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QUEST-CE QU'UNE DISCIPLINE? LUIGI EINAUDI ET L'HISTOIRE DE L'ECONOMIE POLITIQUE * Luigi Einaudi fut, successivement ou tout ensemble, professeur, jour- naliste, senateur du royaume d'Italie, directeur de revue, gouverneur de la Banque d'Italie, homme de parti, depute, ministre, vice-president du Conseil et, entre 1948 et 1955, president de la Republique italienne. De son premier texte, publie dans la Gazetta di Dogliani dans son numero du 4 novembre 1893, au dernier article donne au Corriere della Sera le 8 octobre 1961, trois semaines avant sa mort, sa bibliographie est riche de 3 753 titres (et meme de 3 819 si l'on prend en compte les ecrits publies a titre posthume entre 1961 et 1970) 1 . Une oeuvre immense, donc, que n'interrompirent ni le temps de 1'exil en 1943-1944, ni 1'exer- cice des plus hautes responsabilites, et ou se rencontrent travaux d'erudi- tion et pieces de circonstance, prises de position politiques et etudes savantes, reflexions sur l'actualite et ouvrages de recherche. De cette vie et de cette oeuvre, ce texte n'entend pas rendre compte ou raison 2 . Son propos est autre : proposer une lecture du travail d'historien de Luigi Einaudi — un travail sans doute mineur compare a ses livres d'econo- miste et fort oublie aujourd'hui (au moins hors d'Italie), mais un travail qui me semble s'affronter aux questions centrales que pose la pratique de l'histoire intellectuelle. Pour cela, it merite reexamen. Deux traits attestent l'importance de l'histoire pour 1'economiste Einaudi, specialiste de la science financiere, de la theorie de la fiscalite * Ce texte est le rbsultat d'une revision de la conference prononcee en avril 1988 pour l'inauguration de la Luigi. Einaudi Chair in European and International Studies fondee a I'Universite Cornell. II doit beaucoup a ('aide attentive apportee par Mario Einaudi. 1. Luigi Fixro, Bibliografia degli scritti di Luigi Einaudi (dal 1893 al 1970), Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1971. Luigi Einaudi fut le collaborateur regulier de plusieurs joumaux : la Stampa entre 1896 et 1902, le Corriere della Sera, entre 1903 et 1935, The Economist entre 1922 et 1938, puis, apres Ia guerre, Ie Risorgimento liberale, a nouveau le Corriere et, plus episodiquement, Ia Stampa. 2. Cf. la biographic de Ricardo FAucci, Luigi Einaudi, Torino, U.T.E.T., 1986. Revue de synthpse: IV° S. N° 2, avril-juin 1989.

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QUEST-CE QU'UNE DISCIPLINE?LUIGI EINAUDI ET L'HISTOIREDE L'ECONOMIE POLITIQUE *

Luigi Einaudi fut, successivement ou tout ensemble, professeur, jour-naliste, senateur du royaume d'Italie, directeur de revue, gouverneur dela Banque d'Italie, homme de parti, depute, ministre, vice-president duConseil et, entre 1948 et 1955, president de la Republique italienne. Deson premier texte, publie dans la Gazetta di Dogliani dans son numerodu 4 novembre 1893, au dernier article donne au Corriere della Sera le8 octobre 1961, trois semaines avant sa mort, sa bibliographie est richede 3 753 titres (et meme de 3 819 si l'on prend en compte les ecritspublies a titre posthume entre 1961 et 1970) 1 . Une oeuvre immense,donc, que n'interrompirent ni le temps de 1'exil en 1943-1944, ni 1'exer-cice des plus hautes responsabilites, et ou se rencontrent travaux d'erudi-tion et pieces de circonstance, prises de position politiques et etudessavantes, reflexions sur l'actualite et ouvrages de recherche. De cette vieet de cette oeuvre, ce texte n'entend pas rendre compte ou raison 2 . Sonpropos est autre : proposer une lecture du travail d'historien de LuigiEinaudi — un travail sans doute mineur compare a ses livres d'econo-miste et fort oublie aujourd'hui (au moins hors d'Italie), mais un travailqui me semble s'affronter aux questions centrales que pose la pratique del'histoire intellectuelle. Pour cela, it merite reexamen.

Deux traits attestent l'importance de l'histoire pour 1'economisteEinaudi, specialiste de la science financiere, de la theorie de la fiscalite

* Ce texte est le rbsultat d'une revision de la conference prononcee en avril 1988 pourl'inauguration de la Luigi. Einaudi Chair in European and International Studies fondee aI'Universite Cornell. II doit beaucoup a ('aide attentive apportee par Mario Einaudi.

1. Luigi Fixro, Bibliografia degli scritti di Luigi Einaudi (dal 1893 al 1970), Torino,Fondazione Luigi Einaudi, 1971. Luigi Einaudi fut le collaborateur regulier de plusieursjoumaux : la Stampa entre 1896 et 1902, le Corriere della Sera, entre 1903 et 1935, TheEconomist entre 1922 et 1938, puis, apres Ia guerre, Ie Risorgimento liberale, a nouveaule Corriere et, plus episodiquement, Ia Stampa.

2. Cf. la biographic de Ricardo FAucci, Luigi Einaudi, Torino, U.T.E.T., 1986.

Revue de synthpse: IV° S. N° 2, avril-juin 1989.

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et de la theorie monetaire. D'une part, son gout pour les objets eux-memes qui sont comme la trace encore vive du passe en notre present:ainsi ces textes anciens qu'il aimait a lire, commenter et publier; ainsi ceslivres qui les ont portes et dont, passionnement, it faisait collection.D'autre part, son attachement a la pratique de l'analyse historique qui,toujours, a accompagne ses recherches proprement economiques. Decela, temoigne avec eclat la creation en 1936 de la Rivista di storiaeconomica. Il faut en comprendre le contexte : depuis 1896, Einaudicollaborait a la Riforma sociale fondee par Nitti et Roux deux ansauparavant. Il en etait devenu successivement redacteur, coproprietaire etdirecteur, et grace a son action, la revue s'etait taille, selon les motsmemes de Marc Bloch dans les Annales en 1929, o une place de premierrang parmi les revues qui traitent de science economique >> 3 . Pourtant,en 1935, la Riforma sociale doit cesser sa parution sur ordre du gouverne-ment. Le liberalisme economique qu'elle avait toujours defendu, d'abordcontre la politique economique de Giolitti, protectionniste et pour partieetatiste, puis contre la pensee socialiste et le mouvement syndical, vuscomme une resurgence du corporatisme medieval, etait devenu malsupportable par l'Etat fasciste. Depuis 1933, celui-ci avait d'ailleursmultiplie les vexations et les defiances vis -a-vis de Luigi Einaudi, alorssenateur, et sa famille : son fils Giulio, qui etait devenu ['editeur de larevue, avait meme ete arrete dans le cadre de la repression du groupeturinois de Giustizia e Libertd.

