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Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge

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En couverture : Livre des faits de Monseigneur saint Louis : le roi préside une audience au Châtelet (Paris, B.N., ms. fr. 2829, f. 59v). Détail. (© cliché Bibliothèque Nationale de France – Paris)

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REPRÉSENTATION, POUVOIR ET ROYAUTÉ

À LA FIN DU MOYEN ÂGE

Page 5: Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge

ISBN : 2-7084-0474-1 © 1995 - PICARD Éditeur

82, rue Bonaparte 75006 Paris

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REPRÉSENTATION, POUVOIR ET ROYAUTÉ

À LA FIN DU MOYEN ÂGE

Actes du colloque organisé par l'Université du Maine

les 25 et 26 mars 1994

Édités par Joël Blanchard Postface de Philippe Contamine

1995

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AVANT-PROPOS

Les 25 et 26 mars 1994, l 'Université du Maine a eu le privilège d'accueillir un colloque international consacré aux thèmes du pouvoir et de la représentation royale. La question était-elle neuve ? Elle a suscité beaucoup de recherches récentes et a été, de manière directe ou indirecte, le sujet de nombreuses réunions savantes en France et à l'étranger. Citons pour mémoire celles qui ont été organisées ces dernières années dans le cadre de l'ATP sur la genèse de l'Etat moderne. Notre propos n'était pas d'organiser une réunion de plus sur un aspect ponctuel de la probléma- tique royale, mais de réunir des spécialistes venus de disciplines et d'hori- zons différents, pour éviter le prisme réducteur, sinon régressif, d'une seule catégorie, qu'elle soit politique, mentale, littéraire ou juridique... chacune limitant le champ de l 'interprétation du possible et excluant d'autres regards. Ainsi le juriste privilégie le rôle des institutions ; mais il ne s'inquiète pas de l'hypothèque que fait peser le discours subjectif, d'où qu'il vienne, sur le pouvoir et sa représentation. Ainsi le littéraire s'attache à dévoiler les vérités et les pièges de l'écriture, mais il néglige le jeu des pra- tiques et des institutions. Il nous paraissait donc nécessaire, en un moment de l'histoire situé aux frontières de la modernité, de faire un appel conjoint aux disciplines historique, littéraire, de l'iconologie, de l'histoire de l'art...

C'est ainsi que nous avons accueilli pour ces deux journées des juristes, des historiens, des littéraires et des spécialistes de l'image, dans l'espoir que la confrontation des expériences permettrait d'enrichir et d'approfondir la recherche sur le pouvoir à la fin du Moyen Age. Nous avions souhaité faire converger quatre ordres de réflexion : le premier autour du thème « puissance et pouvoir », pour donner sa place à l'analyse des fondements institutionnels ou idéologiques du pouvoir et de la royauté ; le second, inti- tulé « pouvoir et politique », afin de mettre en évidence les pratiques et les réalisations gouvernementales, qui d'un pays à l'autre, correspondent à des

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comportements spécifiques, à des modèles de gouvernement parfois convergents, parfois divergents, ou à des illustrations quelquefois hors- norme ; le troisième, « idées et croyances », fait ressortir quelques thèmes importants de la pensée politique et philosophique de la fin du Moyen Age ; le quatrième, « rite et représentation », souligne la richesse de ces notions qui intègrent les représentations mentales, les mythes, les symboles, les gestes et les rituels.

Au-delà même des données objectives qui fondent le pouvoir sous toutes ses formes, nous avons souhaité donner sa place à une interrogation plus générale et plus abstraite. Le pouvoir est discours sur le pouvoir ; nous le savons aujourd'hui plus que jamais ; au Moyen Age, l'auteur de ce dis- cours donne à voir la royauté par une représentation forte à la fois et méticuleuse, dont on a surtout le sentiment qu'elle est constamment en tra- vail, qu'elle implique à tous moments le sujet qui la construit, inscrivant sa marque au centre de la représentation. Dans l'ordre des textes et des images, parfois même dans l'interaction des deux, la représentation reste l'indice d'une présence qui s'anime. La présence royale et la parole ou le geste fondateur qui l'installe, voilà la question essentielle.

L'ensemble de ces problèmes sont saisis dans une période qui va du X I I I au XVI siècle, mais centrés pour la plupart sur les X I V et XV siècles. On commence en effet désormais à mieux connaître, grâce aux tra- vaux des historiens, les caractéristiques de ces siècles, caractéristiques poli- tiques d'abord (montée en puissance du prince et de l'appareil d'Etat, intégration des sujets dans une communauté politique territoriale), données culturelles ensuite avec le développement des modes de diffusion de ces représentations, l'expansion d'une culture écrite à la fois latine et vernacu- laire qui fixe l'ordre de réalisation de ces rituels et leur interprétation pour le plus grand nombre.

Le discours sur le pouvoir n'est pas univoque. La propagande royale, le discours des clercs, dans leur souci de cohérence, dans leur effort pour asseoir et consacrer leur légitimité, proposent des modèles de réflexion et de composition qui consacrent et authentifient tous les aspects de la repré- sentation royale. Mais le discours sur le pouvoir se construit en emprun- tant sa matière à des domaines variés (légendaires, historiques, religieux...). Les exemples de dérivation de ces modèles consacrés illustrent la grande souplesse du discours ou de la représentation médiévale assimilant et recomposant des traditions mêlées, pour y trouver un surcroît de vérité et de légitimité. La généalogie du pouvoir suit là un cheminement complexe. Il arrive enfin que, débordant les cadres universalistes, le discours sur le pouvoir, à la fin du Moyen Age, mette en lumière les éléments accidentels et singuliers de tel ou tel roi. Le poète ou le peintre font ressortir alors la part impure de tout pouvoir et ramènent dans le siècle une représentation royale qui gagne souvent en vérité ce qu'elle perd en sacré.

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Nous nous étions fixé un programme ambitieux et nous espérons que sur tous ces thèmes, en dépit de la grande variété des contributions, le col- loque a pu apporter des confirmations ou des réflexions nouvelles, et que, sans prétendre créer des parentés artificielles, il aura éclairé la nécessaire solidarité ou complémentarité des démarches. Nous avons été particulière- ment sensible à la présence de spécialistes étrangers, nos collègues améri- cains, anglais, italiens et suisse, qui ont accepté de participer à cette réunion et de faire état de leurs recherches en cours.

Ce colloque n'aurait pas vu le jour sans l'aide et la bienveillance des autorités de tutelle, de l'Université et du C.N.R.S. Monsieur le Président Pleurdeau pour l'Université du Maine, Monsieur le Doyen Constant, pour la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, et Monsieur le Doyen Guettier, pour la Faculté de Droit et Sciences Economiques, en ont accepté le principe et nous ont apporté une aide indispensable pour tout ce qui touchait à l'organisation. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude. Il me faudrait remercier également tous ceux qui ont aidé à la préparation du colloque, aux nombreux contacts qu'il a fallu établir, Monsieur le Professeur Jean Barbey en particulier, qui a contribué à susci- ter la présence des juristes, essentielle dans l'esprit de ce colloque, nos col- lègues du Département de Français qui, au sein de la J E 227, ont accepté que le responsable de cette équipe engage une partie de ses moyens finan- ciers pour la préparation de cette réunion scientifique. Nos remerciements vont également à notre collègue, Madame Marie-Anne de Kisch, qui a assuré la traduction des communications étrangères avant le colloque et en a suivi la correction pour la publication. Sa compétence nous a été indis- pensable. Enfin, après le colloque est venu le livre : nous tenons à remer- cier Monsieur le Professeur Contamine qui, retenu au moment de nos séances par la présidence de concours nationaux, nous a fait l 'honneur d'écrire la postface à nos travaux, et Madame Pasini-Picard, qui a accepté de le publier dans des délais rapides.

Pour notre Université, pour notre Jeune Equipe, pour nos étudiants, une telle réunion n'est pas un aboutissement, mais un nouvel élan, une grande bouffée d'oxygène, et ce nous est une raison de plus de redire à tous, col- lègues et amis, nos remerciements les plus chaleureux pour leur présence et leur participation.

Joël BLANCHARD

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PUISSANCE ET P O U V O I R

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D R O I T R O M A I N E T É T A T M O N A R C H I Q U E

A p r o p o s d u cas f r ança i s

JACQUES KRYNEN

« Peu de choses ont sans doute autant marqué la vie des Etats d'Occident à la fin du Moyen Age que le droit, et en particulier le droit romain... »

Bernard Guenée

Il est une question qui demeure mal résolue en France, une question

d'histoire intellectuelle, politique et sociale, que donc, peu ou prou, tout

médiéviste rencontre un j o u r sur sa route : entre le X I I et le X V siècle,

en quoi le droit romain a-t-il influencé la grande et décisive muta t ion des

rapports de pouvoir qui s 'opère alors ? L'histoire jusqu ' ic i florissante de

l 'Etat médiéval pourra i t bien s'essoufler quelque peu si nul ne s'essayait un

jour , en une vaste synthèse trai tant du cas français, à aborde r de front et

éclairer les pr incipaux aspects de cette problémat ique .

La tâche supposerai t de maî t r iser u n c h a m p d o c u m e n t a i r e immense .

