariés contre les aléas de l’écono-mie de marché. Le modèle européen est donc contraint de s’effacer devantle modèle américain, qui tire son dynamisme et sa remarquable capacitéd’adaptation de l’acceptation par chacun de la compétition et de la précarité àlaquelle il est constamment exposé.

Ce glissement du modèle européen au modèle américain – ce retour del’État-providence à l’État-gendarme ? – va rapidement s’avérer plus doulou-

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reux encore pour les départements d’outre-mer que pour ceux de l’Hexagonecar leur surpeuplement eu égard à leurs capacités économiques propres n’aété rendu possible que par la convergence à leur profit (grâce à l’État-pro-vidence) de flux de transferts publics – nationaux et européens – et sociauxdont le tarissement à terme paraît rebus sic stantibus inévitable. Le bascule-ment de ces territoires dans les redoutables exigences de l’économie libéraleradicale va donc contraindre ces populations soit à trouver des productions oudes services jouissant, sur le marché, d’un avantage comparatif, soit à de trèsdouloureuses régressions de leurs conditions d’existence, soit à un non moinsdouloureux exil.

ThierryMICHALONUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. Comme le relève notamment Max Weber, Économie et Société, Plon, tome II,1995, p. 130.2. Source : encyclopédie Wikipedia.3. Source : Constitution de la République fédérale de Yougoslavie, 1974.4. « Au moment de la Révolution, Saint-Domingue compte 33 à 40000 colons, 20à 25.000 gens de couleur libres et 350 à 500000 esclaves » : P. Boissonnade, Saint-Domingue à la veille de la Révolution et la question de la représentation colonialeaux états généraux (janvier 1788-7 juillet 1789), Paris, Geuthner, 1906, p. 35-36. Citépar G. Marion, « Distance et dépendance : les incohérences de la politique colonialed’Ancien Régime », in Th. Michalon, Entre assimilation et émancipation : l’outre-mer français dans l’impasse ?5. « Il n’y aura pas de champ du possible ni pour les Africains, ni pour les sociétésafricaines, tant que l’Afrique sera totalitaire et surtout tant qu’on s’interdira de ledire » : M.-L. Eteki-Otabela, Misère et Grandeur de la démocratie au Cameroun,Paris, L’Harmattan, 1987, cité par D. Etounga-Manguelle, L’Afrique a-t-elle besoind’un programme d’ajustement culturel ? Ivry-sur-Seine, Éditions nouvelles du Sud,1991, p. 706. « Le sociologue d’aujourd’hui a tendance à penser qu’une bonne société est cellequi utilise les vices des individus en vue du bien commun » : R. Aron, Dix-huitleçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, p. 124.

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Bibliographie

ARON R., Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, coll.Folio.Constitution de la République fédérale de Yougoslavie, 1974.DUBOST I., « Au-delà de l’ethnicité : les “Chinois” de la Martinique », à paraître inTerres d’Amérique, n° 8, 2006.EncyclopédieWikipedia.ETOUNGA MANGUELLE D., L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustementculturel ?, Ivry-sur-Seine, Éditions nouvelles du Sud, 1991.GLISSANT E., Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, coll. “Folio”.LESCUYER G., Histoire des Idées politiques, Paris, Dalloz, 2001, coll. “Précis”.LUCRECEA., Société et modernité. Essai d’interprétation de la société martiniquaise,Case-Pilote, L’Autre Mer, 1994.MARION G., « Distance et dépendance : les incohérences de la politique colonialed’Ancien Régime », in MICHALON T. (dir.), Entre assimilation et émancipation :l’outre-mer français dans l’impasse ?, à paraître aux éditions Les Perséides,Rennes.ROCA J.-L., « Paradoxale modernisation de la Chine », Le Monde diplomatique, mars1997.SUVELOR R., « Les vecteurs de l’intégration : le gendarme, l’instituteur et le prêtre »,in FORTIER J.-C. (dir.), Questions sur l’administration des DOM, Paris, Economica-Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989.WEBERM., Économie et Société, Paris, Plon, t. II, 1995, coll. Pocket.

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TRAPPE DE SOUS-DÉVELOPPEMENTET CONVERGENCE MACROÉCONOMIQUE :LES DÉFIS ET PERSPECTIVES D’HAÏTI

PAR RAPPORT AUX PAYS DE LA CARAÏBE

Ce travail analyse la situation de trappe de sous-développement danslaquelle évolue l’économie haïtienne depuis les années quatre-vingt et s’in-terroge sur les défis qui attendent cette dernière dans le cadre d’une recherchede convergence par rapport à ses voisins de la Caraïbe. Il s’articule autour detrois sections. La première section présente le cadre théorique. La deuxièmesection analyse la situation socio-économique récente des points de vuemacro et sectoriel. La troisième section fait le point sur les critères de con-vergence macroéconomique tels que retenus par la CARICOM et discute desdéfis en termes d’intégration régionale pour Haïti dans cette logique d’unedynamique de recherche de convergence.

LE CADRE THÉORIQUE

Dans cette première partie, nous essayons de voir quelle articulation pos-sible existe entre la trappe de sous-développement et la convergence macro-économique.

LA TRAPPE DE SOUS-DÉVELOPPEMENT

La théorie de la transition démographique souligna, dans un premiertemps les différentes phases de comportement de croissance de la populationparallèlement au rythme de la croissance de l’économie dans le contexte dessociétés pré-industrialisées ou en retard.

Par la suite, cette théorie a été reformulée de la manière suivante (Nelson1956), à savoir qu’aussi longtemps que le revenu per capita reste au-dessousd’un niveau critique, un taux de croissance de la population qui excède le tauxde croissance du revenu ramènera toujours l’économie à une trappe d’équili-bre de bas niveau.

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Sous un autre angle, Jacques et Rebeyrol (2001) argumentent qu’unemodification du modèle de Solow (1956)1 permet de comprendre aussi lephénomène de trappe de sous-développement et de montrer l’absence de con-vergence entre les économies situées respectivement autour des équilibres dehaut niveau et de bas niveau, de visualiser la sensibilité aux conditions initia-les et l’importance des chocs qui peuvent faire éventuellement basculer uneéconomie du bassin de stabilité d’un équilibre à celui de l’autre2, par exemplede k1 à k3.

Fig.1 - Endogénéité de la croissance démographique et trappeà développement (tiré de Jacques et Rebeyrol, 2001)

Selon Jacques et Rebeyrol, ce graphique permet de voir qu’il existe troiséquilibres réguliers (hormis k=0), à savoir k1 et k3 qui sont stables contrai-rement à k2. Sur la base de ce modèle, on peut s’attendre à deux groupes depays, certains centrés sur k1 et d’autres plus développés et centrés sur k3. Endessous du seuil k2, une économie est enfermée dans une trappe à développe-ment3 et ne « décolle » pas. La coopération internationale, à un certain niveaupar exemple, peut lui permettre de dépasser le seuil k2 et de s’orienter versle niveau de revenu par tête élevé k3 mais une aide insuffisante resterait sanseffet durable, l’économie retombant à k1 au bout d’un certain temps. Celacorrespond bien à la théorie du « big push », de la « grande poussée » pourles pays pauvres.

C’est effectivement ce qui s’est passé en Haïti au cours des vingt dernièresannées et qui justifie les trois sous-périodes qu’on a identifiées antérieurementoù, pour des raisons diverses, le flux d’aide en provenance de la coopérationinternationale n’a jamais atteint effectivement des volumes extraordinai-rement élevés face aux problèmes structurels du pays mais, de plus, s’estestompé en diverses occasions.

Plus récemment, une identification des facteurs responsables de la situa-tion de trappe de sous-développement et de pauvreté dans laquelle sont

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enfermés les pays en développement a été proposée par Berthélemy (2005),à savoir :

1) les mécanismes reliés à l’accumulation des facteurs au sens large telsla démographie, les comportements d’épargne, l’accumulation du capitalhumain associée à l’éducation ;2) les aspects plus qualitatifs du processus de croissance, tels la diversifi-

cation de l’économie et le développement financier ;3) les aspects, reliés aux institutions politiques, tels la corruption et les

conflits qui peuvent entraîner une nation dans une dynamique destructrice oùla pauvreté et les institutions faibles se renforcent mutuellement.

Plusieurs de ces mécanismes peuvent opérer en même temps dans diffé-rentes phases du processus du développement économique de sorte que nouspuissions avoir un ensemble d’équilibres multiples.

En présence de ces équilibres multiples, poursuit Berthélemy, deux straté-gies complémentaires peuvent être conçues pour sortir un pays pauvre de latrappe de sous-développement, à savoir :

1) la stratégie du « big push » ;2) la stratégie de la promotion des réformes économiques.

Cette deuxième stratégie, qui doit pouvoir augmenter dans un premier tempsla croissance économique, possède analytiquement de meilleures chances d’êtreefficace étant donné que la dynamique temporelle du pays qui passerait d’unéquilibre stable à un autre équilibre stable permettrait d’observer des pics multi-ples de croissance ou, en d’autres termes, un pattern de cycle de croissance.

LA CONVERGENCE MACROÉCONOMIQUE, UNE PRÉSENTATION SYNTHÉTIQUE

Le concept de convergence est important du point de vue de l’économiepolitique du développement parce qu’il peut informer les décideurs politiquesdu besoin ou autrement des politiques de développement nécessaires pourpromouvoir l’équité et la croissance. Si les pays convergent dans le temps, celaimplique que les disparités entre les nations peuvent diminuer naturellement.D’un autre côté, l’absence de convergence ou une convergence à un rythmetrès lent peut suggérer le besoin de politiques proactives afin de promouvoirla croissance et réduire les inégalités.

La notion de l’hypothèse de convergence a suscité une intense controverseces dernières années. Cette controverse est principalement d’ordre empiriqueet, de façon générale, traite de la pertinence de trois hypothèses testables con-currentes (Beine et Docquier 2000), à savoir :

1) l’hypothèse de convergence absolue4 selon laquelle les revenus partête nationaux convergent vers un niveau de long terme identiquequelles que soient les conditions initiales ;

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2) l’hypothèse de convergence conditionnelle5 qui suppose que lesrevenus par tête des régions dont les caractéristiques sont identiques(par exemple en termes de préférences, de technologies, de taux decroissance démographique ou de politiques publiques) convergentvers un niveau identique à long terme, indépendamment de leursituation initiale ;

3) l’hypothèse de convergence des clubs à la base des notions de pola-risation et de trappe de pauvreté, et selon laquelle les revenus partête des régions dont les caractéristiques structurelles sont identi-ques convergent vers un niveau de long terme identique pour autantque les conditions initiales de ces régions soient suffisamment pro-ches6.

TRAPPE DE SOUS-DÉVELOPPEMENT ET CONVERGENCE : LES LIENS

Selon Berthélemy, l’idée de trappe de sous-développement a été revisitéepar les analystes de la croissance depuis le milieu des années quatre-vingtsuivant les contributions empiriques de Abramovitz (1986) et de Baumol(1986), lesquels y ont associé des équilibres multiples avec la notion de con-vergence des clubs.

L’argument standard est qu’il y a des processus cumulatifs conduisant àun déclin économique quand l’économie est initialement au-dessous d’uncertain seuil, tandis que le progrès économique est possible quand ce seuila été dépassé. La variable conduisant le développement économique joue lerôle de variable d’état et cette variable peut être conçue comme un facteur deproduction tel le capital physique ou le capital humain, une caractéristiquestructurelle telle le développement financier ou la diversification, ou unecaractéristique institutionnelle telle la pro-cyclicité de l’économie envers lacorruption, etc.

Dans ce cadre d’analyse, une conséquence des équilibres multiples estqu’un pays pauvre ne peut connaître une croissance qui le place en dehorsde la pauvreté à moins que ne soient mises en œuvre des initiatives de politi-que pour changer les conditions initiales d’une telle façon que ce pays puissesauter d’un équilibre initial, bas, stable à un autre équilibre plus élevé maiségalement stable. Ainsi, les politiques et non seulement les conditions initialessont significatives dans la discussion sur la convergence des clubs.

La possibilité d’équilibres multiples a été aussi analysée dans le cadre desdiscussions sur le rôle du capital humain et plus particulièrement de l’éduca-tion dans le processus du développement. Le modèle théorique d’Azariadiset Drazen (1990) a montré clairement qu’un bas niveau de développementéducatif pouvait bloquer une économie dans une situation de sous-développe-ment. La faible dimension des ressources initialement disponibles réduit l’ef-ficacité du système éducatif et des retours sur l’éducation et conséquemment

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obstrue le processus d’accumulation du capital, puisque le rendement privésur le capital humain tombe si bas que les parents peuvent difficilement inves-tir dans l’éducation de leurs enfants. Dans cette analyse, le secteur de l’éduca-tion a une propriété similaire à celle attribuée au secteur de la recherche et dudéveloppement dans les modèles standard de croissance endogène, soit uneexternalité dynamique. Quand le stock de connaissances disponibles à l’inté-rieur de la population est insuffisant, les gains à partir de cette externalité nepeuvent se matérialiser, et comme résultat, la croissance ne peut se produire àmoins que l’État n’implante une politique d’éducation fortement pro-active.