Mais, sept mois apres la disparition de la Riforma sociale, LuigiEinaudi annonce dans une circulaire la naissance d'une nouvelle revue :la Rivista di storia economica. L'evenement est ainsi signale dans lesAnnales par Georges Bourgin :

M. Luigi Einaudi s'etait assure une renommee de bon aloi par ses travauxd'histoire economique sur le Piemont — parfois en collaboration avec leregrette Giuseppe Prato — et par la revue qu'il dirigeait, la Riforma sociale.Celle-ci ne pouvant plus paraitre — elle a disparu a la fin de 1'annee passee,ses doctrines " liberistes " s'accordaient mal avec les principes " corporati-vistes " du gouvemement fasciste — et les debats senatoriaux ne suffisant pasa absorber toute l'activite de M. Einaudi, celui-ci a decide de ne plusdesormais s'occuper que d'histoire: ainsi a-t-il crbe la Rivista di storiaeconomica [...] Souhaitons bonne chance et longue duree a cette revue >> 4 .

Pourquoi ce pas de la « reforme sociale » a l'histoire economique ? Lesduretes du temps y sont sans doute pour beaucoup. Les etudes histori-

3. Annales d'histoire economique et sociale, I, 1929, p. 249.4. Ibid., VIII, 1936, p. 562.

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ques offraient un havre qui permettait d'eviter un trop immediat engage-ment dans l'actualite politique, partant desarmaient les censeurs. De fait,Luigi Einaudi s'abstint de tout jugement public sur la politique econo-mique du regime apres 1935, signifiant par ce silence la rupture avec lefascisme, soutenu un bref moment pour son liberalisme afliche, maisrejete des apres l'assassinat de Matteoti en 1924. Apres cette date,Einaudi n'avait plus guere participe aux debats du Senat, dont it etaitmembre depuis 1919, marquant toutefois son opposition au regime envotant contre la loi electorale de 1928 qui instituait la liste unique etcontre l'ordre du jour de 1935 favorable a 1'expedition d'Ethiopie. En1935,1'histoire etait donc un refuge, indubitablement, et en meme temps,comme ecrira Einaudi vingt ans plus tard, le moyen de discuter v sous levoile historique o les problemes du temps, en particulier ceux poses parla politique autarcique et corporatiste 5 . Mais dans la fondation de laRivista di storia economica, it y a plus que cela.

Pour Einaudi, en effet, faire de l'histoire des doctrines economiquesl'un des objectifs principaux de la nouvelle revue, est une maniere defonder la verite de 1'economie politique, identifiee a la pensee liberale.Dans un article publie dans la Riforma sociale en 1932, o Del modo discrivere la storia del dogma economico >> 6, qui porte la polemique contreson vieil ami Robert Michels, Einaudi affirme que l'objet propre del'histoire des doctrines economiques est << leurs developpements internes,leur progressif perfectionnement >>. De la, pour lui, le partage sur etoperatoire entre les theories qui s'inscrivent comme des avancees succes-sives dans le progres de la science economique et qui, pour cela, releventde son histoire, et celles qui, sans pertinence pour 1'approfondissementde la scientificite economique, ne sont pas des objets legitimes pour sonhistorien. L'histoire des idees economiques a laquelle s'attachait la revuefondee en 1936 se voulait donc une demonstration de la validite de1'economie politique liberale et une implicate critique des pretentions ducorporatisme fasciste a etablir une nouvelle science economique.

En 1938, le debat esquisse avec Michels rebondit dans une discussionengagee avec les fondateurs des Annales, Lucien Febvre et Marc Bloch.A l'origine de 1'echange, un compte rendu comme Febvre aimait lesecrire, consacre, non pas a un ouvrage d'Einaudi, mais a une editiond'ecrits classiques sur la monnaie, publiee dans la collection que FrancoisPerroux dirigeait chez Alcan. Apres avoir rendu justice au livre, Febvre

5. Luigi EINAUDI, Saggi bibliografici e storici interno alle dottrine economiche, Roma,Edizioni di Storia e Letteratura, 1953, p. VII.

6. ID., a Del modo di scrivere la storia del dogma economico a, La Riforma sociale,XXXIX, 1932, p. 207-219.

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se laisse aller a ses demons ordinaires et a la critique d'une certainehistoire intellectuelle :

I1 est evident que ces textes ont ete choisis et publies dans un esprit touta fait " economiste " et pas du tout " historique " : que la grande preoccupa-tion de 1'editeur, c'est de deceler dans celui-ci tel pressentiment et dans celui-la telle anticipation de 1'une ou l'autre des theories dont la succession formeaujourd'hui la trame de nos cours d'economie politique; mais l'historien nepeut se tenir de penser (et meme, on le voit, de dire...) que de l'etude desfaits (je veux dire de la politique concrete des gouvernements, de l'allurereelle des prix, du mouvement effectif de 1'echange) des legons se degage-raient de bien d'autre interet sans doute que celles dont nous recueillons icipieusement 1'echo en vertu du fait que, quoi qu'il arrive, 1'imprime a sonprestige et, j'ajoute, sa commodite >> 7 .

La denonciation ironique du mythe des precurseurs, le primat donnea 1'etude des conjonctures, 1'appel au travail d'archives : on aura reconnuquelques-unes des idees cheres a 1'historien qui fut aussi, le temps d'unethese consacree a la Franche-Comte a 1'epoque de Philippe II, historiandes realites economiques et financieres.

Le propos n'avait pas echappe a Luigi Einaudi qui le releve dans lepremier numero de la Rivista di storia economica, egalement dans uncompte rendu, intitule « Lo strumento economico nella interpretazionedella storia >> 8 . Loin des professions de foi fracassantes, c'est, enfouidans l'humble travail de recension, que se dit 1'essentiel. Il y a la uneevidente parente entre les deux grandes revues (les Annales d'histoireeconomique et sociale et la Rivista di storia economica) qui en redoubleune autre : la part immense prise par leurs fondateurs respectifs dans laredaction de chacun des numeros auxquels ils donnent articles, chroni-ques, comptes rendus, notes bibliographiques. Refusant les distinctionstenues pour evidentes par Febvre (entre faits et theories, entre point devue de l'historien et point de vue de 1'economiste), Luigi Einaudi definitsa propre conception de l'histoire des realites et des doctrines economi-ques. I1 dit d'abord ce qu'elle ne doit pas titre: ni un o economismehistorique » postulant fautivement que les facteurs economiques determi-nent tous les autres, ni une interpretation historiciste de toutes lespensees economiques rapportees aux contextes et aux conditions de leur

7. Lucien FEBVRE, «Theorie monbtaire : d'anciens docteurs >>, Annales d'histoire econo-mique et sociale, VIII, 1936, p. 305-306.

8. L. EINAUDI, e Lo strumento economico nella interpretazione della storia >>, Rivistadi storia economica, I, 1936, p. 149-158. Cf. Rosario RoMeo, a Luigi Einaudi e la storiadelle dottrine e dei fatti economici >>, Commemorazione di Luigi Einaudi nel centenariodella nascita (1874-1974), Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1975, p. 93-113.

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production, ni une histoire des grands systemes philosophiques et politi-ques (<< mercantilismo, liberismo, socialismo, programmismo o). Toutesces approches, plus ou moins condamnables, les deux premieres plus quela troisieme evidemment, manquent 1'essentiel — a savoir la distinctionque seuls permettent < l'occhio e it senso economico >>, Neil et le senseconomique, entre les theories valides, produites par le raisonnement apartir du savoir certain prealablement construit et cumule, et les divaga-tions sans pertinence qui ne sont qu'erreurs et prejuges et qui, donc,n'entrent point dans 1'etude de la constitution de la science economique.