Parmi la foule des témoignages de la science et de l 'enseignement du ius

civile, les lectures, les commentai res , les répétitions, casus, summae, tractatus...,

bien peu ont fait l 'objet d 'études approfondies, en part iculier sous l 'angle

du droit politique. Les professores legum ont formé des milliers de diplômés,

mais on ne sait que fort peu de choses de leur concept ion de la puissance

laïque et ecclésiastique, de leur vision sociale, de ce qu'ils ont enseigné de

concret sur les franchises, les statuts et les privilèges divers, sur l 'autorité de

la loi et de la jur isprudence. Il existe également une foule d 'ouvrages issus de la prat ique jur id ique et judiciaire, les livres coutumiers, les manuels de

procédure , les styles, les recueils d 'arrêts, de notables, les plaidoiries, don t

l ' examen nous introduit souvent au c œ u r m ê m e de la p e r m a n e n t e tension

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ent re les individus et les pouvoirs . S'il y a encore b e a u c o u p de droi t

romain dans les actes de la prat ique dirigeante et administrative, c'est que,

il conviendrai t de le bien montrer , l 'apport de la doctrine jur idique savante au renouvel lement de la pensée politique a été considérable. Face à cette

surabondance des sources documentaires, et des problèmes qu'elle suggère,

faire un bilan des t ravaux déjà existants serait une première tâche des plus

u t i l e s De fait, les éditions de textes et les études en tou t genre sont au jourd 'hui en nombre suffisant pou r commencer de mettre en évidence le

rôle dé te rminan t du droit romain dans la résurgence du phénomène éta- tique.

S'agissant de l 'exemple français, force est de constater que cette question a longtemps été grevée de préjugés tenaces. Dans nos Facultés de droit, en

effet, une vieille tendance de fond, héritée de l 'humanisme jur idique du

X V I siècle, (du culte érudit du droit civil de la R o m e antique), a éloigné

les chercheurs du trésor d ' informations historiques constitué pa r les œuvres

de la roman i s t i que médiévale2. C o n j u g u é e au posit ivisme de bien des

maîtres au tour des années 1900, et à cette conviction (issue de Savigny)

selon laquelle chaque peuple produi t un droit original, cette tendance a tôt

fait d 'exal ter la cou tume comme la source essentielle du droit français, et

de nier absolument l 'influence d 'une quelconque dogmatique, y compris

jur idique, sur l 'é laborat ion de la constitution monarch ique : « le fait pré-

cède toujours le droit » ! Le plus gênant, peut-être, mais ceci explique cela,

est la réputat ion que l 'on a faite au droit romain dans les rares implica-

1. Pour cela, il faudrait recourir aux bibliographies fournies par les travaux bien connus d'E.H. Kantorowicz, W. Ullmann, R.E. Giesey, G. Post, E. Cortese, F. Calasso, et à ceux plus récents de J. Canning, The Political Thought of Baldus de Ubaldis, Cambridge, 1989, de K. Pennington, The Prince and the Law, 1200-1600. Sovereignty and Rights in Western Legal Tradition, University of California Press, 1992, ainsi qu'à l' Histoire de la pensée politique médiévale dirigée par J .H. Burns, Cambridge, 1988 (trad. française Paris, 1993). Indispensables également pour situer le niveau de la recherche, spécialement en France, les récents et précieux articles de G. Giordanengo, parmi lesquels « Le pouvoir législatif du roi de France ( X I X I I I siècles) : travaux récents et hypothèses de recherche », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 147 (1989), p. 285-310 ; « Les droits savants au Moyen Age : textes et doctrines. La recherche en France depuis 1968 », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 148 (1990), p. 439-476 ; « Studium aurelianense. Les écoles et l'Université de droit ( X I I I siècles) d'après des recherches récentes des historiens néerlandais », Perspectives médiévales, n° 18, juin 1991, p. 8- 21. L'œuvre d'André Gouron est enfin aisément accessible grâce aux Variorum reprints : La science du droit dans le Midi de la France au Moyen Age, Londres, 1984 ; Etudes sur la diffusion des doctrines juridiques médiévales, Londres, 1987. Chez le même éditeur, de R. Feenstra, Le droit savant au Moyen Age et sa vulgarisation, Londres, 1986, et de P. Legendre, Ecrits juridiques du Moyen Age occidental, Londres, 1988. Nombre d'articles eux aussi jusque-là dispersés d'H. Gilles ont été rassemblés dans Université de Toulouse et enseignement du droit, XIII-XV siècles, Toulouse, 1992. Quelques juristes médiévistes français ont commencé d'unir leurs efforts pour relier l'histoire du droit à l'histoire politique : Droits savants et pratiques françaises du pouvoir (XI-XV siècles), sous la dir. de J. Krynen et A. Rigaudière, Presses universitaires de Bordeaux, 1992. 2. P. Legendre, « La France et Bartole », Bartolo da Sassoferrato. Studi e documenti per il VI cen- tenario, Milan, 1961, I, p. 131-172.

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tions politiques qu'on lui reconnaissait. On en a fait un droit d'essence autoritaire, voué à la croissance du pouvoir central, et utilisé toujours pour couvrir d'un voile légal les pires manifestations du pouvoir.

Avec son interprétat ion romant ique du règne de Philippe le Bel, Michelet a été pour beaucoup dans cette façon de voir. « La France est alors un légiste en cuirasse, un procureur bardé de fer ; elle emploie la force féodale à faire exécuter les sentences du droit romain et canonique ». Dans le nouveau monde qu'il voit naître vers 1300, le grand historien impute aux légistes une responsabilité fondamentale : « Ce nouveau monde est laid (...). Il naît sous les rides du vieux droit romain, de la vieille fiscalité impériale. (...) Ces chevaliers en droit, ces âmes de plomb et de fer, les Plasian, les Nogaret, les Marigni procédèrent avec une horrible froideur dans leur imitation servile du droit romain (...). Les Pandectes étaient leur bible, leur évangile. Rien ne les troublait dès qu'ils pouvaient répondre à tort ou à droit : Scriptum est... »

Cette vision du légiste mauvais génie de la royauté a assurément contri- bué à fausser les perspectives. Celles notamment ouvertes au début du siècle par les pionniers de l'histoire des institutions françaises. Difficile pour eux d'admettre que notre bonne vieille monarchie ait pu si précocement laisser mettre en pratique « la théorie despotique du césarisme romain ». Difficile aussi d'admettre que ce droit romain, droit officiel de l'Empire germanique, ait pu influencer les caractères du droit public français

Que le légiste campé par Michelet ait bien été une figure réelle de la scène politique médiévale française, qu'il ait grandement contribué à mettre en œuvre les principes de la souveraineté sur un mode impérial, voilà qui aujourd'hui apparaît comme une chose cer ta ine Il faut cepen-

3. J. Krynen, « L'encombrante figure du légiste », Le Débat, n° 74, mars-avril 1993, p. 45- 53. Faisant l'amalgame de ces vieux préjugés, on a même ces dernières années mis en avant l'idée d'une « relégation », d'une politique officielle de rejet du droit romain par la monarchie française : celle-ci, pour affirmer son indépendance par rapport aux modèles juridiques étrangers du Saint-Empire et de la Papauté, se serait obstinément opposée à la réception du droit romain sur le sol français. La conséquence historique de cette politique de relégation serait « la formation d'un droit public préservé de l'influence impériale », et au bout du compte l'apparition de « codifications nouvelles d'où il résulte que le droit poli- tique (français) ne procède ni de l'Antiquité, ni du Moyen Age » (B. Barret-Kriegel). Bâtir une telle théorie suppose d'ignorer les multiples travaux consacrés à la diffusion des droits savants en Europe médiévale. Jusqu'au X V siècle, il est clair que la conscience nationale française ne se soucie guère de singularité juridique. Cà n'est qu'à la Renaissance que l'on commence à proclamer que le droit du royaume doit être un droit issu d'usages nationaux et non inspiré d'un modèle étranger, en l'occurence romano-germanique. D'où une cer- taine réaction d'hostilité au droit romain, dont il ne faut d'ailleurs exagérer ni l'ampleur ni la portée. J.-L. Thireau, « Le comparatisme et la naissance du droit français », Revue d'his- toire des Facultés de droit et de la science juridique, 1990, n°10-1 1, p. 153-191. 4. J. Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIII-XV siècle, Paris, 1993, p. 384-414.

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dant avoir conscience que l'efficacité du dogme dirigeant du roi imperator in suo regno est loin d'exprimer toute l'influence politiquement constructive du droit romain dans notre pays. En excitant des préjugés divers, néo-monar- chistes et nationalistes surtout, cette question de l'identification du rex à l' imperator, il faut le déplorer, a même contribué à occulter l'essentiel.

