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EHESS Reproduction interdite: La dimension symbolique de la domination économique Author(s): Pierre Bourdieu Source: Études rurales, No. 113/114 (Jan. - Jun., 1989), pp. 15-36 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20125122 . Accessed: 08/10/2013 21:50 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Études rurales. http://www.jstor.org This content downloaded from 160.94.45.157 on Tue, 8 Oct 2013 21:50:34 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Reproduction interdite: La dimension symbolique de la domination économique

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Reproduction interdite: La dimension symbolique de la domination économiqueAuthor(s): Pierre BourdieuSource: Études rurales, No. 113/114 (Jan. - Jun., 1989), pp. 15-36Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20125122 .

Accessed: 08/10/2013 21:50

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PIERRE BOURDIEU

Reproduction interdite

La dimension symbolique de la domination ?conomique

"Le paysan ne devient 'stupide' que l? o? il est

pris dans les rouages d'un grand empire dont

le m?canisme bureaucratique ou liturgique lui

demeure ?tranger."

Max Weber, Le juda?sme antique.

La proposition qui m'est faite de revenir, si longtemps apr?s, sur

le probl?me du c?libat me ravit et me trouble ? la fois. J'ai en

effet une affection particuli?re pour ce travail ancien1 qui, bien qu'il

pr?sente toutes les incertitudes des premiers pas, me para?t enfermer

le principe de plusieurs des d?veloppements majeurs de ma recherche

ult?rieure : je pense par exemple ? des notions comme habitus, strat?gie ou domination symbolique qui, sans parvenir toujours ? l'explicitation compl?te, orientent tout le texte ou ? l'effort de r?flexivit? qui l'inspire de bout en bout et qui s'exprime, non sans quelque na?vet?, dans sa

conclusion. Et si je n'?tais pas retenu par la crainte de para?tre sacrifier

? la complaisance, je pourrais montrer comment la r? appropri?t ion d'une

exp?rience sociale plus ou moins refoul?e qu'il a favoris?e a sans doute

rendu possible, au titre de socio-analyse pr?alable, l'instauration d'un

1. P. Bourdieu, "C?libat et condition paysanne", ?tudes Rurales 5-6, avr.-sept. 1962 : 32-135.

E. R.t janv.-juin 1989, 113-114 : 15-36.

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rapport ? la culture, savante ou "populaire", ? la fois moins tortueux

et tortur? que celui que les intellectuels de toute origine entretiennent

d'ordinaire avec tout ce qui touche au peuple et ? la culture. Mais je ne puis pas me d?fendre d'un certain malaise au moment de r?ouvrir, sans avoir le go?t ni le loisir de m'y replonger compl?tement, les dossiers o? ont dormi si longtemps les pi?ces et les morceaux que j'avais ?crits au d?but des ann?es 1970 en vue de la publication en anglais (due ? l'initiative amicale de Julian Pitt-Rivers) d'une version r?vis?e et

augment?e de l'article d'Etudes Rurales : comment d?terminer, dans le fatras de ce chantier abandonn?, ce qui est encore valide, apr?s tant de

travaux importants, au premier rang desquels ceux qui sont rassembl?s

ici ? Comment sans refaire de fond en comble l'article initial, comme

j'en avais eu l'intention, transmettre les principes fondamentaux des

corrections et des additions que j'aurais souhait? apporter ?

Addenda et corrigenda

Je ne reviendrai pas sur la premi?re partie, o? je m'effor?ais de

d?crire la logique des ?changes matrimoniaux dans la soci?t? d'autrefois, l'article intitul? "Les strat?gies matrimoniales dans le syst?me des

strat?gies de reproduction" (Annales 4-5, juil.-oct. 1972 : 1105-1127) avait ?t? con?u pour prendre la place de l'ancienne description de la

logique des ?changes matrimoniaux telle qu'elle se pr?sentait avant la

crise dont le c?libat des h?ritiers est la manifestation la plus visible :

bien qu'elle ait ?t? pens?e contre la mani?re, alors dominante, de

concevoir les rapports entre les structures de la parent? et les structures

?conomiques, cette analyse laissait en effet ?chapper la logique pratique des strat?gies par lesquelles les agents visaient ? tirer le meilleur parti

possible de leurs "atouts" sp?cifiques (taille de la propri?t?, rang de

naissance, etc.). La comparaison entre la tentative initiale pour enfermer

dans une formule d'allure formelle la relation, mat?rialis?e par Vadot, entre les structures ?conomiques (saisies au travers de la distribution des propri?t?s selon la taille) et les structures matrimoniales, et la

reconstruction finale de l'ensemble des contraintes (ou des facteurs

d?terminants) qui orientent les strat?gies matrimoniales offre une bonne

occasion d'observer, dans le d?tail concret de la recherche, la rupture avec la vision structuraliste qu'il a fallu op?rer, notamment dans les

proc?dures d'interrogation et d'observation et dans le langage employ?, pour ?tre en mesure de produire une th?orie ad?quate de la pratique et de

comprendre les "choix" matrimoniaux des agents comme ?tant le produit

des strat?gies raisonnables mais non voulues d'un habitus objectivement

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REPRODUCTION INTERDITE 17

ajust? aux structures2. Le progr?s th?orique et m?thodologique est

lui-m?me ins?parable d'une conversion du rapport subjectif du chercheur ? son objet, l'ext?riorit? un peu hautaine de l'observateur objectiviste c?dant la place ? la proximit? (th?orique et pratique) que favorise la

r? appropriation th?orique du rapport indig?ne ? la pratique. Ce n'est pas par hasard en effet si l'introduction d'un point de vue qui place les agents, et leurs strat?gies, en position centrale, en lieu et place des structures

hypostasi?es par la vision structuraliste, s'est impos?e ? propos de

soci?t?s qui, comme les communaut?s paysannes de l'aire europ?enne,

longtemps exclues en fait de la grande tradition ethnologique, sont assez proches pour rendre possible, une fois surmont?e la distance

sociale, une relation de proximit? th?orique ? la pratique qui s'oppose aussi bien ? la participation fusionnelle ? l'exp?rience v?cue des agents que poursuit certaine mystique populiste qu'? l'objectivation distante

que certaine tradition anthropologique, faisant de n?cessit? vertu, constitue en parti m?thodologique.

Quant ? l'analyse statistique des chances diff?rentielles de mariage ou de c?libat, on a d?, pour plus de rigueur, refaire les calculs en

prenant pour population-m?re non plus (comme dans l'article de 1962) l'ensemble des personnes r?sidant ? Lesquire au moment de l'enqu?te,

mais l'ensemble des cohortes concern?es (cf. tableau en annexe). C'?tait

se donner le moyen d'?tablir les taux d'?migration diff?rentiels selon diff?rentes variables (sexe, ann?e de naissance, cat?gorie socioprofes

sionnelle du p?re, rang dans la famille et localisation - au bourg ou au hameau - du domicile) en m?me temps que les chances de

mariage des migrants et des restants selon ces m?mes variables. En

fait, ces statistiques, fort difficiles et longues ? ?tablir (les informations sur les ?migr?s devant ?tre recueillies oralement aupr?s de toute une

s?rie d'informateurs), confirment, en les pr?cisant, les conclusions d?j?

2. Les d?couvertes scientifiques ont souvent le privil?ge ambigu, en anthropologie, de devenir ?videntes d?s qu'elles sont acquises, et, sauf ? ?voquer l'exp?rience, apr?s tout purement subjective, de la peine qu'elles ont demand?e, on ne peut trouver

meilleure attestation, au moins ? des fins p?dagogiques, du chemin parcouru, que les ?tats successifs du travail qui a ?t? n?cessaire pour les obtenir ou les corrections et les additions apparemment minimes qui, mieux que les autocritiques fracassantes, font voir le lent cheminement de la conversion intellectuelle. On peut aussi donner une id?e du mouvement de la recherche en ?voquant l'?tat historique de la probl?matique par

rapport ? laquelle elle s'est institu?e (cf. P. Bourdieu, "De la r?gle aux strat?gies", in Choses dites, Paris, Ed. de Minuit, 1987). Il est remarquable que, dans une mise au

point ? propos d'un article qui d?crivait l'?mergence et la diffusion r?cente du concept de strat?gie en se limitant, as usual, ? la production anglo-saxonne (G. Crow, "The use of the concept of 'strategy' in recent sociological literature", Sociology 23 (1), feb. 1989 : 1-24), David H. Morgan, qui travaille lui-m?me dans ce domaine, rappelle que les premiers usages de ce concept et le nouveau "paradigme" qu'ils introduisent en

ethnologie et en sociologie sont apparus dans la sph?re de la sociologie et de l'histoire de la famille et de la maisonn?e (cf. D.H.J. Morgan, "Strategies and sociologists : a comment on Crow", Sociology 23 (1), feb. 1989 : 25-29).