De cet absolu primat du << critere economique » pour analyser etdiscriminer les doctrines anciennes, Luigi Einaudi tire deux conclusions.D'une part, une telle histoire ne peut etre construite qu'a partir dupresent: o it est utile de reviser et reecrire l'histoire des faits passes a lalumiere de la doctrine actuelle, non pas comme un exercice academiquesterile, mais pour chercher a les mieux comprendre. » C'est a partir de ladefinition contemporaine des problemes centraux de 1'economie poli-tique que peut et doit etre tracee l'histoire de la discipline. D'autre part,un tel postulat permet de trier sans incertitude entre 1'essentiel et l'acces-soire — un tri que les historiens ne savent guere operer : < les historienspietinent pour se rechauffer a la chaleur intermittente des faits secon-daires et sans pertinence dans l'antichambre de 1'explication de ce quis'est passé. >> Privee du << strumento economico >>, leur interpretations'egare dans la collecte de donnees insignifiantes et dans l'application demodeles explicatifs qui distordent les phenomenes dont ils veulent rendrecompte. Seuls les plus grands des historiens savent construire une visionglobale du developpement historique qui ne s'arrete qu'aux faits pleine-ment significatifs mais, ajoute Einaudi (est-ce un trait contre Febvre ?)

de tels historiens n'apparaissent qu'a grande distance l'un de l'autre >>.Dans une note elogieuse consacree a I'article par lequel Luigi Einaudi

avait ouvert le premier numero de la Rivista di storia economica, le tresclassique << Teoria della moneta immaginaria nel tempo da Carlomagnoalla rivoluzione francese >>, Marc Bloch revient sur la polemique. Pour lui,le debat est finalement sans objet :

I1 serait sans inter@t de prolonger une discussion qui ne saurait guereporter que sur des nuances de pensee. Que toute pratique serieuse del'histoire economique exige un cerveau rompu a 1'analyse de certains pheno-menes specifiques ; que cette gymnastique ne puisse s'acquerir efficacementen dehors de l'observation du present; que les " doctrines " enfin, quirepresentent dans 1'economie la part soit du conscient soit du voulu, meritentd'être etudiees au meme titre que les autres faits — mais au titre de faits,precisement, et de faits lies a beaucoup d'autres — : — de tout cela,M. Einaudi m'en croira sans peine, nul n'est plus profondement persuade

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que les fondateurs de cette revue. Si nous n'avions pas tres fortement ressentile besoin d'une orientation de cette sorte, les Annales n'auraient jamais puvoir le jour » 9 .

Le diferend n'etait-il donc qu'un malentendu, et entre l'histoire desAnnales et celle d'Einaudi n'existait-il aucune difference?

Je ne le pense pas. Si ce debat noue a la veille de la guerre peut nousretenir aujourd'hui, c'est parce que s'y trouvent enoncees avec clarte deuxmanieres d'entendre 1'histoire intellectuelle qui traversent encore notrepresent. A premiere vue, celle defendue par Febvre et Bloch semble avoirgagne la partie. Les concepts qui la fondent sont ceux-la memes qui ontarticule une nouvelle fagon de traiter les discours. Ainsi la notion dediscontinuite qui affirme la specificite de chaque configuration intellec-tuelle et recuse la perspective d'un progres lineaire et cumulatif dessavoirs. Ainsi l'inscription de chaque production intellectuelle (qu'ellesoit une oeuvre, une doctrine ou un systeme) dans les determinationssociales et culturelles qui, a la fois, la rendent possible et l'organisent. Leshistoriens ont ainsi rompu avec « ces engendrements de concepts issusd'intelligences desincam6es, puis vivant de leur vie propre en dehors dutemps et de 1'espace >>, que Febvre denongait comme la plus condam-nable des abstractions de l'histoire de la philosophie et, au-dela, de toutel'histoire intellectuelle de son temps 10. Comprendre les contenus depensee dans leur rapport a leurs conditions de production, marquer lesfractures qui separent des organisations conceptuelles successives sansidentifier celles-ci aux diferentes etapes d'une avancee de la scientificite :telles sont les taches que s'est donnees une histoire des systemes depensee et des discours en series, enracinee dans les legons des Annales,nourrie par Foucault et Bourdieu.

Pourtant, la definition donne par Luigi Einaudi de l'histoire des ideeseconomiques n'avait rien d'un combat d'arriere-garde sans avenir. Sonpostulat — a savoir que 1'histoire de 1'economie politique fait partie de1'economie politique elle-meme — est celui-la meme qui a porte l'histoirede la philosophie a son meilleur, en particulier dans la tradition frangaise(pensons a l'aeuvre de Martial Gueroult). En fondant la legitimite del'objet historique a partir de la configuration contemporaine du question-nement philosophique ou de la conceptualisation economique, en posantcomme seule question historique pertinente celle de la construction des

9. Marc BLOCH, « Le probleme de la monnaie de compte », Annales d'histoireeconomique et sociale, X, 1938, p. 358-360.

10. L. FEBVRE, a Leur histoire et la notre >>, Annales d'histoire economique et sociale,VIII, 1938, repris dans Combats pour l'histoire, Paris, Armand Colin, 1953, P. 276-283,citation p. 278.

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problemes auxquels s'affronte la pensee d'aujourd'hui, en affirmant l'irre-ductibilite des pensees a toute determination sociologique, une telledemarche (dont on trouverait des equivalents dans l'histoire des savoirsscientifiques ou des systemes logiques) refusait tout historicisme reduc-teur. Et, paradoxalement peut-titre, elle construisait les conditions d'unedescription structurale soit des oeuvres, analysees dans l'articulationinterne de leurs demonstrations, soit des savoirs, definis comme dessystemes de definitions et de propositions producteurs de verite. MemeSi elle use d'autres categories de comprehension et qu'elle entend autre-ment l'inscription de ses objets dans le champ social, l'histoire culturelleheritiere des Annales ne peut se defaire aisement des questions ainsiabruptement posees : celle de la hierarchisation des pensees, et de sespossibles criteres ; celle de l'autonomie des constructions intellectuelles;celle de leur valeur de verite.