L'essentiel ce fut le point de départ : l'irrésistible attraction exercée par le droit nouveau. Dès le temps de sa découverte (dernier tiers du X I siècle), le droit romain est accueilli tel un corpus majestueux de principes, de règles et de techniques exploitables universellement Le Code, le Digeste, les Institutes et les Novelles dévoilent aux intellectuels de l'époque l'image fascinante d'une société organisée, d'où sont bannies les violences grâce à un système juridique élaboré qui fixe et garantit les droits de cha- cun. « Juris praecepta sunt haec : honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tri- buere » (D., 1,10,1 et Inst., 1,1,3). Dans les compilations justiniennes, ce n'est pas, en effet, la figure du pouvoir qui domine ; c'est bien plus un modèle de communauté réglementée dans tous les aspects de la vie individuelle et collective. Qu'il s'agisse de propriété, d'héritage, de mariage, de filiation, d'obligations contractuelles, du statut des esclaves, de la condition de la femme, des enfants mineurs, des incapables, de la punition des malfai- teurs..., les livres du droit romain appréhendent l'ensemble de la vie sociale avec « la volonté constante et durable d'attribuer à chacun son droit » (Inst., 1, 1,1 ; définition de la justice). Si les textes justiniens suscitent un tel engoûment, si le droit civil devient aussitôt une discipline autonome, ensei- gnée à l'Université avec le succès que l'on sait, ça n'est pas parce que ici ou là il envisage les prérogatives de l'imperator, de l'administration et du fisc. C'est avant tout parce qu'après des siècles de rusticité juridique il est immédiatement perçu comme un nouvel instrument au service de l'ordre et de la paix. Sans préjudice de la foi (Justinien, à la tête d'un empire chrétien, avait placé ses leges sous l'invocation de la divine Providence), voici qu'un système juridique complètement rationnel se révèle aux intelli- gences occidentales. Au grand émoi des théologiens, interprètes tradition- nels de la sagesse chrétienne, les experts dans la science nouvelle vont sans attendre se déclarer porteurs des principes de perfection individuelle et de félicité collective.

Au vrai, ce que fait découvrir le corpus iuris civilis, c'est l'existence possible

5 . Unive r se l l emen t , et n o n pas u n i f o r m é m e n t pa r tou t . Ce que l 'on n o m m e r a b ien tô t le ius

commune « se p résen te c o m m e u n langage c o m m u n don t les t e rmes p e u v e n t s ' app l iquer à

u n e var ié té de p ra t iques no rma t ives ». L. Mayal i , « M y t h e s et réalité de la renaissance jur i-

d i q u e a u d o u z i è m e siècle », E l dret comú i Catalunya. Ius proprium - ius commune a Europa,

Barce lone , 1993, p. 202. Faut- i l r a p p e l e r ici q u e l 'Eglise a aussi tôt fait du droi t r o m a i n son

a f f a i r e ? S u r le d r o i t c a n o n i q u e , u n « d r o i t r o m a i n s e c o n d » se lon l ' e x p r e s s i o n de

P. L e g e n d r e , voir l ' en t re t ien avec cet a u t e u r p o u r Le Débat, n° 74, mars-avr i l 1993, p. 107-

122 (« C e que nous appe lons le Dro i t »).

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d'un Etat de droit, c'est l'espoir, en d'autres termes, de voir s'établir au sein des nouvelles entités politiques territoriales une médiation normalisée entre les pouvoirs, les groupes et les individus. C'est pourquoi les généra- tions successives de glossateurs n'ont pas procédé par une « imitation ser- vile » des leges romaines. Dans l'enseignement des professeurs d'Orléans, de Toulouse, Montpellier, Angers, Cahors, Bourges, Avignon, comme dans celui des civilistes italiens, ou des autres, il ne s'agit pas de faire revivre le droit antique, la chose eût été impossible, mais, à partir du droit justinien, de bâtir un système de normes dans les domaines de la vie contemporaine marqués par le désordre, l'illogisme, l 'injustice Jamais le droit romain n'a été reçu comme tel. Toujours, commentaire après commentaire, il a été inlassablement décrypté et adapté pour fournir des solutions aux besoins de l'époque. Dès le X I I siècle, les gloses des premières auctoritates, puis à partir de la fin du XIII siècle la Grande glose d'Accurse importent beau- coup plus que le texte lui-même. Encore côté français les professeurs n'hésitent-ils pas à régulièrement écarter cette dernière pour développer une opinion discordante

L'expression souvent utilisée de « renaissance du droit romain » est impropre. Ce qui se produit, à la fin du Moyen Age, c'est bien plus la naissance d'un droit scientifique qui, grâce surtout à un persévérant travail d'adaptation des leges romaines, s'impose comme le foyer d'une nouvelle rationalité au service de la régulation sociale. Considérant leurs sources comme des iura antiquissima, les docteurs ne songent aucunement à romani- ser le monde qui les entoure. Plusieurs siècles durant, mûs principalement par la recherche de la ratio legis, ils se donnent pour tâche d'évaluer à chaque instant l'actualité ou l'efficience de la règle justinienne. « Quero in quo habeat effectum hodie ista lex »... Versant pour la plupart dans la pratique, leur science consiste moins à étudier le droit romain qu'à apprendre à s'en servir, et leur enseignement moins à édifier qu'à préparer les étudiants aux problèmes quotidiens du juge, de l'avocat, du consultant ou de l'adminis- trateur. Cette perspective essentiellement utilitaire, violemment critiquée plus tard par le courant humaniste, répond au puissant besoin de droit des sociétés des X I I siècles, explique que le juridisme savant ait tôt fait d'envahir les domaines les plus divers, y compris celui des relations féo- da l e s

Et la coutume ? Précisément. En sacrifiant trop volontiers aux théories

6. A. Gouron, « Aux origines de l'émergence du droit : glossateurs et coutumes méridio- nales », p. 256, La science du droit dans le Midi de la France, Londres, 1984, XX. 7. H. Gilles, Université de Toulouse et enseignement du droit, Toulouse, 1992, p. 30-32 notam- ment. 8. G. Giordanengo, Le droit féodal dans les pays de droit écrit : l'exemple de la Provence et du Dauphiné, Rome, 1988.

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émises au X V I siècle, celle de Coquille no tamment , les historiens du droit

se sont long temps complus à ana lyser en te rmes d 'oppos i t ion , parfois d 'affrontement , cou tume et droit r o m a i n Or , comme il l 'a été finalement

démontré , sans renaissance des droits 'universitaires', point de c o u t u m e

ni m ê m e de droit c o u t u m i e r C'est en effet pa r la réflexion des civilistes qu ' a été forgée dans la seconde moitié du X I I siècle la notion m ê m e de

coutume, et que la consuetudo s'est vue reconnaître une consistance et une

légitimité qui, d 'usage ancestral, l 'ont érigée en source du droit pouvant

rivaliser avec la loi. C'est en glosant les passages des compilations justi-

niennes sur l'antiqua, la prisca, la longa, la diuturna ou l'inveterata consuetudo (D.,

3, 32-40), en la dist inguant de l'usus et du mos, en la rapprochan t de cer-

taines institutions de droit privé romain (le pacte, la praescriptio), qu ' a été

établie la force obligatoire de la règle coutumière, que d 'aucuns l 'ont ins-

crite au plus haut de la hiérarchie des n o r m e s En France, les docteurs

d 'Or léans (Jacques de Révigny), puis dans leur sillage les meilleurs profes-

seurs de Toulouse (Guillaume de Ferrières, Guil laume de Cunh), ont puis- samment œuvré (au point d ' influencer les civilistes italiens) à résoudre les

difficiles problèmes (de validité, de preuve, de conflits) que soulevait la pro-

tection en justice des c o u t u m e s M ê m e la rédact ion des livres coutumiers

ne peut se comprendre qu 'eu égard aux progrès de la culture juridique

savante. Tous les coutumiers rédigés en langue française au X I I I siècle

font de larges emprunts aux droits romain et canonique, qu'il s'agisse de la

s t ructure (division en livres et en titres), du fond (procédure, contrats,

tutelle, successions) ou du vocabulaire. Certains d 'entre eux reproduisent

des passages entiers du Code ou du D i g e s t e

Bien sûr, la découverte des compilations justiniennes impose par tout en

Occident l ' image du prince l é g i s l a t e u r Le m o m e n t est décisif. Tandis que

le Moyen Age considérait jusque- là le droit comme une création de la vie

9. Sur le caractère désuet de la trop célèbre distinction entre pays de coutumes et pays de droit écrit, J. Poumarède, « La coutume dans les pays de droit écrit », La Coutume. Recueils de la Société Jean Bodin, 2 partie, Bruxelles, 1990, p. 234-250. 10. A. Gouron, « La coutume en France au Moyen Age », La Coutume..., ouvrage cité à la note précédente, p. 205. 11. L. Mayali, « La coutume dans la doctrine romaniste au Moyen Age », La Coutume..., ouvrage cité à la note 9. 12. Ibid. Voir aussi A. Gouron, « Coutume contre loi chez les premiers glossateurs », Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l'Etat, (sous la dir. d'A. Gouron et A. Rigaudière), Montpellier, 1988, p. 117-130. 13. L. Waelkens, La théorie de la coutume chez Jacques de Révigny. Edition et analyse de sa répétition sur la loi De quibus (D., 1,3,32), Leyde, 1984. E.-M. Meijers, Etudes d'histoire du droit international privé, Paris, 1967. H. Gilles, « Le Traité de la coutume de Guillaume de Ferrières », Université de Toulouse et enseignement du droit, p. 127-138. 14. P. Ourliac et J.-L. Gazzaniga, Histoire du droit privé français de l'an mil au Code civil, Paris, 1985, p. 99-104. 15. Cf. l'ouvrage collectif cité à la note 12.