Cette argumentation a été reprise d’une certaine façon dans les résul-tats des travaux de Berthélemy et Soderling (2001), qui ont montré que lesrares succès possibles de décollage en Afrique sub-saharienne ont été dûs àdes progrès dans la productivité des facteurs plutôt qu’aux investissementsaccélérés qui sont souvent associés à des « booms » de courte durée dans laproduction de biens. Dans ce papier, une tentative pour identifier quelles poli-tiques ont pu être responsables de tels sauts ayant permis à certains pays desortir de la trappe de sous-développement dans les années soixante a mis enexergue le rôle des politiques d’éducation, et particulièrement les politiquespour améliorer l’alphabétisation de la population. Cette conclusion est aussitrès proche de celle soutenue par Myrdal dans son plaidoyer avec force enfaveur des politiques destinées à améliorer la qualité de la population poursortir l’Asie de sa trappe de pauvreté.

Dobson et Ramlogan (2002) ont considéré les implications en termes deconvergence de certains aspects de la performance de l’Amérique latine enmatière de croissance pour la période entre 1960 et 1990. Durant la périodede cette étude, des changements sociaux et économiques considérables se sontproduits en Amérique latine. Les réformes dans les structures économiquesde différents pays ont servi parfois à stimuler la croissance tandis que lespériodes de récession mondiale ont eu l’effet opposé. Ceci est reflété dansles « patterns » de convergence durant la période. Entre 1960 et 1990, il y aune évidence de B convergence inconditionnelle7. Selon les auteurs, le faitque le coefficient pour la période est faible et statistiquement non significatifsuggère qu’il y a des différences entre les pays autres que le niveau initial derevenu per capita.

De plus, il n’y a pas d’évidence de sigma convergence8 pour la période glo-bale, en ce sens que la distribution des revenus n’est pas devenue plus inégaleen Amérique latine.

Il y a aussi une évidence de convergence conditionnelle en 19909 mais àun taux qui est plus bas que dans les études des pays développés. En géné-ral, les taux de convergence étaient hauts dans les années soixante-dix et audébut des années quatre-vingt, tandis qu’au milieu des années quatre-vingt,la convergence a disparu. Il y a donc une évidence en faveur d’une politique

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régionale proactive et le renforcement des associations régionales de dévelop-pement en Amérique latine pour favoriser la convergence.

LA SITUATION SOCIO-ÉCONOMIQUE RÉCENTE

Dans cette section, nous présentons une analyse globale et sectorielle de lasituation en mettant l’accent sur le volet macroéconomique.

ANALYSE GLOBALE : UNE PERFORMANCE ÉCONOMIQUE POSITIVE MAIS INSUFFISANTE POURENGAGER LE PAYS SUR UNE VRAIE TRAJECTOIRE DE CROISSANCE DURABLE

Le taux de croissance du PIB pour l’exercice 2004-2005 a été de 1,8 %, untaux certes inférieur aux 2,5 % prévus, mais qui traduit une hausse légère desactivités par rapport au taux de croissance négatif de –3,5 % de 2003-2004 etau très faible taux de croissance de 0,4 % de 2002-2003. Cette faible augmen-tation de la croissance de la production en comparaison avec la croissance dela population nous rappelle que le pays se trouve encore dans une situation detrappe d’équilibre de bas niveau ou de trappe de sous-développement et queles efforts de sortie de crise politique et économique doivent se poursuivreavec détermination pour pouvoir enfin briser ce cercle vicieux et placer défi-nitivement le pays sur une trajectoire de croissance durable.

En effet, à partir du graphe ci-dessous, nous pouvons remarquer la pré-dominance de l’insuffisance de la production à satisfaire les besoins de lapopulation de manière globale à partir des années quatre-vingt. Il convientde rappeler que l’économie haïtienne a connu, depuis les années soixante,ses meilleurs taux de croissance (5 % en moyenne) en 1975-80. On était à cemoment-là dans le cadre de l’exécution du deuxième plan quinquennal 1976-1981 et la coopération avait repris ses financements à Haïti suite à la prise depouvoir par Jean-Claude Duvalier et suite à ses promesses d’ouverture politi-que et de révolution économique.

Tableau 1 - Taux de croissance de la production etde la population entre 1970 et 2005

Source : InstitutHaïtien deStatistique etd’Informatique

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Trois sous-périodes distinctes se précisent assez bien, la sous période 80-82, début de la crise économique qui débouchera sur la crise socio-politiquedevant entraîner la chute du régime des Duvalier ; la sous-période 91-93au cours de laquelle Haïti a été victime d’un embargo commercial commeconséquence du coup d’état de 1991 contre la présidence de Jean-BertrandAristide ; la sous-période 2003-2004 caractérisée par une forte période deturbulences avant et après le départ du Président Aristide en 2004.

Plus particulièrement, le PIB est donc passé de 12557 millions de gourdesconstantes de 1986-87 en 2003-2004 à 12783 millions de gourdes constantesde 1986-87 en 2004-2005. Cette faible performance de l’économie haïtiennes’explique par un accroissement insuffisant des principales composantes de lademande globale, plus précisément de la demande interne avec des taux decroissance respectifs de 2,7 % et de 1,4 % de la consommation et de l’investis-sement et également de la demande externe avec des exportations enregistrantun taux de croissance de 3,4 %.

L’augmentation enregistrée au niveau de la consommation provient engrande partie de l’accroissement substantiel des transferts de la diasporahaïtienne qui a atteint plus d’un milliard de dollars US en 2005 et des retom-bées des deux derniers ajustements salariaux effectués dans l’AdministrationPublique (30 % en juillet 2004 et 15 % en janvier 2005) combinés avec laréduction de l’inflation qui est passée de 22 % en septembre 2004 à 15 % enseptembre 2005.

Tableau 2 - Offre et demande globaleEn millions de gourdes constantes de 1987

2000-2001 2001-2002* 2002-2003** 2003-2004*** 2004-2005***

PIB 13 001 12 968 13 015 12 557 12 733

Importations 14 932 14 757 15 225 15 063 15 450

Offre globale 27 933 27 725 28 240 27 620 28 233

Consommation 20 771 20 514 20 691 19 921 20 354

Investissement 4 281 4 390 4 528 4 381 4 444

Exportations 2 881 2 821 3 023 3 318 3 430

Demande globale 27 933 27 725 26 240 27 620 282 333

Source : Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique.*Semi-définitifs, **Provisoires, **Estimations.

De plus, les efforts consentis par certains agents économiques dans les sec-teurs des télécommunications et de la construction et aussi du gouvernementdans la recapitalisation des entreprises victimes des actes de vandalisme en2004, la mise en route de chantiers de travaux publics et les dépenses d’in-

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vestissement public effectuées dans le Cadre du Programme de CoopérationIntérimaire et du Programme de Relance Economique (PROREC) (715millionsde gourdes courantes) ont été à la base de ce léger accroissement de l’investisse-ment global qui est passé de 4381 à 4444 millions de gourdes 1986-1987.

La demande externe a connu un net dynamisme en 2005 par rapport à2004 (3430 contre 3318 millions de gourdes 1980-1987) grâce à la croissancede l’économie américaine et plus particulièrement de la croissance des expor-tations par les industries d’assemblage, un taux de 26 % en valeur nominalenettement supérieur aux résultats enregistrés depuis de nombreuses années.

Il faut toutefois souligner que cette performance de l’économie haïtienneaurait pu être plus significative n’étaient-ce les impacts négatifs de l’Opéra-tion Bagdad10 sur la croissance de l’économie.

L’analyse de l’évolution de l’offre globale fait revivre une fois de plus cettedure réalité des contraintes structurelles de production qui ne permettent pasà l’offre interne, dans les conditions technologiques, financières et managé-riales actuelles, de répondre valablement à l’augmentation de la demande glo-bale. Il en est résulté un net accroissement des importations qui sont passéesde 15083 à 15450 millions de gourdes de 1986-1987.

Tableau 3 - Produit Intérieur Brut par secteur(en millions de gourdes constantes de 1986-1987)

Branches d’activité 2000-2001 2001-2002* 2002-2003** 2003-2004*** 2004-2005***

Agr., Syl., et Pêche 3 455 3 326 3 334 3 174 3 256

Industries Extractives 14 14 14 13 14

Industriesmanufacturières 983 999 1003 978 994

Electricité et Eau 60 61 63 70 75

Batiments et TravauxPublics 948 957 975 949 977

Com., Restaurants etHôtels 3 410 3 509 3 530 3 305 3 350

Autres ServicesMarchands 1 556 1 532 1 535 1 522 1 542

Services NonMarchands 1 385 1 400 1 380 1 336 1 358

Branche Fictive -494 -513 -516 -495 -523

Valeur Ajoutée Brute 12 081 12 048 12 093 11 633 11 649

Impôts moins Subven-tions sur les Produits 920 920 922 924 034

Produit Intérieur Brut 13 001 12 968 13 015 12 557 12 783

Taux de croissance en % -1.0 -0.3 0.4 -3.5 1.8

Source : Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique.*Semi-définitifs, **Provisoires, ***Estimations

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ANALYSE SECTORIELLE : DES TAUX DE CROISSANCE POSITIFS MAIS NETTEMENT

INSUFFISANTS POUR SATISFAIRE LES BESOINS RÉELS DE LA POPULATION ET SURTOUT

L’ABSENCE D’UN VÉRITABLE SECTEUR-LEADER POUVANT SERVIR DE LOCOMOTIVE

Les résultats disponibles pour l’exercice 2004-2005 montrent une légèreamélioration de la situation économique avec un taux de croissance de 1,8 %toutefois insuffisant par rapport au taux de croissance de la population pourengendrer un PIB per capita croissant.

S’il est vrai que toutes les branches ont évolué positivement, il faut cepen-dant constater deux choses, à savoir d’abord que les rythmes de croissancesectoriels ont été nettement insuffisants pour répondre aux attentes de lapopulation en termes d’amélioration de son niveau de vie et ensuite la nonexistence d’un secteur-leader capable d’assurer la base d’un certaine dyna-mique de croissance et surtout de créer, d’une part, les emplois productifs etde générer, d’autre part, les devises indispensables, entre autres, à l’achat debiens d’équipement pour pérenniser l’augmentation de la capacité productivede l’économie dans un contexte de mondialisation exigeant la recherche d’unecompétitivité certaine.

Ces faibles performances au niveau sectoriel expliquent aussi les résul-tats peu encourageants enregistrés au niveau de nos exportations et surtoutle poids élevé de nos importations. Elles augurent aussi du niveau d’effortà fournir par l’entreprise privée haïtienne pour se mettre à la hauteur de sesconcurrents caraïbéens.

LES CRITÈRES DE CONVERGENCE DE LA CARICOM ET LES DÉFIS EN TERMES

D’INTÉGRATION RÉGIONALE POUR HAÏTI

Dans cette section, nous faisons le point sur les critères de convergencemacroéconomique tels que retenus par la CARICOM.

LES CRITÈRES DE CONVERGENCE DE LA CARICOM

Le concept de convergence implicite dans le Traité de Chaguaramas en1973 et qui a fait l’objet de surveillance par le « Council of Finance andPlanning » mettait l’accent sur les critères de couverture des importations,de stabilité du taux de change, de service de la dette, de taux d’inflation et detaux de croissance économique. Il s’agissait de tendre vers des situations défi-nies de manière exogène et qui ne constituent en rien des positions d’équilibrepour les variables concernées. La situation finale fixée pour chaque pays estclairement déterminée de façon arbitraire par rapport à la dynamique proprede chaque pays et ne peut en aucun cas être considérée comme l’équilibrefinal vers lequel ces économies se seraient ajustées en l’absence de politiqueséconomiques spécifiques.

Ces critères de convergence sont considérés comme des critères favorisantun rapprochement des économies entre elles, du moins au niveau des varia-

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bles citées. Il n’est donc pas exagéré de penser que la question de la conver-gence au sens de la CARICOM semble se ramener davantage à la questiondes moyens à mettre en place afin de piloter les économies concernées versun point particulier.

En 1992, les Chefs de Gouvernements de la CARICOM ont décidé quela région devait tendre vers l’intégration monétaire. Conséquemment, enfévrier 1997, le protocole établissant la CARICOM a été amendé, et dans cenouveau cadre, le Conseil avait, à nouveau, la responsabilité première d’as-surer la coordination de la politique économique et l’intégration monétaireet financière des États-Membres. À cet effet, il est prévu à l’article 8 (bis) dece nouveau traité que ce Conseil ; a) établit et fait la promotion des mesurespour la coordination et la convergence des politiques macroéconomiquesnationales des États-Membres et pour l’exécution d’une politique harmoni-sée d’investissements étrangers ; b) promeut et facilite l’adoption de mesurespour la coopération fiscale et monétaire parmi les États-Membres, incluantl’établissement de mécanismes pour les arrangements de paiements ; c)recommande les mesures pour atteindre et maintenir la discipline fiscale parles États-Membres; recommande les arrangements pour la libre convertibilitédes monnaies des États-Membres sur une base réciproque ; promeut l’établis-sement et l’intégration des marchés de capitaux dans la Communauté.

Lors de sa cinquième réunion en 2001, ce Conseil a reconnu explicite-ment que le manque de coordination macroéconomique pouvait conduire àde sérieux effets de désintégration, que les arrangements institutionnels pourla coordination des politiques ont été largement inadéquats, et que les paysdevaient se préparer à céder quelque degré de leur souveraineté dans le cadrede la formulation des politiques au niveau de la région.

LES RÉSULTATS EN TERMES DE CONVERGENCE

Dans une étude de 1998, Atkins et Boyd examinent l’expérience de con-vergence des pays de la Caraïbe se fondant sur une base de type Solow-Swanen utilisant des données de la Banque mondiale. Les comparaisons ont étéfaites pour la période 1960-1993 et aussi pour les sous-périodes 1960-1972,1973-1983 et 1984 -1993 choisies en fonction des évolutions de la zone.