Pour Einaudi, la constitution de 1'economie politique comme unescience >>, dont 1'historien doit etudier les progres, est marquee par un

certain nombre d'oeuvres majeures qui ont formule et l'objet a connaitre,qu'il resumera une fois comme « la science des couts et des prix >> I I, etles principes et instruments de sa connaissance. Une telle science n'estpas de toute eternite mais se trouve etablie comme telle en un momenthistorique particulier : ce troisieme quart du xvnle siècle qu'Einaudiconsidere comme le < venticinquennio o fondamental ou s'autonomise lechamp de savoir propre de 1'economie politique et ou se fixent lesenonces des questions centrales de la discipline 12• II y a la une coupureepistemologique fondatrice separant, d'un cote, les pensees economiquesanciennes, qui peuvent certes receler des anticipations fecondes ou desdiagnostics aigus, mais qui sont comme la prehistoire de la discipline, et,d'un autre, la formation d'un champ scientifique autorisant un progrescontinu, collectif, cumule, de la connaissance. Une telle maniere depenser rapproche la perspective d'Einaudi d'une oeuvre contemporainede ses grands essais historiques : celle de Gaston Bachelard qui, dans sonlivre de 1938, La Formation de l'esprit scientifique, met au c eur de sareflexion sur le xviile siècle l'irreductible difference entre les postulats etles principes de la connaissance scientifique et 1'ensemble des theories,

11. L. EINAUDI, v Il peccato originale e la teoria della classe eletta in Federico Le Play >>,Rivista di storia economica, I, 1936, p. 85-118, citation p. 89 (tr. angl. «The Doctrineof Original Sin and the Theory of the Elite in the Writings of Frederic Le Play », Essaysin European Economic Thought, ed. by Louise SOMMER, Princeton, D. Van NostrandCompany Inc., 1960, p. 162-217.

12. L. EINAUDI, v Di une bibliografia dell' economica in rapporto alla letteraturaitaliana », Atti della Reale Accademia delle Scienze di Torino, vol. 71, 1935-1936, t. II,p. 334-346.

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representations mentales ou experiences empiriques qui sont autantd'obstacles a son progres 13

La definition de la discipline sous-jacente a ce diagnostic, qui consi-dere que c'est a la mi-xvlile siècle que la science de 1'economie se trouveconstituee comme telle, est proche de celle donnee par Michel Foucault:

Une discipline se definit par un domain d'objets, un ensemble demethodes, un corpus de propositions considerees comme vraies, un jeu deregles et de definitions, de techniques et d'instruments : tout ceci constitueune sorte de systeme anonyme a la disposition de qui veut ou qui peut s'enservir, sans que son sens ou sa validite soient lies a celui qui s'est trouve entitre l'inventeur >> 14

Des lors, une proposition scientifique ne peut titre consideree commeappartenant a une discipline donne que si elle remplit certaines condi-tions : << elle doit s'adresser a un plan d'objets determines >>, elle << doitutiliser des instruments conceptuels ou techniques d'un type biendefini >>, elle << doit pouvoir s'inscrire sur un certain type d'horizontheorique >> 15 . Les discours qui ne respectent point ces « complexes etLourdes exigences >> se trouvent done situes de fait hors de la discipline— et ce, meme s'ils visent les memes realites qu'elle.

Einaudi aurait pu souscrire au constat dresse par Foucault: << Ladiscipline est un principe de controle de la production du discours. Ellelui fixe des limites par le jeu d'une identite qui a la forme d'unereactualisation permanente des regles » 16. Comme it aurait pu partagerle projet d'une analyse de ces << series de discours qui, au xvle et auxvfle siècle, concernent la richesse et la pauvrete, la monnaie, la produc-tion, le commerce >> que Foucault tenait, a la fois, comme radicalementdistincts de la science economique constituee en discipline (<< aucund'entre eux ne prefigure exactement cette autre forme de regularitediscursive qui prendra l'allure d'une discipline et qui s'appellera "ana-lyse des richesses ", puis "economic politique " >>) et comme ayant pro-duit les enonces a partir desquels le nouveau savoir pouvait titre construit(<< c'est pourtant a partir d'eux qu'une nouvelle regularite s'est formee,reprenant ou excluant, justifiant ou ecartant tels ou tels de leursenonces >> 17).

Mais ce paradoxal rapprochement ne doit evidemment pas We poussetrop loin. Entre les deux pensees, un fondamental ecart existe qui tient

13. Gaston BACHELARD, La Formation de 1'esprit scientifique. Contribution d unepsychanalyse de la connaissance objective, Paris, 1939.

14. Michel FoucAULT, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 32.15. Ibid., p. 33-34.16. Ibid., p. 37.17. Ibid., p. 70.

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a la maniere de concevoir la valeur de verite des discours de savoir. PourFoucault, « titre dans la verite » d'une discipline en un moment donnen'implique en rien la production d'un discours de verite. Le partage entrepropositions vraies et propositions fausses, entre celles qui sont dans lascience et celles qui sont hors d'elle, est un partage mobile, toujourstemporaire, dicte par les definitions successives et changeantes de la

verite » de la discipline. Pour Einaudi, au contraire, cette verite n'estpoint soumise a variations historiques. Une fois forges les instrumentsconceptuels qui permettent une connaissance exacte, meme Si elle n'estque partielle, des objets consideres, la distinction entre le vrai et 1'erreur,entre le travail scientifique et la fausse science se trouve strictement etdefinitivement fondee. En ce sens, les disciplines de savoir, telle 1'eco-nomie politique, echappent a 1'histoire puisque, meme si elles connais-sent des developpements et des progres, ceux-ci s'inscrivent dans unespace theorique stable et homogene, defini une fois pour toutes par lesseules questions tenues pour scientifiquement pertinentes.

De l'interet particulier porte par Luigi Einaudi a ce quart de siècle d'orde la science economique, disons entre 1755, date de la publication de1'Essai sur la nature du commerce en general de Richard Cantillon, et1776, qui voit la premiere edition du livre d'Adam Smith, An Inquiry intothe Nature and Causes of the Wealth of Nations, it est plusieurs signes.Le premier est donne par la composition de sa bibliotheque. Dans cetteimmense collection, forte de 6258 numeros pour les seules aeuvreseconomiques et politiques parues entre le xvie et le xix° siècle, constitueeau fil des annees aupres des grands libraires d'ancien, a Londres (chezKashnor et Harding), a Paris (chez Bernstein et Riviere) et en Italie (chezOlschki a Florence ou Nardecchia a Rome), le troisieme quart duxville siècle fournit a lui seul 519 titres, soit pres du dixieme de 1'en-semble (ce qui est considerable si l'on songe a 1'enorme croissance de lalitterature politique et economique an xlxe siècle) 18• Dans ce corpus,tous les grands classiques, en leur premiere edition: les Physiocratesfrangais et leurs adversaires (L'Ordre naturel et essentiel des societes etL'Interet general de l'Etat de Le Mercier de la Riviere, publies en 1767et 1770, les Dialogues sur le commerce des bles de Galiani et leurRefutation par Morellet), mais aussi les theoriciens anglais (non seule-ment Adam Smith avec la Theory of Moral Sentiments de 1759 et1'Inquiry mais egalement les Tracts de Josiah Tucker) et l'ecole italienne— Beccaria (Dei delitti et delle pene, 1764), Genovesi (Lezioni dicommercio, 1769), Verri (Meditazioni sull' economia politica, 1771).

Mais au-dela meme de ces oeuvres mattresses, ce qui fait pour Einaudi

18. Dora Francesehi SPiNAllOLA, Catalogo della Biblioteca di Luigi Einaudi. Opereeconomiche e politiche dei secoli xvi-xix, Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1981.