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collective, toute réglementa t ion positive n ' é t an t j ama i s que consécrat ion

d 'un usage accepté, voici que le droit peu t désormais résulter de la volonté

unique et dél ibérément créatrice du titulaire de l'imperium. Lex animata , le

princeps, empereu r ou roi, est habilité, si le bien c o m m u n ou la nécessité

publique l'exige, à établir des règles nouvelles et contraignantes : « Quod

principi placuit legis habet vigorem » (D. 1,4, 1 ) Ce que le prince juge à propos

a force de loi. En France, on aperçoit bien la montée en puissance d 'un

fort courant absolutiste, dont une des armes favorites consista dans la pro-

c l a m a t i o n tous az imut s des fo rmules r o m a i n e s de l ' o m n i p o t e n c e . A u

Conseil du roi, dans les Grands corps de l 'Etat, dans les bailliages, les par-

tisans du princeps legibus solutus (D., 1,3,31) n ' on t pas m a n q u é de se faire

entendre, et les protestations indignées qu'ils suscitèrent en re tour attestent

la réelle efficacité des maximes i m p é r i a l e s Bien des historiens de nos inst i tut ions s 'en sont émus : utile dans le

domaine du droit privé, le droit romain aurai t eu une « influence néfaste »

(E. Chénon) dans celui du droit public. Mais c o m m e n t imaginer, sachant

l ' a t tachement des populat ions de l ' époque aux statuts, aux libertés, aux pri-

vilèges, que le droit public roma in n 'a i t f inalement abouti en France qu ' à

s t imuler les pa r t i sans d ' u n p o u v o i r royal i n c o n d i t i o n n é ? O n n ' a pas

encore suffisamment considéré que l 'exploitation souvent abrupte, incon-

testablement, dans les milieux dirigeants, de formules autoritaires, fait alors

pièce à l 'emploi aussi habile que véhémen t du droit roma in pa r tous ces

juristes diplômés au service des forces concur ren tes (noblesses diverses,

clergé, pouvoirs urbains). Ces légistes-là savent par fa i tement a rguer du ius

civile pou r défendre les intérêts de leurs clients, les textes justiniens four-

millant, il est bon de le rappeler, de solutions ou d ' a rguments de toutes

sortes susceptibles d 'ê t re opposés au pouvo i r central . Face aux légistes

royaux, il y a donc tous ceux (bien plus nombreux) des autres camps, et

ceux- là , eux n o n plus, ne son t p a s t end re s . Le d e s p o t i s m e j u r i d i c o -

man iaque de tel ou tel agent royal r épond la p lupar t du temps aux argu-

t ies d e l ' o f f i c i e r s e i g n e u r i a l o u à l ' i n t r a n s i g e a n c e d u p r o c u r e u r

ecclésiastique.

C'est surtout au niveau des principes eux-mêmes que l 'on a eu tort de

réduire l 'influence du droit public romain , le considérant avant tout por-

teur de quelques slogans autoritaires et ravageurs. Au M o y e n Age, tout

juriste digne de ce n o m connaît , p o u r y avoir réfléchi à l 'Université, la

véritable signification des formules de l 'absolutisme. Si « ce qui plaît au

16. L. Mayali, « Lex animata. Rationalisation du pouvoir politique et science juridique (XI I XV siècle) », Renaissance du pouvoir législatif..., ouvrage cité à la note 12, p. 155-164. 17. A. Rigaudière, « Princeps legibus solutus et Quod. principi placuit legis habet vigorem à travers trois coutumiers du XIII siècle », Hommages à Gérard Boulvert, Nice, 1987, p. 427-453. 18. J. Krynen, L'empire du roi, p. 384-414.

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prince a force de loi », c'est, selon les termes de la lex regia, parce que le peuple l'a voulu ainsi « en lui conférant tout son imperium et la potestas ». Aucun légiste ne peut ignorer cela. Le peuple a transmis à l'empereur le pouvoir souverain. Ce transfert est-il définitif, vaut-il abandon de souverai-

neté ou est-il susceptible de reprise ? Voilà une question largement discu- tée dès le X I I siècle par la doctrine, aboutissant à de fermes prises de position, qu'Accurse résumera : « Rescripta principis contra publicam utilitatem non valent ».

La redoutable maxime princeps legibus solutus a elle aussi fait l'objet d'abondants commentaires. Rares sont les professeurs qui se privent pour la bien tempérer d'invoquer d'autres dispositions, au premier chef la loi Digna vox (C., 1,14,4) : « C'est une parole digne de la majesté du souverain que le prince se déclare lui-même soumis à la loi ; car notre autorité dépend de l'autorité du droit. Et, en vérité, la soumission du principat aux lois est plus grande que l'imperium » Emboîtant le pas aux premiers glos- sateurs, les grands représentants de la pensée juridique des X I I I siècles iront professant cette conviction, à valeur de dogme : toute manifes- tation de la souveraineté impériale doit avoir pour fondement une « volonté régulée par la raison » (voluntas ratione regulata). Pétition de prin- cipes ? Vague concession du droit à la philosophie et à la morale ? Assurément pas. La doctrine ouvrait ici aux gens de justice une possibilité exceptionnelle d'intervenir dans le champ politique.

Les gens de justice sont les grands oubliés de toute cette histoire. Le fait est d'autant plus regrettable que la réflexion savante sur le droit romain a indiscutablement eu pour effet d'ancrer, particulièrement dans la haute magistrature, une forte aspiration, sinon à un gouvernement des juges, du moins à une monarchie escortée dans l'exercice de sa souveraineté par les professionnels de la justice.

Evoquons cela. Depuis le haut Moyen Age, la justice était perçue comme la condition de la paix. Tous les théologiens, tous les moralistes le répé- taient, après saint Augustin : sans justice les royaumes ne sont que de vastes brigandages. A la fin du Moyen Age, royauté et justice apparaissent toujours comme deux concepts fondus ensemble. « Roi et justice sont frères, et ont mestier l'un de l'autre et ne pueent l'un sans l'autre ». La fonction royale demeure une fonction de justice, conformément à la tradi- tion chrétienne, aux engagements du sacre, et aux aspirations d'une société qui attend de son chef qu'il rende à chacun son dû. Or, ce que la décou- verte des compilations justiniennes fait découvrir soudain, au-delà d'un sys-

19. Sur l'analyse doctrinale du pouvoir législatif, voir en dernier lieu l 'ouvrage de K. Pennington cité à la note 1. 20. E. Cortese, La Norma giuridica. Spunti teorici nel diritto comune classico, Milan, t. I, 1962, p. 297-337 notamment.

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tème juridique complet, c'est le témoignage d'une civilisation dominée par le constant souci de justice. C'est un Etat de droit et de justice. Tout un livre du Code est consacré à la procédure. Dans le Digeste, plusieurs cen- taines de titres sont consacrés à l'organisation des tribunaux, aux devoirs de juges, aux actions en justice. Le quatrième livre des Institutes traite des délits et des actions de la loi, c'est-à-dire des réclamations en justice. Les codifications du Bas-Empire fournissent donc l'image d'une société qui non seulement reconnaît à chacun des droits, mais où ces droits sont protégés par des institutions et des mécanismes judiciaires aux antipodes des réalités féodales. Droit rationnel, technique, unissant l'autorité du magistrat et l'intérêt des justiciables, le droit justinien exhumé charge de realité l'idéal médiéval jusque là bien abstrait de justice.

Ce faisant, le juriste se voit promu à la plus digne des fonctions intellec- tuelles et sociales. Le Digeste s'ouvre sur le titre De iustitia et iure : « A qui va travailler le droit, il faut premièrement connaître d'où procède ce mot ius ; il est dérivé de iustitia. Car le ius est l'art du bon et du juste ». Le droit est un ars dont la justice est la fin. La science du juriste réside dans l'inter- prétation de la norme. Au docteur ou au juge de toujours privilégier l'esprit sur la lettre du droit. Leur vocation consiste à rechercher la mens par delà les verba legis. Le ius strictum, l'application rigide de la règle, est impropre à rendre la justice. Tout un livre du Digeste (1,3) porte sur les méthodes d'interprétation. La suprême grandeur de la fonction du juriste y est célébrée en une succession de citations magnifiques : « Scire leges non hoc est, verba earum tenere, sed vim ac potestatem » (Celse, D., 1,3,17). « Benignius leges interpretandae sunt quo voluntas earum conservetur » (Celse , D., 1,3,18)...

Pour le jurisconsulte romain, comme pour le jurisconsulte médiéval, la règle juridique, quelle qu'en soit la nature, n'est jamais assortie d'une auto- rité définitive. Car le droit est un art. Dans le Digeste encore on peut lire : « Toute formulation rigide est dangereuse en droit civil ; il en est peu qui ne puissent être réfutées victorieusement dans la controverse » (50,17,202). La loi elle-même est toujours susceptible d'interprétation afin que dans chaque espèce, chaque cause particulière, elle n'aboutisse à rien qui soit injuste.

Cette philosophie de la nécessaire soumission du droit à la justice aide à comprendre, à relativiser bien des choses s'agissant des opinions absolu- tistes tant reprochées aux légistes médiévaux. En France, tous ont exalté la capacité normative royale : « voluntas domini régis facit ius in regno ». Tous ont admis que le roi « a tous les droits enfermés dans les archives de son coeur » (omnia iura in scrinio pectoris sui, C.,6,23,19). Ces affirmations ont quelque chose d'effrayant pour les modernes. Elles n'ont cependant jamais impliqué pour leurs auteurs que toutes les expressions du droit royal étaient systématiquement justes, et donc irréformables. A l'inverse, la conviction suivante traverse toute la civilistique médiévale : c'est au doc-

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teur, dans sa fonction de conseiller ou de juge, d'apprécier le caractère juste ou non d'une décision du pouvoir. C'est aux doctores legum, qui se proclament eux-mêmes nouveaux « chevaliers d'une milice sans armes » (Révigny), c'est aux membres de la nouvelle militia doctoralis (Balde) qu'il revient de baliser la marche du pouvoir. Dans l'irrépressible auto-célébra- tion des civilistes médiévaux, la conception romaine du prudens, celle notamment d'Ulpien s'adressant à ses élèves (Cours élémentaire de droit, 1,1), reprise au tout début du Digeste (1,1,1), a servi de révélateur : « C'est à raison que certains nous nomment prêtres de la justice ; car nous professons la connaissance du bon et de la proportion équitable (...). La jurisprudence peut être définie, à partir d'une connaissance des réalités humaines et divines, (comme) une science du juste et de l'injuste ».