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acquises : on peut en effet avancer (avec la prudence qu'impose l'exigu?t?

des effectifs) que les chances de d?part sont beaucoup plus fortes chez les

femmes que chez les hommes, surtout dans les hameaux, o? l'exc?dent

des hommes atteint des proportions impressionnantes ; que, chez les

hommes, les chances de rester ? la terre s'accroissent avec la taille

du patrimoine ; et que si, dans l'ensemble, la probabilit? d'?migrer est

nettement plus faible chez les a?n?s que chez les cadets (61% contre 42%), les effets du droit d'a?nesse ne sont plus perceptibles chez les petits

propri?taires. Chez les filles, on n'observe aucune relation significative entre l'?migration et la taille de la propri?t? ou le rang de naissance, les filles de bonne famille quittant m?me la terre dans une proportion l?g?rement plus ?lev?e que les autres. Quant aux chances de mariage elles sont, toutes choses ?gales par ailleurs, nettement plus fortes chez

les partants que chez les restants3 et, parmi ces derniers, plus ?lev?es chez les habitants du bourg que chez les habitants des hameaux4. Mais le fait le plus important, et qui frappe les int?ress?s comme un scandale, est que,

parmi les restants, les probabilit?s de mariage ne varient pratiquement pas, dans les hameaux, en fonction de la taille de la propri?t?, ou du

rang de naissance, de "grands a?n?s" ou, en tout cas, des h?ritiers de

patrimoines importants, pouvant se trouver ainsi condamn?s au c?libat5.

En fait, l'?migration et le c?libat sont ?troitement li?s entre eux

(dans la mesure notamment o? les chances de rester c?libataire sont

consid?rablement renforc?es par le fait de rester, surtout dans les

hameaux) et ?troitement li?s au m?me syst?me de facteurs (le sexe, la cat?gorie socioprofessionnelle d'origine et, pour les agriculteurs, la

taille de la propri?t?, le rang de naissance, et, enfin, le domicile, au bourg ou dans les hameaux). Ce que la statistique des relations

3. Il n'en va pas de m?me chez les filles - celles qui sont rest?es au pays ayant un

taux de c?libat l?g?rement inf?rieur (18% globalement, soit 22% au bourg et 17,5% dans les hameaux) ? celui des partantes (24%) : ce qui se comprend puisqu'elles sont

affront?es ? un march? moins difficile.

4. D'une s?rie de tableaux statistiques ?tablis ? partir des listes nominatives pour les ann?es 1954, 1962 et 1968 pour les diff?rentes communes du canton de Lesquire, il ressort que partout s'observent les r?gularit?s d?j? observ?es ? Lesquire, l'intensit?

du c?libat masculin atteignant des taux tr?s ?lev?s, analogues ? ceux des hameaux

de Lesquire, dans les petites communes recul?es et isol?es, et tr?s semblables aux

hameaux, par leur ?loignement de tout centre urbain, leur habitat dispers? et leur

structure socioprofessionnelle, tandis qu'elle diminue dans celle des communes qui se

trouve ?tre proche d'une ville ouvri?re, Oloron, et comporter une fraction relativement

importante d'ouvriers.

5. La notion d'a?n? ou d'h?ritier doit ?tre prise au sens social et non au sens

biologique. Dans la situation traditionnelle, l'arbitraire de la d?finition sociale pouvait se trouver masqu? : c'?tait presque in?vitablement l'a?n? biologique qui ?tait trait? et

agissait en a?n? social, c'est-?-dire en h?ritier. Aujourd'hui, avec le d?part de l'a?n?, un cadet par la naissance peut se trouver investi du statut d'h?ritier. L'h?ritier n'est

plus seulement celui qui reste parce qu'il est l'a?n? mais aussi celui qui est l'a?n? parce

qu'il est rest?.

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REPRODUCTION INTERDITE 19

Tableau 1

La part des restants et, parmi ceux-ci, des c?libataires, selon le domicile, le

sexe et la taille de la propri?t? parmi les personnes n?es ? Lesquire avant 19S51

Bourg

Restants

Restants

c?libataires

Hameau

Restants

Restants

c?libataires

Petits propri?taires H

(+ domestiques) F 28,5*

50,0*

43,0

33,5

57,0

15,2

Moyens H

F

75,0*

100,0*

70,5

50,0

61,5

22,0

Gros H

F

100,0*

40,0*

82,0

43,0

55,5

33,5

Autres

professions

H

F 58,5

23,5

14,0

50,0

33,5

36,5

Ensemble H

F

54,0

33,5

15,5

22,0

49,5

37,0

56,5

17,5

* Chiffres nuls ou trop petits (et donn?s ? titre indicatif).

1. En adoptant (en 1970) 1935 comme limite sup?rieure des cohortes retenues, on se situait au-dessus de l'?ge moyen de mariage des hommes (29 ans) et des femmes

(24 ans) et pr?s de la limite sup?rieure de la "mariabilit?" (on ne compte que 4 ou 5 cas de mariage apr?s 35 ans).

entre ce syst?me de facteurs plus ou moins ?troitement connect?s

entre eux et les chances d'?migrer et d'acc?der (plus ou moins jeune) au mariage appr?hende, c'est l'effet des transformations globales de

l'espace social et, plus pr?cis?ment, de l'unification du march? des biens

symboliques tel qu'il s'est exerc? diff?rentiellement sur les diff?rents

agents selon leur attachement objectif (maximum chez les a?n?s de

grandes familles) et subjectif (c'est-?-dire inscrit dans les habitus et les hexis corporelles)

au mode d'existence paysan d'autrefois. Dans

les deux cas, on mesure en quelque sorte la r?sultante tangible de la

force d'attraction exerc?e par le champ social d?sormais unifi? autour des r?alit?s urbaines dominantes, avec l'ouverture des isolats, et de

la force d'inertie que les diff?rents agents lui opposent en fonction des cat?gories de perception, d'appr?ciation et d'action constitutives de leur habitus. L'unification du champ social, dont l'unification du

march? des biens symboliques, donc du march? matrimonial, est un

aspect, s'accomplit ? la fois dans l'objectivit? - sous l'effet de tout un

ensemble de facteurs aussi diff?rents que l'amplification des d?placements favoris?e par l'am?lioration des moyens de transports, la g?n?ralisation de l'acc?s ? une forme d'enseignement secondaire, etc. -

et dans les

repr?sentations. On serait tent? de dire qu'elle ne s'accomplit dans

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l'objectivit? - entra?nant des ph?nom?nes d'?limination diff?rentielle

dont le c?libat des h?ritiers est l'exemple le plus significatif -

que parce

qu'elle s'accomplit dans et par la subjectivit? des agents qui accordent

une reconnaissance ? la fois extorqu?e et accept?e ? des processus orient?s

vers leur propre soumission.

"Du monde clos ? l'univers infini"

En reprenant le titre de l'ouvrage c?l?bre d'Alexandre Koyr?, on voudrait seulement ?voquer l'ensemble des processus qui, dans

l'ordre ?conomique, mais aussi et surtout symbolique, ont accom

pagn? l'ouverture objective et subjective du monde paysan (et, plus

g?n?ralement, rural), neutralisant progressivement l'efficacit? des fac teurs qui tendaient ? assurer l'autonomie relative de ce monde et

? rendre possible une forme particuli?re de r?sistance aux valeurs

centrales : soit, pour ne nommer que les plus importants, la faible

d?pendance ? l'?gard du march?, surtout en mati?re de consommation, gr?ce au privil?ge donn? ? l'asc?se de l'autoconsommation (dont l'homogamie est un aspect) et l'isolement g?ographique, renforc? par la

pr?carit? des moyens de transport (chemins et v?hicules) qui tendait ? r?duire l'aire des d?placements et ? favoriser l'enfermement dans un monde social ? base locale, imposant ? la fois l'interd?pendance et

l'interconnaissance par-del? les diff?rences ?conomiques ou culturelles.

Cette fermeture objective et subjective rendait possible une forme de

particularisme culturel, fond? sur la r?sistance, plus ou moins assur?e, aux normes citadines, en mati?re de langue notamment, et une sorte de

localocentrisme, en mati?re de religion et de politique : par exemple,

les choix politiques ordinaires ?taient en grande partie op?r?s par r?f?rence au contexte imm?diat, c'est-?-dire en fonction de la position

occup?e dans la hi?rarchie au sein du microcosme clos qui tendait

? faire ?cran au macrocosme social et ? la position relative que le

microcosme, globalement, y occupait (ainsi, ? partir d'un certain niveau

de la hi?rarchie locale, on se devait en quelque sorte d'?tre pratiquant et

conservateur et pour un "gros" paysan, fr?quenter r?guli?rement l'?glise,

porter au cur? le vin de messe, ?tait une question de pourtal?, de

portail, de rang social). Autrement dit, la position occup?e dans l'espace social par ce microcosme dot? de ses hi?rarchies sociales propres, de ses

dominants et de ses domin?s et de ses conflits de "classes", n'avait pas

d'effet pratique sur la repr?sentation que les paysans avaient de leur

monde et de la position qu'ils y occupaient6.