Selon les auteurs, la région n’est pas associée à la pauvreté extrême, àl’exception d’Haïti, mais de préférence, les pays retenus sont en général dansun niveau de revenu intermédiaire. De plus, du point de vue institutionnel,une expérience coloniale partagée a créé chez ces pays un cadre commun degestion de leurs économies, contrairement à Haïti qui a eu son indépendancedepuis 1804.

Les résultats ont montré un très faible support pour la convergence durantla période globale 1960-1993. Les estimations des sous-périodes se sont révé-lées partagées, montrant à la fois de la divergence et de la convergence se

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traduisant finalement par une faible convergence globale. Il est à noter, selonles auteurs, que la présence d’Haïti élimine à la fois la β et la sigma conver-gence.

Edinval et Cordette (2004) constatent que, plus de trente ans après, lesmodifications structurelles importantes ne sont toujours pas réalisées, et l’in-tégration régionale rencontre des difficultés importantes. Dans ce contexte, ilne semble pas que la CARICOM, un des regroupements les plus dynamiques,ait pu contribuer à une meilleure croissance des pays. Au cours de la premièredécennie d’intégration, les taux de croissance enregistrés sont d’ailleurs assezmodestes voire négatifs pour les plus grands pays. Ceux des décennies 80et 90 sont disparates sur l’ensemble des pays, relativement faibles et parfoisnégatifs pour les pays les plus développés tels que la Barbade, Montserrat etTrinité-et-Tobago. En revanche, poursuivent les auteurs, de façon globale, ilapparaît que les performances sont plus satisfaisantes pour les petits pays telsque ceux de l’OECS. Un cas singulier est celui du Guyana : très nettement,sa croissance est largement la plus forte de tous les pays depuis 1991 (voirtableau 4, p 368).

Edinval et Cordette (2004) concluent que l’écart entre les pays les plusriches et les pays les plus pauvres de la région s’est creusé considérablement.Certains ont connu une croissance rapide, d’autres une croissance modérée,tandis que d’autres stagnaient, sans vraiment trouver une stratégie leur per-mettant de décoller. Cet écart est de 65 à 1 entre le pays le plus riche (les îlesCaïmans) et le pays le plus pauvre (Haïti).

Dans un article récent sur l’homogénéité et la convergence dans le bassinde la Caraïbe, Maurin (2006) rappelle d’abord que sur les 14 États de laCARICOM, on note de grandes disparités relativement aux différents aspectsde la démographie, de la géographie et de l’économie. Ensuite, il souligneque l’approche méthodologique de l’analyse de la convergence s’est enrichiede l’apport de l’analyse spatiale. Cette nouvelle démarche se justifie aisémentdans la mesure où l’étude des phénomènes de convergence implique de pren-dre en considération l’influence qu’exercent entre eux les régions ou paysvoisins. L’application de ce cadre méthodologique d’économétrie spatiale aconduit à une absence d’auto-corrélation spatiale, équivalant à un rejet del’hypothèse de la convergence pour la Caraïbe.

LES DÉFIS EN TERMES D’INTÉGRATION RÉGIONALE POUR HAÏTI

L’admission d’Haïti comme quinzième État-Membre de la Communautéde la Caraïbe, le 7 juillet 1999, à la Conférence des Chefs d’État et deGouvernement de la CARICOM a impliqué pour le pays une série d’avantagesà caractère politique, économique et social et un ensemble d’obligations dansle cadre régional, en particulier en termes de convergence macroéconomique.Toutefois, l’environnement d’instabilité socio-politique qui prévaut en Haïtidepuis février 1986 s’est traduit jusqu’à nos jours par une nette diminution

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Tableau4-CroissanceduPIBréel

Pays

8788

8990

9192

9394

9596

9798

99100

An ti gu aetBa rb ud a

8,8

7,7

6,3

3,5

4,3

4,3

3,5

3,0

-4,2

5,0

4.6

3.5

Ba rb ad e

2,6

3,5

3,6

-3,1

-4,2

-6,2

0,6

4,0

0 ,4

4,7

4.4

2.8

Bé li ze

11, 4

6,8

12,5

8,9

4,6

10,3

3,5

1,6

3,4

1,7

5,0

44

Dominique

6,8

7,4

-1,1

6,3

2,0

2,6

2,2

2,1

1,8

3,2

4,7

20.5

Grenade

65,3

5,7

5,2

3,2

0,6

-1,3

2,3

2,7

3,0

1,7

57

Guyana

0,8

-2,6

-4,9

-3,0

6,0

7,8

8,2

8,5

5,5

7,9

3,2

1.8

3

Jamaïque

7,7

2,9

6,8

5,5

0,5

1,4

1,2

1,0

0,5

-1,7

3,0

-0.5

0.2

Montserrat

5,3

9,4

11,5

14,7

-23,7

-1,5

-0,3

0,2

-1.8

-1.5

-1.5

Ste-Lucie

6,3

8,6

7,2

7,1

3,1

6,5

1,4

24,1

3,7

2.9

0.5

St-Kitts/Nevis

7,4

9,8

6,7

3,0

3,9

3,0

4,5

3,0

3,9

5,8

St-Vincentetles

Grenadines

1,7

129,1

4,4

2,3

7,1

2,3

2,2

4,4

3,3

42

Trinité-et-Tobago

-4,6

4-0,7

1,5

2,7

-1,7

-1,7

4,0

2,4

3,2

55

Sources:CaribbeanDevelopmentBankAnnualReport(tirédeEdinvaletCordette,2004).

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369

du niveau de vie de la population, une aggravation de la situation de pauvretéet une informalisation de l’économie (Fièvre, 2004), en un mot par un cerclevicieux de régressions risquant de la confiner dans une pauvreté permanente.Ces faits suggèrent l’existence de difficultés profondes au plan des acteséconomiques fondamentaux à la base du processus de croissance et de déve-loppement, notamment en matière de travail, d’innovation, d’investissement,d’organisation des activités, d’exportations et conquête de marchés externespouvant être des sources de blocages du développement

En effet, les trois travaux mentionnés antérieurement et relativement àl’analyse de la convergence dans la région de la Caraïbe ont toujours rappeléle caractère problématique de la situation haïtienne et la distance qui sépare leniveau de fonctionnement de son économie par rapport au reste de la région.

Une analyse du niveau du revenu per capita dans la zone de la Caraïbepermet de mesurer l’ampleur des écarts en termes de bien-être entre Haïti etles autres pays.

Tableau 5 - PNB/Habitant des pays de la Caraïbe (en $ US)

PNB en $ US Pays

PNB< 1000 Haïti (460)

1000<PNB<5000 République Dominicaine (2 494), Jamaïque (3 005), Dominique (3 661), St-Vincent et Grenadines (3 047), Grenade (3 965), Ste Lucie (4 222)

5000<PNB<10000 Montserrat (5 000), Trinidad et Tobago (6 752), Anguilla (7 200),

St-Kitts et Nevis (7 609), Iles Turks et Caïcos (7 700), Puerto Rico (8 600),Antigua et Barbuda (9 961), Guadeloupe (9 200)

PNB >10000 Martinique (10 000), Iles Vierges (USA), (10 170), Barbade (10 281), IlesVierges britanniques (11 000), Antilles néerlandaises (11 500), Bahamas(15 797), Iles Caïman (23 800), Aruba (21 000)

Source : Rapport sur le Développement Humain, PNUD, 2003.

On voit bien dans ce tableau qu’Haïti est le seul pays à avoir un PNB parhabitant inférieur à 1000 dollars US.

Dans ces conditions, on comprend que les défis auxquels fait face l’écono-mie haïtienne dans le cadre de la recherche d’une certaine convergence parrapport aux économies de la région sont énormes.

Face aux nombreux problèmes structurels auxquels se trouve confrontéle pays, il ne fait aucun doute qu’on se trouve dans une situation qui néces-site des investissements massifs sur une longue période. Haïti a besoin d’unvéritable Plan Marshall pour que soient formulées des réponses concrètes auxinsuffisances enregistrées dans tous les secteurs, que ce soit du point vueinstitutionnel (justice, police, administration publique, décentralisation…),du point de vue des secteurs économiques (agriculture et environnement,

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industrie, tourisme, commerce…), des secteurs sociaux (éducation, santé, eaupotable, développement urbain…).

La réalité haïtienne est que de nombreuses promesses ont été formulées ouencore que plusieurs millions de dollars ont été mis à la disposition du pays.Cependant, il est évident pour toutes les personnes au courant de la questionhaïtienne, que la gestion de cette coopération internationale n’a pas produit derésultats, et cela pour les principales raisons ci-dessous :

1) les montants prévus depuis toujours au niveau des exercices de plani-fication avec les bailleurs de fonds n’ont jamais été à la hauteur desbesoins réels de l’économie haïtienne et de plus, ils n’ont jamais étéeffectivement décaissés conformément aux enveloppes promises àcause des questions de procédures pour certains ou de faiblesse decapacité d’absorption pour d’autres ;

2) une bonne partie de ces fonds transitent par les ONG, ce qui enlèvede plus en plus de marges de manœuvre au ministère de laPlanification en termes de sa capacité à assurer un suivi effectif etefficace des sommes dépensées en fonction des plans d’investisse-ment ou mieux de remplir sa mission de gestion de la coopérationexterne ;

3) les différents gouvernements haïtiens n’ont pas pu et su mettreen place les réformes structurelles indispensables en vue de leurpermettre de mobiliser les ressources intérieures, renforcer lespolitiques et les institutions, combattre la corruption et améliorer lagouvernance, autant d’étapes essentielles sur la voie du développe-ment durable ;

4) depuis 1986, il n’existe pas vraiment de plans ambitieux de déve-loppement ni de plans sectoriels d’envergure, encore moins unevéritable stratégie de développement.

Sur un autre plan, il est clair qu’une croissance durable ne peut se fonderuniquement sur des investissements publics financés par l’international en trèsgrande partie. Sur la base d’un environnement macroéconomique stable crééà partir de politiques économiques, d’un environnement légal et sécuritairegarantissant la protection effective des vies et des biens, d’un plan crédible etopérationnel d’investissements dans les infrastructures physiques, technolo-giques, économiques et sociales, une dynamisation des investissements privésnationaux et étrangers devient un passage obligé pour assurer la croissance etle développement.

Le dynamisme de l’intégration régionale dans la Caraïbe continueraencore longtemps à se baser sur le commerce extérieur et le tourisme. Haïtia été durant les années 1950 et 60 en tête de liste des pays promoteurs etbénéficiaires du tourisme dans sa région. Le pays a perdu son avantage com-paratif par rapport à des pays voisins tels la République Dominicaine, Cuba

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et la Jamaïque depuis les années soixante-dix et quatre-vingt mais ses attraitstouristiques demeurent. Son artisanat continue d’être apprécié dans toute larégion, et les œuvres d’art de nombre de ses artisans sont copiées et revenduessous d’autres noms. Cependant, il est clair qu’il y a un déficit énorme à com-bler en termes d’infrastructures touristiques, d’une part, et de confiance destours opérateurs ainsi que des vacanciers, d’autre part, étant donné l’imagenégative d’Haïti dans les médias suite aux différentes turbulences politiquesvécues depuis 1986.

D’un autre côté, Haïti ne peut s’empêcher de continuer à s’ouvrir sur lemonde extérieur dans cet environnement de mondialisation. Pour occuper laplace qui lui revient dans le processus d’intégration qui se renforce et pourréduire son écart par rapport aux autres pays de la région, la libéralisation ducommerce doit être accompagnée par une modernisation des entreprises, desinfrastructures et de l’administration publique ainsi que par un grand effortd’amélioration de la formation de la main-d’œuvre, des techniciens et descadres supérieurs. Il faut donc que soit lancé un véritable plan de restructura-tion des entreprises pour améliorer leur compétitivité.

Cela nécessitera de la part des entreprises haïtiennes un changement decomportement afin de :

1) mieux saisir les tendances du marché régional via des études spéci-fiques de créneaux ;

2) développer des stratégies de neutralisation des contraintes et obsta-cles afin de renforcer leur capacité d’exportation ;

3) anticiper les tendances associées aux normes et spécifications régio-nales et les intégrer dans leurs paramètres techniques de produc-tion.

De plus, les entreprises haïtiennes devront tenir compte à la fois d’uncertain nombre de contraintes d’ordre interne et externe en vue de se créerune place de choix sur le marché régional (Fièvre, 2003). Dans l’immédiat,le déficit commercial du pays (environ 39 millions de dollars américains en2004-2005) vis-à-vis de son voisin la République Dominicaine, est source depréoccupations de la part du secteur agro-industriel et nécessite des mesuresurgentes en vue de la recherche d’un niveau de déséquilibre économiquementjustifié et socialement acceptable.

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

La faible performance de l’économie haïtienne au cours des exercices2004-2005 et 2005-2006 n’a pas permis de créer les conditions d’une inversionde tendance de la situation de trappe de sous-développement vécue depuis ledébut des années quatre-vingt et plus intensément depuis l’embargo de 1991.