C'est à une époque de rapide croissance et de centralisation des institu- tions judiciaires que surgit cette conception. En France, pouvait-elle échapper, notamment, aux magistrats du Parlement, à ces « seigneurs ès- lois » en charge en son sommet du ministère royal de justice ? Ceux-ci ont toujours prétendu former un véritable clergé, le regalis sacerdotium, formula- tion qui renvoie à l'évidence à l'idéologie romaine du docteur sacerdos iusti- tiae, et qui trahit la prétention originelle de la noblesse de robe à remplir une fonction politique, et non étroitement judiciaire.

A bien des signes, en effet, on aperçoit combien les grands juges royaux ont tôt fait de ressentir que la fonction de justice qu'ils exerçaient au nom du roi devait s'exercer sans le roi, et même, le cas échéant, contre le roi régnant. D'abord discrète cette volonté d'indépendance fonctionnelle se révèle au grand jour quand au X V siècle commencent à se renouveler les conflits avec le pouvoir. Subversive en regard du dogme officiel d'un roi fons iustitiae, l'attitude du Parlement ne l'est point en regard de la doctrine professorale. On pense à Cynus expliquant qu'il ne faut pas prendre à la lettre cette loi du Code déclarant que le prince a tous les droits in scrinio pectoris sui, « quia multi imperatores ignoraverunt iura, et maxime hodie ignorant, sed intelligi debet in scrinio sui pectoris, id est, in curia sua, quae debet egregiis abundare Doctoribus, per quorum ora loquatur iuris religiosissimus princeps »

La conviction d'incarner la justice royale, les parlementaires l'arborent dans leur habit, un habit de majesté, avec la robe longue, le manteau et le mortier « qui évoque la couronne des anciens rois ». Le décor et le céré- monial de la Cour en témoignent également. Aux obsèques du roi, les Présidents au Parlement ne portent pas le deuil. « Justice jamais ne bouge » Siège perpétuel de la justice souveraine, le Parlement participe

2 1 . J . Hi la i re , « Le Roi et Nous. P r o c é d u r e et genèse de l 'E ta t a u x X I I I et X I V siècles »,

Histoire de la justice, n° 5, 1992, p. 3-18.

2 2 . Ci té p a r E . -H. K a n t o r o w i c z , « K ingsh ip u n d e r the i m p a c t o f scientific j u r i s p r u d e n c e », Selected Studies, N e w York, 1965, p. 156, n. 24.

2 3 . R.E. Giesey, Le roi ne meurt jamais, Paris, 1987, p. 94.

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de la royauté immortelle. Comme les légistes le disent alors, il est « partie du corps du roi » (pars corporis regis). Cette expression est encore tirée d'un passage du Code où l'empereur romain disait du Sénat qu'il était « pars corporis nos tri » (9,8,5).

Jamais les parlementaires au Moyen Age n'ont contesté les principes de l'absolutisme. Toujours ils ont considéré que le roi, empereur en son royaume, pouvait agir supra ius, abolir les coutumes, modifier les privilèges, changer le cours des lois ou ne pas se soumettre à la loi. Pour autant, ils n'ont jamais cessé de considérer que les manifestations de la pleine puis- sance devaient, en toute occurrence, satisfaire aux exigences de cette jus- tice dont ils étaient les desservants. Quels étaient donc pour ces hauts magistrats les critères d'une décision juste ?

La réponse à cette question se trouve à la fois dans les ouvrages de la doctrine professorale et dans les témoignages de l'activité parlementaire. Une étude comparative s'impose. On constaterait que la volonté royale y est subordonnée à quelques valeurs supérieures : ratio, veritas, utilitas pub lic a, aequitas. Est juste ce qui apparaît conforme à la Raison, à la Vérité, à l'Utilité publique, à l'Equité. Ces valeurs supérieures, consubstantielles à la justice, sont des valeurs puisées au droit romain et réhabilitées sur un mode chrétien par le canal de la science juridique médiévale. Estimant qu'ils en étaient les « prêtres », les grands juges royaux se sont propulsés d'eux-mêmes dans le champ politique. C'est en leur nom, en effet, qu'on les voit corriger, ou tenter de corriger les « abus » de l'autorité monar- chique.

Cette façon de concevoir la vocation du Parlement n 'a assurément jamais été celle du Capétien. L'Etat a donc été fondé sur un grand malen- tendu entre « l'Empereur de France » et ses élites judiciaires, un grand malentendu qui tournera au préjudice de la royauté, avec pour cause pro- fonde la conception romaine de la justice et du droit.

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LA SUCCESSION À LA C O U R O N N E DE FRANCE ET LES ORDONNANCES DE 1374

FRANÇOISE AUTRAND

La succession à la couronne de France repose sur une loi qui n'est pas la loi salique dans sa vénérable obscurité, mais un édit royal fort clair : l'ordonnance d'août 1374 qui fixe la majorité des rois à l'entrée dans la quatorzième année Il y a longtemps que cet édit a retenu l'attention des historiens des institutions. Mais depuis moins de dix ans les acteurs du très récent renouveau de l'histoire du droit l'ont trouvé sur leur chemin alors

qu'ils poussaient leur réflexion dans deux directions : l'État et la loi, d'une part, la royauté française et le droit romain, de l'autre. On pense à G. Giordanengo A. Gouron J. Krynen et A. Rigaudière qui placent l'ordonnance d'août 1374 aux origines de la constitution française, qui

1. Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 26-30. 2. G. Giordanengo, « Du droit civil au pouvoir royal : un renversement ( X I I s.) », Politiques et management public, vol.5, 1987, 1, p.9-25. « De la Faculté de Décret aux negocia regis. Une répétition d'Evrard de Trémaugon (Paris, 1371) », Droits savants et Pratiques fran- çaises du pouvoir (XI-XV s.), éd. J. Krynen et A. Rigaudière, Bordeaux, 1992. 3. A. Gouron, « Ordonnances des rois de France et droits savants (XIII-XV siècle) », Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles lettres, 1991, p. 851-865. 4. J. Krynen, « De nostre certaine science »... Remarques sur l'absolutisme législatif de la monarchie médiévale française », Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l'État, éd. A. Gouron et A. Rigaudière, Montpellier, 1988, p. 131-144. « Le mort saisit le vif. Genèse médiévale du principe d'instantanéité de la succession royale française », Journal des savants, 1984, p. 187-221. « Les légistes "idiots politiques". Sur l'hostilité des théologiens à l'égard des juristes, en France, au temps de Charles V », Théologie et droit dans la science politique de l'État moderne, Rome, 1991, p. 171-198. 5. A. Rigaudière, « Loi et Etat dans la France du Bas Moyen Age », L'Etat moderne : le droit, l'espace et les formes de l'État, Paris, CNRS, 1991, p. 33-59. « Préface », Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l'État, Montpellier, 1988, p. 5-11. « Législation royale et construction de l'État dans la France au XIII siècle », ibid., p. 203-236.

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repèrent dans son texte les références au droit romain, remarquant que, exceptionnellement désignée sous le nom d'édit, elle mentionne « sans

complexe » les notions « d'utilité publique », de « plenitudo potestatis » et même (horreur ! mais le cas est unique) affirme que le roi est au-dessus des lois. Si l'on ajoute que R. Gazelles a mis en pleine lumière la société poli- t ique et J. Krynen le milieu intellectuel dans lesquels cette loi est née, on peut se demander ce qui reste à faire à l'historien après ces savants et brillants travaux. Rien d'autre que d'éclairer la genèse de l'ordonnance d'août 1374 et des ordonnances d'octobre sur la régence et la tutelle des enfants royaux, en plaçant cet ensemble législatif dans son contexte avant et afin d'en mettre en valeur quelques aspects.

L'ordonnance d'août 1374 n'est pas, en effet, un texte isolé. Elle est complétée par trois ordonnances, datées d'octobre, qui organisent le gou- vernement en cas de minorité du ro i ainsi que la tutelle et les apanages des enfants de France. Le testament du roi Charles V, établi en octobre 1 3 7 4 est à ajouter à ce corpus, ainsi que le procès-verbal de la publica- tion solennelle de l'Édit d'août, qui fut faite au Parlement le 21 mai 1 3 7 5

Pour éclairer cette année qui va du milieu de 1374 au milieu de 1375, il est trop facile d'évoquer la mauvaise santé du roi Charles V, promoteur des ordonnances, par un effet rétroactif de sa mort prématurée. On l'a fait pourtant et très tôt, puisque le Religieux de Saint-Denis, chroniqueur offi- ciel de Charles VI, citant une phrase obscure à souhait, extraite d'un dis- cours du chancelier Pierre d'Orgemont, parle à leur propos d'une maladie du r o i Pourtant l'année 1374 n'en porte aucune trace. Dans son testa- ment, comme dans l'ordonnance sur la tutelle, le roi se dit au contraire « en bonne santé de son corps ». De toute façon et même si elles sont branchées sur le droit privé, les ordonnances de 1374 ne sont pas à regar- der à travers les lunettes d'un notaire. C'est dans le contexte des monar-

chies européennes qu'il faut les examiner. Or deux cas semblent présents dans la genèse des ordonnances : le cas impérial et le cas anglais.