6. Les cat?gories de droite et de gauche, propres au champ politique central, n'ont

pas du tout le m?me sens dans le macrocosme et dans le microcosme local (si tant est qu'elles en aient un dans ce contexte). C'est ? l'allodoxia structurale, qui r?sulte

de l'autonomie relative, au moins subjective, des unit?s ? base locale, et non ? la

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REPRODUCTION INTERDITE 21

L'unification du march? des biens ?conomiques et symboliques a

pour effet premier de faire dispara?tre les conditions d'existence de

valeurs paysannes capables de se poser en face des valeurs dominantes

comme antagonistes, au moins subjectivement, et pas seulement comme

autres (pour ?voquer la vieille opposition platonicienne de Yenantion

et de Vheteron qui suffirait ? ?claircir bien des discussions confuses

sur la "culture populaire"). La d?pendance limit?e et masqu?e c?de

progressivement la place ? une d?pendance profonde et aper?ue, voire

reconnue. On a souvent d?crit la logique et les effets du renforcement

de la domination de l'?conomie de march? sur la petite agriculture

(dans laquelle se rangent les plus "gros" des paysans de Lesquire). Pour la production, l'exploitation agricole d?pend toujours davantage du march? des marchandises industrielles (machines, engrais, etc.) et

elle ne peut faire face aux investissements n?cessaires pour moderniser

l'?quipement productif et am?liorer les rendements que par le recours ?

des emprunts propres ? compromettre l'?quilibre financier de l'entreprise

agricole et ? l'enfermer dans un type d?termin? de produits et de

d?bouch?s. Pour la commercialisation, elle d?pend aussi de plus en

plus ?troitement du march? des produits agricoles et, plus pr?cis?ment, de l'industrie alimentaire (dans le cas particulier, celle qui assure le

ramassage du lait). Du fait que leurs d?penses d'exploitation d?pendent de l'?volution g?n?rale des prix, industriels notamment, sur lesquels

ils n'ont pas de prise, et surtout que leurs revenus d?pendent de plus en plus de prix garantis (comme celui du lait ou du tabac), les al?as

de la conjoncture des prix tendent ? tenir, dans la r?alit? et dans

leur vision du monde, la place qui revenait autrefois aux al?as de la

nature : ? travers l'intervention ?conomique des pouvoirs publics -

et en

particulier l'indexation des prix -, c'est une action politique, propre ?

susciter des r?actions politiques qui a fait son apparition dans le monde

quasi naturel de l'?conomie paysanne7. Ce qui a pour effet d'incliner

dispersion spatiale, comme le sugg?re Marx, avec la m?taphore du sac de pommes de

terre, qu'est imputable la singularit? constante des prises de position politiques des

paysans et, plus g?n?ralement, des ruraux. Pour rendre compte compl?tement de cette

allodoxia, dont les effets sont loin d'avoir disparu, il faut prendre en consid?ration tout un ensemble de traits caract?ristiques de la condition paysanne et rurale, qu'on ne

peut ici qu'?voquer : le fait que les contraintes inh?rentes ? la production se pr?sentent sous la forme de rapports naturels plut?t qu'au travers de rapports sociaux (les horaires et les rythmes de la production semblant d?termin?s exclusivement par les

rythmes de la nature, et ind?pendamment de toute volont? humaine ; la r?ussite de

l'entreprise semblant d?pendre des conditions climatiques plus que des structures de

la propri?t? ou du march?, etc.) ; le fait que la d?pendance universelle ? l'?gard du

jugement des autres prend une forme tr?s particuli?re dans ces mondes ? huis clos

o? chacun se sent sans cesse sous le regard des autres et condamn? ? coexister avec

eux pour la vie (c'est l'argument "il faut bien y vivre !" invoqu? pour justifier la

soumission prudente aux verdicts collectifs et la r?signation au conformisme), etc.

7. Bien qu'elle se masque toujours, aux yeux m?mes de ceux qui en sont

responsables, sous des justifications techniques, la politique des prix d?pend

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22 P. BOURDIEU

? une vision plus politis?e du monde social, mais dont la coloration

anti-?tatique doit encore beaucoup ? l'illusion de l'autonomie qui est

le fondement de l'auto-exploitation. La repr?sentation d?doubl?e, voire

contradictoire, que ces petits propri?taires convertis en quasi-salari?s se

font de leur condition et qui s'exprime souvent dans des prises de position politiques ? la fois r?volt?es et conservatrices, trouve son fondement dans les ambigu?t?s objectives d'une condition profond?ment contradictoire.

Rest?s, au moins en apparence, les ma?tres de l'organisation de leur

activit? (? la diff?rence de l'ouvrier qui apporte sur le march? sa force de travail, ce sont des produits qu'ils vendent), propri?taires de moyens de production (b?timents et ?quipements) qui peuvent repr?senter un

capital investi tr?s important (mais impossible ? r?aliser en fait en

argent liquide), ils ne tirent souvent d'un travail dur, contraignant et

peu gratifiant symboliquement, quoique de plus en plus qualifi?, que des revenus inf?rieurs ? ceux d'un ouvrier qualifi?. Par un effet non voulu de la politique technocratique, notamment en mati?re d'aides et de cr?dit, ils ont ?t? conduits ? contribuer, par leurs investissements de tous ordres, ? l'instauration d'une production aussi fortement socialis?e en fait que celle des ?conomies dites socialistes, ? travers notamment les contraintes

qui p?sent sur les prix et sur le proc?s de production lui-m?me, tout en

conservant la propri?t? nominale et aussi la responsabilit? de l'appareil de production, avec toutes les incitations ? l'auto-exploitation qui en

d?coulent.

La subordination croissante de l'?conomie paysanne ? la logique du march? n'aurait pas suffi, par soi seule, ? d?terminer les transformations

profondes dont le monde rural a ?t? le lieu, ? commencer par l'?migration massive, si ce processus n'avait ?t? lui-m?me li?, par une relation de

causalit? circulaire, ? une unification du march? des biens symboliques propre ? d?terminer le d?clin de l'autonomie ?thique des paysans et, par l?, le d?p?rissement de leurs capacit?s de r?sistance et de refus. On admet que, de mani?re tr?s g?n?rale, l'?migration hors du secteur agricole est fonction du rapport entre les salaires dans l'agriculture et dans les secteurs non agricoles et de l'offre d'emploi dans ces secteurs (mesur?e au taux de non-emploi industriel). On pourrait ainsi proposer un mod?le

fondamentalement du poids de la paysannerie dans le rapport des forces politiques et de l'int?r?t que repr?sente pour les dominants le maintien ? l'existence d'une

agriculture pr?capitaliste co?teuse, mais politiquement s?re, donc rentable en un autre sens (et n?cessaire, comme on l'a d?couvert dans les ann?es 1980, pour conserver

? la campagne ses charmes esth?tiques). La volont? technocratique d'intensifier

l'exode rural pour r?duire les gaspillages et pour jeter sur le march? de l'emploi industriel les travailleurs et les capitaux actuellement "d?tourn?s" par la petite

agriculture s'affirmerait-elle aussi brutalement si la petite bourgeoisie citadine avide

d'ascension et soucieuse de respectabilit? n'?tait venue relayer, dans le syst?me des

alliances politiques, une paysannerie qui se trouve ainsi renvoy?e vers des formes de

manifestation ? la fois violentes et localis?es (du fait, notamment, de son isolement

par rapport aux autres forces sociales) o? s'expriment toutes ses contradictions ?

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m?canique simple des flux migratoires en posant d'une part qu'il existe un champ d'attraction avec des diff?rences de potentiel d'autant plus

grandes que l'?cart des situations ?conomiques (niveau de revenu, taux

d'emploi) est plus grand et d'autre part que les agents opposent aux

forces du champ une inertie ou une r?sistance qui varie selon diff?rents

facteurs.

Mais on ne peut se satisfaire compl?tement de ce mod?le que si l'on

oublie les conditions pr?alables de son fonctionnement, qui n'ont rien

de m?canique : ainsi, par exemple, l'effet de l'?cart entre les revenus

dans l'agriculture et hors de l'agriculture ne peut s'exercer que dans la mesure o? la comparaison, comme acte conscient ou inconscient de

mise en relation, devient possible et socialement acceptable et o? elle tourne ? l'avantage du mode de vie citadin dont le salaire n'est qu'une dimension parmi d'autres ; c'est-?-dire dans la mesure o? le monde

clos et fini s'ouvre et o? viennent progressivement ? tomber les ?crans

subjectifs qui rendaient impensable toute esp?ce de rapprochement entre

les deux univers. En d'autres termes, les avantages associ?s ? l'existence

urbaine n'existent et n'agissent que s'ils deviennent des avantages per?us

et appr?ci?s, si, par cons?quent, ils sont appr?hend?s en fonction de

cat?gories de perception et d'appr?ciation qui font que, cessant de passer

inaper?us, d'?tre ignor?s (passivement ou activement), ils deviennent

perceptibles et appr?ciables, visibles et d?sirables. Et de fait, l'attraction du mode de vie urbain ne peut s'exercer que sur des esprits convertis ?

ses s?ductions : c'est la conversion collective de la vision du monde qui

conf?re au champ social entra?n? dans un processus objectif d'unification un pouvoir symbolique fond? dans la reconnaissance unanimement

accord?e aux valeurs dominantes.