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Il demeure entendu que l’élimination des contraintes structurelles, desgoulots d’étranglement qui entravent la croissance de la production nationalene peut se produire à court terme. Une vision à long terme du développementnational est incontournable. Des fonds d’une envergure exceptionnelle et deloin supérieurs au programme actuel de coopération de 750millions de dollarsUS pour la période allant d’août 2006 à septembre 2007, sont indispensables,étant donné l’ampleur des besoins à satisfaire. Cependant, au-delà de cesconsidérations de long terme plus que judicieuses, des dispositions urgentes àcourt terme s’imposent telles :

1) la stabilisation de la situation socio-politique à partir d’une politiquede réconciliation nationale, et d’un dialogue national mettant l’ac-cent sur la construction de la paix et du développement ;

2) la recherche d’un consensus sur un ensemble de questions fonda-mentales telles que la scolarisation universelle, la lutte contre la pau-vreté, les politiques environnementales, la réduction des inégalités,la justice sociale, la nécessité d’un État de droit, etc.) ;

3) une meilleure définition de la politique économique assortie d’unebonne gouvernance économique ;

4) une augmentation du taux de pression fiscale, condition indispen-sable pour réduire la dépendance du pays vis-à-vis des fonds con-cessionnels et créer les conditions d’attraction des investissementsdirects étrangers, point essentiel dans la recherche d’une croissancedurable et d’une stratégie de création d’emplois productifs, maisaussi d’une politique monétaire plus proactive en faveur de l’inves-tissement ;

5) une politique sociale qui accorde une place plus importante auxpréoccupations des plus démunis qui représentent plus de 70 % dela population, afin de réduire les risques d’un retour à l’explosionsociale.

Relativement aux défis à moyen et à long terme, il ne fait aucun doutequ’une place de choix doive être accordée :

1) à la définition d’une véritable stratégie de développement économi-que et social afin d’opérationnaliser cette vision de long terme;

2) à la minimisation des écarts entre Haïti et ses voisins de la Caraïbeou encore aux politiques publiques à mettre en place pour se rap-procher des critères de convergence prônés dans le cadre de laCARICOM ;

3) à une plus forte implication du secteur public dans le renforcementde sa capacité d’élaboration, de mise en œuvre et de suivi des poli-tiques publiques ;

4) à un changement de comportement de la part des entreprises haïtien-nes afin de : a) mieux saisir les tendances du marché régional via des

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études spécifiques de créneaux, b) développer des stratégies de neu-tralisation des contraintes et obstacles afin de renforcer leur capacitéd’exportation c) d’anticiper les tendances associées aux normes etspécifications régionales et les intégrer dans leurs paramètres tech-niques de production.

Narcisse FIÈVREiUniversité Quisqueya etUniversité d’État d’Haïti

Notes

1. Le modèle de Solow (1956) décrit comment dans une économie donnée les tauxde croissance de la production et du capital s’ajustent au taux démographique donnéde façon exogène2. En supposant d’abord un taux de croissance démographique n lié au produit percapita y et au capital par tête k et de plus qu’à de très faibles niveaux de y, n esttrès faible, puis s’élève fortement avec y, et enfin subit un ralentissement pour desniveaux élevés de revenus par tête, il en résulte dans ces conditions que la fonctionde production per capita y = [n (k)+ δ]k n’est plus représentée par une droite maispar une courbe.3. Le concept de trappe à développement présenté par Jacques et Rebeyrol (2001)correspond à la même réalité que le concept de trappe de sous-développement men-tionné au début de la section.4. La convergence absolue requiert, au préalable, la convergence des caractéristiquesstructurelles entre les pays.5. L’hypothèse de convergence conditionnelle suggère que, parmi tous les pays simi-laires en termes de préférences, de technologies, de croissance démographique, depolitiques publiques, le taux de croissance est une fonction décroissante du niveau deproduction par tête. En conséquence, les pays qui sont identiques à tous égards, saufen ce qui concerne leur niveau initial de revenu par tête, sont supposés converger versle même état stationnaire ou, ce qui est équivalent, converger les uns vers les autres.6. L’émergence des clubs de convergence s’explique essentiellement par le rôle desconditions initiales, souligne Le Pen (1997). Dans l’optique des modèles de crois-sance endogène, il faut non seulement que les pays aient des structures identiquesmais aussi que leurs conditions initiales soient très proches pour qu’un processus deconvergence puisse se produire.7. Cette hypothèse est acceptée si, sur une période donnée, le taux de croissance partête d’un pays est d’autant plus élevé que son PIB par tête initial est faible.8. Il s’agit ici de la convergence définie comme réduction de la dispersion de la répar-tition des PIB par tête. Cet indicateur est le plus souvent la variance ou l’écart-typeen coupe transversale de la répartition des PIB par tête.9. À partir de la base de données de Summers et Houston.

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10. Il s’agit d’un mouvement armé de contestation, vis-à-vis du Gouvernement deTransition, de certains partisans du Président Aristide à la suite de son départ forcédu pouvoir en février 2004. Ce mouvement a commencé en septembre 2004 et s’estpoursuivi tout au cours de l’exercice 2004-2005 sous forme de violences entraînantla paralysie du centre-ville, du port et des entreprises industrielles œuvrant dans lazone métropolitaine. Il en est résulté un fort manque à gagner pour l’administrationfiscale.

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UN DÉFI POUR LA RÉGION LATINO AMÉRICAINEET LA CARAÏBE : PRODUIRE DES CONTRE-MODÈLES

EN RÉACTION AU DÉVELOPPEMENT EXCENTRÉ

Les pays insulaires de la Caraïbe et continentaux de l’Amérique Latineprésentent, en dépit de leurs différences de dimension, de caractéristiquesphysico-géograhiques, de métropoles coloniales voire même de cultures, lepoint commun d’être tous issus du moule du système imposé par l’économiecoloniale de plantations. Leur trajectoire sociétale singulière devrait êtreobservée par rapport à cette structuration originelle qui semble rigidifier,emprisonner leur organisation, leur fonctionnement voire leur évolution,dans le « carcan » de l’externalisation et de la dépendance. Nous verrons, eneffet, que les nombreuses expériences tentées dans la décolonisation n’ontpas empêché la reproduction du « développement dépendant » vis-à-vis del’extérieur. Et, pour démystifier ce « fatalisme », ce n’est que depuis quelquesannées que la littérature économique prend en compte le caractère surdéter-minant du projet1 colonial (Sméralda-Amon, 2002). En effet, tout se passecomme si les territoires composant les Caraïbes et l’Amérique latine avaientdu mal à se concevoir autrement que dans ce schéma commandé de l’exté-rieur et se confinaient dans ce système vertical n’ayant comme finalité que derépondre aux exigences des métropoles. Le modèle qualifié d’« excentré » sereproduit donc aussi de l’intérieur. Ce constat permet de mieux appréhenderles problématiques sociétales de ces pays face à la « modernité », leurs ambi-valences et ambiguïtés, leurs difficultés à se doter de systèmes démocratiques(État, institutions politiques, etc.), mais également, à créer et renforcer leursfonctionnalités socio-économiques. Ils tendent encore naturellement à prio-riser leur « cohérence externe », au détriment de leur « cohésion interne ».C’est ce qui nous amène à évoquer la notion de DÉFI. Celui pour ces terri-toires de réussir les « changements critiques » leur permettant de s’affranchirautant que possible des contraintes connues du système pour construire leurcentralité. D’où l’idée des contre-modèles…

Dans cette perspective, quel sens réel donner à la décolonisation de cespériphéries, sinon celui de trouver les voies leur permettant de devenir leur

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propre finalité et d’organiser leur « nouvelle économie ». Mais commentfaire ? Aucune des tentatives radicales n’a donné de solution complète, défini-tive et satisfaisante, comme nous le rappellent les cas suivants : est-ce en par-tant de l’indépendance politique puis en tentant une réappropriation évolutivedes structures politico-économiques ? (cas d’Haïti) ; est-ce par la rupture desliens avec le capitalisme international, substitué par le capitalisme nationalet sa superstructure ? (cas des pays latino-américains) ; ou encore, est-ce parl’intégration/assimilation institutionnelle à la métropole et la revendication despécificités ? (Cas des DOM français), pour ne citer que ces cas.

Au niveau scientifique, le traitement relativement homogène de cette plu-ralité d’expériences singulières est difficile. La difficulté réside d’abord dansl’absence d’un appareil conceptuel performant pouvant expliciter les pro-blématiques en vue de leur dépassement. L’outillage disponible correspondsouvent à des adaptations des théories dominantes, qualifiées péjorativementde « développementalistes ». De plus, les élites dirigeantes ont du mal à sedépartir des conditionnements de leur formation et, au contraire, peuventêtre les vecteurs du mimétisme et de la reproduction des schémas de penséedominants dont précisément on souhaite atténuer l’influence. Et l’histoire decette région montre bien que c’est toujours à l’occasion de situations de criseset de ruptures dans le fonctionnement traditionnel, « normal », lorsque lessociétés sont acculées, qu’elles expérimentent d’autres mécanismes que ceuxdu modèle dans lequel elles ont été moulées.

Ce questionnement « quels modèles pour la Caraïbe ? » nous donne l’oc-casion de démystifier les apparentes « irréversibilités » du système des plan-tations qui façonne encore les mentalités au point que celles-ci constituent unhéritage quasi « génétique » de ce modèle.

Pour ce faire nous tenterons d’identifier les « changements critiques » quipourraient le déverrouiller. La réflexion sera menée comme suit :

• nous rappellerons schématiquement les raisons pour lesquelles lemodèle des plantations mondialisé participe de la « crise du déve-loppement » ;

• nous montrerons comment les expériences récentes dans la régiondes Caraïbes leur font découvrir l’importance d’expérimenter desmécanismes endogènes ;

• enfin, les enseignements nous permettront d’identifier les « change-ments critiques », conditions d’émergence de contre-modèles dans larégion des Caraïbes.

En préalable affirmons qu’il n’y a pas de fatalisme, ni du « mal-dévelop-pement », ni de modèles « clés en mains ». Le défi que doivent relever lessociétés post-plantations de la grande Caraïbe est d’être capable d’organiserdes « réversibilités » dans le système dominant tout en captant les apportspositifs. L’idée est donc qu’à partir des « changements critiques » et des réver-

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sibilités gagnées par degré, ces sociétés puissent enrichir des contre-modèlespour investir des « interdépendances » dans la mondialisation.

LA CRISE DU DÉVELOPPEMENT DANS LE MODÈLE DES PLANTATIONS

Une relecture du système des plantations institué dans le mercantilismepermet aujourd’hui d’affirmer qu’il génère et entretient durablement dans lessphères dirigeantes la confusion entre « croissance » et « développement ». Sila « croissance » est une notion qui mesure la dynamique de l’activité et lesrichesses créées (la valeur ajoutée), le « développement », lui, renvoie plutôtà un processus qualitatif d’intégration des activités économiques exprimantune capacité d’accumulation globale et de progrès internes. Ceux-ci rétroa-gissent positivement sur les conditions de la croissance. Or, tous les paysorganisés dans le système de plantations découvrent une impossibilité dedéveloppement liée à leur rigidité structurelle et donc à leur difficulté de faireémerger des « fonctionnalités » internes pouvant modifier et réorienter leurfonctionnement…

LA CONFUSION ENTRE CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT

Rappelons que la stratégie des métropoles coloniales européennes(anglaise, française, espagnole, portugaise, etc.) était de maîtriser le maxi-mum de territoires, lesquels étaient destinés en tout ou partie aux systèmes decomptoirs et de plantations dans l’objectif de répondre aux besoins croissantsde leurs nouvelles classes sociales émergentes en denrées tropicales (épices,café, cacao, thé, etc.). Celles-ci s’enrichiront par ce commerce colonial, puis,à partir du XVIIIe siècle par les manufactures… L’espace géographique mon-dial a été ainsi organisé en une vaste mosaïque d’empires coloniaux plus oumoins étanches fonctionnant selon une logique verticale métropoles/colonies.Dans ce système, l’objet est l’accumulation au centre. Il n’est pas inutile derappeler que plus de 75 % des échanges extérieurs des puissances européen-nes se faisaient alors avec leurs territoires coloniaux (Furtado, 1970).

Le système imposé : la croissance sans le développement

Dans les périphéries, l’unité de production, c’est la plantation, c’est-à-direde vastes propriétés attribuées à des colons et mises en culture pour produiredes denrées destinées au centre via les intermédiaires que sont des négociantslocaux et des commerçants restés en Europe. Elle participe donc de l’organi-sation marchande capitaliste suivant une logique complètement déconnectéedu lieu d’implantation, tout en en exploitant pourtant les atouts, le climattropical, les terres fertiles et autres ressources (le bois, l’eau, etc.). L’impactde cette agriculture coloniale sur les espaces insulaires et continentaux estdécisif en matière d’environnement.

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Plus les territoires sont petits et plus la conquête et la transformation desbiocénoses en terres exploitables sont importantes. Les cycles conjoncturelsdes plantations sont bien connus :

• Des phases expansionnistes : tant que la demande externe des métro-poles est forte et que les cours des denrées sont favorables, les exploi-tations recherchent toutes les conditions pour maximiser les profits.De nouveaux espaces sont défrichés, pour permettre l’extension dessurfaces plantées. Le maximum de main-d’œuvre est affecté à laproduction. Lorsque les conditions du marché international restentfavorables à moyen et long terme, le phénomène de spécialisation desplantations (SP) pour profiter du marché se généralise dans le secteuroù les unités sont concurrentielles. C’est ainsi qu’apparaît inexora-blement la tendance à la monoculture sur des espaces croissants. Ceprocessus tend à se généraliser et conduit à la surproduction sur lesmarchés nationaux et internationaux et au retournement de conjonc-ture.