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l'originalite fondamentale du « venticinquennio » fondateur est la crea-tion d'un reseau d'echanges et d'enseignements qui permet la confronta-tion des hypotheses, l'approfondissement des theories, le progres desconnaissances. De la, l'importance donnee a la presse economique,particulierement florissante dans le royaume de France avec le Journaleconomique, le Journal du commerce ou les tres physiocratiques Epheme-rides du citoyen. De la, aussi, le role essentiel reconnu aux premiereschaires de science economique — par exemple, celle o di commercio e dimeccanica » confiee a l'abbe Genovesi a Naples en 1753 ou celle de

scienze camerali o tenue par Beccaria a Milan a partir de 1769. On levoit, meme s'il affirmait que les contenus de pensee ne peuvent en aucunemaniere se reduire a, ou se deduire de la situation dans laquelle its sontelabores, Luigi Einaudi n'ignore pas que la constitution d'un champ desavoir suppose 1'existence d'institutions qui assurent la possible transmis-sion ou discussion de la connaissance.

On peut aussi lire la comme l'echo d'un attachement: celui qui a lieLuigi Einaudi au Laboratorio di Economia Politica fonde a 1'Universitede Turin par son maitre, Salvatore Cognetti de Martiis a la fin duxtxe siècle. Lieu des premieres armes (ii y presente ses premieres commu-nications sur la distribution de la propriete fonciere ou les exportationsitaliennes avant meme de soutenir sa these = cc qui sera fait en 1895),creuset des collaborations et des amities intellectuelles (avec Luigi Alber-tini qui, en 1903, 1'appelle au Corriere della Sera dont il etait gerant etdirecteur, ou avec Pasquale Jannacone et Giuseppe Prato, tous deuxcoproprietaires avec lui de la Riforma sociale), ecole de rigueur documen-taire et de science positive, le Laboratorio turinois incarne pour Einaudile modele meme de ces lieux de debat et d'apprentissage necessaires auprogres des sciences.

Dans cette « straordinaria fucina d'ingegni >>, selon les termes deRuggiero Romano 19, Luigi Einaudi acquit la discipline du travail histo-rique construit a partir des series statistiques, des rapports gouvernemen-taux et parlementaires (il admirait profondement ceux produits par lesinstitutions anglaises, nombreux dans sa bibliotheque), mais aussi desarchives administratives anciennes. Dans deux ouvrages, commandos parla Deputazione di storia patria per le antiche provincie e la Lombardiaqui avait commissionne une serie d'etudes sur le Piemont pendant laguerre de Succession d'Espagne, il demontre une maitrise parfaite de lamethode historique et de ses exigences. Le premier volume, Le Entrattepubliche dello Stato sabaudo, parut en 1907 et fut republie deux annees

19. Ruggiero Ronanxo, v Introduzione », in L. EINAUDI, Scritti economic, storici e dvili,Milano, Mondadori editore, 1973, p. XI-XLIV, citation p. XX.

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plus tard 20 ; le second, La Finanza sabauda all'aprirsi del Settecento, futedite en 1908 21 • Avec ces deux livres, fondes sur de longues et precisesrecherches, Einaudi envisage l'histoire financiere des Etats de Savoiedans une double perspective: d'une part, comme l'histoire d'une admi-nistration d'Ancien Regime, a la fois partiellement centralisee, en lapersonne au moins du « generale di finanze >>, et partagee entre lescompetences enchevetrees de diverses institutions; d'autre part, commel'histoire d'un systeme d'imposition complexe, melant plusieurs types derevenus (les impots ordinaires, les taxes extraordinaires, les ventes d'of-fices, les emprunts et alienations, sans omettre les manipulations mone-taires) et diferents modes de la levee de l'impot, soit exercee par lesagents du fisc, soit afl'ermee a des compagnies de financiers.

Dans cet immense travail, fonde sur le depouillement de plusieurscentaines de registres fiscaux et la collecte de deux cent mule donneesprimaires, le plus neuf etait sans doute 1'effort fait pour mesurer le poidsfinancier de la guerre sur l'Etat et la population du Piemont. La demons-tration de Luigi Einaudi, qui chiffre a 95 millions de lires le sacrifice exigedurant la dizaine d'annees que dura la guerre de Succession d'Espagne,est menee avec une rigueur exemplaire. Elle lui permet d'etablir aveccertitude qu'un tel prelevement correspond au tiers du revenu annuelpiemontais, minutieusement reconstruit en ses divers elements: lesrevenus de la terre, les profits du commerce et des manufactures, lesloyers citadins. Cette ponction represente, en fait, plus du double de lacharge ordinaire des annees de paix. En constatant cet enorme effort,accepte sans rebellion, Einaudi dit son admiration pour les habitants del'Etat qui, an siècle suivant, realisera l'unite italienne. A ses yeux, si lacontribution demandee etait assurement lourde, o elle n'excedait pas leslimites des sacrifices qu'un peuple determine, courageux et frugal, peutsupporter pour la defense de son pays >>. Quoi qu'il en soit du diagnostic,retenons en tout cas la nouveaute de la recherche faite qui deduisait lecout de la guerre de la comparaison entre le budget de l'Etat et lesrevenus de la nation. Longtemps, elle demeura sans equivalent.

Une semblable histoire des institutions fmancieres et des modalites duprelevement fiscal n'eut pas d'immediate posterite. Entre les deux guerresmondiales, l'histoire des finances etatiques se trouva delaissee, a la foisparce que l'attention historiographique se deplara massivement de l'his-toire de l'Etat vers celle des structures sociales, et parce que, a l'interieur

20. L. EINAUDI, Le Entratte publiche dello Stato sabaudo nei bilancl e nei Conti deitesorieri durante la guerra di successione spagnuola, Torino, Fratelli Bocca, 1907.

21. ID., La Finanza sabauda all'aprirsi del secolo xvut e durante la guerra de successionesabauda, Torino, Officine grafiche della S.T.E.N., 1908.

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meme de l'histoire economique, primat fut donne a 1'etude des conjonc-tures : conjonctures des prix, conjonctures des trafics marchands,conjonctures des mouvements de population. Dans Poeuvre d'Einaudi,egalement, s'eflaga l'interet pour l'histoire des finances publiques et deleur administration. Dans les annees trente, elle laissa la place a desrecherches consacrees avant tout aux oeuvres et aux auteurs qui donnentune premiere formulation aux concepts fondamentaux qui anticipent sapropre theorie du revenu imposable et de la taxation publique. De cetinteret naquirent deux etudes, toutes deux publiees dans les Atti dellaReale Accademia delle Scienze de Turin dont Einaudi etait membredepuis 1910: en 1932, 1'essai sur la theorie physiocratique de l'impot, lapremiere a le considerer non seulement comme un prelevement maiscomme une redistribution 22 ; en 1933, une contribution qui mettait enlumiere l'apport d'un economiste italien oublie, Carlo Bosellini, auteurd'une « nuova teoria delle imposte » publiee en 1800 23•

Luigi Einaudi serait sans doute heureux du « revival » actuel de 1'his-toire des finances de 1'Etat — particulierement net pour ce qui est de lamonarchie francaise d'Ancien Regime. Les livres de 1907 et 1908 ont eude lointains et inattendus descendants, des deux cotes de 1'Atlantique (etde la Manche), atteles a la double tache qui; avait ete la leur. D'abord,reconstruire, chiffres en main, bilans et tendances des revenus et desdepenses de l'Etat, partant mesurer le poids du prelevement fiscal et sesvariations. Ensuite, demonter la chaine des credits qui fait dependre letresor royal des financiers qui afferment la perception des impots etavancent l'argent frais, et qui he ceux-ci aux puissants, seuls aptes a leurpreter les fonds necessaires : a savoir les nobles d'epee, les grands robinset les dignitaires de l'Eglise. En un moment oil 1'historiographie rede-couvre le role essentiel et multiple de l'Etat d'Ancien Regime, a la foismachine administrative, agent economique, regulateur social et moteurpremier du proces de civilisation, it est quelque peu ironique de noterque c'est un penseur aussi farouchement liberal qu'Einaudi qui, au debutde ce siècle, a ouvert l'une des voies conduisant a la reevaluation desfonctions et des pratiques de l'appareil administratif.