La r?volution symbolique est le produit cumul? d'innombrables conversions individuelles, qui, ? partir d'un certain seuil, s'entra?nent

mutuellement dans une course de plus en plus pr?cipit?e. La banalisation

que cr?e l'accoutumance porte en effet ? oublier l'extraordinaire travail

psychologique que suppose, tout sp?cialement dans la phase initiale du processus, chacun des d?parts loin de la terre et de la maison ; et il faudrait ?voquer l'effort de pr?paration, les occasions propres ? favoriser ou ? d?clencher la d?cision, les ?tapes d'un ?loignement psychique toujours difficile ? accomplir (l'occupation d'une profession de facteur ou de chauffeur ? mi-temps au bourg fournissant par exemple le tremplin pour un d?part vers la ville) et, parfois jamais achev? (comme en t?moignent les efforts, qui durent toute une vie, des ?migr?s forc?s, pour "se rapprocher" du

pays). Chacun des agents concern?s passe, simultan?ment ou successive

ment, par des phases de certitude de soi, d'anxi?t? plus ou moins

agressive et de crise de l'estime de soi (qui s'exprime dans la d?ploration rituelle de la fin des paysans et de la "terre" : "la terre est foutue"). La

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24 P. BOURDIEU

propension ? parcourir plus ou moins vite la trajectoire psychologique

qui m?ne au renversement de la table des valeurs paysannes d?pend de

la position occup?e dans l'ancienne hi?rarchie, ? travers les int?r?ts et les

dispositions associ?es ? cette position. Les agents qui opposent la plus faible r?sistance aux forces d'attraction externes, qui per?oivent plus t?t et mieux que les autres les avantages associ?s ? l'?migration, sont ceux

qui sont les moins attach?s objectivement et subjectivement ? la terre et

? la maison, parce que femmes, cadets ou pauvres. C'est encore l'ordre

ancien qui d?finit l'ordre dans lequel on s'?loigne de lui. Les femmes qui, en tant qu'objets symboliques d'?change circulaient de bas en haut, et se

trouvaient de ce fait spontan?ment inclin?es ? se montrer empress?es et

dociles ? l'?gard des injonctions ou des s?ductions citadines, sont, avec

les cadets, le cheval de Troie du monde urbain. Moins attach?es que les

hommes (et les cadets eux-m?mes) ? la condition paysanne et moins

engag?es dans le travail et dans les responsabilit?s de pouvoir, donc moins tenues par le souci du patrimoine ? "maintenir", mieux dispos?es ? l'?gard de l'?ducation et des promesses de mobilit? qu'elle enferme, elles importent au c ur du monde paysan le regard citadin qui d?value et disqualifie les "qualit?s paysannes".

Ainsi, la restructuration de la perception du monde social qui est au c ur de la conversion individuelle et collective ne fait qu'un avec

la fin de l'autarcie psychologique, collectivement entretenue, qui faisait du monde clos et ferm? de l'existence famili?re une r?f?rence absolue. R?f?rence si totalement indiscut?e que l'?loignement s?lectif de ceux

qui, cadets ou cadettes pauvres, devaient abandonner la terre, pour

et par le travail ou le mariage, ?tait encore un hommage rendu aux

valeurs centrales et reconnu comme tel8. La conversion collective qui

conduit ? des d?parts de plus en plus nombreux et qui finira par affecter les survivants eux-m?mes est ins?parable de ce qu'il faut bien

appeler une r?volution copernicienne : le lieu central, immuable, si?ge d'une hi?rarchie elle aussi immuable et unique, n'est plus qu'un point quelconque dans un espace plus vaste, pire, un point bas, inf?rieur, domin?. La commune, avec ses hi?rarchies (l'opposition par exemple entre les "gros" et les "petits" paysans), se trouve resitu?e dans un espace social plus large au sein duquel les paysans dans leur ensemble occupent une position domin?e. Et ceux-l? m?me qui tenaient les positions les

plus ?lev?es dans ce monde soudain rel?gu? finiront, faute d'op?rer ?

8. La d?route symbolique des valeurs paysannes est aujourd'hui si totale qu'il faut

rappeler quelques exemples typiques de leur affirmation triomphante. Par exemple, cette d?nonciation de la d?rogeance prononc?e juste avant la Deuxi?me Guerre

mondiale par la femme d'un "grand h?ritier" de Denguin ? propos d'un autre "grand h?ritier" : "X. marie sa fille avec un ouvrier !" (en r?alit? un petit propri?taire de

Saint-Faust travaillant comme employ? ? la Maison du Paysan). Ou cet autre cri du c ur ? propos d'une grande famille d'Arbus dont la fille unique avait ?t? mari?e ? un fonctionnaire : "Dap u emplegat !" (Avec un employ? !).

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REPRODUCTION INTERDITE 25

temps les conversions et les reconversions n?cessaires, par faire tous les

frais de la r?volution symbolique qui touche l'ordre ancien en un point

strat?gique, le march? matrimonial ; du fait que l'exploitation agricole est situ?e dans un environnement ?conomique et un march? du travail

qui la condamne ? n'avoir de main-d' uvre que domestique, ce march?

commande en effet, tr?s directement, la reproduction de la main-d' uvre

agricole et, par l?, de l'entreprise paysanne.

L'unification du march? matrimonial

En tant que march? tout ? fait particulier, o? ce sont les personnes, avec toutes leurs propri?t?s sociales, qui sont concr?tement mises ?

prix, le march? matrimonial constitue pour les paysans une occasion

particuli?rement dramatique de d?couvrir la transformation de la table

des valeurs et l'effondrement du prix social qui leur est attribu?. C'est ce que r?v?lait, de mani?re particuli?rement dramatique, le petit bal de la No?l, point de d?part de toute la recherche, qui appara?t, au terme d'un long travail de construction th?orique, ?tendu en cours de route ? des objets empiriques ph?nom?nalement tout diff?rents, comme la r?alisation paradigmatique de tout le processus conduisant ? la crise

de l'ordre paysan du pass?9.

Le bal est en effet la forme visible de la nouvelle logique du march? matrimonial. Aboutissement d'un processus ? travers lequel les m?canismes autonomes et autor?gul?s d'un march? matrimonial dont les

limites s'?tendent bien au-del? du monde paysan tendent ? se substituer aux ?changes r?gl?s du petit march? local, subordonn? aux normes et aux int?r?ts du groupe, il donne ? voir, concr?tement, l'effet le plus sp?cifique - et le plus dramatique

- de l'unification du march? des ?changes symboliques et la transformation qui, dans ce domaine comme ailleurs,

accompagne le passage du march? local ? l'?conomie de march?10. Selon le mot de Engels, les agents "ont perdu le contr?le de leurs propres

9. Il faudrait, ? propos de cet exemple, essayer d'?claircir ce que l'on appelle d'ordinaire intuition. La sc?ne concr?te ? travers laquelle se d?signe le probl?me est un v?ritable paradigme comportemental qui condense, sous une forme sensible, toute la logique d'un processus complexe. Et il n'est pas indiff?rent que le caract?re hautement significatif de la sc?ne ne se livre d'abord qu'? une perception int?ress?e, voire profond?ment "biais?e", comme disent les trait?s de "m?thodologie", parce que charg?e de toutes les r?sonances affectives et de toutes les colorations ?motionnelles

qu'implique la participation sympathique ? la situation et au point de vue, douloureux, des victimes.

10. Les informateurs opposent explicitement les deux modes d'instauration des relations conduisant au mariage : la n?gociation entre les familles, sur la base souvent de liens ant?rieurs, et le contact direct, dont l'occasion est ? peu pr?s toujours le bal. La libert? que donne l'interaction directe entre les int?ress?s, ainsi affranchis des pressions familiales et de toutes les consid?rations ?conomiques ou ?thiques (e.g. "r?putation" de la jeune fille), a pour ran?on la soumission aux lois du march? des individus abandonn?s ? eux-m?mes.