• Des phases récessionnistes : dès que la demande extérieure est satu-rée ou sur-approvisionnée, les cours tendent à chuter brutalement.Dans les pays agro-exportateurs insulaires et continentaux, lesplantations en « crise de mévente » se délestent de main-d’œuvre,les salaires baissent, des terres tombent en friches. Et c’est seulementà ce moment que le secteur agricole de diversification domestique(SD) peut prendre quelque consistance, mais de manière précaire,conjoncturelle, en attendant que les conditions d’un nouveau cycled’expansion soient réunies.

Le cas de la banane en plein XXIe siècle, vient illustrer le caractère pré-gnant des cycles et conjonctures des plantations tant pour des îles que pourdes pays continentaux de la région.

L’absence de réinvestissement dans la périphérie

Le système des plantations est à dominante commerciale. Il privilégie lavariable « production d’exportation » et occulte la diversification des sec-teurs puisque l’accaparement des facteurs de production (travail, capital,terres, etc.) par le secteur des plantations inhibe la possibilité d’affectationde facteurs à toute autre activité productive significative. Aucun autre secteurorienté vers le marché local ne bénéficie par exemple d’une monétarisationconséquente (crédits bancaires, aides, valorisations, etc.) permettant l’instal-lation d’une fonction d’investissement. L’absence de ré-investissements parréinjections de moyens de produire confine la structuration économique aumono-circuit de l’import/export. La fonction production se confond avec lafonction d’exportation. Le modèle reste donc dans la seule dimension crois-sance mono-structurelle qui constitue en fait un « appauvrissement » macro-

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économique, d’autant plus que les exportations ne font que déterminer lescapacités d’importations.

La crise du système révèle le « sous-développement »

L’ouverture totale de la périphérie garde intacte au fil des évolutions ladésarticulation d’économies « produisant pour exporter et important poursatisfaire les besoins de consommation internes, même de première néces-sité ». Cette structuration démontre la dépendance, la non justification de lasociété pour elle-même et sa disharmonie avec son territoire. Ces sociétésprennent l’habitude de se concevoir de manière intermédiée par le marchéinternational. Cependant, dans la région, on observe que le cycle à long termedu système tend toujours vers une « crise générale ». Consécutive à une satu-ration des marchés induisant une baisse durable des cours, la crise explosedans les campagnes et se manifeste par le « désemploi » massif, la baisse dessalaires, généralisant la misère et l’analphabétisme. Elle entraîne un exode2

massif de la main-d’œuvre. Et se vérifie la chaîne causale : « crise du marchéinternational » se transformant en « crise des campagnes » et en « crisede l’urbanisation ». D’où une spirale auto-entretenue traduisant le « sous-développement ».

LA PROBLÉMATIQUE SORTIE DU MODÈLE EXTERNALISÉ

Depuis le début du XXe siècle, s’est opérée une différenciation des paysdans la prise de conscience de l’impossibilité d’enclencher le développementdans le système des plantations. Les pays latino-américains, les premiers àconquérir leur indépendance (Brésil, Argentine, Venezuela, etc.) confron-tés à la domination des latifundia et nourris de la pensée révolutionnaire etnationaliste bolivarienne, tenteront par « l’industrialisation » de sortir de ladépendance et des vicissitudes du marché international. Inspirés par l’écolestructuraliste latino-américaine, la majorité des pays expérimenteront lastratégie de l’industrialisation par substitution d’importations (ISI) tandis queles îles de la Caraïbe recherchèrent encore après 1945 à bénéficier des condi-tions les plus favorables d’exportation. Les dirigeants pensaient que le simplechangement de partenaire commercial suffisait à réenclencher un nouveaucycle positif d’agro-exportations. Cette stratégie trouvait naturellement soncorollaire aux USA, nouvelle puissance coloniale montante au plan interna-tional qui, dans le cadre de la doctrine de Monroe, souhaitait développer soninfluence dans la région.

Des économies « de plantations » aux économies « primaires-extraverties »

Rétrospectivement, on peut résumer comme suit l’évolution des structura-tions économiques dans la région de la grande Caraïbe.

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Comparaison des principales données de la structurationdes économies pour les périodes 1920-40 et 1980-90

Période 1920-1940 Période 1980-1990

Mexique 45 % d’export. de produits agricoles65 % vers les USA20 % vers l’Europe

85 % d’export de pétrole75 % vers les USA20 % vers l’Europe

Venezuela 60 % d’export de produits agricoles40 % vers l’Europe30 % vers les USA

95 % d’export de pétrole38 % vers les USA40 % vers Amérique Latine

Trinidad 65 % de produits agricoles65 % vers la Grande Bretagne15 % vers USA

90 % d’export de pétrole75 % vers les USA

Jamaïque 65 % d’export de produits agricoles65 % vers les USA20 % vers l’Europe

85 % d’exportations de bauxite95 % vers USA-Canada

Puerto Rico 70 % d’export de produits agricoles80 % vers les USA5 % vers l’Espagne

85 % d’exportations industrielles10 % d’export agricoles90 % vers les USA

Barbade 75 % d’export produits agricoles65 % vers la Grande-Bretagne

85 % d’exportations agricoles90 % vers l’Europe65 % tourisme nord-américain

Sainte-Lucie 80 % d’export de produits agricoles65 % vers la Grande-Bretagne

85 % d’exportations agricoles90 % vers l’Europe65 % tourisme nord-américain

Dominique 80 % d’export de produits agricoles65 % vers la Grande-Bretagne

85 % d’exportations agricoles90 % vers l’Europe65 % tourisme nord-américain

Martinique 80 % export de produits agricoles85 % vers la France

85 % d’exportations agricoles95 % vers l’Europe70 % tourisme d’Europe

Sources : O’RENA-1992 : La Caraïbe en construction ; données actualisées par Atlas-Eco1995, 1996.

Ces données comparatives de la structuration des économies dans lespériodes 1920-1940 et 1980-1990, mettent en évidence que nombre de paysn’ont réussi en fait que des substitutions de produits d’exportation vers… lesÉtats-Unis. Elles traduisent bien la re-spécialisation des anciennes économiesde plantations en économies « primaires extraverties », phénomène qui seraconforté par la flambée des prix des matières premières entre 1974 et 1985lors des « chocs pétroliers ».

La modernisation du capitalisme par la pénétration des firmesmultinationales

Les données récapitulées dans le tableau pour différents pays de la régionmontrent l’absence de transformation profonde dans leur fonctionnement.Pourtant, hormis les diverses activités de transformation de produits agricoles(sucre, sirop, rhum, etc.) il existe des ressources naturelles susceptibles d’ali-

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menter une certaine industrialisation (pétrole, bauxite, gaz naturel, asphalte,etc.) et d’assurer une plus forte structuration interne. De plus en plus, desfirmes multinationales à dominante US exploitent des secteurs économi-ques entiers dans ces régions. À commencer par les centrales sucrières àCuba (avant la révolution de 1959-60) et à Puerto Rico ; à la Jamaïque et auGuyana, plusieurs firmes US et canadiennes (Alcoa, Reynolds, etc.) contrôlentla bauxite qui constitue un enjeu politique capital ; les raffineries de pétroledes compagnies US (Shell, Texaco, etc.) choisissent de s’implanter dans lesdifférentes îles (Ste-Lucie, Jamaïque, etc.) externalisant ainsi ces industriespolluantes sur ces milieux insulaires. C’est le cas de la banane, développéedans des plantations pouvant atteindre 5 000 ha (au Guatemala, Équateur,Mexique, etc.) et contrôlée par quelques mastodontes (US Fruit, Chiquita, DelMonté, Dole, etc.). De manière plus transversale encore, ce sont les chaîneshôtelières, les compagnies de croisière exploitant les atouts naturels (climat,plage, nature, etc.) qui illustrent la pénétration du capital US dans la région,la modernisation du système intensifiant l’intégration des économies dansl’économie internationale et perpétuant le schéma extraverti.

Il apparaît donc que la décolonisation économique des pays de la région estune vraie problématique. La question du développement et de l’émancipationdes peuples a toujours taraudé l’esprit des élites dirigeantes et intellectuelles.Cette période commençant dès la fin du XIXe siècle pour l’Amérique latineet au milieu du XXe siècle pour l’archipel des Caraïbes a généré dans tous lesterritoires des leaders charismatiques dénonçant avec radicalité l’exploitationcapitaliste coloniale, la misère sociale et le sous-développement.

LES ÉCONOMIES À L’ÉPREUVE DE NOUVEAUX MÉCANISMES DE DÉVELOPPEMENT

En ce début du troisième millénaire, avec le recul, force est de constaterque les multiples tentatives n’ont pas abouti à une voie pouvant servir de« modèle ». Ni l’indépendance ou la dépendance politique, ni l’indépendanceou la dépendance économique n’ont ouvert de voie du développement. Pourles économistes, cette « crise de développement » doit être également com-prise comme une « crise des théories et modèles ». Les expériences, même derupture, n’ont pas réussi à remettre en cause le schéma dominant, le « systèmeexternalisé », commandant et reproduisant avec une grande constance, depuisl’origine, la dépendance, notamment économique, des territoires colonisés oudécolonisés vis-à-vis des métropoles ou de l’économie internationale.

ANALYSE DES EXPÉRIENCES DÉVELOPPEMENTALISTES JUSQU’EN 1980

En matière économique, les multiples tentatives en Amérique Latine etdans la Caraïbe se sont inspirées de grands cadres doctrinaux censés propo-ser des stratégies. Les enseignements sont particulièrement éclairants pour laréflexion sur les modèles.

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L’industrialisation dans les pays latino-américains

L’industrialisation par substitution d’importations (ISI) est l’expériencequi aura suscité le plus grand intérêt dans les pays décolonisés au point d’êtreérigée en « mythe ». Elle est apparue comme le modèle de l’Amérique latineentre 1930 et 1980 (Alvarado, 1995). Le Brésil, l’Argentine, etc., ont expé-rimenté ce schéma où l’État encourage les entreprises locales (par la fisca-lité, zones franches, etc.) à produire les biens manufacturés et semi-ouvrésjusque-là importés. Pour compléter le système, l’État élève de véritables bar-rières douanières fermant l’économie pour protéger la production locale.

La trajectoire relativement longue d’ISI a permis à ces pays de construireun appareil industriel territorial bénéficiant de transferts de technologiesqui ont eu, dans un premier temps, un impact positif sur la productivité. Cemodèle a favorisé l’amélioration des indicateurs économiques (croissance,PIB/tête, emploi, consommation, etc.). Cependant, n’offrant pas de perspecti-ves d’adaptation dans la phase d’internationalisation croissante dès 1970-80,il s’est essoufflé et les pays se sont trouvés confrontés à ce « choc externe ».Les raisons sont nombreuses. Retenons que les entreprises n’ont pas intégréla variable de renouvellement technologique, ni préparé leur ouverture inter-nationale, ce qui révélera leurs handicaps et leurs faiblesses compétitives auniveau international (Ikonicoff, 1993). Les nécessaires restructurations indus-trielles ont induit un endettement cumulatif des États (Brésil, Argentine, etc.),des crises monétaires discréditant les politiques menées ont généré tout à lafois « le surendettement » et la « crise du modèle ». Ces pays marqués par lasclérose économico-industrielle vont émarger aux programmes d’ajustementstructurel (PAS) des instances de Bretton Woods (FMI, etc.). Les préconisa-tions des conditionnalités des aides où dominent les mécanismes du marché etl’ouverture au libéralisme de l’économie internationale vont assurer un vérita-ble leadership doctrinal (Hugon, 1995) au point de se substituer à la stratégiedu modèle antérieur, disqualifié.

L’invitation du capital selon le « modèle de Lewis »

Arthur Lewis, après l’étude du dualisme des économies insulaires par-tagées entre un « secteur moderne » et un « secteur rural traditionnel »,constatait des singularités préjudiciables à l’industrialisation. L’absenced’esprit d’entreprise, de tradition industrielle, d’un marché local et la fai-blesse de l’épargne locale n’incitaient pas les entreprises à investir. Cet étatdes choses nécessitait, selon lui, la recherche d’initiatives extérieures à partird’un Code d’investissement combiné à l’avantage salarial comparatif des îles.Entre 1950 et 1980, conformément à ces préconisations plusieurs économies(Puerto Rico, Trinidad, Jamaïque, etc.) vont inviter le capital US à installer laphase industrielle d’activités de main-d’œuvre pour atténuer le sous-emploiet le chômage d’autant plus préoccupant que la démographie entrait dans unedynamique sans précédente. Les secteurs stratégiques étaient : le textile-vête-

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ments, l’électronique, les produits pharmaceutiques, la fabrication des huileset graisses, etc.

Résultats : dès les années 1980-90, force était de constater que les firmesindustrielles, les zones franches, etc., ne réussirent pas véritablement à ins-taller de nouvelles « fonctions économiques » pour enrichir la structurationmultisectorielle et le circuit interne. Et la flambée des prix des matières pre-mières des années 1973-81 (pétrole, bauxite, banane, etc.) conduisit la régionà se re-spécialiser pour maximiser les recettes d’exportation et favoriser leurcroissance économique.