Mais faisons retour sur l'importance decisive attribuee par LuigiEinaudi aux annees 1750-1775 dans la formation de la science de

22. L. EINAUD[, « Contributi fisiocrati alla teoria dell'ottima imposta », Atti della RealeAccademia delle Scienze di Torino, vol. 67, 1931-1932, t. II, p. 433-456 (tr. angl. «ThePhysiocratic Theory of Taxation >>, Economic Essays in Honour of Gustav Cassel, London,George Allen and Unwin Ltd, 1933, p. 129-142).

23. ID., « La teoria dell' imposta in Tommaseo Hobbes, sir William Petty e CarloBosellini », Atti della Reale Accademia delle Scienze di Torino, vol. 68, 1932-1933, t. II,p. 546-610.

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l'economie, qui est << comme toutes les autres sciences abstraites, un arbrequi se developpe et croft par la force interne du raisonnement >> 24. Il enest un autre indice, donne par le contenu meme de la rubrique inaugureedans la Rfforma sociale en 1935, puis continue dans la Rivista di storiaeconomica sous le titre << Viaggi tra i miei libri >>. Le dessein explicite, telqu'il est rappele en 1938, est d'aider les jeunes chercheurs a « constituerune bibliotheque sur l'economie sans trop d'erreurs ni dans le choix destitres, ni dans les prix d'achat >> 25 • Pour ce faire, Einaudi avait decide depresenter de temps a autre un texte, un auteur ou une controverse a partirde l'analyse de livres qu'il possedait. Pour leur plus grande part, lesetudes qu'il a consacrees aux economistes anciens s'appuient sur ceslectures ou relectures d'un collectionneur tres soucieux d'enraciner1'etude des concepts et des systemes dans une critique philologique serreedes textes qui les portent comme dans une description bibliographiquerigoureuse des editions qui les ont communiques a leurs lecteurs. Lamethode avait pour lui tart de pertinence que, prefagant en 1953 unrecueil de ses principales contributions d'histoire des doctrines economi-ques, it indique qu' « au fond ce livre aurait pu titre aussi intitule" Viaggio tra i miei libri" >>. Cette meme preface se clot sur une adresseau lecteur qui manifeste bien le souci d'exactitude du familier des livresanciens : « ne jamais citer un livre sans l'avoir eu materiellement en mainet ne jamais se fier a aucune citation sans l'avoir verifiee de ses propresyeux >> 26•

La double exigence d'Einaudi, philologique et bibliographique, rap-pelle avec force que la construction du sens d'un texte depend nonseulement de sa lettre, mais aussi des formes typographiques (dans unsens large de l'adjectif), a travers lesquelles it est apprehends par seslecteurs. Pour lui, constituer une bibliotheque d'editions anciennes etaitbien plus que 1'expression d'une passion de bibliophile, plus memequ'une fagon de suppleer les insuffisances des fonds publics : seule unetelle collection permettait de respecter l'une des conditions fondamen-tales du travail scientifique — a savoir retrouver les textes du passe enleur forme originelle 27 •

De ces voyages retrospectifs a travers 1'economie politique, les auteursdu « venticinquennio >> des Lumieres furent souvent les compagnons

24. L. EINAUDI, all peccato originale... a, art. cit. supra n. 11, p. 118.25. ID., Saggi bibliografici e storici..., op. cit. supra n. 5, p. VIII.26. Ibid., p. XIII.27. L. ELNAUDI, a Viaggi tra i miei libri a, La Riforma sociale, XLII, 1935, p. 227-243. Cf.

L. Rttro, a Luigi Einaudi bibliofilo a, in Commemorazione di Luigi Einaudi, op. cit. supran. 8, p. 51-55 et a La presentazione del Catalogo della Biblioteca di Luigi Einaudi a, Annalidella Fondazione Luigi Einaudi, XV, 1981, p. 448-487.

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privilegies. Ainsi les Physiocrates (Mirabeau, Le Mercier de la Riviere,Dupont de Nemours, Guerineau de Saint-Peravi), d'une importanceessentielle aux yeux d'Einaudi dans la mesure on ils furent les premiersa constituer << une theorie systematique de la science economique >> 28 .

Ainsi le marquis d'Argenson, ministre des Affaires etrangeres deLouis XV et lui-meme grand collectionneur de livres, que Luigi Einaudi,dans un article pare en 1938 et intitule, non sans allusion a la politiqueeconomique fasciste, << Una disputa a torto dimenticata fra autarcisti eliberisti >>, considere comme 1'auteur du < premier grand manifesteliberal >> (ou plutot du < liberismo >) — en l'occurrence une lettreadressee au Journal economique en avril 1751 pour refuter les argumentsmercantilistes, protectionnistes et corporatistes de la dissertation du mar-quis Belloni, Del commercio, favorablement commentee par le periodiqueparisien 29• Ainsi de l'abbe Galiani, < le plus joli arlequin qu'eut produit1'Italie, mais sur les epaules de cet arlequin etait la tete de Machiavel >>,selon le mot de Marmontel, auquel Einaudi consacre la premiere etudehistorique qu'il publie apres la Seconde Guerre mondiale 30

Dans tous ces essais, une meme preoccupation: ne point annuler lacomplexite et l'originalite de chaque oeuvre consideree en la rangeanthativement dans l'une des categories cheres a l'histoire des ecoles econo-miques. A ces classements sommaires (entre mercantilistes, liberaux,physiocrates, etc.), Einaudi adresse un double reproche : ils ignorent lesevolutions d'une pensee au fit d'une trajectoire intellectuelle (<< Galiani,a vingt ans, dit une chose, et une autre a quarante. C'est cela qu'ilimporte d'extraire de ses ecrits >>) ; ils masquent les parentes concep-tuelles fondamentales qui, au-dela des polemiques ouvertes ou desaffrontements spectaculaires, rapprochent des pensees donnees commeantagonistes par la tradition (ainsi, par exemple, la notion d'un ordrenaturel reglant le cours des societes humaines constitue le socle commundes raisonnements, pourtant opposes dans leurs conclusions, des Physio-crates et de Galiani). Pour Einaudi, 1'histoire des pensees economiquesdevait donc faire voler en eclat les entreprises taxinomiques de la disci-pline : << En quoi importe-t-il de savoir si Fernando Galiani fut mercanti-liste ou liberal? Absolument en rien >> 31

Ce souci indique, en premier lieu, une preoccupation intellectuelle quijuge comme necessaire la critique des categories revues, des idees toutes

28. L. EINAUDI, o Contributi fisiocrati... >>, art. cit. supra n. 22.29. ID., « Una disputa a torto dimenticata fra autarcisti e liberisti », Rivista di storia

economica, III, 1938, p. 132-163.30. ID., « Galiani als NationalOkonom », Schweizerische Zeitschrift fur Volkswirtschaft

and Statistik, LXXXI, 1, 1945, p. 1-37.31. ID., op. cit. supra n. 5, p. X.