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interrelations sociales" ; les lois de la concurrence s'imposent ? eux

"en d?pit de l'anarchie, dans et par l'anarchie"11. Les grands h?ritiers

condamn?s au c?libat sont les victimes de la concurrence qui domine

dor?navant un march? matrimonial jusque-l? prot?g? par les contraintes

et les contr?les, souvent mal tol?r?s, de la tradition. En d?terminant une

d?valuation brutale de tous les produits du mode de production et de

reproduction paysan, de tout ce que les familles paysannes ont ? offrir,

que ce soit la terre et la vie ? la campagne ou l'?tre m?me du paysan, son langage, son v?tement, ses mani?res, son maintien et jusqu'? son

"physique", l'unification du march? neutralise les m?canismes sociaux

qui lui assuraient, dans les limites d'un march? restreint, un monopole de

fait, propre ? lui fournir toutes les femmes n?cessaires ? la reproduction sociale du groupe, et celles-l? seulement.

En mati?re de mariage comme en toute autre esp?ce d'?change,

l'existence d'un march? n'implique nullement que les transactions

n'ob?issent qu'aux lois m?caniques de la concurrence. Nombre de

m?canismes institutionnels tendent en effet ? assurer au groupe la

ma?trise des ?changes et ? le prot?ger contre les effets de 1'"anarchie"

que rappelait Engels, et que l'on a coutume d'oublier, du fait de la

sympathie spontan?ment accord?e au mod?le "lib?ral" qui, comme dans

la com?die classique, lib?re les amoureux des imp?ratifs de la Raison

d'?tat domestique. C'est ainsi que, dans l'ancien r?gime matrimonial, du fait que l'initiative du mariage revenait non aux int?ress?s mais aux

familles, les valeurs et les int?r?ts de la "maison" et de son patrimoine avaient plus de chances de triompher contre les fantaisies ou les hasards

du sentiment12. Cela d'autant plus que toute l'?ducation familiale

pr?disposait les jeunes gens ? se soumettre aux injonctions parentales

et ? appr?hender les pr?tendants selon des cat?gories de perception

proprement paysannes : le "bon paysan" se reconnaissant au rang de

sa maison, li?, ins?parablement, ? la taille de sa propri?t? et ? la dignit? de sa famille, et aussi ? des qualit?s personnelles comme l'autorit?, la

11. La distinction que fait K. Polanyi entre "les march?s isol?s" (isolated markets) et "l'?conomie de march?" (market economy), c'est-?-dire plus pr?cis?ment, entre les

"march?s r?gul?s" (regulated markets) et le "march? autor?gul?" (self-regulating market)

(cf. K. Polanyi, The Great Transformation, the Political and Economic Origins of our Time,

Boston, Beacon Press, 1974 : 56-76 (7e r??d. 1967)), apporte une pr?cision importante ? l'analyse marxiste de "l'anarchie" de la "production socialis?e" (socialized production) dans laquelle "le produit gouverne les producteurs" (the product governs the producers) :

l'existence d'un march? ne suffit pas ? faire l'?conomie de march? aussi longtemps

que le groupe conserve la ma?trise des m?canismes de l'?change. 12. L'institution la plus typique de l'ancien r?gime matrimonial ?tait ?videmment

le marieur - ou la marieuse - (appel? trachur ou talam?), quasi institutionnalis? ou

spontan?. Dans un univers o? la s?paration entre les sexes, toujours tr?s marqu?e, n'a sans doute fait que cro?tre du fait du rel?chement des liens sociaux traditionnels,

particuli?rement dans les hameaux, et de l'espacement des occasions traditionnelles

de rencontre - comme tous les travaux collectifs -, le laissez-foire du nouveau r?gime matrimonial ne peut que renforcer l'avantage des citadins.

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REPRODUCTION INTERDITE 27

comp?tence et l'ardeur au travail, tandis que la bonne ?pouse ?tait avant

tout la "bonne paysanne", dure ? la peine et pr?par?e ? accepter la

condition qui lui ?tait offerte. N'ayant jamais connu "autre chose", les

filles des hameaux voisins et de toute la zone des collines ?taient plus

dispos?es ? s'accommoder de l'existence qui leur ?tait promise par le

mariage ; n?es et ?lev?es dans une aire relativement ferm?e aux influences

ext?rieures, elles avaient moins de chances aussi de juger leurs partenaires

?ventuels selon des crit?res h?t?rodoxes. Ainsi, avant 1914, le march?

matrimonial des paysans des hameaux de Lesquire s'?tendait ? la r?gion

comprise entre les Gaves de Pau et d'Oloron, ensemble ?conomiquement et socialement tr?s homog?ne de communes compos?es, comme Lesquire,

d'un petit bourg encore fortement paysan et de fermes dispers?es sur les

coteaux et les basses montagnes13. La ma?trise du groupe sur les ?changes

s'affirmait dans la restriction de la taille du march? matrimonial mesur?e en distance g?ographique et surtout en distance sociale. Si, pas plus en

ce domaine qu'ailleurs, le monde paysan n'a jamais connu l'autonomie et

l'autarcie totales dont les ethnologues le cr?ditent souvent, ne serait-ce

qu'en prenant pour objet le village, il avait su conserver le contr?le de sa

reproduction en assurant la quasi-totalit? de ses ?changes matrimoniaux

? l'int?rieur d'un "march? pertinent" extr?mement r?duit et socialement

homog?ne : l'homog?n?it? des conditions mat?rielles d'existence et, par

cons?quent, des habitus, est en effet le meilleur garant de la perp?tuation des valeurs fondamentales du groupe.

Ce monde clos o? l'on se sentait entre soi et chez soi s'est peu ?

peu ouvert. Dans les hameaux de l'aire principale des mariages, comme

dans les hameaux de Lesquire, les femmes regardent de plus en plus vers

la ville plut?t que vers leur hameau ou vers les hameaux voisins. Plus

promptes que les hommes ? adopter les mod?les et les id?aux urbains, elles r?pugnent ? ?pouser un paysan qui leur promet cela m?me qu'elles veulent fuir (entre autres choses, l'autorit? des beaux-parents qui "ne veulent pas se d?mettre" et tout sp?cialement la tyrannie traditionnelle de la vieille daune qui entend conserver la haute main dans la maison, particuli?rement lorsque le p?re manque d'autorit? parce qu'il a fait un

mariage de bas en haut). Enfin et surtout, elles ont plus de chances de trouver un parti hors du monde paysan, tout d'abord parce que, selon la logique m?me du syst?me, ce sont elles qui circulent, et de bas en haut. Il s'ensuit que les ?changes matrimoniaux entre les hameaux

paysans et les bourgs ou les villes ne peuvent ?tre qu'? sens unique. Comme l'atteste la pr?sence, dans les petits bals de campagne, de

13. Les diff?rents quartiers de Lesquire avaient, ? l'int?rieur de l'aire commune, des secteurs propres, d?finis par la fr?quentation privil?gi?e des m?mes march?s et des

m?mes f?tes ou, plus pr?cis?ment, par l'utilisation des m?mes autobus (qui drainaient la population des diff?rents quartiers dans des directions diff?rentes et donnaient

occasion ? des contacts entre les utilisateurs).

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jeunes citadins auxquels leur aisance et leur allure donnent un avantage

inestimable sur les paysans, le march? matrimonial autrefois contr?l?

et quasiment r?serv? est d?sormais ouvert ? la concurrence la plus brutale et la plus in?gale. Tandis que le citadin peut choisir entre

diff?rents march?s matrimoniaux hi?rarchis?s (villes, bourgs, hameaux), le paysan des hameaux est cantonn? dans son aire et concurrenc?,

jusqu'? l'int?rieur de celle-ci, par des rivaux mieux nantis, au moins

symboliquement. Loin que l'extension r?cente de l'aire matrimoniale des

paysans des hameaux marque l'acc?s ? un degr? de libert? sup?rieur et conduise, avec l'accroissement de l'espace des mariages possibles, ? un accroissement des chances de mariage, elle exprime tout simplement

la n?cessit? o? sont les plus d?munis d'?tendre l'aire g?ographique de

prospection, mais dans les limites de l'homog?n?it? sociale (ou, mieux, pour maintenir cette homog?n?it?) et de diriger leurs attentes, ? l'inverse

de leurs s urs, vers les hameaux les plus recul?s du Pays basque ou de

Gascogne14.