La tentative du développement socialiste à Cuba

Cuba va instrumentaliser l’idéologie socialiste à partir de 1960 pour tenterd’échapper au joug de l’impérialisme américain et de la structuration colo-niale qui inhibaient son développement. Le pouvoir politique socialiste mettraen pratique la réforme agraire et la socialisation des moyens de productionafin de réussir la rupture avec le capitalisme et d’assurer la maîtrise de latransformation sociale de l’ancienne colonie. Sera donc rigoureusement appli-quée, avec la radicalité de la phraséologie révolutionnaire, la théorie marxistepréconisant « l’industrialisation lourde » et la diversification de l’économiefinancée en partie par les agro-exportations sucrières vers le COMECON.Cette tentative atteindra ses limites dès les années 1970 avec le constat dela permanence et de la croissance des besoins d’aides externes provenant dela communauté socialiste et l’asphyxie économique entretenue depuis 1960par le blocus imposé par les USA, amplifié par la loi Helms Burton en 1997.L’effondrement du bloc communiste entre 1985 et 1991 ramènera les préoc-cupations de Cuba à une stratégie paradoxale de résistance idéologique etde réinsertion progressive dans l’économie internationale. Cette expérienceoriginale démontre, avec le recul, la difficulté de réussir le développement parla sphère idéologique, mais aussi l’importance de l’ouverture à la participationmultisectorielle de l’économie internationale.

Le modèle institutionnaliste d’assimilation et de « rattrapage » desDOM

Les commémorations de la départementalisation en Martinique sontl’occasion de débats sur l’événement qu’a constitué la loi du 19 mars 1946(Constant, Daniel, 1997). Abordé en termes de développement, le systèmeinstallé par la départementalisation aura consisté en la mise en œuvred’une politique économique de l’État calquée sur l’interventionnisme de laReconstruction de l’économie française d’après-guerre. Les premiers dis-positifs étaient censés résorber dans les DOM (Martinique, Guadeloupe,Guyane, Réunion) les tares du système colonial de plantations en déclin. Ils’agit, d’une part, de moderniser l’appareil productif au stade de la monocul-ture et, d’autre part, d’installer les services publics mettant ces sociétés dans

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les normes départementales nationales. Cette politique de type redistributifd’inspiration keynésienne va donner lieu au modèle diversement dénomméd’« assimilation », de « rattrapage », de « transferts », etc. (Daniel, 1996). Ilse caractérise par la mise aux normes sociales, éducatives et sanitaires de lamétropole, des territoires et de manière corrélée, par la solvabilisation de lademande. Autant ce modèle marqué par le centralisme d’État aura couvertles « coûts3 de l’homme » (Taylor, Lerychard, 1979) autant il s’est avéré peuporteur de développement économique et culturel.

D’autres tentatives basées sur des options politico-économiques différen-tes confirment la singularité des trajectoires suivies par les pays pour « s’ensortir »... Et, dans le tournant de la décennie 1980, aucune des expériences nepouvait se prévaloir de sa transposabilité en tant que modèle.

LA DÉCOUVERTE DE MÉTABOLISMES ENDOGÈNES DEPUIS 1980

La décennie 1980-90 constitue un tournant pour les pays en développe-ment (PED) et plus largement pour les relations Nord/Sud. Elle correspond àla montée en force des « blocs » intégrateurs mondiaux et des régionalismes.Elle a ouvert l’ère des mutations pour les stratégies de développement où latendance nouvelle – comme l’attestent les cas de la Chine, de l’Inde, du Brésil,etc. – est de partir des potentiels endogènes avant d’investir les logiques inter-nationales.

L’« internalisation » des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS).

Selon notre hypothèse, les PAS auxquels nombre de pays de la région ontété soumis, à compter des années 1980, auraient à la fois servi de phase « d’ap-prentissage des réformes » et de phase « intermédiaire » à leur intégrationdans la mondialisation. Nous retiendrons les cas de pays qui auront découvert,à travers les PAS, l’importance de maîtriser leurs capacités de réforme.

Le Mexique : de l’ajustement structurel au « changement structurel »

Ce pays est un bon exemple démontrant la capacité de l’État d’interna-liser des contraintes du modèle libéral par l’intermédiaire des PAS (Castel,1995). Les programmes appliqués à partir de 1983 avaient pour objectif lastabilisation économique et monétaire (le taux d’inflation était de 60 % en1984). Les crises monétaires graves et répétitives se cumulaient en dépit dela manne pétrolière dans une économie ayant totalement adopté le modèle del’ISI depuis les années 1930. Au moment où le Mexique s’apprêtait à intégrerl’ALENA en 1990, l’ISI était complètement dépassé et épuisé dans ses effetspuisque incapable de fournir au pays des « ressources compétitives » dans lenouveau contexte, compte tenu des exigences de l’économie internationale.La réinterprétation de l’efficacité des PAS va montrer comment le Mexiquea exploré un contre-modèle. Pour sortir de la spirale du surendettement etsurmonter son incapacité structurelle à continuer son processus d’industriali-

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sation, l’ISI ayant été intégrée comme la seule possibilité de développement,les pouvoirs publics vont définir et mettre en œuvre un Programme Nationalde Modernisation de l’Industrie et du Commerce Extérieur (Pronafice). Lalogique de la structuration endogène viendra accompagner la mutation straté-gique. Elle permettra aux entreprises et à l’appareil de production d’affronterla concurrence étrangère, par l’intégration accélérée de méthodes modernesde production.

Cette nouvelle orientation positivera les stratégies d’import-export parla création d’interdépendances multisectorielles dans l’économie. Le sec-teur pétrolier jusque-là isolé dans une logique d’exportation sera connectéà d’autres activités dans des logiques de remontées de filières productives,même avec des « contributions » de firmes US. Ce processus d’intégrationva dynamiser la croissance économique, créer de « nouvelles ressources »,exploiter les « réserves de croissance » et rétablir les fondamentaux écono-miques (balance des paiements, monnaie nationale, emploi). C’est ainsi quele Mexique progressera dans sa capacité de transformer les contraintes del’ajustement structurel en « changement structurel » enrichissant son déve-loppement (Castel, 1995).

La Barbade : de l’ajustement structurel à la « spécialisationstructurelle »

Comme la majorité des îles anglophones de la Caraïbe, la Barbade aconnu dans les années 1980 un processus d’endettement croissant consécutifà l’épuisement du modèle de croissance jusque-là dominé par la promotiond’exportations traditionnelles (sucre, rhum, etc.) et de l’industrialisation d’ex-portation mise en place selon le modèle de Lewis. De plus, la situation s’étaitrapidement aggravée avec la baisse des investissements directs extérieurs(IDE) qui alimentaient la croissance et l’emploi global. Les PAS négociésavec les instances de Bretton Woods vont favoriser le retour aux grands équi-libres macro-économiques (balance des paiements, budget public, rôle desexportations dans la croissance) selon les standards bien connus. S’agissantdes transformations structurelles et de l’adaptation de la Barbade au contexteinternational, on observera l’incapacité des pouvoirs barbadiens à atténuerla baisse tendancielle du secteur industriel dominé par les firmes multina-tionales (de 30 % du PIB en 1984 à 19 % en 1995). Corrélativement, la partdu secteur touristique ne cessera de croître pour atteindre l’équivalent de40 % des exportations dès 1987 (Belal, Sulana, 1996) et 50 % en 1993 (AtlasEco). En conclusion, le cas de la Barbade, qui vaut également avec quelquesprécautions pour Sainte-Lucie ou les Bahamas, est celui de la spécialisationau plan international, fortement incitée par les PAS. L’île exploite au mieuxsa compétitivité internationale dans le secteur touristique prenant la suite duschéma agro-exportateur, d’autant plus que les flux d’investissement (IDE)entretiennent cette dynamique de réinvestissement. C’est probablement làqu’il faut comprendre les difficultés du CARICOM à intensifier l’intégration

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de type Sud-Sud (Célimène & Watson, 1991). Ce cas d’ajustement peut êtrerésumé dans la formule : de l’ajustement structurel à la « spécialisation struc-turelle ».

LE MOTEUR INSOUPÇONNÉ DU CHANGEMENT : LA RÉHABILITATION DE L’ÉTAT

Derrière les apparences de négociation, les pays surendettés subissent lesPAS conditionnant l’aide financière du FMI ou de la Banque mondiale. Lesmesures telles que la libéralisation de l’économie, la promotion des exporta-tions pour dynamiser la croissance, la hausse des prix des services publics etla dévaluation monétaire sont des mesures exogènes allant à contre-courantde l’interventionnisme classique des dirigeants, au point de constituer de véri-tables « chocs externes ». Lorsque l’on analyse pourquoi des pays ont menéà bien les programmes de stabilisation des fondamentaux avant de passer àune phase de relance économique, mais ont également réussi en termes derégulation sociopolitique, on s’aperçoit de l’existence d’un « conflit d’inter-prétation ». Alors qu’à première vue ces résultats seraient la démonstrationde l’efficacité des PAS, une analyse plus approfondie montre une toute autreréalité. Les progrès seraient également dûs à la réussite de profondes trans-formations du rôle de l’État lui-même. Celui-ci, dans plusieurs pays (Brésil,Argentine, Mexique, Barbade) aurait renouvelé ses méthodes d’interventionpour sortir de la spirale négative de l’endettement et de la régression socio-économique. Les dirigeants, pris dans l’étau des mesures libérales et la réa-lité des difficultés du pays, situation exigeant une régulation de la puissancepublique, découvrent l’importance de leur rôle s’agissant de « faire des choixstratégiques », de « réorienter » ces choix lorsqu’ils ne sont pas efficients,de « partager des objectifs avec les secteurs économiques », de « planifierdes financements de manière ciblée », « d’évaluer les interventions » et les« retours d’investissements », de « veiller aux réinvestissements ». Bref, lesinstances apprennent la fonction de l’« État développeur » (Hugon, 1995,26).

Alors que les PAS, par leur conception libérale, étaient censés « désengagerl’État » pour privilégier les mécanismes du marché, les autorités dirigeantesdécouvrent, au contraire, empiriquement, les « fonctions organisationnelleset directionnelles de l’État ». Dans les PED, seul cet agent majeur peut releverles défis, dépasser/absorber les contraintes financières et socio-économiques.L’État étant la principale expression de la formation sociale d’un pays, il luiappartient de donner des signaux corrects dans « l’allocation des ressour-ces » entre activités traditionnelles et nouvelles (contrairement au modèle deLewis qui escompte l’égalisation des taux de productivité entre ces deuxsecteurs). C’est l’État qui détient la capacité de graduer le degré d’ouverturede l’économie entre protectionnisme et libéralisme tenant compte des réellescapacités compétitives du pays (contrairement à l’ISI). Or, ces possibilités dechoix, voire cette capacité décisionnelle, ne sont révélées qu’en réaction auxmesures imposées de manière exogène.

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DES « CHANGEMENTS CRITIQUES » AUX CONTRE-MODÈLES

Depuis les années 1990-2000, la mondialisation a atteint le niveau supé-rieur de la spirale de libéralisation uniformisante. Ce ne sont plus seulementdes économies qui s’affrontent pour gagner des parts du marché mondialmais des blocs économiques organisés en zones de libre échange (ALENA,MERCOSUR, etc.), voire d’union économique (UE) intégrant des coopé-rations avec des pays en développement (PED). Cette logique fait émergerde nouvelles tendances économiques dont celle de la « convergence » selonlaquelle au sein des blocs, les régions et pays les moins développés bénéficientde dynamiques plus fortes que celles des pays développés. La démonstrationest claire au sein de l’UE des 15, élargie en 2004 à l’UE des 25. La plupart despays de la Caraïbe et de l’Amérique latine, même dans leurs tentatives de créerdes espaces de coopération de type Sud-Sud, tentent de capter les bienfaitsdes relations de type Nord-Sud. Ces données doivent être prises en comptepour comprendre les capacités adaptatives des Caraïbes et de l’Amériquelatine enrichies des expériences d’ajustements structurels dans les décennies1970-90. Ces adaptations, ou réformes correspondent, en raison des enjeux, àdes « changements critiques4 » qu’il leur faut réussir pour gagner des « fonc-tionnalités endogènes » (Vaugirard, 2000). C’est selon nous, la source descontre-modèles qui pourraient être expérimentés là, non plus de manièreréactive mais de manière consciente, volontariste et prospective…

LES « CHANGEMENTS CRITIQUES » MACRO-ÉCONOMIQUES

La pertinence des contre-modèles est d’être des schémas empiriques orga-nisant une cohérence entre les réformes structurelles, les « réversibilités » etdes « visibilités » créées dans le fonctionnement surdéterminé. Ces notionstraduisent bien le fait de gagner sur les apparentes « irréversibilités » et destructurer progressivement une nouvelle « Gouvernance ». La manœuvreconsiste à faire passer les contre-modèles du mode réactif au mode prospectif.Sur ce point les données ou variables correspondent à la plus ou moins granderéussite des « changements critiques » suivants.

Passer des « politiques de croissance » aux « stratégies de développement »

Dans l’économie internationale actuelle, les échanges prennent le passur la production et la finance sur l’investissement. Le danger pour les PED,notamment de la région, est de sombrer dans le « mimétisme » du schéma decroissance des pays industriels où l’augmentation du PIB est de plus en plusdépendante de la dynamique des exportations et de la compétitivité interna-tionale. Pourquoi ? Parce que cette politique s’inspirant des thèses ricardien-nes, datant de 1810, induit l’inhibition des structurations intérieures baséessur les bas niveaux de vie, les inégalités, les faibles qualifications, bref, toutesles conditions de faibles coûts de production que requiert la compétitivité

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internationale des exportations et les marchés. La priorité nous semble demettre le cap sur le développement et le choix de société.