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faites, des decoupages herites, qui habitent l'histoire de 1'economie poli-tique. Discretement, sans grand manifeste methodologique, Einaudiebranle les evidences trompeuses et les diagnostics faussement certains.Par le retour aux textes, par 1'exhumation d'auteurs oublies, par 1'at-tention portee a la construction des concepts et a l'ordre des demons-trations, it rompt avec les vieilles habitudes d'une discipline qui, tradi-tionnellement, ne lisait que quelques grands classiques, reduits a leursquelette ideologique.

Mais 1'exigence intellectuelle renvoie aussi au refus de 1'economiste vis-a-vis de toute appartenance d'ecole. Einaudi n'est pas loin de partager lejugement peremptoire d'un autre economiste italien, Maffeo Pantaleoni,pour qui « les ecoles sont des syndicats d'imbeciles ». Sa conceptiond'une science economique unifiee par le champ de ses problemes etl'accord sur ses concepts de base etait contradictoire avec l'idee memed'un possible aflrontement, these contre these, de doctrines contraires.C'est pourquoi, sans doute, Marx ne trouve pas place dans la lignee desinventeurs d'une telle science — une lignee qui, selon un discoursprononce a 1'Universite de Turin en 1949, comprend huit noms: Can-tillon, Galiani, Ferrara, Ricardo, Pareto, Pantaleoni, Wicksteed et, malgreles desaccords qu'il pouvait avoir avec lui, Keynes 32. L'economie poli-tique liberale n'etait donc pas pensee comme une doctrine particuliere,mais comme la seule definition possible d'une comprehension scienti-fique des faits economiques.

La periode que Luigi Einaudi tenait pour fondatrice de la disciplinedont it etait praticien et historien, n'a pas seule retenu son attention. Deses autres interets historiques, le premier nous conduit dans la prehistoirede 1'economie politique et concerne un probleme majeur: 1'explicationde la hausse des prix, forte, continue, sans precedent, qui caracterise lesdeux premiers tiers du xvie siècle, en France et dans toute 1'Europeoccidentale. Des les annees 1560, deux theses contradictoires tententd'en rendre raison. L'une, qui est Celle de Jean Bodin, considere cetaccroissement des prix comme « reel » et comme la consequence de1'afllux des metaux precieux venus de 1'Amerique. L'autre, soutenue parMalestroict, un conseiller du roi, officier de la Cour des comptes sousHenri III, tient la hausse pour purement « nominale » et provoquee parles mutations monetaires qu'autorise la distinction du temps entre lesmonnaies metalliques, sonnantes et trebuchantes, qui circulent dans lesEtats, et la monnaie de compte — cette « monnaie imaginaire » selon la

32. L. EINAUDI, « Scienza economica e economisti nel momento presente a, Discorsoinaugurate, Annuario dell' Universita di Torino, 1949-1950, p. 27-63.

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belle expression de Luigi Einaudi 33 — qui permet a l'autorite publiquede fixer, done de manipuler, leurs cours et valeurs. La controverse n'etaitpas sans echo dans le contexte des annees trente du rote siècle, a la foisparce que 1'entre-deux-guerres etait marque par une forte hausse des prix(ils sont multiplies par cinq en Italie entre 1914 et 1939) et parce quechez les economistes, entraines par Keynes, l'articulation entre theorie dela monnaie et theorie des prix etait devenue une question centrale et undebat aigu.

Dans la controverse historiographique o sur le fait des monnaies >>,comme on disait au xvle siècle, 1'apport d'Einaudi fut double. Apporterudit d'abord : it donne en 1937 dans la Collezione di scritti inediti oran di economisti publiee par son fils Giulio, une edition exemplaire dedeux memoires inedits, patiemment collationnes a la Bibliotheque natio-nate de Paris, l'un de Malestroict, l'autre de l'un de ses contradicteurs, lesieur de la Tourette, second president a la Cour des monnaies, quieclairent de maniere neuve le systeme et les pratiques monetaires de1'Ancien Regime 34. Apport d'historien ensuite : calculs et indices al'appui, it s'efforce de trancher entre les deux interpretations considerantque « la cause la plus pertinente de la hausse des prix » reside dans lesmutations monetaires qui ont deprecie la valeur metallique de l'unite decompte 35 . Dans les Annales de 1938, Marc Bloch souligne l'importancede la contribution: a on le voit, les prolegomenes de M. Einaudi vontbeaucoup plus loin que le simple commentaire d'ecrits doctrinaux. Itstouchent, pour les eclairer, fut-ce de biais, aux faits eux-memes » 36 . Cequi etait maniere de clore la polemique auparavant engagee et de recon-naitre qu'en matiere economique, l'histoire des realites et celle destheories, loin de s'opposer, se confortaient l'une l'autre.

Si tres a l'amont du quart de siècle fondateur, Einaudi trouvait dans lesecrits du sieur de Malestroict l'anticipation de ses propres theoriesmonetaires, a l'aval, it reconnaissait en Frederic Le Play o l'un descreateurs de la science politique moderne >>. En 1936, it lui consacre unlong article dans le premier numero de la Rivista di storia economica 37 .

33. ID., « Teoria della moneta immaginaria nel tempo da Carlomagno alla rivoluzionefrancese >>, Rivista di scoria economics, I, 1936, p. 1-35 (tr. angl. «The Theory of ImaginaryMoney from Charlemagne to the French Revolution >>, in Enterprise and Secular Change,Frederic Chapin LANE, Jelle C. RIEMERSMA, eds, London, G. Allen and Unwin, 1953,p. 229-261).

34. Paradoxes inedits du Seigneur de Malestroict touchant les monnoyes avec la responsedu president de La Tourette, a cura di L. EINAUDI, Torino, Giulio Einaudi editore, 1937.

35. Ibid., p. 21-25.36. M. BLOCH, « $crits sur Ia monnaie », Annales d'histoire economique et sociale, X,

1938, p. 360-362.37. L. EINAUDI, <<11 peccato originale... », art. cit. supra n. 11.

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Ce qui l'interesse dans 1'ceuvre du statisticien frangais est, Bien sur, lamethode des monographies et bilans familiaux, qu'il admire en tant quedescriptions historiques et sociales, mais plus encore une theorie origi-nale de 1'elite distinguee des classes dirigeantes, en leur definition clas-sique, par le fait que son pouvoir de commandement est fond& sur lerespect de la loi morale.