Comme il arrive r?guli?rement lorsqu'un ordre social bascule, surtout

de mani?re insensible, les anciens dominants contribuent ? leur propre d?clin. Soit qu'ils ob?issent au sens de la hauteur statutaire qui leur

interdit de d?roger et d'op?rer ? temps les r?visions n?cessaires, voire de

14. Sans pr?tendre proposer ici une th?orie g?n?rale des ?changes matrimoniaux

dans les soci?t?s socialement diff?renci?es, on voudrait indiquer seulement que la

description des processus d'unification du march? matrimonial n'implique aucunement

l'adh?sion au mod?le du march? matrimonial unifi? qui est ? l' uvre, ? l'?tat

implicite, dans les th?ories communes du "choix du conjoint" et qui, postulant

l'homog?n?it? des fonctions de l'homogamie (sans voir qu'elle peut avoir des sens

oppos?s selon qu'elle est le fait des privil?gi?s ou des d?poss?d?s), fait de l'attraction

du semblable sur le semblable, selon l'intuition du sens commun ("qui se ressemble

s'assemble"), c'est-?-dire de la recherche de l'homogamie, le principe universel mais

vide de l'homogamie. Mais il ne s'agit pas pour autant de succomber ? l'illusion

oppos?e qui consisterait ? traiter les diff?rents march?s matrimoniaux (par exemple le march? "paysan" qui continue ? fonctionner, tant bien que mal) comme autant

d'univers s?par?s, francs de toute d?pendance. De m?me qu'on ne peut rendre

raison des variations de salaires selon les r?gions, les branches ou les professions,

qu'? condition d'abandonner l'hypoth?se d'un march? du travail unique et unifi?

et de renoncer ? agr?ger artificiellement des donn?es h?t?roclites pour rechercher

les lois structurales de fonctionnement propres aux diff?rents march?s, on ne peut

comprendre les variations que l'on observe dans les chances au mariage des diff?rentes

cat?gories sociales, c'est-?-dire du prix que re?oivent les produits de leur ?ducation,

qu'? condition d'apercevoir qu'il existe diff?rents march?s hi?rarchis?s et que les

prix que les diff?rentes cat?gories des "mariables" peuvent recevoir d?pendent des

chances qu'ils ont d'acc?der aux diff?rents march?s et de la raret?, donc la valeur,

qui est la leur sur ces march?s (et qui peut ?tre mesur?e ? la valeur mat?rielle ou

symbolique du bien matrimonial contre lequel ils ont ?t? ?chang?s). Tandis que les

plus favoris?s peuvent ?tendre l'aire g?ographique et l'aire sociale des mariages (dans les limites de la m?salliance), les plus d?favoris?s peuvent ?tre condamn?s ? ?tendre

l'aire g?ographique pour compenser la restriction sociale de l'aire sociale dans laquelle ils peuvent trouver des partenaires. C'est dans cette logique, celle des strat?gies du

d?sespoir, que l'on peut comprendre les "foires aux c?libataires" dont la premi?re fut

organis?e ? Esparros, dans les Baronnies, en 1966.

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recourir aux strat?gies du d?sespoir que la duret? des temps impose aux plus d?munis. C'est le cas de ces h?ritiers de bonne famille qui s'enferment dans le c?libat apr?s plusieurs tentatives infructueuses

aupr?s des filles de leur rang ou de ceux qui, entour?s et courtis?s, laissent passer leur moment, le tournant des ann?es 1950 o? le mariage est encore chose facile pour les "gros" paysans ("Beaucoup de filles pour

lesquelles il a fait la fine bouche feraient bien aujourd'hui son affaire", dit-on de l'un d'eux). Soit qu'ils appliquent ? la situation nouvelle des

principes anciens qui les portent ? agir ? contretemps. Telles ces m?res

qui s'occupent de chercher un parti pour leur fille alors qu'il faudrait

songer au gar?on ou de celles, encore plus nombreuses, qui repoussent

comme des m?salliances des mariages qu'elles auraient d? accueillir comme des miracles. Les r?ponses de l'habitus qui, lorsqu'il est en phase avec le monde, sont souvent si miraculeusement ajust?es qu'elles peuvent

faire croire au calcul rationnel peuvent au contraire venir ? contresens

lorsque, affront? ? un monde diff?rent de celui qui l'a produit, l'habitus tourne en quelque sorte ? vide, projetant sur un monde d'o? elles ont

disparu l'attente des structures objectives dont il est le produit. Sans doute le d?calage entre les habitus et les structures, et les rat?s

du comportement qui en r?sultent, sont-ils l'occasion de retours critiques

et de conversions. Mais la crise n'engendre pas automatiquement la

prise de conscience ; et le temps n?cessaire pour comprendre le nouveau

cours des choses est sans doute d'autant plus grand que l'attachement

objectif et subjectif ? l'ancien monde, les int?r?ts et les investissements dans les enjeux qu'il propose, sont plus importants. C'est ce qui fait

que, si souvent, le privil?ge s'inverse. En fait, les diff?rents agents parcourent, ? des vitesses diff?rentes selon les int?r?ts qu'ils ont investis dans l'ancien et le nouveau syst?me, avec des avanc?es et des reculs, la

trajectoire qui conduit de l'ancien au nouveau r?gime matrimonial, au

prix d'une r?vision des valeurs et des repr?sentations associ?es ? l'un et ? l'autre. Et l'effet le plus caract?ristique de la crise r?volutionnaire, qui s'exprime dans des proph?ties prophylactiques, des pr?visions ? fonction d'exorcisme

- de la forme "la terre est foutue" -, est cette

sorte de d?doublement de la conscience et de la conduite qui porte ? agir successivement ou simultan?ment selon les principes contradictoires de deux syst?mes antagonistes.

La statistique ?tablit ainsi que les fils de paysans, lorsqu'ils parviennent ? se marier, ?pousent des filles de paysans, tandis que les filles de paysans s'unissent souvent ? des non-paysans. Ces strat?gies

matrimoniales manifestent, dans leur antagonisme m?me, que le groupe ne veut pas pour ses filles ce qu'il veut pour ses gar?ons ou, pire, qu'il ne veut pas, au fond, de ses gar?ons pour ses filles, m?me s'il veut de ses filles pour ses gar?ons. En recourant ? des strat?gies strictement

oppos?es selon qu'elles ont ? donner ou ? prendre des femmes, les

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familles paysannes trahissent que, sous l'effet de la violence symbolique, cette violence dont on est ? la fois l'objet et le sujet, chacune d'elles

est divis?e contre elle-m?me : alors que l'endogamie attestait l'unicit?

des crit?res d'?valuation, donc l'accord du groupe avec lui-m?me, la

dualit? des strat?gies matrimoniales porte au jour la dualit? des crit?res

que le groupe emploie pour estimer la valeur d'un individu, donc sa propre valeur en tant que classe d'individus. Selon une logique

analogue ? celle qui commande les processus d'inflation (ou, ? un degr? d'intensit? sup?rieur, les ph?nom?nes de panique), chaque famille ou

chaque agent contribue ? la d?pr?ciation du groupe dans son ensemble,

qui est elle-m?me au principe de ses strat?gies matrimoniales. Tout se passe bien comme si le groupe symboliquement domin? conspirait contre lui-m?me. En agissant comme si sa main droite ignorait ce que fait sa main gauche, il contribue ? instaurer les conditions du c?libat

des h?ritiers, et de l'exode rural, qu'il d?plore par ailleurs comme une

calamit? sociale. En donnant ses filles, qu'il avait coutume de marier de bas en haut, ? des citadins, il manifeste qu'il reprend ? son compte, consciemment ou inconsciemment, la repr?sentation citadine de la valeur actuelle et escompt?e du paysan. Toujours pr?sente, mais refoul?e,

l'image citadine du paysan s'impose jusque dans la conscience du paysan.

L'effondrement de la certitudo sui que les paysans ?taient parvenus ? d?fendre envers et contre toutes les agressions symboliques, dont celles

de l'?cole int?gratrice, redouble les effets de la mise en question qui le

provoque : la crise des "valeurs paysannes" qui trouve dans Y anarchie

des ?changes du march? matrimonial l'occasion de s'exprimer redouble

la crise de la valeur du paysan, de ses biens, de ses produits, et de tout son ?tre, sur le march? des biens mat?riels et symboliques. La d?faite int?rieure, ressentie ? l'?chelle individuelle, qui est au principe de ces trahisons isol?es, accomplies ? la faveur de la solitude anonyme du march?, aboutit ? ce r?sultat collectif et non voulu, la fuite des femmes et le c?libat des hommes.