Ce sont des préalables incontournables, comme l’attestent les cas de laChine, de l’Inde, du Brésil, présentés comme des « pays émergents ». Or,grâce à un pouvoir politique ayant une vision sur le long terme, ils n’ont faitque réussir leurs efforts de structuration socio-économique interne, exploiterleur gouvernance, ce qui aura facilité l’expression d’énormes « réserves decroissance » et animé, avec les délocalisations d’entreprises multinationales,le circuit intérieur et des filières d’exportations compétitives (textiles, infor-matique, automobile, etc.). Ces « success stories » confirment notre idée dupréalable de la structuration interne sur l’intégration à l’économie internatio-nale et renforce notre thèse sur les contre-modèles.

Organiser les structures directionnelles des sociétés

La région s’offre comme un laboratoire de choix pour apprécier le pouvoirdes autorités publiques des pays d’atténuer la surdétermination du systèmeexternalisé afin de créer une plus forte « cohésion internalisée » par la re-ter-ritorialisation des systèmes productifs. Cette orientation participe du renou-vellement des théories de la croissance endogène depuis les années 1990. E.Malinvaud (1993) explique très opportunément que « (…) c’est le mécanismede croissance qui est endogène et non la croissance elle-même (…) ». Ce quisignifie que l’accent doit être mis sur toutes les conditions qui concourentconcrètement à l’accroissement du produit (au double niveau micro et macro-économique) plutôt que sur le résultat lui-même. Dans cette perspective, l’undes enjeux est donc de réussir « l’État pro » (Hugon, 1995, 44) pour disposerde réelles capacités organisationnelles et directionnelles et « localiser lescauses du développement » (Tissier, 1982).

C’est à l’usage de cette compétence que les dirigeants comprennent quele développement ne peut venir de l’extérieur mais de transformations et dedéterminations internes et que les pays par leur cohésion interne réussissent àdégager de nouvelles « ressources ».

Analysant les dégâts des PAS en Afrique, un auteur, G. Duruflé (1990),explique :

On ne doit pas oublier que si l’environnement international pose lescontraintes, ce sont les dynamiques locales qui construisent l’avenirdu pays. Nul ne peut s’y substituer, et c’est à partir d’une lectureattentive des transformations internes en cours que l’on peut espérercomprendre comment, après avoir desserré l’étau financier, il estpossible de favoriser dans chaque pays l’émergence de nouveauxdynamismes et de nouvelles stratégies de développement, maîtrisés del’intérieur et qui ne soient pas porteurs des mêmes déséquilibres quepar le passé.

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CHOISIR L’INDICATEUR MESURANT LE « RÉINVESTISSEMENT » MACRO-ÉCONOMIQUE

L’indicateur généralement retenu pour comparer les niveaux de dévelop-pement et les dynamiques de progrès macro-économiques est le PIB/tête. Ceratio quantitatif, synthétique et facile d’usage est connu pour son caractèrepratique mais aussi pour ses limites et sa faible portée. S’il peut rendre quel-que peu compte de l’évolution de la croissance économique d’une période surune autre, il n’apporte aucun élément de contenu d’une stratégie de dévelop-pement.

C’est pourquoi, pour détecter la dynamique de développement, nous pro-posons comme indicateur le « taux de réinvestissement » macro-économique.Quoique plus complexe à élaborer, puisqu’il faut agréger les taux sectoriels,eux-mêmes obtenus à partir des résultats micro-économiques, il permet lar-gement de comprendre les tendances dans l’affectation des excédents brutsd’exploitation (EBE). C’est dans une dynamique de réinjection à long termede l’EBE que l’on mesure le processus d’accumulation, et surtout que l’onapprécie l’intensité de la démarche conquérante du développement dans unpays.

L’APPORT DES PED DANS LE RENOUVELLEMENT DU MODÈLE NORD/SUD

La Caraïbe et plusieurs pays de l’Amérique latine ont développé dans lesannées 1980-2000 des régionalismes de type Sud-Sud à travers les tentativesd’intégration et de coopération que sont le MERCOSUR, le Pacte Andin,le CARICOM, l’AEC. L’expérience montre que les pays membres gardent,paradoxalement, une forte structuration initiale de leurs échanges extérieursdans des relations du type Nord-Sud. Ce n’est pas par hasard. Les accords decoopération des pays de la Caraïbe et de l’Amérique latine ont une indénia-ble connotation géopolitique et idéologique tendant à sortir des logiques dedomination antérieures de type colonial et à tenter de s’organiser entre eux(accords commerciaux, accords de coopération régionale, etc.).

Cependant, dans bien des cas, ces discours cachent de faibles volontés deréussir des réformes internes pour gagner les « changements critiques » dansle système mis en cause et permettre au pays en question de capter les pos-sibilités qu’offre l’économie internationale à partir de l’investissement directextérieur (puisque l’épargne est par définition faible dans les pays caribéens),des transferts de technologie et de l’accès avantageux aux marchés d’exporta-tion. Nous savons maintenant que le modèle Nord/Sud ne sera en partie déver-rouillé, voire renouvelé, qu’avec l’apport des choix structuraux des PED poureux-mêmes et par une meilleure expression de leurs déterminations ainsiqu’une réduction des inégalités sociales et économiques internes. C’est faceaux non-choix internes que ces pays subissent leur ajustement au systèmemondial où ils ne peuvent émarger qu’aux PAS et aux accords peu porteurs dedéveloppement (accords de Lomé ; Cotonou ; le Caribbean Bassin Initiative(CBI), etc.) qui distillent la doctrine libérale de la mondialisation.

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CONCLUSION

Au terme de ces réflexions, la donnée fondamentale que nous souhaitonsfaire ressortir, c’est que les enjeux des modèles ne sont pas là où on croit. Lemodèle excentré doit être aussi déconstruit de l’intérieur par les pays de larégion qui en subissent les méfaits. Plus ceux-ci se donneront des capacités deréformes démocratiques et de possibilités de donner la priorité à leur « cohé-sion interne » sur leur « cohérence externe » (héritée du système colonialse recyclant dans la mondialisation libérale) et plus ils seront en mesure decapter les apports de la mondialisation et de progresser dans leur stratégie dedéveloppement

Dans cette orientation, en absence de « solutions clés en mains » les paysde la Caraïbe et d’Amérique latine sont naturellement amenés à produire descontre-modèles et à générer, au niveau international, de nouvelles logiquesles faisant évoluer des situations de « dépendance » vers des « interdépendan-ces ». S’il y a une loi pour sortir du modèle excentré, elle dirait que les contre-modèles apparaissent et se renforcent lorsque les pays pratiquent le principeselon lequel « le contraire de la dépendance, ce n’est pas l’indépendance, maisla réduction de la dépendance,… ».

Raphaël VAUGIRARDUniversité des Antilles et de la Guyane

Notes

1. La sociologue Sméralda-Amon, explique qu’on ne peut comprendre les probléma-tiques sociétales caraïbéennes actuelles, martiniquaises en particulier, sans partir duprojet initial des puissances européennes qui visait exclusivement leurs intérêts. Ceprojet constitue une surdétermination pour le développement des îles.2. Les démographes, Domenach et Picouet, signalent que ce sont les Caraïbes etl’Amérique latine qui présentent les plus forts taux d’urbanisation mondiaux dans lapériode 1945-80.3. En conclusion de leur thèse de Doctorat, Lerychard F. et Taylor R. affirment que« malgré les lacunes (..) la départementalisation aura assuré la couverture des coûtsde l’homme », p. 428.4. Les « changements critiques » sont les nœuds du modèle qu’il faut desserrer voiredépasser. Ils correspondent à ce que certains auteurs hispanophones appellent desaggiornamentos.

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Bibliographie

OUVRAGES

BELAL A. & SULANA A., The Political Economy of Food and Agriculture in theCaribbean, Jamaica, Ian Randle Publishers, 1996.CELIMENE F. & WATSON P., L’économie politique caraïbéenne, Paris, Economica,1991.COLLECTIF, The Caribbean in the Global Political Economy, Kingston, Jamaica,Ian Randle Publishers, 1994.CONSTANT F. et DANIEL J., Politique et développement dans les Caraïbes, Paris,L’Harmattan, 1999.CONSTANT F. et DANIEL J., 50 ans de départementalisation, Paris, Karthala, 1999.CRUSOL J., Économies insulaires de la Caraïbe, Paris, Éd. Caribéennes 1980.DANIEL J., Les îles caraïbes, Modèles politiques et stratégies de développement,Paris, Karthala-CRPLC, 1996.DOMENACH H. & PICOUET M., Population et Environnement, Paris, PUF, 2000,n° 3556, Coll. Que sais-je ?.FURTADO C., L’Amérique Latine, Paris, Sirey, 1970.DURUFLÉ G., L’ajustement structurel en Afrique, Paris, Karthala 1990.HUGON P., L’ajustement structurel et après ?, Paris, Maisonneuve & Larose, 1995.SMERALDA-AMON J., La racisation des relations intergroupes ou la problématique dela couleur ; le cas de la Martinique, Paris, L’Harmattan, 2002.

THÈSES

LERYCHARD F. et TAYLORD R., Contribution à l’étude des dépenses publiques auxAntilles françaises, Thèse de Doctorat, Université de Paris X Nanterre, 1979.VAUGIRARDR., Vers un développement endogène de laMartinique Thèse de Doctorat,Université des Antilles et de la Guyane, 2000.

ARTICLES & COMMUNICATIONS

ALVARADO P. D., « L’adhésion de l’État argentin au néo-libéralisme », in AjustementStructurel et après ?, voir ouvrage de P. Hugon, L’ajustement structurel et après ?,31-52.CASTEL O., « Les politiques volontaires de l’État mexicain », in L’ajustement structu-rel et après ?, P. Hugon, 53-72.IKONICOFF M., « L’Argentine entre l’ajustement et la culture de la rente », Workingpaper n° 93.11, CERETIM, Rennes, juin 1993.MALINVAUD E., « Regard d’un ancien sur les nouvelles théories de la croissance »,Revue Économique – Nouvelles Théories de la croissance, 1993, 171-187.SMERALDA-AMON J., « La couleur et le pouvoir », Hebdo Antilla, n° 1013 du 7 novem-bre 2002.TISSIER P., « L’industrialisation de 8 pays du Sud-Est asiatique », Revue C.E.P., n° 14,octobre 1982.

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REVUES STATISTIQUES

Nouvel Observateur, Atlas Eco : 2004, 2005, 2006 ; INSEE, Antiane Eco ; Bilan duMonde 2005.

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QUELS MODÈLES POUR LA CARAÏBE ?

« Ah !Mon demi-sommeil d’île se troubleSur la mer !Et voici de tous les points du périlL’histoire qui me fait le signe que j’attendais,Je vois pousser des nations.

….

Et je vous vois, hommes,Points maladroits sur ce soleil nouveau !

Écoutez :De mon île lointaineDe mon île veilleuseJe vous dis Hoo !Et nos voix me répondentEt ce quelles disent signifie :« il y fait clair ». Et c’est vraimême à travers orage et nuitpour nous il y fait clair »

La parole et la langue d’Aimé Césaire font résonner son île. Au son destambours, sa poésie prend le rythme de l’universel.

De façon beaucoup plus prosaïque, je vous présenterai quatre réflexionspour répondre à notre préoccupation d’un modèle pour la Caraïbe.

1. On dit que le rêve de Bolivar commence à Porto Rico.2. Le modèle passe par le kaléidoscope des langues.3. La diversité culturelle a-t-elle la dimension du « Tout-Monde » ?4. La France a-t-elle compris le « territoire » ?

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LE RÊVE DE BOLIVAR COMMENCE-T-IL À PORTO RICO ?

De Porto Rico à Chuquisaquena, à travers une Histoire qui n’a rien àenvier aux campagnes napoléoniennes, les Caraïbes allaient donc faire partiede cette grande Nation sortie tout droit d’un projet d’Alexandre !

Mais voilà : Bolivar aurait prononcé, à l’heure de sa mort, ces mots terri-bles : « toute ma vie, j’ai labouré la mer ! »

En fait, le rêve de Bolivar s’est écrit rue Vivienne, inspiré, « imbu » dirais-je, des brouillons de la Convention.

Le projet Bolivar, aussi admirable fût-il et nécessaire, était occidental.Le héros du Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier se noie dans l’intradui-sible message des cafés de Paris au temps de l’Encyclopédie, et ToussaintLouverture, dépouillé de ses tenues de Maréchal d’Empire, finit ses joursdans les geôles froides du monde blanc…

LA CARAÏBE N’A PAS D’HISTOIRE

« Ce sont des paysages qu’aucune convention d’Histoire ne vient former »écrit Édouard Glissant. C’est ce qui fait sa force et son identité. C’est ce qu’ilnous faut comprendre.

Macondo ne ressemble pas à Rome, non pas que ce bourg tropical et ima-ginaire ne soit pas capitale du Nouveau Monde, mais à Rome, l’Empereurdicte l’Histoire alors qu’à Macondo, Buendia tisse des histoires.

La seule culture fusionnelle de ces îles continents et de ces côtes insulairesfut celle des Arawaks, montant du Magdalena, cabotant d’île en île, sculptantune statuaire admirable jusqu’à l’arrivée des conquérants qui la déciment.

Et pourtant c’est ici, entre Nantes et les Antilles, Bordeaux etSantiago, Amsterdam et Aruba, la Louisiane et La Havane, le Dahomeyet Port-au-Prince que s’est écrite la culture du Nouveau Monde.Paradoxe insaisissable et sans prix.