La Bulle d'or qui fixe les règles de l'élection impériale date de 1356 et

6. R. Cazelles, Société politique, noblesse et couronne sous les règnes de Jean II le Bon et Charles V, Genève-Paris, 1982. 7. J. Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIII-XV siècle, Paris, 1993. 8. Ord., t. 6, p. 45-48. 9. Ord., t. 6, p. 49-53.

Ord., t. 6, p. 54-55. 11. Chronique des règnes de Jean II et Charles V, éd. R. Delachenal, t. 3, Paris, 1920, p. 183- 225. 12. Ord., t. 6, p. 30 et Archives nationales, X la 1470, f°146 v°. 13. Le Religieux de Saint-Denys, Chronique de Charles VI, éd. et trad. L.-F. Bellaguet, t. l, 1839, p. 13.

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vient de la volonté de l'empereur Charles IV de Luxembourg, roi de Bohême, oncle maternel de Charles V, chacun le sait. Charles V avait assisté à la publication solennelle de la Bulle d'or à la Diète de Metz, le jour de Noël 1356. Il avait pris une part active à cette assemblée impériale puisque le même jour il fit hommage à l'empereur pour le Dauphiné. Sa présence est signalée dans le préambule de la Bulle d'or avec celles du car- dinal légat Hélie de Talleyrand-Périgord et des princes Electeurs Il a donc entendu la publication de la loi impériale dans laquelle il y avait, pour la royauté française alors ébranlée et mise à l'épreuve, beaucoup à prendre, mutatis mutandis : l'idée d'isoler et d'élever parmi les barons du royaume un petit groupe de princes, alliés et associés au pouvoir, rehaussés en dignité, à l'instar des Électeurs, nantis de la plus haute puissance, plan- tés comme des « colonnes de l'Empire » ; celle que la dignité électorale est indivisible et fait retour à l'Empereur faute d'héritier, mise à part la cou- ronne de Bohême dont le titulaire est désigné de droit, en ce cas, par les états du pays. Autre exemple à méditer : au-dessus des princes électeurs, la Bulle d'or affirme avec éclat la souveraineté impériale. D'ailleurs, en édic- tant cette loi impériale, Charles IV n'avait rien fait d'autre que d'user du pouvoir législatif comme un empereur romain.

L'imitation du modèle impérial est sensible dans la genèse de l'ordon- nance d'août 1374. Comme Charles IV dont la volonté avait été à l'ori-

gine de la Bulle d'or, le roi prend l'initiative des lois qui régleront sa propre succession et la succession royale. Elle l'est aussi dans la forme même de l'ordonnance qui est rédigée en latin -fait assez rare sous Charles V- et dans un latin truffé d'expressions empruntées à la chancellerie du Bas-Empire romain. Les enfants et proches parents du roi n'y sont-ils pas appelés « magnifiques princes et très illustres seigneurs » ? On remarque aussi, comme dans la Bulle d'or, l'emploi du vocabulaire législatif romain. Les historiens du droit ont signalé, outre la référence unique au principe « rex legibus solutus », que l'ordonnance d'août est appelée en français « loi et constitution » ou « statut et constitution » et, en latin, « edictalis lex ». Or l'usage, exceptionnel, du mot édit ne désigne au XIV et au X V siècle que l'acte normatif suprême.

Il existe enfin un dernier indice de l'influence impériale sur l'Édit de 1374. Lorsque l'empereur Charles IV vint à Paris en 1378, le roi Charles V, son neveu, fit compiler un recueil des actes établissant les droits et les alliances de la couronne Le premier de ces textes est l'alliance perpé-

14. W.-D. Fritz, Die Goldene Bulle Kaisers Karl IV vom Jahre 1356, Weimar, 1972, p. 80. 15. A. Artonne, « Le Recueil des Traités de la France compilé par ordre de Charles V », Recueil des travaux offerts à M.Clovis Brunel, t. 1, Paris, 1955, p. 55-63. Sur ce recueil cf. Fr. Autrand et Ph. Contamine, « Politique et administration : de la pratique à la culture écrite », Pratiques de la culture écrite en France au XVs., Paris, CNRS, 1995.

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tuelle conclue entre les rois de France et les empereurs d 'Allemagne en

1299. Le dernier est la « loi, constitution et ordonnance » sur la majorité des rois de France, c o m m e si cet acte m a r q u a i t l ' about issement de la

marche accomplie côte à côte pa r l 'Empire et le royaume.

Le cas anglais est bien différent. Dans les années 1374-1375, la cour

d 'Angleterre nourrissait les conversations pour ne pas dire les commérages. Le roi Édoua rd vieillissait. Le Prince, son fils aîné, était gravement malade.

Lequel des deux mourra i t le premier ? Si c'était le Prince, qui alors succé-

derait à la couronne d'Angleterre ? Serait-ce Richard de Bordeaux, fils du

Prince et de la trop jolie fille de Ken t ? O n reparlait des amours et des frasques de la princesse de Galles. Mais le vieux roi Édouard avait encore

trois beaux fils. L 'aîné d 'entre eux, J e a n de Gand, duc de Lancastre, aurait

fait un très g rand roi. Pourtant , lo rsqu 'Édouard III mouru t en 1377, un an

après le Prince, ce fut Richard qui lui succéda. Les Grandes Chroniques de

France, se faisant l ' écho de l ' é t o n n e m e n t général , no t en t que R i c h a r d

« représenta la personne du Prince son père », bien qu'il n 'eût même pas

onze ans, q u ' É d o u a r d III eût trois fils et que la Princesse ait bien fait par- ler d ' e l l e

Rien de cela n 'était indifférent aux destinées de la couronne de France,

liées, tant que la paix n 'était pas faite, au sort de l 'Angleterre. De façon

significative, les Grandes Chroniques de France, brèves pour ces années-là, pré-

sentent à la file, comme s'il y avait un lien entre les trois : les négociations

de paix de Bruges et leur achoppement sur la question des ressort et sou-

veraineté ; la publication de l 'o rdonnance sur la majorité le 21 mai 1375 ; la mor t d ' É d o u a r d III et l ' avènement de Richard II.

L'actuali té française est, elle aussi, bien présente dans le contexte des

ordonnances, avec les deux objectifs qui la dominent alors, la paix et le

bon gouvernement . En 1374-1375, la reconquête du royaume, entreprise

depuis cinq ans, est bien avancée. Des succès décisifs viennent d 'être rem-

portés en Poitou. La guerre m a r q u a n t une pause, passent au premier plan

les efforts de « bon gouvernement » qu 'on ne saurait désigner pa r le mot de réformes car celui-ci, à cause de 1356-1358, sent encore le soufre. Les

ordonnances se succèdent donc au long de l 'année 1374 : grande ordon-

n a n c e sur l ' a rmée royale, ré forme du clos des Galées, règlements sur

l ' impôt, la monnaie , répartit ion du pouvoir dans les a p a n a g e s Les ordonnances sur la succession à la couronne ne prennent pas place

seulement dans cette intense activité législative mais aussi dans l'activité

politique qui environne les négociations de paix. C'est en effet le 21 mai

1375 que l'édit d ' aoû t 1374 fut publié, au cours d 'une séance solennelle

Chronique des règnes de Jean I I et Charles V.., t. 2, p. 177-182. 17. Ord., t. 6, passim.

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— ce que plus tard on appellera un lit de justice — dans la grand salle du Parlement où le roi était venu siéger en personne, devant une assemblée de barons et prélats, de clercs et de bourgeois, de conseillers et officiers royaux, où les trois états de la société étaient représentés. Mais pourquoi cette date du 21 mai 1375 ? C'est qu'on est en plein dans les négociations de Bruges. Une session vient de se terminer (23 mars-5 avril). Il y a eu ensuite les propositions secrètes faites par les nonces. C'est assez pour que chacun comprenne que l'on bute une fois de plus sur la question de la souveraineté En mai 1375 les messagers du roi prennent donc la route de Flandre, porteurs d'instructions du Conseil repoussant toute cession de souveraineté. À ce moment précis, à Paris, la publication solennelle de l'Édit d'août donna l'occasion de mettre en scène une représentation publique de la magnificence ou majesté royale.

D'autre part, sous prétexte de définir tout ce que peut faire un roi majeur, l'Édit donne une magistrale leçon de droit public sur un sujet d'actualité : la souveraineté royale. Il y est question notamment de l'hom- mage et du serment de fidélité prêtés au jeune roi par les prélats, pairs, princes et autres personnes de toute dignité même royale. Le roi ainsi dési- gné est évidemment le roi de Navarre pour qui la chancellerie royale est en train d'inventer l 'étonnante catégorie des « rois-sujets ». Mais les princes ? Il n'y a pas de prince en France. Du moins pour le moment, car il pourrait y en avoir un : le prince d'Aquitaine. S'il veut entrer dans le royaume, dans le système de foi et d'hommage, la porte lui est ouverte. Au moment où l'on n'a pas perdu tout espoir de conclure la paix, l'Édit d'août le proclame.

Malgré leur cire verte et leur air d'éternité, les ordonnances de 1374 sont solidement ancrées dans l'actualité du temps.