C'est le m?me m?canisme qui est au principe de la conversion de l'attitude des paysans ? l'?gard du syst?me d'enseignement, instrument

principal de la domination symbolique du monde citadin. Parce que l'?cole appara?t comme seule capable d'enseigner les aptitudes que le

march? ?conomique et le march? symbolique exigent avec une urgence sans cesse accrue, comme la manipulation de la langue fran?aise ou la

ma?trise du calcul ?conomique, la r?sistance jusque-l? oppos?e ? la scola

risation et aux valeurs scolaires s'?vanouit15. La soumission aux valeurs

15. La baisse progressive du cours des langues vernaculaires sur le march? des

?changes symboliques n'est qu'un cas particulier de la d?valuation qui affecte tous les

produits de l'?ducation paysanne : l'unification de ce march? a ?t? fatale ? tous ces

produits, mani?res, objets, v?tements, rejet?s dans l'ordre du vieillot et du vulgaire ou artificiellement conserv?s par les ?rudits locaux, ? l'?tat fossilis? de folklore. Les

paysans entrent dans les mus?es des arts et traditions populaires, ou dans ces sortes

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de l'?cole renforce et acc?l?re le reniement des valeurs traditionnelles

qu'elle suppose. Par l?, l'?cole remplit sa fonction d'instrument de

domination symbolique, contribuant ? la conqu?te d'un nouveau march?

pour les produits symboliques citadins : lors m?me en effet qu'elle ne

parvient pas ? donner les moyens de s'approprier la culture dominante,

elle peut au moins inculquer la reconnaissance de la l?gitimit? de cette

culture et de ceux qui d?tiennent les moyens de se l'approprier. La corr?lation qui unit les taux de scolarisation et les taux de

c?libat des agriculteurs (agr?g?s au niveau de la r?gion) ne doit

pas ?tre lue comme une relation causale. Ce serait oublier que les

deux termes de la relation sont le produit du m?me principe, m?me

si l'?ducation peut contribuer ? son tour ? renforcer l'efficacit? des

m?canismes qui produisent le c?libat des hommes16. L'unification des

march?s ?conomique et symbolique (dont la g?n?ralisation du recours au

syst?me d'enseignement est un aspect) tend, on l'a vu, ? transformer

le syst?me de r?f?rence par rapport auquel les paysans situent leur

position dans la structure sociale ; un des facteurs de la d?moralisation

paysanne, qui s'exprime aussi bien dans la scolarisation des enfants

que dans l'?migration ou dans l'abandon des langues locales, r?side

dans l'effondrement de l'?cran des relations sociales ? base locale qui contribuait ? leur masquer la v?rit? de leur position dans l'espace social : le paysan appr?hende sa condition par comparaison avec celle du

petit fonctionnaire ou de l'ouvrier. La comparaison n'est plus abstraite

et imaginaire, comme autrefois. Elle s'op?re dans les confrontations

concr?tes au sein m?me de la famille, avec les ?migr?s et surtout,

peut-?tre, dans les relations de concurrence r?elle dans lesquelles les

paysans se trouvent mesur?s aux non-paysans, ? l'occasion du mariage.

En accordant pratiquement la pr?f?rence aux citadins, les femmes

rappellent les crit?res dominants de la hi?rarchisation sociale. A cette

aune, les produits de l'?ducation paysanne, et en particulier les mani?res

paysannes de se tenir avec les femmes, n'ont que peu de prix : le paysan

devient "paysan", au sens que l'injure citadine donne ? cet adjectif. Selon

la logique du racisme qui s'observe aussi entre les classes, le paysan est

sans cesse oblig? de compter dans sa pratique avec la repr?sentation de

de r?serves de culs-terreux empaill?s que sont les ?comus?es, au moment o? ils sortent

de la r?alit? de l'action historique. 16. Il n'est gu?re possible de ressaisir, ? l'?chelle de la r?gion, le syst?me des

facteurs explicatifs qui d?terminent les strat?gies matrimoniales des agriculteurs. Etant donn? l'h?t?rog?n?it? des exploitations agricoles, au sein m?me de la r?gion, il faudrait pouvoir prendre en compte ? la fois la taille de l'exploitation, le cycle de

vie de la famille, le nombre d'enfants, leur distribution par sexe, leur r?ussite scolaire

respective, etc. Ainsi, un exploitant agricole ayant un fils de 25 ans et poss?dant 20

hectares ne pourra pas se mettre ? la retraite ? 50 ans pour laisser sa ferme ? son fils,

qui l'aurait bien reprise. S'il avait une exploitation plus grande, il pourrait la couper

provisoirement en deux ; s'il avait un ?cart d'?ge plus grand avec son fils, il pourrait la lui laisser ? 60 ans.

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32 P. BOURDIEU

lui-m?me que les citadins lui renvoient ; et il reconna?t encore dans les

d?mentis qu'il lui oppose la d?valuation que le citadin lui fait subir.

On voit imm?diatement l'acc?l?ration que le syst?me d'enseignement

peut apporter au processus circulaire de d?valuation. En premier

lieu, il ne fait pas de doute qu'il d?tient par soi un pouvoir de

d?tournement qui peut suffire ? triompher des strat?gies de renforcement

par lesquelles les familles visent ? faire porter les investissements des

enfants sur la terre plut?t que sur l'?cole - lorsque l'?cole elle-m?me

n'a pas suffi ? les d?courager par ses sanctions n?gatives. Cet effet

de d?culturation s'exerce moins par la vertu du message p?dagogique lui-m?me que par l'interm?diaire de l'exp?rience des ?tudes et de la

condition de quasi-?tudiant. La prolongation de la scolarit? obligatoire et l'allongement de la dur?e des ?tudes placent en effet les enfants

d'agriculteurs en situation de "coll?giens", voire d'"?tudiants", coup?s de la soci?t? paysanne par tout leur style de vie et, en particulier, par leurs rythmes temporels17. Cette nouvelle exp?rience tend ? d?r?aliser

pratiquement les valeurs transmises par la famille et ? tourner les

investissements affectifs et ?conomiques non plus vers la reproduction de la lign?e mais vers la reproduction par l'individu singulier de la

position occup?e par la lign?e dans la structure sociale. Ici encore, c'est surtout par l'interm?diaire de l'action qu'elle exerce sur les filles

que l'?cole atteint les fils d'agriculteurs destin?s ? reproduire la famille et la propri?t? paysanne : l'action de d?culturation trouve un terrain

particuli?rement favorable chez les filles dont les aspirations tendent

toujours ? s'organiser en fonction du mariage et qui sont de ce fait plus attentives et plus sensibles aux modes et aux mani?res urbaines et ?

l'ensemble des marqueurs sociaux d?finissant la valeur des partenaires

potentiels sur le march? des biens symboliques, donc plus port?es ? retenir au moins de l'enseignement scolaire les signes ext?rieurs de la

civilit? citadine. Et il est significatif que, comme si, une fois encore, ils se faisaient les complices de leur destin objectif, les paysans scolarisent

plus et plus longtemps leurs filles18.

17. Plus les enfants d'agriculteurs sont rest?s dans le syst?me d'enseignement, plus ils ont de chances de quitter l'exploitation agricole. Parmi les enfants d'agriculteurs, ceux qui ont suivi l'enseignement technique ou g?n?ral, secondaire ou sup?rieur, sont

les plus enclins ? se d?tourner de l'agriculture par opposition ? ceux qui n'ont re?u

qu'une formation primaire ou un enseignement agricole. Outre qu'ils ont ?t? pr?par?s

explicitement ou implicitement ? exercer un m?tier non agricole ou ? vivre dans le

milieu urbain, ils subissent un manque ? gagner d'autant plus important en entrant

dans l'agriculture que certains seuils de surface d'exploitation et de capital ne sont

pas atteints. Enfin, ils sont les plus aptes ? avoir une bonne connaissance de l'offre

d'emplois non agricoles et ? se d?placer vers les zones o? les perspectives de revenus

sont les plus fortes (cf. P. Dauc?, G. Jegouzo, Y. Lambert, La formation des enfants

d'agriculteurs et leur orientation hors de l'agriculture. R?sultats d'une enqu?te exploratoire en

Hle-et-V?aine, Rennes, INRA, 1971). 18. En 1962, 41,1% des filles d'exploitants agricoles ?g?es de 15 ? 19 ans ?taient

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REPRODUCTION INTERDITE 33

Outre qu'ils ont pour effet de couper les agriculteurs de leurs moyens de reproduction biologique et sociale, ces m?canismes tendent ? favoriser

l'apparition, dans la conscience des paysans, d'une image catastrophique

de leur avenir collectif. Et la proph?tie technocratique qui annonce

la disparition des paysans ne peut que renforcer cette repr?sentation en conf?rant sens et coh?rence aux multiples indices parcellaires que leur livre l'exp?rience quotidienne. L'effet de d?moralisation qu'exerce une repr?sentation pessimiste de l'avenir de la classe contribue au

d?clin de la classe qui le d?termine. Il s'ensuit que la concurrence

?conomique et politique entre les classes s'op?re aussi par l'interm?diaire

de la manipulation symbolique de l'avenir : la pr?vision, cette forme

rationnelle de la proph?tie, est propre ? favoriser l'av?nement de l'avenir

qu'elle proph?tise. Il ne fait pas de doute que l'information ?conomique,

lorsqu'elle se contente de porter au jour et de divulguer largement,

jusqu'aux "int?ress?s" eux-m?mes, les lois de l'?conomie de march?

qui condamnent les petits agriculteurs, les petits artisans et les petits

commer?ants, contribue, par l'effet de la dialectique de l'objectif et

du subjectif, ? l'accomplissement des ph?nom?nes qu'elle d?crit. La

d?moralisation n'est jamais autre chose qu'une forme particuli?re de

self-fulfilling prophecy. La paysannerie repr?sente un cas-limite et, ? ce

titre, particuli?rement significatif, de la relation entre les d?terminismes

objectifs et l'anticipation de leurs effets. C'est parce qu'ils ont int?rioris?

leur avenir objectif, et la repr?sentation que s'en font les dominants, qui ont le pouvoir de contribuer ? le faire par leurs d?cisions, que les paysans ont des actions qui tendent ? menacer leur reproduction.