André Breton y rencontre Aimé Césaire, Picasso, Lam, les tambours, l’ac-cordéon. C’est ici que s’écrit un jazz et bientôt le reggae.

Il n’y a pas de « convention » pour reprendre les propos de Glissant, il n’ya que des partitions qui vont changer les cultures du monde.

L’Amérique est un mythe qui se raconte au pluriel.

L’Amérique devient les Amériques, la Caraïbe, les Caraïbes. C’est pré-cisément en forgeant ce mythe qu’est née cette constellation culturelle oùs’échouent tous les jours Atala et René en brillant au pendentif des nostalgi-ques du Menuet…

D’aucuns ont même pensé que les Caraïbes pourraient écrire la mêmeHistoire que celle de la Méditerranée.

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On dit que la Caraïbe n’a pas d’existence officielle : VRAI.

On dit qu’elle est composée de sous-ENSEMBLES : FAUX.

C’est alors que surgit cette expression certes sortie tout droit des récitsdu Grand Ulysse mais intéressante, inspirée des propos d’Alexandre deHumboldt, la « Méditerranées des Caraïbes ».

Ou le Bassin des Ouragans, autre lyrisme que nous proposent FrancisPisani et Georges Couffignal. Ce qui nous intéresse surtout dans cette der-nière expression est que le mot OURAGAN est un des rares qui nous vientdes langues ARAWAK.

Mais voilà, aujourd’hui, quand l’Amérique centrale regarde la mer, ellevoit les bocages normands et en oublie l’archipel. Cuba se déchire avec Miamiet on oublie une fois encore que dans l’esprit de Bolivar, Caracas avant Bové(je ne parle pas du nôtre mais du terrible sien José Tomas Boves !) était aucentre d’un plan Nord-Sud et d’une grande culture qu’Aimé Césaire chante« au sortir de l’Europe ».

Les Caraïbes (nous optons pour ce pluriel) c’est les Iles Caraïbes, le NordVenezuela et la Colombie, l’Amérique centrale, les Petites et Grandes Antilles(et particulièrement les DFA), le versant oriental du Mexique et le Sud desUSA (Floride et Texas).

Comment ne pas intégrer dans cette nouvelle géographie les bouleverse-ments migratoires notamment du Mexique et de Cuba ?

« Favoriser les fragments », ce sont deux manières de penser et d’agir.

D’abord, cette schizophrénie positive chère à Guattari et à Deleuze pourlaquelle la seule guérison est l’efficace baroque, illustré par le « Tout-Monde »ou le Cahier d’un retour au pays natal.

Dans cette nouvelle LÉGENDE DES SIÈCLES (pour paraphraser AlejoCarpentier) la CRÉOLISATION peut jouer un rôle déterminant.

Ensuite, « favoriser les fragments » c’est se réapproprier la mémoire. C’esten effet procéder à l’édification d’un sens collectif (excellent mot d’ordre dece colloque).

Cette mémoire est bloquée sur deux modèles que les fragments doiventréunir pour les pulvériser et les intégrer : le modèle américain et le modèleeuropéen. Soyons-y résolus !

« ET SI LA FRANCOPHONIE VOULAIT ÊTRE LATINE ? »

Dans les années trente, venu soutenir les résistants à la tyrannie à Cuba,Robert Desnos apprend qu’Alejo Carpentier est en danger. Il fait semblant deperdre son passeport pour donner l’ancien à l’auteur du Siècle des Lumières.

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Ils s’embarquent sur le même bateau qui les emmène en France. Ce jour-là, ily avait deux Desnos à bord…

Beau symbole de l’étroite relation culturelle et fraternelle avec la France !

Cette diffusion de la pensée et de la langue aujourd’hui manque d’as-tuce.

Aujourd’hui les langues des Caraïbes se forgent encore. Mais remontonsencore davantage dans le temps, quand le français avait une chance histo-rique : Édouard Glissant explique que le langage des marins normands etbretons se mêle (nous sommes au XVIIIe siècle) aux syntaxes de l’Afriquesubsaharienne. Alors qu’à la même époque, l’espagnol et l’anglais étaientlangues faites. Plus que jamais notre langue doit y avoir une place de choixquand nos Alliances et nos Centres sont des vecteurs culturels, des arti-sans de mots et des passeurs d’idées.

Ainsi :

LES LANGUES DOIVENT ÊTRE UNE PRATIQUE D’ÉCHANGES

Notre histoire, au demeurant fort riche, nous a appris un mauvais tour,celui de nous faire croire que notre langue était une science exacte. Nos lan-gues doivent être une technique de signaux.

Ainsi :

NOS LANGUES DOIVENT ÊTRE PLURICULTURELLES

Efforçons-nous donc de rendre notre langue plurielle : la langue dumarché, la langue des médias, la langue du métier, celle du goût. Elles ontdroit à des titres de noblesse autant que la langue de Montesquieu, celle del’esprit des échanges.

Aussi :

LES LANGUES DOIVENT S’INSCRIRE DANS LE MULTILIN-GUISME et non se confiner dans la précarité. Au Sommet de Zacatecas de2001, le Prix Nobel de Littérature Gabriel Garcia Marquez a dit au grand damdes sorbonagres de l’endroit qu’il fallait bousculer la langue.

LA DIVERSITÉ CULTURELLE A-T-ELLE LA DIMENSION DU « TOUT-MONDE » ?

Réjouissons-nous de la présence ici de l’anglais, du français, de l’espa-gnol et, bien sûr, du créole.

Les cultures des Caraïbes sont un polythéisme.

Il ne faut pas y chercher un centre et pas davantage des racines aux-quelles nous rêvons au pied de nos chênes.

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La culture ici est une mangrove, diffuse et assoiffée, grouillante etinexpugnable.

Sans doute, peu de lieux, de femmes et d’hommes dans le monde illus-trent à ce point la force et la pertinence de la diversité culturelle.

Les cultures des Caraïbes sont émergentes. Les cultures des Caraïbessont multiples. Les cultures des Caraïbes sont américaines, nègres et latines.Les cultures des Caraïbes prétendent être métisses, mais sont surtout créoles.Les cultures des Caraïbes sont en tout cas imprévisibles.

Et c’est cet imprévisible, cette porte et ce chemin du et au Tout-Monde(pour paraphraser à nouveau Édouard Glissant) qui nous oblige à être auxaguets à tout moment et à partout nulle part. À être attentifs au surgissementd’une expression nouvelle qui aura toujours envie de boire à toute source desa pensée et de sa langue, mais pour combien de temps ?

Quand je pose la question du « pour encore combien de temps ? », je faisréférence bien sûr à la question cruciale : croyons-nous encore à la force denos voix dans cette région du monde ? Ou pour poser la question d’une façonplus abrupte et caribéenne et charnelle : avons-nous envie d’aimer ces chantset ces terres, d’accueillir leurs saveurs, d’écouter leur accent, leurs tambourset leurs dieux ?

Il est intéressant d’ailleurs d’observer que les pays de la zone ont dans l’en-semble une politique assez favorable aux positions de la France sur la diversitéculturelle, notamment dans le domaine de l’audiovisuel, et semblent adhérerau projet de création d’un outil international (sous l’égide de l’Unesco), quiécarterait la culture des règles débridées de l’OMC.

LA FRANCE A-T-ELLE COMPRIS LE « TERRITOIRE » ?

Ce concept, de « territoire », parlant des Caraïbes, nous semble assezopportun et illustratif. Ce qui nous intéresse au premier chef c’est le paradoxequ’il contient.

En effet, le territoire peut se définir comme une zone occupée par unanimal ou une famille d’animaux, délimitée d’une certaine façon et défenduecontre l’accès des congénères. Ou – c’est à l’évidence très différent – avecl’ensemble des parties anatomiques desservies par un vaisseau ou un nerf.

Les Caraïbes, depuis les premiers flux, rencontres et mélanges hésitent,oscillent ou embrassent ces deux façons d’être et de faire : se défendre etaccueillir.

Pour ce qui nous occupe, le passage est incessant entre la culture de l’ordi-naire et celle de l’extraordinaire. Comment la France et notre politique cultu-relle se situent-elles dans ce mouvement de balancier ?

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Quel dialogue l’Europe veut-elle nouer dans les années qui viennent avecla Caraïbe ? de sourds ? d’imbéciles porte-voix ou celle de colporteurs : arti-sans de réseaux facteurs d’instruments, hérauts des nouvelles expressions ?

CONCLUSION

José Martí :

« Nous étions un épouvantail, avec un torse d’athlète, des mains de petitmaître et un front enfantin. Nous étions maussades, avec nos culottes d’An-gleterre, notre gilet parisien, la jaquette d’Amérique du Nord et le bonnetespagnol ».

La Caraïbe a bien changé. Il est à prévoir que les équilibres, les éco-nomies et les bouleversements politiques précipitent encore davantage cesmouvements dans un sens ou dans l’autre, favorable ou défavorable aux sur-gissements de la création, à la circulation des hommes et des idées, au déve-loppement de la démocratie et de la société civile. Haïti, récemment encore,en a donné l’exemple.

Sommes-nous prêts, nous : c’est-à-dire, la France métropole, nosDépartements (DFA) et l’Europe dont nous faisons partie (avec les mêmesdifférences et diversités que celles de la Caraïbe), sommes-nous prêts à chan-ger notre regard et nous donner les vrais moyens en hommes, en réflexion eten financement ?

Xavier d’ARTHUYSAttaché culturel

à l’Ambassade de France à Cuba

31-Arthuys 15/03/2008, 19:30400

LISTE DES AUTEURS

Soraya ARACENA est professeur à la Pontificia Universidad Católica Madre yMaestra de Santo Domingo (République Dominicaine).

Xavier d’ARTHUYS est attaché culturel à l’ambassade de France à Cuba.

Marie-France BERNARD-SINSEAU est chargée de cours à l’université desAntilles et de la Guyane.

Monique BOISSERON est chargée de cours à l’université des Antilles et de laGuyane. Elle est membre du Centre d’Études et de Recherche Caraïbénnes(CERC – EA 927) de Guadeloupe.

Arlette BRAVO-PRUDENT est docteur en études anglophones et membre duLaboratoire GEODE.

Jacques de CAUNA a occupé plusieurs postes diplomatiques dans la Caraïbe.Il est Docteur d’État en histoire et professeur détaché à l’université de Pauet des Pays de l’Adour. Il est aussi membre du groupe de recherche CaraïbePlurielle de l’université Michel de Montaigne Bordeaux 3.

Bernard CHERUBINI est docteur en sociologie et maître de conférences àl’université Victor Segalen Bordeaux 2. Il est membre de l’UMR 5185 CNRSADES/SSD.

Justin DANIEL, Professeur, est Doyen de la faculté de droit et d’économie del’université des Antilles et de la Guyane où il dirige aussi le CRPLC (URA1256, CNRS).

Lionel DAVIDAS est professeur à l’université des Antilles et de la Guyane où ildirige le CELCAAH.

Renuga DEVI-VOISSET est juriste et angliciste. Elle est maître de conférencesà l’université des Antilles et de la Guyane et rattachée à la fois au CELCAAHet au CRPLC.

Éric DUBESSET est maître de conférences à l’universitéMontesquieu BordeauxIV. Il est membre du CAPCGRI et de Caraïbe Plurielle.

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402

Narcisse FIÉVRE est économiste et Doyen de la Faculté des sciences adminis-tratives et économiques de l’université Quisqueya d’Haïti.

Lilliam GARCÍA DE BRENS est professeur à la Pontificia Universidad CatólicaMadre y Maestra de Santo Domingo (République Dominicaine).

Bruce JNO-BAPTISTE est docteur en études anglophones et ATER à l’univer-sité des Antilles et de la Guyane où il est membre du CELCAAH.

Emmanuel JOS est professeur à la faculté de droit et d’économie de l’univer-sité des Antilles et de la Guyane où il est membre du CRPLC.

Christian LERAT est professeur à l’université Michel de Montaigne Bordeaux3 où il dirige le groupe de recherche interdisciplinaire Caraïbe Plurielle.

Rafael LUCAS est maître de conférences à l’université Michel de MontaigneBordeaux 3. Il est membre du CARHISP et de Caraïbe Plurielle.

Thierry MICHALON est maître de conférences à l’université des Antilles et dela Guyane et membre du CRPLC.

Monique MILIA-MARIE-LUCE est docteur en histoire, ATER à l’universitédes Antilles et de la Guyane et membre de GEODE/AIP.

Éric MOLINA est docteur en études anglophones de l’université Michel deMontaigne Bordeaux 3.

Elvia OJEDA est professeur à la Pontificia Universidad Católica Madre yMaestra de Santo Domingo (République Dominicaine).

Cécile RÉVAUGER est professeur à l’université Michel de Montaigne Bordeaux3. Elle est membre du CIBEL et de Caraïbe Plurielle.

Jean-Paul RÉVAUGER est professeur à l’université Michel de MontaigneBordeaux 3 où il dirige l’UFR des Pays Anglophones. Il est membre deCaraïbe Plurielle.

Lincoln Thomas SAMPONG est professeur à la Pontificia Universidad CatólicaMadre y Maestra de Santo Domingo (République Dominicaine).

Raphaël VAUGIRARD est doctorant en géographie à l’université des Antilles etde la Guyane et membre de GEODE.

Ulrike ZANDER est ATER à l’université des Antilles et de la Guyane etmembre du CRPLC.

Mylenne ZOBDA-ZEBINA est ATER à l’université des Antilles et de la Guyaneet membre du CRPLC.

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