Si l'actualité politique perce à travers les lignes des quatre ordonnances royales de 1374 et du testament de Charles V, on peut en dire autant de l'effervescence intellectuelle du temps, que J. Krynen a si brillamment étu- diée dans un livre récent, mettant en valeur l'opposition de deux familles d'esprit parmi ceux qui réfléchissent sur le pouvoir, « artistes » (philo- sophes) contre légistes. Une troisième tendance peut leur être ajoutée, celle des spirituels, attachés avant tout à une conception religieuse et quasi mys- tique de la royauté. Que l'on trouve à l'origine de l'Édit d'août 1374, l'influence du droit romain, les historiens du droit l'ont démontré. Qu'il y ait aussi certains principes coutumiers ou philosophiques, J. Krynen l'a dévoilé. Ajoutons que les « artistes » de l'Université de Paris, le recteur et les maîtres en théologie, qui ont assisté à la publication de l'ordonnance,

18. E. Perroy, The Anglo-French Negociations at Bruges, 1374-1377, Camden Miscellany, Londres, 3 vol. 19, 1952.

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s'ils ont grincé des dents en entendant dire que « le roi est au-dessus des lois » et, probablement, maudit une fois de plus les légistes « idiots poli- tiques », ont pu aussi reconnaître, au passage de l'ordonnance sur la tutelle des enfants de France, des phrases tirées tout droit de l' Éthique d'Aristote sur « l'amitié de lignage », le « nourrissement, enseignement et bonne doc- trine » des enfants royaux et l'amour maternel :

« Selon ra ison écri te et naturel le , la m è r e a ime plus t e n d r e m e n t ses enfants et a le

c œ u r plus d o u x p o u r les g a r d e r avec soin et les élever avec a m o u r que toute au t re pe r sonne , m ê m e p r o c h e de l ignage ».

Dans le Conseil de tutelle du futur roi se trouvait Évrart de Trémaugon, légiste formé à Bologne par Jean de Legnano, professeur à la Faculté de Décret et auteur du Songe du vergier, mais il y avait aussi Philippe de Mézières. Philosophes, légistes, spirituels, tous sont impliqués dans les ordonnances de 1374. Ce qui explique la richesse de ce corpus et les remarques qu'il peut inspirer dont quelques exemples donneront une idée.

Sur le public et le privé : deux ordonnances d'octobre 1374 organisent la régence en cas de minorité et la tutelle des enfants royaux. Les commenta- teurs de ces ordonnances ont surtout été attentifs au partage de revenus qu'elles prescrivent entre régent et tuteurs, à la distinction opérée entre domaine privé et public, aux limites apportées aux pouvoirs du régent. Il faut pourtant remarquer également que, si l'ordonnance sur la tutelle pré- voit largement les revenus des enfants royaux, en leur attribuant ceux de la ville et vicomté de Paris, des bailliages de Senlis et de Melun, outre le duché de Normandie, le régent conserve sur cet espace tous les droits de ressort et de souveraineté. Si bien que le plus neuf dans cette ordonnance n'est pas seulement la stricte séparation entre la tutelle et la régence, le privé et le public, mais plutôt la nette définition d'une sphère du public, remise sans partage entre les mains du régent, une et indivisible, et de plus solidement ancrée entre les murs du Palais de la Cité à Paris, dans les Chambres des Comptes et du Trésor et surtout dans la Grande Salle du Parlement.

Sur le corps public du roi : Charles, le roi qui prépare sa mort, a une personne publique et une personne privée, mais il a aussi un corps et une âme. Son corps, Charles l'abandonne à sa fonction. Il laisse sa dépouille mortelle tomber dans le domaine public et se plie à la sauvage coutume du dépeçage du corps public du roi. Par testament il ordonne d'enterrer son corps à Saint-Denis, son cœur à Notre-Dame de Rouen et ses entrailles à l'abbaye de Maubuisson, tout contre le corps de sa mère. Trois sépultures donc pour ce prince à la triple identité qui est roi de France, qui fut duc

19. Nicolas Oresme, Le Livre des Éthiques d'Aristote, éd. A. Menut, New York, 1940, p. 440- 442.

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de Normandie et dauphin de Viennois et qui reste attaché autant au sou- venir de sa mère qu'à la maison impériale de Luxembourg. L'abandon de son corps au domaine public, l'autonomie du public, donne toute sa liberté à Charles qui, face à la mort, n'est plus qu'un chrétien soucieux de son âme et du salut éternel. Le préambule de l'ordonnance sur la tutelle le dit en des termes dignes de Philippe de Mézières : le roi met ses affaires en ordre afin que lui-même et ses successeurs

« quand il plaira à Dieu de leur envoyer la maladie de la mort, ils soient senz aucune cure ou solicitude afflictive ou angoisseuse de faiz de cest siecle et n'aient à entendre que avoir contriction et repentance de leur pechiez, recevoir le sacrement comme bons christiens, lessier sans regret la misere, vilté et fragilité de condition humaine, crier merci et rendre devotement leur ame à Dieu leur createur et sauveur de tout le monde ».

Sur l'irruption du droit romain dans la législation royale : les « scienti- fiques personnes » qui avaient approuvé par leur présence l'ordonnance sur la majorité des rois de France sont qualifiées de « prudentes ». Elles le méritent et, plus encore, celles qui ont élaboré l'Édit ainsi que les ordon- nances d'octobre. Car le droit romain, utilisé ici, ne l'est pas seul et, de plus, il est dûment enrobé de coutume. Tout en se disant au-dessus des lois, le roi ne manque pas de dire qu'ont été respectées les trois conditions exigées pour toute ordonnance royale : qu'elle soit conforme à la coutume, prise par conseil et en vue du bien commun. Sinon pourquoi cette suite d'exemples de rois-enfants, tirés de l'histoire de France, dans le préambule de l'Édit d'août ? Pourquoi cette énumération des sages et notables des trois états du royaume, consultés avant la décision et convoqués à la publi- cation de la loi ? Et pourquoi ces allusions au paisible état du royaume ?

D'autre part, seul l'Édit d'août porte des références au droit romain et seul il est rédigé en latin. Pour les autres ordonnances, on retrouve la langue et les usages français. Conformément à sa politique de promotion de la langue française, dans un souci de clarté, Charles V a fait rédiger en français les ordonnances sur la régence et la tutelle. C'est de bon sens quand on doit énumérer les éléments du Domaine royal. Allez dire en latin « membre de fief de haubert » ou « varechs et poissons royaux ». Les serments sont, eux aussi, en langue française. Il importe, en effet; de dissi- per toute ambiguïté et de bien affirmer que chacun sait à quoi il s'engage. Le duc d'Anjou ne doit-il pas déclarer, sous la foi du serment, qu'il connaît la teneur des textes de 1374 :

« lesquels loy, ordenances et testament j'ai ouï lire de mot à mot et je me tiens pour plainement enfourmez et bien acertenez des choses contenues en icelles ».

Dans les ordonnances d'octobre, enfin, abandonnant le pompeux lan- gage du Bas-Empire, le rédacteur n'appelle pas les enfants royaux « magnifiques princes et très illustres seigneurs », mais tout court « Loys, Marie et Ysabel », à la guise de France.

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Sur la royauté conseillée et personnelle : « Le roi est empereur en son royaume », les légistes peuvent le dire et l'écrire. Mais, dans les faits, sa royauté reste une royauté conseillée et personnelle. On connaît l'impor- tance du conseil et des Conseils dans l'élaboration, la proclamation, l'appli- cation des lois de 1374, mais, de plus, l'ordonnance sur la tutelle contient une belle déclaration sur la place du conseil dans la tradition française :

« Considéré que de tant comme les granz faiz et les granz besoignes sont faites par conseil de pluseurs sages hommes, de tant sont elles plus seures et plus certaines ; et aussi que nous et nos prédécesseurs nous fusmes tousjours gouvernez et gouvernons en tous noz faiz par conseil de grant nombre de sages hommes, clercs et lays. »

Enfin l'effort pour dégager la couronne de la personne royale, pour sépa- rer le public et le privé, la marche vers l'autonomie de l'État n'empêchent pas la royauté de reposer essentiellement sur un lien personnel entre le roi et la communauté, une relation qui s'appelle l'amour. L'Édit d'août rap- pelle que « le roy et seigneur naturel et légitime est plus amé de ses sub- giez que autre quelconque régent par lui ». Si l'ordonnance sur la tutelle prescrit de prêter un serment à l'enfant-roi, c'est « afin que touz noz bons subgiez aient plus grand amour à noz diz enfans, leur soient plus loyaux et les aient en plus grant honneur et révérence » : amour des sujets pour le roi et amour du roi ou du régent pour les « bons sujets » que le duc d'Anjou promet, en cas de régence, de garder, gouverner et défendre et de faire bonne justice contre tous, grands et petits.

C'est bien là ce qui rend difficile le partage entre la personne et la fonc- tion royale. L'amour va au roi, vient du roi. Cela ne vient ni du sacre ni du droit. C'est un amour naturel qui tient à la naissance et à la nation, au lien charnel entre le roi et la communauté du pays. Charles V aurait été heureux s'il avait su qu'un jour, son fils, le dauphin tant désiré, pour qui avaient été faites, pensées et voulues les ordonnances de 1374, serait appelé Charles le Bien Aimé.