L'enjeu du conflit sur les repr?sentations de l'avenir n'est autre que l'attitude des classes en d?clin face ? ce d?clin : soit la d?moralisation, qui conduit ? la d?bandade, comme sommation de fuites individuelles, soit la

mobilisation, qui conduit ? la recherche collective d'une solution collec

tive de la crise. Ce qui peut faire la diff?rence, c'est fondamentalement la possession des instruments symboliques permettant au groupe de se

donner la ma?trise de la crise et de s'organiser en vue de lui opposer une

riposte collective, au lieu de fuir la d?gradation, r?elle ou redout?e, dans le ressentiment r?actionnaire et la repr?sentation de l'histoire comme

complot19.

scolaris?es contre 32% seulement des gar?ons (cf. M. Praderie, "H?ritage social et

chances d'ascension", in D arras, Le partage des b?n?fices, Ed. de Minuit, 1966 : 348).

Si les taux de scolarisation des gar?ons et des filles sont assez proches pour les

10-14 ans et pour les 20-24 ans, on remarque que les filles de 15 ? 19 ans et

notamment celles dont le p?re dirige une exploitation de plus de 10 hectares sont

beaucoup plus fortement scolaris?es que les gar?ons, (cf. "Environnement ?conomique des exploitations agricoles fran?aises", Statistiques agricoles 86, oct. 1971 : 155-166

(Suppl?ment, s?r. Etudes)). 19. De mani?re g?n?rale, l'ali?nation ?conomique qui conduit ? la violence

r?actionnaire de la r?volte conservatrice est en m?me temps une ali?nation logico

politique : les agents en d?clin se tournent vers le racisme ou, plus g?n?ralement,

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"Opinions du peuple saines"

Ayant assez dit en quelle suspicion il faut tenir la sociologie spontan?e et ?tant plus que jamais port? ? r?cuser toutes les formes de "bavardage quotidien" sur le quotidien qui ont de nouveau cours aujourd'hui, au

terme d'un cycle de la mode intellectuelle, je me sens en droit de

rappeler que les d?sespoirs ou les indignations des premiers int?ress?s

d?signent souvent des probl?mes que la recherche, bien souvent, ignore ou esquive. C'est le cas du c?libat des h?ritiers qui, autour des ann?es

1960, ? un moment o? certain discours populiste chantait l'?mergence d'une nouvelle ?lite paysanne, semblait concentrer toute l'angoisse des

familles rurales. De fait, si l'on accepte la th?orie selon laquelle la

reproduction biologique de la famille agricole fait partie des conditions du fonctionnement de l'entreprise agricole en sa forme traditionnelle20, on comprend que la crise qui affecte l'institution matrimoniale, cl? de vo?te de tout le syst?me des strat?gies de reproduction, menace

l'existence m?me de la "maison" paysanne, cette unit? indissociable d'un

patrimoine et d'une maisonn?e : nombre des moyens propri?taires qui, selon les statistiques nationales, ont ?t? les grands b?n?ficiaires de la

l?g?re concentration des terres rendue possible par le d?p?rissement des

petites propri?t?s et qui se sont montr?s les plus modernistes, tant sur le

vers la fausse concr?tisation qui place dans un groupe trait? en bouc ?missaire (juifs, j?suites, francs-ma?ons, communistes, etc.) le principe de leurs difficult?s actuelles et potentielles, parce qu'ils ne disposent pas des schemes d'explication qui leur

permettraient de comprendre la situation et de se mobiliser collectivement pour la

modifier, au lieu de se r?fugier dans la panique des subterfuges individuels. Dans le cas particulier, il est certain que la revendication r?gion aliste ou nationaliste constitue une riposte sp?cifique et sens?e ? la domination symbolique r?sultant de l'unification du march? : ceci contre les diff?rentes formes d'?conomisme qui, au nom d'une d?finition restreinte de l'?conomie et de la rationalit? et faute de

comprendre comme telle l'?conomie des biens symboliques, r?duisent les revendications

proprement symboliques, qui sont toujours plus ou moins confus?ment engag?es dans les mouvements linguistiques, r?gionalistes, ou nationalistes, ? l'absurdit? de la passion ou du sentiment (cf. par exemple cette d?claration typique de Raymond

Cartier dans Paris-Match du 21 ao?t 1971 ? propos des revendications des catholiques irlandais : "Rien n'est plus absurde, le d?part des uns ou des autres signifiera un

d?sastre ?conomique. Mais ce n'est pas l'int?r?t, h?las ! qui m?ne le monde, le monde est men? par la passion."). En fait, ce qui est absurde, et qui jette les trois

quarts des conduites humaines dans l'absurdit?, c'est la distinction classique entre les

passions et les int?r?ts, qui fait oublier l'existence d'int?r?ts symboliques tout ? fait

tangibles et propres ? fonder en raison (symbolique) des conduites en apparence aussi

parfaitement "passionnelles" que les luttes linguistiques, certaines revendications f?ministes (comme le jeu avec he or she du nouveau discours universitaire anglo-saxon) ou certaines formes de revendications r?gionalistes.

20. Cf. A.V. Chayanov on the Theory of Peasant Economyt D. Thorner, B. Kerblay, R.E.F. Smith, eds., Homewood, Illinois, Richard D. Irwin Co., 1966 (et en particulier

l'introduction de B. Kerblay, parue aussi in Cahiers du Monde russe et sovi?tique V

(4), oct.-d?c. 1964 : 411-460) ; D. Thorner, "Une th?orie n?o-populiste de l'?conomie

paysanne : L'?cole de A.V. ?ajanov", Annales 6, nov.-d?c. 1966 : 1232-1244.

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REPRODUCTION INTERDITE 35

plan technique que sur le terrain des associations ou des syndicats, ont ?t?

touch?s par le c?libat : en laissant tant de terres sans h?ritiers, le c?libat

des a?n?s a r?alis? ce que les seuls effets de la domination ?conomique et de la d?gradation, au moins relative, des revenus agricoles, n'auraient

pu r?ussir21.

Si, apr?s avoir lu ces analyses, on est convaincu que la domina

tion symbolique qui s'exerce ? la faveur de l'unification du march?

matrimonial a jou? un r?le d?terminant dans la crise sp?cifique de la

reproduction de la famille paysanne, on doit reconna?tre que l'attention

port?e ? la dimension symbolique des pratiques, loin de repr?senter une

fuite id?aliste vers les sph?res ?th?r?es de la superstructure, constitue

la condition sine qua non, et pas seulement en ce cas, d'une v?ritable

compr?hension (que l'on peut dire, si l'on veut, mat?rialiste) des

ph?nom?nes de domination. Mais l'opposition entre l'infrastructure et

la superstructure ou entre l'?conomique et le symbolique n'est que la

plus grossi?re des oppositions qui, en enfermant la pens?e des pouvoirs dans des alternatives fictives, contrainte ou soumission volontaire,

manipulation centraliste ou automystification spontaneiste, emp?chent

de comprendre compl?tement la logique infiniment subtile de la violence

symbolique qui s'instaure dans la relation obscure ? elle-m?me entre les

corps socialis?s et les jeux sociaux dans lesquels ils sont engag?s22.

21. Au terme d'une ?tude sur les facteurs de disparition des exploitations

agricoles, Andr? Brun conclut que les "'sorties' d'agriculteurs exploitants sont

essentiellement le r?sultat de la mortalit? et des retraites" ("Perspectives sur

le remplacement des chefs d'exploitation agricole d'apr?s l'enqu?te au 1/lOe de

1963", Statistique agricole, Suppl?ment 28, juil. 1967). En 1968, ? Lesquire, 50% des

agriculteurs avaient plus de 45 ans, plus de la moiti? d'entre eux ?taient c?libataires

et la population paysanne marquait un net d?clin du fait du d?ficit des naissances

r?sultant du c?libat et du retard au mariage. En 1989, la g?n?ration directement

touch?e par la crise des ann?es 1960 arrive ? son terme et une part tr?s importante des propri?t?s vont dispara?tre avec leur propri?taire.

22. Bien que je n'aime gu?re l'exercice, typiquement scolaire, qui consiste ?

passer en revue, pour s'en distinguer, toutes les th?ories concurrentes de l'analyse

propos?e - entre autres raisons, parce qu'elle peut faire croire que celle-ci peut

n'avoir eu d'autre principe que la recherche de la diff?rence -, je voudrais faire

remarquer toute la diff?rence qui s?pare la th?orie de la violence symbolique comme

m?connaissance fond?e sur l'ajustement inconscient des structures subjectives aux

structures objectives de la th?orie foucaldienne de la domination comme discipline et dressage

- ou encore, dans un autre ordre, les m?taphores du r?seau ouvert et

capillaire d'un concept comme celui de champ.

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