La encore, la relecture d'un auteur ancien n'est pas sans resonancedans le present. D'une part, elle conforte l'une des idees fondamentalesde Luigi Einaudi, exprimee avec force des 1920 dans la preface donneeau recueil Prediche: « que la science economique est subordonnee a laloi morale >> 38 . D'autre part, elle etaye son opposition au regime fasciste,fondee non seulement sur l'hostilite a une politique economique quidetruit l'economie de libre concurrence par son ordre autarcique etcorporatiste, mais aussi sur la condamnation d'un pouvoir tyrannique quis'appuie sur l'adhesion des masses (un temps au moins) pour priver detoute liberte la minorite de ceux qui pensent difleremment — et qui, pourEinaudi, constitue 1'elite legitime. Le lien ainsi noue entre o liberismoeconomico » et < liberty di pensare >>, entre liberalisme economique etgarantie politique des droits du petit nombre fut toujours pens& parEinaudi comme absolument indissoluble.

Dans la controverse ouverte avec Croce dans les annees trente, Einaudiaffirme la necessaire alliance entre les deux libertes. En 1931, il ecrit dansla Riforma sociale:

« Le " liberismo economico " me parait etroitement lie et presque identifieavec le " liberalismo ", et il est pratiquement impossible de les separer l'unde l'autre [...] La liberte de penser est necessairement conjointe avec unecertaine dose de " liberismo " [...] La conception historique du " liberismoeconomico " affirme que la liberte ne peut exister dans une societe econo-mique qui ne connait pas une floraison riche et variee d'individus vivant parleur propre vertu, independants les uns des autres et qui ne sont pointsoumis a une volonte unique >> 39

C'est ce credo essentiel, associant libertes publiques et economie demarch&, qui a inspire tant l'eeuvre du professeur de science economiqueet de droit financier a l'Universite de Turin que l'action du ministre etpresident de la Republique dans 1'Italie en reconstruction de 1'apres-guerre.

Faire retour sur le travail d'historien de Luigi Einaudi, qui n'est qu'une

38. ID., Prediche, Ban, G. Laterza e Figli, 1920, p. VII-VIII.39. Cet article a etb republie : L. EINAUDI, a Liberismo e liberalismo >, in 71 Buongoverno.

Saggi di economia e politica (1897-1954), Ban, Ed. Laterza, 1954, p. 207-218.

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partie — peut-titre seconde — de son oeuvre, peut avoir aujourd'hui unedouble vertu. D'abord, une telle relecture porte interrogation sur lesconditions memes d'emergence et de constitution d'une discipline desavoir. En datant du troisieme quart du xvine siècle la formation de1'economie politique, Einaudi propose une chronologie que l'on peuttenir comme globalement pertinente. Elle designe avec lucidite l'ecart quiexiste entre 1'Encyclopedie, oil la discipline n'est point connue commetelle, et 1'Esquisse d'un tableau historique des progres de 1'esprit humainqui en suggere 1'histoire. Dans 1'Explication detaillee du systeme desconnaissances humaines de 1'Encyclopedie, la categorie d' o economiepolitique » n'apparait pas : ce qui sera son objet est divise entre lesdiverses branches de la o morale particuliere >>, a savoir la o jurisprudencenaturelle >>, la o jurisprudence economique » et la o jurisprudence poli-tique » qui decrivent les devoirs de 1'homme et ceux des societes 40 •

Quatre decennies plus tard, dans le texte de Condorcet, 1' « economiepolitique >> est constituee comme telle, donne comme la science des

lois suivant lesquelles [les] richesses se forment ou se partagent, seconservent ou se consomment, s'accroissent ou se dissipent >>. De cesavoir, 1'Esquisse dresse une chronologie qui decale en amont celleretenue par Einaudi :

Un disciple de Descartes, l'illustre et malheureux Jean de Witt, sentit que1'economie politique devait, comme toutes les sciences, titre soumise auxprincipes de la philosophie et a la precision du calcul. Elle fit peu de progresjusqu'au moment on la paix d'Utrecht promit a l'Europe une tranquillitedurable. A cette epoque, on vit les esprits prendre une direction presquegenerale vers cette etude jusqu'alors negligée; et cette science nouvelle a eteportee par Stewart, par Smith, et surtout par les economistes frangais, dumoins pour la precision et la purete des principes, a un degre qu'on nepouvait esperer d'atteindre si promptement, apres une si longue indiffe-rence >> 41

C'est ce surgissement, lucidement diagnostique par Einaudi, donts'efforcent de rendre compte les recherches les plus neuves consacrees a1'economie politique telle qu'elle se construit a 1'age des Lumieres 42.

40. « Explication detaillbe du systeme des connaissances humaines », in Jean LE RANDD'ALEMBERT, Discours preliminaire de 1'Encyclopedie, Paris, Ed. Gonthier, a BibliothequeMediations n, 1965, p. 155-170, citation p. 162.

41. CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrPs de 1'esprit humain, Paris,Flammarion, G.F., 1988, p. 221.

42. Jean-Claude PERROT, a Economie politique n, in Handbuch politisch-sozialer Grund-begrife in Frankreich 1680-1820, herausgegeben von Rolf REicHARDT and EberhardSCHMriT, Munchen, R Oldenbourg Verlag, 1988, Heft 8, p. 51-104 et « L'Economie

Page 19: QUEST-CE QU'UNE DISCIPLINE? LUIGI EINAUDI ET … · R CHARTIER : LUIGI EINAUDI 259 ques offraient un havre qui permettait d'eviter un trop immediat engage-ment dans l'actualite politique,

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Relire Einaudi aujourd'hui est aussi rencontrer une maniere de definir1'histoire intellectuelle contre laquelle s'est batie toute la sociologie de laconnaissance, attentive aux enracinements des systemes de pensee et aleur discontinuite. Portee par une certitude sans faille dans la scientificitede sa discipline, lisant l'histoire de celle-ci a partir de son present, commeun developpement continu, sure du partage entre la verite et 1'erreur, lademarche de Luigi Einaudi peut sembler doublement illusoire. Parce quesa proclamation de scientificite parait a la mesure du dessein ideologiquequi la fonde — a savoir etablir comme absolument certains les principesde 1'economie liberale. Parce qu'elle reconstruit une histoire oil les ideessont sans attaches, les discours transparents it eux-memes et les veritesdites une fois pour toutes. Or nous savons maintenant que c'est l'inversequ'il nous faut penser, en traquant les determinations et les opacites desdiscours qui, successivement et contradictoirement, pretendent au vrai.Pourtant, paradoxalement, l'ceuvre d'historien d'Einaudi peut y aider, etce, par la pratique d'analyse dont elle donne 1'exemple. En demontant lesarchitectures conceptuelles qui structurent differentiellement les pensees,en portant interet aux variations dans les conditions de transmission desoeuvres, en refusant les taxinomies generiques, Einaudi empruntait unchemin qui ne confirmait point necessairement les positions qu'il affir-mait. L'histoire qu'il ecrivait, attentive aux ruptures, aux specificites, auxconditions de possibilite, etait en un sens fort a distance de 1'histoire desidees dont elle se reclamait. C'est sans doute a cause de cette tensionproductrice qu'il y a profit a la redecouvrir.

Roger CHARTIER,E.H.E.S.S., Paris.

politique et ses livres » , in Histoire de I'edition franpaise, sous la dir. de Henri-Jean MAR tNet Roger CHAR'nER, t. II : Le Livre triomphant, 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, p. 240-257.