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DU D R O I T D ' I M P O S E R ET DE SA PRATIQUE

Finances et financiers du roi sous le règne de Charles VIII

BERNARD CHEVALIER

« Aucune étude d'ensemble n'a été consacrée aux finances de Louis XI, de Charles VIII, de Louis XII », pouvait-on écrire, il y a plus de trente a n s Constatation toujours d'actualité Une telle carence pourtant ne tient pas essentiellement au déficit des sources, malgré le regrettable incendie de la Chambre des Comptes de Paris au XVIII siècle, car nombre d'érudits avait auparavant fait d'abondants extraits et recueilli bien des documents originaux La vérité est que de nos jours l'histoire des finances et plus gé- néralement celle des institutions n'attirent plus les chercheurs Et pourtant,

1. F. Lot et R. Fawt ier , Histoire des institutions françaises au Moyen Age, t. II, Institutions royales,

Paris, P U F , 1958, p. 272.

2. Ainsi p a r e x e m p l e les t r a v a u x d 'Y. L a b a n d e - M a i l f e r t sur le r ègne de C h a r l e s V I I I ,

Charles VIII et son milieu (1470-1498) , La jeunesse au pouvoir, Paris, Klincksieck, 1975 et Charles

VIII, Le vouloir et la destinée, Paris, F a y a r d , 1986, n 'ont- i l s sur ce po in t a p p o r t é a u c u n e lu- miè re nouvelle.

3. Précieux réper to i re des comptes ou extraits de comptes conservés dans L. M i r o t « D o m

Bévy et les comptes des trésoriers des guerres, essai de rest i tut ion d ' u n fonds d i sparu de la

C h a m b r e des C o m p t e s », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 86, (1985), p. 245-379.

Il y a b i en plus à p r e n d r e dans les lettres de commiss ion adressées p o u r l 'assiette de la

taille, soit a u x élus, soit aux commissa i res du roi chargés de teni r les états p rov inc iaux , n o m b r e u s e s dans Arch . Nat . , K 73-76, C a r t o n s des rois, et dans B.N., ms. fr. 2 6 0 9 9 - 2 6 1 0 5 ,

m a n d e m e n t s et qu i t tances , mais j u s q u ' à p r é sen t b i en p e u utilisées.

4. Su r les inst i tut ions f inancières , colonel L. Borelli de Serres , Recherches sur divers services pu-

blics du X I I I au X V I I siècle, 1895-1909, 3 vol., G. J a c q u e t o n , Documents relatifs à l'administration

financière en France de Charles VII à François I (1443-1523) , Paris, 1891, G. D u p o n t - F e r r i e r ,

Etudes sur les institutions financières de la France à la f in du Moyen Age, 2 vol. Paris, 1930-32 et A.

Spont , « L a taille en L a n g u e d o c de 1450 à 1515 », Annales du Midi, 2 (1890), p. 365-384 ,

479-513, de po r t ée b ien plus large q u e ne l ' i nd ique le titre. V o i r aussi J . -J . C l a m a g e r a n ,

Histoire de l'impôt en France, t. I et II, Paris, 1867-1868, cr i t iqué, ma i s n o n r emplacé .

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à l'heure où la réflexion sur la nature et la genèse de l'Etat moderne retient à nouveau l'attention, l'étude de la politique financière ne devrait pas être négligée. Le droit d'imposer, en effet, vu dans son exercice plus encore que dans son affirmation théorique, est un excellent révélateur de la représenta- tion que se font du pouvoir tant les gouvernants que les gouvernés.

A ce titre la synthèse de Martin Wolfe malgré ses insuffisances, peut ser- vir de point de départ. Pour lui, en effet, les grandes réformes des années 1430-1440 ont été décisives, non parce qu'elles ont changé fondamentale- ment la nature des impositions ou les modalités administratives de leur levée, mais parce qu'elles ont été le point de départ de l'absolutisme fiscal. Charles VII saisit alors le droit d'imposer ses sujets sans avoir besoin de les consulter et rien ne change ensuite jusqu'au temps de François Ier, les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII étant particulièrement insi- gnifiants à cet égard (« Not significant in French Tax History » )

C'est voir les choses de très haut. Au vrai la politique financière de Louis XI, sans doute mal connue, mais sûrement fort différente de celle de son père, provoqua au lendemain même de sa mort une vive réaction à la- quelle les états de 1484 donnèrent une solennelle sanction, jamais oubliée ; véritable changement de cap qui a orienté pour longtemps la conduite du gouvernement et par conséquent aussi fortement retenti sur le choix de ses officiers d'exécution.

1484. Un renversement de politique.

A partir de 1470 surtout, pour écraser les princes, ses rivaux, Louis XI s'était engagé dans une course aux armements qui l'avait entraîné dans la voie de dépenses militaires sans cesse croissantes Or, il avait pu y faire face sans consulter ses sujets en alourdissant considérablement l'impôt di- rect de répartition, la taille, qui monta ainsi jusqu'à 3 900 000 livres t . Le fait est connu, mais ce qu'il faut souligner ici, c'est que Louis XI, à la dif- férence de son aïeul Charles V, n'en a éprouvé aucun remords, même

5. M. Wolfe, The fiscal System of Renaissance France, New Haven-London, Yale University Press, 1972, X-385 p, chapitres 1 et 2, notamment p. 20 et 52. 6. En 1483, il entretenait 3 992 lances fournies et quelque 16 000 hommes de pied, à rai- son d'au moins 1 500 000 livres tournois pour la cavalerie de la grande ordonnance et 1 200 000 pour l'infanterie, cf. Ph. Contamine, Guerre, Etat et société, Paris, 1972, p. 285-286 et Spont, « La taille... », p. 497. 7. « ... grandes et horribles tailles qui ne furent jamais si grandes à troys millions de francz près », dit Ph. de Commynes, Mémoires, éd. J. Calmette, Paris, 1965, t. II, p. 220, qui se plaît à opposer les 4 700 000 livres levées au total par Louis XI « à l'heure de son tres- pas », aux 1 800 000 l.t. prélevées par Charles VII. Le chiffre proposé ici pour la taille est celui que donne A. Spont, op. cit., auquel il ajoute pour faire le total le domaine, les aides et les octrois des états de Bourgogne et de Dauphiné estimés à 70 000 livres.

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dans ses derniers instants. Il faisait sienne la doctrine courante depuis la fin du XIV siècle : « Au roi seul revient dans toute sa plénitude le pouvoir d'imposer ses sujets, qu'ils soient médiats ou immédiats, qu'ils aient ou non donné leur assentiment » Dans son entourage même ces idées radicales ne manquaient pas d'être reprises. Une fois de plus, Commynes s'en fait le témoin faussement indigné et reproche aux mauvais conseillers de pousser le roi à adopter cette maxime funeste : « Je prends ce que je veux, et en ay privilège ; il le me faut bien garder »

L'iniquité du fardeau, bien plus que sa lourdeur, était cependant forte- ment ressentie dans l 'opinion si bien que, dès sa mort, le conseil s'em- pressa de prendre des mesures d'apaisement : licenciement des Suisses et de l'infanterie, rabais de 60 % sur le dernier quartier des tailles en cours ; les états assemblés à Tours, quelques mois plus tard, se saisirent tout de suite du problème des finances Avec insistance, les députés demandèrent à vérifier les comptes dans l'intention avouée d'en revenir au « bon » temps du roi Charles VII.

Le débat était donc ouvert. Débat d'opportunité qui portait sur la néces- sité d'entretenir une armée permanente et donc sur la réalité et la perma- nence de la menace anglaise qui la justifiait Débat de fond surtout. Les discours relatés par Jean Masselin font ressortir que l'opinion la plus tradi- tionnelle fut reprise avec force : ce qui appartient au peuple ne peut lui être enlevé sans son consentement et accepter de pérenniser la taille insti- tuée pour la guerre, qui devrait donc cesser en même temps qu'elle (causa cessante), serait p é c h é Or les gens du conseil, bien loin de vouloir faire prévaloir les thèses absolutistes les plus radicales, se contentent de faire res- sortir que les sujets ont le devoir impératif d'aider leur prince « autant que le requiert le besoin de la chose publique » (quantum reipublicae necessitatibus

8. Cité par J. Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIII-XV siècle, Paris, Gallimard, 1993, p. 272. Il faut reprendre à ce sujet ses pages éclairantes, p. 268-281, tant sur la doctrine absolutiste, bien antérieure à Charles VII, quoi qu'en ait dit M. Wolfe, que sur l'attachement des sujets au « dogme populaire » de l'impôt consenti. « Dans sa nou- veauté », dit-il très justement p. 274, « l'impôt royal agresse les franchises et les libertés coutumières bien plus qu'il ne grève les bourses ».

Mémoires, ibid., p. 219. 10. En 1481, à Paris, l' émeute menace : « pour ce que les tailles estoient tiercees en regart a l'annee precedente », A.N., XIA, 8317, f°195 v°. 11. P. Pélicier, Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu, Paris, 1882, p. 59 et p. VIII, p. 252, commission aux élus de Poitou. Voir aussi A.N., K 73, 4, 27 septembre 1483.

Journal des Etats généraux de France tenus à Tours en 1484... par Jehan Masselin... pub. et trad. par A. Bernier, Paris, 1835, p. 311, 18 février 1484. 13. Les députés ne la nient pas, acceptant par conséquent l'entretien d'une armée perma- nente, mais ils pensent qu' elle n'est guère redoutable, si le royaume reste uni, ce qui n'est pas si mal vu ; Journal, p. 372-73.

Ibid. p. 414-431 ; voir aussi J. Krynen, op. cit., p. 441-442, pour le commentaire de ces arguments.